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Les naufragés

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STÉRILITÉ

Que ma femme m'ait trompé, je ne le nie point; mais que je lui en veuille ou que je l'en blâme, c'est faux. Je n'en ai pas le droit. J'ai mérité ce qui nous arrive: elle en est victime plus que moi, et je serais une brute si je me permettais de me plaindre avant de la plaindre. Depuis sa faute, elle n'est pas heureuse, elle ne l'est plus, elle ne le sera jamais, et c'est ma faute! J'ai gâté, par ma sottise, la vie de cette chère et délicieuse enfant dont j'avais la garde et le soin; cette pauvre petite âme, si pure, si honnête, si naïvement sincère, je l'ai dépravée sans le vouloir, je l'ai conduite à sa misère. Ah! je suis un bien grand coupable!

Mon Dieu! j'ai mon excuse, aussi. J'ignorais trop les femmes, et je n'ai pas compris la mienne. Est-ce bizarre, qu'on puisse être à la fois et capable et stupide? On m'accorde, dans le monde, le renom d'un esprit éclairé, sagace, pénétrant: on a bien tort, et si l'importance de mon œuvre scientifique m'a rendu célèbre, si elle profite au monde entier, si les qualités de mon intelligence ont servi à tous, elles ont du moins desservi un homme sur la terre, et c'est moi. La logique m'a perdu: il ne faut pas trop de logique avec les femmes!

Mais comment pouvais-je deviner? J'ai toujours vécu dans l'étude et dans l'abstraction. Niaisement, j'ai considéré la sensibilité féminine comme une formule avec des chiffres, que l'on peut traiter par l'algèbre; mais j'oubliais une donnée, et le savant travaillait en écolier.

Dire, pourtant, que j'ai cru remplir un devoir! Je fus criminellement loyal. Jugez-en.

*
*  *

Madeleine était beaucoup plus jeune que moi; je l'avais connue toute petite. Son père était mon compatriote et mon aîné de dix ans: il installait sa vie quand la mienne commença. L'existence parisienne, après nous avoir rapprochés tout d'abord, bientôt nous éloigna, et quand, par hasard, nous nous retrouvâmes, sa fille était grande et belle. Entre temps, mes travaux avaient obtenu le succès que vous savez, et, dans la famille de mon ancien ami, on suivait, avec une sympathie réelle, la réussite de mes efforts.

Que de malheurs on eût évités, si cette sympathie avait pu être moins vive et moins sincère! La jeune fille, habituée à n'entendre prononcer mon nom qu'avec un enthousiasme joyeux, en arrivait à me considérer comme un phénix, et sa complaisante imagination me parait de toutes les vertus: j'étais le plus noble caractère, l'esprit le plus droit, l'âme la plus franche qu'on pût rencontrer par le monde, un type de beauté morale! Mais de toutes les vertus que l'on me prêtait devant elle, nulle ne la touchait plus que mon indulgence aux faiblesses humaines, et cette pitié que m'inspire la souffrance des êtres, toujours victimes, jamais coupables: sa bonté naturelle s'enchantait de mes théories philosophiques; elle voyait en moi une sorte de prêtre ou d'apôtre, prêchant par la science un dogme de charité, et pour elle je revêtais le prestige que la religion ne manque jamais d'exercer sur les jeunes esprits.

Ces imaginations n'allaient pas sans me décerner, du même coup, un physique idoine à mon rôle de prophète, et la fillette de quinze ans me croyait chauve, caduc, barbu de blanc, courbé sur un bâton et déjà vers la terre. Aussi fut-elle stupéfaite de voir un homme dans la force de sa trente-cinquième année; je ne bénéficiai que trop de ce contraste: presque je parus jeune et beau.

Après une rencontre fortuite, les relations anciennes avaient repris entre le père de Madeleine et moi: nous étions l'un et l'autre charmés de nous revoir; je fréquentais la maison. Comment vous dirai-je ceci? La malheureuse jeune fille, peu à peu, s'éprit du philosophe. Je ne songeais nullement à elle. Son âge et sa grande fortune n'en faisaient point une fiancée pour moi, qui suis pauvre et de goûts modestes. D'ailleurs, l'idée du mariage ne m'occupait en aucune façon, et, pour que je devinsse un époux, il fallut bien qu'on y pensât à ma place.

