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Les naufragés

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L'APPARITION

Oui, j'ai habité Munich: mais je n'en connais rien, et je serais incapable de vous en parler pendant la valeur de trois lignes.

J'avais passé mon baccalauréat à la session du printemps. Aussitôt mon père m'expédia dans cette ville de Bavière pour y apprendre l'allemand, et je devais rester là quelques mois, pensionnaire d'une famille grave, dans une maison dont les murs, tout d'abord, m'écrasèrent d'ennui.

—Oh, oh! ce ne sera pas drôle, et un trimestre, c'est bien long!

Le jeune homme de France n'est pas fort curieux des peuples et des mœurs: c'est chez nous un vice originel que de traverser les pays sans les voir ni les comprendre, et nous y regardons la silhouette des femmes beaucoup plus que le génie des nations.

Je descendis du train, et toutes mes belles imaginations s'écroulèrent d'un coup; en wagon, j'avais rêvé de quelque sentimentale Gretchen échappée des légendes, fille de Gœthe ou de mon hôte, et qui me poétiserait les heures du séjour. Car j'avais déjà l'habitude de devenir, à chaque printemps, amoureux, très vite, très fort, et pour la vie. Mais mon hôte n'avait procréé qu'un fils, grand dadais stupide, qui me déplut tout de suite: je me sentis voué à l'irrémédiable solitude.

Ma chambre était confortable et de mauvais goût; sa fenêtre donnait sur deux jardins contigus, le nôtre et celui d'une maison voisine dont j'apercevais les fenêtres juste en face de moi. Cette vue me rendit quelque espoir: sans doute, à l'une des croisées, je découvrirais l'âme-sœur…

L'âme-sœur apparut sans tarder. Je n'avais pas encore déplié mon bagage et rangé mes bibelots, quand tout à coup, en relevant la tête, je vis à trente mètres, dans le cadre de sa fenêtre ouverte, une femme qui me regardait. Pour la contempler de plus près, je pris ma lorgnette, et, m'étant dissimulé du mieux que je pouvais, j'examinai cette figure: dans l'instant, l'univers changea autour de moi.

Vous n'avez jamais vu de plus belle créature: une riche jeunesse épanouissait son corsage et son teint. Comme la Marguerite de Faust, elle portait une longue natte de cheveux blonds qui pendait sur son épaule. Ses grands yeux, d'un bleu pâle, avaient une expression de douceur, presque de tristesse, et, tout de suite, j'eus l'idée d'une peine à consoler, d'un chagrin dont j'étais curieux. La brusque sympathie des jeunes cœurs qui se devinent me pénétra dès cette minute, et déjà une pitié murmurait au fond de moi: «Pauvre amie, qu'avez-vous? Dites-le, ne craignez rien de moi…»

La jeune fille, du reste, ne semblait nullement effarouchée. Surprise beaucoup plus qu'offensée, elle regardait droit devant elle, sans crainte et franchement: parce qu'elle avait aperçu un visage nouveau, elle s'étonnait, et ne le voyant plus, elle attendait pour voir encore; cette simplicité d'âme me parut charmante et me plut comme un indice de loyauté: une Parisienne se fût cachée, comme je faisais moi-même, pour se renseigner sans se compromettre. J'avais pris le rôle de la femme, moi, homme, et la femme m'en faisait honte. Je me sentis rougir, et je quittai ma cachette. Je vins à la fenêtre, où je m'accoudai, avec l'air innocent de celui qui examine un paysage.

La jeune fille ne s'éloigna pas. Elle me dévisageait tranquillement et je ne tardai guère à en être gêné. Ma fière assurance tomba devant la sienne: la netteté de son regard intimidait le mien. Il demandait:

—Qui êtes-vous? Que venez-vous faire ici?

—Je viens vous aimer!

J'aurais voulu crier ma réponse, mais décidément, la jolie Bavaroise, avec sa franchise trop candide, désorientait ma fausse vaillance, et je n'osais plus qu'à la dérobée risquer un rapide coup d'œil.

Mon malaise devint tel, sous cette surveillance fixe, que je quittai mon poste, et, pour me donner contenance, je me remis à déballer mon bagage. Cela du moins signifiait:

—Constatez que je m'installe; je reste auprès de vous.

