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Les naufragés

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LA VISION

Parbleu, je le sais bien, que je suis un imaginatif! Je ne l'ignore pas, que mes nerfs et mon cerveau sont impressionnables à l'excès! Mais, quand vous m'aurez traité d'halluciné, de visionnaire, m'empêcherez-vous de souffrir? Croyez-vous donc que je ne me la crie pas, que je ne me la hurle pas, jour et nuit, cette vérité: «Tu es fou, inepte et fou, imbécile et fou!» Mais je souffre quand même, et les jours vont leur train.

Pauvre Marguerite! Douce et chère victime!

Je l'aimais trop! De toute mon âme, et de toute ma chair, surtout! Il me semblait qu'elle fût, non seulement le premier amour de ma vie, mais le seul. J'avais aimé, avant elle, bien des femmes, mais aucune autre ne m'avait si profondément possédé, envahi, et je sentais que toutes les fibres de moi, toutes les particules de mon être, les plus obscures, les plus intimes, mes muscles, mes nerfs et mes os, et tous les globules de mon sang, individuellement, étaient pleins d'elle, vivaient par elle, et n'aspiraient qu'à elle.

Je sentais aussi que la même passion la tenait tout entière, comme moi, et même quand nous étions loin, nos deux corps, en dépit de la distance, ne faisaient qu'un seul corps; elle était pour ainsi dire la partie femelle de moi, et l'idée qu'elle pût appartenir à un autre homme ne venait pas à mon esprit, puisque son infidélité m'eût en quelque sorte livré moi-même et j'aurais tout su dans l'instant. Me tromper? Je savais bien qu'elle n'eût éprouvé, entre les bras d'un autre, que la honte et la douleur d'une profanation! A me trahir, ne se fût-elle point trahie en même temps, puisque nous ne faisions qu'un? Les lèvres d'un passant sur sa chair ne l'auraient-elles pas désolée aussi bien que les baisers d'une étrangère sur son amant, puisque nous n'étions qu'un seul être? Je n'avais donc aucune jalousie, aucune défiance, et je me livrais sans réserve, comme elle se livrait.

J'étais le premier qu'elle aimât: non seulement aucune caresse ne l'avait effleurée, mais aucun désir, aucune pensée d'amour ni de coquetterie. Jusqu'au jour de notre rencontre, elle avait, dans une retraite quasiment claustrale, vécu sans connaître ni soupçonner la vie: son âme était toute neuve et sa chair ignorante; naïvement, son amour l'avait donnée à moi, avec toute la candeur et la simplicité des êtres trop purs pour imaginer la pudeur, et trop aimants pour concevoir la méfiance. Dans un grand abandon de nature et de tendresse, elle s'était livrée, sans croire que ce fût mal ou qu'il pût en être autrement: et tout de suite elle s'était épanouie d'extase, si bien qu'elle pensait avoir reçu plus qu'elle ne donnait, et qu'au sortir de nos étreintes, elle offrait de la gratitude, au lieu d'en réclamer.

Ah! l'amour d'une vierge est une chose délicieuse et terrible, car la femme qui n'appartint jamais qu'à un seul homme reste pour lui perpétuellement vierge, et chaque fois elle semble se donner pour la première fois: sans doute, par une vaniteuse illusion de notre égoïsme, il nous plaît de croire que cette chasteté survit à nos caresses, et qu'elle ne pourrait être souillée que par les approches d'un autre. Quant à moi, j'éprouvais cette illusion avec une intensité toute particulière; puisque Marguerite et moi ne formions qu'un seul être, sa pureté ne pouvait pas plus être entachée par notre enlacement que par aucune autre fonction de son organisme, et notre amour, étant le principe même de la vie, ne souillait pas en faisant vivre.

Subtilités, dites-vous? Rien n'est subtil dans l'âme humaine: les uns éprouvent des sentiments qui restent ignorés des autres, et toutes les émotions, toutes les croyances, tous les appétits qui se manifestent en nous ne sont jamais qu'une résultante logique et spontanée de nos forces individuelles.

Avec cette foi dans l'amour de Marguerite, comment donc ai-je pu en venir où je suis?

Moi qui n'aurais pas su l'insulter d'un soupçon, d'une crainte, et qui n'appréhendais pas même les lassitudes de l'avenir, moi qui aurais pu entendre impunément toutes les dénonciations et recevoir toutes les preuves, sans obtenir de moi autre chose qu'un sourire de certitude heureuse, comment ai-je pu inventer cet enfer qui nous brûle à présent et qui dévore toutes nos joies? La vierge n'est plus vierge, et nous sommes deux auprès d'elle! Marguerite n'est plus à moi seul, l'innocente n'est plus impeccable: la fidélité est morte, et la sainteté polluée!