Jusqu'à dix-neuf ans, Madeleine refusa tous les partis. On s'étonnait. Sa mère, enfin, devina son secret et obtint des aveux; le père me raconta ce roman enfantin, que je pris d'abord en riant. La jeune fille en fut blessée. Comme je ne me souciais point de troubler la tranquillité de cette charmante famille, je fis mes visites plus rares, et finalement je les supprimai tout à fait.

Mais j'avais choisi, paraît-il, le meilleur moyen d'être désiré davantage. La petite demoiselle devint triste et tomba malade. Bref, on nous maria. J'avais trente-huit ans quand ma femme atteignait sa vingtième année.

Nous fûmes bien heureux.

Madeleine était douce, tendre, dévouée, point jalouse de mes travaux, plus ardente que moi-même à les voir réussir. Elle m'aimait perpétuellement et si bien que j'en avais presque honte. Elle épiait mes goûts, m'entourait de soins, attentive à ne rien laisser paraître de son dévouement; toutes les préoccupations de son esprit se concentraient sur moi, et rien ne la rendait plus heureuse que de me savoir content…

Oui, j'avais un peu honte d'être aimé de la sorte; j'avais honte de ne répondre qu'imparfaitement à une tendresse si jeune et si complète; je me sentais indigne d'un amour que ma nature froide était incapable de rendre. N'est-ce pas un peu du vol, que d'accepter ce qu'on ne rendra pas? Oh! je l'aimais bien, Madeleine, et je n'ai jamais aimé d'autre femme, et je l'aimais de tout mon cœur! Mais, un vieux cœur de jeune savant, sec et logique, qu'est-ce donc auprès de cette exquise floraison que l'on appelle un cœur de vierge, le premier amour d'une enfant, l'unique amour d'une âme neuve?

Madeleine s'indignait, quand je lui parlais de la sorte; un jour, où je lui demandais pardon, elle pleura, et je dus encore lui demander pardon de l'avoir fait pleurer.

—Est-ce que je me plains, dit-elle? Ne suis-je pas heureuse, et ne m'aimes-tu pas? Je te défends de me plaindre!

*
*  *

Une chose pourtant manquait à notre intimité, et voilà que peu à peu un vide se précisait autour de nous: nous n'avions pas d'enfant.

Depuis quatre années, Madeleine espérait sans cesse, et je commençais à désespérer. Admirablement femme, elle était, avant tout, une mère, et même avec moi, plus âgé qu'elle de dix-huit ans. Le seul examen de son physique la démontrait vouée aux tâches maternelles. Elle avait les flancs larges et les seins magnifiques de la fécondité. Cependant, elle s'accusait, pauvre petite: «C'est ma faute! Mais, Jacques, pourquoi ne puis-je pas avoir d'enfant, pourquoi?»

Pendant cinq ans nous attendîmes.

—Si on savait que, bien sûr, cela ne doit pas, ne peut pas arriver, on n'y penserait plus, n'est-ce pas, Jacques?

Elle y pensait à tout propos.

Je me demandais, de mon côté, si la cause n'était point en moi: fréquemment, les cérébraux meurent sans postérité, comme si la nature se reposait d'une fécondité intellectuelle par une stérilité physique. Cette idée me devint une hantise, et j'aurais donné toute mon œuvre, pour le vagissement d'un berceau.

Car Madeleine me désolait: la chère enfant, obsédée par les vœux secrets de tout son être, tombait en mélancolie, et rien qu'à l'écouter se taire, il me montait des remords dans la gorge. Le bonheur qu'elle m'avait apporté, avec le don de sa jeunesse, me semblait égoïste, criminel: la tristesse de sa vie payait le charme de la mienne, et cette douce créature allait être, jusqu'à la mort, une rançon de mon bien-être!

A force de supposer que la stérilité de notre union pût venir de mon fait, j'arrivais à n'en plus douter, et la misère de Madeleine m'apparaissait comme mon œuvre: je m'en voulais de vivre, et j'aurais voulu être mort, pour qu'elle recommençât la vie! Oui, vraiment, être mort! J'ai eu ma part de joie, et maintenant ma joie encombre; elle est nuisible: qu'elle cesse!

