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Les vrais mystères de Paris

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IV.—Un malheur complet.

Malgré les instances de madame de Villerbanne, Lucie, aussitôt que Salvador l'eut reconduite à sa place, voulut absolument se retirer; elle fit donc demander sa voiture et, quelques instants après, elle était dans sa chambre à coucher où Laure, qui voulait savoir ce qui s'était passé entre elle et le marquis de Pourrières, l'avait suivie.

Lucie était triste, préoccupée, et lorsque sa femme de chambre se retira, après l'avoir déshabillée, au lieu de faire part à son amie, ainsi qu'elle en avait l'habitude, de ses impressions de la soirée, elle garda le plus profond silence. Laure, qui d'après ce qui s'était passé avait cru qu'elle trouverait son amie tout à fait rassurée, ne savait à quoi attribuer cet état de demi-prostration, aussi ce ne fut qu'après avoir hésité quelques instants, qu'elle se détermina à lui demander la cause de l'abattement dans lequel elle la voyait.

—Mais je n'ai rien, je te l'assure, lui répondit Lucie après quelques minutes d'hésitation, je suis seulement quelque peu indisposée.

—Est-ce là tout? reprit Laure qui devinait que Lucie, pour la première fois de sa vie, voulait lui cacher quelque chose.

—Sans doute.

—Tu ne me dis pas quels ont été les résultats de ta longue conversation avec le marquis de Pourrières.

—Que veux-tu que je te dise? Quoique, ainsi que tu l'as remarqué, nous ayons causé assez longtemps, nous n'avons vraiment parlé que de choses insignifiantes.

—Comment il ne t'a pas dit pourquoi il se trouvait habillé comme un ouvrier des ports dans cette maison de la rue de la Tannerie? cela me paraît assez étonnant!

—Mais si vraiment, et si nous avions eu un peu plus de perspicacité, nous aurions tout de suite pu nous expliquer un fait qui ne va plus te paraître extraordinaire; nous sommes en carnaval, ma chère Laure!

—Eh bien?

—Comment, tu ne devines pas que le marquis qui s'était déguisé pour aller à un bal de souscription, donné chaque année par un marchand de cuirs, dont tous les journaux parlent sous le nom de Chicard, a voulu profiter de cette occasion unique pour visiter tous les établissements publics de Paris, qui offrent des physionomies curieuses à étudier.

—Ah! répondit Laure d'un air profondément étonné.

L'excuse alléguée par le marquis de Pourrières, et que Lucie ne songeait pas à révoquer en doute, lui paraissait tant soit peu invraisemblable, elle ne voulut pas cependant dire à son amie ce qu'elle en pensait. Lucie était tranquille, elle ne paraissait plus rien craindre et Laure qui ne pouvait deviner ce qui se passait dans le cœur de la comtesse n'en demandait pas davantage; elle se retira donc après avoir tendrement embrassé sa compagne, à laquelle elle souhaita une heureuse nuit toute remplie de songes agréables.

Restée seule, Lucie prit dans une élégante petite boîte en bois de palissandre, ornée d'incrustation, plusieurs lettres réunies en paquet, et se plaça pour les lire devant le bon feu qui, grâce à la prévoyante sollicitude de sa femme de chambre, flambait dans l'âtre... Ces lettres étaient celles qui lui avaient été adressées par son mari depuis qu'il était en Algérie.

Lucie n'acheva pas la lecture de la première qui lui tomba sous la main; c'était vainement qu'elle cherchait à chasser loin d'elle les préoccupations qui obscurcissaient son esprit, elle ne pouvait donner un sens aux caractères tracés sur la feuille de papier qu'elle avait devant les yeux, ses pensées étaient ailleurs; elle posa le paquet de lettres sur la tablette de la cheminée.

—Mon Dieu! mon Dieu! s'écria-t-elle avec l'accent de la plus douloureuse anxiété, pourquoi avez-vous voulu que je rencontrasse cet homme?

Cette exclamation de la malheureuse comtesse de Neuville vient de trahir l'état de son cœur.

Il n'était que trop vrai, elle aimait Salvador, et cela ne doit pas étonner. Ainsi que nous l'avons déjà dit, cet homme possédait toutes les aimables qualités qui constituent un homme du meilleur monde: des traits d'une distinction parfaite, un organe flatteur et des formes élégantes. Et puis il y avait dans la manière dont il lui était apparu, quelque chose d'imprévu qui l'avait séduit. Sa physionomie était, aux yeux de Lucie, entourée d'une certaine auréole mystérieuse, qui devait vivement intéresser une femme douée d'une assez vive imagination, et dont le cœur n'avait pas encore parlé (il ne faut pas donner le nom d'amour à l'affection mêlée de respect que le colonel de Neuville avait inspiré à sa femme); et chacun sait que de l'intérêt à l'amour il n'y a pas loin.

—Hélas! hélas! continua Lucie, il est donc vrai, j'aime cet homme! Que deviendrai-je si je ne puis parvenir à étouffer cette funeste passion? mais j'y parviendrai avec l'aide de Dieu; le souvenir de ce que je dois de bonheur à l'homme estimable dont je porte le nom, viendra à mon secours dans la lutte pénible que je vais avoir à soutenir contre moi-même, et dont, je l'espère, je sortirai victorieuse.

Dès que Lucie se fut rendu un compte exact de l'état de son cœur, elle se trouva beaucoup plus tranquille, elle reprit les lettres de son mari, que cette fois elle put lire sans que des pensées étrangères au sujet qui l'occupait vinssent la distraire.

—Oui, certes, se disait-elle chaque fois qu'une phrase, un mot, expressions senties de la vive tendresse que lui portait monsieur de Neuville, venaient saisir son esprit; oui, certes, je saurai remplir tous les devoirs qui me sont imposés! ce ne sera pas à une ingrate que ces témoignages d'affection auront été adressés!

Lucie, on le voit, ne ressemblait pas à cette nouvelle espèce de femmes vaporeuses et incomprises, mises à la mode par les romans de l'époque, qui, sitôt qu'elles ont une passion au cœur, s'en vont accompagnées de celui qui a su leur inspirer la susdite passion, errer, au clair de la lune, sur le bord des lacs bleus, et qui trouvent dans leur tête, lorsqu'elles ont succombé sans avoir combattu, une foule de diatribes plus ou moins éloquentes contre les vices sociaux qui suivant elles ont provoqué leur chute; elle savait qu'elle devait combattre de toutes ses forces le sentiment qui, à son insu, s'était glissé dans son cœur, qu'elle devait conserver pur et sans tache le nom qu'elle avait reçu de son époux; elle avait mesuré l'étendue de ses devoirs, et depuis qu'elle s'était dit qu'elle saurait les accomplir, elle était redevenue plus tranquille. Décidément, la comtesse de Neuville, bien que nous l'ayons faite jeune, aimable, spirituelle et jolie, était une femme très-prosaïque, et qui, nous le craignons, ne paraîtra que médiocrement intéressante à ceux de nos lecteurs qui n'aiment que les passions échevelées et les femmes idem.

Nous laisserons s'écouler plusieurs semaines durant lesquelles il n'arriva rien d'intéressant à ceux de nos héros dont nous nous occupons actuellement.

Les beaux jours avaient chassé l'hiver et son sombre cortége de pluie, de neige et de glace, et M. de Neuville, que Lucie croyait voir arriver au commencement du printemps, lui avait au contraire écrit qu'il était probable qu'il passerait encore au moins une année en Afrique. Il ne pouvait, disait-il dans sa lettre, quitter le poste qui lui avait été confié lorsque la guerre, que l'on avait cru à peu près terminée, venait de recommencer avec une nouvelle fureur, et au moment où, pour récompenser les services qu'il avait rendus pendant la dernière campagne, le roi venait de le nommer maréchal de camp. Lucie était donc menacée d'un été assez triste, à moins pourtant qu'elle ne déterminât sa tante à aller passer la belle saison au château de Villerbanne.

Ce n'était que très-difficilement que la vieille marquise se déterminait à quitter Paris, dont elle préférait le séjour, même pendant l'été, à celui de la plus belle campagne du monde.

—A Paris, répondait la marquise à ceux de ses amis qui s'étonnaient de la rencontrer encore à la ville lorsque toutes les personnes de son cercle avaient pris leur volée vers les champs, à Paris, il y a toujours quelque chose de nouveau à voir, tandis qu'à la campagne, ce sont constamment les mêmes arbres, les mêmes eaux que l'on a devant les yeux; les ombrages frais et mystérieux, les clairs ruisseaux, le chant du rossignol par une belle nuit d'été, tout cela fait rêver, et à mon âge la rêverie est dangereuse pour la santé, elle rappelle que nous n'avons que quelques pas à faire avant d'arriver à la tombe.

Ce n'est pas parce que nous sommes du même avis que madame de Villerbanne, que nous rapportons ce qu'elle disait à ceux de ses amis qui l'engageaient à visiter son habitation, nous voulons seulement prouver que ce ne fut pas sans peine que Lucie la détermina à quitter un séjour qu'elle aimait, pour aller s'enterrer (ce fut l'expression dont elle se servit lorsque, vaincue par les pressantes sollicitations de sa nièce, elle lui annonça, en souriant, qu'elle était prête à partir) dans un vieux manoir qui datait du temps de la première croisade.

Et maintenant, disons pourquoi Lucie qui, dans tout autre circonstance, se serait fait une loi en même temps qu'un plaisir de conformer ses désirs à ceux de sa bonne vieille parente, l'avait en quelque sorte forcée de faire ce qu'elle désirait.

Pour se conformer à la résolution qu'elle avait prise, Lucie devait éviter toutes les occasions de rencontrer le marquis de Pourrières, et c'est ce qu'il lui était difficile de faire, à moins qu'elle ne se résignât à ne point sortir de sa maison, car le marquis était très-répandu; elle l'avait plusieurs fois rencontré dans différents salons, et chaque fois qu'elle sortait pour aller à la promenade, il venait, accompagné du vicomte de Lussan, qui faisait à Laure une cour assidue, (ce qui déplaisait fort à la naïve jeune fille), caracoler à la portière de sa voiture.

Si Salvador avait fait à madame de Neuville l'aveu des sentiments qu'elle paraissait lui avoir inspirés, elle aurait pu sans doute lui témoigner son mécontentement d'une manière qui lui aurait enlevé l'espérance de voir réussir ses tentatives; mais il n'en était pas ainsi. Le marquis se montrait empressé, galant, sans jamais cesser d'être parfaitement convenable; il laissait à ses yeux le soin d'exprimer ce que sa bouche n'osait dire, de sorte que les lois de la bonne compagnie imposaient à Lucie l'obligation d'agréer des hommages qu'elle ne pouvait refuser sans avoir l'air de se douter de leur véritable caractère.

Ce n'était donc que pour fuir Salvador que la comtesse de Neuville s'était déterminée, au moment où elle avait acquis la certitude que l'absence de son mari devait se prolonger, à aller passer toute la belle saison à la campagne de madame de Villerbanne; elle ne se doutait pas, hélas! que ce n'est pas aux champs, à l'ombre des vieux chênes, sur les bords du ruisseau qui coule en murmurant entre deux rives fleuries, qu'il faut aller chercher le remède aux maux que l'on éprouve lorsque l'on a dans le cœur un amour que l'on veut absolument en arracher.

Il ne restera bientôt plus en France de châteaux semblables à celui de la famille de Villerbanne, le marteau des spéculateurs achève chaque jour l'ouvrage commencé par les démolisseurs de notre première révolution, et c'est vraiment grand dommage; car ce ne sont pas les chétives constructions de notre époque qui nous feront oublier ces vastes et magnifiques demeures, qui nous paraissent avoir été bâties par et pour des géants; aussi, lorsque nos pérégrinations nous conduisent devant un de ces manoirs auxquels on peut appliquer ce vers de Delille:

Sa masse indestructible a fatigué le temps.

Ce n'est pas sans éprouver un bien vif plaisir que nous nous découvrons devant ce vieux représentant de siècles, qui, soit dit en passant, valaient au moins le nôtre.

Saluons donc le vieux château de Villerbanne, dont nous venons d'apercevoir les hautes murailles grises percées de fenêtres en ogives, et les deux tourelles surmontées de girouettes criardes, au bout de cette longue avenue de chênes séculaires. Après avoir admiré ce bel édifice, qui est situé sur les bords de la Seine, entre Montereau-Faut-l'Yonne et Sens, et qui domine le paysage le plus pittoresque, le plus animé qu'il soit possible d'imaginer, nous comprendrons difficilement d'abord, que la marquise préfère le séjour de son hôtel à celui de cette antique demeure de ses nobles aïeux; mais si nous voulons bien réfléchir quelques instants, l'antipathie de la vieille dame nous paraîtra toute naturelle: le château n'est plus ce qu'il était encore lorsqu'elle fut forcée de quitter la France; ses fossés ont été comblés, une grille est à la place du pont-levis, levé jadis chaque soir à la tombée de la nuit; il a fallu remplacer les vieux vitraux armoriés de la chapelle; les livres de la bibliothèque et les portraits de famille qui garnissaient la grande galerie et la salle d'armes, ont servi à alimenter un immense bûcher autour duquel ont dansé de stupides paysans; aussi la vue de son château lui rappelait-elle toujours de tristes souvenirs, et il avait fallu toute l'amitié qu'elle portait à sa nièce, pour la déterminer à venir encore une fois s'y renfermer plusieurs mois.

Lucie et Laure aimaient infiniment la campagne; aussi était-ce avec plaisir qu'elles s'étaient mises en route pour le château de Villerbanne, qu'elles habitaient depuis environ un mois, lorsque la marquise, qui cherchait tous les moyens d'être agréable à ses deux commensales, leur demanda un matin, après le déjeuner, si la vie de recluses qu'elles menaient ne commençait pas à les ennuyer un peu.

—Mais, non, chère tante, répondit Lucie: n'avons-nous pas ici tout ce qui peut charmer notre vie: de beaux ombrages, des livres, de la musique, tout ce qu'il faut pour peindre, et des sites charmants à étudier?

—Ah! voilà beaucoup de choses, sans doute; mais ne trouvez-vous pas qu'il est fort ennuyeux de faire de la musique seulement pour les échos d'alentour, et de ne pouvoir montrer à personne les jolis dessins que l'on a faits?

—Sans doute, dit Laure en soupirant; mais il faut bien savoir se passer de ce que l'on n'a pas; ce château est si éloigné de Paris, qu'il est probable que nous n'y recevrons pas de visites!

—Allons, allons, ne vous désespérez pas, dit la marquise de Villerbanne en frappant un petit coup sur les joues rosées de Laure, ne vous désespérez pas, je vous ménage une surprise dont vous ne serez pas mécontente.

La marquise malgré les instances de Lucie et de Laure dont ce qu'elle venait de dire avait éveillé la curiosité, ne voulut pas s'expliquer plus clairement; elle quitta les deux amies en les engageant à prendre patience.

—Quelle est donc cette surprise que ma tante nous ménage? dit Lucie lorsqu'elle fut seule avec Laure.

—Mais, ne le devines-tu pas? répondit celle-ci; madame de Villerbanne, malgré l'amitié qu'elle nous porte, s'ennuie d'être seule avec nous, et cela se conçoit: elle ne peut pas comme nous aller, venir, courir dans les champs, dans le parc, aller à la ferme; aussi, je parie qu'elle veut donner ici quelques fêtes brillantes, afin d'y faire venir sa société de Paris.

—Crois-tu cela? s'écria Lucie de l'air le plus alarmé qu'il soit possible d'imaginer.

Laure ne put s'empêcher de sourire.

—Eh! bon Dieu! dit-elle, tu as vraiment tort de t'alarmer; il est certain que ni M. le marquis de Pourrières, ni M. le vicomte de Lussan, ne seront invités; on ne reçoit, à la campagne, que ses amis intimes et ses voisins, et ces messieurs ne sont grâce à Dieu, que de simples connaissances de ta tante.

—C'est que je ne puis souffrir ce marquis de Pourrières, et si je savais devoir le rencontrer ici, je partirais de suite pour Paris.

Lucie, on le voit, n'avait pas confié à son amie le véritable état de son cœur; elle avait, au contraire, en affectant une aversion qu'elle était bien loin de ressentir et que Laure trouvait toute naturelle, cherché à détruire les soupçons auxquels la lettre de Mathéo et sa conduite, pendant et après la soirée chez madame de Villerbanne, avaient primitivement donné naissance.

—C'est comme moi, lui répondit Laure, je ne déteste personne au monde que ce marquis.

—Il paraît alors, dit Lucie en faisant un effort pour sourire (car ce n'était pas sans éprouver une bien vive peine qu'elle voyait sa plus chère amie manifester une telle aversion au sujet de l'homme qu'elle aimait), il paraît que M. le vicomte de Lussan a enfin conquis tes bonnes grâces?

—J'oubliais celui-là, s'écria Laure; je le déteste autant que son ami, et s'il devait venir ici, je serais la première à te prier de partir; mais il n'y a pas de danger.

Les deux amies avaient échangé les quelques phrases qui précèdent, en se promenant dans la partie la plus touffue du parc où elles s'étaient rendues après avoir quitté madame de Villerbanne. Comme pour rentrer au château elles passaient devant une petite porte qui s'ouvrait sur la route de Montereau à Sens, elles rencontrèrent Paolo, que la comtesse avait amené avec elle à Villerbanne, et qui rentrait en ce moment.

L'expression de la joie la plus vive brillait sur le visage du bon serviteur, qui se rangea respectueusement pour laisser passer les deux dames.

—Vous paraissez bien joyeux, Paolo, lui dit Lucie qui aimait beaucoup ce fidèle domestique qui avait, ainsi que nous l'avons dit, servi son père pendant plusieurs années avec autant de zèle qu'il la servait elle-même; est-il possible de savoir ce qui vous cause tant de satisfaction?

—Je suis bien reconnaissant de ce que madame la comtesse vent bien s'intéresser à moi, répondit Paolo, et son extrême bonté va me donner la hardiesse de solliciter une faveur.

—Ah! vous voulez me demander quelque chose, Paolo? eh bien! parlez, mon ami, et si je puis vous satisfaire, soyez persuadé que je ne vous refuserai pas.

—Madame la comtesse est vraiment trop bonne; mais je n'ose...

—Allons, ne craignez rien, Paolo; parlez, je vous écoute.

—Madame la comtesse me demandait tout à l'heure pourquoi je paraissais si joyeux? pour répondre à la question de madame, je lui dirai que, comme je me promenais aux environs du château, j'ai fait la rencontre d'un compatriote qui a servi dans le même régiment que moi que je n'avais pas vu depuis plusieurs années, et qui est maintenant au service du propriétaire d'un des châteaux voisins; il m'a fait la proposition d'entrer chez son maître, qui a justement besoin d'un domestique. Madame la comtesse a sans doute deviné que j'ai d'abord refusé cette proposition, on ne quitte jamais de son plein gré d'aussi bons maîtres que ceux que j'ai l'honneur de servir; mais il m'a fait observer qu'il ne me faisait cette proposition que parce que des affaires appelaient son maître en Savoie, où il devait séjourner environ une année, et que c'était, pour moi, une occasion unique de revoir le pays; de sorte, que je me suis dit que si madame la comtesse voulait bien m'accorder un congé d'une année...

—Vous seriez charmé de revoir vos montagnes et vos belles vallées?

—Eh bien! oui, madame la comtesse, c'est avec le plus vif plaisir que je ferais ce voyage si je ne devais être que provisoirement remplacé dans votre maison; mais si les choses ne pouvaient pas s'arranger ainsi, je n'irais que plus tard revoir nos montagnes et ma famille.

—Eh bien! mon bon Paolo, je vous accorde le congé que vous sollicitez, et je vous promets que vous serez le bienvenu à l'hôtel lorsque vous y reviendrez. Allez donc retrouver votre ami et faites tout à votre aise les préparatifs de votre départ.

—Ah! merci, madame la comtesse, s'écria Paolo dont des larmes de joie humectaient les paupières; mon Dieu! mon Dieu! que vous êtes bonne.

Et sans attendre une réponse à ces exclamations, le brave garçon sortit par la petite porte par laquelle il venait d'entrer et se mit à courir le long de la route de Sens.

—Je suis charmée d'avoir pu faire quelque chose pour ce digne homme, dit Lucie qui avait suivi des yeux son fidèle domestique. Je suis bien certaine que je n'ai pas obligé un ingrat.

—Je suis de ton avis, répondit Laure, Paolo est un de ces rares serviteurs qui honorent la livrée qu'ils portent.

Les sons éloignés de la cloche qui annonçait le dîner, rappelèrent aux deux amies qu'il fallait qu'elles se hâtassent de rentrer au château, si elles ne voulaient pas laisser à la marquise de Villerbanne le temps de s'impatienter.

—Mais arrivez donc! leur dit la bonne dame lorsqu'elles entrèrent dans le salon; j'ai vraiment cru un instant que nous serions forcés de dîner sans vous.

Madame de Villerbanne n'était pas seule; un homme fort âgé, mais dont les années n'avaient pu parvenir à courber sa haute taille, était assis près d'elle; il se leva pour aller au devant des deux jeunes amies, et saisissant Lucie par la taille, il déposa sur son front un vigoureux baiser.

Ce vieillard était doué d'une de ces bonnes et franches figures militaires qui inspirent tout d'abord la confiance; de sorte que Lucie, bien qu'un peu étonnée de cette brusque attaque ne songea pas à se fâcher; elle se plaignit seulement de ce que les moustaches de ce galant cavalier l'avaient quelque peu piquée.

—Elles sont en effet un peu rudes, répondit le vieillard; mais rassurez-vous, madame la comtesse, une autre fois, je n'appuierai pas aussi fort.

—Une autre fois, dit Lucie, qui devinait qu'elle avait devant les yeux une personne qu'elle devait connaître, mais dont les traits échappaient à son souvenir; vous comptez donc, monsieur, m'embrasser encore.

—Mais sans doute, et j'espère bien, morbleu! que vous ne serez pas plus cruelle qu'autrefois et que vous me rendrez mes baisers.

—Ah! par exemple! s'écria Lucie en regardant sa tante, que sa perplexité paraissait amuser beaucoup.

—Comment, Lucie, dit à la fin madame de Villerbanne, tu ne reconnais pas monsieur...

—Attendez, chère tante, attendez un instant..... monsieur le général, comte de Morengy!

—Je savais bien, moi, qu'elle me connaîtrait, s'écria le vieux général. Madame la comtesse, vous avez une mémoire meilleure que la mienne; car je crois que je ne vous aurais pas reconnue, si madame la marquise ne m'avait pas tracé votre portrait; mais il faut dire que vous n'étiez encore qu'une enfant lorsque je vins faire mes adieux à monsieur votre père, avant de me mettre en voyage. La femme a tenu ce que promettait la jeune fille, continua le général en s'adressant à madame de Villerbanne.

