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Les naufragés

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LE BALLON

Il y a quarante années de cela, mais je m'en souviens mieux que d'hier. J'avais neuf ans.

Je n'ai jamais connu ma mère, ou du moins il ne m'en reste aucune mémoire. Quant à mon père, il était assurément très bon, très tendre, et je l'adorais, mais je n'osais ni le lui dire, ni le lui montrer: entre lui et moi, même lorsqu'il m'embrassait, toujours j'avais la sensation d'une distance inexplicable, mais que je m'explique à présent: cette distance, c'était sa pensée.

Mon père, constamment, pensait; il vivait au fond de lui-même, avec son idée, et toutes les choses du monde passaient autour de lui, sans pouvoir pénétrer en lui. On raconte que, au décès de ma mère, on l'avait laissé seul près du cercueil, avant la levée du corps: lorsqu'on vint les séparer, on trouva, sur le drap mortuaire, des papiers épars et couverts de chiffres, avec mon père qui travaillait.

Pourtant, il nous chérissait. Mais quand l'Idée s'installait en lui, elle supprimait tout: il vous regardait sans vous voir, il vous écoutait sans vous entendre. Je souffrais beaucoup de cette solitude: j'en souffrais à la manière des enfants, qui éprouvent les douleurs sans les analyser, et qui, jugeant les choses du monde sans même savoir qu'ils les ont vues, ressentent toute entière la tristesse de les comprendre.

Lorsque, le soir, mon père venait border mon lit et me baisait au front, j'apercevais ses yeux fixés sur la muraille, et les fleurs peintes du papier semblaient l'occuper plus que moi: j'en avais le cœur gros, et je pleurais dans l'ombre, après son départ. Alors, étant seul, j'osais lui parler et me plaindre; je me confessais à lui, je lui jetais au cou mes deux petits bras maigres, je le suppliais de me border moins bien et de me voir un peu plus. Je me promettais de tout dire le lendemain; et, le lendemain, je n'avais pas plus de courage que la veille.

Un jour cependant, mon secret éclata, avec mes sanglots, tout d'un coup: c'était pendant le déjeuner. Mon père, me voyant pleurer fort, m'examina avec étonnement.

—Qu'est-ce que tu as, mon petit? Tu as mal?

—Non, père…

—Mais si, tu as mal, puisque tu pleures…

—J'ai de la peine…

Alors, les mains sur les yeux, je parlai, je parlai, avalant mes larmes, vidant mon cœur, et je parlais comme quand j'étais seul, le soir, dans l'ombre, car, à l'abri de mes mains, je me trouvais dans le noir, et je ne voyais pas mon père, qui ne répondait rien et me laissait parler.

A la fin, je relevai la tête en tendant vers lui mes mains trempées de pleurs; alors je vis qu'il crayonnait sur la nappe des figures géométriques. Je me tus instantanément. Le chagrin de n'être pas compris est très profond chez les enfants. Le mien fut tel que je cessai de pleurer en même temps que de parler. Mon père n'avait rien entendu. Tout était à refaire, à redire, et je sentis nettement que désormais je ne pourrais plus renouveler la tentative.

Ne croyez pas que j'en gardais de la rancune: le travail de mon père m'inspirait une vénération religieuse. Je retins mon souffle, pour contempler les raies de crayon sur la nappe, et la main savante qui les traçait, et le front incliné du chercheur.

Je vois encore ce front blanc, avec un reflet de lumière au sommet; je le verrai toujours. Je venais d'apprendre, par divination, que le siège de la pensée est là, et c'était là-dedans que je voulais entrer, là-dedans que je n'entrerais jamais. Le reflet blanc, sur ce front, me semblait sortir de lui au lieu de s'y poser, et je le regardais briller, comme un rayonnement de la pensée intérieure.

Je me disais:

—Jamais je n'entrerai là; je n'en suis pas digne; quand mon père mourra comme ma mère, il partira sans savoir combien je l'ai aimé.

Mon père avait, paraît-il, une maladie de cœur qui pouvait l'emporter brusquement: j'y pensai alors, en contemplant la petite lumière sur le crâne, et je songeais, avec angoisse qu'elle s'éteindrait un jour. Enfin, elle se déplaça: mon père avait redressé son visage et me souriait. Il découvrait ma présence. Puis il se souvint.