Parfois, je songeais que d'autres femmes, moins pures, moins nobles, ont des amants, ont des enfants… Mon respect pour le caractère de Madeleine ne permettait pas un rapprochement entre elle et les créatures de mensonge qui basent leur vie sur une trahison. Mais, la déchéance et la vilenie, c'est la duplicité de l'âme, plus que le fait brutal: une femme violée par un bandit est-elle une femme coupable, une épouse infidèle? J'imaginais des romans de Calabre, où les brigands arrêtent les diligences, et je me demandais: «Madeleine serait-elle diminuée à mes yeux par l'outrage d'une brute?» Non, certes, et je la plaindrais, sans la respecter moins, sans moins l'aimer! Donc, on peut séparer le fait de la cause, engendrer sans avoir failli? Je rêvais d'immaculées conceptions…

Nous avons peut-être, nous autres savants, une morale à nous, et l'habitude de rechercher les origines premières de tout effet, probablement, nous porte à envisager les droits et les devoirs humains d'une façon qui n'est pas la vôtre. Nous éprouvons, en matière de responsabilité morale, des indulgences qui sont peut-être la vérité de l'avenir, et peut-être ne sont que des erreurs professionnelles. Méprisez-moi si bon vous semble! J'avoue, en toute humilité, que la vie de Madeleine, et sa joie, eussent été plus précieuses pour moi que les conventions de l'honneur; sans rougir, je vous confesse qu'un enfant de Madeleine eût été cher à mon cœur, comme une portion d'elle, et que je l'eusse aimé, cet enfant issu de sa chair, ce petit être bienfaisant qui l'eût délivrée de la solitude, et de l'attente, et de l'angoisse, aimé comme un sauveur!

Madeleine dépérissait. Elle s'anémiait de plus en plus: sa vie parut en danger. Cette situation durait trop. Je résolus de savoir. Je consultai un ami, médecin physiologiste, qui voulut bien promettre de me renseigner nettement sur mon cas. Sa réponse fut navrante: je devais renoncer à tout espoir d'être père.

Je m'attendais à cette révélation, et je l'appréhendais; mais quand elle se présenta sous la forme d'une certitude scientifique, elle me parut toute neuve, imprévue, et si lourde de conséquences que j'en demeurais écrasé. L'annonce de ma fin prochaine m'eût terrifié moins, et ce fut là, bien sûr, le plus grand chagrin de ma vie.

Dès ma rentrée à la maison, et malgré l'effort que je faisais pour dissimuler ma tristesse, Madeleine s'en aperçut.

—Qu'est-ce que tu as? Qu'est-il arrivé?

—Rien, mon enfant.

—Oh! si, je le vois bien! Il est arrivé quelque chose! Tu me caches quelque chose!

—Je t'assure…

J'avais envie de pleurer. Je fis effort, à table, pour manger, et sourire, et paraître indifférent, tranquille. Madeleine m'examinait à la dérobée avec des yeux ronds et fixes, pleins d'inquiétude. Comprenant que je ne voulais rien dire, elle ne me tourmenta d'aucune question nouvelle. Mais lorsque mous fûmes au lit et que la lampe fut éteinte, après le bonsoir, après un long silence de nous deux, elle parla tout doucement dans la nuit.

D'une voix comme un souffle, elle demanda:

—Tu dors?

Je répondis, très bas:

—Non, Madeleine.

Pourquoi parlions-nous si bas? Nous étions seuls, et n'avions à craindre de réveiller personne, sinon le secret de nos âmes. Évidemment, nous avions peur tous deux, sans peut-être savoir de quoi. Nous sentions, dans les ténèbres, une heure terrible et sacrée; elle nous oppressait, et, de nouveau, on se tut.

Puis, à voix basse toujours, Madeleine dit encore:

—Parle-moi.

—Oui, Madeleine…

—Dis-moi…

—Quoi, Madeleine?

—Ton chagrin, Jacques.

—Je n'ai pas de chagrin, Madeleine.

Et, dès que j'eus prononcé ces mots, je me mis à pleurer.

Sans rien dire, elle m'entoura le cou de ses deux bras, et me berça la tête sur son épaule, dans ses cheveux, comme elle eût fait d'un petit enfant.

Peu à peu, elle se mit à articuler une syllabe monotone, et ce n'était d'abord qu'un murmure indistinct; mais, peu à peu, j'entendis qu'elle disait en berçant ma tête:

—Là, là… Là, là… Dodo…

Toujours mère, la pauvre mignonne chantonnait ces mots avec la voix d'une mère, et, de l'entendre ainsi, c'était pour moi comme un rappel de toute sa vie brisée par moi, un reproche inconscient et résigné.