Comprit-elle? Je n'en pouvais douter, et même je conclus qu'elle s'en réjouissait, car son visage avait, à la fin, perdu toute expression de tristesse. Mais l'heure du déjeuner arriva, et mes hôtes m'attendaient en bas. Je dus quitter ma chambre, et je n'en sortis qu'à regret, avec la hâte d'y revenir, pressentant déjà que j'allais passer entre ses quatre murs la meilleure partie de mon séjour au pays d'Outre-Rhin, et restreindre à cette blonde figure mon étude du monde germanique.

Je revins, en effet, dès que le repas fut terminé, et, sous prétexte de lettres à écrire, je m'enfermai chez moi.

Ma voisine se promenait dans le jardin, en compagnie d'une dame âgée, qui la suivait pas à pas.

Elle était plus grande que je n'avais pensé; elle marchait avec une dignité de reine, et très lente. Elle fit un bouquet: avant de cueillir une fleur, elle l'examinait minutieusement, et réfléchissait; je notai que parfois, au moment de briser la tige, elle relevait la tête, comme pour écouter un avis ou pour faire un calcul mental, et souvent elle s'éloignait sans avoir pris la fleur.

Abrité derrière mon rideau, j'observais ce manège, qui dura longtemps. Enfin, la jeune fille remit le bouquet à sa mère, et, s'approchant d'une petite fontaine qui s'élevait au milieu du jardin, elle retroussa ses manches flottantes jusqu'au-dessus du coude; je pus admirer ses bras, ronds et blancs, qui brillaient sous le glacis de l'eau, comme des miroirs.

La mère dit:

—Assez, Rœschen, assez!

—Il fait si chaud, maman!

Sa voix aux notes graves était mélodieuse, avec la même tristesse que j'avais lue sur son visage; elle ne ressemblait pas à la voix des autres jeunes filles, et je fus ému de l'entendre. La mère, avec une condescendance exagérée répondit:

—Oui, ma fille, il fait chaud, rentrons.

En effet, cette journée de mai se faisait orageuse et lourde; elle pesait sur les nerfs, et l'on entendait, au lointain, des grondements sourds.

Les deux dames rentrèrent dans la maison, puis reparurent dans la chambre. La mère embrassa la fille et s'en alla. Je rouvris ma fenêtre.

Ma voisine alors était assise près de sa table. Au bruit que je fis, elle dressa la tête, m'aperçut, se leva et vint tout droit, comme pour me rejoindre.

Enhardi, je saluai et je souris. Mais elle resta immobile, et je pus croire qu'elle ne m'avait pas vu ou qu'elle me supprimait. Mon sourire, figé sur mes lèvres, devint stupide: à nouveau une gêne me prit, et toute mon audace, encore une fois, s'en alla; je ne savais quelle contenance tenir, et je m'interrogeais, quand la belle Allemande retourna vers la table, prit son bouquet et revint.

Avec un grand soin, elle choisit un iris, et le contempla longtemps: puis elle le lança dans ma direction, et la fleur fit une courbe violette. Instinctivement, j'avais tendu les mains.

—Rœschen!

Sans le vouloir, j'avais crié son nom. Elle parut surprise de l'entendre, et m'inspecta avec plus d'attention. Mes bras étaient toujours tendus vers la fleur et vers elle. Sans doute, je dus lui paraître grotesque, car elle éclata de rire, fit une révérence, et ferma sa fenêtre.

Un peu vexé, je résolus de sortir avec affectation et de ne plus me montrer ce jour-là. J'étais d'ailleurs fort intrigué, et je m'expliquais mal les attitudes de la belle Allemande. Je me disais:

—Les filles, en ce pays, ont des manières étranges.

Au dîner, je réussis à apprendre de mes hôtes que la maison voisine était habitée par d'honnêtes et riches bourgeois, qui avaient une fille; très réservés, ils n'en dirent pas davantage, et je compris que ma curiosité éveillerait des soupçons sans me valoir aucun renseignement.

Le soir fut plus orageux encore que le jour.

Dans un tilleul, entre les deux maisons, un rossignol chantait éperdument. Seul, dans ma chambre et sans lumière, je guettai: une faible lueur jaunissait les rideaux d'en face; et tout à coup, la croisée s'ouvrit: un éblouissement me passa dans les yeux, et mon cœur battit jusque sous ma gorge.

