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Les naufragés

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UNE CRÉATURE BIZARRE

La villa de ses parents était proche de la nôtre. Elle, mon frère Octave et moi, avons fait ensemble bien des tas de sable sur la plage, quand nous étions petits. Chaque été, aux vacances, on revoyait Olga. Je ne l'ai jamais aimée, à vrai dire. Même, elle me déplaisait fort, et nous nous querellions avec plaisir. Je la connais bien. Je la connais trop. A dix ans, Olga s'aperçut qu'elle avait de grands yeux verts et des cheveux très blonds. Dans la rue, on se retournait pour la regarder, et les gens disaient: «Oh! la jolie fillette!» Invariablement, quelqu'un répondait: «Elle est bizarre.» Olga entendait tout, et pensait:

«Je suis bizarre.» Si elle apercevait son visage dans une glace, elle concluait: «Il est bien vrai que j'ai une tête bizarre.»

En effet, l'extrême blancheur de son teint, la rare pâleur de ses cheveux, l'étonnante limpidité de ses yeux glauques constituaient un ensemble d'étrangeté précieuse, inquiétante. Ses yeux clairs étaient impressionnables à tous les reflets, comme des miroirs, et changeaient de couleur, selon qu'on était dans un bois ou sur le bord de la mer: quand Olga s'habillait de noir, ils étaient verts; une robe bleue les rendait bleus, et le soir, aux lumières, ils devenaient jaunes, en or liquide.

A douze ans, la petite fille, instruite par les propos entendus, avait déjà dans son tiroir tout un jeu multicolore de rubans et changeait de parure pour diversifier ses yeux. Tout d'abord, elle alternait les tons, au hasard; mais bientôt elle s'étudia à les choisir pour donner à ses regards une couleur en harmonie avec les sentiments qu'elle prévoyait pour la journée. Au moment de sa première communion, elle ne porta que du bleu, pour mettre dans ses prunelles une pureté céleste: elle fut la plus angélique des communiantes, et le succès qu'elle obtint en revenant de la Sainte-Table influa sur toute sa vie, car elle résolut alors de cultiver avec grand soin le mensonge des apparences: et, ce matin-là, le cabotinage, pour toujours, s'installa dans son âme.

Elle résolut d'être bizarre, comme son aspect, et changeante, comme ses yeux. Puisqu'elle ne ressemblait pas à tout le monde, rien ne lui parut plus désirable que de ne ressembler à personne. A quinze ans, elle décréta l'horreur de la banalité, en conçut la haine, et délibéra de ne rien admettre en elle de ce qu'on admet à l'ordinaire. Elle s'y appliqua avec soin.

A vrai dire, elle était douée. Tout cela n'eût été que des mots si la nature ne l'avait, par avance, organisée merveilleusement pour la perversité. Son grand-père maternel était mort en odeur d'alcoolisme, et sa mère, à qui l'on reprochait quelques amants, n'avait jamais su leur demeurer fidèle.

L'éducation d'Olga avait été fort négligée; elle se développa elle-même, c'est-à-dire selon ses instincts; elle y ajouta quelques lectures, plutôt scabreuses, et certes, elle savait à quoi s'en tenir sur toutes matières. Comparant alors la réserve du monde et sa bonne tenue aux renseignements plus sincères qu'elle avait recueillis dans les feuilletons et les manuels de médecine, elle conclut que la vie possède deux faces: celle qu'on cache et celle qu'on montre. L'hypocrisie sociale lui fut ainsi révélée, et, comme elle avait décidé de ne point ressembler aux autres, elle détesta l'hypocrisie.

Désormais, elle afficha en lettres capitales, sur les murs de son jeune cerveau, le mépris des autres, de tous et de tout.

Elle s'attacha particulièrement à constater la polygamie réelle de nos mœurs sous notre apparente monogamie: elle y réussit maintes fois. Elle étudia les auteurs qui ont méprisé l'homme: elle se détourna des romans, parce que tout le monde lit des romans, et se livra aux moralistes amers, aux poètes gastralgiques; les philosophes eux-mêmes complétèrent son initiation. Mais cette pâture âpre était trop violente pour elle: elle perdit peu à peu tout ce que ses lectures corrodaient l'une après l'autre, et ne mit rien en place, que des formules. Essentiellement femme, elle s'assimilait les phrases avec une facilité qui la grisait: ce fut une ivresse, une orgie, et ce petit crâne tournoya d'orgueil, au son des paroles qui circulaient en lui. Elle les avait si bien retenues et faites siennes, qu'elle ne se souvenait plus de les avoir apprises, et qu'elle pouvait, en les relisant chez l'auteur, éprouver la jouissance d'une rencontre intellectuelle avec les plus vastes esprits.