—Dodo, dodo…

Je ne pus résister davantage: mes sanglots éclatèrent, et mes larmes coulaient si fort que ses cheveux et son épaule en étaient tout mouillés.

Épouvantée, elle cria:

—Jacques! Quoi? Dis vite quoi!

Je ne répondais pas.

—Jacques! Il faut que tu dises!…

—Madeleine, Madeleine…

—Quoi?

—Pauvre petite Madeleine!…

—Quoi?

—Je t'aime bien, Madeleine, je t'aime de tout mon cœur.

—Pourquoi pleures-tu?

—Pour toi.

—Je t'ai fait de la peine?

—Oh! non, chérie, mais j'ai de la peine pour toi.

—Je ne comprends pas!

—Écoute… Tout bas, je dirai, Madeleine…

Je pris sa chère tête entre mes deux mains, et je sentais, sous l'enveloppe des cheveux, la rondeur tiède de son crâne. Une tête de femme, quand on la tient, ne ressemble pas à celle qu'on a vue; sa petitesse surprenante laisse, au creux des mains, une impression de fragilité qui inquiète: oh! cette boule si menue, sous les cheveux! Son âme était là-dedans, avec toutes les idées, tous les rêves, tous les espoirs, son âme prise dans la cavité de mes paumes! Et j'allais verser là de l'épouvante et du tourment, de la désolation pour une vie entière! Je n'eus plus le courage de parler.

Madeleine dit:

—Eh bien?

—Je…

—Tu me fais mourir de peur! Achève!

—Je… n'ose plus… Je ne peux pas.

—C'est donc si grave? Mais, parle! Parle!

—J'ai vu…

—Quoi? Qui?

—Un médecin.

—Mon Dieu! Tu es malade?

—Non. Je l'ai consulté… pour savoir si… Il m'a dit que jamais… Il m'a dit… de ne pas espérer que…

—Je t'en supplie!… Dis vite!

—Madeleine, je ne te donnerai pas d'enfants.

Elle ne répondit rien: pas un mot, pas un cri. Mais sa tête, entre mes mains, brusquement, avait tressailli comme un oiseau blessé. Puis elle ne bougea plus, et il semblait que Madeleine cessât de respirer. Pendant quelques secondes on resta sans parler, et ce fut long, long, ce silence qui dura des secondes! Maintenant, la douleur habitait cette pauvre tête, toujours tiède et toujours pareille dans le creux de mes paumes…

Madeleine, pourtant, fut la première à reprendre sa force.

—Mon aimé, dit-elle, n'est-ce donc que cela? Ne pleure plus. Nous n'aurons pas d'enfants? Mais je t'ai, n'est-ce pas, et tu m'as! Je suis ton enfant, moi, n'est-ce pas, chéri? Tu me dorlotes, tu me gâtes… Est-ce que je ne te suffis pas?

Déjà ce cœur exquis essayait de consoler le mien, et, pour y mieux réussir, s'efforçait de déplacer les peines, en discutant mes regrets, afin qu'on oubliât de constater les siens.

—Tu es bonne, Madeleine. Mais ce n'est pas de moi qu'il s'agit, Madeleine. Ce n'est pas pour moi, le chagrin, c'est pour toi, qui voudrais tant avoir un tout petit à bercer dans tes bras! Pour toi, dont je fais l'âme désolée, pour toi dont la vie est déserte, et je le sais bien, et je le sais trop…

Elle voulut répondre, mais elle ne trouva rien à dire, et je repris:

—Ne me démens pas! N'essaie pas de me démentir, même par charité, car je ne pourrais pas te croire! Penses-tu donc que je ne le connais pas, ton rêve, dont j'ai fait un désespoir? Il te ronge et tu dépéris. Je ne veux pas que ma petite Madeleine tombe malade, plus malade! C'est assez, c'est déjà trop! Tu permettras bien qu'on te sauve la vie! Il faut qu'on te sauve! Eh bien, nous le savons, que le remède, le seul remède capable de guérir Madeleine, nous le savons tous deux, c'est la maternité.