—N'est-ce pas, général? répondit la marquise; eh bien! elle est aussi bonne que belle, ajouta-t-elle, après avoir embrassé Lucie, que ces éloges rendaient toute confuse.

Monsieur de Morengy adressa à Laure quelques paroles gracieuses, et la compagnie passa dans la salle à manger, où grâce aux talents du Vatel de madame de Villerbanne, le plus délicieux dîner avait été servi.

Le général comte de Morengy, était, malgré son grand âge, un joyeux et spirituel convive; aussi, le dîner fut-il beaucoup plus gai qu'il ne l'était d'habitude.

—Je suis vraiment charmée, cher général, dit madame de Villerbanne, lorsque après le dîner la compagnie se trouva réunie pour prendre le café, de ce que le hasard nous a fait voisins de campagne.

—Vous êtes véritablement trop bonne, madame la marquise, répondit monsieur de Morengy, le plaisir est tout de mon côté; aussi, je regrette beaucoup que des affaires importantes me forcent à entreprendre un voyage en Savoie, qui va me tenir éloigné de vous pendant au moins une année.

—C'est donc vous, général, qui m'enlevez le plus fidèle de mes serviteurs, dit la comtesse de Neuville.

—Comment, madame, ce garçon a pu se déterminer à quitter votre service. Je lui en veux de cela, et si je ne l'avais pas envoyé en avant afin de me faire préparer mes relais, je ne l'emmènerais pas en Savoie.

—Ce serait, général, vous priver pendant votre voyage des soins affectueux d'un bon et loyal serviteur.

—Je ferai ce que vous me dites, et je suis d'avance persuadé que je m'en trouverai bien.

La soirée était déjà avancée, lorsque le comte de Morengy quitta le château de Villerbanne, après avoir promis à la vieille marquise et à ses deux charmantes compagnes qu'il viendrait les visiter tous les jours, jusqu'à son départ pour la Savoie.

Le général et la marquise avaient échangé en se quittant, un sourire et des regards d'intelligence que Lucie remarqua, et dont elle demanda l'explication à sa tante.

—Ah! voilà, répondit madame de Villerbanne, qui ne résistait qu'avec peine aux sollicitations et aux câlineries de Lucie qui voulait absolument savoir ce qui avait donné lieu aux regards d'intelligence échangés entre sa tante et le comte Morengy. On a bien raison de dire qu'il n'y a rien au monde d'aussi curieux qu'une fille d'Eve; sachez donc, ma chère nièce, puisque vous ne voulez pas me laisser le plaisir de vous surprendre, que grâce au général, qui a réuni à son château une nombreuse société, il va m'être possible de vous donner ici d'aussi belles fêtes que si nous étions à Paris.

—Je l'avais deviné! s'écria Laure en sautant de joie; et on dansera, n'est-ce pas, madame la marquise.

—Et on dansera, mon enfant.

Le lendemain, en effet, une armée d'ouvriers, dirigés par le comte de Morengy, qui avait accepté avec empressement le poste d'ordonnateur de la fête que voulait donner la marquise et qui s'acquittait de ces fonctions avec une ardeur toute juvénile, envahit le château de Villerbanne. Ils eurent bientôt fait du vieux manoir une sorte de palais enchanté.

—Eh bien! mesdames, disait le soir le vieux général, êtes-vous contentes de moi?

—Très-contentes en vérité, M. le comte, répondit la marquise. Et c'est pour après-demain?

—Oui, madame, pour après-demain; et voici mon programme que je soumets à votre appréciation: D'abord, dîner dans la salle d'armes du château, transformée pour cette fois en salle banqueter; illumination générale du jardin et du parc; ascension d'un aérostat; danse, feu d'artifice; et départ à la pointe du jour de votre très-humble serviteur, qu'une chaise de poste viendra prendre chez vous.

—C'est donc bien décidé, vous partez?

—Je ne puis remettre mon voyage; mais mon absence ne sera pas éternelle, et je compte à mon retour acheter un hôtel voisin du vôtre.

Nous n'essayerons pas de décrire la fête dont le général vient de nous faire connaître le programme; nous dirons seulement que les choses avaient été admirablement faites, et que tout s'y passa convenablement.

Cependant, ni Lucie ni Laure ne devaient prendre à cette fête, donnée uniquement pour elles, le plaisir qu'elles se promettaient.

Si nos lecteurs veulent bien nous accompagner dans la partie la plus reculée du parc du château, et suivre quelques instants la comtesse de Neuville et son amie, ils sauront quelles sont les causes qui ont amené sur leurs visages les nuages qui assombrissent leurs jolis traits.

—Eh bien! Laure, dit la comtesse, lorsque les sons de l'orchestre n'arrivèrent plus à leurs oreilles que comme un écho éloigné se confondant avec le murmure de la brise qui agitait doucement le feuillage des vieux arbres, eh bien! que dis-tu de cela?

—Mais c'est une fatalité! répondit Laure, suis-je donc condamnée à rencontrer partout cet odieux vicomte de Lussan?

—Qui traîne toujours avec lui le marquis de Pourrières, que je puis voir sans me rappeler aussitôt cet affreux cabaret de la Tannerie.

—Mais s'il en est ainsi, s'écria Laure, pourquoi donc lui parles-tu, à ce marquis, avec autant d'affabilité que tu le fais?

Il y avait dans l'accent de Laure, lorsqu'elle adressa cette question à son amie, une intention qui n'échappa pas à la comtesse; pour tout au monde, Lucie n'aurait pas voulu laisser deviner l'état secret de son cœur.

—Mais puis-je agir autrement? se hâta-t-elle de répondre, ma tante aime beaucoup M. de Pourrières; elle a été charmée de ce qu'il faisait partie de la société amenée ici par M. de Morengy, et je crois vraiment que si je ne lui faisais pas bon visage, j'indisposerais contre moi madame de Villerbanne.

—Ainsi, c'est seulement la crainte de désobliger madame Villerbanne qui t'engage à écouter cet homme, ainsi que tu viens de le faire, pendant des heures entières, à lui sourire lorsqu'il te regarde, à ne danser qu'avec lui, car ce soir tu n'as dansé qu'avec lui?

—Oh! Laure, j'ai dansé aussi avec M. Winkelmann.

—Le diplomate allemand, qui me fait la cour et qui ressemble à une ballade de Gœthe, celui-là ne compte pas.

—Mais enfin, si, ainsi que tu le supposes, je témoigne à M. de Pourrières un si vif intérêt, ce n'est pas sans motifs, et puisque tu parais disposée à douter de celui que j'avoue, quels sont ceux que tu me supposes?

—Est-ce que je sais, moi; je suis seulement certaine que tu n'as pas pour le marquis de Pourrières une haine semblable à celle que j'ai vouée au vicomte de Lussan.

—Bon Dieu! Laure, s'écria Lucie presque effrayée, tant son amie avait mis d'énergie à prononcer ces derniers mots, je ne t'ai jamais entendue parler ainsi; il y a longtemps que nous connaissons le vicomte de Lussan, et c'est aujourd'hui seulement que tu exprimes avec autant de violence la haine qu'il t'inspire; en vérité, cela est extraordinaire.

—C'est vrai, répondit Laure, je suis étonnée moi-même d'éprouver autant d'aversion pour ces deux hommes; car avant de les avoir vus, je croyais qu'il me serait impossible de haïr quelqu'un, même ceux qui m'auraient fait du mal: mais c'est en vain que je veux m'en défendre; lorsque je les vois j'éprouve ce sentiment qui nous fait reculer, bien que nous sachions que nous n'avons rien à craindre, lorsque nous rencontrons un animal immonde.

—Ainsi, pensait Lucie, qui avait écouté Laure, dont le visage, ordinairement pâle, était coloré des plus vives couleurs, je perdrais l'affection de ma plus chère amie, si elle venait à deviner que j'aime celui de ces deux hommes qu'elle déteste le plus. Mon Dieu! mon Dieu! suis-je assez malheureuse!

A ce moment, Laure qui marchait devant la comtesse, semblable à une colombe que la vue d'un oiseau de proie vient d'effrayer, se rapprocha d'elle et lui dit à voix basse:

—Ils viennent de ce côté, nous allons les rencontrer au détour de cette allée, si nous continuons à suivre ce sentier; retournons sur nos pas, je t'en supplie!

—Mais le pouvons-nous? nous aurions l'air de les craindre, et puis ce serait faire à ces messieurs une impolitesse que rien ne justifie.

—Ils penseront de moi ce qu'ils voudront, répondit Laure à ces justes observations de son amie.

Et avant que celle-ci pût s'opposer à son dessein, elle se sauva en courant et disparut bientôt sous les grands arbres du parc.

Lucie fut abordée par Salvador au moment où elle allait peut-être imiter son amie. Le marquis était seul, le vicomte de Lussan, qui avait remarqué la fuite de Laure, venait de quitter son ami afin de lui ménager un tête-à-tête avec la comtesse de Neuville.

Lucie, chaque fois qu'elle rencontrait le marquis de Pourrières, était pendant quelques instants sous le coup d'une impression pénible à laquelle donnait naissance le souvenir de l'événement fâcheux qui le lui avait fait connaître; mais cela n'avait pas plus de durée qu'un éclair; à peine avait-elle échangé avec lui quelques paroles qu'elle se laissait captiver par le timbre harmonieux de sa voix et les charmes d'un esprit qu'elle était très-capable de comprendre.

Ces nuances diverses n'avaient pas échappé à Salvador, qui était doué de cette perspicacité que possèdent presque tous ceux qu'une pratique constante du crime oblige à observer tout ce qui se passe autour d'eux; il avait donc deviné, à ces mille diagnostics qui n'ont pas de signification pour les yeux peu clairvoyants, mais qui se laissent facilement saisir par un observateur attentif, que la comtesse de Neuville l'aimait, et que tous les efforts qu'elle faisait pour arracher de son cœur la passion qui s'y était glissée à son insu seraient inutiles. Cependant, il ne lui avait pas encore fait l'aveu de ses sentiments, la crainte de perdre, en l'épouvantant, le terrain qu'il avait eu tant de peine à conquérir l'avait toujours retenu; mais au moment où nous sommes arrivés, il croyait son pouvoir assis sur des bases assez solides pour n'avoir plus à redouter une défaite s'il lui plaisait de commencer les hostilités. Il avait donc abordé la comtesse, déterminé à profiter de l'occasion qui se présentait de l'entretenir sans témoins, occasion que depuis longtemps il cherchait sans pouvoir la saisir.

Mais ses prévisions furent trompées. Après avoir employé tout les lieux communs qui précèdent ordinairement une déclaration d'amour adressée à une femme que sa position dans le monde, son esprit et son caractère ne permettent pas de traiter cavalièrement, il laissa s'échapper de ses lèvres l'aveu qui y était suspendu, il se trouva beaucoup moins avancé qu'il n'était auparavant.

—Je veux bien croire, monsieur le marquis, lui répondit Lucie, que ce n'est que parce que vous avez oublié que vous parliez à la comtesse de Neuville, que vous m'avez adressé de tels discours, aussi j'ai l'espérance que vous ne recommencerez pas de semblables tentatives; s'il en était autrement, je serais forcée d'avertir madame de Villerbanne, et je vous avoue que ce ne serait pas sans peine que je me verrais obligée de faire une semblable démarche.

Cela dit, Lucie quitta Salvador pour aller rejoindre Laure, qu'elle trouva se promenant avec de Morengy.

Salvador, qui, nous devons le dire, ne s'attendait pas à une aussi rude réception, n'avait pas trouvé une parole pour répondre à la comtesse de Neuville.

Il fut arraché à cette espèce de stupeur par de bruyants éclats de rire; c'était le vicomte de Lussan, qui, caché derrière le tronc d'un vieux chêne, avait entendu la déclaration de Salvador et la réponse qui venait d'y être faite.

—Touchez là, marquis, s'écria-t-il en présentant sa main à Salvador, nous pouvons, morbleu! nous donner la main; vous n'avez pas été mieux traité par la comtesse de Neuville que je ne l'ai été par sa jeune amie; repoussés avec perte, mon féal, il faut, si nous ne voulons imiter ces preux chevaliers qui soupiraient trente ans avant de pouvoir embrasser le bout des doigts de leur belle, que nous portions ailleurs nos hommages.

—Cela vous est bien facile à dire, à vous qui ne faites la cour à mademoiselle de Beaumont que pour vous distraire et par esprit d'imitation; mais moi, c'est bien différent: j'aime madame de Neuville, je l'aime véritablement.

—Vraiment, marquis?

—Mais c'est comme j'ai l'honneur de vous le dire.

—Comment! vous avez encore de ces sortes de faiblesses? en vérité, vous m'étonnez énormément.

—Oh! mais, je réussirai! s'écria Salvador; je ne veux pas laisser à cette femme le droit de se moquer de moi.

—Bravo! morbleu, bravo! il n'y a que les lâches qui se laissent rebuter par les obstacles qu'ils rencontrent sur leur chemin. J'aime à vous voir cette noble résolution, et je suis prêt à reconnaître que vous êtes un digne gentilhomme; d'ailleurs, mon cher, cette femme vous aime, et ce n'est que pour l'acquit de sa conscience qu'elle vient de vous traiter si rudement.

—Le croyez-vous?

—J'en suis sûr. Oh! vous êtes plus heureux que moi! ce n'est point seulement parce qu'elle est vertueuse, que mademoiselle de Beaumont cherche par tous les moyens possibles à éviter ma présence, cette jeune fille me déteste.

—Je vous plains, cher ami.

—Je vous remercie beaucoup; je dois cependant vous avouer que les dédains de mademoiselle de Beaumont, m'affligent beaucoup moins que les infidélités de Coralie.

—Vous n'avez donc pas encore quitté cette danseuse?

—Hélas! non, j'y suis habitué. Mais laissons cela et rejoignons la compagnie, une plus longue absence pourrait être remarquée.

Salvador chercha vainement Lucie près de laquelle il voulait excuser sa conduite; la comtesse prétextant une indisposition subite, s'était retirée dans son appartement accompagnée de son amie, après avoir fait ses adieux au Comte de Morengy, qui, ainsi que nous l'avons dit, devait se mettre en route pour la Savoie à la pointe du jour.

Salvador, le vicomte de Lussan, la marquise de Villerbanne et plusieurs autres personnes, accompagnèrent le général jusqu'à sa chaise de poste.

—Je vous laisse, dit-il à la marquise en lui présentant les deux amis, deux charmants cavaliers pour charmer votre solitude. Ces messieurs, si vous voulez bien les recevoir, béniront, j'en suis certain, le hasard qui me force de les quitter si brusquement, après les avoir invités à passer chez moi toute la belle saison.

La marquise autant pour plaire à son vieil ami que pour augmenter le personnel des commensaux de son château, ayant joint ses instances à celles du général, il fut convenu que le marquis de Pourrières et le vicomte de Lussan, que le départ de M. de Morengy laissaient, ainsi qu'ils le disaient en riant, sans asile, viendraient s'installer chez elle, où ils passeraient une quinzaine de jours.

Salvador comptait mettre à profit ce laps de temps, durant lequel il lui serait possible de rencontrer souvent Lucie seule; mais ses espérances ne devaient pas encore se réaliser, car sitôt que la comtesse eût connaissance de cet arrangement, elle se détermina à quitter le château de Villerbanne, pour revenir à Paris.

Il fallait un prétexte pour justifier ce départ précipité, Lucie le trouva en disant à sa tante qu'elle craignait que l'indisposition dont elle s'était plaint la veille, ne dégénérât en une maladie sérieuse, et que les soins de son médecin ordinaire lui étaient absolument nécessaires. La marquise qui savait quelle confiance accordait Lucie au docteur Mathéo, et qui ignorait encore le départ de celui-ci, trouva son désir tout naturel et fut la première à l'engager à ne point différer son départ.

Salvador ne fut pas la dupe de cette comédie, mais il fut forcé de ronger son frein et de se résigner, ainsi que le vicomte de Lussan, à tenir compagnie à la marquise de Villerbanne. Son supplice cependant ne fut pas long; ce n'était que par politesse pour lui, que la vieille dame était restée à son château après le départ de sa nièce. Aussi dès que ses hôtes manifestèrent le désir de revenir à Paris, elle leur dit qu'elle voulait aussi retourner dans la capitale, de sorte que peu de jours après les événements que nous venons de rapporter, elle était réinstallée dans son hôtel de la place Royale qu'elle se promettait bien de ne pas quitter l'année suivante.

Sa première visite le lendemain de son retour à Paris, était destinée à sa nièce qu'elle n'avait pas fait prévenir de son arrivée et à laquelle elle voulait causer une agréable surprise. Elle, ne s'attendait pas, hélas! aux tristes nouvelles qu'elle allait apprendre à l'hôtel de Neuville.

—Madame a donné l'ordre de ne lui annoncer personne, lui dit la femme de chambre de Lucie à laquelle elle s'adressa afin d'être introduite près de sa nièce; mais cet ordre ne peut concerner madame la marquise, que madame croyait à la campagne, et à laquelle elle a écrit ce matin afin de la prier de venir de suite la trouver, aussi je vais vous annoncer. Ah! ma pauvre maîtresse elle a bien besoin de consolations, s'écria, fondant en larmes, la pauvre fille en sortant du salon.

—Ah! venez ma bonne tante, venez pleurer avec moi, s'écria Lucie en se précipitant entre les bras de madame de Villerbanne.

La comtesse était affreusement pâle, ses cheveux étaient en désordre, ses yeux étaient rouges et les larmes avaient creusé de profonds sillons le long de ses joues; elle était couverte d'habits de deuil, la plus profonde tristesse était empreinte sur le visage de Laure, qui était entrée dans le salon à la suite de son amie.

—Il est mort! dit la marquise de Villerbanne, en se laissant tomber sur un divan.

Lucie pour toute réponse lui présenta une lettre.

Voici ce qu'elle contenait:

«Madame,

»Ce n'est pas sans éprouver la plus profonde douleur, que je me vois forcé de vous annoncer que votre mari, M. le maréchal de camp comte de Neuville, est mort glorieusement pour son pays.

»Les rapports de M. le lieutenant général, commandant l'armée d'occupation d'Afrique, qui seront incessamment rendus publics vous apprendront tous les détails de ce malheureux événement.

»Vous perdez, madame, un époux qui vous est cher, la patrie et le roi perdent un fidèle et courageux serviteur. La douleur que doivent inspirer de pareils sentiments est si naturelle, que je ne veux pas essayer de vous consoler.

»Daignez, etc.,

»Pour M. le maréchal,

»ministre de la guerre.»

La marquise de Villerbanne avait lu cette lettre à haute voix. Lorsqu'elle l'eût achevée, elle laissa tomber son visage sur un des coussins du divan, Lucie et Laure qui s'étaient placées près d'elle pleuraient silencieusement, il était facile de deviner que la plus vieille de ces trois femmes, était celle qui souffrait le plus, et qu'elle n'était pas destinée à supporter le coup affreux qui venait de la frapper. En effet, le comte de Neuville, fils d'une sœur morte sur l'échafaud en 1793, était le seul parent qui restait à madame de Villerbanne, qui jamais n'avait eu le bonheur d'être mère, et qui avait vu périr sous la hache révolutionnaire et sur les champs de bataille de l'empire tous ceux qui lui étaient chers, et il lui manquait au moment où elle comptait sur lui pour fermer les yeux, et avec lui descendait dans la nuit des tombeaux, un des plus illustres noms de la vieille monarchie française; cette dernière douleur devait donc combler la mesure, la marquise de Villerbanne devait éprouver le sort de ces vieux chênes qui se rompent enfin après avoir supporté le choc de plusieurs orages.

Lorsque après être restée longtemps dans la même position, elle leva enfin la tête, il y avait sur son pâle visage une si poignante expression de profond découragement et d'amère tristesse, ses cheveux blancs en désordre et ses yeux qui n'avaient pas versé une seule larme, annonçaient une si morne douleur que les deux jeunes femmes oublièrent un instant leurs propres peines pour essayer de la consoler.

La marquise les repoussa doucement.

—Pleurez, mes enfants, leur dit-elle, pleurez; les larmes qu'on ne répand pas, retombent sur le cœur et le brûlent.

—Ma bonne tante s'écria Lucie en sanglotant, et qui avait deviné, sans que celle-ci eût eu besoin de les lui exprimer, les sombres pensées de la vieille femme, il ne faut pas que vous mouriez.

—Je voudrais vivre, mon enfant, je voudrais vivre pour toi, pauvre ange qui va rester seule sur cette terre de douleurs; mais cela ne me sera pas possible, ce n'est pas à mon âge que l'on peut supporter de semblables coups. La marquise de Villerbanne, en achevant ces mots, se leva, et après avoir embrassé Lucie et Laure, elle sortit du salon.

Le lendemain elle était morte.

Nous n'essayerons pas de peindre la douleur de la comtesse de Neuville, lorsqu'elle reçut cette triste nouvelle; nous dirons seulement qu'elle fut profonde et que ce ne fut que grâce aux soins affectueux qui lui furent prodigués par Laure et Eugénie de Mirbel, qui était accourue près d'elle à la première nouvelle de ses malheurs, qu'elle parvint à se rattacher à la vie.

Peu de temps après la mort de M. de Neuville et de madame de Villerbanne, Lucie, qui malgré les instances de Laure n'avait pas voulu mettre le pied hors de son hôtel, et qui avait refusé de recevoir tous ceux qui s'étaient présentés chez elle afin de lui faire leurs compliments de condoléance, fut prévenue, par Laure, qu'un des aides de camp de son mari, qui venait d'arriver de l'Algérie, sollicitait la faveur de lui être présenté; c'était entre ses bras, disait-il, que monsieur de Neuville avait rendu le dernier soupir, et il venait, suivant l'ordre qu'il en avait reçu de son général, rendre compte à sa veuve, de ses derniers instants.

Lucie retint Laure près d'elle et donna l'ordre d'introduire cet officier.

—Il fallait, madame, lui dit-il après l'avoir saluée avec toutes les marques du plus profond respect, que je sois poussé par un aussi puissant motif que celui qui m'amène près de vous, pour me donner l'audace de venir troubler une douleur aussi légitime que la vôtre.

—Parlez-moi de mon époux, dit Lucie d'une voix entrecoupée de sanglots; c'est entre vos bras qu'il a rendu son âme à Dieu. Que vous a-t-il dit, monsieur? parlez, parlez, je vous en supplie.

—Hélas! madame, la mort ne lui a pas laissé le temps de vous écrire ainsi qu'il en avait l'intention; il n'a pu que me charger de venir vous répéter ses dernières paroles, et mon premier soin, en arrivant à Paris, a été celui de m'acquitter de la pénible et douloureuse mission qu'il a bien voulu me confier.

—Parlez, monsieur.

—Ce sont les dernières paroles de votre époux que je vais vous répéter, madame la comtesse; je n'y ajoute rien, je vous en donne l'assurance.