—Ça va mieux, mon petit?

Je répondis bravement:

—Oui, père.

—Eh bien! jeudi, tu viendras avec moi.

—Dans le ballon?

—Oui, mon petit.

Il se leva, et jamais je n'ai vu sur sa face une telle expression de bonheur.

—Écoute, dit-il.

Il dressa la pointe de son index. Soudainement, je devins très heureux moi-même et très fier: une confidence de mon père allait descendre jusqu'à moi.

Il dit:

—Aujourd'hui est un grand jour: j'ai trouvé! Jeudi sera un plus grand jour: j'essaierai!

—Avec moi?

—Oui, mon petit, avec toi.

Cette fois-là, je me jetai à son cou et je m'y accrochai; mon père aussi me serrait fort. Il m'étreignait sur sa poitrine, non pas comme un fils, mais comme une victoire, comme le triomphe de sa vie et le total de son effort, puisqu'il venait de verser en moi le secret de sa réussite. Non, ce n'était pas son enfant qu'il embrassait si bien, mais qu'importe? J'étais le premier près de lui: il m'associait à son front! Ah! le souvenir de cette minute-là m'exalte encore de joie et d'orgueil! De pareils instants effacent tous les chagrins passés.

Naturellement, mon père ne me donna aucun détail sur sa récente invention. Il avait trouvé: cet avis suffisait à ma curiosité; il m'emmenait; cette promesse suffisait à mon orgueil, à ma gratitude, et j'en délirais. Songez donc! Accompagner, dans le premier ballon dirigeable, l'inventeur! A neuf ans, collaborer à la réalisation d'un rêve humain! Doter le monde d'une victoire sur les éléments! Je concevais déjà la portée de cette chose avec une précision que mon père lui-même ne soupçonnait pas. Les grandes personnes ne se souviennent jamais du travail qui se fit autrefois dans leur petit cerveau; elles ne daignent pas se rappeler que certains enfants pensent aussi bien que des hommes, et sentent mieux.

Mon père tint sa promesse. Le jeudi, nous partîmes.

Il m'avait fait monter d'abord dans la nacelle. Il souriait. Il ne parlait pas. Il aménageait des choses, vérifiait des outils, des ressorts, des soupapes, tirait sur des cordages; il se baissait, il se relevait. Je voyais autour de nous la foule silencieuse, du respect, de la crainte. On devisait à voix basse. On me montrait. J'étais fier.

Mon père cria:

—Lâchez tout!

Je me sentis lancé en l'air, comme par une fronde, et la respiration me manqua: j'avais fermé les yeux, cramponné mes deux mains au rebord du panier, fléchi sur les genoux pour me cacher. A vrai dire, j'avais peur.

Je voulus murmurer:

—Père…

Le mot ne fut qu'un souffle entre mes lèvres. Après un instant, j'osai respirer; ensuite, j'osai entr'ouvrir les paupières, timidement: entre les brins d'osier, j'aperçus des toits qui fuyaient; je refermai les yeux. J'entendais, derrière moi, les pas de mon père, qui allait d'un objet à l'autre, et travaillait; j'eus honte de ma lâcheté: j'ouvris les yeux, tout grands, et je me dressai de toute ma taille, pour voir. Le sommet de ma tête dépassait à peine la rampe. Je me haussai sur la pointe des pieds…

Là-bas, à gauche, des toits bleus avec des reflets ressemblaient aux vagues d'un petit lac, et les rues étaient minces, entre les maisons écrasées. Un beau fleuve s'en allait très loin, avec des courbes. Plusieurs bois faisaient des taches bleues. Un bruit imperceptible nous parvenait encore de la ville. C'était si beau, si grand, ce spectacle, que l'admiration dispersa ma peur, comme le vent balayait les brumes. Je voyais les brumes ramper, au-dessous de nous, comme des bêtes, et ces reptiles blancs me semblaient être les seuls habitants de la terre azurée. Nous entrions dans le ciel. Je regardai mon père: il me parut un dieu.

Il avait les sourcils froncés, les narines dilatées; il travaillait, sans me voir, sans rien voir. Nous montions. Nous courions, portés par le vent. Les heures passaient, et les pays.

—Père…

—Quoi?

