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Les naufragés

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LE TÉMOIN

—Un lâche, dites-vous? Je suis un lâche? Non, monsieur, je ne suis pas un lâche! J'aime ma tranquillité, voilà tout, et j'en ai bien le droit. J'ai assez vécu pour apprendre que la meilleure façon de vivre en paix est de passer inaperçu: quand on ne s'occupe pas des gens, les gens ne s'occupent pas de vous. A se mêler de leurs affaires on ne gagne que des coups, et je n'ai pas envie de recevoir des coups, moi! Je suis un bon père de famille, qui tient honnêtement son commerce, et je peux dire que je n'ai jamais fait tort à personne, d'un sou, non, monsieur, pas même d'un sou. J'élève mes enfants et je les ai nourris, ainsi que leur mère, sans qu'on puisse dire ça sur mon compte! Et j'irais, à mon âge, me fourrer dans une affaire louche, une affaire de cour d'assises, oui, monsieur, de cour d'assises, au risque de voir mon nom sur les journaux? Qu'est-ce qu'on dirait de moi dans le quartier, si j'étais appelé en justice? Monsieur, quand on est dans le commerce, il ne faut pas se faire appeler en justice, même comme témoin. C'est mettre le doigt entre l'arbre et l'écorce, et on y laisse toujours quelque chose. Or, moi, je veux léguer à mes enfants un nom honorable, qu'on n'a jamais imprimé dans les journaux ni appelé en cour d'assises!

Et puis, est-ce que je les connaissais, ces messieurs-là? Est-ce que je savais, moi, lequel des deux avait tort ou raison? Et vous ne le savez pas mieux que moi. Mais vous voulez que j'aille prendre parti pour l'un contre l'autre, dans les difficultés qu'ils ont ensemble. Jamais, monsieur! Je ne suis pas un chien, pour m'introduire à l'aveuglée, dans un jeu de quilles, et je le dis comme je le pense… Un lâche? Mais vous en auriez fait autant que moi, et pas davantage, ou du moins je l'espère pour vous.

Comment! Je monte en wagon. Bien: j'ai payé ma place, et qu'est-ce que je demande? A être porté là où je vais. Le reste ne me regarde pas. A l'autre bout du compartiment, un monsieur est assis, c'est son droit. Il va où il veut, il est ce qu'il peut, ça ne me regarde pas, et pourvu qu'il ne se mette pas à fumer, je n'ai rien à dire. Car je ne déteste pas une bonne pipe, mais je ne peux pas souffrir la fumée des autres. D'ailleurs, il ne s'agit pas de ça. Ce monsieur a un air très convenable, et je ne m'occupe pas de lui. Au moment où le train va se mettre en marche, un autre voyageur ouvre la portière, entre, et s'assied: tout cela très vite. Il est pressé, il a failli manquer son train ou du moins on peut le supposer: cela arrive à tout le monde, je veux dire à tous ceux qui ne prennent pas leurs dispositions, et qui s'en vont en étourneaux. Mais est-ce que cela me regarde, si un compagnon de voyage, que je n'ai jamais vu, que je ne reverrai jamais, calcule mal son temps et dispose mal l'emploi de sa journée, au risque d'arriver en retard? Simplement, je me dis en regardant sa moustache grise et ses cheveux gris: «Voilà un individu auquel l'expérience de la vie n'a pas suffisamment appris que toute chose a son heure.» Il porte un lorgnon de verre bleu, c'est son droit. La petite lumière tremblante du wagon, avec sa fixité, m'est tout à fait désagréable, et je ne peux pas trouver mal que les autres s'en garantissent en portant des lunettes bleues. Je ne suis pas chargé de surveiller les habitudes du monde. Donc, c'est fini, je ne m'occupe plus de rien, je pense à mes affaires, et que chacun se débrouille.