—Mais…

—Ne parle pas, je t'en supplie! Laisse-moi dire. C'est si difficile à dire! Madeleine, voilà des mois que je sais la vérité, en ce qui te concerne, et que j'y réfléchis, et que je discute avec moi-même, sans oser te parler. Il faut pourtant, Madeleine, que tu saches. J'ai tout examiné. J'ai bien pesé, vois-tu, les droits que tu m'as donnés sur ta vie, et qui me font un devoir de te protéger contre tous, même contre moi, même contre toi. Tu comprends bien, Madeleine? Que je doive te sauver, c'est facile à comprendre. Mais alors, aujourd'hui, on me déclare que jamais je ne te sauverai, moi, et qu'il m'est défendu de l'espérer, quant à moi… Alors, Madeleine, il faut que…

—Que?

—Que j'y renonce, à cet espoir! Je t'aime bien, petite Madeleine, je t'aime assez pour renoncer à mon bonheur, car c'est un bonheur égoïste.

—Tais-toi!

—Assez pour te rendre libre comme tu l'étais, et m'éloigner, s'il le faut…

—Jacques!

—Et tu pourrais recommencer ta vie…

—Méchant! Ne parle plus!

—J'arriverai à me consoler, peut-être, en te voyant heureuse.

—Pitié! Tais-toi!

—Heureuse, même par un autre…

—Tu me fais mal! Tais-toi!

—Il faut pourtant bien que je dise, Madeleine…

—Non! Tu es méchant! Tu ne m'aimes pas!

—Je ne t'aime pas!

Je la serrai si fort, dans un tel élan de mon cœur, et ses deux bras me rendirent si tendrement l'étreinte, que nous sentîmes ensemble la puissance infrangible du lien qui nous attachait l'un à l'autre, pour toujours. Le même mot nous monta aux lèvres, en même temps: «Je t'aime!» Et nous pleurâmes ensemble, délicieusement.

—Jamais nous ne nous quitterons!

—Non, jamais!

Dans les baisers, et chacun à son tour, on murmurait:

—Merci!

—Aimons-nous! Tout est bien! Je suis heureuse!

—Je t'aime!

—Je t'aime!

Adorable instant, qui suffirait à payer toute une existence de misères et de regrets!

Pendant toute la semaine qui suivit, il sembla que nous étions plus près encore l'un de l'autre. Madeleine riait, mangeait, vivait: on put la croire en voie de guérison.

—Pauvre aimé, disait-elle, ne te chagrine pas. Nous irons à la campagne, cet été, nous deux, tout seuls, et nous marcherons dans les bois, comme des fiancés: les fiancés n'ont pas d'enfants, et ils sont heureux tout de même…

S'efforçait-elle de rire, pour me consoler? Je le pense. Au bout de trois mois, toute sa gaieté tombait. La campagne n'y fit rien. Madeleine devint nerveuse, impressionnable.

Alors, une nuit, je parlai. J'avais pris sa tête sur mon épaule, et je disais:

—Nous nous aimons si bien, nos cœurs sont si bien l'un à l'autre, Madeleine, que rien ne peut nous séparer, nous éloigner, nous troubler. Rien ne peut faire que je doute de toi, et je ne douterais pas de ton amour, et je ne t'en voudrais pas, Madeleine, si l'enfant qu'il te faut, tu l'avais, Madeleine…

Je l'entendis haleter. Elle murmurait: «Que dis-tu?»

—Mon dieu, tu comprends bien… Je dis qu'un enfant, de toi, ce serait encore toi, rien que toi, et je l'aimerais, Madeleine, bien sûr… Songe donc! Un enfant qui t'aurait sauvée, et qui serait l'enfant de Madeleine!

Elle fit un cri, faible; puis sa tête sur mon épaule devint lourde et ne bougea plus.

Je continuais, expliquant que la trahison et le mensonge, seuls, font la faute, et que d'être victime on n'est pas responsable; que devant une nécessité de sa maladie, mon égoïsme devait se taire; qu'un besoin de la nature ne saurait entacher l'amour ni souiller la vertu; qu'un savant ne peut pas être jaloux d'un remède, etc…

Je parlais, et, sur mon épaule, la tête, immobile et lourde, paraissait écouter avec attention. Je n'entendais même plus la respiration de Madeleine, et, lorsque après avoir parlé longtemps, je sollicitai enfin une réponse, un mot, je m'aperçus que la malheureuse était évanouie.

Mes soins la ranimèrent enfin.

En me voyant penché vers elle, ma femme eut un visage d'épouvante et d'horreur; elle me repoussa de toute sa force, et s'écria:

—Laissez-moi!

Elle regardait loin devant elle, fixe et dure.

—Madeleine, c'est moi… Tu ne me reconnais donc plus?…

Je voulus la prendre dans mes bras, mais elle se dégagea encore.