La jeune fille, complètement nue, était debout. La lueur d'une veilleuse l'éclairait à peine. Mon émotion fut telle que je crus m'évanouir; mes jambes ne me supportaient plus; je tombai sur une chaise. Jamais encore je n'avais vu d'autre nudité que cette des statues. Celle-ci ne leur ressemblait pas: elle avait des seins plus amples, des hanches plus larges, elle était rose, tiède. De ses deux mains, la jeune fille prit ses cheveux défaits, puis elle éleva les bras vers le plafond, en sorte que ses cheveux, tamisant la lumière, se déployaient derrière ses épaules comme deux ailes d'or.

Je demeurais en extase, retenant mon haleine. J'étais engourdi de stupeur. Mes lèvres remuaient en baisers. Toute mon âme se concentrait dans mes prunelles; mais, à force de regarder trop intensément, je finissais par ne plus voir. Des cercles de lumière, violette, orange, verte, passaient devant mes yeux. Je tremblais, et une grande douleur me serrait le crâne. La belle créature tendait toujours ses deux mains vers l'espace, et les remuait, comme pour appeler les étoiles. Il y avait, dans son attitude, quelque chose de hiératique et de pieux qui imposait le respect, presque l'épouvante. A cause de cela, sans doute, il advint que je glissai sur les genoux, et que je demeurai dans cette posture de prière, les mains jointes, pour adorer les gestes chastes et magnifiques.

Je n'eus pas l'idée de prendre ma lorgnette. La pensée ne m'en vint que quand la fenêtre fut close. Longtemps encore je demeurai sur les genoux, sans force pour me lever; j'avais les nerfs brisés, les épaules rouées, et lorsque je voulus enfin me mettre debout, mes jarrets pliaient sous moi.

Je traversai ma chambre avec une lassitude que je n'avais jamais connue, et j'étais triste infiniment… Pourquoi donc? A peine dans mon lit, j'éclatai en sanglots; je pleurais dans mon oreiller, en le couvrant de baisers qui buvaient mes propres larmes.

Je sais maintenant pourquoi j'étais si triste.

J'aimais. La révélation de la femme, brusquement, m'avait fait homme. J'aimais pour la première fois. C'en était fini désormais des amourettes de collégien en vacances et des flirts qui s'amusent d'un baiser furtif, se contentent d'un billet donné, d'un serrement de mains, ou d'une fleur offerte.

Un être nouveau venait de se manifester en moi; je ne me reconnaissais plus; mes pensées avaient changé d'objet, et mon âme, en une minute, avait mûri. Cette curiosité vague, cette joyeuse attente de l'adolescent qui rêve de tendresses et de caresses, instantanément s'étaient muées en un sentiment grave, profond et torturant: le désir.

Oh! la première femme nue que nous entrevoyons de nos yeux vierges! Elle ne soupçonne pas la mystérieuse puissance de son apparition, le trouble sacré qu'elle infuse, l'angoisse qu'elle répand dans notre adoration, ni comment son image se grave au fond de nous pour n'être jamais oubliée! Elle ressuscite dans l'éphèbe le premier émoi du Paradis terrestre, et chacun de nous, une fois dans sa jeunesse, connaît la stupeur éblouie d'Adam à son réveil, quand la nudité de la femme se révéla dans le jardin béni, resplendissante de toutes les joies et de toutes les douleurs qu'elle apportait au monde!

La beauté de cette vierge apparue dans la nuit au bord de sa fenêtre, de cette grande vierge nue qui levait ses bras vers le ciel, depuis lors, emplissait ma pensée: je ne voyais qu'elle, je ne songeais qu'à elle. Toute autre notion avait disparu; sa vision se dressait en moi, ainsi qu'une statue dans son temple, idéalement blanche, et le reste du monde, à l'entour, était noir. Mes lèvres ne savaient plus articuler qu'un mot, son nom, et sans cesse j'en marmonnais les syllabes, comme un agonisant en prière:

—Rœschen… Rœschen… Rœschen…

Lorsque, le lendemain, je la revis, vêtue de clair, à la même fenêtre, mes mains se joignirent malgré moi. Peut-être je lui demandais pardon d'avoir surpris à son insu le secret de sa beauté sainte. Peut-être… Je ne sais pas. Je sais seulement que mes mains étaient jointes, mes yeux noyés de larmes, et que rien d'impudique ne souillait mon amour. En la regardant de loin, j'aurais voulu l'étreindre sur mon cœur, et pleurer dans ses cheveux blonds; mais il me semblait que mon étreinte fût restée chaste malgré tout, tant mon désir était pénétré de respect.

