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Les naufragés

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CURIEUSE

Voilà ce qui vous trompe! J'ai été amoureux: non pas à chaque printemps, comme vous, qui comptez par vos passions les années de votre jeunesse et qui changez d'amours autant de fois que les jardins changent de fleurs. J'ai aimé une femme, une seule, mais avec autant d'extase que vous avez pu en dépenser pour toutes les vôtres ensemble. Je l'ai chérie tendrement et désirée ardemment, mais ne l'ai jamais possédée, et l'histoire fut assez tragique pour me dégoûter de renouveler cette épreuve.

Comment cela me vint-il? Au bal.

Nous sommes, nous autres marins, des espèces de moines qui vivent dans le rêve, et notre vaisseau, exilé pendant des mois sur le désert des océans, ressemble à un cloître plus qu'à une caserne: on y peut méditer dans le recueillement, et vous croirez sans peine que cette solitude en face de l'infini exalte chez nous toutes les forces latentes et les exaspère dans l'inaction. Car l'espace, tour à tour, nous invite par sa magnificence et nous repousse par son immensité; dès qu'il nous a grandis, il nous rapetisse jusqu'au néant, il nous appelle hors de nous pour aussitôt nous refouler en nous, et notre misérable essor ne s'élance vers lui que pour se replier humblement.

Avec la constante notion de n'être qu'un atome, comment entretenir, devant la mer, devant le ciel, les mesquines préoccupations du monde? Elles n'osent remonter à fleur d'âme, et elles meurent de honte, dans leur nuit… Alors, avec nos aspirations sans but et nos appétits sans pâture, nous nous ramassons au fond de nos consciences, en sorte que vraiment nous sommes des concentrations d'humanité et les thésauriseurs de nous.

C'est ainsi que la mer et le ciel font de nous autres les amoureux par excellence, très riches et très naïfs, et si j'étais femme un peu idéaliste, je souhaiterais l'amour d'un marin…

Tout cela me fut dit excellemment par mademoiselle Lucie R…, entre deux valses, au bal de l'Amirauté. Cette étonnante jeune fille me charma par la finesse de son esprit: elle avait, en toutes matières, des compréhensions rapides, subtiles, et une pénétration psychologique bien rare pour son sexe et son âge; ce qu'elle ne savait pas, elle le devinait au moment de l'entendre, et lorsqu'elle avait demandé les raisons d'une chose, il suffisait d'en commencer l'exposition pour qu'elle achevât le travail, si bien que sa prompte intelligence terminait vos phrases lorsque vous les cherchiez encore.

Cela n'offusquait point, tant cette jolie personne y mettait de gentillesse et de gaieté; on ne percevait en elle aucune prétention, aucune vanité, mais un besoin de se dépenser, d'aller vite, d'en finir, et cette hâte avait le charme d'une confidence: auprès d'elle, on pensait à deux, on était deux, on était ensemble et amis.

Je suis pourtant timide, surtout avec les femmes. Mais elle avait je ne sais quoi d'engageant, qui rassurait, et je me mis à lui répondre ce qu'on ne répond qu'à soi-même. Sans me souvenir que j'avais devant moi une femme, presque une enfant, je racontais ce qu'il lui plut d'apprendre sur le monde ou sur moi, et je me confessais sans m'en apercevoir.

Elle était curieuse de la vie, des émotions inconnues d'elle et des pays lointains, de tout ce qu'elle ignorait et de tout ce qu'elle n'avait pas. Ses yeux interrogateurs disaient l'exubérance de la sève emmagasinée dans ce petit être en attente de la vie. Ah, cette enfant eût fait un beau marin! On la sentait décidée, héroïque, capable de tous les courages, prête à tous les assauts, avide d'agir, et impatiente!

Coquette? Nullement. Très vivante, et c'est tout: peut-être un peu trop vivante pour une fille.

Huit jours, sans relâche, je pensai à elle; et, quand je la revis, je lui dis:

—Je vous aime.

Elle eut un instant d'émoi, et fronça un peu les sourcils, à peine, comme on fait en recevant un choc léger, mais imprévu. Puis elle se moqua de moi, gentiment, battit de l'éventail son genou, les plis de sa robe, et bientôt parla d'autre chose.

Deux semaines plus tard, elle me demanda en souriant:

—Et ce grand amour?