—Je suis bizarre!

Pourtant la malheureuse, qui se prétendait nourrie de grandes idées, n'en était que vêtue: elle ne les portait point en elle, mais sur elle, comme une tunique qui la faisait magnifique; et, dans le fond de son être, il n'y avait plus que le vide.

Sur cette solide base de néant, elle dressa l'échafaudage de son existence. Prenant le contre-pied de tout, elle considérait une chose acceptée par le monde comme une erreur à réprouver, une hypocrisie à fuir. Tout est mal ici-bas! Donc, pour atteindre au bien, il suffit de savoir ce que prescrit la société humaine, et d'agir à l'inverse; toutes les prohibitions nous indiquent infailliblement nos devoirs et nos droits, et ce que le monde défend, on peut être assuré que la raison le souhaite.

Elle argumentait ainsi, d'une voix charmante, et s'amusant très fort de scandaliser la famille et la bourgeoisie.

—Je suis une révoltée!

Au début, elle n'avait formulé ses théories que pour le plaisir d'étonner, mais à force de les entendre répéter par sa douce voix, elle finissait par les vénérer: car la jeunesse, en dépit de tout, a besoin d'une sincérité quelconque.

Olga devint grande fille et s'admira de plus en plus. Le soir, avant de se coucher et quand elle était nue, (puisque les jeunes filles ne se mettent point nues), elle contemplait dans sa psyché cette créature bizarre, spéciale, unique, ce monstre délicieux et déconcertant qu'elle allait être dans la vie: elle s'encourageait d'un sourire, se récompensait d'un baiser que, du bout des doigts, elle envoyait à son image, et s'aimait.

Il fut alors bien convenu qu'elle se moquerait de tout, du scandale, du monde, de la loi, et qu'elle vivrait enfin, qu'elle vivrait intensément! Faute d'écrire, elle aussi, des œuvres subversives, elle en mettrait toute l'âme dans ses actes, et cela vaudrait mieux encore!

—On s'ennuie tant et l'existence est si banale!

Elle s'efforçait donc de compliquer la vie, d'y introduire des coups de théâtre, supérieurement littéraires, et elle poussait au drame les moindres aventures, afin de se récréer en des émotions insolites, violentes, s'il était possible. En rêve, elle combinait pour son avenir des chances anormales et s'arrangeait une destinée illustre: son passage étrange sur la terre devait marquer dans la mémoire des siècles! Pourquoi non? Elle en méritait l'honneur, elle qui différait de la foule à la manière des grands hommes! Elle décida d'être héroïne, sans néanmoins savoir de quel drame ou de quel roman, ni même si elle aurait le rôle sympathique. Elle se distinguerait par ses amours dévergondées, ou par sa froide austérité: peu importait pourvu qu'elle se distinguât. L'existence de Béatrix est aussi peu banale que celle de madame Lafarge, et la belle Olga ne considérait point comme inadmissible l'hypothèse d'aller jusqu'au crime ou jusqu'au martyre.

Comment je sais tout cela? Elle me l'a dit. Il lui plaisait de se confesser, et de me raconter ses idées ou ses rêves; non pas qu'elle eût besoin d'épanchement: elle révélait ses pensées intimes, parce que d'ordinaire on les cache.

J'étais d'ailleurs devenu, sur le tard, son confident, son ami, son frère d'élection: elle m'accorda ce titre, un soir, tout à coup, près d'une fenêtre ouverte, et nous eûmes, dès lors, des rendez-vous fréquents: on se retrouvait dans le bois, puisque c'est illicite, et l'on y devisait de questions transcendantes, puisque d'autres couples eussent différemment profité de la solitude. Dès le premier jour, j'avais cru devoir, par politesse, tenter quelques approches; mais Olga m'avait repoussé: «Fi! disait-elle, que c'est banal!»