Bien sûr, nos sentiments traversent l'espace, mieux que ne feraient les paroles! Bien sûr, d'invisibles fils conduisent d'une âme à l'autre les vibrations émanées de nous, et les cœurs entendent les mots qui jaillissent des cœurs sans que la voix les profère! Nous étions là, elle dans sa chambre, moi dans la mienne, séparés par les deux jardins, et nous ne nous connaissions pas. Mais nous nous sommes reconnus, et nous avons causé ensemble, intimement, longuement, et nous nous sommes compris, nous qui ne parlions pas la même langue, et tout de suite nous nous sommes aimés!

Elle ni moi, ni l'un ni l'autre, ne songions aux obstacles, à la folie d'un rêve impossible. Étranger en Allemagne, je traversais cette ville, où je n'allais rester que peu de mois; jeune et sans gagne-pain, je ne pouvais prétendre à choisir une femme, et mes seize ans ne s'appareillaient guère aux dix-neuf qu'elle portait. Est-ce qu'on pense à ces misères-là? Je l'aimais, je l'adorais, je lui vouais ma vie, offrant ensemble tous les espoirs de mon cœur réalisés par elle, tous les efforts de l'avenir réalisables pour elle! Je la voulais, je la prenais, je l'avais prise comme elle m'avait pris, et rien ne nous séparerait plus, sinon la mort, préférable au départ!

J'ai passé là, devant elle, d'admirables heures bénies!

Bien tranquille en ma chambre close, caché à tous les yeux et visible pour elle seule, je m'abîmais dans la contemplation d'Elle. Deux fois chaque jour, à des heures fixes, elle se promenait dans le jardin, invariablement accompagnée de sa mère. Celle-ci lui rendait, dans sa chambre, de fréquentes visites, dont j'étais averti par l'attitude de Rœschen qui longtemps d'avance écoutait à la porte; je me dissimulais alors: jamais on ne nous surprit. Dès que la vieille dame était partie, ma voisine reprenait son poste, près de la table, un peu à l'écart, sans doute pour n'être vue que de moi. Elle travaillait à de menus ouvrages et levait la tête à chaque instant. Elle me regardait sans contrainte. Parfois, elle me souriait, tantôt avec mélancolie, tantôt avec ironie: et chaque fois son sourire, en pénétrant en moi, me parcourait d'un grand frisson.

Moins hardi depuis que j'aimais, j'avais pourtant osé porter mes deux mains à mes lèvres, et j'avais, en tremblant, attendu sa réponse.

Rœschen m'avait renvoyé mon baiser, et, tout bas, j'avais crié:

—Je vous aime!

Si bas que j'eusse parlé, puisque ma propre oreille n'avait pas entendu les mots, la jeune fille m'avait compris, car aussitôt, du même mouvement de ses lèvres muettes, elle m'avait dit:

—Je vous aime…

Alors, le monde me devint magnifique, et la vie délicieuse, et l'avenir superbe!

Je ne tenais plus au sol; mon corps allégé s'enlevait de terre. J'aimais! J'étais aimé! Par Elle, la déesse du temple, la rose des nuits, la beauté nue, l'unique femme! Désormais, j'avais droit à l'étreindre, ce corps de vierge déjà possédé par mes yeux! Ce que j'avais volé, elle me le donnait! Ma gratitude criait: «Merci!» Et dès lors, entre nous, l'intimité se fit plus grande et très rapide.

Sur des feuilles de papier, j'écrivais en grosses lettres des phrases allemandes, et je la tutoyais. Rœschen me répondait par de semblables pancartes, et quelquefois me tutoyait aussi: mais, la plupart du temps, elle ne s'exprimait que par des symboles ou des aphorismes, évitant les formules précises, les phrases personnelles. J'attribuais cette réserve à la crainte d'une surprise, puisque sa mère, à tout moment, pénétrait dans la chambre. Néanmoins, ses réponses étaient parfois si compliquées que j'avais peine à en pénétrer le sens.

Si j'avais dit:

—Chante, pour que j'entende ta voix.

Elle répliquait:

—L'oiseau chantera.

Mais elle ne chantait pas.

Si j'avais dit:

—Je veux te serrer sur mon cœur.

Elle répliquait:

—Le cœur bat.

—Montre-moi ton bras nu.

—Les bras embrassent.