Et comme l'officier remarquait l'étonnement que causait à madame de Neuville, le préambule dont il avait cru devoir faire précéder ce qu'il avait à lui dire, il ajouta:

—Mon Dieu, madame, ce n'est pas sans raison que je m'exprime ainsi, et vous le comprendrez lorsque je vous aurai répété ce que m'a dit mon général.

«Monsieur de Bourgerel, me dit-il...»

—Monsieur de Bourgerel! s'écrièrent en même temps Lucie et Laure; vous vous nommez monsieur de Bourgerel?

—Oui, mesdames, répondit l'officier qui paraissait profondément étonné; vous connaissez mon nom?

—Continuez, monsieur; je dois, avant de répondre à la question que vous venez de m'adresser, connaître les dernières paroles de monsieur de Neuville.

—Je vous obéis, madame la comtesse. Voici donc ce que me dit mon général, lorsque aidé de ses autres officiers d'ordonnance, je l'eus fait porter à l'ambulance.

«Monsieur de Bourgerel, j'aurais bien voulu écrire à ma femme, car j'ai beaucoup de choses à lui dire; mais la mort ne m'en laissera pas le temps; écoutez-moi donc, et promettez-moi qu'aussitôt votre retour à Paris, vous irez lui répéter ce que je vais vous dire.»

—Mon général savait qu'ayant donné ma démission, je devais partir sous peu de jours; je lui fis la promesse qu'il me demandait, et il continua en ces termes:

«Vous direz à ma chère Lucie, que je meurs plein de reconnaissance du bonheur que j'ai éprouvé depuis que je suis son époux, et que s'il est permis à ceux qui ne sont plus, de s'occuper encore de ceux qui restent ici-bas, je prierai sans cesse l'arbitre souverain de nos destinées d'assurer son bonheur, et j'approuve d'avance tout ce qu'elle croira devoir faire pour être heureuse. Vous lui direz encore que c'est vous que j'ai choisi pour lui porter mes dernières paroles, parce que j'ai voulu m'associer, autant que cela m'était possible, à la bonne action qu'elle veut faire en assurant votre bonheur.»

—Le général n'en put dire davantage, madame la comtesse, la mort, l'affreuse mort vint saisir sa proie, de sorte que je me trouve forcé de vous demander l'explication de ses derniers mots.

Les faits qui précèdent, pour ne point paraître extraordinaires à nos lecteurs, ont besoin d'être expliqués. C'est ce que nous allons faire le plus succinctement possible.

Lucie, aussitôt après avoir fait la rencontre d'Eugénie de Mirbel, avait écrit à son époux afin de lui apprendre ce qu'elle avait fait pour son amie; mais elle n'avait pu d'abord lui apprendre le nom du père de l'enfant d'Eugénie, qu'elle n'avait connu que lorsque celle-ci lui eût raconté son histoire. Ce ne fut qu'après avoir opéré le raccommodement de son amie et de sa tante, qu'elle écrivit une nouvelle lettre à son mari dans laquelle, après lui avoir donné tous les détails qu'il était nécessaire qu'il sût, elle le priait de faire rechercher l'officier dont elle lui disait le nom, et d'employer près de lui l'influence que devait lui donner son grade et son caractère, afin de l'engager à réparer le mal qu'il avait fait.

Cette lettre, monsieur de Neuville ne l'avait reçue que la veille du combat où il devait perdre la vie. L'officier, dont sa femme lui parlait, était justement son aide de camp; mais il l'avait chargé, deux jours auparavant, d'une mission qui devait le tenir éloigné jusqu'au lendemain matin; de sorte que le général dût remettre pour après le combat, dont on faisait déjà les préparatifs lorsqu'il arriva, l'entretien qu'il se proposait d'avoir avec lui.

La mort l'empêcha d'accomplir ce dessein; il ne put, ainsi que nous venons de le voir, que charger Edmond de Bourgerel, d'aller trouver sa femme, laissant à celle-ci le soin d'achever l'œuvre qu'elle avait si dignement commencée.

Si maintenant nous ajoutons que les lettres écrites à Edmond de Bourgerel quelques jours plus tard par Eugénie de Mirbel et madame de Saint-Preuil, arrivaient en Afrique lorsqu'il arrivait à Paris, où sa première visite avait été pour madame de Neuville, on ne sera plus étonné de ce que les paroles du général lui avaient paru assez extraordinaires.

Ce fut donc Lucie de Neuville qui apprit à ce jeune homme tout ce qui était arrivé à celle qu'il aimait, depuis qu'elle avait quitté la maison de sa tante pour s'épargner la douleur d'avouer à cette respectable femme la faute qu'elle avait commise.

Edmond ne pouvait se lasser de remercier la bonne comtesse, il pressait ses mains et celles de Laure entre les siennes; Lucie n'avait pas voulu lui laisser ignorer la part que son amie avait prise dans la bonne action dont il la félicitait.

—Ah! mesdames, disait il aux deux amies, combien je vous remercie, et que je me trouve heureux de ce que la mort, que j'ai si souvent cherchée sur les champs de bataille, n'a pas voulu de moi. Croyez-le bien, l'image d'Eugénie n'a jamais cessé d'être présente à mes yeux! je n'avais, au milieu des dangers incessants de la fatale campagne que nous venons de faire, qu'un seul désir, une seule pensée, la retrouver; et ce n'est que parce que je voulais la chercher moi-même que j'ai donné ma démission et que je suis accouru à Paris aussitôt que cela m'a été possible.

La visite d'Edmond de Bourgerel devait être pour la comtesse de Neuville un événement heureux; car elle devait, en forçant celle-ci de s'occuper de son amie, l'arracher, pour quelques instants du moins, à la sombre douleur par laquelle elle se laissait abattre. Laure comprit cela. Il fallait donc qu'elle essayât de la tirer de l'espèce de torpeur dans laquelle elle était plongée.

—Vous allez sans doute, dit la jeune fille à Edmond de Bourgerel, courir de suite chez Eugénie, car vous devez être impatient de lui faire oublier tous les maux qu'elle a soufferts.

Et comme Edmond lui répondait affirmativement.

—Mais ne craignez-vous pas, ajouta-t-elle, que la surprise et la joie ne provoquent une révolution qui pourrait lui devenir fatale?

—Vous avez raison, mademoiselle, je verrai d'abord madame de Saint-Preuil.

—Mais cette bonne dame a autant, et plus peut-être qu'Eugénie, besoin de ménagements.

—Comment faire alors? je n'ai qu'un seul parent auquel je puisse confier la mission d'aller préparer ces dames à recevoir ma visite, et je sais que maintenant il est absent de Paris.

—Si Lucie n'était pas, en ce moment, absorbée par la douleur, dit Laure en baissant la voix, mais assez haut cependant pour être entendue par son amie, je lui proposerais de venir avec moi chez Eugénie, ce serait le moyen convenable; mais elle ne voudra pas y consentir.

—Pourquoi non, mon amie? dit Lucie, touchée par le profond soupir que M. de Bourgerel venait de laisser s'échapper de sa poitrine; pourquoi non? la douleur ne m'a pas rendue égoïste, et je crois que je ne puis mieux honorer la mémoire de ceux qui ne sont plus qu'en cherchant à faire un peu de bien à ceux qui restent. Je vais accompagner chez notre amie M. de Bourgerel.

Elle sonna et donna l'ordre au domestique qui se présenta de faire atteler.

—Ah! madame, lui dit Edmond, qui avait saisi sa main pour la couvrir de baisers, vous êtes un ange du ciel! Dieu, je l'espère, vous récompensera.

Un triste sourire vint effleurer les lèvres de Lucie, elle ne doutait pas de la bonté du Créateur, mais l'espérance, cette divinité bienfaisante que nous trouvons toujours près de nous pour nous consoler lorsque nous souffrons, avait déployé ses ailes et s'était envolée loin d'elle. Devait-elle revenir? c'est ce que l'avenir nous apprendra.

Lucie ne mit pas beaucoup de temps à réparer le désordre de sa toilette; elle ne songeait plus, hélas! à sa parure; aussi lorsqu'elle redescendit au salon où étaient demeurés Laure et Edmond de Bourgerel, le valet de chambre n'était pas encore venu annoncer que la voiture était prête. Elle prit alors une part active à la conversation, qui pendant sa courte absence, s'était établie entre Edmond et Laure. Laure avait voulu que le jeune officier lui fît connaître toutes les circonstances qui avaient accompagné la mort de M. de Neuville. Edmond confirma tout ce que les bulletins de l'armée d'Afrique avaient déjà appris à Lucie. M. de Neuville était mort glorieusement sur la brèche, et c'était en voulant lui faire un rempart de son corps, qu'Edmond de Bourgerel avait reçu la légère blessure qui le forçait de porter un de ses bras en écharpe. Lucie paya à la mémoire de son époux un nouveau tribut de larmes; et les chevaux étant attelés, on partit.

Lucie et Laure montèrent d'abord chez Eugénie, qu'elles trouvèrent occupée à peindre des fleurs sur un écran; la jeune femme n'avait pas eu de peine à trouver les moyens de se créer une industrie capable de lui procurer une existence à peu près honorable; car, ainsi que nous croyons l'avoir déjà dit, elle possédait un remarquable talent de peintre de fleurs, et sa jolie figure, ses grâces modestes et touchantes avaient intéressé tous ceux auxquels elle s'était adressée, et chacun à l'envi s'était empressé de lui donner du travail. Hâtons-nous cependant d'ajouter, afin que nos lecteurs ne nous accusent pas de manquer de vraisemblance, que les dignes marchands de brillantes bagatelles, au service desquels elle avait mis son gracieux talent, s'étaient bientôt aperçus de son inexpérience, et qu'ils n'avaient pas négligé l'occasion de se procurer des œuvres d'artiste au prix qu'ils payaient ordinairement pour des enluminures: le commerce avant tout.

Eugénie, lorsque Lucie et Laure entrèrent dans son modeste logement, jeta loin d'elle sa palette et ses pinceaux, et courut au-devant de ses deux amies, qu'elle serra tour à tour entre ses bras.

—Merci d'être venues me voir, leur dit-elle, merci! la juste douleur que tu éprouves, ma chère Lucie, ne t'a pas fait oublier que tu avais ici une sincère amie qui y compatit, et qui, elle aussi, est bien malheureuse.

—Hélas! ma chère Eugénie, si je ne savais que bientôt tu seras aussi heureuse que tu es malheureuse maintenant, je croirais que nous n'avons été mises ici bas que pour souffrir, car mes malheurs, hélas! sont irréparables.

—Je n'espère plus, répondit d'une voix sombre Eugénie de Mirbel; il n'a pas répondu aux lettres que nous lui avons adressées; il est mort ou il m'a oubliée. Ah! si l'innocente créature à laquelle j'ai donné le jour ne m'attachait à la vie, je me verrais sans peine descendre dans la tombe.

—Eugénie! Eugénie! il ne faut pas te désespérer, dit Laure, nous avons vu ce matin un officier de l'armée d'Afrique, qui nous a annoncé la prochaine arrivée à Paris de M. de Bourgerel; il ne le précédait, nous a-t-il dit, que de quelques postes, de sorte qu'il est possible que demain, aujourd'hui peut-être, il se présente devant toi; car nous savons qu'il ne t'a pas oubliée, et que c'est à toi qu'est destinée sa première visite.

—Laure, au nom du ciel! tu ne me trompes point, n'est-ce pas? oh! ce serait affreux! Mais qui donc vous appris tout ce que tu viens de me dire? il n'est pas probable qu'Edmond ait confié à un étranger des secrets....

—Nous avons amenée avec nous la personne dont Laure vient de te parler, répondit Lucie, elle est en bas dans notre voiture; veux-tu que nous lui fassions dire de monter?

—Oh! oui! un ami d'Edmond; qui sans doute est chargé de m'annoncer son retour!... puisque vous l'avez amené avec vous, c'est avec plaisir que je le recevrai.

Eugénie allait donner à sa vieille bonne l'ordre de descendre, Laure l'arrêta:

—Eugénie, lui dit-elle, rassemble toutes tes forces tu vas en avoir besoin pour recevoir cette personne; tu la connais!

—Eugénie, ajouta la comtesse qui avait remarqué que son amie, commençant à se douter que la personne dont on lui parlait n'était autre qu'Edmond de Bourgerel, était devenue affreusement pâle, ma bonne Eugénie, sois aussi calme pour être heureuse que je le suis après les affreux malheurs qui viennent de m'assaillir.

—Ah! qu'il vienne! qu'il vienne! s'écria Eugénie, les yeux baignés de larmes, il n'y a plus de danger! je pleure!...

La bonne vieille, que nos lecteurs connaissent déjà, n'avait pas attendu, pour descendre, les ordres de sa maîtresse, et quelques minutes après, Edmond serrait entre ses bras la fidèle amante dont un concours de fatales circonstances l'avait tenu éloigné si longtemps.

Edmond ne pouvait se lasser d'embrasser tour à tour son amante et sa fille, qu'Eugénie avait mise entre ses bras.

Lucie et Laure attendaient patiemment que les premiers transports de ces deux tendres amants étant passés, ils trouvassent le temps de leur adresser quelques paroles; le spectacle de leur bonheur leur faisait du bien; la pensée d'y avoir contribué était un baume réparateur qui contribuait à cicatriser les plaies saignantes du cœur de Lucie.

Edmond, plus fort qu'Eugénie, se rapprocha le premier de la comtesse de Neuville.

—Croyez, madame, lui dit-il, que je n'oublierai jamais ce que vous avez fait pour elle; je me souviendrai toujours que vous vous êtes arraché aux justes préoccupations de votre douleur pour vous occuper de nous. Ah! madame, madame! vous êtes bien la digne femme de mon brave général.

—Ne me remerciez pas, répondit Lucie, depuis que j'ai la certitude que les peines de ma bonne Eugénie sont arrivées à leur terme, je me trouve un peu moins malheureuse; mais n'oubliez pas, M. de Bourgerel, qu'il est une autre personne qui attend votre retour avec la plus vive impatience et chez laquelle je veux aussi vous conduire.

—La bonne madame de Saint-Preuil: ah! je regrette de l'avoir oubliée aussi longtemps, dit Edmond de Bourgerel, mais ne suis-je pas excusable? ajouta-t-il en regardant Eugénie avec des yeux pleins de tendresse.

Celle-ci qui avait jeté un châle sur ses épaules, était déjà prête à partir, et quelques instants après ils étaient tous arrivés chez madame de Saint-Preuil.

—Je ne viens pas, madame, dit Edmond en pliant les genoux devant la vieille dame que les trois jeunes femme avaient précédemment préparée, implorer un pardon que déjà vous avez eu la bonté de m'accorder, je viens seulement vous prier d'embrasser l'époux de votre nièce et vous donner l'assurance que tous mes jours seront consacrés à vous faire oublier les peines que j'ai pu vous causer.

Une scène à peu près semblable à celle qui venait de se passer chez Eugénie de Mirbel, se passa alors chez madame de Saint-Preuil, où Lucie et Laure laissèrent monsieur de Bourgerel.

Nos lecteurs ont deviné qu'Edmond après avoir régularisé sa position d'officier démissionnaire épousa Eugénie de Mirbel. La position particulière de ces deux jeunes gens, leur imposait la loi de donner à leur union le moins de publicité possible: ils se marièrent donc sans éclat, accompagnés seulement des témoins indispensables et d'un petit nombre d'amis dont ils n'avaient pas à redouter les commentaires disgracieux et les malignes épigrammes. Après la cérémonie religieuse, les jeunes époux s'approchèrent de Lucie et de Laure.

—Nous allons, leur dit Edmond de Bourgerel, nous retirer dans une petite propriété que je possède à Saint-Léonard, joli petit village des environs de Senlis; notre fortune ne nous permet pas de vivre convenablement à Paris, et madame de Saint-Preuil consent pour nous suivre à quitter le chalet suisse qu'elle habite. Pouvons-nous espérer, mesdames, que vous voudrez bien quelquefois venir visiter notre modeste ermitage? vous n'y trouverez pas sans doute le luxe et le confort auxquels vous êtes habituées, mais vous y rencontrerez toujours des cœurs francs et dévoués.

—Et cela vaut mieux que tout le reste, répondit Lucie en tendant sa main à Edmond qui la serra affectueusement dans les siennes après l'avoir baisée plusieurs fois, je ne refuse pas la proposition que vous me faites, M. de Bourgerel, aussitôt que je le pourrai, j'irai vous retrouver et je resterai longtemps près de vous, je vous en donne l'assurance: le spectacle du bonheur dont vous allez jouir, me fera quelquefois oublier mes peines.

Edmond, avant son mariage, avait mis fin à toutes les affaires qui auraient pu le retenir à Paris, aussi une voiture de voyage attendait à la porte de l'église madame de Saint-Preuil et les deux jeunes époux; madame de Neuville voulut absolument les voir partir.

—Soyez heureux, leur dit-elle lorsque les chevaux s'ébranlèrent, soyez heureux! et pensez quelquefois aux amies que vous laissez à Paris.

—Toujours, toujours! répondit Eugénie de Mirbel en agitant son mouchoir, adieu Lucie, adieu Laure, ou plutôt au revoir.

La voiture avait disparu sous le nuage de poussière qu'elle soulevait derrière elle.

—Ah! ma chère Laure, dit Lucie qui se jeta entre les bras de son amie dès qu'elles furent remontées en voiture, maintenant que tous ceux qui m'aimaient sont morts ou partis, que deviendrais-je si tu allais me quitter?

V.—Un amour fatal.

La comtesse de Neuville trouva en rentrant à son hôtel, une lettre qui portait le cachet armorié du marquis de Pourrières, elle la montra à Laure.

—Que peut me vouloir cet homme, dit-elle en décachetant la lettre, aurait-il par hasard l'audace de me parler d'amour dans un pareil moment?

—Je ne le pense pas, répondit Laure, le marquis de Pourrières, je ne puis lui refuser cette qualité, est homme de bonne compagnie, et je ne crois pas qu'il ose parler d'amour à une veuve sur les cendres encore chaudes de son mari.

—Lis, dit Lucie après avoir parcouru la courte missive de Salvador, qui était conçue en ces termes:

«Madame,

»Les journaux m'ont appris l'affreux malheur qui vient de vous frapper, croyez que je prends une bien vive part à la juste douleur que vous devez éprouver, et daignez agréer avec l'assurance du dévouement le plus désintéressé, celle du profond respect avec lequel j'ai l'honneur d'être,

»Madame la comtesse, etc.»

—C'est une simple lettre de condoléance semblable à toutes celles que tu as déjà reçues et que tu n'as pas pris la peine de décacheter, dit Laure après avoir lu.

—Je lui sais gré de ne pas m'avoir écrit autre chose, répondit Lucie.

Avec la lettre du marquis de Pourrières on en avait remis plusieurs autres à la comtesse, ainsi que les listes journalières des personnes qui étaient venues se faire inscrire chez elle depuis la mort de son mari.

Tandis qu'elle lisait les lettres qui ressemblaient toutes par le fond et par la forme à celle de Salvador, Laure parcourait les listes, un nom la frappa sur celle de la veille.

—Connais-tu cela? dit-elle.

—Paul Féval, répondit la comtesse, après quelques instants de réflexion, ce nom m'est tout à fait inconnu; c'est sans doute celui d'une personne que nous aurons rencontrée quelquefois dans le monde.

—C'est singulier, j'ai un vague souvenir d'avoir entendu déjà prononcer ce nom. Ah! j'y suis! ce nom est celui d'une vieille dame qui habitait, à Lagny, la maison voisine de la nôtre. Est-ce que ce serait son fils qui serait venu nous voir? il faut que je m'en assure.

Laure sonna et donna l'ordre de faire monter le concierge.

—Vous rappelez-vous, lui dit-elle en lui montrant sa liste sur laquelle se trouvait le nom qui paraissait si vivement l'occuper, la personne qui a écrit ceci?

—Oui, Mademoiselle, répondit le concierge, après avoir rassemblé ses souvenirs; je me rappelle même que c'est vous que ce monsieur a demandée, et ce n'est que parce qu'il a appris notre malheur par d'autres personnes qui se trouvaient en même temps que lui dans mon logement, qu'il s'est inscrit sur la liste; vous devez trouver dans la correspondance sa carte qu'il m'a chargé de vous remettre en vous priant de vouloir bien le recevoir demain; il a, m'a-t-il dit, des choses très-importantes à vous communiquer de la part d'une personne qui vous est chère.

—Je suis sûre maintenant, dit Laure à Lucie après avoir fait signe au concierge qu'il pouvait se retirer, que ce monsieur est le fils ou le neveu, je ne sais plus lequel, de notre vieille voisine de Lagny, et qu'il vient me parler de la part de mon oncle; car mon oncle et toi, vous êtes les seules personnes au monde qui me soient chères et qui s'intéressent à moi.

—Cette visite, qui paraît te causer une si vive joie, m'attriste, je ne sais pourquoi, répondit la comtesse, quelque chose me dit que nous allons être forcées de nous séparer.

—Allons donc, voilà déjà plusieurs fois que mon oncle me fait annoncer que bientôt j'aurai le plaisir de le voir, et ses promesses ne se réalisent jamais. Je crois, moi, que je suis destinée à ne jamais me marier et à vieillir à tes côtés.

Le lendemain, la personne que Laure attendait avec une certaine impatience, se présenta à l'hôtel de Neuville. Des ordres ayant été donnés en conséquence, elle fut introduite de suite près des deux dames qui attendaient sa visite dans le salon.

C'était un homme âgé d'un peu plus de trente ans, doué d'une taille avantageuse et d'une physionomie intéressante et agréable, bien qu'un peu sérieuse; sa mise, à la fois élégante et simple, annonçait un homme de bonne compagnie.

Après avoir salué les deux dames avec toutes les marques du plus profond respect, il remit une lettre à Laure.

—C'est de mon oncle, dit la jeune fille après avoir regardé la suscription, et elle s'empressa de la décacheter.

Le jeune homme, tandis qu'elle lisait, ne pouvait en détacher ses regards; c'est qu'en effet, la jolie personne qu'en ce moment il avait devant les yeux lui rappelait une gracieuse enfant dont, depuis quelque temps, il cherchait à rassembler, pour en former un tout, les traits épars dans sa mémoire.

—Ma pauvre amie, dit Laure après avoir achevé la lecture de la lettre qu'elle remit à Lucie, tes pressentiments ne t'avaient pas trompée; nous allons être bientôt forcées de nous séparer; mais ne te désole pas, ajouta-t-elle de suite, car elle avait remarqué que des larmes roulaient sous les paupières de son amie, je ne quitte pas Paris. Nous nous verrons souvent; tous les jours, même.

