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Les naufragés

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LE CŒUR

Clara Clarck eut un immense chagrin quand elle perdit son enfant. L'illustre tragédienne adorait ce petit être: elle avait concentré sur lui toutes les ardeurs de sa nature excessive et tenu son rôle de mère comme elle les tenait tous, passionnément. Par respect pour cette créature issue d'elle, la comédienne avait réformé sa vie, et la présence d'un berceau avait donné à toute sa maison un caractère auguste; l'amante folle avait prétendu devenir une mère sainte, et le baptême du petit avait été, pour elle, un sacre. On ne la voyait plus, dans New-York, que vêtue d'étoffes sévères, marchant avec gravité, et répondant aux saluts par un sourire plein de réserve.

Toutes les capitales de l'Amérique connurent et louèrent cette conversion; l'Europe, plus sceptique, railla un peu; les poètes des deux mondes écrivirent des vers sur l'enfant faiseur de miracles, et le premier-né de Clara, dans tous les journaux de la terre, reçut un plus important accueil que s'il eût été le fils unique d'un empereur, héritier présomptif de quelque grand royaume.

Aussi la nouvelle de cette mort, si promptement survenue, si brusque et si terrible, acquit, dans la presse du monde entier, l'importance d'un événement international. Plusieurs rois et des reines adressèrent à l'actrice des télégrammes de condoléances qu'elle lut à travers ses larmes, et qu'elle jeta ostensiblement sur des meubles.

—Campbell, n'est-ce pas, vous répondrez à Sa Majesté? Je n'en ai pas la force…

Elle fit embaumer le corps de son petit ange d'après les procédés égyptiens, car elle ne voulait point que la pourriture osât attenter à cette chair créée de sa chair; sans grande peine, elle obtint l'autorisation de conserver par devers elle le cœur de son enfant, pour lequel un célèbre joaillier cisela une double cassette de verre et d'or.

Elle décidait toutes ces choses d'une voix nette et sacerdotale, la seule qui fût convenable entre deux crises de douleur.

Mais lorsque le petit mort apparut, couché dans son cercueil de bois précieux, avec sa mignonne tête qui émergeait des dentelles, l'actrice fut admirable de désespoir. Agenouillée devant la bière, elle trouva des attitudes et des mimiques géniales, qu'elle n'avait pas besoin de chercher, et qui lui venaient en trouvailles spontanées, tant la situation l'inspirait.

Quand on enleva le cercueil, Clara Clarck se dressa, pâle, et parut grandie; elle leva les deux bras, d'un geste symétrique, et ses doigts raides étaient écartés en étoile; elle s'évanouit, et tomba, d'une ligne, comme un mât de vaisseau qui se rompt. Ce fut angoissant et sublime. Les privilégiés qui eurent la bonne fortune d'assister à cette scène gardèrent le souvenir d'un inoubliable spectacle. Jamais l'art, aidé de la nature, n'avait encore donné une plus complète formule de la perfection dans l'anéantissement. Le sculpteur Smithson y trouva le sujet de son Andromède, qui devait être la gloire de sa vie. Quant au poète Hardywill, il admirait, ému, ayant choisi dans un coin de la chambre une place commode d'où il pût aisément tout voir, et se recueillir sans être dérangé par les poignées de main ou les paroles d'un importun; il méditait, enregistrait, immobile dans la pénombre: les choses vues, les choses entendues se déposaient en lui, dans les profondeurs fécondes de son âme, et déjà ce drame vécu se transposait en matière d'art; car, devant cette bière enfantine, il venait de concevoir la pensée première de sa Clytemnestre à Aulis, œuvre qui allait faire de lui le Prince des Tragiques américains, et lui valoir l'honneur d'être comparé à Shakespeare.

Après les funérailles, tout le monde se mit à l'œuvre, et les fruits que devait porter la mort de cet enfant commencèrent à germer: Smithson modelait, Hardywill écrivait. Seule, Clara Clarck ne fit rien; on ferma le théâtre où elle jouait, et le public, privé cependant d'un plaisir, se résigna sans protester; même, il se réjouit d'une privation qui permettait à tous de prendre part au deuil de leur comédienne favorite. Après une semaine, le théâtre rouvrit, et Clara Clarck ne parut point; on salua son absence par une manifestation aussi discrète que la pouvait faire, en telle occurrence, l'amitié de tout un peuple.