—Vous m'avez offensée gravement. Laissez-moi. Sortez.

—Tu ne m'as pas bien compris, Madeleine, si tu te fâches…

—Sortez.

Si mal que je connaisse les femmes, je sais qu'il vaut mieux ne pas les contrarier, et je me retirai dans une chambre voisine.

J'étais triste, mais pas un instant, l'idée ne me vint que j'avais pu gâter notre vie toute entière, en une seule minute. Je me disais: «Elle a mal interprété ma pensée; un bon sommeil la calmera.» Mais le lendemain, ma femme m'évitait: j'essayai de lui parler, le plus doucement du monde:

—Madeleine…

Elle se détourna sans répondre, et s'enferma dans son boudoir. A travers la porte, je dis:

—Au revoir, Madeleine. Il faut que je sorte. Tu ne veux pas me dire au revoir, mon petit?

J'écoutais, avec le cœur battant. Pas un mot. Je repris:

—Tu me fais du chagrin. Au revoir, Madeleine.

Je partis, et, au retour, je trouvai, sur ma table, une lettre. A la vue de cette enveloppe et de la chère écriture, j'eus peur. Quand les femmes écrivent ce qu'elles ont à dire, il faut trembler. Je ne le savais pas, mais je le sentis, rien qu'à décacheter l'enveloppe. Et je lus:

«Jacques, vous m'avez fait l'injure la plus grave que vous pouviez trouver, et plus de mal que vous ne pouvez savoir. Le mal, je vous le pardonne à cause de votre inconscience; mais je n'oublierai jamais. Je ne le pourrais pas, même si je le voulais. Je ne soupçonnais point qu'il y eût sur la terre un homme capable de proposer à sa femme la honte et l'abjection. Vous me l'avez appris. Comment ai-je pu jusqu'ici me faire illusion sur vous? Je rougis de vous avoir approché. Le souvenir de notre intimité me fait horreur comme une souillure. Ne croyez pas que je parle dans la colère. Vous avez brisé quelque chose en moi, et ce n'est pas seulement l'amour que je portais à mon mari, c'est encore ma jeunesse et ma vie, toutes les fiertés de mon âme que j'avais confiée à votre garde, et que vous avez salie à tout jamais, par la révélation du vice. Oh! je sais bien ce que vous répondez! Vous ne comprenez même pas votre crime. Vous aviez le désir de préserver ma santé contre je ne sais quelle maladie, n'est-ce pas? Et, parce que vos médecins ont déclaré qu'une maternité serait nécessaire à ma guérison, parce que leur prétendue science (qui me répugne, entendez-vous, monsieur?) vous refuse l'espoir d'être père vous-même, vous avez eu cette ingénieuse idée, bien logique, vraiment, de souhaiter que le premier passant venu… Je n'ose même pas écrire ce que vous avez pu me proposer! Mon Dieu, qu'ai-je donc fait de mal pour subir une telle honte! Oui, je la méprise et je la déteste, la science qui s'arroge le droit d'examiner les plus chastes secrets, et qui ose formuler des remèdes infâmes pour les mystères de l'intimité et de l'amour! De l'amour? Puis-je donc proférer ce mot-là, en parlant de vous? Oui, je l'exècre, la science, qui a dépravé votre sens moral, jusqu'à ce point! Elle a tué en vous toute délicatesse et tout honneur, car je ne veux pas croire qu'un homme, créé par Dieu, vienne au monde avec des sentiments pareils! Je vous fais la grâce de penser qu'on vous a perverti, et que l'habitude de tout regarder à travers le matérialisme de vos théories a pu seule vous conduire à cette dépravation. Vous voyez que je connais vos excuses, et que vous pouvez vous abstenir de les développer vous-même. Elles ne feront pas, d'ailleurs, que le crime ne soit accompli, et, bien loin d'atténuer mon dégoût, elles l'augmentent. Vous n'avez pas compris que j'aimerais mieux mourir cent fois, plutôt que de me prêter à vos combinaisons cyniques. Vous n'avez rien compris de moi, pas même ma tendresse, et j'ai vécu quatre années près de vous, sans que la curiosité vous vînt de savoir qui je suis. Vous avez dit que vous m'aimiez, et vous ne me connaissez même pas! Quand j'y songe, une sueur de honte me monte au front. Pendant quatre ans, alors que je me croyais aimée, j'ai été votre chose et votre jouet! Et cela doit vous sembler tout simple de consentir à ce que n'importe quel autre vous remplace dans un acte qui fut banal pour vous et qui n'avait, à vos yeux de savant, que l'importance d'une fonction naturelle! Où suis-je tombée? Maintenant je le sais: tandis que vous m'entraîniez dans votre ordure, je pensais m'enlever au ciel, et ma stupide naïveté s'extasiait dans le sacrifice de mon corps et de mon âme! Je me croyais au paradis, et j'étais dans la fange! Quel réveil! Non, vous ne m'avez jamais aimée, et vous ignorez ce que c'est que l'amour! Vous m'avez trompée et jouée pendant quatre ans! C'est fini. Je vois clair en vous comme dans mon passé, et je voudrais être morte sans l'avoir vécu. Ne suis-je pas morte, d'ailleurs? Je sens que vous m'avez tuée. Cela doit vous importer peu. Il convient cependant que vous le sachiez, afin de m'épargner toute tentative d'explication ou de plaidoirie. Je ne vous connais plus. Je ne vous déteste même pas. Et je ne vous dis même pas adieu, car vous n'existez déjà plus. Je vous dis seulement ma décision…»