Nous voilà partis, mes deux voisins s'endorment, et, ma foi, peu à peu, j'en fais autant. Quand je dis que je m'endors, j'exagère un tantinet, car je suis ainsi, moi: je ne peux pas dormir en chemin de fer. Sommeiller, oui, je sommeille: j'entends tout, et pas un seul nom ne m'échappe, lorsque le conducteur appelle les stations. Je ne suis pas de ces idiots qui laissent passer leur gare et se réveillent dans un pays où ils n'ont rien à faire que d'attendre en grelottant un autre train qui les ramène au point où ils auraient dû descendre. Mais quoi? C'est une qualité que j'ai là, une qualité commode, utile, pratique, et vous n'allez pas prétendre que j'use de mes avantages naturels pour m'attirer des ennuis!… Donc, j'entends tout, et nous étions partis depuis une heure, quand le monsieur à moustache grise fit un léger mouvement que j'entendis d'abord, et que je vis aussitôt. Car je vois tout: il ne se passe guère dix minutes, que je n'entr'ouvre les paupières, pour me rendre compte de ce qui se passe autour de moi. Oh! nullement par curiosité, je vous prie de le croire, car ça ne me regarde pas, ce que font les autres: tout de même, quand on voyage avec des gens qu'on ne connaît pas, il n'est pas mauvais de se tenir sur ses gardes. Mais, encore une fois, je ne veux pas que cette prudence m'occasionne des désagréments ou des dangers, puisqu'au contraire je n'ai cette prudence que pour les éviter. Est-ce logique, cela? Vous sentez bien que vous n'avez rien à répondre…

Le monsieur à moustache grise se déplaçait tout doucement de côté. A la fin, il se leva, et tira le store sur la lampe. Qu'auriez-vous fait à ma place? Engager une discussion? «—Je veux de la lumière, monsieur!—Monsieur, la lumière me gêne!—Et moi, monsieur, elle me manque!» Je n'aime pas les querelles. Je ne me dispute jamais avec personne, et moins encore avec les gens que je ne connais pas: on risque de se prendre à de mauvais coucheurs, qui mettent tout de suite les choses au pire, en se fâchant tout rouge, et qui vous font des menaces. Cela ne me convient pas, et, du reste, je ne voyais aucun inconvénient à tirer le store sur la lampe, puisque, je vous l'ai dit, la lumière m'incommode et me tire l'œil.

D'ailleurs, le monsieur à moustache grise revint s'asseoir, très discrètement, d'autant plus discrètement qu'il s'éloignait de moi pour se rapprocher de l'autre voyageur, et j'aimais autant cela. Il ne me plaît guère, en wagon, de sentir trop près de moi les individus suspects.

Celui-là, en effet, commençait à me paraître suspect. Je ne sommeillais plus du tout, et je le surveillais, en ayant soin de ne lever les paupières qu'imperceptiblement, et sans bouger, pour qu'il ne se doutât de rien.

Il ne bougeait pas non plus, ou si peu… Il faisait semblant d'être immobile, mais, en réalité, ses mains seules bougeaient, et toutes les deux, dans une poche de son manteau, ce qui lui donnait une posture tout à fait incommode: mais, sans doute, il avait ses raisons pour en agir ainsi, et cela ne me concernait en aucune façon.

Je n'étais pas bien sûr, pourtant, que cela ne me concernât point, car le voyageur, tout en travaillant dans sa poche, glissait de temps en temps vers moi un coup d'œil oblique, mais rapide, qui se croisait avec le mien, et j'éprouvais une sorte de secousse électrique lorsque nos deux regards s'accrochaient l'un à l'autre, à mi-chemin. Je ne me suis jamais battu en duel, et, pour cause, mais j'imagine que les combattants doivent ressentir une impression analogue quand les deux épées se touchent pour la première fois. Je pensai que l'inconnu pourrait bien sentir aussi le contact de mon regard comme je sentais le sien, et je ne me souciais nullement qu'il me demandât compte d'une surveillance à laquelle je n'avais aucun droit, aucun titre. Je ne suis pas de la police, moi, et la Compagnie ne me paie pas pour épier les voyageurs! Je refermai l'œil, et ne le rouvris qu'au bout d'un instant, pour m'assurer que je ne courais aucun danger.

Le mouvement des deux mains dans la poche devenait plus fiévreux, et j'aurais bien voulu savoir ce qui allait sortir de cette poche. Car on a beau se désintéresser des affaires d'autrui, on peut bien, n'est-ce pas? s'inquiéter du manège bizarre d'un compagnon de route qui travaille dans l'ombre à préparer un mauvais coup.

J'aurais été une bête, en effet, si je n'avais pas compris qu'il s'agissait d'un mauvais coup… Brusquement, les deux mains sortirent de la poche, tenant un linge blanc, un mouchoir plié, ou autre chose, cela ne me regarde pas. Il y avait aussi un flacon, que je vis briller. L'étranger, en même temps, fut debout, et, déjà, il se penchait vers l'autre voyageur, lui appliquant le linge sur la bouche.