On rencontra un ruisseau, et Olga, hautement retroussée, se baigna devant moi, jusqu'aux genoux.

—Que penseraient les imbéciles, dit-elle, s'ils nous voyaient?

Alors je m'enflammai tout de bon, et la coquette fit de son mieux pour me troubler davantage.

Mais, dès le premier geste, elle m'accabla de dédains:

—Oh! cher, vous m'attristez! Moi qui vous espérais différent des autres!

Le souvenir de ce que j'avais entrevu m'obséda durant quatre nuits, et, la saison aidant, je devins amoureux. Quand elle le sut, elle éclata de rire:

—Est-il possible? Je ne suis pas une de ces femmes que l'on aime!

—Vous?

—Je suis de celles que l'on adore.

Je faisais fausse route et je le compris.

J'affectai désormais l'indifférence. Au bout d'une semaine, elle s'impatienta.

—Eh bien, cher? Comment se porte votre amour?

—Il diminue, il s'en va. Je suis un sage.

—Tu mens! Car je rends fou.

Ce jour-là, elle se baigna toute nue, et m'ordonna de l'essuyer, au sortir de l'eau. Elle reçut mes soins avec autant de calme que si j'eusse été une vieille nourrice. J'épongeais sur son corps lumineux les brillantes gouttelettes, et quand mes lèvres venaient au secours de mes mains, elle n'avait pas l'air de s'en apercevoir.

Je dis: «Nous sommes, auprès du ruisseau, Daphnis et Chloé.

—Non, dit-elle: Paul et Virginie, qui furent chastes.»

Avec le plus grand sérieux, elle me pria de me retirer à l'écart, pour qu'elle pût se vêtir décemment. Sa froideur me parut blessante pour l'honneur de mon sexe, et je résolus d'y répondre avec dignité: je pris la mine d'un homme qui ne regrette rien, et je m'éloignai en allumant une cigarette.

Après quelques minutes, elle me rejoignit, et proféra sentencieusement:

—Tu me plais. J'y réfléchirai.

Mais elle commençait à me déplaire, et je revins à Paris.

De tout l'automne, de tout l'hiver, je n'entendis parler d'Olga, et je l'oubliais, lorsque, au printemps, elle m'écrivit. Elle désirait me voir, me parler d'une affaire grave, et m'annonçait sa visite, pour mardi, trois heures.

Très exacte, et même avec deux minutes d'avance (puisque les femmes arrivent en retard), je la vis qui descendait de voiture: elle était enveloppée d'une longue pelisse rose, comme au sortir d'un bal. Elle entra, s'assit, ôta son chapeau.

—Je viens, ami, t'annoncer une grande nouvelle: je me marie.

—Ah?

—Point de compliments: j'épouse un sot. Il est riche et m'adore. Pour éprouver la puissance de ma domination, je lui ai déclaré qu'il ne serait pas mon premier amant. Il a pleuré, se résigne et persiste. Donc, il m'aime comme j'entends être aimée: c'est bien, et je l'épouse. Mais je ne veux pas avoir menti, et je ne veux pas non plus qu'un sot ait ma virginité. Je te l'apporte.

Tranquillement, elle dénoua son manteau rose et l'ouvrit tout grand: elle était, en dessous, complètement nue.

Son visage et ses yeux restaient graves, sans émotion. Elle me regardait la regarder, et savourait mon étonnement.

Puis, elle dit avec simplicité:

—N'est-ce pas que je suis une créature bizarre?

*
*  *

Olga s'était donnée à moi, vierge, et c'était là, certes, un superbe présent; mais elle me le reprit aussitôt. Au moment du départ je demandai, comme on fait d'ordinaire:

—Quand te reverrai-je?

Elle répliqua:

—Jamais.

—Quoi? Jamais plus!

—Jamais plus, dans le sens biblique… Mais en soirées ou à dîner, chez moi.

—Tu veux?…

—Je ne veux rien, au contraire, et vous montrerez du tact en ne me tutoyant pas, mon ami. Vous savez que les lois du monde m'offusquent et me révoltent; je proteste contre elles. Il m'a plu de n'offrir mon baiser virginal qu'à un homme de mon choix, et digne d'une telle offrande: mon fiancé ne la méritait point, et je suis bien tranquille, car il ne l'aura pas. Qu'en pensez-vous?