Ici, la lettre s'arrêtait; puis, d'une autre plume, elle reprenait, plus calme, et l'on voyait que la malheureuse enfant, alors qu'elle annonçait sa décision, ne la connaissait pas elle-même, et qu'elle avait dû s'interrompre pour réfléchir.

Et moi, arrivé à ce point de ma lecture, je la voyais, pensive et douloureuse, cherchant dans sa pauvre tête malade; et je voyais son visage pâle et défait, ses yeux plus bleus qu'à l'ordinaire, dans leurs orbites bistrées par la fatigue; et je voyais ses cheveux dénoués, coulant sur son peignoir, à flots; et ils coulaient comme des larmes.

Alors, moi aussi, bien que ne croyant pas en Dieu, je murmurais: «Mon Dieu!» Atterré, je songeais, sans pouvoir penser, et j'étais plein d'épouvante, plein de remords aussi, car, bien évidemment, j'avais fait du mal, et je m'en apercevais trop tard.

Comme Madeleine s'arrêtant d'écrire, j'avais arrêté ma lecture: les lignes noires se brouillaient sous mon regard, et je demeurai longtemps dans une sorte d'hébétude. Puis, machinalement, je poursuivis.

Dans la seconde partie de sa lettre, ma femme déclarait ne point vouloir demander le divorce, contraire à ses principes. Elle se retirerait dans sa famille et ne me verrait plus…

Elle avait signé la lettre de son nom ancien, le nom de son père, et du prénom adoré, elle n'avait mis que l'initiale…

C'est bizarre: la sincérité dégage, sans nul doute, une électricité psychique, car je n'eus pas, un seul instant, l'espoir de me disculper et de reconquérir Madeleine. Une sensation d'irrévocable m'avait pris et me possédait tout entier. Je contemplais la lettre comme un gouffre sans fond, et j'avais le vertige, et je me sentais tomber, tomber, avec Madeleine, et pourtant séparé d'elle, au fond de ce gouffre: et nous étions morts tous les deux.

Ah! ma vie, jusqu'alors, avait été trop belle, trop bonne! Faut-il qu'avec un mot on puisse ruiner tant de choses et tuer deux êtres à la fois?

Quand un peu de force me revint, je me levai, allant vers la chambre de Madeleine. Je vous ai dit que je n'espérais pas la fléchir mais j'allais tout de même. Sans doute, l'instinct de la conservation me poussait comme une bête. D'ailleurs qu'aurais-je pu dire pour ma défense, puisqu'on se comprenait si mal?

La chambre de Madeleine était vide. La servante me dit:

—Madame est sortie.

—Quand rentrera-t-elle?

—Madame n'a rien dit.

Je courus chez mon beau-père.

—Je ne sais pas ce que vous avez pu lui dire, mais vous avez eu tort, mon ami. La pauvre enfant est toute bouleversée. Vous n'allez pas vous affoler aussi! Eh quoi? Mon grand savant est-il donc si mal en équilibre? Cette sagesse, qu'en fait-on? Voilà que vous vous énervez comme ma fillette! Ayez un peu de patience et de calme. Tout s'arrangera. Je connais les femmes.