Je répondis:

—Je vous aime.

J'étais grave, et elle ne sourit pas davantage. A mon tour, je parlai d'autre chose.

Mademoiselle R., m'avait présenté à ses parents, braves gens éblouis d'elle, qui lui obéissaient avec reconnaissance, et qui, ne croyant qu'au bien, laissaient à leur fille une liberté trop grande. L'enfant gâtée allait et venait à son gré, sans contrôle, et ces trois êtres s'aimaient bien. Une complaisance perpétuelle réglait tous leurs rapports et chacun n'avait souci que des autres: l'intimité de ce foyer était reposante et douce; je me plaisais à y revenir. De leur côté, le père et la mère m'accueillaient avec bienveillance, et des liens d'amitié s'établirent bientôt entre eux et moi. Me considéraient-ils comme un gendre possible? Je crois que tout calcul était absent de leur esprit et que d'ailleurs ils appréhendaient le mariage de leur enfant bien plus qu'ils ne le désiraient.

Leur sympathie était sans arrière-pensée. Ils me témoignaient de la plus entière confiance: on nous laissait seuls, parfois, pendant des heures, à la maison ou dans la campagne: je n'aurais eu garde d'en abuser, et ma réserve se faisait d'autant plus rigoureuse qu'on nous donnait une liberté plus grande.

Cependant, le charme m'avait pris chaque jour davantage; je ne cherchais plus à résister au sentiment qui me portait vers la jeune fille. Ce que j'avais pu voir et juger des siens achevait ma décision, et je ne souhaitais rien tant que d'être agréé comme un fils dans une famille si tendrement unie et de simplicité si probe.

Tout à coup, mademoiselle Lucie devint triste.

Oui, tout à coup. Du jour au lendemain, ce fut une autre femme. Elle ne riait plus, n'interrogeait plus; elle pensait en dedans, et m'évitait. Elle évitait sa mère. Elle qui, d'habitude, se précipitait vers tout, soudainement semblait se détourner de tout. On la crut malade: elle en avait l'apparence. On voulut appeler un médecin, mais elle protesta violemment, avec une terreur qui nous étonnait.

Sa mère me dit:

—Je l'ai entendue pleurer, cette nuit.

J'essayai de questionner la jeune fille, qui m'avait questionné tant; mais son regard fuyait devant le mien.

—Mademoiselle Lucie, écoutez. Vous désolez vos amis. De quoi souffrez-vous? Parlez! N'avez-vous point confiance en moi? Je vous aime, Lucie…

Des larmes me montaient aux yeux; elle les vit et se retint de pleurer. Elle posa sa main sur la mienne, puis, avec effort, elle murmura:

—Ne m'aimez pas…

Ce fut une parole à peine distincte, et je repris:

—Voulez-vous être ma femme, Lucie?

Ses épaules eurent un frémissement, et son front devint douloureux. Elle me regarda en face, et dit: «Merci».

Ensuite, elle baissa les yeux et ajouta:

—Non.

—Pourquoi?

Elle s'éloigna sans répondre.

A quelques jours de là, je lui dis encore:

—Pauvre Lucie, je vous aime. Soyez ma femme.

Elle répondit:

—Non.

Je ne suis pas un fat, et pourtant son refus me semblait chargé de regrets.

J'essayai, pendant plusieurs semaines, d'accepter mon échec et de me résigner. Je n'y parvenais pas. Je résolus de me déclarer à la mère, qui fut toute surprise et joyeuse. Elle me promit de parler à sa fille.

Le lendemain, on nous laissa ensemble, comme il arrivait souvent. J'étais plus ému qu'à l'ordinaire, car je sentais qu'un événement grave allait se produire, et que les paroles dites cette fois seraient irrévocables.

Après un long silence, je hasardai timidement une phrase:

—Votre mère vous a dit?…

Elle tremblait. Elle répondit:

—Vous le voulez donc?

—Je vous aime.

Je tremblais comme elle. Lucie se jeta dans mes bras, et vivement, dans un élan de son cœur, elle dit tout bas à mon oreille:

—Ne pleure pas! Je t'aime!

Elle ajouta encore:

—Je ne voulais pas, cependant.

—Pourquoi, Lucie?

—Je ne voulais pas, mais je vous aime.