J'imaginais l'avoir éblouie d'extase, et légèrement vexé, je répondis:

—J'ai fait de mon mieux pour vous servir.

—Et je vous remercie. Mais que nous recommencions ce jeu, et que vous deveniez mon amant, cela serait, avouez-le, d'une banalité navrante. Je n'y consentirai pas.

Elle me tendit la main, comme un galant homme après le duel, et ajouta:

—Nous redevenons amis, n'est-ce pas, et tout est effacé? Je vous estime: j'aurai sans doute besoin de vos conseils, et vous ne me les refuserez pas; mon futur mari est un sot, je vous l'ai dit, et je prévois certaines questions délicates à résoudre. Au revoir.

Je m'approchai d'elle pour un dernier baiser, mais, en devinant mon geste, elle recula d'un pas.

—Non, fit-elle.

Puis, elle sourit avec indulgence.

—Je vous pardonne, homme que vous êtes, d'oublier déjà nos conventions. Ne recommencez plus, je vous en prie, car vous me peineriez.

De nouveau, elle me tendit la main, mais en femme, cette fois, et je posai mes lèvres sur le bout de ses doigts.

—Ceci est mieux. Je vois avec plaisir que vous me comprenez.

—Vous êtes une créature bizarre.

—Oh! oui!

Elle se tint promesse, et, quand je la revis, elle m'accueillit avec le calme et la politesse d'une indifférente.

—Olga, Olga, je n'en parle pas, mais j'en rêve!

—Il est permis de rêver.

—Je vous en supplie, revenez…

—Où donc, mon ami?

—Dans la petite chambre, Olga…

—Depuis quand propose-t-on des rendez-vous aux jeunes filles? Vous vous méprenez, mon cher, et si vous tenez tant soit peu à ma sympathie, vous éviterez de m'offenser davantage par des invitations blessantes.

—Blessantes, Olga? Elles ne le seraient plus…

Olga daigna sourire, et baissa les yeux.

—Avez-vous donc gardé, mon amie, un mauvais souvenir de l'heure?…

Elle m'interrompit:

—J'ai fait un rêve, de mon côté; et, puisque votre vanité s'y intéresse, je veux bien avouer que ce rêve fut agréable et charmant, que je le renouvellerais sans douleur.

—Alors?…

—Vous savez bien que j'ai horreur de la banalité. Parlons d'autre chose.

—Soit, mademoiselle.

—Vous êtes un ami déplorable. Vous ne me demandez même pas des nouvelles de mon mariage!

—Comment se porte votre mariage, mademoiselle?

—Bien; on publie les bans dans huit jours.

—J'ignore quel est l'heureux mortel…

—Ceci est un secret.

—Même vis-à-vis de moi?

—Pourquoi non? Je dirais volontiers: vis-à-vis de vous bien plus que nul autre.

Elle baissa les yeux pour la seconde fois, et sourit. Puis, toujours souriante, elle me regarda en face:

—Mes parents et mon fiancé sont, avec moi, les seuls à connaître le projet arrêté, car mon fiancé n'a ni père, ni mère, ni autres ascendants.

—Comme moi. Serait-ce moi?

—Je vous refuserais, mon cher, car nous ferions ensemble le plus sinistre ménage. D'ailleurs, je vous ai dit que j'épousais un sot.

Je saluai:

—Vous êtes trop bonne.

Elle fit une révérence:

—Je suis juste.

—Donc, l'élu de ce petit cœur…

—De cette petite main, c'est assez.

—L'élu vous obéit?…

—Aveuglément comme il me plaît être obéie, et militairement, car il est soldat.

—Je n'imagine guère, pour une Olga, l'existence des garnisons et des garnis.

—Mon futur démissionne, pour m'obéir.

—Compliments!… Et ce fils de Mars garde en face de tous le secret de son bonheur prochain?

—De tous, comme j'ai prescrit. La publicité qu'on a coutume de donner aux noces est une chose révoltante, et qui froisse la pudeur. Il faut réagir contre les mœurs barbares du temps passé; il appartient aux gens tels que nous de proposer le bon exemple à leurs contemporains, qui l'imiteront tôt ou tard. C'est pourquoi nous serons assistés de nos quatre témoins, qui suffisent.