—Sir Lambton nous parle de vous en des termes si honorables, dit Lucie, qui à son tour avait achevé la lecture de la lettre apportée par Paul Féval (qui n'était autre, nos lecteurs l'ont déjà deviné, que Servigny), que nous ne saurions mieux lui témoigner l'affection que nous lui portons qu'en vous en accordant une part. Ainsi, nous vous prions, monsieur, de vouloir bien accepter, jusqu'à l'arrivée de sir Lambton à Paris, un logement à l'hôtel.

Paul Féval, nous conserverons jusqu'à nouvel ordre, à notre héros, ce nom qui était celui de sa mère, répondit comme il le devait à l'accueil empressé de la comtesse de Neuville, dont cependant il n'accepta pas la gracieuse proposition; il allégua pour justifier son refus les nombreuses absences qu'il allait être forcé de faire, sir Lambton l'ayant chargé à la fois de monter sa maison à Paris, où il avait l'intention de se fixer, et de faire pour lui l'acquisition d'une propriété située aux environs de la capitale.

—Mais, bien que je doive refuser, afin de ne point me rendre importun, l'offre gracieuse que vous avez la bonté de me faire, continua Paul Féval en s'adressant à la comtesse, je serai plus d'une fois, madame, forcé de mettre votre bonne volonté à l'épreuve; sir Lambton m'ayant expressément recommandé de ne rien faire qui ne soit du goût de sa chère nièce, j'ose espérer que vous voudrez bien quelquefois me servir de guide; car je ne dois pas vous le dissimuler, le séjour assez long que je viens de faire dans l'Inde m'a rendu quelque peu étranger aux habitudes de la fashion parisienne.

—Je ferai pour ma chère Laure, répondit la comtesse, tout ce qui pourra lui être agréable; mais vous aurez une triste compagne de vos excursions.

—En effet, madame, j'ai appris en arrivant en France la mort de monsieur le général comte de Neuville. La perte d'un aussi brave militaire est une véritable calamité; mais la pensée que tous ceux qui aiment leur pays s'associent à votre douleur, doit être pour vous une source puissante de consolations.

—J'ai accepté avec résignation les croix que le Seigneur a bien voulu m'envoyer; elles sont cependant bien lourdes à porter, car je perds à la fois un époux que j'aimais, la seule parente qui me restait, et ma plus chère amie.

—Mais, Lucie, tu n'y penses pas; on dirait vraiment que je vais aller habiter les antipodes. Tu n'as donc pas compris que mon oncle a l'intention de se fixer à Paris?

—Je crois, en effet, madame la comtesse, ajouta Paul Féval, que c'est à tort que vous vous alarmez. Sir Lambton, bien qu'il ne vous connaisse que de réputation, vous aime, madame, presque autant qu'il aime sa nièce; et lorsque vous connaîtrez ce digne gentilhomme, il ne vous sera pas possible de lui refuser votre amitié. C'est donc un ami que le ciel vous envoie pour vous aider à supporter la perte de ceux qui ne sont plus.

—Que la volonté de Dieu soit faite! j'accepterai, quels qu'ils soient, ses décrets avec reconnaissance.

Pendant tout le temps que les trois personnes rassemblées dans le salon de l'hôtel de Neuville, avaient mis à échanger les paroles que nous venons de rapporter, Paul Féval, chaque fois qu'il le pouvait sans inconvenance, avait attentivement examiné Laure qui, de son côté, pendant qu'il causait avec madame de Neuville, l'avait plusieurs fois regardé en dessous. Ce manège n'avait pas échappé à Lucie.

Presque toutes les femmes possèdent la merveilleuse faculté de se comprendre entre elles sans avoir besoin de se parler; un geste, un signe presque imperceptible qu'elles échangent rapidement, leur apprennent quelquefois ce que nous ne pourrions exprimer qu'à l'aide d'assez longs discours; ainsi, un simple clignement d'œil, auquel elle avait répondu par un léger mouvement d'épaules, avait appris à Lucie que son amie croyait reconnaître, dans le jeune homme qui était devant elles, celui dont elle lui avait parlé la veille, qu'elle désirait savoir si elle ne se trompait pas, mais qu'elle n'osait l'interroger.

Lucie ne savait rien refuser à Laure.

—Votre nom, monsieur, dit-elle à Paul Féval, ne nous est pas inconnu, et hier, lorsque nous l'avons vu sur la liste des personnes qui se sont inscrites chez moi, nous comptions recevoir aujourd'hui la visite d'une personne que mon amie connaissait déjà.

—Mon Dieu! madame, si c'est un hasard, il est bien singulier; car le nom de mademoiselle m'a rappelé celui d'une compagne de mes jeunes années, qui doit avoir maintenant l'âge et les traits gracieux de mademoiselle.

—Plus de doute! s'écria Laure après avoir entendu la réponse de Paul Féval; vous êtes de Lagny?

—Oui, mademoiselle.

—C'est bien cela; c'est dans cette ville que j'ai passé une bonne partie de mon enfance. La maison de votre mère était voisine de celle que j'habitais avec ma tante; c'est vous qui me promeniez dans le jardin de votre maison; et puis, vous me faisiez des cocotes et de beaux pantins qui remuaient les yeux et la langue d'une manière si comique, qu'ils me faisaient mourir de rire; j'étais toute petite alors, mais j'ai bonne mémoire, voyez-vous.

—Et vous avez tenu tout ce que vous promettiez à cette époque.

—C'est vrai, répondit Laure que le plaisir qu'elle éprouvait, en se rappelant les souvenirs de ses jeunes années, empêchait de s'apercevoir qu'elle se faisait un compliment à elle-même. Vous rappelez-vous combien j'étais folle et rieuse, combien j'étais contente lorsque vous me faisiez présent d'un nid de chardonnerets ou de linots, qu'au risque de vous rompre le cou, vous étiez allé chercher pour moi, au faîte d'un des vieux arbres qui bornent la Marne.

—Vous me rappelez, mademoiselle, l'époque la plus heureuse de ma vie. Pourquoi, hélas! a-t-elle été suivie de jours si malheureux?

—Puisque mon bon oncle vous a chargé d'acheter pour lui une propriété où sans doute nous irons souvent, il faut la choisir à Lagny on dans les environs; je serais vraiment heureuse de revoir les lieux où s'est passée mon enfance.

Paul Féval, qui avait écouté avec le plus vif plaisir les naïves réminiscences de la jeune fille, lui répondit qu'en faisant tout ce qui pouvait lui être agréable, il ne ferait que se conformer aux ordres qu'il avait reçus de sir Lambton, qu'elle pouvait être certaine que dès le lendemain il se mettrait en campagne afin d'explorer les environs de Lagny; et que s'il trouvait de ce côté une propriété convenable, il viendrait avant de conclure, l'inviter à la visiter; puis il ajouta que sir Lambton l'ayant aussi chargé d'acheter un hôtel à Paris, il serait bien aise de savoir quel quartier elle désirait habiter.

—Mais, je veux, si cela est possible, que de mes fenêtres on puisse voir celles de ma bonne Lucie, lui répondit Laure.

—Je voudrais, mademoiselle, avoir à ma disposition la lampe d'Aladin, vos souhaits seraient exaucés aussitôt que formés; mais je possède, à défaut de cette lampe merveilleuse, deux talismans à l'aide desquels on peut surmonter bien des obstacles.

—Et quels sont donc ces deux talismans?

—Beaucoup de bonne volonté et beaucoup d'argent.

—Ah ça! mais mon oncle est donc bien riche?

—Beaucoup plus riche que vous ne pouvez vous l'imaginer; mais jamais fortune brillante ne fut placée dans de plus dignes mains. Sir Lambton fait de la sienne le plus noble usage; il a compris qu'elle n'était entre ses mains qu'un dépôt dont les malheureux devaient avoir leur part; aussi, tous les jours, il sèche de nouvelles larmes, toutes les heures de sa vie sont marquées par une bonne action. Ah! Mademoiselle, que vous êtes heureuse de lui appartenir, si tous les heureux de la terre ressemblaient à votre oncle, personne assurément ne songerait à se plaindre d'être pauvre.

Il y avait tant d'émotion dans la voix de Paul Féval lorsqu'il prononça les quelques paroles qui précèdent, il était si facile de deviner que ce qu'il disait était l'expression sincère de sa pensée, que les deux femmes ne purent s'empêcher d'être profondément attendries.

—C'est bien, monsieur, c'est bien, lui dit Lucie en lui tendant la main, le ciel récompense sir Lambton de tout le bien qu'il fait puisqu'il lui a accordé un ami qui sait si bien apprécier les éminentes qualités qu'il possède.

Il faut croire que les âmes d'élite se devinent à la première entrevue, puisque Paul Féval, bien que depuis les malheurs qui lui étaient arrivés, il fût devenu quelque peu misanthrope, se trouvait si à l'aise près des deux aimables femmes qui venaient de le recevoir avec tant d'affabilité; leur conversation lui paraissait si charmante, qu'il lui semblait qu'il les connaissait depuis déjà longtemps et qu'il ne songeait pas plus à les quitter qu'elles de leur côté ne pensaient à le congédier. Aussi, ce ne fut pas sans éprouver une bien vive surprise, qu'il entendit un valet de chambre qui venait d'entrer dans le salon annoncer que le dîner était servi; il était depuis plus de trois heures chez la comtesse de Neuville.

Il se leva de suite pour prendre congé.

—Les heures, mesdames, se passent auprès de vous sans qu'on s'en aperçoive, dit-il; aussi j'ai l'espérance que vous voudrez bien être indulgentes et me pardonner la longueur démesurée de ma première visite.

—Pourquoi nous quitter déjà? répondit Lucie, dînez avec nous, si rien ne vous appelle ailleurs; vous représentez ici sir Lambton, et je suis persuadée qu'il ne me refuserait pas si je lui faisais la prière que je vous adresse en ce moment.

—Restez, M. Féval, ajouta Laure, nous parlerons de Lagny et des souvenirs du temps, passé, ne voulez-vous pas?

Paul Féval ne pouvait résister à d'aussi gracieuses instances: il accepta, heureux de pouvoir passer quelques heures encore près de Laure, vers laquelle il se sentait attiré par un sentiment d'une nature bien différente de celui que jadis il avait éprouvé pour Silvia.

Paul Féval employa les jours qui suivirent à parcourir les environs de Paris, afin de chercher une propriété telle que la désirait celle qu'il aimait déjà, ce qui ne lui fut pas difficile; car, ainsi qu'il l'avait dit dans la conversation, il pouvait disposer d'un talisman presque aussi puissant que celui d'Aladin, de beaucoup d'or.

Laure éprouvait une bien vive joie de ce qu'elle allait enfin voir un parent que jusqu'à ce jour elle n'avait connu que par les bienfaits dont il l'avait accablée; mais cette joie était mitigée par la peine que lui causait la nécessité de se séparer de son amie, peine d'autant plus vive qu'elle s'était aperçue que la tristesse de Lucie augmentait d'intensité à mesure que l'époque de l'arrivée à Paris de sir Lambton approchait.

Lucie sans doute s'affligeait de ce que son amie allait être forcée de la quitter; mais la sombre tristesse à laquelle elle était en proie était encore provoquée par d'autres motifs. Le lecteur n'a pas oublié que dans la lettre qu'il lui avait écrite, le docteur Mathéo lui avait fait la promesse de lui envoyer sous peu de temps l'explication détaillée des motifs qui l'avaient engagé à lui adresser sa première épître, plusieurs mois s'étaient écoulés; et Lucie, qui avait envoyé souvent à la poste, n'y avait pas trouvé cette lettre qu'elle attendait et qui devait, du moins elle le croyait, mettre un terme à la cruelle perplexité à laquelle elle était en proie; voilà principalement pourquoi elle était triste, et cette tristesse paraîtra toute naturelle lorsque nous aurons fait connaître les motifs qui lui faisaient attendre avec autant d'impatience la lettre promise par le docteur Mathéo.

Salvador, après avoir appris la mort du général comte de Neuville et celle de la marquise de Villerbanne, s'était dit que ce serait un coup de maître et qui assurerait à la fois sa position dans le monde et sa fortune ébranlée par les rudes assauts que lui portaient journellement ses prodigalités et les pertes continuelles de Roman, que d'épouser madame de Neuville; aussi ce qui peut-être n'était d'abord qu'un caprice qui se serait passé, faute de pouvoir se satisfaire, était devenu un projet à la réussite duquel il avait pris la résolution de consacrer tout ce qu'il possédait de capacités et de persévérance, et la lettre de condoléance que nous avons mise sous les yeux de nos lecteurs était la première scène de la comédie qu'il se proposait de jouer pour arriver au but qu'il voulait atteindre.

Lucie n'avait pas répondu à cette lettre, c'était une imprudence; elle aurait dû l'accueillir comme une simple marque de l'intérêt que sa position devait nécessairement inspirer à tous ceux qui la connaissaient, et lui faire une de ces réponses banales qui ne signifient absolument rien, mais qui cependant sont exigées par les lois qui régissent la bonne compagnie: ne pas répondre au marquis de Pourrières après ce qui s'était passé entre elle et lui, c'était accorder à la lettre qu'il avait écrite une importance qu'elle n'avait pas, c'était en quelque sorte lui donner le droit de penser qu'elle le redoutait assez pour ne pas vouloir conserver avec lui la moindre relation, ce fut du moins ce que pensa Salvador, et il agit en conséquence.

D'autres lettres suivirent celle-ci, lettres beaucoup plus longues, mais dans lesquelles cependant il ne lui parlait que d'elle et de la part qu'il prenait aux malheurs qui venaient de la frapper. Ces lettres étaient empreintes d'une si touchante sensibilité, le marquis de Pourrières y parlait avec tant de vénération de la bonne marquise de Villerbanne qui, disait-il, avait été la plus chère amie de son père, il était si facile de deviner, bien qu'il n'en dit rien, qu'il aimait la personne à laquelle il les adressait, que Lucie, prédisposée peut-être par là pensée de l'isolement dont elle était menacée, à accueillir avec une certaine indulgence ceux qui lui témoignaient de l'attachement, lui répondit quelques mots affectueux.

Quelqu'un de moins adroit que Salvador se serait empressé, sans doute, après avoir obtenu un pareil résultat, de solliciter la faveur d'être admis à l'hôtel de Neuville; il ne se rendit pas coupable d'une pareille maladresse: il s'était dit que la comtesse était un oiseau sauvage qu'il fallait apprivoiser peu à peu avant de tenter de le saisir, et il agissait en conséquence.

Il répondit à la première lettre qu'il reçut de la comtesse, que, forcé d'aller visiter ses propriétés, il serait forcé de se priver du plaisir de correspondre avec elle pendant quelques jours: c'était presque un traité qu'il concluait avec elle, une sorte d'engagement qu'il lui faisait prendre à son insu; cela étonna bien quelque peu la comtesse de Neuville, mais comme en définitive, les termes du billet de Salvador étaient on ne peut plus convenables, elle n'accorda à cette phase de ses relations avec le marquis de Pourrières qu'une très-légère attention.

L'absence de Salvador, qui, ne voulant pas courir le risque d'être surpris en flagrant délit de mensonge, était allé chasser chez un de ses amis, se prolongea plusieurs semaines, et plus d'une fois, pendant ce laps de temps, Lucie, disposée par le profond isolement dans lequel elle vivait depuis la mort de son mari à favorablement accueillir tout ce qui pouvait rompre quelque peu la monotonie habituelle de son existence, désira recevoir une lettre du marquis de Pourrières; enfin il en vint une. Salvador rendait compte à la comtesse de Neuville des résultats de son voyage, il lui parlait de ses propriétés, de leur situation, des améliorations qu'il avait l'intention d'apporter à la culture de ses terres, du revenu qu'elles produisaient; puis, venant à lui, il lui disait qu'il faisait des démarches afin d'obtenir une recette générale, et qu'il espérait qu'elles seraient couronnées de succès.

Cette lettre, dont le but, ainsi que l'avait espéré Salvador, échappa à Lucie, amusa beaucoup la comtesse de Neuville et amena la réponse sur laquelle avait compté en l'écrivant le marquis de Pourrières. Lucie lui répondit qu'il avait cru sans doute écrire à son notaire ou à son homme d'affaires, et qu'elle ne devinait pas pourquoi, si vraiment sa lettre n'était point le résultat d'une erreur ou d'une préoccupation inexplicable, il lui envoyait un compte aussi exact de ses revenus. Elle terminait en le félicitant de ce que sa fortune était aussi brillante et aussi solidement assise, et par des vœux pour la réussite de ses projets.

Voici ce que répondit Salvador à la dernière lettre de la comtesse de Neuville:

«Madame la Comtesse,

»Ce n'est que parce qu'elle devait amener la réponse que vous venez de me faire que je me suis déterminé à vous écrire la lettre qui vous a si grandement étonnée. Puissiez-vous accueillir celle-ci avec autant d'indulgence que vous en avez témoigné à toutes celles qui l'ont précédées.

»Vous me dites, madame la comtesse, en terminant la lettre que je viens de recevoir, que vous faites des vœux pour la réussite de tous mes projets; si, après avoir lu ceci, vous ne rétractez pas ces aimables paroles, je serais sans contredit le plus heureux des mortels; mais je n'ai, je vous l'avoue, que bien peu d'espoir; quoi qu'il en soit, comme c'est de vous que dépend l'accomplissement de mon vœu le plus cher, je me détermine, au risque de ce qui pourra en arriver, à vous écrire cette lettre que peut-être vous jetterez de côté sans en achever la lecture, dès que vous aurez porté vos yeux sur le paragraphe suivant:

»Je vous aime, madame la comtesse! Avant de vous avoir rencontrée, j'étais tout disposé à révoquer en doute cette maxime de Labruyère: l'amour naît à la première vue, mais je suis forcé de reconnaître aujourd'hui, que le célèbre moraliste ne se trompait pas lorsqu'il écrivait ceci, car l'amour que vous m'avez inspiré et qui, je le sens bien, ne finira qu'avec ma vie, a pris naissance le jour même où nous nous rencontrâmes pour la première fois.

»Cet amour, dont j'osais vous faire l'aveu chez madame de Villerbanne, aveu que vous avez repoussé comme vous le deviez à cette époque et qui va peut-être élever aujourd'hui entre vous et moi une barrière insurmontable (car je ne veux pas chercher à la faute que j'ai commise une excuse que je ne trouverais que dans la violence du sentiment que vous m'avez inspiré, et cette excuse, je le sens bien, vous ne voudriez pas l'admettre), cet amour, dis-je, j'ai vainement tenté de l'arracher de mon cœur; soins superflus, peines inutiles, c'est en vain que j'ai cherché des distractions dans le monde, c'est en vain que j'ai demandé à l'étude un remède à mes maux. Au milieu du cercle le plus brillant et le plus animé comme dans le silence du cabinet une gracieuse image était toujours présente devant mes yeux: c'était la vôtre, madame. J'ai donc été forcé après avoir épuisé toutes mes forces dans la lutte, de me résigner à souffrir silencieusement, si vous ne daignez laisser tomber sur moi un regard de commisération.

»La mort de M. le comte de Neuville que je suis, daignez en être persuadée, le premier à déplorer, et celle de madame le marquise de Villerbanne, vous laissent, madame la comtesse, isolée au milieu du monde (je sais que vous avez eu le malheur de perdre tous vos parents); c'est une bien triste situation que celle d'un être, quels que soient d'ailleurs sa fortune et sa position dans le monde, qui n'a pas pour parcourir le rude sentier de la vie, un bras dévoué sur lequel il puisse s'appuyer; je puis vous parler ainsi, madame la comtesse, car ma position est identiquement semblable à la vôtre; comme à vous l'impitoyable mort m'a enlevé tous ceux qui m'étaient chers; comme vous je suis seul au monde, j'ai des amis, sans doute, qui n'en a pas? mais est-il bien prudent de compter sur l'affection de simples amis, et n'est-il pas naturel qu'ils nous abandonnent lorsque les liens du sang ou de l'amour les appellent loin de nous?»

Salvador connaissait la vive amitié qui unissait Lucie et Laure, et ce n'était pas sans intention qu'il avait écrit cette phrase; il voulait, en laissant entrevoir la possibilité d'une séparation entre elle et son amie, l'effrayer davantage sur l'isolement dans lequel, le cas échéant, elle se trouverait, ce qui devait, suivant lui, la disposer à ne pas lui refuser sans examen la demande qu'il venait lui faire. Ses prévisions, ainsi que la suite le prouvera, ne l'avaient pas trompé; il était du reste servi par le hasard, cette bizarre divinité qui semble quelquefois, en favorisant les entreprises les plus coupables ou les plus folles, tenir à nous prouver que les poëtes ne nous ont pas trompé en nous disant qu'elle était aveugle, car ce fut justement peu de temps après l'arrivée à Paris de Paul Féval et sa première visite à l'hôtel de Neuville, que la comtesse reçut la lettre dont nous allons donner la suite à nos lecteurs.

«Vous ne voudrez pas, madame la comtesse, vous ensevelir dans une obscure retraite, lorsque vous possédez toutes les aimables et brillantes qualités qui doivent faire l'ornement de votre monde, ce serait d'ailleurs manquer à la mission qui vous est imposée: puisque Dieu, en rappelant à lui l'homme estimable que vous venez de perdre, n'a pas voulu que vous puissiez lui consacrer vos jours, c'est que dans sa justice il réservait à un autre le bonheur de vous posséder.

»Vous avez deviné, madame la comtesse, que je viens solliciter à deux genoux l'honneur de devenir votre époux. Je n'ai point, certes, la prétention de remplacer celui que vous avez perdu; je ne puis vous offrir un nom illustré sur tous les champs de bataille de l'empire...» (Nous ferons en passant remarquer à nos lecteurs que ces louanges, si généreusement accordées à M. de Neuville, devaient, tout en flattant l'amour-propre de Lucie, lui rappeler que l'époux qu'elle venait de perdre, était beaucoup plus âgé qu'elle, et amener une comparaison qui ne pouvait qu'être avantageuse à celui qui s'offrait.) «Mais tel qu'il est, mon nom est honorable, c'est celui d'une des plus anciennes familles du midi de la France, et je sens que l'envie de vous plaire, si vous étiez ambitieuse, me rendrait capable de l'entourer d'autant de lustre qu'il en avait jadis.

»Je ne vous dirai rien de ma fortune, la lettre que celle-ci est destinée à expliquer vous a appris à ce sujet tout ce qu'il était nécessaire que vous sachiez, et vous avez pu voir que, sans être colossale, ma fortune est au moins fort raisonnable. Pardonnez-moi, madame la comtesse, si je me laisse à mon insu entraîner sur un terrain que je ne voulais pas aborder, mais nous vivons dans une société si singulièrement organisée, qu'il est bon quelquefois de faire observer que ce n'est pas l'intérêt qui règle les mouvements de notre cœur. Je voudrais, certes, que vous fussiez pauvre pour avoir le plaisir de vous enrichir; mais puisqu'il n'en est pas ainsi, je suis heureux de ce que le ciel a bien voulu m'accorder assez de biens pour qu'il ne soit pas possible de supposer que je veuille obtenir autre chose que ce que je sollicite, votre main, à laquelle, si vous me l'accordez, vous joindrez bientôt le don de votre cœur, car alors vous serez à même d'apprécier tout ce que le mien vous réserve d'affection véritable et de tendresse dévouée.