Toujours ainsi. Jamais elle n'accorda ce que je demandais, quoi que ce fût: on eût dit qu'elle feignait de ne pas m'entendre. Peut-être m'accusait-elle aussi de la même incompréhension, car souvent elle m'interpella par une phrase ou par un signe auxquels je ne savais quoi répondre. Jouait-elle à me proposer des énigmes? Il lui arriva maintes fois de me présenter un objet quelconque, en m'interrogeant du geste; elle me montra ainsi un portrait, son mouchoir, une carafe, mille choses: devant mon indécision hébétée, elle riait, tournait sur ses talons et ne s'occupait plus de moi. Un jour, pourtant, elle manifesta un dépit très vif et se mit à froisser, jeter, briser tout ce qui lui tombait sous la main. J'étais profondément désolé de la voir irritée de la sorte, et je m'efforçais de comprendre son idée, la cause de son courroux; mais je n'y réussissais pas, et je m'en affectais comme d'un malentendu dont j'étais, moi seul, responsable.

Nier qu'elle fût un peu étrange, je ne le pouvais, et cependant je n'étais pas intrigué par ces bizarreries. Je les attribuais à notre situation fausse, à l'impossibilité d'un rapprochement que nous désirions tous les deux, à ce besoin d'un bonheur plus complet, dont le manque, peu à peu, commençait à me tracasser moi-même. Loin de mal juger son caractère, je me disais simplement:

—Pauvre chérie! Comme elle doit être malheureuse, pour s'exaspérer ainsi!

En fait, je devenais très malheureux aussi, et impatient comme elle. La grande joie de se dire qu'on est deux sur la terre, au bout d'une semaine, ne me suffisait plus.

Rœschen était à moi, si bien, si peu! Je m'irritais de ne la voir jamais qu'au loin, et de la sentir mienne sans l'embrasser jamais, de compter les jours qui passent et de piétiner dans l'attente de rien, de voir approcher l'atroce date du départ, et de n'avoir rien fait pour assurer notre bonheur! Ce souci m'angoissait au point que j'eus peur de tomber malade.

La nuit, pendant des heures, je surveillais, sur son rideau, la lueur dorée d'une veilleuse…

—Elle dort là!

J'évoquais son beau corps et ses seins blancs entre ses bras tendus.

—Tes lèvres! Donne-moi tes lèvres!

J'envoyais des baisers dans les ténèbres, vers le mur épais. Chaque nuit, le même rossignol chantait entre nous deux, dans le même tilleul, comme au soir de l'apparition; et chaque nuit, dans la même musique, pendant des heures, je guettais. Mais l'idole ne se montra plus, et de nuit en nuit davantage je m'enfiévrais d'impatience.

C'est ainsi que l'idée me vint d'aller à elle; la tentation, d'abord, me parut folle, offensante pour la jeune fille, périlleuse pour moi, et je la repoussai; mais bientôt je ne vis plus que le bienfait de cette combinaison, les félicités qu'elle promettait; peu après, elle me parut nécessaire, indispensable; finalement, je n'examinai plus que les moyens pratiques de réussir.

La tâche ne semblait pas matériellement très difficile: descendre au jardin, cela m'était aisé, et quant au mur mitoyen, fait de moellons irréguliers, je l'escaladerais en un instant; le plus pénible serait d'atteindre, au premier étage, la fenêtre de Rœschen. J'examinai soigneusement, à la lorgnette, la disposition des lieux, et j'étudiai la muraille, pierre par pierre. Le cœur me battait si fort que la jumelle tremblait devant mes yeux. Un volet du rez-de-chaussée et une gouttière avec ses crochets de fer devaient faciliter mon escalade. Vingt fois je la refis en pensée: ici, mon pied gauche, là, ma main droite; rétablissement, la main gauche ici, droite, gauche, et j'atteignais au bord de la croisée; rétablissement: «Je t'aime!» Et des baisers!

J'écrivis:

«J'irai te voir, veux-tu?»

Elle me jeta une fleur.

«Cette nuit, veux-tu?»

Elle sauta, joyeuse, et battit des mains.

«Tu laisseras la fenêtre entr'ouverte, veux-tu?»

Elle ouvrit sa fenêtre toute grande.

Oh! l'extase du premier rendez-vous, par une nuit d'été, et quand on a seize ans! Il me semblait que l'univers entier n'existât que pour attendre l'heure. Est-ce que la raison, est-ce que les périls peuvent quelque chose contre l'appel d'amour et l'enivrant espoir de l'étreinte promise? Le jour me parut long; le crépuscule tardait tant à venir! Je guettais au ciel la première teinte rose du couchant, et, quand elle apparut enfin, c'est l'aube de ma vie que je saluai dans le soir.