Par moi, entendez-vous? Par moi seul! Car c'est moi qui fis ce désastre!

Nous avions passé, Marguerite et moi, un trimestre d'exquise intimité, dans un bois, au fond des Vosges, loin du monde, que nous effacions et qui nous oubliait. Par malheur, les vacances tiraient à leur fin: l'époque approchait de quitter notre bonne retraite pour rentrer à Paris où l'existence nous prendrait la moitié de nos heures. Nous en éprouvions tous deux une grande tristesse: mais celle de Marguerite, toute de douceur, s'humiliait dans la résignation, tandis que la mienne, nerveuse et maladive peut-être, s'irritait.

Un soir,—c'était le 12 septembre, je m'en souviens,—l'orage qui pesait sur les arbres, sans pouvoir éclater, me tourmentait comme eux, et le malaise physique se joignait à mon déplaisir.

Je m'endormis péniblement, la peau fiévreuse et les nerfs agités. Je fis un rêve épouvantable.

Je sais maintenant que c'était un rêve, je l'ai même su pendant que je rêvais, mais la vision des choses me fut, dans le moment, si nette et précise, que je ne parvenais pas à me convaincre de leur irréalité.

En ce rêve, je voyais, j'ai vu Marguerite, toute seule, dans une rue, longeant les murs et se retournant parfois pour regarder si personne ne la suivait: d'ordinaire, sa démarche est droite, franche, et son regard vise au loin, toujours en avant; mais cette fois, dans son allure et dans ses yeux, elle témoignait d'une incertitude presque semblable à de la fausseté. Cet aspect si nouveau me stupéfia, puis me troubla; et je fus d'abord inquiet pour elle, avec elle, comme si quelque péril l'eût menacée; et voilà que, tout d'un coup, sans transition, je me demandai pourquoi le mensonge n'habiterait pas derrière ce front blanc, aussi bien que derrière les autres. Je reçus, de cette pensée brusque, un choc si violent qu'il me réveilla. Je contemplai la douce enfant qui dormait, très calme, à mon côté, et je souris de mon effroi. Je me penchai pour mettre sur le front calomnié un baiser repentant comme une excuse, et je me rendormis bientôt.

La vision revint.

Cette fois, Marguerite s'en allait, les paupières baissées, sans doute afin de cacher la perfidie de son regard. J'avais beau l'appeler pour qu'elle levât les yeux sur moi: elle ne répondait point, et je compris que, par une de ces magies coutumières au rêve, j'étais invisible à côté d'elle.

Je la suivis donc, sans aucune prudence, et je passais à travers les obstacles, ayant la légèreté d'un corps fluidique.

Tout à coup, elle tourna sur sa gauche, avec la précision des gens qui font leur route habituelle, et entra dans une maison dont le long corridor était obscur et gras.

Elle monta des étages. J'avais beau crier: «Où vas-tu?» Elle continuait l'ascension. Je m'entremêlais à sa marche, dans l'étroit escalier; elle ne me sentait pas, et je criais plus fort: «Où vas-tu?» Mais ce cri d'angoisse, que je voulais si violent, s'exhalait de moi comme un souffle d'enfant oppressé.

Enfin, elle s'arrêta sur un palier: toute inquiétude avait disparu de son visage, et je revoyais dans ses yeux à demi-clos, sur ses lèvres entr'ouvertes, ce sourire d'expansion qui l'embellissait tant à l'approche de nos ivresses.

Elle sonna; le bruit strident me réveilla pour la seconde fois. Marguerite dormait toujours à mon côté; ses lèvres entr'ouvertes avaient le même sourire, et je ne baisai pas son front. Penché sur elle, je la regardais respirer; son souffle, en me caressant le visage, chantait, perceptible à peine, haletant un peu, et dans cette musique tiède, je me rendormis encore.

Du fond de mon sommeil, j'entendais toujours le câlin murmure de son haleine, qui devint pareil à un roucoulement de tourterelle. Je la connaissais bien, cette mélodie de volupté! Moi seul savais la faire naître dans la gorge palpitante de la bien-aimée, et la faire onduler sur ses dents lumineuses, et la faire monter dans l'alcôve, dont elle emplissait l'atmosphère! C'était notre bain d'amour, cette musique: je m'étais baigné dans ses ondes et je les avais bues de tous mes pores. Il me suffisait de l'entendre pour voir: et je vis!

Le corps blanc, la douce poitrine, les bras affolés, les petits doigts qui se crispent en cherchant le ciel, la gratitude du sourire et l'abandon infini, je les ai vus! A qui donc s'abandonnait-elle ainsi? Je ne connaissais ni la chambre ni la couche. Et cet homme?