—Je n'aurai donc pas cette joie de vous contempler à l'autel, dans votre robe blanche?

—Qui sait?

—Songeriez-vous à m'offrir l'honneur d'être votre témoin?

—Qui sait?

—A moins que vous me destiniez le rôle d'assister votre époux?

—Peut-être.

—Merci bien! Je connais votre amour du bizarre, mais, quant à ces fonctions-là, ne comptez pas sur moi. Je refuserais.

—Qui sait?

Elle souriait. Mais il y eut alors un silence de gêne, et, pour y mettre fin, je cherchai quelque chose à dire.

—Vos parents, ma chère Olga, se prêtent à cette fantaisie d'un mariage en catimini?

—Ils se prêtent à tout ce que je désire, mon cher, et je m'étonne, quand vous les connaissez depuis quinze ans, que vous posiez une question si banale.

—Le prétendu, sans doute, est riche?

—L'épouserais-je s'il était pauvre?

—Vingt-mille, trente mille francs de rente?

—Quinze.

—Comme moi! Décidément, il me ressemble beaucoup, ce fiancé.

—Pourvu qu'il ne soit pas vous, que vous importe s'il vous ressemble un peu?

—Vrai? Il me ressemble?

—J'ai dit: «Un peu.»

—La taille?

—Sensiblement la même.

—C'est un bel homme. Les yeux?

—Bruns, comme les vôtres: plus de douceur et moins de finesse.

—La barbe et les cheveux?

—Sont pareils, mais la coupe en diffère. Nous ne portons que les moustaches.

Une idée brusque me traversa l'esprit; je la repoussai bien vite, comme ridicule et folle. Mais l'angoisse avait été forte, et je croyais l'avoir chassée, que déjà elle revenait. Aussi, presque malgré moi, je posai une question dernière:

—Et la voix, Olga?

—Oh! la voix, toute pareille!

Je m'étais levé, anxieux.

—Olga!

—Qu'y a-t-il, cher ami?

—Olga, vous vous amusez de moi, n'est-ce pas?

—Beaucoup.

—Olga, vous voulez rire?

—Oui.

—Et ce fiancé mystérieux, dont vous cachez le nom, n'est pas, j'espère…

Elle reprit avec hauteur:

—Quand je cache ce nom, chercherez-vous à le connaître?

Un peu vivement peut-être, je la saisis par le coude.

—Dites-moi!

Mais d'une secousse violente, elle m'échappa.

—Monsieur!… De quel droit, je vous prie, osez-vous porter la main sur ma personne?…

Elle ajouta, froide, ironique et sèche:

—Je vous demande pardon, monsieur, d'avoir à vous fausser compagnie; je suis attendue chez ma couturière, et vous imaginerez bien qu'une femme ne consente pas volontiers à manquer de tels rendez-vous.

Elle m'honora d'une rapide inclinaison de tête, et sortit, me laissant là, seul.

Je revins chez moi, fort inquiet d'une hypothèse.

—Cette fille est capable de tout!

Dans l'antichambre, mon domestique m'accueillit par une phrase qui me fit peur:

—Le capitaine attend monsieur.

Mon frère était là, en effet, et tout de suite il me dit:

—Je viens t'annoncer deux grandes nouvelles: je démissionne et je me marie!

—Tu épouses…?

—Ne me demande pas son nom; j'ai promis le secret. Rassure-toi: elle est d'excellente famille, et tu la connais. Mais, par une pudeur que j'approuve, elle ne veut personne à sa noce. Nous nous marions dans un mois; je l'aime à la folie, et tu es mon premier témoin.»

L'habitude du commandement porte les militaires à s'exprimer en des formules décisives qui souvent font passer un petit frisson dans le dos. Jamais, d'ailleurs, mon frère n'avait parlé si net.

—Dis-moi, Octave, n'est-ce point… Olga… que tu épouses?

—Qui te l'a dit?

—Un soupçon…

—Eh bien, oui! J'épouse Olga.