Je t'aime! Je vais te voir! Te voir de près! Et mes lèvres écraseront les tiennes! Et mes bras serreront ton souple torse! Et tes coudes si blancs, que j'ai vus de loin, je les sentirai sur mon épaule! A cet effleurement rêvé, ma peau frissonnait toute, et c'était comme un bain où j'entrais des pieds à la tête. Je t'aime!

Je ne concevais pas qu'il y eût rien de mal dans ce que j'allais faire. Abusais-je d'une jeune fille? Non, certes! Elle a près de vingt ans, elle m'aime, elle m'attend, je l'adore, j'ai voué ma vie à la servir, et rien ne nous séparera jamais, lorsque nous nous serons rejoints. Je vais loyalement à elle. Ni les obstacles du monde, ni les difficultés de l'existence, ni l'argent, ni les conventions, ni même la volonté de nos parents, rien ne pourra rien, puisque nous voulons! S'il faut, pour nous unir, attendre que je sois majeur, on attendra, car notre amour est assez fort, et, d'ici là, je deviendrai riche, pour jeter sous tes pieds, ô ma belle fiancée, le tapis somptueux de la vie. Je t'aime!

Enfin, la nuit arriva. La ville s'endormait de bonne heure. L'une après l'autre, je vis les fenêtres s'éteindre. Les jardins bleus se remplirent de calme. Le rossignol chanta longtemps et se tut, comme le reste. Le parfum des fleurs vivait, seul, dans la nuit, et les heures tombaient d'un clocher. J'attendais. Tout à coup, la fenêtre de Rœschen s'entr'ouvrit. Nous n'étions convenus d'aucun signal, mais je pris cet acte pour un ordre, et je partis.

L'entreprise n'eut, au début, rien d'agréable. Plus que de plaisir, le cœur me battait d'anxiété et presque d'épouvante. Avec les précautions d'un voleur, je devais me faufiler dans l'ombre, ouvrir des portes; il me fallut un bon quart d'heure pour atteindre le jardin de notre maison. Dehors, je repris haleine. Je ne redoutais plus guère de réveiller mes hôtes, et le plus difficile me paraissait accompli. En effet, je me hissai sans peine sur le mur mitoyen, qui n'avait pas trois mètres de hauteur, et, quand je retombai dans le jardin de la bien-aimée, sur la terre qui lui appartenait, chez elle, je crus atteindre au paradis: le contact du sol m'électrisa de joie.

Je ne craignais plus, je ne pensais plus. Je me ruai vers la maison.

J'avais si bien calculé par avance les détails de mon escalade que tout s'effectua sans encombre, au commencement du moins: par le volet du rez-de-chaussée, les crochets de la gouttière et le linteau, j'atteignais déjà la pierre d'appui; mais je la trouvai ronde et sans prise; mes mains glissaient sur elle; accroché au mur, repoussé par lui, je perdais l'équilibre, et le poids de mon corps m'emportait en arrière…

Là, j'ai connu le petit frisson de la mort; j'ai murmuré: «Rœschen…» Elle ne vint pas. «Pourquoi ne viens-tu pas?» Sa main seulement, un pan d'étoffe que j'aurais pu saisir, et je reprenais équilibre, j'étais sauvé! «Adieu, Rœschen!»

Ce drame d'agonie n'avait pas duré dix secondes. Je me souviens que j'avais fermé les yeux pour mourir; mais je les rouvris, et, d'un élan désespéré, prenant appui sur mon propre poids, je sautai en avant. Mes doigts purent s'agripper aux ferrures du balcon. J'y déchirai ma peau. Ah! la bonne douleur, qui me rendait la vie! Mes bras m'enlevèrent; d'un coup de reins, je fus au bord de la fenêtre, et, lentement, je poussai la croisée, et, lentement, ma tête pénétra dans la chambre.

La bien-aimée me regardait, tranquille, assise au bord de son lit.

—Rœschen!

Elle ne bougea pas en me voyant entrer. Elle n'éprouva aucune gêne, et, pourtant, elle était à demi nue, recouverte seulement d'une ample chemise qui dégageait son cou et modelait les rondeurs de son corps.

