Les naufragés
LA BEAUTÉ
Jamais un visiteur n'avait pénétré dans la maison ni dans le parc, depuis dix ans que cette villa était construite. On racontait qu'un jour des architectes et des artistes étaient venus de Londres, avec des plans et de l'or, et qu'ils avaient bâti, sur le bord du lac, ce merveilleux palais, dans un lieu de beauté, choisi par un acheteur inconnu.
Le cirque des Alpes, alentour, s'étageait depuis les eaux du lac jusqu'aux nuages du ciel, pour faire à la demeure un gigantesque rempart contre le monde. Le palais, tournant le dos à la ville, ne lui présentait qu'un vaste mur sans fenêtres, un mur de forteresse qui ne voulait rien voir de la vie extérieure et qui lui défendait d'entrer. La vue ne s'ouvrait que vers le lac: quatre terrasses de marbre blanc regardaient un paysage de sublime recueillement, où l'on ne percevait que des montagnes et du ciel, et puis encore, répétés dans le miroir des eaux plates, du ciel et des montagnes.
Personne ne connaissait les deux habitants du château. Ils étaient arrivés dans une voiture close, et n'étaient plus sortis. Les serviteurs, nombreux et tous venus de l'étranger, parlaient peu aux gens du pays. La porte ne s'entre-bâillait que pour un vieux prêtre qui, chaque dimanche, venait dire la messe dans une étroite chapelle construite au fond du parc, et cette chapelle était édifiée sur un caveau, dont la dalle portait deux noms: Ellen, Ary.
Agenouillés sur la pierre de leur propre tombeau, les deux hôtes de la villa écoutaient l'office, et communiaient deux fois l'an. Par le vieux prêtre, on savait donc qu'ils étaient pieux, riches, jeunes, mais on ne savait rien de plus, et dix ans de curiosité n'avaient rien appris davantage. Le nom même de ces mystérieux châtelains était ignoré; personne ne leur écrivait, ni d'Angleterre ni d'aucun point du monde, et les affaires de toute nature se réglaient par l'entremise d'un majordome silencieux, qu'on appelait M. Piète. Quand les autorités, sous prétexte de bonne police, voulurent essayer quelque indiscrétion officielle, M. Piète leur demanda le délai d'une semaine pour se procurer les pièces qui leur donneraient pleine satisfaction. Toute la ville espéra qu'elle allait savoir. Mais, avant le terme fixé, les autorités reçurent un ordre supérieur et formel d'avoir à s'abstenir désormais de toute enquête intempestive.
Alors, aux épithètes acquises, faute de mieux on ajouta une épithète nouvelle: on déclara que ces deux êtres étaient puissants, étaient des princes, et la considération s'augmenta de quelque déférente inquiétude.
On n'osa plus inspecter que de loin. Les barques en promenade sur le lac ne manquaient jamais d'observer les fenêtres et les terrasses du château. Souvent on aperçut les deux silhouettes rêveuses accoudées aux balustrades blanches, ou bien assises sur les gazons, ou cheminant dans les allées, et toujours finissant par se perdre dans le refuge des arbres. Les lorgnettes braquées avaient pu, à la longue, discerner les visages: on savait enfin que la dame était belle et que l'homme était beau: même, on les disait tous deux d'une admirable beauté, si parfaite et si pure que les mots ne l'exprimaient pas et qu'elle ressemblait à du rêve plutôt qu'à une réalité…
Chaque soir, à l'heure où le soleil se couche, les deux hôtes apparaissaient, debout sur une terrasse, contemplant la lumière et s'abreuvant de splendeur: quiconque les avait vus ainsi, dans le majestueux décor de leurs montagnes, ayant au-dessus d'eux le coucher du soleil, et devant eux le plat miroir du lac, illuminé de nuages, avait cru voir, entre deux ciels, un couple de divinités amantes.
Parfois, sous les étoiles, la femme chantait au bord du lac, et sa voix emplissait toute la nuit; les notes de son chant couraient en rebondissant sur l'eau, pareilles à un vol de sylphides qui se pourchassent en dansant; ceux qui avaient entendu cette voix en demeuraient hantés, comme d'avoir surpris le mystère d'une religion défendue, et violé le secret d'un dieu.
A force d'ignorer et d'admirer, l'esprit public en était venu à cette sorte de vénération craintive, où le respect se mélange d'effroi, et, lorsqu'on devisait du couple, on n'en parlait plus qu'à voix basse. On en menaçait les petits enfants pour les rendre sages; mais tant de passion aussi se dégageait de ce mystère que, malgré la piété des deux amants, on évitait d'y faire allusion en présence des jeunes filles.