»Ne me répondez pas de suite, madame la comtesse, prenez le temps de réfléchir; quel que soit votre arrêt, qu'il me soit ou non favorable, il ne changera rien aux sentiments d'affection que vous a voué celui... etc., etc.»

Cette lettre, dont Salvador avait pesé avec soin tous les termes, et qui avait été reçue dans un moment favorable, produisit sur l'esprit de la comtesse de Neuville une certaine impression. Après l'avoir lue avec la plus sérieuse attention, elle se demanda si elle devait refuser, sans examen, l'offre que lui faisait, en des termes si convenables, le marquis de Pourrières.

Après avoir jeté un coup d'œil sur l'avenir qui se déroulait devant elle, elle se vit descendant dans la tombe sans laisser de regrets à personne, après une vieillesse passée dans la tristesse et dans l'isolement. Laure l'aimait sans doute, son amitié lui était précieuse, mais Laure, jeune, belle, riche, devait nécessairement, et dans un avenir très-prochain, se marier; alors elle aurait des enfants, une famille à laquelle elle serait forcée de se consacrer. Mais elle aussi possédait toutes les qualités qui promettaient à son amie une si belle destinée! devait-elle donc, nouvelle Arthémise, être déshéritée de toutes les joies, parce qu'elle avait perdu un époux qu'elle avait aimé sans doute, et qui était digne de l'être, mais pour lequel cependant elle n'avait jamais éprouvé ce sentiment exclusif qui fait qu'une autre image ne peut jamais remplacer celui qui n'est plus? Non, sans doute.

Un homme, possesseur d'un nom honorable, d'une fortune au moins égale à la sienne, dont tout le monde parlait avec éloges et qui paraissait lui avoir voué une affection véritable, se présentait à elle et lui disait: «Comme vous, je suis seul au monde, donnons-nous la main et appuyons-nous l'un sur l'autre pour traverser le rude sentier de le vie.» Et cet homme, elle l'aimait, c'est en vain qu'elle cherchait à se le dissimuler; elle l'aimait de toutes ses forces, de toute son âme; devait elle le refuser?

La conclusion des raisonnements qui précèdent n'est pas difficile à deviner. La malheureuse comtesse de Neuville envoya au marquis de Pourrières une lettre, qui, bien qu'elle ne renfermât pas un acquiescement complet à ses vœux, pouvait cependant lui laisser concevoir l'espérance qu'ils ne tarderaient pas à être réalisés.

Après avoir reçu cette lettre, Salvador sollicita la permission de venir quelquefois présenter ses hommages à madame le comtesse de Neuville.

Lucie n'avait pas fait à son amie la confidence des événements qui venaient de se passer, et cela se conçoit. Laure, chaque fois que le nom du marquis de Pourrières était prononcé devant elle, l'accompagnait de quelques sanglantes épigrammes, indices trop certains de la haine que, sans savoir pourquoi, elle avait voué à ce personnage, ainsi qu'à son ami, le vicomte de Lussan; de sorte que Lucie, assez timide pour ne pas oser défendre un homme qu'elle aimait, lorsqu'on l'attaquait sans raison devant elle, n'aurait pas, pour tout au monde, voulu que l'on sût à quel point elle en était arrivée avec lui, et qu'elle se surprenait quelquefois à désirer l'arrivée de sir Lambton, qui, en la séparant de Laure, devait lui laisser la liberté d'agir à sa guise. Elle répondit donc à Salvador qu'elle ne pouvait, quant à présent, lui accorder la faveur qu'il demandait; qu'elle voulait, avant de le recevoir, laisser se passer encore un peu de temps, mais qu'il pouvait être certain que dès que son salon serait ouvert, le nom du marquis de Pourrières figurerait sur la liste de ses invitations.

Elle venait de remettre cette dernière lettre au domestique chargé de la porter à son adresse, et elle cherchait dans un petit coffret, dans lequel elle avait l'habitude de serrer sa correspondance, une lettre reçue depuis longtemps et à laquelle elle voulait répondre lorsque celle qui lui avait été écrite par le docteur Mathéo, et qu'elle avait totalement oubliée, lui tomba sous la main.

Une révolution soudaine s'opéra dans les idées de Lucie, à la vue de cette lettre.

—Mon Dieu! mon Dieu! se dit-elle, si les révélations qu'il veut me faire allaient rendre cette union impossible! oh! ce serait un effroyable malheur et auquel certainement je ne survivrais pas.

Et comme il y avait déjà longtemps que le docteur était absent, et que, quelque éloigné que fût le lieu choisi pour sa résidence, la lettre qu'il avait promise devait avoir eu le temps d'en arriver, Lucie envoya de suite à la poste demander s'il ne s'y trouvait pas une lettre portant pour suscription les initiales C. D. N.

Le domestique revint avec une réponse négative. Lucie le renvoya à des intervalles plus ou moins rapprochés, et toujours la réponse fut la même. Cette lettre à laquelle elle attachait une grande importance, précisément peut-être parce qu'elle ignorait ce qu'elle devait contenir, cette lettre qui devait lui faire connaître l'homme qu'elle n'était pas éloignée de choisir pour époux, cette lettre, elle n'arrivait pas. Le docteur était-il mort? l'avait-il oubliée, ou sa lettre n'avait-elle été écrite que pour l'engager à fuir un homme qu'elle était disposée à aimer? De ces trois suppositions, la dernière était celle que Lucie admettait le plus volontiers, bien que le caractère grave du docteur la rendît peu probable; mais elle aimait le marquis de Pourrières, et il y a déjà longtemps que l'on a dit pour la première fois, et avec raison que lorsque l'on aime on ne raisonne pas.

L'acquisition de la propriété près de la petite ville de Lagny, que Lucie et Laure étaient allées visiter et qui avait paru charmante à cette dernière, ainsi que celle d'un hôtel voisin de celui occupé par la comtesse de Neuville, avaient nécessité une infinité de démarches; de sorte, qu'à son grand regret, Paul Féval n'avait pu faire que de rares apparitions chez la comtesse; mais il se consolait en pensant que bientôt il allait vivre sous le même toit que Laure et qu'alors il pourrait la voir et lui parler à tous les instants du jour. Est-ce à dire que déjà il aimait cette jeune fille et qu'il songeait à s'en faire aimer? vraiment non; il obéissait seulement à ce sentiment si naturel qui n'est pas encore de l'amour, mais qui lui ressemble beaucoup et qui fait que sans but, sans espérance (la position de Paul Féval près de sir Lambton et ses fatals antécédents, lui défendaient d'oser seulement penser à celle qu'il avait aimée lorsqu'elle n'était encore qu'une enfant), on aime à se rapprocher d'une femme aimable et jolie.

Paul Féval, qui tenait à s'acquitter consciencieusement des diverses missions qui lui avaient été confiées par sir Lambton, avait déployé tant de zèle, il avait si utilement employé son temps, que l'hôtel était meublé, les domestiques à leur poste, les chevaux à l'écurie et les voitures sous les remises, lorsqu'il reçut de son généreux protecteur une lettre qui l'invitait à venir au-devant de lui jusqu'à Vernon où il s'était arrêté chez un de ses vieux serviteurs, attendu, disait-il, qu'il ne voulait pas faire son entrée à Paris sans avoir près de lui son plus fidèle ami.

Paul Féval, après avoir été porter à Laure une lettre, incluse dans la sienne, se mit immédiatement en route. Il portait avec lui une somme assez forte en or que sir Lambton l'avait chargé de prendre chez son banquier et de lui apporter; et pour aller plus vite, il avait fait atteler le plus vigoureux cheval des écuries à un léger cabriolet qu'il conduisait lui-même, n'ayant pas voulu pour une route qu'il comptait faire tout d'un trait s'embarrasser d'un domestique.

Sa visite à l'hôtel de Neuville, où il avait été invité à dîner, l'avait retenu assez longtemps, de sorte qu'il était déjà tard lorsqu'il se mit en route. Cependant il arriva à bon port et beaucoup plus tôt qu'il ne l'avait espéré, bien qu'accompagné d'une assez forte pluie.

Ce ne fut pas sans éprouver une certaine émotion qu'il passa devant l'auberge du Bienvenu, où sa vie, peu de jours auparavant, avait couru un aussi grand danger.

La petite maison, faiblement éclairée à l'intérieur, était calme et silencieuse.

—Qui sait, se dit Paul Féval, si dans ce moment ils n'assassinent pas, pour le dépouiller, quelque malheureux voyageur.

—Le mauvais temps ne vous à donc pas empêché de vous mettre en route, dit sir Lambton lorsqu'il vit entrer Paul Féval dans le modeste appartement qu'il occupait chez l'habitant de Vernon; c'est bien, j'aime, morbleu! que l'on soit exact. M'avez-vous apporté ce que je vous ai demandé?

—J'ai, ainsi que vous me l'avez ordonné, renfermé dans une boîte élégante cinq cents napoléons tout neufs que je vous apporte.

Sir Lambton ouvrit la petite caisse que Paul Féval venait de lui remettre, et dans laquelle les napoléons étaient renfermés dans un double fond recouvert par un nécessaire de femme, garni de toutes ses pièces; c'est bien cela, dit-il après s'être assuré que Paul Féval s'était rigoureusement conformé à ses instructions, c'est bien cela. J'ai voulu, ajouta-t-il, m'arrêter quelques jours ici avant de me fixer à Paris, où je savais qu'habitait un homme qui a trouvé l'occasion, il y a longtemps, de me rendre un important service, et je suis vraiment arrivé à propos: ce brave homme, qui n'a pas été assez heureux pour faire fortune, marie sa fille, à laquelle il ne peut donner de dot; j'ai voulu, moi, doter la demoiselle; c'est une manière comme une autre de reconnaître les services que m'a rendus le père, qui, tout pauvre qu'il est, est fier comme un hidalgo espagnol et qui n'a jamais rien voulu accepter; mais il va être bien attrapé. Je donne devant lui, et seulement quelques minutes avant de monter en voiture, ma petite boîte à la demoiselle qui sera charmée de recevoir un aussi beau nécessaire, lorsqu'ils découvriront la cachette du double fond, je serai loin; et s'ils viennent m'en parler, je leur dirai que je ne sais ce qu'ils veulent me dire.

Sir Lambton, on le voit, était un de ces hommes rares, qui font le bien seulement pour le plaisir qu'ils éprouvent à le faire, et qui se soucient fort peu des éloges et des remercîments que peuvent leur valoir leurs bonnes actions; ajoutons cependant, afin que l'on ne nous accuse pas d'avoir mis en scène un de ces enrichis du nouveau monde, usés jusqu'à la corde, comme il s'en rencontre dans une infinité de vaudevilles et de mélodrames, qu'il n'avait pas l'habitude de jeter des bourses pleines d'or au nez de tous ceux qu'il rencontrait, et que s'il donnait dix mille francs à la fille de son hôte pour lui servir de dot, c'est que le service que le père lui avait rendu pouvait justifier une pareille générosité. Si maintenant l'on vient nous dire qu'il n'y a pas grand mérite à reconnaître un service, et que beaucoup d'autres à la place de sir Lambton auraient fait ce qu'il venait de faire, nous répondrons que c'est possible, mais que nous n'en croyons rien; la reconnaissance étant, suivant nous, la plus rare de toutes les vertus; au reste, nous ne voulons pas ici énumérer toutes les qualités de sir Lambton, que les événements qui vont suivre feront suffisamment connaître, et après avoir dit que le cadeau qu'il destinait à la fille de son hôte fut accepté comme une de ces brillantes bagatelles qu'il est d'usage d'offrir aux jeunes mariés. Nous nous placerons près de lui sur la banquette du cabriolet qui l'amène à Paris, et après avoir écouté sa conversation avec Paul Féval, nous la rapporterons à nos lecteurs.

—Eh bien! mon ami, dit-il, lorsque le cabriolet eut dépassé les dernières maisons de Vernon et qu'il roula sur la belle route de Normandie, vous avez vu ma chère petite nièce. Est-elle vraiment aussi jolie que me l'a écrit plusieurs fois ce pauvre comte de Neuville?

—Quels que soient les éloges que vous ait faite monsieur le comte de Neuville des charmes de mademoiselle de Beaumont, répondit Paul Féval, il sera, j'en suis certain, resté au-dessous de la vérité; il est impossible de peindre une aussi charmante créature.

—Diable! diable! reprit en riant sir Lambton, vous m'inquiétez, mon cher Féval; il faut de bien belles cages pour garder un aussi bel oiseau. Celles que vous avez choisies sont-elles bien convenables.

—Je me suis conformé à vos ordres; je n'ai rien fait sans avoir préalablement consulté mademoiselle de Beaumont; et comme elle est, ainsi que son amie qui a bien voulu m'aider de ses conseils, douée du goût le plus sûr et du tact le plus délicat, je pense que vous serez content.

—Ainsi, notre hôtel à Paris?

—Est charmant et délicieusement meublé.

—Notre maison des champs?

—Est un joli petit château, situé à quelques lieues de Paris, tout près de Lagny, jolie petite ville du département de Seine-et-Marne, où mademoiselle de Beaumont a été élevée.

—Mais, si je ne me trompe, vous êtes aussi de Lagny?

—Il est vrai, et le hasard a voulu que je retrouvasse en mademoiselle de Beaumont une jeune fille que j'ai connue lorsqu'elle n'était encore qu'une enfant et moi un très-jeune homme.

—Vraiment, et vous vous êtes reconnus de suite?

—La maison habitée à Lagny par mademoiselle de Beaumont était voisine de celle de ma mère, et son nom était resté dans ma mémoire; ce n'est que ce souvenir qui m'a aidé à reconnaître votre nièce car les années ont fait de la gracieuse enfant une si admirable jeune fille...

—Que je prévois qu'il faudra bientôt que je me résolve à m'en séparer, répondit sir Lambton en regardant attentivement Paul Féval; les épouseurs, j'en suis certain, vont se présenter en foule à l'hôtel Lambton; et comme je n'ai pas l'intention de condamner ma nièce à conserver le feu sacré, il faudra bien que j'accorde sa main à quelqu'un.

Paul Féval ne put entendre ces mots sans éprouver une certaine émotion, il pût cependant répondre de l'air le plus naturel du monde, qu'il était certain que mademoiselle de Beaumont ferait un choix digne d'elle, et qui assurerait son bonheur.

Sir Lambton, ainsi que le lecteur sans doute l'a déjà deviné, mûrissait des projets auxquels il n'aurait pas facilement renoncé, et ne s'attendait pas à une réponse aussi naturelle que celle qui venait de lui être faite; nous devons dire qu'il avait espéré voir poindre quelques sombres nuages sur le front de Paul Féval. Ayant été, grâce à la fermeté du pauvre jeune homme, déçu dans ses espérances, il fut pendant quelques minutes d'assez mauvaise humeur, et ce fut assez brusquement qu'il dit à son compagnon de voyage, lorsqu'il voulut bien renouer la conversation:

—Vous ne seriez donc pas fâché de danser à la noce de ma nièce.

L'intention qui avait dicté cette question eût été saisie par une intelligence bien inférieure à celle dont était doué celui auquel elle était adressée; elle n'échappa donc pas à Paul Féval. Tout son sang reflua vers son cœur, lorsqu'il vit à quel brillant avenir il lui était permis de prétendre; la main d'une femme jeune, aimable, jolie et riche, lui était pour ainsi dire offerte, à lui, pauvre paria, qui ne possédait rien au monde; et cette femme, il l'aimait, il venait à l'instant même d'en acquérir la certitude, les paroles de sir Lambton venaient de lui révéler l'état de son cœur; c'était trop de bonheur où plutôt c'était trop de malheur; car, après avoir jeté un coup d'œil sur les événements de sa vie passée, il se dit que cette femme qu'il aimait, dont, il était certain, il serait parvenu à se faire aimer; que cette femme, dont si généreusement son digne protecteur venait de lui permettre d'espérer la main, ne pouvait être à lui, car il ne pouvait pas même lui donner ce que possèdent les plus pauvres, un nom pur et sans tache. Devait-il, pour récompenser la généreuse confiance de sir Lambton, associer à sa destinée si incertaine, dont le plus petit événement pouvait rompre si violemment le cours, celle d'une jeune fille devant laquelle s'ouvrait le plus brillant avenir et dont tous les jours devaient être filés d'or et de soie? Oh! non, l'honneur lui imposait des devoirs dont il saurait se montrer digne; mais comment refouler sans cesse au fond de son cœur les sentiments qui venaient d'y prendre naissance.

N'y a-t-il pas dans la vie de ces instants durant lesquels on n'est plus le maître de sa volonté? et ne devait-il pas les redouter, lui, que sa destinée appelait à vivre près de Laure! Que devait-il donc faire? partir, quitter son bienfaiteur, abandonner la position qu'il s'était faite près de sir Lambton, au risque même de passer pour un ingrat. Le sacrifice était grand sans doute; mais Dieu, qui lui avait donné la force de supporter les cruelles épreuves de sa vie passée lui accorderait encore celle de l'accomplir.

Telles étaient les pensées de notre héros, tandis que sir Lambton, charmé d'avoir trouvé le moyen de le mettre pour ainsi dire au pied du mur, attendait, en se caressant le menton qu'il voulût bien lui répondre; mais étonné à la fin du mutisme de son compagnon de voyage.

—Vous ne me répondez pas, Féval? lui dit-il; je vous ai demandé si vous seriez bien aise de danser aux noces de ma nièce.

La résolution de Paul Féval était prise, lorsque pour la deuxième fois, sir Lambton lui adressa cette question:

—Je crois, répondit-il, que je n'aurai pas ce plaisir; j'ai beaucoup réfléchi depuis que je suis arrivé en France; je me suis dit que le repos n'était pas fait pour un homme de mon âge; aussi, j'ai pris la résolution de vous prier de me laisser retourner dans l'Inde.

—Vous n'avez guère de fixité dans les idées, mon cher Féval, répondit sir Lambton, je voulais, vous ne l'avez pas oublié, vous abandonner une de mes plantations, vous avez cependant refusé cette offre pour me suivre à Paris.

—Je ne pouvais me résoudre à vous abandonner.

—Est-ce à dire, morbleu! que ce que vous ne pouviez faire il y a quelques mois, vous le feriez aujourd'hui sans peine. Ah! les hommes! les hommes!

—Sir Lambton, s'écria Paul Féval que le doute que l'exclamation de son protecteur semblait indiquer, avait plus affligé qu'il n'est possible de se l'imaginer, vous ne me croyez pas capable d'une pareille ingratitude?

—Je ne crois rien, répondit sir Lambton; mais comme je ne puis attribuer un motif raisonnable à cette brusque envie de courir le monde qui vient de vous prendre, j'ai l'honneur de vous dire que si vous tenez à conserver mon amitié, vous resterez près de moi, ainsi que cela a été convenu.

Paul Féval était-il réellement fâché de ce que sir Lambton venait de repousser si brusquement le désir qu'il venait de manifester? nous ne le pensons pas; quoi qu'il en soit, il ne crut pas devoir insister.

—Vous le savez, sir Lambton, dit-il, vos moindres désirs sont des ordres pour moi.

—C'est très-bien, mon jeune ami, c'est très-bien, et pour vous récompenser de ce que vous voulez bien faire mes volontés, je vous promets que lorsque ma nièce sera mariée, nous irons tous trois visiter la Suisse et l'Italie, deux belles contrées bien préférables à l'Inde, où l'on ne va que pour faire fortune.

Sir Lambton, on le voit, ne voulait pas renoncer au projet qu'il avait formé.

—Mon Dieu! mon Dieu! se disait Paul Féval, inspirez-moi et que dois-je faire pour me montrer digne des bontés de cet excellent homme?

—Conseillez-moi, dit sir Lambton, devons-nous nous arrêter chez nous ou aller de suite chez madame de Neuville? Je penche vers ce dernier parti, je vous l'avoue, et c'est celui que j'adopterai si vous n'y voyez pas d'inconvénients. Je crois que la comtesse voudra bien excuser la modestie de notre costume de voyage en faveur d'une impatience qui, je le présume, lui paraîtra toute naturelle.

—Madame la comtesse de Neuville est une femme charmante; elle n'est ni coquette, ni maniérée, et elle trouvera tout naturel que vous ayez été impatient d'embrasser votre nièce.

—En ce cas, allons chez elle.

Quelques minutes après, le cabriolet entrait dans la cour de l'hôtel de Neuville, au moment où en sortait un élégant tilbury conduit par un cavalier de bonne mine, qui portait à sa boutonnière, le ruban de la Légion d'honneur.

Les yeux de Paul Féval s'étaient par hasard portés sur cet individu, au moment où il se baissait pour donner quelques ordres à son groom.

—C'est singulier, se dit notre héros, il me semble que j'ai vu cet individu quelque part?

Et un sombre nuage passa sur son front.

Le bruit avait attiré Lucie et Laure à celles des fenêtres du salon qui donnaient sur la cour.

—C'est mon oncle, s'était écriée Laure qui avait de suite reconnu Paul Féval, malgré une casquette dont la visière lui tombait sur les yeux; c'est mon oncle, je vais au-devant de lui.

—Et la jeune fille s'était de suite mise à courir. Lucie avait suivie son amie, de sorte que les deux dames étaient sous le péristyle, lorsque sir Lambton et Paul Féval descendirent de voiture.

Sir Lambton aurait été peut-être bien embarrassé pour deviner laquelle de ces charmantes créatures était sa nièce, si les vêtements noirs de Lucie ne lui eussent rendu toute méprise impossible. Il prit la main de la comtesse qu'il serra affectueusement dans les siennes, puis il ouvrit ses deux bras à Laure qui se précipita sur son sein.

—Je vous remercie bien, madame la comtesse, dit-il à Lucie d'un ton pénétré, je vous remercie bien des bons soins et de l'amitié que vous avez bien voulu accorder à l'enfant de ma pauvre sœur qui, sans vous eût été forcée de passer les plus belles années de sa jeunesse dans un triste pensionnat, et j'ai l'espérance que lorsque vous le connaîtrez, vous voudrez compter Mitchell Lambton au nombre de vos amis.

—Je vous connais déjà, sir Lambton, répondit gracieusement Lucie; un de nos meilleurs écrivains à dit que le style était tout l'homme, et j'ai lu avec le plus vif plaisir toutes les lettres que vous avez écrites à mon amie; aussi, mon amitié vous est-elle acquise depuis longtemps déjà; mais ne vous contraignez pas; embrassez votre nièce, sir Lambton, réparez le temps perdu.