—Rouvre tes yeux qui se révulsent! Je suis là! Je te vois! Tu ne sens donc pas que je suis près de vous?

Certes, il la possédait, comme moi, et elle se donnait toute, comme à moi, avec les mêmes râles, les mêmes gestes, la même extase! Elle le pouvait donc, ce crime, et sa chair consentait, et son âme voulait! Ce n'était donc pas vrai, que nous fussions un seul être, et cette foi de ne pas ressembler aux autres couples, cette foi dont nous avions vécu tous deux, c'était donc un mensonge?

—Lève-toi! Je te vois!

Mes cris ne la troublaient pas plus que si des murs épais eussent été entre nous.

—Marguerite!

Quand même des millions de lieues nous eussent séparés, elle aurait dû m'entendre, elle aurait dû sentir que je criais! Pour que ma douleur n'arrivât point à elle, il fallait donc que plus rien ne subsistât, rien de commun entre nos âmes, et qu'il fût mort, qu'il fût oublié, l'être unique et double que nous étions, que nous avions été?

C'était bien elle, pourtant! Mais il me sembla qu'elle avait vieilli un peu, de quelques années à peine, comme si cette chose se passait dans l'avenir…

Est-ce que je voyais, ou bien je prévoyais?

—Entends-moi! Sauve-toi! Tu ne m'entends donc pas?

La belle fille nue tourna lentement la tête dans la direction de mes cris; entre ses cils qui tremblaient, son regard éteint coula vers moi, et se reposa sur mes yeux, avec tranquillité: elle me vit à son tour, et me sourit, comme à un souvenir…

Puis elle détourna son visage, et furieusement lança ses bras au cou de son nouvel amant.

Je faisais d'immenses efforts pour m'arracher de ma place, courir vers le lit: mais j'étais une statue de plomb, pour assister à leurs infatigables baisers, qui recommençaient toujours.

Je me disais: «Je dors, je rêve». Je tendais toute ma volonté, je crispais tous mes muscles, pour sortir du cauchemar, m'éveiller, me délivrer. Mais tout aussitôt, le spectacle d'amour me reprenait, par l'intensité de sa vie et l'atroce précision des gestes, qui m'imposaient de croire à leur réalité.


Comprenez-vous? J'ai trop bien vu: je ne peux plus ne pas voir. Je vois sans cesse.

Surtout quand elle s'abandonne, quand son haleine roucoule entre ses dents lumineuses, quand ses petits doigts se crispent pour s'agripper au ciel, quand son regard éteint coule entre les cils qui tremblent, je me rappelle!

Elle m'a trompé! Devant moi, malgré mes supplications, sans pitié pour ma torture, elle m'a trompé, et certes elle ne peut pas dire que je n'existais plus, puisqu'elle a souri vers mon souvenir, et qu'elle s'est souvenue pour mieux embrasser l'autre.

Alors, quoi? Rien ne dure? L'impossible est possible, et la foi, c'est un leurre? La foi, c'est un mensonge?

Le rêve seul, direz-vous, a menti? J'ai rêvé; rien de plus, et je tiens pour réalités les mirages d'une imagination qui délirait…

Oui, j'ai rêvé, et le rêve n'est qu'une idée. Mais la confiance n'est qu'une idée aussi, une simple conception du cerveau, née de moi tout comme mes songes, semblable à eux et n'ayant pas plus qu'eux une réalité tangible.

C'est simple: une idée a tué l'autre. La foi est morte. L'illusion de jadis, qui peut-être était mensongère, n'existe plus; elle est remplacée par une illusion nouvelle, qui peut-être est trompeuse. L'ancienne valait mieux, mais je n'ai plus le choix. Je n'ai jamais eu le choix: ceci s'est substitué à cela, sans mon consentement. Nous ne reviendrons pas en arrière. J'en souffre beaucoup.

Marguerite souffre autant que moi, et même davantage: je lui ai tout avoué, après m'en être longtemps défendu. Elle pleure, ce qui la vieillit imperceptiblement et la fait ressembler plus encore à la femme dont les yeux mi-clos se sont souvenus de moi, au moment…

C'est bien triste de songer qu'elle me trompera!

Cependant, chaque mois je souffre un peu moins, tandis qu'elle souffre un peu plus.

Je sais bien que je suis injuste, et je lutte. A force de lutter sans résultat, je m'énerve dans l'impuissance, et j'en garde contre la pauvre fille une espèce de rancune obscure.

Je crois que je l'aime moins. Elle le sent.

Notre bonheur est cassé. Un de ces jours, évidemment, on se quittera.

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