Puis, les événements reprirent leur cours; et cependant le bruit se répandait que Clara Clarck avait pour toujours renoncé au théâtre.

Hardywill, néanmoins, travaillait à sa tragédie, destinant à la mère douloureuse le rôle maternel de Clytemnestre, et, dans de fréquentes causeries, l'auteur s'ingéniait à exciter l'attention de la tragédienne pour la pièce et pour le rôle.

Il disait:

—C'est votre chagrin qui m'inspire, amie, et c'est mon affection qui travaille pour vous; je dresse le monument du cher petit être, afin que la postérité se souvienne de votre désolation, qui fut si grande et si belle.

—Merci, cher, de tout mon cœur, merci! Mais, voyez-vous, je ne veux plus, je ne peux plus, je ne dois plus reparaître sur la scène. Je prétends désormais ne plus vivre qu'une douleur, la mienne! Je me consacre à mon souvenir, et je le cultiverai dans la solitude.

Sans doute, elle était sincère, mais le psychologue savait que les sincérités se succèdent dans l'âme, et qu'elles peuvent être contradictoires sans être incompatibles, pourvu qu'on laisse au temps le loisir et le soin de remplacer l'une par l'autre.

Il se permettait donc de répondre:

—Au monument que mon art veut élever à l'angoisse maternelle, la mère refuserait la collaboration de son art? Ce n'est pas possible! Non, mon amie, vous ne récuserez pas le devoir que vous font ensemble votre amour de mère et votre génie d'artiste! Vous devez à votre enfant ce sacrifice momentané de vos goûts égoïstes pour la réclusion, et c'est un sacrifice à faire sur sa tombe, hommage de l'art à la maternité! Vous jouerez comme on prie, car le talent est un sacerdoce et l'œuvre d'art une prière. Vous serez la prêtresse qui officie sur une mémoire, et votre rôle, fiez-vous à moi, sera le chant funèbre d'un souvenir qui devient culte.

Il citait des vers, admirables d'ailleurs, et l'actrice frémissante l'écoutait, marquant par des sanglots la fin des tirades lyriques; les beautés la secouaient malgré elle, et, languissamment assise en son fauteuil, elle sentait courir sur sa peau les frissons crispant du Verbe; les courants de l'art, par le circuit de ses nerfs, montaient vers son cerveau, et des lampes s'allumaient au fond de ses yeux, sous le voile des pleurs.

—Ah! s'écria-t-elle, Clytemnestre avait la vengeance! Mais moi, dont personne n'a tué l'enfant, de qui me vengerai-je?

—De Dieu!

Cette exclamation, qui n'avait point de sens, leur fournit pourtant l'idée d'une scène qui devait être la plus belle du drame, celle où Clytemnestre menace tout l'Olympe de sa colère maternelle.

Dès lors, Clara Clarck s'intéressa davantage au poème, qui devenait un peu son œuvre. L'auteur sentait cause gagnée.

—Ne sera-ce pas un bel effort de mère que d'associer le monde entier aux funérailles d'un enfant? De toute l'Amérique et d'Europe, on viendra vous voir. On saura, sur la terre, que Clara Clarck joue cette pièce faite pour elle, commandée par elle, écrite avec ses mots, sténographiée par le témoin de sa souffrance. On saura qu'après cette pièce Clara Clarck n'en jouera plus d'autre, et que doivent accourir tous ceux qui veulent l'entendre une dernière fois. Le succès sera prodigieux, et vous vous retirerez du théâtre en laissant sous le ciel une grande légende: celle de la mère qui convia les peuples à célébrer son enfant, et disparut ensuite!

La tragédienne souriait. Enfin, elle répondit:

—Je jouerai.

Aussitôt la nouvelle, électriquement, courut de capitale en capitale; l'émoi fut énorme. De tous les points du globe, les télégrammes retinrent des loges pour la première. La concurrence fit monter à des prix fabuleux les plus misérables places de la salle; la location atteignit le chiffre fabuleux de trente-sept mille dollars, pour la représentation d'ouverture; dès que la date fut arrêtée, les bureaux transatlantiques se virent assaillis par les locataires de cabines, et les couchettes de troisième classe, bientôt, firent prime.