—Je voudrais faire pipi.

—Fais.

J'eus envie de rire, et je ris, en imaginant que les hommes, sur la terre, diraient:

—Il pleut.

Le soir, nous vîmes la mer: le soleil s'y couchait.

—Oh! père, que c'est beau!

Il ne m'entendait pas.

Cependant je respirais avec difficulté. Je ne savais pas que l'air se raréfie dans les hauteurs. Je me crus malade, et aussitôt je regrettai d'avoir encombré mon père de ma présence. Je n'osais l'occuper de moi, l'appeler à mon aide. Je le vis debout, arrêté, la main gauche à plat sur sa poitrine.

—Père! Tu as mal?

—Oui, c'est le cœur.

Moi aussi, je commençais à souffrir. Mes tempes battaient. Le dos me faisait mal. Ayant passé la main sur ma bouche, je constatai avec épouvante qu'elle était pleine de sang.

—Père!

Il ne répondit pas. Affairé, il appuyait sur des manivelles, et ses gestes étaient hâtifs, fiévreux. Il se leva pour saisir un filin: au dernier rayon du soleil, je vis son front très pâle, et deux taches de sang sur le coin de sa bouche.

—Père!

Il ne répondit pas. Il tirait sur la corde, de toutes ses forces, et respirait bruyamment. Je tendis les bras vers lui, et je voulus me rapprocher de lui. Était-ce pour l'aider ou pour implorer son secours? Je ne sais pas. Je ne me souviens plus de rien: une torpeur m'avait pris. Je crois que je tombai en avant.

Un bambin de neuf ans n'a pas la résistance d'un homme. Sans doute, je suis resté longtemps évanoui…

Quand je revins à moi, il faisait nuit. Un balancement doux me berçait dans l'obscurité. J'eus d'abord quelque peine à comprendre où je me trouvais. Dans les ténèbres bleues, l'enveloppe de notre ballon, illuminée d'un côté, dessinait, au-dessus de ma tête, un énorme croissant de lune, horizontalement couché.

Peu à peu, je me rappelais: l'invention de mon père, notre départ au matin, la journée dans l'espace. Je crus avoir dormi, et que mon père dormait encore. Mais, tout à coup, je me souvins de sa silhouette dressée dans le soir, des gestes violents que ses bras avaient faits pour tirer une corde, et de son masque angoissé.

J'appelai: «Père!»

Accroupi en face de moi, dans l'ombre, il ne bougeait point. Sa tête penchait sur son épaule.

Je me traînai vers lui. Je le touchai. Dès que je l'eus seulement effleuré, il tomba sur le côté. Son front, en heurtant le plancher, sonna. J'avançai le bras pour lever sa tête, et je commençais à le glisser sous la nuque; mais, au premier contact, je retirai ma main avec horreur. La peau était glacée. Tout de suite, j'eus la sensation que mon père était mort.

Je poussai un grand cri, et je me soulevai pour fuir; l'effroi me donnait des forces, je me hissai jusqu'au bordage.

La mer, en bas, très loin, comme un grand cirque, était toute ronde au-dessous de nous, toute noire avec des reflets de lune, et des nuages blancs qui rampaient sur elle.

Ai-je pensé quelque chose? Je ne crois pas. Le vent nous emportait avec les nuages. Il fit tourner le ballon, et la lumière livide de la lune vint tomber sur le front de mon père. Ses yeux, restés dans l'ombre, étaient creux, mais ouverts, et me regardaient fixement. Sous le froncement des sourcils, ils avaient l'air de me menacer. Deux filets de sang, aux deux coins de la bouche, étaient durcis et violets.

Je me reculai au bord opposé de la nacelle, pour être loin, pour ne pas voir: mais chaque fois que j'essayais de détourner mon regard, les prunelles fixes du mort, avec leur reflet de lune, me rappelaient impérieusement.

Bien des fois, afin de les fuir, j'ai renversé la tête, et j'attachais mon attention à suivre, derrière le globe du ballon, la disparition des étoiles qu'il cachait en passant. Mais la course des étoiles me donnait le vertige, avec une peur enfantine de m'accrocher à ces clous, d'y déchirer notre enveloppe et de tomber du haut du ciel.

Toujours l'œil me rappelait.