J'étais assurément le plus ému des deux; n'osant avancer, je répétai:

—Rœschen…

Elle se leva et se mit à rire. Elle me parut très grande. Ses beaux seins gonflaient sa chemise, qui, depuis leurs pointes, pendait toute droite. Ses pieds étaient nus. Je m'élançai vers elle et je la pris dans mes bras. Pour la première fois de ma vie, une poitrine de femme fut contre ma poitrine, et je la sentais s'écraser sur mon cœur. La grosse natte de cheveux blonds se trouva juste sous mon baiser, et j'y mordis à pleines dents.

La bien-aimée, entre mes bras, ne bougeait point. Je pensai qu'elle s'abandonnait; mais elle posa tranquillement ses deux mains sur mes deux épaules et se mit à me repousser avec une force lente, irrésistible, qui m'étonna de la part d'une femme.

Alors, dégagée, elle me demanda:

—Avez-vous accroché la barque?

Je crus avoir mal compris et que mes connaissances de la langue allemande allaient être insuffisantes pour le dialogue. D'ailleurs, sans attendre ma réponse, Rœschen se dirigea vers la fenêtre, qu'elle ferma, et dit:

—Le cadenas.

Le loquet de la croisée était en effet muni d'un fort cadenas à lettres mobiles, qu'elle fit jouer, et je vis ses petits doigts qui nous emprisonnaient.

—Ne ferme pas! Si l'on venait…

Elle répondit:

—On m'enferme; mais je connais le mot; on ne sait pas que je connais le mot.

Puis, elle se mit à rire; mais soudain, avisant mes mains ensanglantées, elle me les montra avec terreur et recula vers le fond de la chambre, en criant:

—Tu as tué l'oiseau! Pourquoi avoir tué l'oiseau?

—Plus bas, je t'en conjure!

Elle se jeta à genoux, et son visage exprimait une épouvante atroce; elle tendait ses mains vers moi et râlait:

—Ne me tuez pas!… Grâce!… Ne me tuez pas!…

—Rœschen, on va venir si tu cries! N'aie pas peur, Rœschen, je t'aime, je t'aime!

Elle se leva, subitement calme, et dit:

—Si tu m'aimes, il ne fallait pas tuer l'oiseau.

—Rœschen, je me suis blessé en montant…

—Il ne fallait pas tuer l'oiseau.

Elle hochait la tête, en un reproche muet, comme font les mères pour gronder leur enfant, et, tout à coup, une sueur me glaça le front, en même temps qu'une idée s'installait sous mon crâne: «Elle est folle!»

Me voyant interdit, elle ajouta:

—Oui, tu es méchant. Je ne t'aime plus. Nous ne nous marierons jamais.

Boudeuse, elle s'assit en me tournant le dos à demi. Je regardais sa nuque penchée; les frisons de sa tempe et le duvet de sa joue, traversés par la lumière oblique de la veilleuse, faisaient un nimbe d'or autour de sa tête si belle, si jeune, pleine de mort!

Je n'osais plus articuler un mot: la pitié, l'angoisse, le désespoir me rendaient stupide et sans pensée; machinalement mon regard allait de la bien-aimée au verrou de la fenêtre, et devant mon rêve brisé, devant mon bonheur anéanti, plus seul que jamais à l'instant d'être deux, trop désolé pour réfléchir à rien, je ne songeais pas encore au péril de cette chambre sans issue. Mais j'y songeai soudain en revoyant le verrou.

—Rœschen…

—Méchant, ne me parlez pas!

Elle se tourna tout à fait. Et je demeurais debout, à quatre pas d'elle. Nous restâmes ainsi pendant plusieurs minutes, en silence. J'inspectais la chambre coquette et fraîche, qui, maintenant, m'épouvantait comme une tombe, et le lit virginal, la fiancée qui n'en était plus une, toujours aimée, et perdue à jamais.

L'émotion était trop forte pour mon âge, et je me mis à trembler comme un enfant. Je dus m'appuyer contre un meuble. Que faire? Et ce verrou! Mon père m'avait dit: «Tu seras raisonnable.» Des souvenirs me venaient à l'esprit, de très loin, vieux souvenirs qui remontaient de toute mon enfance, et qui me harcelaient, disparates, touffus, sans cause. Pourquoi pensais-je à tant de minutes oubliées?

Je crus respirer de la folie, et, par crainte du poison qui me gagnait le cerveau, je fermai la bouche avec effort.

