Les naufragés
LE FIANCÉ
Mon avis? La matière est bien scabreuse, et nous sommes tenus, nous autres médecins, à plus de prudence que vous, dramaturges et romanciers! Assurément, la législation actuelle doit être et sera modifiée: l'intérêt général qui, dans les sociétés futures, prévaudra de plus en plus sur les intérêts particuliers, l'exige. Dans quelles mesures nous sera-t-il permis alors de dénoncer l'état de nos clients, lorsqu'ils sont un danger public? Je l'ignore. J'attends, et vous n'étiez pas né que j'attendais déjà.
Alors, j'avais votre âge, et je jugeais de tout passionnément, avec cette intransigeante probité qui incite la jeunesse aux plus nobles actions et aux pires sottises.
Je venais de terminer mon internat, et bravement je m'étais installé en plein Paris, n'ayant, pour noyau de ma clientèle future, que des espoirs et du courage. Je soignais les pauvres, car ceux-là ne nous demandent pas d'être célèbres tout d'abord. Le hasard, cependant, m'introduisit dans une maison riche; ma réussite date de ce jour, et vous imaginez avec quelle ardeur je me dévouais à délivrer ces capitalistes de leurs moindres malaises.
C'étaient de braves gens, simples et bons, voire même compatissants, malgré leur immense fortune: car les richards, vous le savez, donnent cinq louis de leur bourse plus volontiers que cinq minutes de leur temps, et se croient charitables quand ils sont magnifiques. Ceux-ci étaient modestes, presque honteux de leur richesse, et respectaient tous les mérites sans savoir qu'ils possédaient les deux plus grands: la santé et la bonté. Ils m'accueillaient avec confiance, et je professais pour eux le culte qu'on doit aux fétiches, de la reconnaissance et même de la tendresse.
La mère seule était de constitution délicate; la fille, le père, auraient découragé toute une Académie de Médecine, par l'insolence de leur superbe santé. Ah! la belle créature, que cette fille, le splendide chef-d'œuvre! La nature et la société se mettent rarement d'accord pour doter un être complet, et les faveurs de l'une ne ratifient pas souvent les bienfaits concédés par l'autre. Ma petite cliente avait tout, le charme et la beauté, un organisme admirable dans une enveloppe exquise, un cerveau sûr et calme sous des torrents de cheveux, un estomac d'autruche derrière une poitrine de déesse, des dents de loup, blanches, et la joie de vivre, la bonne humeur imperturbable, la droiture de l'esprit, la franchise du cœur, un million de dot, et dix-huit ans!
Ne croyez pas que j'en fusse amoureux: je l'admirais scientifiquement, comme un beau produit de la nature; elle m'inspirait cette sorte de vénération que méritent les forces, et que le paganisme grec accordait à ses demi-dieux. D'ailleurs, je ne la voyais que pour l'exercice de ma profession, ayant eu la prudence et le bon goût de me tenir, avec cette famille, sur une extrême réserve, et de ne point abuser du gracieux accueil qu'on me faisait dans la maison.
Or, un jour, je reçus trois lignes du célèbre professeur R…, dont j'avais été l'interne pendant une année, à Lourcine: il m'invitait à lui rendre une prompte visite. J'accourus.
—Mon cher enfant, me dit-il, les débuts d'un jeune médecin sont une affaire délicate. Je vous avise, et ne vous donne point de conseil. Répondez-moi franchement: n'avez-vous pas, dans votre clientèle, une jeune fille riche et qui va se marier?
—Il est vrai, mon cher maître, que je donne mes soins dans une famille fort cossue, et qui possède, en outre, une fille d'âge nubile.
—On ne vous a parlé d'aucun projet matrimonial?
—D'aucun.
—Faites qu'on vous en parle et tâchez qu'on ajourne. Le fiancé est mon client: c'est tout dire, et vous devinez son mal. Le jeune homme est dans un épouvantable état. Il m'a demandé s'il pouvait se marier, et je lui ai répondu qu'il ferait plus honnêtement d'assassiner quelqu'un sur la grand'route. Mais le gaillard ne m'a pas l'air bien convaincu; la dot le tente: il a dit: «J'attendrai.» Il n'attendra pas, je le sens. Il a, pour commettre le crime, une excuse d'un million. Je l'ai fait causer du mieux que j'ai pu, et il en a trop dit. Je n'ai pas cherché à connaître le nom de sa future, mais il a prononcé le vôtre. Je vous avertis.
—Vous m'effrayez, mon cher maître. La jeune fille à laquelle je pense est un prodige de santé…
—Sauvez-la donc.
—Que puis-je faire?
—Ce que vous pouvez? Rien. Ce que vous devez? Tout. Je mets une vie entre vos mains, plusieurs vies, car, s'il naît des enfants, pauvres petits, je les plains!
—Je vais…
—Prenez garde aux imprudences! Si la loi morale, en de tels cas, nous oblige à parler, la loi sociale nous interdit de le faire. Soyez habile: obtenez des renseignements qui ne soient pas des confidences; le jeune homme ne vous a pas livré le secret de sa maladie, et vous êtes libre devant lui. Allez. Bonne chance. Au revoir.