Je n'en voyais plus qu'un, maintenant. Le corps de mon père s'était insensiblement déplacé; la moitié de sa face se perdait dans l'ombre; mais l'œil gauche, resté en lumière, paraissait briller davantage: il avait, à lui seul, l'éclat des deux ensemble. Il était plus terrifiant encore, et depuis que l'autre s'était éteint dans les ténèbres, j'imaginais que mon père venait de mourir un peu plus.

Des heures s'écoulèrent, sans doute. Je grelottais de froid et d'épouvante. L'enveloppe du ballon, depuis que nous avions tourné, ne dessinait plus dans le ciel cet immense croissant lunaire qui m'était apparu au réveil; mais, à force de la contempler, je trouvais à cette masse oscillante un air de tournoyer sur sa pointe, comme pour me vriller au parquet; son poids cauchemardant m'écrasait la poitrine. Je ne constatais plus que cette menace, lourde, sur moi, et la prunelle de mon père, fixe, devant moi.

Mon regard allait de l'une à l'autre, mais ma pensée engourdie n'accompagnait pas mon regard. A la longue, cependant, il se fit, entre ces deux visions, une espèce d'alliance qui les rapprochait jusqu'à les unir, à les confondre, et l'une devenait l'âme de l'autre. Comment dirai-je? L'une exprimait l'autre. On s'hallucine ainsi. Bientôt il me fut impossible de séparer ces deux objets de ma terreur. Est-ce que mon petit cerveau s'emplissait de folie, ou bien devenais-je, au contraire, d'une lucidité plus grande? L'œil du mort, à force de fixité, semblait vouloir donner un ordre…

Alors, je me soulevai sur les genoux. Positivement, je crois que mon père m'hypnotisait, et que j'ai obéi à sa volonté, plus qu'à la mienne.

Car je me mis, sans l'avoir décidé, à refaire le dernier geste qu'il avait fait, ou du moins le dernier que j'avais pu voir au moment de m'évanouir… Je pris la corde, que je tirai à moi.

Aussitôt, je perçus une descente brusque; mais en même temps un bruit lugubre, pareil à un râle, souffla sur ma tête, et je sentis dans mes cheveux l'haleine tiède de quelqu'un qui serait survenu au milieu des étoiles.

Vous devinez bien que le gaz du ballon s'était échappé par la soupape; mais je n'en savais rien, et, dans l'atroce épouvante que m'avaient causée ce gémissement funèbre et cette haleine fade, je m'étais enfui vers un coin, derrière les caisses: je m'accroupis, et le temps passa. L'œil me regardait toujours.

Longtemps après, le ciel pâlit. Le froid se fit plus intense. Puis, le soleil surgit. Comme c'est bon, la lumière! Elle délivre. Je me crus sauvé. Les premiers rayons me réchauffaient déjà. La mer, au-dessous des nuages, restait sombre encore. L'enveloppe de soie prit des teintes de feu et le ballon monta comme une boule d'or qui renvoyait de la lumière. Mais j'étouffais davantage. Nous montions vite, je crois. L'œil, éclairé, devint furieux. Pour ne pas l'irriter plus, je me levai, et, comme j'avais fait déjà, timidement, pour obéir, je pesai sur la corde: nous descendîmes.

Cette fois, le bruit ne m'effraya plus, car j'en voyais la cause, et trois fois je recommençai. Je respirais plus à l'aise. Je compris que cette corde, tirée en bas, faisait descendre le ballon, et je m'étonnais de pouvoir, avec ma petite force, attirer cette grande chose. Je comprenais aussi qu'on respire mieux quand on descend, et je me rendais compte de la volonté que mon père avait eue de me sauver en me donnant son ordre. Notre chute traversa les nuages. La mer, fouettée par le vent, s'éveillait avec colère.

—Si je descends encore, je me noierai…

Mais l'œil ordonnait sans réplique.

—Mon père le veut!

J'obéis autant qu'il ordonna.