La jeune fille bougea la première: on eût dit qu'elle se réveillait. Son torse, avec une imperceptible lenteur, se redressait, et son visage se tournait vers la fenêtre; sa main gauche, en même temps, montait vers son oreille, et, de l'index courbe, elle faisait le signe qui ordonne d'écouter. Puis, d'une voix à peine intelligible, elle murmura:

—Il chante…

Elle se leva d'un saut, et, joyeuse, cria:

—Il chante!

Alors seulement j'entendis le rossignol du jardin.

—Tu ne l'as donc pas tué? Ce n'est donc pas vrai, que tu l'as tué?

Elle se jeta sur ma poitrine en sanglotant.

Ah! si la veille on m'avait dit que je la tiendrais, frémissante et nue, sans avoir d'autre émoi qu'un infini chagrin! Elle se crispait et se collait; du col jusqu'aux genoux, elle adhérait à moi; le halètement de ses sanglots appuyait sa chair à la mienne, et la tiédeur de son ventre me pénétrait au fond de l'âme…

Horrible et délicieux instant, où, malgré moi, mon désir virginal pantelait vers cette beauté vierge, tandis que ma pitié pleurait sur l'innocente, et sur moi-même aussi!

Abuser d'elle, oh! je ne l'aurais pas fait, et je n'y pensais même pas, et la seule pensée, ignominieuse, m'eût révolté d'indignation! Pourtant, je restais là, prisonnier de ses bras, et quand elle me serrait fort, une volupté tellement suave m'envahissait et me grisait, que je la serrais à mon tour, sans le vouloir; même je baisais ses rondes épaules, et je m'en blâmais, et je recommençais, sans force pour fuir, dépensant toute ma vertu à ne pas me jeter sur ses lèvres dont l'haleine chatouillait mon cou, appelait ma bouche, et c'est moi qui balbutiais: «Non… non… pitié…» Et le lit était là, tout près!

Non, certes, je n'aurais pas abusé d'elle! Cependant, peut-être, je l'aurais fait, mon Dieu! La preuve, c'est que je disais: «Non… non…» Pour résister et protester, j'y pensais donc et j'en avais donc envie, malgré tout, et le supplice durait trop!

—Écoute! dit-elle…

Ses bras se détendirent. Elle ajouta:

—L'oiseau ne chante plus.

Le rossignol, en effet, s'était tu.

—Il est allé dormir. Il faut dormir. C'est l'heure.

Elle me quitta vivement, s'assit au bord du lit ouvert, enleva ses jambes, preste, et disparut sous les draps.

—Bonsoir.

Elle se tourna vers le mur.

Alors, un peu de calme se fit dans mes nerfs troublés, et bientôt la pitié demeura seule. Mais la pitié dura peu: par un retour d'égoïsme, une autre anxiété me prit: comment sortir de cette chambre verrouillée à secret? La folle consentirait-elle à décadenasser la fenêtre?

Je me rapprochai du lit: contre le mur, une masse informe de bête blottie gonflait les draps, et les cheveux épars sur l'oreiller décelaient seuls une présence humaine. Je n'osais parler, craignant les mots qui risquaient d'être mal venus…

—Rœschen…

—Je dors.

—Rœschen, il me faut aller dormir aussi.

—Allez, dit-elle, et refermez la porte.

Sans plus insister, j'examinai le cadenas, espérant qu'elle ne l'avait pas exactement fermé. Il était fixe sur ses pitons solides. La malheureuse pouvait seule me délivrer. Mais comment la persuader de venir à mon aide?

—Rœschen…

—Allez dormir.

Par quel subterfuge obtenir son consentement? Je cherchais… J'ai trouvé!

—Rœschen!… La barque est là.

—Quelle barque?

—Celle que j'ai laissée tantôt sous la fenêtre… Celle qui m'a apporté, vous savez bien, Rœschen?

Silence.

—Il faut que je redescende dans la barque.

—Oui, dit-elle.

—Alors, il faut ouvrir la fenêtre… N'est-ce pas, vous allez ouvrir la fenêtre?

—Oui, dit-elle.

Elle se leva, traversa la chambre, fit jouer le cadenas, ouvrit la croisée; je me précipitai, enjambant l'appui, et, comme je me retournais vers elle, pour un suprême adieu, la fenêtre se referma sur moi: Rœschen avait disparu, sans même s'inquiéter de savoir comment je descendais.

En quelques minutes, je fus dans ma chambre. Le lendemain, je quittai Munich et la Bavière, sans les connaître. Je n'y retournerai jamais plus.

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