Dès lors, tout changea. Ce fut, en la jeune fille, une joie de décision prise, et quelque chose comme la fin d'une lutte pénible. Une ombre, parfois, revenait encore sur ce petit front adoré, mais Lucie reprenait ses couleurs, et le goût de vivre, à nouveau, crépitait dans ses yeux. Cette renaissance nous comblait tous de joie: je devins un dieu pour l'excellente mère et pour le brave homme de père.

Le temps de nos fiançailles fut une époque délicieuse, si douce que je n'arrive à me la rappeler qu'avec épouvante.

Je suis bien sûr que Lucie m'aimait: de cela, je ne peux pas douter, je n'en ai pas le droit. Elle m'aimait de tout son cœur jeune, avec tendresse, avec emportement, avec reconnaissance, et même avec respect; que dis-je? même aussi avec de la crainte. Ma fiancée avait des alternances de joie et de tristesse, et sa joie était du bonheur, mais sa tristesse parfois ressemblait à de l'angoisse.

Elle me dit, un jour:

—Vous auriez bien de la peine, si je mourais?

Souvent, elle me baisait les mains; elle répétait souvent: «Pauvre ami…» Mais ensuite, elle riait, toujours un peu fébrile, et, comme aux premiers jours, m'interrogeait sur mille choses, avec une hâte nerveuse de connaître et de posséder.

C'est ainsi qu'elle exigea d'être conduite chez un de mes amis, médecin-major qui s'occupait de radiographie: elle voulait voir sa «tête de mort», et battait des mains à cette idée.

—Vous regarderez bien, pauvre aimé, et quand je serai dans la terre, vous pourrez mieux imaginer votre Lucie sous son nouvel aspect.

—Il pourrait même, dit le major, avoir sur son cœur la photographie de votre gracieux squelette.

Elle s'écria:

—Oui, oui! Je le veux!

Il fallut se résigner à ce caprice, et nous fîmes le cliché macabre.

—Mademoiselle, dit le major, je le développerai ce soir et vous aurez demain votre terrible image.

Elle se récria: «Non! Pas vous! Lui, seulement… Nous deux, seulement, nous le verrons.» Très grave, elle ajouta: «Demain.» Puis, en riant: «Ne faites-vous donc pas aux femmes l'honneur d'être tant soit peu jaloux, vous qui livrez à vos amis les mystères d'une fiancée?»

On enferma soigneusement le cliché dans une boîte que je pris.

Lucie était contente, au retour, et, avec sa jolie voix de fauvette, elle conta l'escapade à sa mère; mais la bonne dame désapprouva l'expérience, tout doucement, et je pensais comme elle.

Lucie cajolait:

—Ne gronde pas, maman! C'est si amusant de savoir!

—Ah! curieuse, dis-je, la curiosité vous jouera quelque méchant tour.

Nous remarquâmes alors que Lucie était blême: je n'imaginai pas une minute qu'un propos si banal pût avoir le moindre rapport avec ce malaise subit; il dura peu, d'ailleurs. Ma fiancée reprit son entrain naturel, et jamais elle ne s'était montrée pour moi plus affectueuse ni meilleure.

Elle me prit dans un coin et me parla à voix basse:

—Je vous dirai quelque chose, demain. Il faut que je vous dise quelque chose… Vous ne serez pas trop méchant?

Je répondis:

—Je vous aime, Lucie.

Elle dit:

—Je t'aime et n'ai jamais aimé que toi.

Ce fut un soir heureux. Ce fut le plus parfait et le dernier soir du bonheur.

A peine avais-je quitté la maison de ma fiancée que, dans la rue même, j'appris une terrible nouvelle qui, en d'autres temps, ne m'eût causé que de la joie, et qui sonna dans mon cœur comme une annonce de mort: l'escadre, commandée en hâte, partait pour l'Afrique australe, le lendemain! Pour combien de temps? Des mois, et c'était la guerre imminente.

Comment, à Lucie encore souffrante, porter cette nouvelle? Immédiatement et en secret, j'avisai la mère, qui fut épouvantée.

A la pointe du jour, quand je dormais encore, ma porte, dont la clef restait toujours à la serrure, s'ouvrit, et Lucie apparut:

—Vous, ici!

Elle se jeta dans mes bras en pleurant.

—Je t'aime! Je t'aime! Ne pars pas!

Elle était folle; elle m'étreignait, sur mon lit.