J'éprouvai une réelle satisfaction, alors, celle de constater que je n'étais pas en cause, bien que l'inconnu, à chaque seconde, tournât les yeux de mon côté, partageant son attention entre moi et celui que je pourrais appeler sa victime. Je sentais une assez forte odeur pharmaceutique, et je crois bien que c'était l'odeur de l'éther, mais je n'en suis pas sûr, et je n'avais rien à y voir.

Au surplus, j'avais refermé l'œil, et, pour mieux témoigner de ma complète indifférence, j'aurais ronflé, si je n'avais eu peur d'attirer l'attention.

Cependant, je pris encore sur moi de relever une paupière, à peine, pour surveiller les distances, et m'assurer que je ne courais toujours aucun risque personnel.

A ce moment, le voyageur avait pris le portefeuille de l'autre voyageur, et en retirait une pièce qu'il paraissait connaître, puisqu'il l'examina rapidement; il remit le portefeuille, reboutonna l'habit, et, en même temps, je refermai l'œil. Je ne me souciais pas qu'un homme, qui ne semblait guère scrupuleux, me soupçonnât de l'avoir vu arranger ses petites affaires. Mettez-vous à ma place! Aussi, je ne me risquai pas de longtemps à rouvrir l'œil.

Dire que le cœur ne me battait pas un peu, ça, c'est autre chose; car, en somme, on n'assiste pas sans sourciller à un assassinat; l'individu, par prudence, peut vous régler votre compte, au moindre geste qu'on fait, s'il se méfie de vous. Et le gaillard se méfiait. Il ne me quittait pas des yeux! Je sentais son regard sur moi, oui, monsieur, je le sentais! Mais je fus héroïque et je n'ai pas bronché. Car j'ai du caractère, voyez-vous, de la force, et quand il s'agit de faire face aux événements, je ne perds pas mon assiette.

Tout de même, le temps me semblait long, et je ne savais plus guère où j'en étais de ma route. Il se passa peut-être dix minutes, peut-être un quart d'heure. J'entendais l'homme bouger, mais loin de moi, toujours à sa place. Ce fut un grand soulagement, quand la locomotive siffla, et quand je compris qu'on allait s'arrêter. Je coulai un regard sous ma paupière: le monsieur à moustache grise avait les cheveux noirs, la figure imberbe, trente ans à peine: grand bien lui fasse! Il ne portait plus de lorgnon, et, dès qu'on s'arrêta, il descendit du train.

J'en fus bien aise: je ne risquais plus rien. Je me mis sur mon séant et je regardai l'autre homme qui n'avait pas bougé d'une ligne. Cela n'allait pas être drôle de voyager avec un défunt! Car je ne savais pas, moi, si cet individu était mort ou vif, et il était permis de supposer n'importe quoi, même la mort, surtout la mort: aussi, tout d'un coup, je me décidai à descendre, pour changer de wagon.

Alors seulement, monsieur, et quand je fus debout sur le quai avec ma valise à la main, je m'aperçus que j'étais arrivé moi-même! J'avais failli passer la station où je me rendais, et c'est bien l'unique fois de ma vie! Il faut croire que toute cette affaire m'avait un peu tourné la tête.

Devant la gare, je retrouvai le monsieur au flacon, installé dans l'omnibus de l'hôtel. J'en fus quitte pour prendre un autre véhicule, afin de ne pas gêner ce garçon, mais surtout par prudence, et je ne l'ai jamais revu.

J'ai su, le lendemain, qu'un voyageur avait été trouvé mort, à ce qu'on disait, de congestion. Je me suis bien gardé, comme vous pensez, de corriger cette erreur. Je ne me reconnais pas le droit de donner des leçons, à qui que ce soit, et si je vous raconte cela aujourd'hui, c'est que l'affaire est classée depuis dix ans.

Car, entre nous soit dit, il ne faut jamais se mêler de la Justice; je paie l'impôt, pour que l'on paie des magistrats, et ils font leur métier, mais je n'ai pas à le faire pour eux. Mêlez-vous-en! Si l'accusé est condamné, cela vous fait une belle jambe, et, s'il est acquitté, il sait bien vous retrouver un jour!

Et puis, le public, qu'est-ce qu'il dit?

Il dit: «Un tel… Ah! oui… Celui qui a été mêlé à une affaire d'assassinat!»

Personne ne sait plus si vous étiez complice ou témoin, et, dans notre partie, monsieur, il faut un nom sans tache, si on ne veut pas détourner la clientèle… Chacun chez soi! Voilà ma règle, monsieur.

Pratiquez-la comme moi, et vous vous en trouverez bien, comme moi.

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