—Je profite de votre permission, madame la comtesse.

—Elle ressemble à ma pauvre sœur, dit-il après avoir longtemps tenu Laure embrassée, ce sont les mêmes traits, le même sourire; mais elle sera plus heureuse, je l'espère, ajouta-t-il en adressant à Paul Féval un regard qui pouvait se traduire ainsi: «c'est vous que je charge d'assurer son bonheur.»

Laure, qui avait suivi les regards de son oncle, rencontra ceux de Paul Féval et rougit prodigieusement. Avait-elle donc deviné ses pensées? c'est probable; il est de ces choses que les jeunes filles devinent sans qu'on ait besoin de les leur dire.

Les dames avaient conduit sir Lambton et Paul Féval dans le salon, et la conversation s'étant prolongée assez longtemps, il était tard lorsque nos personnages songèrent à se retirer.

—Je vais vous enlever ma nièce, dit sir Lambton à la comtesse de Neuville; je veux recevoir dès demain votre visite et il faut bien que j'aie quelqu'un pour vous faire les honneurs de mon hôtel.

Le désir de sir Lambton était si naturel, que la comtesse de Neuville, malgré la peine que lui faisait éprouver la nécessité de se séparer de son amie, n'essaya pas la plus légère objection. Laure, de son côté, n'osa pas mettre obstacle au premier désir d'un parent auquel elle devait tout.

—Nous ne nous séparons pas, dit-elle à Lucie avant de la quitter, car l'espace qu'il nous faudra maintenant franchir pour aller l'une vers l'autre est trop petit pour être compté pour quelque chose. Ainsi, à revoir, ma chère Lucie, à demain.

—Au revoir, à demain, répéta la comtesse, qui ne retenait pas sans peine les larmes qui roulaient sous ses paupières et qui se frayèrent un libre cours lorsqu'elle se trouva seule dans sa chambre à coucher; à demain.

Plusieurs heures se passèrent avant qu'elle songeât à se coucher. Seule! seule! se disait-elle chaque fois qu'un bruit éloigné venait l'arracher à l'espèce de torpeur dans laquelle elle paraissait plongée! seule! Ah! l'on a bien raison de dire que ce ne sont pas seulement les richesses qui constituent le bonheur. Tout à coup elle se leva précipitamment, elle ouvrit son secrétaire dans lequel elle prit tout ce qu'il fallait pour écrire.

Au moment de faire une démarche dont devait dépendre le sort de sa vie tout entière, elle hésita, mais seulement quelques minutes.

—Le sort en est jeté, dit-elle après quelques instants de réflexion, que ma destinée s'accomplisse. Je n'ai jamais fait de mal à personne, Dieu qui m'a mis cet amour dans le cœur, ne voudra pas sans doute que je sois malheureuse.

Lucie écrivit rapidement quelques mots qu'elle cacheta, puis elle se coucha, mais ce ne fut qu'à la pointe du jour qu'elle parvint à s'endormir.

La lettre qu'elle avait écrite, et qu'elle donna l'ordre à sa femme de chambre de faire de suite porter à son adresse, était destinée à Salvador et voici ce qu'elle contenait:

«M. le marquis.

»Venez de suite, j'ai besoin de vous parler, et si vous pouvez répondre d'une manière satisfaisante aux questions que je veux vous adresser, je ne vous défendrai plus d'espérer. Je vous attends à 10 heures.

»LUCIE DE NEUVILLE

—Enfin! se dit Salvador après avoir lu ces quelques mots; enfin ce n'est pas sans peine qu'elle s'est décidée, mais quelles sont ces questions qu'elle veut m'adresser et auxquelles il faut que je réponde d'une manière satisfaisante pour qu'il me soit permis d'espérer? Que le diable m'emporte si je le sais; mais qu'importe, on tâchera, belle comtesse, de vous satisfaire.

A l'heure indiquée, Salvador se faisait annoncer chez la comtesse de Neuville et il était introduit dans le salon on Lucie l'attendait.

—Je me suis empressé, lui dit-il, après l'avoir saluée avec toutes les marques du plus profond respect, de me rendre à vos ordres.

—Je vous remercie, M. le marquis, répondit la comtesse, veuillez vous asseoir et daignez m'écouter avec la plus sérieuse attention.

—Nous allons à ce qu'il paraît, entamer une question capitale, pensa Salvador, que l'air presque solennel de la comtesse de Neuville étonnait singulièrement: attention, et quoi qu'il arrive, ne laissons pas un seul des muscles de notre visage trahir les émotions que nous pourrions éprouver.

—Je vais, M. le marquis, continua Lucie après s'être recueillie quelques instants, vous parler avec une extrême franchise. Puis-je espérer et voulez-vous me promettre que vous voudrez bien suivre l'exemple que je vais vous donner.

Salvador fit à Lucie la promesse qu'elle lui demandait, promesse qu'il accompagna de toutes les protestations imaginables.

—Je ne veux pas, dit la comtesse, vous rappeler l'événement qui a amené notre connaissance. J'ai dû croire, après vous avoir rencontré chez madame la marquise de Villerbanne, à l'explication que vous m'avez donnée de votre présence dans cette taverne de la rue de la Tannerie, que j'aurais dénoncée à la police, si je n'avais pas craint d'être forcée d'y justifier ma présence; je n'avais donc d'autres raisons lorsque je repoussais l'aveu que vous me fîtes, de vos sentiments, (aveu que je dois croire sincère, puisque vous le renouvelez aujourd'hui en l'accompagnant de la demande de ma main), que celles qui m'étaient dictées par les devoirs qui m'étaient imposés. Ce que je viens de vous dire, M. le marquis, vous permet de supposer que je ne suis pas éloignée de vous accorder ce que vous voulez bien considérer comme une faveur.

—Ah! madame la comtesse, s'écria Salvador; (et à ce moment, tout scélérat qu'il était, il ne jouait pas la comédie; car il est de ces instants durant lesquels toutes les natures, même les plus perverties, se laissent amollir) que de bontés dont je ne suis pas digne, et par quels témoignages d'affection et de reconnaissance pourrai-je reconnaître la grâce insigne que vous voulez bien m'accorder?

—Je ne vous demande rien autre que ce que vous venez de me promettre.

—Alors il me sera facile de vous satisfaire.

—Je le désire, M. le marquis, je le désire bien sincèrement:—vous vous rappelez sans doute que désirant savoir quelle était la personne qui m'avait renvoyé le carnet que j'avais perdu dans la rue de la Tannerie, j'envoyai chez vous.

Salvador devinant de suite qu'il avait été desservi dans l'esprit de Lucie par le docteur Mathéo, ne lui laissa pas le temps d'achever la phrase qu'elle avait commencée.

—Le docteur Mathéo, dit-il, je me rappelle parfaitement cette circonstance, j'ai même été assez étonné de ce que vous aviez chargé un pareil homme d'une mission aussi délicate.

Lucie regarda Salvador, sa physionomie était calme, il ne paraissait pas redouter les suites d'un entretien dont le commencement aurait dû l'inquiéter s'il avait eu quelque chose à redouter, elle continua:

—Quelques jours après la visite qu'il vous rendit afin de m'obliger, le docteur Mathéo quittait la France, abandonnant une belle clientèle, la position presque brillante qu'il avait acquise et voici la lettre qu'il m'écrivait avant de se mettre en route.

Lucie remit à Salvador la lettre du docteur Mathéo, que le lecteur connaît déjà et elle l'invita à la lire.

Il fit ce que désirait la comtesse et celle-ci, qui l'examinait très-attentivement, ne remarqua pas sur son visage la plus légère trace d'émotion.

—Je ne vous aurais jamais parlé de cette lettre, dit Lucie lorsque Salvador en eut achevé la lecture, si le docteur Mathéo m'avait adressé celle qu'il me promettait lorsqu'il m'écrivait celle-ci et qui probablement aurait renfermé, s'il y a lieu, l'énonciation de quelques faits précis; mais il n'en a pas été ainsi, de sorte qu'aujourd'hui je me trouve, à moins que je ne me détermine à rompre avec vous, forcée de vous demander une explication que vous devez, si je ne me trompe, être impatient de me donner.

—Vous ne vous trompez pas, madame la comtesse, je ne dois ni ne veux, lorsque je sollicite l'insigne bonheur de vous nommer mon épouse et que vous voulez bien me laisser concevoir l'espérance que mes vœux seront exaucés, laisser subsister le moindre nuage dans votre esprit. Je vais donc vous donner de cette lettre une explication qui, je le crois, ne vous laissera rien à désirer.

—Parlez, M. le marquis, je désire bien sincèrement qu'il en soit ainsi, et je suis prête à vous écouter avec la plus sérieuse attention.

—Je ne veux pas chercher à vous le dissimuler, dit Salvador après s'être recueilli quelques instants, je connais depuis longtemps le docteur Mathéo et je ne suis pas étonné de ce qu'il vous a adressé une lettre semblable à celle-ci; mais il est un fait, madame la comtesse, qui n'aurait pas manqué de vous frapper, si vous aviez bien voulu prendre la peine de réfléchir quelques instants.

—Et lequel?

—La fuite précipitée du docteur, dès que par suite d'un événement qu'il ne pouvait prévoir, je me suis trouvé instruit de son séjour à Paris, ce fait seul ne devait-il pas vous prouver que cet homme avait des raisons pour me craindre et qu'il pouvait être intéressé à me nuire et de cette réflexion, à la pensée qu'on ne doit pas accorder une grande confiance à des calomnies intéressées, il n'y a pas loin.

Après ce petit préambule, qui ne laissa pas de faire sur l'esprit de Lucie une certaine impression, Salvador, après lui avoir fait observer que le docteur était si bien convaincu d'avance du peu de confiance que l'on devait accorder à ses allégations, qu'il avait cru devoir lui promettre, pour leur donner plus de poids, une lettre qui devait, suivant lui, les corroborer, lettre qu'elle n'avait pas reçue et qu'elle ne recevrait point, par la raison toute simple que le docteur Mathéo savait fort bien que lui, le marquis de Pourrières pourrait facilement réduire à néant toutes les calomnies qu'il lui plaisait d'inventer, et qu'il aimait mieux la laisser sous le coup de vagues imputations qui permettaient à son imagination de lui prêter tous les crimes imaginables, lui raconta une histoire dans laquelle il eut le soin de se réserver le plus beau rôle qu'il soit possible d'imaginer, et de présenter le docteur Mathéo sous les couleurs les plus odieuses, le hasard, lui dit-il, l'avait rendu le témoin d'un crime commis par ce dernier à l'étranger plusieurs années auparavant, et dont il avait dû provoquer la punition; mais le docteur avait su échapper par la fuite au châtiment qui lui était réservé et il n'avait pas entendu parler de lui jusqu'au moment où il s'était présenté à son hôtel chargé de la mission qui lui avait été confiée par la comtesse de Neuville. Je dois vous dire, madame la comtesse, ajouta Salvador, qu'à l'époque dont je vous parle, voulant cacher à ma famille, avec laquelle quelques escapades de jeunesse que j'ai cruellement expiées, puisque mon pauvre père est mort sans que je sois auprès de lui pour recevoir ses derniers embrassements (ici Salvador, pour donner plus de force à son discours, fit une courte pause durant laquelle il porta son mouchoir à ses yeux); les divers lieux que j'habitais, je voyageais sous un nom qui n'était pas le mien, vous comprendriez difficilement sans cela que le docteur se fût présenté à l'hôtel du marquis de Pourrières, sachant que c'était moi qu'il devait y rencontrer.

Lorsque cet homme, qui ne me reconnut pas d'abord, m'eut apprit l'objet de sa visite, je fus, ainsi que je viens de vous le dire énormément étonné de ce qu'il paraissait posséder toute la confiance d'une femme dont tout le monde parlait dans les termes les plus favorables; mais mon étonnement cessa lorsque je me rappelai que ce sont les plus scélérats qui savent le mieux conserver toutes les apparences de la plus austère vertu. Alors, madame, je l'avoue, je tremblai pour vous; et, comme déjà vous m'inspiriez le plus vif intérêt, je me fis connaître à Mathéo qui, grâce à l'obscurité de la pièce où je l'avais reçu ou à tout autre cause, ne m'avait pas encore reconnu, et je lui dis que s'il ne cessait à l'instant même toutes relations avec vous si même il ne quittait promptement la France, je le ferais connaître à l'autorité: ce misérable alors me dit qu'il avait expié par ses remords le crime qu'il avait commis, et il me supplia à genoux de ne point le perdre; je fus assez faible pour lui promettre de ne rien dire, et j'aurais tenu cette promesse si je ne m'étais trouvé aujourd'hui forcé de rompre le silence afin de me défendre.

Le docteur Mathéo, jugeant sans doute les autres d'après lui-même, a cru que je lui manquerais de parole, et c'est à cette crainte qu'il faut attribuer sa fuite, qui ressemble assez à celle des Parthes, car c'est en fuyant qu'il a cherché à faire à son ennemi une blessure, qui grâce à Dieu, n'est pas très-dangereuse.

Salvador avait débité tout ce qui précède d'un ton si naturel, d'une voix si calme, il avait su donner tant de vraisemblance à l'histoire qu'il avait fabriquée pour justifier ses relations antérieures avec le docteur Mathéo, et puis d'ailleurs nous sommes tous, hommes ou femmes, si disposés à croire les paroles qui sortent des lèvres de ceux que nous aimons, qu'après l'avoir écouté, il ne resta plus à la comtesse de Neuville, qui lui avait accordé la plus bienveillante attention, le moindre doute dans l'esprit; elle était seulement affligée de ce qu'elle avait pendant assez longtemps accordé toute sa confiance à un homme qui en était aussi peu digne que le docteur Mathéo.

—Eh, mon Dieu! madame la comtesse, lui répondit Salvador à qui elle venait de faire part de ce qu'elle pensait, après lui avoir donné l'assurance qu'elle ne conservait pas contre lui la moindre prévention, je vous l'ai déjà dit et je vous le répète, personne ne sait mieux que les plus profonds scélérats conserver toutes les apparences de la vertu; celui dont la conscience est pure ne calcule pas ordinairement la portée de ses actions, il ne croit pas, ce qui cependant arrive quelquefois, qu'il soit possible d'interpréter défavorablement les démarches en réalité les plus innocentes; croyez-vous par hasard que si j'avais deviné (ce que n'aurait pas manqué de faire un homme de la trempe de celui dont nous parlons) toutes les suppositions fâcheuses auxquelles pouvait donner naissance le désir de satisfaire une vaine curiosité, vous m'auriez rencontré dans le bouge infâme de la rue de la Tannerie?

—Oh! ne me parlez pas de cela, je vous prie, dit Lucie: je crois encore vous voir couvert de cet ignoble costume qui, je vous l'assure, ne vous allait pas aussi bien que celui que vous portez habituellement; je crois encore entendre les affreuses paroles que vous avez prononcées lorsque vous vous êtes approché de moi.

—Ce jour, dont vous voulez effacer le souvenir de votre mémoire, sera cependant, madame la comtesse, le plus beau jour de ma vie, si vous voulez bien ne pas m'enlever l'espoir que vous m'avez permis de concevoir?

—Je ne veux rien vous promettre, dit Lucie en accompagnant ces paroles du plus gracieux sourire, mais si cela peut vous faire plaisir, je vous répéterai ce que j'ai eu ce matin l'honneur de vous écrire, je ne vous défends pas d'espérer.

En achevant ces mots, elle tendit à Salvador sa jolie petite main que le bandit porta à ses lèvres.

—Je ne veux pas, madame la comtesse, dit-il, en prolongeant indéfiniment cette visite abuser de la faveur que vous avez bien voulu m'accorder, je vais donc me retirer; mais ne me sera-t-il pas permis de venir quelquefois vous présenter mes hommages?

—M. le marquis, vous faites en ce moment de la diplomatie, et vraiment cela n'est pas bien.

—Je ne comprends pas, madame la comtesse.

—Dites que vous ne voulez pas comprendre et je vous croirai: n'êtes vous pas venu hier me faire une visite que j'ai reçue avec infiniment de plaisir?

Salvador embrassa, avec plus d'ardeur encore qu'il venait de le faire, la main de Lucie, car la réponse qu'elle venait de lui faire équivalait à une autorisation expresse de se présenter quand il le jugerait convenable à l'hôtel de Neuville.

VI.—Un digne prêtre.

Salvador, lorsqu'il rentra à son hôtel, y trouva le vicomte de Lussan qui venait d'engager avec Roman une discussion qui, sans être orageuse, paraissait cependant très-animée.

—Vous arrivez fort à propos, lui dit le vicomte, pour m'accorder ce que me refuse absolument notre digne ami, que je ne croyais pas capable d'un pareil procédé à mon égard.

—Mais qu'est-ce donc, répondit Salvador, qui avait cru remarquer sur le visage de Roman la trace d'un certain embarras dont il était bien aise d'avoir l'explication.

—Voici le fait, cher marquis, ajouta de Lussan: J'ai absolument besoin de cinq mille francs, et comme ma caisse est malheureusement veuve de mon dernier écu, je suis venu tout naturellement vous prier de me prêter cette bagatelle; ne vous trouvant pas, je me suis adressé à notre ami, eh bien! le croiriez-vous? il m'a refusé.

—Mais je vous dis, morbleu! que je n'ai plus d'argent, s'écria Roman.

—Est-ce que vraiment, dit Salvador, tu aurais déjà perdu tout ce que t'ont rapporté les dernières affaires que nous avons faites?

—Eh! qu'y a-t-il donc là de si étonnant? monsieur de Lussan, qui a touché presque autant que moi, se trouve bien aujourd'hui sans le sou; ses chevaux, ses chiens et sa danseuse lui ont enlevé une somme au moins égale à celle que j'ai perdue, grâce aux refaits de trente et un et aux zéros rouges et noirs; chacun prend son plaisir où il le trouve.

—Triste plaisir, dit Salvador, que celui qui ne laisse pas à l'insensé qui veut absolument se le procurer, la satisfaction d'obliger un ami; mais ne vous mettez pas en peine, monsieur le vicomte, je vais vous remettre la petite somme dont vous avez besoin.

Roman, qui depuis quelques instants se promenait dans l'appartement en sifflant l'air devenu populaire: Tu n'auras pas ma rose, sortit de l'appartement.

Salvador prit dans sa poche une petite clé et ouvrit le tiroir d'un meuble dans lequel il avait l'habitude de renfermer son argent.

Le tiroir était vide.

Nous n'essayerons pas de décrire la stupéfaction qui se peignit sur sa physionomie.

—Volé! dit-il, volé! moi!

Le vicomte, voyant le marquis rester immobile devant le tiroir dont ses yeux interrogeaient machinalement la profondeur, s'approcha de lui:

—Mais qu'avez-vous donc, cher marquis? lui dit-il, car l'exclamation de Salvador n'était pas arrivée jusqu'à lui.

Personne n'est plus sensible à un vol qu'un voleur; on en a vu plus d'une fois ne pas craindre de se faire arrêter, afin de se procurer la douce satisfaction de faire punir judiciairement celui de leurs complices qui s'était rendu coupable à leur égard d'une soustraction frauduleuse. Nous prions donc nos lecteurs de ne pas être étonnés de l'indignation à laquelle va se livrer le malheureux Salvador.

—Je suis volé, répondit-il à la question du vicomte de Lussan, volé comme dans un bois. J'avais dans ce tiroir dix-sept mille francs en billets de banque et cinquante napoléons doubles; eh bien! ils ne m'ont rien laissé, les brigands!...

—Et vous pouvez ajouter que le vol a été commis par des gens qui s'y connaissaient, s'écria le vicomte de Lussan, qui avait enlevé la serrure et l'avait examinée avec l'œil exercé d'un connaisseur. Les fausses clés dont on s'est servi ont été fabriquées de main de maître, car elles n'ont laissé sur les garnitures que des traces à peine visibles.

—Mais c'est une infamie! s'écria Salvador lorsqu'il fut enfin sorti de l'état de torpeur dans lequel il avait été plongé par la découverte du vol dont il venait d'être la victime; c'est une véritable infamie! mais je vais de suite aller déposer ma plainte chez le commissaire de police de mon quartier, et, s'il plaît à Dieu, les audacieux auteurs de ce crime seront punis comme ils le méritent.

—Mais qui accuserez-vous? my dear, dit le vicomte de Lussan, que la déconvenue de Salvador amusait singulièrement.

—Mais si je savais qui je dois accuser, croyez-vous par hasard que j'aurais besoin, pour punir le coupable, d'aller mettre la police dans la confidence de mes affaires?

—Est-ce que vraiment vous avez l'intention de vous plaindre?

—Mais, sans doute.

—Allons donc, vous êtes fou, cher marquis.

—Je suis fou! je suis fou! parce que je ne veux pas me laisser voler sans me plaindre.

—Mais, cher marquis, il ne vous arrive aujourd'hui que ce qui, grâce à vous, est arrivé déjà à plusieurs autres.

—Oh! c'est bien différent.

—Je ne savais pas cela; mais puisque vous êtes bien décidé à faire arrêter le coupable, je vais de suite aller prévenir Roman de se sauver.

—Comment? que voulez-vous dire? est-ce que vous supposez que Roman?...

—Sans doute, c'est lui et non pas un autre qui a fait le coup. M'avez-vous pas remarqué son air embarrassé et sa disparition subite lorsque vous avez déclaré vouloir me prêter la somme dont j'avais besoin?

—Le misérable! voyez, cher vicomte, quelles actions coupables peut nous faire commettre une passion aussi impérieuse que celle du jeu, voler un camarade!

—Un complice, c'est vraiment abominable! mais puisque le fait est accompli, il faut en prendre votre parti.

—Oh! je ne lui pardonnerai jamais cela! voler un ami!

—Un complice! est-ce que l'on a des amis lorsque l'on exerce une profession semblable à la nôtre? mais laissons cela et parlons d'autre chose. Comment vont vos affaires avec madame de Neuville?

Cette question fit oublier à Salvador le malheur qui venait de lui arriver.

—Au fait, se dit-il, je puis bien supporter sans me plaindre une perte qui, en réalité, n'est rien pour moi, puisque je suis certain d'épouser une femme que j'aime et dont la fortune est considérable.

Mais se rappelant ce que venait de lui dire le vicomte de Lussan, il lui répondit qu'il n'était guère plus heureux près de madame de Neuville, que lui-même ne l'avait été près de Laure de Beaumont.

—Ah! répondit le vicomte de l'air le plus indifférent, je ne vous adressais cette question que parce que je vous ai vu sortir hier de l'hôtel de cette dame.

—Il paraît, pensa Salvador, que ce diable d'homme est partout; mais que m'importe, ce n'est pas lui qui pourra empêcher la réussite de mes projets; il n'a du reste aucun intérêt à me nuire.

—Je vais aller demander de l'argent au père Juste, dit le vicomte, il faudra bien que ce vieil Arabe consente à m'obliger. Venez-vous avec moi, marquis?