—Je t'aime! Tu ne me retrouveras plus, si tu pars! Défends-moi! Sauve-moi!

J'avais pris sa pauvre tête dans mes mains, et je baisais ses yeux en larmes, son front malade, en essayant de trouver et de dire ces vagues paroles qui veulent consoler.

Mais elle:

—C'est des mots! C'est des mots! Je suis perdue!

—Douce chérie, je reviendrai…

—Mais je n'y serai plus, moi! Tu ne me trouveras plus!

—Pourquoi dire cela?

—Pour t'apprendre la vérité!

—Calmez-vous, Lucie.

—Il ne veut pas entendre! Je te dis que je la porte là, ma mort, là! Tiens, là, ma mort, là!

Elle frappait son flanc de sa main gauche.

—Et je te dis encore que tu peux me guérir, toi, et que tu le pourrais, si tu voulais, et que sans toi, je vais mourir!

—Lucie, tu m'épouvantes…

—Alors, reste!

—Je dois partir.

Elle se roulait sur mon lit, et, toute tremblante, elle balbutia:

—Avant la mort, je t'en supplie, prends-moi toute, avant que je meure!

Mon Dieu! Comme cette prière était chaste, et douloureuse, et navrante! Je pleurais, moi aussi, de l'entendre s'offrir, dans l'affolement de son angoisse.

—Pour que je puisse te dire le secret de mon cœur, le secret qui m'emporte, prends-moi, et je te le dirai, si bas, si près…

Vous pensez bien que je n'eus pas la lâcheté de trahir cette détresse, en abusant d'une vierge. Elle proférait des paroles dénuées de sens:

—Je mourrai plus contente si tu connais ma peine et si tu m'as dit de mourir… L'ordre de toi, et je mourrai heureuse!

Ses petits poings battaient le lit, battaient son front.

—Pitié! Prends-moi! Je mourrai contente si je meurs de t'appartenir.

Je parvins à la transporter sur un fauteuil, où elle demeura, les bras pendants, la tête renversée, les yeux clos, la bouche entr'ouverte, et toute la face baignée de pleurs. A travers des sanglots, elle râlait: «Morte… je suis morte… je l'aimais pourtant bien… Je ne le verrai plus…»

Je la ramenai chez elle. La scène des adieux fut terrible. Lucie s'accrochait à mon vêtement. Elle criait: «Retiens-le, maman, si tu veux que je vive!»

Je partis.

J'appris sa mort, par le premier courrier qui nous vint de France. Je ne me marierai jamais.

Durant des mois, j'ai promené ma désolation sur les mers. Le monde était vide. L'horizon nu me navrait, à force de ressembler à ma vie.

A quoi bon changer de place et filer devant soi, puisque la compagne promise n'était plus au bout du chemin? Je ne concevais sans elle aucune existence possible. J'ai souhaité la mort. La mort ne vient jamais à ceux qui la demandent.

Nous rentrâmes en France. J'allai voir les parents de Lucie, qui m'embrassèrent en pleurant. A certains propos de la mère désolée, je crus comprendre que Lucie, elle-même, avait voulu disparaître… S'était-elle donc tuée? Je crus le comprendre, à certains propos de la mère. La pauvre femme avait compté sur moi pour l'éclairer; elle se torturait l'esprit à chercher une raison plausible du drame, à découvrir la cause.

Un jour, parce que la petite âme en avait exprimé le vœu, je résolus de développer le cliché radiographique. N'avait-elle pas dit: «Ainsi, vous me verrez telle que dans la tombe…»

Lentement, sur la plaque, apparut l'image du petit squelette, et je songeais: «Telle, en effet, tu gis maintenant sous la terre, pauvre chérie, sans avoir vu ta sinistre image que tu voulais connaître, ô curieuse qui voulus tout connaître, même la mort.»

Mais, tandis que j'examinais le cliché et que, de plus en plus nettement, la silhouette lugubre se dessinait dans les brumes, une horreur me serra la gorge, et je me penchai pour mieux voir…

Je doutai d'abord, et bientôt je ne pus douter plus longtemps. La vérité surgissait, précise, et je compris pourquoi Lucie s'était tuée avant mon retour.

Car, entre les deux os iliaques, tout menu et replié sur lui-même, un squelette d'enfant dormait dans le ventre de sa mère.

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