Son verbe âpre et ferme indiquait une de ces résolutions martiales contre lesquelles on ne lutte point. Il disait: «J'épouse Olga», comme il eût dit: «Je prends le bastion!» Et cela signifiait: «J'y laisserai ma peau, s'il est besoin, mais la chose sera!»

Le pire, c'est que mon frère, nature passionnée, mais timide avec les femmes, n'avait dans son passé que des aventures faciles, sourires de garnison, à tant par heure, et que la belle Olga s'imposait en lui avec toute la puissance du premier amour complet: exquisement femme, elle le tenait par l'admiration autant que par le désir.

—Il est décidé depuis longtemps, ce mariage?

—Quinze jours ce soir.

J'étais l'amant d'Olga depuis quatorze jours. Elle m'avait donc choisi le lendemain de ses fiançailles, et uniquement parce qu'elle épousait mon frère; elle n'avait caché ce projet de mariage que pour nous placer tous les trois en présence d'un fait accompli. Maintenant, elle regardait: nous allions, Octave et moi, lui donner une comédie des Atrides, nous entre-dévorer pour elle.

—Toi, tu es mon amant; toi, tu es mon fiancé. Débrouillez-vous.

Les personnages étant posés, elle attendait le dénouement.

Mais que dire, moi? Avouer tout, et trahir le secret d'une femme? Parbleu! je l'aurais osé sans scrupule, car Olga ne méritait guère les ménagements d'un honnête homme. Mais mon frère était capable, en rentrant chez lui, de se faire sauter la tête, et c'était assurément là une des solutions prévues par l'héroïne: «Un amant s'est tué pour moi!»

D'angoisse, de rage concentrée, d'impuissance, je tremblais devant Octave, et je lui dis, à la fin:

—Écoute, réfléchis bien; j'ai peur pour toi. Olga ne me semble pas être la compagne qu'il te faut…

—Je l'aime.

—L'existence de province, la vie de garnison, pour elle, seront pénibles…

—Je démissionne.

—Tu brises ton avenir…

—Je l'installe.

—Après ta démission, que feras-tu?

—Un heureux.

—Voyons, permets-moi de te dire… Olga, es-tu bien sûr?…

—De quoi?

—De son passé.

Il devint sombre, et s'efforça de sourire en répondant:

—J'en suis trop sûr.

Alors, comme je me détournais de lui, il se rapprocha, et, d'une voix sifflante, il me demanda:

—Pourquoi poses-tu cette question? Tu sais quelque chose? On sait quelque chose?

—Mon Dieu… Non… C'est-à-dire…

—Parle!

—Eh bien! je ne crois pas… à franchement parler… que… Je crois…

—Tu ne sais rien! Tu supposes!

—Oui, voilà le mot: je suppose!

—Je ne tolère pas qu'on suppose!

—Si pourtant Olga…

—Je t'autorise à dire: Mademoiselle Olga!

—Eh! Demoiselle! qui sait?

Il me saisit le poignet gauche, qu'il serra de toute sa force, et, les sourcils froncés, menaçant, il dit, à voix plus basse encore:

—Oui, demoiselle, entends-tu? Parce que je le veux! Et, si le terme n'est pas juste, c'est affaire entre elle et moi, entends-tu? Une affaire qui ne regarde personne, pas même toi, entends-tu?

—Mais, Octave, tes propos même… On penserait que, toi, tu sais quelque chose?

—Tu as voulu me le faire dire, et tu finasses! Je ne suis pas de taille à lutter avec vos roueries, je m'en flatte! Oui! je sais! Et je sais parce qu'Olga, plus honnête que vous tous, m'a dit la vérité!

—Elle t'aurait avoué?…

—Tout!

—Quand cela?

—Loyalement, le jour de nos fiançailles!

Donc, Olga ne m'avait pas menti: elle avait confessé la faute, quand la faute n'était pas encore commise, mais seulement résolue dans son esprit!

—Et tu acceptes?

—Je pardonne.

—Du moins, elle ne t'a pas cité le nom?

—Je refuse de le connaître! Je tuerais cet homme-là.