Hélas! il ne les connaissait pas plus que moi! Puis, est-ce que cela existe, les femmes? Est-ce qu'on peut établir, dans la classification des êtres, une catégorie qui s'appelle: les femmes? Chacune est femme pour son compte, et ne ressemble pas aux autres.

Bien plus, je crois que chacune est, à elle seule, plusieurs femmes tour à tour, et que des âmes nouvelles se succèdent en chacune.

La mienne en a donné la preuve.

Brusquement, elle est devenue autre; une seconde âme s'est installée en elle. La pauvre petite l'avait dit: Madeleine était morte! Une secousse trop violente avait renversé son esprit, qui se rénova.

Quand la crise de douleur fut passée, elle ne parut garder aucun regret, aucun souvenir. On m'a rapporté qu'elle se montrait calme, et même gaie, plus gaie qu'auparavant. Ses parents pensèrent, d'abord, qu'elle jouait une comédie de sérénité. Mais ils se trompaient: cette tranquillité était sincère, et bientôt on le reconnut.

—Je n'y comprends rien, disait son père.

Et moi, j'entendais tout cela sans plus essayer de comprendre.

J'attendais un changement nouveau, car l'espoir ne meurt jamais.

Mon beau-père essaya de nous rapprocher, mais vainement.

—Ce sera pour plus tard, dit-il.

—Oui, répondis-je, plus tard…

J'y croyais un peu, pas beaucoup: sait-on ce qu'on croit et ce qu'on ne croit pas?

J'appris avec bonheur que la santé de Madeleine s'améliorait de jour en jour.

L'hiver suivant, ma femme reparut dans le monde, et cela me surprit un peu: je l'avais connue casanière, et jalouse de recueillement.

—C'est étonnant comme elle change, disait son père.

Elle dînait en ville, suivait les spectacles, assistait aux soirées dansantes, et dansait…

Puisqu'elle semblait jouir de l'existence adoptée par elle, n'était-ce pas au mieux? Je me disais: «Elle n'est point heureuse, mais, du moins, elle s'amuse, elle se distrait. Je suis seul à souffrir, et c'est une consolation.»

Elle avait interdit de prononcer mon nom; elle ne parlait plus de moi et même paraissait ne plus penser à moi.

J'attendais toujours, et je travaillais pour penser moins.

Au bout d'un an, je sus que la pauvre chérie devenait de plus en plus mondaine, joyeuse de tout, accueillante à tous les plaisirs; d'elle, on citait des mots alertes, et souvent même un peu légers.

Les gens concluaient: «Elle a beaucoup d'esprit.»

Son père avouait: «Elle rit sans cesse.»

Cependant, elle se fâcha une fois, quand il lui demanda: «Eh bien, Madeleine, n'est-ce pas assez, maintenant? Jacques n'est-il pas en pénitence depuis assez longtemps?» Son visage, paraît-il, devint dur, et, d'une voix sèche, ma femme répliqua: «Vous m'aviez laissé espérer que jamais le nom de cet homme ne serait prononcé devant moi. Si je pensais que le fait dût se produire à nouveau, je préférerais me retirer.»

J'avais peine à croire que Madeleine eût ainsi parlé à son père.

—Si, me dit-il, elle l'a fait.

—Je ne la reconnais plus dans ces mots-là.

—Ni moi. J'ai une autre fille.

—Peut-être je n'ai plus de femme…

—Vraiment, mon ami, je commence à le craindre.

Nous parlions ainsi, à mi-voix, comme dans une chambre mortuaire. Le père de Madeleine était aussi triste que moi.

—Je ne peux rien, dit-il, je ne pourrai rien; je le sens: il y a quelque chose de cassé.

Je répondis:

—C'est bien vrai, qu'elle est morte…

Il hochait la tête. Nous nous tûmes alors, tous les deux; le silence était pénible; à la fin, mon beau-père reprit:

—Voyez-vous, cher ami, je crois comprendre. Ce sexe-là n'est pas fait comme le nôtre. Il a des métamorphoses profondes: vous avez connu la jeune fille, et, maintenant, la femme est sortie de la chrysalide.

Assis face à face, nous étions gênés l'un et l'autre. Il partit enfin, et resta six mois sans reparaître.

Un jour, il arriva chez moi.

—Je dois venir, mon cher ami, si pénible que ce soit, vous apprendre…

—Quoi?…

Il m'apprit que Madeleine était enceinte.

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