—Je le veux bien; si vous pouvez me faire prêter quelques billets de mille francs par cet usurier, vous m'aurez rendu un véritable service. Je vais écrire à mon notaire de Pourrières de m'envoyer de l'argent; mais il faut attendre qu'il arrive, et je suis littéralement sans le sou, ce misérable Roman m'a enlevé tout ce que je possédais.

—Il vous reste de belles et bonnes propriétés; vous avez, comme on dit, des racines dans le sol. Ah! vous êtes beaucoup plus heureux que moi; je n'ai qu'une liasse de vieux parchemins, et ce que peut me rapporter une industrie qui ne trouve que rarement l'occasion de s'exercer.

—Ferai-je mettre les chevaux? dit Salvador.

—Non, répondit le vicomte, le temps est superbe, nous ferons, si vous le voulez, cette course à pied, et nous irons ensuite dîner au café Anglais. Le chagrin, je le présume, ne vous a pas enlevé l'appétit?

—Non, certes, je suis au contraire disposé à faire honneur à un excellent repas.

Salvador et le vicomte de Lussan sortirent ensemble: comme ils traversaient la place de la Concorde, pour se rendre sur le quai, ils se trouvèrent en face de Roman, qui causait près la grille de l'obélisque, avec un individu dont ils ne purent voir la physionomie, attendu qu'il leur tournait le dos. Le vicomte de Lussan remarqua seulement qu'il était doué d'une taille au moins égale à la sienne et d'une carrure qui annonçait une vigueur peu commune.

—Voilà un gaillard solidement bâti, dit-il à Salvador en lui faisant remarquer le compagnon de Roman, qui à ce moment quittait ce dernier qui demeurait immobile à la même place, semblable à la femme de Loth, lorsqu'elle eût été changée en statue de sel.

—Ah! double traître! s'écria Salvador qui avait quitté le bras du vicomte pour arriver plus vite près de Roman, si tu ne me rends pas mon argent, je te fais un mauvais parti.

—Allons, allons, répondit Roman sans paraître beaucoup ému de la colère de Salvador, calme-toi, mon ami, tu me retiendras ces dix-sept mille francs lorsque nous toucherons notre revenu.

Salvador fit la grimace, la nécessité de partager avec Roman le revenu des terres de Pourrières, commençait à lui paraître dure; cependant il ne dit plus rien.

—Débarrasse-toi du vicomte de Lussan! continua Roman, il faut que je te parle au sujet de la rencontre que je viens de faire de l'homme avec lequel je causais tout à l'heure.

—Est-ce important?

—Très-important.

Salvador alla vers le vicomte de Lussan qui, par discrétion, s'était arrêté à quelques pas de distance:

—Roman, lui dit-il, vient de m'expliquer de la manière la plus satisfaisante, la disparition de mes dix-sept mille francs qu'il va du reste me remettre à l'instant même. Allez donc sans moi chez le père Juste, vous me retrouverez au café Anglais; si vous ne faites pas affaire avec l'usurier, je vous prêterai ce soir la somme dont vous avez besoin.

Le vicomte continua seul son chemin, et Salvador vint retrouver Roman, qui était toujours près la grille de l'obélisque.

—Es-ce que tu as l'intention de prendre racine à cette place? lui dit Salvador.

—Je suis si étonné, que j'en ai presque perdu l'usage de mes jambes.

—Voyons, de quoi s'agit-il? quelle est la cause de ce prodigieux étonnement?

—Tu n'as pas reconnu l'homme avec lequel je causais tout à l'heure?

—Mais, butor, je n'ai pu voir sa physionomie, puisqu'il me tournait le dos; j'ai seulement remarqué qu'il était assez bien bâti.

—Eh bien! cet homme est le même qui a donné une si belle floppée[571] au vieux Lartifaille, pendant que nous étions au bagne de Toulon.

—Tu me parles d'un fait dont je n'ai point conservé le moindre souvenir.

—Mais c'est que celui qui a rossé le vieux Lartifaille, n'est autre que le compagnon de notre cavale.

—Servigny!

—Lui-même; nous nous sommes trouvés nez à nez en traversant la place de la Concorde.

—Comment diable est-il parvenu à se tirer d'affaire? Si mes souvenirs sont fidèles, nous l'avons laissé sur la route, à quelques lieues seulement de Toulon, sans le sou et couvert du costume de forçat.

—C'est ce qu'il n'a pas voulu me dire.

—Il a parbleu bien fait. Lui aurais-tu raconté, s'il t'en avait demandé le récit, les événements qui ont fait de nous ce que nous sommes aujourd'hui?

—Non, sans doute, mais je ne l'aurais pas reçu avec autant de rudesse qu'il m'en a témoignée.

—Somme toute, devons-nous craindre les résultats de cette rencontre?

—Je n'en sais vraiment rien, voici du reste, comment les choses se sont passées:—Comme je viens de te le dire, nous nous sommes trouvés nez à nez en traversant cette place et je crois que nous avons été aussi prompts l'un que l'autre à nous reconnaître; j'ai cependant été le premier à lui souhaiter le bonjour, en l'appelant par son nom.

—Tu as eu tort, il était beaucoup plus simple, puisqu'il ne te parlait pas, de continuer ton chemin.

—Sans doute, mais je me suis rappelé que ce fagot[572] n'était qu'un homme de lettres[573], et comme ces nierts[574] ne brillent pas par l'atout[575], j'ai voulu me procurer un instant de rigolade[576], j'ai cru qu'en se voyant reconnobré[577], il allait avoir le traque[578]; eh bien! pas du tout, je vais te répéter mot à mot le petit discours qu'il m'a adressé:—Bonjour, monsieur Duchemin, m'a-t-il dit, je suis charmé de ce que vous n'êtes pas retourné là-bas et j'aime à croire, qu'ainsi que moi, vous êtes devenu un honnête homme. Si vous étiez malheureux, je m'empresserais de vous offrir quelques secours; mais l'élégance de votre costume, les bijoux qui vous couvrent, et plus que tout cela, l'air de parfait contentement dont est empreinte votre physionomie, me disent que vous n'avez besoin de rien; je voudrais qu'il me fût possible de vous voir souvent; vous êtes, je ne l'ai pas oublié, un homme de très-bonne compagnie et vous avez infiniment d'esprit, mais vous devez comprendre que votre présence me rappellerait des souvenirs que je veux absolument effacer de ma mémoire. Ainsi donc, quels que soient les lieux dans lesquels nous nous rencontrions, à l'avenir, nous ne devons pas nous connaître. Votre nom ne sortira jamais de ma bouche, tâchez également de ne jamais prononcer le mien. Si je m'adressais à un homme moins raisonnable que vous, je lui dirais que je suis déterminé à tout risquer pour conserver la position que je me suis faite, et que j'ai, Dieu merci, bec et ongles pour me défendre; mais il est inutile, avec vous, de se servir d'un pareil langage. Adieu donc, monsieur Duchemin, je vous souhaite toutes sortes de prospérités.

—En achevant ce petit discours, auquel je dois l'avouer, je ne m'attendais pas, il m'a quitté sans attendre ma réponse et sans seulement prendre la peine de me saluer.

—Ce Servigny me paraît un homme résolu et que nous ferons bien de ménager, si par hasard nous le rencontrons dans le monde, il ne t'a rien demandé que de raisonnable.

—Ainsi, tu crois que nous n'avons rien à craindre?

—Je le crois.

—C'est qu'il me parlait d'un ton si calme, il paraissait si sûr de lui, que j'ai cru un instant qu'il était de la boutique[579].

—Mon pauvre Roman, je vois avec plus de peine que tu ne peux te l'imaginer, que tes facultés baissent considérablement. Depuis quelques temps tu vois partout des agents de police, tu ne rêves que gendarmes, arrestations, condamnations et exécutions; et lorsque tu es en proie à ces hallucinations, ta physionomie, autrefois si joyeuse et si placide, pourrait seule indiquer, à l'observateur le moins exercé, que tu as sur la conscience plus d'un gros péché; il faut prendre garde à cela, mon ami.

—Mais tu rêves, je crois?

—Non, je ne rêve pas, malheureusement.

—Ainsi, tu crois que j'ai des remords, moi, Roman?

—Je ne dis pas cela, mais voici ce qui arrive: lorsque tu as perdu, et tu perds malheureusement plus souvent que tu ne gagnes, tu fais monter dans ton appartement une bouteille de rhum, que tu bois quelquefois tout entière afin de t'étourdir; ce n'est jamais impunément que l'on se livre à de semblables excès, et tu subis aujourd'hui les conséquences de ta conduite.

—C'est vrai, mille diables, c'est vrai, que faire?

—Il faudrait ne plus jouer et t'abstenir de boire; mais cela ne te sera plus possible, maintenant l'étoffe a pris son pli.

—Ecoute, Salvador, décidément je veux me corriger; si je n'avais pas d'argent, je ne jouerais pas; et je ne bois, ainsi que tu viens de me le dire, qu'afin de m'étourdir. Eh bien! ne me donne plus rien lorsque tu toucheras nos revenus.

—Mais, malheureux, si je ne te donne pas d'argent, tu m'en voleras? Ah! quelle plaie, quelle plaie, qu'un homme comme toi. Roman, il faut absolument que nous nous séparions?

—Jamais! nous avons vécu ensemble, c'est ensemble que nous avons commis les crimes qui nous ont fait ce que nous sommes; nous mourrons ensemble, à moins cependant que l'un de nous deux ne soit, avant l'autre, emporté par une bonne maladie.

—Que le diable t'en envoie une, qui me débarrasse de toi! pensa Salvador, qui répondit assez brusquement à son ami, qu'il faudrait cependant bien qu'ils se séparassent, s'il ne voulait pas changer de conduite.

Roman et Salvador, tout en causant, étaient arrivés sur le boulevard. Ce dernier qui voulait, dans le cas on le vicomte de Lussan n'aurait pu obtenir de l'usurier Juste ce qu'il était allé lui demander, être en mesure de lui remettre la somme qu'il lui avait promise, entra chez un marchand de jouets d'enfants, qui avait joint au commerce des poupées et toupies d'Allemagne, les professions beaucoup plus lucratives, d'escompteur et d'usurier. C'est à ce marchand de jouets d'enfants que l'on attribue le trait suivant:

Ce digne industriel venait de prêter mille francs à un jeune homme de famille, qui ne devait les lui rendre que dans deux ans; il s'était montré assez raisonnable, c'est-à-dire qu'il s'était contenté de l'intérêt qu'il prenait ordinairement à ses meilleures pratiques, vingt-cinq pour cent par an, l'intérêt en dedans suivant la coutume de ces messieurs, et qu'il avait bien voulu ne point forcer le malheureux jeune homme à faire l'acquisition de quelques douzaines de poupées et de polichinelles.

Il venait donc de remettre au jeune homme qui était parti charmé d'avoir rencontré un aussi honnête homme, cinq belles piles d'écus composée chacune de vingt pièces de cinq francs toutes neuves, lorsque sa femme, qui avait été témoin de la négociation qu'il venait de terminer, lui dit de sa voix la plus douce:

—Tu viens de faire, je crois, une assez bonne affaire?

—Mais oui, mais oui, répondit le marchand de jouets, le jeune homme est bon, malheureusement le billet sera payé à échéance, de sorte qu'il n'y aura rien à gagner sur les frais; mais c'est égal, c'est de l'argent bien placé.

—Il me semble pourtant, reprit la femme, que si tu l'avais voulu, cette affaire aurait pu te rapporter davantage.

—Mais en prêtant ces mille francs pour quatre ans au lieu de les prêter pour deux; comme tu retiens l'intérêt, tu n'aurais eu rien à donner.

Le marchand de jouets prit sa femme entre ses bras et la tint longtemps serrée contre son cœur.

Touchante union de deux cœurs faits pour s'entendre.

Salvador obtint sans peine ce qu'il désirait de ce vertueux industriel, qui savait très-bien que le marquis de Pourrières était un des plus riches propriétaires du département du Var et que ce n'était que parce qu'il ne voulait pas prendre la peine de chercher ailleurs ce dont il avait besoin, qu'il s'adressait à lui. Hâtons-nous de dire, pour rendre hommage à sa probité, qu'il accordait à ce noble client des conditions toutes spéciales, il ne lui prenait que six pour cent... par trimestre!

Lorsque Salvador sortit de chez le marchand de jouets, vainement il chercha Roman sur le boulevard; celui-ci, qui avait retrouvé dans la poche de son gilet quelques pièces d'or qu'il croyait avoir perdues la veille, avait suivi dans un tripot le comte palatin du saint-empire romain, qu'il venait de rencontrer par hasard.

—Puisse-t-il ne jamais revenir, se disait Salvador en traversant le boulevard pour se rendre au café Anglais, il faut absolument que je trouve un moyen de me débarrasser de cet homme qui me ruinera si je n'y prends garde, il le faut absolument.

Nous laisserons, si nos lecteurs veulent bien nous le permettre, Salvador et le vicomte de Lussan fêter au café Anglais des filets de perdrix rouges sautés aux truffes, arrosés d'excellent vin de Chambertin et nous irons retrouver Paul Féval ou plutôt Servigny qui se promène dans la plus sombre allée du jardin des Tuileries.

La rencontre qu'il vient de faire, l'a sans doute vivement impressionné, car sa physionomie est triste, il se promène à grands pas, il laisse s'échapper de sa poitrine de sourdes exclamations et quelquefois il s'arrête et paraît réfléchir profondément.

—Que faire, grand Dieu! se dit-il, et comment sortir de l'impasse dans laquelle je suis engagé, dois-je laisser ignorer à mon généreux protecteur les événements de ma vie passée et associer à mon sort une femme que ses attraits, sa fortune appellent à la plus heureuse destinée. Oh! non, la rencontre que je viens de faire est un avertissement du ciel, qui a voulu me prouver que le plus léger souffle pouvait renverser un édifice bâti sur le sable. Puis il recommence sa promenade à pas précipités, puis il s'arrête pour réfléchir de nouveau. Tout à coup il se frappe le front, et les nuages qui le couvraient se dissipent.

—Ah! c'est le ciel qui m'inspire, dit-il presque à haute voix, je vais aller trouver l'homme généreux qui m'a tendu la main lorsque j'étais plongé dans un abîme dont je n'espérais plus sortir, le digne pasteur qui pratique si bien les maximes de son divin maître, il me dira ce que je dois faire; quels que soient les conseils qu'il me donne, je les suivrai, quelque soient les sacrifices qu'il m'impose, je les accomplirai, j'en prends Dieu à témoin.

Cette résolution une fois prise, Servigny beaucoup plus calme qu'il ne l'était quelques instants auparavant, sortit du jardin des Tuileries et franchit rapidement l'espace qui sépare le palais de nos rois de la rue de la Sourdière, où il entra dans une maison de modeste, mais d'honnête apparence.

Voici quels étaient les événements qui amenaient Servigny chez le vénérable ecclésiastique qui habitait cette petite maison.

Après avoir employé toute la matinée de ce jour à visiter en détail sa nouvelle habitation, et lorsque Laure fut sortie pour se rendre chez madame de Neuville, (si nos lecteurs veulent bien se rappeler que sir Lambton était Anglais, et que les mœurs de son pays laissent aux jeunes filles la faculté de sortir seules quand elles le désirent, il ne seront pas étonnés de ce que le digne gentilhomme, qui voulait du reste ne rien laisser désirer à sa nièce, n'avait pas attendu pour l'inviter à aller chez son amie, qu'elle lui en demandât la permission), sir Lambton avait invité Servigny à le suivre dans son cabinet, il voulait lui dit-il, lui parler de choses très importantes.

Servigny prit un siége et se disposa à écouter son protecteur, qui, après s'être recueilli quelques instants, commença ainsi:

—Vous m'avez, mon cher Féval, rendu une multitude de services; après m'avoir sauvé la vie au péril de la vôtre, vous m'avez consacré plusieurs des belles années de votre jeunesse durant lesquelles, grâce à votre activité, à votre intelligence, à votre probité surtout, ma fortune s'est considérablement augmentée; vous voudriez, sans doute me répondre, car je sais combien vous êtes désintéressé, que je vous ai généreusement payé et que par conséquent je ne vous dois rien, vous seriez dans l'erreur; il est de ces choses que tous les trésors de l'Inde ne suffiraient pas à payer, d'abord parce qu'elles sont d'un prix inappréciable, et ensuite parce qu'elles se donnent et ne se vendent pas, c'est l'amitié, le dévouement et vous m'avez donné des preuves de l'un et de l'autre, puisque vous avez refusé pour me suivre, l'établissement que je voulais vous donner, qui constituait à lui seul une fortune déjà considérable, qu'il vous eût été très-facile, d'augmenter encore en peu de temps.

—Je veux vous récompenser cependant, que dois-je donc faire pour cela?

—Vous ne me devez aucune récompense, sir Lambton, répondit Servigny, et rien je vous assure ne manque à mon bonheur. J'ai trouvé près de vous une position honorable et qui suffit à me vœux, mon seul désir est de m'en montrer toujours digne et de la conserver.

—Mais cela ne se peut, quels que soient les égards que je vous témoigne, le monde que je vais être forcé de fréquenter, car je ne veux pas condamner ma nièce à la vie d'une recluse, ne voudra jamais voir en vous que mon secrétaire, et cela ne peut ni ne doit me convenir; l'homme qui m'a sauvé la vie, qui, par son travail a augmenté ma fortune, aux yeux de tout le monde comme aux miens, doit être mon égal, mon ami.

—Vous vous exagérez beaucoup, sir Lambton, la valeur des services que j'ai été assez heureux pour vous rendre; en vous sauvant la vie, lorsqu'au surplus la mienne était aussi bien exposée que la votre, et qu'en combattant pour vous je combattais pour moi, je n'ai fait que ce que vous auriez fait vous même à ma place; si j'ai pu pendant le temps que j'ai été placé à la tête de vos établissements contribuer à la prospérité, je ne faisais que m'acquitter du devoir qui m'était imposé par la nature du contrat qui me liait à vous; vous m'aviez pris sans me connaître, lorsque mon état d'extrême misère devait vous inspirer des soupçons que personne n'aurait jamais songé à blâmer, pas même moi qui en aurais été la victime, car il est malheureusement dans la vie de ces positions qu'il faut avoir traversées pour les concevoir. Je devais donc, autant par reconnaissance que pour ne pas vous dégoûter de l'envie d'obliger, m'appliquer à vous prouver que vous aviez eu raison de me bien juger.

—Féval, vous êtes un noble jeune homme, et ce que vous venez de me dire, me prouve que j'ai raison de vouloir vous attacher à moi par des liens indissolubles.

—Ah! sir Lambton, s'écria Servigny d'une voix brisée par l'émotion, ne me laissez pas entrevoir un bonheur auquel je ne puis prétendre; en vous vouant toute mon amitié, en vous servant avec zèle, je n'ai fait que mon devoir, vous ne me devez rien, rien absolument, laissez-moi donc comme je suis, ou plutôt laissez-moi partir.

—Vous êtes fou, mon cher ami, répondit sir Lambton en souriant, car il croyait que Servigny ne manifestait le désir de retourner dans l'Inde, qu'afin d'aller y acquérir une fortune, qui lui permît, au retour, d'aspirer à la main de Laure; vous êtes fou, on n'acquiert pas en quelques années une fortune semblable à celle que vous souhaitez en ce moment, mais on peut fort bien s'en passer, lorsqu'un brave gentilhomme comme moi, vous dit en vous serrant la main: vous voulez n'avoir fait que votre devoir, eh bien! soit, mais les hommes qui s'acquittent ainsi que vous, de tous les devoirs qui leur sont imposés, sont si rares à l'époque où nous vivons, qu'il est de toute justice qu'en attendant la récompense que le ciel leur réserve, ils aient un peu de bonheur ici-bas. Pour qu'il en soit ainsi, j'ai une nièce, jeune, aimable, jolie et assez riche pour que vous n'ayez pas besoin de l'être, que vous aimez j'en suis sûr, que vous rendrez heureuse, car vous possédez toutes les qualités qu'il faut pour cela, et dont, si je ne me trompe, il ne vous sera pas difficile de vous faire aimer; eh bien! je vous offre la main de cette aimable enfant.

Sir Lambton s'arrêta afin d'attendre la réponse de Servigny; celui-ci était si troublé, qu'il ne sut d'abord que répondre à son généreux protecteur, un nuage couvrait ses yeux, son cœur battait à rompre sa poitrine, il parvint cependant à rassembler ses idées.

—Sir Lambton, dit-il après avoir porté à ses lèvres la main du bon gentilhomme, mon généreux protecteur, je ne veux pas chercher à vous le dissimuler, j'aime mademoiselle de Beaumont; mais dois-je accepter une proposition qui ne vous est inspirée que par un sentiment de reconnaissance exagérée. Mademoiselle de Beaumont est riche, je suis pauvre, je ne possède au monde que l'amitié que vous voulez bien me témoigner, elle est noble, je ne puis lui offrir qu'un nom obscur.

—Mon cher Féval, l'établissement que je voulais vous donner et que vous avez refusé pour ne point me quitter, vaut douze mille livres sterling; vous allez de suite, si vous ne voulez pas me laisser croire que l'orgueil vous domine, accepter cette somme en bons billets de la banque de France, un homme qui possède un peu plus de dix mille francs de rente, est assez riche pour prétendre à la main d'une princesse russe ou de la fille d'un nabab; voilà donc vos objections levées du côté de la fortune, quant à ce qui regarde la noblesse, vous possédez celle du cœur et des sentiments, et celle-là vaut bien l'autre.

Et comme Servigny, ne sachant ce qu'il devait répondre aux arguments serrés de sir Lambton, gardait le silence, sir Lambton se leva et ajouta après lui avoir serré la main:

—Je vous laisse, mon cher Féval; rappelez-vous qu'en me disant que vous aimiez ma nièce, et je ne vous aurais pas cru si vous m'aviez dit le contraire, vous vous êtes enlevé le seul motif raisonnable que vous pouviez alléguer pour éviter de faire ce que je désire; vous me rendrez réponse demain et nous nous occuperons de suite des démarches nécessaires. J'aime que les choses se terminent aussitôt qu'elles ont été décidées.