Il se fit un silence qui dura des minutes et qui me parut durer une heure entière. Octave allait par la chambre, prenait sur les meubles des bibelots qu'il regardait d'un air féroce, et qu'il rejetait avec colère. Tout à coup, il me cria:

—Comment sais-tu? D'où sais-tu? A part l'homme, personne ne sait. Elle me l'a dit. Il faut donc que l'homme ait parlé. S'il a parlé, je le tue! Qui t'a parlé?

—Je ne sais rien que d'Olga elle-même…

—Ah! tu es son confident? son confesseur? Je m'en doutais, mais je ne me doutais pas que tu gardes si mal les confidences d'une femme!

—Je…

—Assez! Tu joues là un vilain rôle, je t'en avertis, et, à ta place, je me tiendrais pour un pleutre!

Exaspéré, j'allais tout dire; mais il me coupa la parole:

—Oui, un pleutre!

Il sortit et claqua la porte.

Dans les cas difficiles, la plupart des hommes, sous prétexte de réfléchir, se tiennent immobiles et ne pensent à rien. Je demeurai une heure dans mon fauteuil et je conclus finalement qu'une seule chance me restait d'empêcher ce désastre: il fallait supplier Olga, lui montrer son crime, la fléchir, obtenir d'elle une rupture. J'espérais peu, mais je courus vers la jeune fille.

Elle me fit attendre un long quart d'heure, cérémonieusement, avant de me recevoir, et, dès les premières phrases, elle m'interrompit:

—Je crains de vous comprendre, dit-elle. N'insinuez-vous pas que j'aie eu un amant?

—Certes!

—Vous vous trompez, mon ami.

—Quoi! Vous m'osez soutenir en face?

—Ce que soutiendrait comme moi celui que vous soupçonnez, mon cher, pour peu qu'il fût galant homme.

Elle se campa avec dignité, les doigts sur le bord d'une table, et ajouta:

—Un galant homme oublie, surtout s'il en a fait serment.

—Les serments qu'on fait à une créature telle que vous…

—Votre insolence se double de lâcheté, monsieur, parce que vous croyez parler à une femme sans défense. Mais vous vous trompez encore.

Théâtralement, elle souleva une portière, et, se tournant vers la pièce voisine, elle proféra:

—Venez.

Mon frère entra.

—Octave, lui dit-elle, ceci n'est point combiné, puisque je ne vous attendais ni l'un ni l'autre: mais ce hasard me plaît, car j'aime les situations nettes.

Elle prit un temps, et fit deux pas, comme au théâtre.

—Octave, reprit-elle, je vous aime, pour votre droit et simple caractère. Je vous ai confessé ma faute et vous l'avez noblement pardonnée. Un homme indigne de moi a pu m'abuser un jour, et vous jugerez s'il est également indigne de votre colère, lorsque vous saurez qu'à présent il m'ose menacer de vous révéler mon secret.

Je demeurai immobile, ahuri par tant de cynisme. Mon frère, immobile aussi, regardait sans parler, peut-être sans comprendre.

Elle nous examina tour à tour, satisfaite, mais grave, puis elle reprit:

—Octave, je vous rends votre parole: vous êtes libre de vous retirer, pour ne plus jamais me revoir. Si, par ma franchise, je perds votre amour et brise notre bonheur, je garderai au moins la consolation d'avoir fait mon devoir tout entier. J'achève donc de le remplir.

Elle fit encore deux pas.

—Connaissant ma faute, vous aviez le droit de me demander un nom. Vous n'avez pas voulu: on me force à vous le révéler. Vous savez maintenant ce nom.

Elle étendit un bras vers moi, et baissa la tête avec une humilité de Madeleine repentante.

Mon frère cria:

—Toi! C'est toi!

Je ne répondis point. Olga releva la tête, puis, lentement, respectueusement, elle l'inclina de nouveau vers son fiancé, et dit:

—Octave, jugez entre nous, et choisissez.

Mon frère me hurla:

—Va-t'en!

Du seuil, je les vis, lui, debout et le bras tendu, elle, toujours inclinée dans l'attitude du respect.

Je ne les ai jamais revus. Ils sont mariés, heureux peut-être. Olga est si bizarre qu'elle a pu concevoir ce plan, tout aussi bizarre qu'un autre, de devenir une épouse modèle; et ceci l'amuserait sans doute, elle qui veut ne ressembler à personne, de ne même plus ressembler à Olga.

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