Pour le coup, j'avais trop descendu. La nacelle rasait les flots. Quand nous rencontrions la crête d'une lame, l'eau se précipitait en bouillonnant dans la cage d'osier, et son poids nous tirait en bas. Puis, au creux d'une autre vague, le panier se vidait en torrent, et, d'un saut brusque, nous remontions, pour être raccrochés bientôt. A chaque heurt, la nacelle virait, bondissait: mes mains déchirées s'agrippaient au bordage, aux cordages; je pendais comme un chiffon mouillé. Dans les minutes de répit, je me laissais crouler sur le plancher, résigné à mourir. Mais dès qu'une autre lame me submergeait, ma pauvre petite vie se révoltait encore, et de nouveau je me redressais, tendant la tête et les bras hors de l'eau. A peine délivré, je reperdais courage et je souhaitais la mort.

Je fis néanmoins ce qu'il fallait pour vivre. La mer s'enrageait de plus en plus sous le vent qui soufflait avec une violence croissante. Un coup de houle ayant emporté deux de nos caisses, le ballon s'enleva sensiblement, et cet heureux accident me donna l'idée de jeter à l'eau quelques objets pesants. Mais je ne pouvais les porter. J'étais épuisé de fatigue. Je ne lançais par dessus bord que des choses légères. Pourtant, à force de patience, j'allégeai la charge du ballon. Les lames ne nous atteignaient plus. Je me couchai pour attendre la mort, et je me croyais tranquille, quand l'orage éclata dans toute sa fureur. Entre la mer folle qui grondait et les nues basses qui tonnaient, mon frêle esquif d'osier fuyait obliquement.

Il ne me restait plus la force de rien craindre. A peine, je constatais les choses. A peine je m'en souviens. Ce que je me rappelle le mieux, c'est la brûlure des éclairs, dont la lueur m'entrait dans les prunelles et me zigzaguait sous le crâne. Je me cachai les yeux aux replis de mes bras; instantanément je m'endormis dans la tempête.

J'ai dormi pendant des heures, réveillé mille fois par les ballottements et les chocs, et me rendormant aussitôt: des rêves affreux harcelaient mon sommeil. J'ai rêvé que mon père ressuscitait pour me réveiller, et me grondait de son regard mort; il me secouait les épaules, me poussait de son poing, de son pied, et me battait pour la première fois… A la fin, je me réveillai sous les coups, et je vis le pauvre cadavre qui se sauvait après m'avoir frappé, et qui roulait sur le plancher, dans la tempête finissante, allant d'un bord à l'autre, heurtant les caisses, s'enlaçant aux filins, se ruant sur moi de nouveau et s'en retournant encore, démenant en l'air ses bras raides, ruisselant d'eau, et la face tout écorchée.

—Père, je t'en prie! Ne me touche pas! Ne me touche plus!

Il revenait et me battait. Puis il se tassa dans un coin, la tête prise entre deux caisses, et il ne bougea plus. L'orage s'apaisait. La nacelle chavira moins. Je voulus en profiter pour fuir et sauter à la mer. Mais j'en étais trop loin, et je n'osai pas. Déjà la chaleur de midi, sous les nuages dispersés, avait regonflé le ballon, et l'emportait.

L'idée de remonter là haut, avec le cadavre méchant, m'affolait d'épouvante; le bleu du ciel vide, comme un précipice à l'envers, me donnait le vertige.

Je criais: «Non! Non! Plus!»

Je pense que ce fut alors ma plus grosse terreur: jusque-là, je n'avais craint que de mourir, mais devant ce gouffre céleste qui s'ouvrait sur ma tête et qui nous aspirait, je crus, oui, tout d'un coup je crus que nous y remontions pour l'éternité, et que durant tous les siècles des siècles j'allais vivre avec ce cadavre. Frénétiquement, je me jetai sur la corde. Nous descendîmes, et pour aller mourir ailleurs, loin du spectre, j'escaladai le bord de la nacelle…

Alors, j'entendis des clameurs. Un navire était là, tout proche, et le ballon courait dessus.

On me cria: «A l'eau! Saute!».

Je me jetai dans la mer. On me recueillit. Le ballon, délesté de mon poids, s'était enlevé, m'a-t-on dit, comme une flamme immense: car le soleil, dardant ses rayons sur lui, avait allumé de reflets l'enveloppe luisante et plissée. Pour moi, je n'ai rien vu. On m'étendit, à demi mort, sur le pont du navire, et couché sur le dos, j'aperçus mon père qui s'enfonçait dans les derniers nuages.

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