Je revins à pied, pour réfléchir mieux: la marche aide la pensée. J'allais d'abord très lentement, et cela vous indique que je ne savais à quoi me résoudre; au bout d'une heure, je marchais délibérément, et cela prouve que j'avais enfin une idée nette, un but certain. Quand vous voulez savoir si une action vous plaît sans réserve, observez vos pas: ils vous renseigneront. Observez surtout si vous tournez les obstacles par dextre ou par senestre: lorsque vous évitez les passants en appuyant sur votre gauche, l'action est veule, l'âme indécise; mais quand vous poussez à droite, tout va bien, et vous êtes fort.
J'arrivai chez le père: je n'eus pas grand mal à obtenir l'aveu du mariage projeté, car le brave homme en était tout heureux. Je me permis cependant quelques discrètes objections, relatives à l'âge de la fiancée, aux périls d'une maternité hâtive.
—Plaisantez-vous? Ma fille est un colosse.
Je me rabattis sur un autre thème: je parlai du jeune homme, du célibat, de la vie moderne, des restaurants de nuit, des accidents possibles, de la circonspection qui s'impose au père de famille…
—Écoutez, docteur: je ne partage pas vos craintes, mais je vous en sais gré, comme d'un témoignage de sympathie. Je vous enverrai mon gendre, et je ne doute pas qu'il consente à vous rendre visite: confessez-le.
Deux jours après, je vis entrer dans mon cabinet un beau gars, brun, solide, élégant d'allure, clinquant de breloques, mais de regard louche, de parole hésitante, et qui ne me plut guère. Il m'apprit, avec un sourire fat, qu'il allait prochainement épouser ma jeune cliente et qu'il s'en louait fort. Je lui demandai froidement ce qu'il désirait de moi; il répondit, net et vite, comme on récite une leçon:
—Mon Dieu, rien, docteur, rien, pour moi! Mon beau-père a paru souhaiter cette démarche de ma part, et les scrupules d'une famille, en pareil cas, sont trop légitimes pour qu'un galant homme se refuse à l'ennui de subir un dernier examen: j'en ai déjà passé plusieurs, car le siècle est aux examens, et je ne m'attendais point à celui-ci. Néanmoins, disposez de moi.
Je le retins une heure. Il se prêta aux plus minutieuses enquêtes. Son état sanitaire me parut être irréprochable. Cependant, je ne pouvais concevoir que la vieille et sûre expérience de mon maître se fût trompée dans son diagnostic. Force me fut donc de conclure que je m'étais alarmé à tort, et que le malade du professeur R… n'avait rien de commun avec le fiancé de ma belle cliente.
—Allons, me dis-je, le coureur de dot fut plus avisé que nous ne pensions: il nous a prudemment lancés sur une fausse piste, et n'a donné mon nom que pour mieux cacher tous les autres. C'est un misérable, mais c'est un malin.
Je communiquai au père le résultat de ma consultation: il fut charmé. Le mariage se fit. Je n'y assistai point. Si les médecins se rendaient aux mariages et aux baptêmes, ils s'obligeraient du même coup à fréquenter les enterrements, où leur présence est mal venue.
Les nouveaux époux partirent en voyage, et huit mois se passèrent. J'oubliais cette histoire.
Brusquement, on m'appela auprès de la jeune femme, que je trouvai chez son père.
Je la vis, méconnaissable. Elle était enceinte: maigre, avec un teint de cire, des orbites caves, un œil vitreux, la lèvre rongée. L'effondrement de cette beauté m'atterra. Quant à la nature du mal, dispensez-moi de vous la dire: elle ne permettait aucun doute. Une angoisse me prit, avec la notion de ma responsabilité. Eh quoi? J'avais donc mal examiné l'assassin dénoncé par mon professeur, et je n'avais rien vu? On m'avait averti et je n'avais rien su voir! Mon aveuglement, ma présomption, ma sottise m'avaient fait complice du crime! Ah! je vous prie de croire que j'ai passé là le plus cruel instant de ma carrière médicale!
J'aurais tué le mari, pour me venger de moi!
Par bonheur, le bandit ne se montra point.
J'examinai la malheureuse: son enfant était mort. Il fallait, en toute hâte, procéder à la délivrance. Je demandai le secours d'un professionnel. Bien m'en prit: la pauvre femme mourut trois jours après l'opération. Je reçus son dernier soupir.
Le père et la mère sanglotaient, aux deux extrémités de la chambre, sur des fauteuils, espérant encore, quand leur fille était déjà morte. Au bord du lit, un petit homme terreux et blond, à genoux, pleurait. Quant au mari, il persistait sagement à demeurer invisible. J'hésitais à porter aux parents la désespérante nouvelle.
—Monsieur, dis-je au père, je désirerais parler à votre gendre.
—Est-ce que… elle est… elle est… perdue?
—Votre gendre, monsieur, s'il vous plaît?
Le père étendit la main dans la direction du petit homme agenouillé près du lit, et je ne comprenais pas.
Tout à coup, j'eus peur de comprendre. Je fis trois pas vers l'homme blond et lui touchai l'épaule: il se redressa.
—Vous êtes, monsieur, l'époux de…
Il se leva, faisant de la tête un signe affirmatif, et je le vis en face.
—Ce n'est pourtant pas vous, monsieur, que j'ai reçu dans mon cabinet.
Il remua la tête, de droite à gauche, pour dire: «Non».
—Alors, monsieur, vous m'avez envoyé quelqu'un à votre place?
Il remua la tête, de haut en bas, pour dire: «Oui».