Les hôtels de New-York regorgeaient de monde: le duc de Candor loua, pour cent dollars par jour, la chambre d'un cocher.

Personne ne devait regretter son argent ni ses peines.

Le rideau se leva devant un cénacle d'univers.

Clara Clarck fut de tout point sublime.

Dès le premier acte, la scène où Clytemnestre amuse Iphigénie et met une robe neuve à la poupée d'argile, qu'elle berce ensuite dans ses bras, sortit avec une émotion si touchante et si vraie que la salle entière fut tordue d'un spasme, au moment où la mère disait: «Dodo, petite poupée!…» On vit que l'actrice pleurait, et, dans l'angoisse profonde de la foule, un hoquet de sanglot fit sursauter le silence; le seul applaudissement fut des cœurs qui battaient.

Au Deux, elle apparut magnifique d'épouvante et d'incompréhension, quand le devin Calchas lui annonça que sa fille était condamnée. Les supplications du Trois, lorsqu'elle se traîne aux pieds d'Agamemnon, exprimèrent une telle folie d'anxiété que les médecins présents craignirent pour sa raison, et, dans l'entracte, on redouta que la représentation ne pût aller plus avant.

Mais la beauté pure et complète, la restitution de la vie par le génie, la création vraiment divine fut au Quatrième acte, dans les deux scènes déchirantes de l'adieu avant la mort et du désespoir maternel sur le cadavre de l'enfant: Clara Clarck retrouva toute la terrible majesté des minutes vécues, et, les ressuscitant par l'évocation, les souffrit à nouveau devant la terre assemblée. Une formidable épouvante pesait sur les crânes et courbait les nuques; les mains de la foule tremblaient; la peur de la mort serrait les gorges. L'angoisse n'eût pas été pire si le théâtre avait pris feu. On emporta des femmes évanouies.

Après une telle magie, on se demanda ce que pourrait être le Cinq: l'émotion humaine, portée au comble, ne pouvait rien donner au delà, vraiment! Déjà les critiques, qui, seuls, avaient gardé possession d'eux-mêmes, affirmaient que la pièce, mal construite, devait être arrêtée ici, et qu'après ce triomphe, il fallait baisser le rideau.

L'auteur, plus inquiet que tous, mordillait sa moustache, et, pâle, songeait, comme un homme perdu, à l'énorme réserve de chaleur et de forces qui serait nécessaire pour mettre en valeur la violence des imprécations finales.

Clara Clarck, elle-même, s'était méfiée de ses propres forces et n'avait pas examiné sans appréhension le danger de cette scène, où elle maudit et menace les dieux.

Mais toutes les craintes se dissipèrent, et l'angoisse reprit les spectateurs quand la tragédienne apparut, blême, épuisée par les actes précédents, soutenue par ses femmes, et portant, un peu loin de son corps, au bout de ses deux bras tremblants, l'urne qui contenait les cendres de son Iphigénie.

Elle se traîna vers l'autel, et sa colère aux dieux, que l'auteur et la foule s'attendaient à voir sortir dans la véhémence, s'exhala en plainte sourde d'une créature sans force: menace d'autant plus lugubre que notre humanité la sentait impuissante.

Un seul cri, mais il fut horrible!

Clytemnestre, à la fin de ses imprécations, se redressait, folle, pour jeter l'urne cinéraire contre la statue de Diane, et la mère vengeresse s'exclamait dans le dernier vers du poème:

«Que retombent sur ta face, ô déesse cruelle, les cendres de mon enfant!»

Clara Clarck brandissait l'urne au sommet de ses bras: mais les forces lui faillirent alors, et le hasard fit cette chose effrayante que l'urne, faiblement lancée, alla tomber sur le sol, au pied de la statue, et fut brisée, tandis que la mère s'évanouissait véritablement.

Alors on vit que la tragédienne, pour s'inspirer d'une douleur plus authentique, avait, dans l'urne du théâtre, caché son coffret de verre et d'or,—le cœur de son enfant, qui roula sur la scène.

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