Car une légende s'était formée, peu à peu.
Cette légende racontait que deux êtres très beaux, très riches, puissants dans leur pays, deux êtres d'élection, et peut-être royaux, avaient l'un pour l'autre un amour infini, et leur univers se limitait à eux-mêmes. Ils avaient donc résolu de se retrancher des villes et de réfugier leur bonheur dans un cloître d'amour. Ils avaient choisi, pour la beauté de leur corps, de leurs âmes et de leur tendresse, le plus beau paysage. Ensemble, ils avaient dit adieu à toutes les choses, à tous les hommes, à toutes les vanités, et seuls dans leur cadre beau, ils vivaient de leur beauté.
Amants, époux? Peu importait, car, à vrai dire, ils étaient plus que mariés, et n'étaient qu'une seule vie en deux corps. Une effrénée passion les jetait sans cesse aux bras l'un de l'autre, une passion inlassable et mythologique, et dans leur chambre conjugale, et sous les dômes de verdure, et sur les lits de mousse, leur perpétuel amour exhalait des murmures extasiés.
Les bourgeois de la ville prétendaient même, à voix plus basse, que, pendant une chaude nuit d'août, un poète curieux avait réussi à débarquer sous les saules du parc, et qu'il avait vu, de tout près, des choses, et entendu.
Les deux amants, dans une anse retirée, au clair de lune, se baignaient, nus. Blancs et lisses, ils ressemblaient à deux statues de marbre qui, tout à coup, se meuvent dans la nuit. Leur nudité était si merveilleusement pure que le poète avait pu contempler la femme sans que sa propre chair osât se troubler un instant. Devant la majesté surhumaine du couple, il avait cru assister par miracle à l'animation d'un poème vivant. Et le poème avait parlé.
Ary disait:
—Viens dans le clair de lune, Ellen, pour que j'adore mieux la divinité de ton corps. Je te sais toute, et cependant il me semble que je t'apprends toujours, car ton geste est éternellement nouveau. J'ai recueilli dans ma pensée tous les aspects de toi, dans toutes les poses de ta vie. Ils sont là, sous mon front, et cent mille statues peuplent ce musée de mon esprit. Si bien je t'ai conquise en moi, ô ma beauté, que nous pouvons mourir! Car, si nos corps n'existaient plus, mon âme immortelle perpétuerait par le souvenir les cent mille images de ta chair, que je porte et garde pour l'éternité tout entière!
Ellen répondait:
—Mourir est peu de chose, puisque la mort ne nous séparerait pas. Nos âmes s'en iront ensemble dans les jardins de Dieu, plus beaux encore que les nôtres, et sous les arbres du Paradis nous revivrons par la mémoire la religion de nos baisers.
Et l'amant répétait:
—Mourir n'est rien.
Elle alors s'était écriée:
—Mais vieillir est la déchéance, et je ne veux pas, Ary, je ne veux pas être laide devant tes yeux! Je ne veux pas qu'aux chères visions de notre amour se substitue une image honteuse de la décrépitude…
—Tais-toi! Ne dis jamais de ces paroles qui profanent! Ellen, il est des mots interdits à toute phrase où se trouve le nom d'Ellen!
—Ami, si l'un de nous mourait, je le sens bien, l'autre mourrait aussi, et la tombe, à cause de cela, n'est pas à craindre. Mais qu'arriverait-il, si, longtemps, trop longtemps, nous restions sur la terre, côte à côte, tous les deux, et si la mort nous oubliait? Dieu défend qu'on se tue: comment donc ferons-nous pour ne jamais vieillir, et ne jamais nous voir vieillir? Pour empêcher le temps de nous déparer jour par jour, et de nous cacher nos précieux souvenirs en leur superposant de séniles laideurs, ami, comment ferons-nous?
Le jeune homme, penché vers l'oreille de la jeune femme, murmura une réponse qui devait être consolante et douce, car l'amante sourit.
—Oui, dit-elle, ainsi nous ferons au premier cheveu blanc qui vienne à l'un de nous! Ainsi nous ferons, et ma jeunesse restera intacte en ton âme, et nos mémoires éternelles n'emporteront que des souvenirs de beauté.
Ils parlaient de la sorte, nus et blancs, au clair de lune: des perles d'eau glissaient, comme des larmes de tendresse, sur leurs corps magnifiques.
Puis, un jour, la ville apprit que les jeunes amants s'étaient crevé les yeux.