Servigny se trouvait dans une position singulière; il fallait ou qu'il acceptât la proposition de sir Lambton, car il s'était, en convenant de l'amour qu'il éprouvait pour Laure, enlevé, ainsi du reste que l'avait fort bien remarqué son protecteur, le seul motif raisonnable de refuser sa main; ou qu'il se résignât à faire l'aveu de sa position de forçat évadé, et cet aveu, il est facile de le concevoir, lui coûtait infiniment; peut-être lui ferait-il perdre l'estime de sir Lambton. Et Laure, Laure, que penserait-elle de lui? il voulait bien, pour ne pas associer cette heureuse jeune fille à sa destinée dont l'événement le plus insignifiant en apparence pouvait brusquement changer le cours, renoncer à l'espoir de la posséder, il voulait bien la fuir; mais il ne pouvait se faire à l'idée de devenir pour elle un objet de mépris et de dégoût; et serait-il autre chose, lorsqu'elle saurait qu'il avait partagé la couche et le pain de ces êtres hideux? qu'elle devait se représenter plus dégradés encore qu'ils ne le sont en réalité, qu'il avait été accouplé à un de ces êtres ignobles; pourrait-elle croire qu'il ne s'était pas souillé à leur contact, qu'il n'avait pas gagné quelques-uns de leurs vices?

Pour échapper à la cruelle perplexité à laquelle il était en proie, il était sorti de l'hôtel de sir Lambton, pour aller se promener dans l'allée du jardin des Tuileries, où nous l'avons retrouvé.

Comme il traversait la place de la Concorde, il avait rencontré Roman, (qu'il ne connaissait que sous le nom de Duchemin.) Le lecteur sait comment il avait reçu son ancien camarade de chaîne; il se serait peut-être montré un peu moins sévère envers un homme dont il ne connaissait pas les antécédents et auquel, après tout, il devait peut-être de la reconnaissance; (car c'était à lui, nos lecteurs sans doute ne l'ont pas oublié, qu'il devait sa liberté), s'il l'avait rencontré dans un autre moment; mais tout ce qui pouvait lui rappeler cette époque fatale de sa vie, devait alors lui être si importun, qu'il ne faut pas trop s'étonner de la rudesse qu'il témoigna au compagnon de Salvador.

Un vieux domestique lui avait ouvert la porte de la petite maison, dans laquelle nous venons de le voir entrer, et l'avait introduit dans une petite pièce du rez-de-chaussée qui servait à la fois d'antichambre et de salle à manger.

Cette pièce, plus que simplement meublée, n'était remarquable que par son extrême propreté.

—Ainsi, dit Servigny après avoir accepté le siége que le vieux domestique venait de lui offrir, vous êtes certain que M. l'abbé Reuzet va rentrer dans quelques instants?

—Très-certain, monsieur, M. l'abbé ne dîne jamais en ville et cinq heures vont sonner dans quelques minutes.

—En ce cas, j'attendrai; j'ai absolument besoin de parler à votre maître, que je connais depuis longtemps et que je n'ai pas encore eu le bonheur de rencontrer depuis que je suis à Paris, bien que je sois venu plusieurs fois.

—Nous avons été passer quelques jours à la campagne, à la suite d'une maladie assez grave que vient de faire monsieur l'abbé; c'est sans doute pendant notre absence que monsieur sera venu?

—C'est probable, brave Silvain; mais monsieur l'abbé Reuzet, je l'espère, est maintenant tout à fait rétabli?

—Oh! oui, monsieur, répondit le domestique d'un air effaré, mon maître est maintenant tout à fait rétabli; mais je crois que monsieur vient de prononcer mon nom?

—Eh bien! est-ce que cela vous étonne?

—Mais, sans doute, monsieur, cela m'étonne beaucoup; vous me connaissez, tandis, que moi je n'ai pas celui de vous connaître.

—Vous n'êtes pas doué, brave Silvain, d'une excellente mémoire.

—Pardonnez-moi, monsieur, je possède une excellente mémoire; mais c'est en vain que je cherche à me rappeler vos traits...

—Comment! Silvain, vous avez oublié le malheureux voyageur qui, il y a quelques années, vint blessé, mourant de faim, frapper pendant une nuit d'orage à la porte du presbytère de Saint-Marsault, et auquel votre respectable maître prodigua les soins les plus empressés, soins auxquels vous avez bien voulu joindre les vôtres, ce que le voyageur n'a pas oublié.

Servigny mit dans la main de Silvain une dizaine de napoléons; le brave domestique, qui jamais n'avait osé rêver seulement la possession d'une somme aussi considérable, ne savait quels termes employer pour lui témoigner sa reconnaissance.

—Ah! monsieur! disait-il, c'est trop, c'est beaucoup trop; je ne sais si je dois, sans en avoir obtenu la permission de monsieur l'abbé, accepter une aussi forte somme.

—Ne craignez rien, brave Silvain, acceptez ce petit présent, je parlerai à votre maître, si cela peut vous faire plaisir, car ce n'est pas à cette bagatelle que je veux borner les témoignages de ma reconnaissance.

—Vous êtes trop bon, monsieur, et je suis bien aise de vous revoir aujourd'hui aussi heureux que vous étiez malheureux lorsque vous êtes venu chez nous pour la première fois. Mais c'est monsieur l'abbé qui va être content de vous voir! il ne vous a pas oublié, allez; chaque fois que vous lui envoyez une somme pour ses pauvres, il nous lisait, à la bonne Madeleine (elle n'est plus, la pauvre femme!) et à moi, quelques passages de vos lettres qui venaient de bien loin, à ce qu'il paraît, car il fallait payer près de cinq francs pour les recevoir; et il nous disait qu'il ne fallait jamais laisser s'échapper l'occasion d'obliger son semblable, attendu qu'un bienfait n'est jamais perdu.

Les tintements de la sonnette placée à la porte d'entrée ne laissèrent pas au vieux domestique le temps d'en dire davantage:

—Voilà monsieur l'abbé, s'écria-t-il.

Et il s'empressa d'aller ouvrir.

C'était en effet l'abbé Reuzet.

Ce digne prêtre était jeune encore, mais l'étude et les méditations avaient blanchi presque tous ses cheveux, l'austérité de sa physionomie, du reste remarquablement belle, indiquait un homme qui était sorti vainqueur des combats qu'il avait livrés à ses passions, mais non sans avoir reçu quelques blessures; cependant à la placidité de ses regards qui semblaient caresser tous ceux sur lesquels ils s'arrêtaient, on devinait que c'était un cœur d'or qui battait dans sa poitrine, et qu'il saurait, le cas échéant, trouver des paroles pour calmer toutes les souffrances, du courage pour en donner aux faibles, une marche assurée pour soutenir les pas chancelants de ceux qui auraient été prêts à succomber.

Il reconnut de suite Servigny, auquel il tendit une main que notre héros serra affectueusement dans les siennes.

—Je suis charmé de vous revoir, lui dit-il, vos lettres m'ont appris que Dieu avait bien voulu accueillir favorablement les prières que je n'ai cessé de lui adresser pour votre bonheur; recevez donc mes félicitations en même temps que mes remercîments pour les nombreuses aumônes que vous avez bien voulu m'adresser, elles ont servi, suivant votre intention, à soulager des infortunes imméritées.

—Merci, merci, répondit Servigny, mon premier soin en arrivant à Paris a été de me présenter chez vous, mais vous étiez absent.

—Dieu, pour éprouver son serviteur, lui avait envoyé une maladie cruelle; mais aujourd'hui je suis parfaitement guéri, je crois même que je vais, ce qui ne m'est pas arrivé depuis bien longtemps, faire honneur au modeste repas que le bon Silvain va nous servir à l'instant même, si vous voulez bien le partager.

Servigny, qui voulait causer longuement avec l'abbé Reuzet, s'empressa d'accepter la gracieuse invitation qu'il venait de lui faire.

Après le repas, qui, bien que simple, n'était pas cependant celui d'un père du désert ou d'un trappiste, car le digne abbé Reuzet croyait, et nous sommes tout disposés à penser qu'il n'avait pas tort, que si Dieu a couvert la terre d'aliments sains et agréables, c'est pour que ses serviteurs en fassent usage, et que la mise en pratique de la morale de son divin Fils lui est infiniment plus agréable que les jeûnes exagérés et les macérations, l'abbé et son hôte passèrent dans un petit salon aussi simplement meublé, mais aussi propre que la salle à manger, pour y prendre le café.

L'abbé Reuzet, qui à quelques mots que lui avait dit Servigny pendant le dîner, avait deviné que son hôte désirait l'entretenir en particulier congédia Silvain.

—Les lettres que vous avez reçues, dit Servigny à l'abbé Reuzet, vous ont appris tout ce qui m'était arrivé jusqu'au moment où sir Lambton, complètement guéri des blessures reçues en combattant le féroce animal qui avait mis en danger ses jours et les miens, voulut bien me confier un poste qui me mît à même de lui être utile et de lui prouver que j'étais digne de son estime. Si les services imposent des devoirs d'obligation à ceux qui les reçoivent, ils en exigent de délicatesse chez ceux qui les ont rendus; aussi, je tâchais de m'acquitter de tous les devoirs qui m'étaient imposés, de manière à ne point faire regretter à sir Lambton la confiance qu'il avait bien voulu me témoigner, et il faut croire que je réussis complètement, puisque, peu de temps après, il me chargea de la direction de son principal établissement, l'un des plus considérables de ces riches contrées.

Voici, en substance, ce que Servigny raconta à l'abbé Reuzet, qui l'écoutait avec une attention soutenue:

Après quelques temps de gestion, sir Lambton remarqua que des économies considérables avaient été faites, et qu'à l'aide de méthodes abréviatives, introduites par Servigny, les produits de la fabrique étaient plus abondants et plus soignés. D'un autre côté, les ouvriers, mieux guidés dans l'emploi de leur temps, avaient éprouvé une grande amélioration dans leur position, tant par l'accroissement des salaires, que par les soins affectueux et vraiment paternels que Servigny avait pour eux.

Il avait compris, tout d'abord, que les bons maîtres font les bons ouvriers, et sans autre système, il avait obtenu les plus heureux résultats. En un mot, il avait su se concilier l'amitié et le bon vouloir de tous; aussi; était-il chéri du maître, qui se reposait de tout sur lui, et le considérait comme un autre lui-même.

Le retour de Servigny à une meilleure fortune, ne lui avait pas fait oublier la pauvre vieille qui lui avait donné asile dans ses jours d'adversité: Il allait souvent la voir, et ne manquait jamais de lui porter des consolations et des secours. C'était une malheureuse Irlandaise, dont le mari avait été massacré et dépouillé dans une expédition des troupes Anglaises contre les Afghans. Restée seule, sans fortune, sans appui, elle vivait du faible produit de son travail, dont une stricte économie lui permettait de consacrer une part au soulagement des malheureux; conduite pieuse dans laquelle Servigny l'aidait de sa bourse, autant qu'il pouvait le faire, sans blesser sa délicatesse.

Il y avait déjà longtemps que cet état de choses durait, lorsque sir Lambton prit la résolution de quitter l'Inde et d'aller en France, vivre heureux au milieu d'un peuple qu'il n'avait jamais cessé d'aimer, et dont la gloire, quoique travestie par la haine anglaise, avait fait souvent battre son cœur!

Dans ces circonstances, il se décida à vendre ses propriétés. Toutefois, avant d'en venir là, il proposa à Servigny de lui laisser la suite de ses affaires. Touché jusqu'aux larmes, d'un si généreux procédé, Servigny le remercia en ces termes:

—J'étais profondément malheureux. Une circonstance, que je ne veux point rappeler, vous a déterminé à m'accorder votre confiance; plus tard, vous m'avez comblé de vos bienfaits. Que pourrais-je désirer autre chose que de rester toute ma vie près de vous, à moins cependant que vous n'ayez quelque motif d'agir autrement! Dans le cas contraire, permettez-moi de continuer à vous consacrer ce qui me reste de jeunesse et de forces pour m'acquitter de la reconnaissance que je vous dois, et qui durera autant que ma vie.

Sir Lambton ne put résister à cette dernière preuve d'attachement: Il se précipita dans les bras de Servigny, le tint longtemps pressé sur son cœur, et, à compter de ce moment, il fut convenu qu'on ne se quitterait plus, et que le retour en France ne séparerait pas les deux amis.

Servigny ne voulut pas quitter le pays sans revoir la bonne vieille que nous connaissons déjà et qu'il avait trouvée si secourable à une autre époque; il voulait lui laisser un dernier gage de souvenir et de reconnaissance.

Un matin qu'il s'y était rendu dans ce dessein, il la trouva l'air triste et fatigué; il lui en demanda la cause. Mais, au lieu de lui répondre, elle posa mystérieusement le doigt sur la bouche, tout en lui indiquant d'un geste sa chambre à coucher.

—Que voulez-vous dire? lui dit-il à voix basse.

—Une femme, une Française, encore jeune et belle, lui répondu la vieille, repose dans cet appartement; chut!

Puis, l'attirant au dehors de la maison et l'ayant invité à s'asseoir sur un banc qui était près de la porte; elle lui raconta en ces termes les circonstances qui avaient amené l'inconnue chez elle:

—«Avant-hier, vers la brune, dit-elle, je revenais de chez ce vieil Anglais que vous connaissez. Je traversais le petit bois qui domine la montagne, lorsque parvenue à l'extrémité la plus rapprochée de la ville, je crus entendre des gémissements partir de l'épaisseur du fourré. Je m'arrête, j'écoute: le silence le plus absolu régnait autour de moi. Je crus d'abord m'être trompée; mais à peine avais-je fait quelques pas que le même bruit frappe de nouveau mes oreilles. M'étant arrêtée une seconde fois, une voix plaintive se fit entendre distinctement à quelques pas de moi. Je m'approche: Qui que vous soyez, m'écriai-je à haute voix, indiquez-moi où vous êtes, je vous porterai secours.» Point de réponse. Je renouvelle mon interpellation, je prête l'oreille, je ne tarde pas à acquérir la preuve qu'une créature humaine gisait près de moi, et que l'état de souffrance où elle se trouvait, lui avait seul fait pousser les gémissements que j'avais entendus.

»La nuit devenait fort obscure. Malgré cela, je cherche, j'appelle. Je ne reçois aucune réponse, aucun mouvement n'indique la direction dans laquelle je dois m'engager pour arriver à l'infortunée qui déjà m'inspire tant d'intérêt. Pour surcroît de tourment, le ciel couvert d'épais nuages, l'air absorbant de l'atmosphère, menacent d'un violent orage. N'entendant plus rien, j'allais abandonner mes recherches et continuer mon chemin, lorsque tout à coup les éclairs sillonnent la nue, le tonnerre gronde avec furie, la pluie tombe à torrents. Je m'arrête de nouveau, dominée par l'idée de secourir, s'il est possible, l'être malheureux qui gît à quelques pas de moi; mais je n'entends rien, absolument rien. Forcée alors par le mauvais temps, et aussi peut-être un peu par la crainte, je quitte cette scène d'horreur pour rentrer chez moi. Il était minuit lorsque j'y arrivai, fatiguée, harassée, trempée jusqu'aux os. Je me jetai à la hâte sur mon lit; mais impossible de fermer l'œil, tant j'étais agitée! Il me semblait encore entendre les accents plaintifs de cette voix vibrant à peine à travers le feuillage, le vent et la pluie. Que de reproches ne m'adressai-je pas sur ma pusillanimité, mon peu de persévérance? Je l'aurais sauvé, me disais-je! Si je reste, c'en est fait, je serai cause de sa mort!...

»Cependant l'orage avait cessé; mais le jour ne venait pas au gré de mon impatience. Enfin, exténué de fatigue, l'impérieuse nature l'emporte, je cède au sommeil. Mais un songe affreux ne tarde pas à m'éveiller en sursaut, haletante et couverte de sueur. J'avais vu, dans ce songe d'énormes serpents dévorer un corps humain, dont les cris déchirants faisaient tressaillir mon âme! Je me lève à la hâte décidée à retourner sur les lieux, espérant cette fois parvenir, s'il en était temps encore, à sauver le malheureux que je me reprochais d'avoir si lâchement abandonné.

»Toutefois, pour ne manquer le but de cette nouvelle excursion, je crus devoir éveiller mon voisin, le père William, en le priant de m'accompagner jusqu'à l'endroit où gisait la malheureuse victime que je voulais à tout prix secourir. Il s'y prêta de bonne grâce. Arrivés au bosquet, nous nous mîmes en recherches pendant assez longtemps, lorsque tout à coup le père William s'écria d'une voix altérée:

—»Par ici, venez, venez vite!

»Je cours de son côté: quel triste spectacle s'offre alors à mes yeux! Une femme, jeune encore, d'une figure belle, mais pâle comme la mort, gisait sans mouvement au fond d'un trou assez profond.

—»Elle est morte! m'écriai-je.

—»Je ne le crains que trop, répond le père William; mais nous ne pouvons pas à nous deux la sortir de là. Je vais chercher du monde et je reviens.

»A peine un quart d'heure s'était-il écoulé que William reparut avec quelques hommes de bonne volonté, qui avaient bien voulu l'aider dans cette bonne œuvre; d'autres étaient allés chercher un médecin qui ne tarda pas à arriver sur les lieux.

»On descend dans le trou, et on en tire avec soin et précaution la malheureuse jeune femme qui paraissait exister encore. On la dépose sur un brancard de branches d'arbres fait à la hâte; le médecin l'examina avec la plus scrupuleuse attention; elle était glacée!... Il ordonna de faire du feu et de la réchauffer; mais elle était toujours dans le même état. C'est à peine si quelques rares et lentes pulsations la distinguaient d'un cadavre! Le docteur paraissait même croire que tout secours était inutile. Mais je le suppliai de redoubler d'attention et de soins; il me semblait que les parties inférieures était moins rigides, moins froides; il ne tarda pas à être de mon avis. Il ordonna alors de la porter de suite chez moi, où elle fut placée dans mon lit, réchauffée par degrés, puis enfin saignée. Ces premiers soins une fois remplis, il lui administra deux cuillerées d'une potion qui parut la ranimer. Enfin, elle ouvre les yeux; mais trop faible pour soutenir, l'éclat de la lumière, elle les referme aussitôt. Le docteur prescrivit alors de la tenir chaudement, et de redoubler le cordial dont l'emploi avait déjà produit de si heureux résultats; puis il se retira en promettant de venir la revoir dans le jour.

»Elle a passé la journée et la nuit dans mon lit. Pendant ce temps-là le docteur est venu la voir cinq ou six fois. A ses dernières visites il me donna l'espoir de la sauver; mais jusqu'ici, elle n'a ni ouvert les yeux, ni poussé la moindre plainte: elle est entièrement immobile. Cependant, une douce chaleur parcourt son corps, son sang est rappelé à la circulation; enfin, la vie matérielle lui est rendue, et tout annonce que les prévisions du docteur se réaliseront. Voici ses habits, je les ai fait sécher, et quoiqu'en mauvais état, la finesse des tissus, celle de son linge, tout en elle semble annoncer une personne qui a connu des jours plus heureux.»

Lorsque la bonne vieille eut terminé son récit, dans lequel il semblait qu'elle voulût atténuer tout ce qui la concernait, Servigny lui adressa les plus vives félicitations sur sa belle conduite; il prit une bourse remplie de guinées, l'offrit à la bonne vieille, et la força de l'accepter afin de subvenir aux soins et aux dépenses que sa généreuse sensibilité lui avaient imposés. Après quoi, il se retira, promettant de ne pas partir sans la revoir et lui dire un dernier adieu.

Rentré chez sir Lambton, il continua de régler toutes les affaires; et quand enfin tout fut prêt pour le voyage de France, il se rendit près de la bonne vieille, ainsi qu'il le lui avait promis quinze jours auparavant. Il la trouva occupée de quelques travaux domestiques; près d'elle était assise une jeune femme d'une pâleur extrême que faisait encore ressortir ses longs cheveux noirs et ses beaux yeux de la même couleur. Elle paraissait avoir été d'une beauté remarquable; mais elle était si faible, si abattue, qu'à peine pouvait-elle se soutenir sur le siége où elle était assise, contrairement aux ordres du docteur qui avait prescrit de la laisser couchée sur une chaise longue. Après l'avoir saluée, Servigny continua de converser avec la vieille Irlandaise, à laquelle lui aussi devait la vie. Celle-ci le questionna sur le pays où il allait habiter. Il lui répondit que le bâtiment sur lequel il allait s'embarquer avec sir Lambton et sa suite devait les ramener en France, et les débarquer au Havre; que de là il irait à Marseille...

—Marseille! s'écria la malade: Marseille, c'est ma patrie! puis elle retomba accablée sur sa chaise.

Lorsqu'elle eut repris l'usage de ses sens, elle s'écria de nouveau:

—Marseille! Marseille, c'est mon pays! c'est dans cette ville que doit être ma famille, si elle existe encore, malgré tous les tourments que je lui ai causés; de grâce, monsieur, si vous allez dans la ville qui m'a va naître, soyez assez bon pour voir ma famille et lui dire la position où je me trouve en ce moment, c'est-à-dire bourrelée de remords et un pied dans la tombe!... Je mourrai heureuse si vous me promettez de voir mes parents et de remettre cet anneau au marquis de Pourrières, dont ma famille vous donnera l'adresse. Attendez! voici quelque chose de plus précieux encore:

Elle tira alors de son sein une petite boîte en écaille garnie en or, en disant:

—C'est tout ce qui me reste de ma prospérité passée! Cette boîteccontient l'acte de naissance de mon fils. Hélas! je l'ai lâchement abandonné ainsi que son malheureux père!...

En ce moment un torrent de larmes inondait son visage, elle ne put continuer, tant ces souvenirs lui causaient d'émotion.

Servigny et la vieille dame la voyant près de défaillir, s'empressèrent par leurs soins et leurs consolations à la calmer, à la ranimer. Servigny lui assura qu'il verrait sa famille, ainsi que son fils et le père de cet enfant; qu'elle pouvait compter sur lui pour ce dont elle le chargerait. Elle parut se remettre un peu et remercia ses deux bienfaiteurs du tendre intérêt qu'ils lui portaient. Elle ajouta que trop fatiguée en ce moment, elle priait Servigny de revenir plus tard, qu'elle préparait pour le jour de son départ les notes qu'elle lui destinait.

A quelques jours de là, Servigny retourna voir cette infortunée: il la trouva un peu mieux. Elle lui remit toutes les notes dont il pouvait avoir besoin pour faire les démarches qu'elle avait réclamées de lui, et le pria instamment de vouloir bien l'instruire de tout ce qu'il apprendrait dans ses intérêts:

—J'aurai la force de vivre, ajouta-t-elle, jusqu'à ce que je sache si j'ai encore des parents, des amis, et surtout si mon fils existe encore. Cette certitude me ferait oublier tous mes malheurs, toutes mes souffrances.

Servigny lui assura de nouveau qu'elle pouvait compter sur lui, et, au risque d'être indiscret, il se permit de l'interroger sur son sort, sur les circonstances qui l'avaient réduit à l'état de dénûment dans lequel elle se trouvait.

Ces questions lui firent répandre un torrent de larmes.

—Hélas! dit-elle à Servigny, quand vous connaîtrez mes aventures, je serai l'objet de votre mépris, ainsi que de cette bonne dame dont le généreux dévouement m'a sauvé la vie. Mais je n'ai rien à vous refuser.

Alors elle raconta ce que nous savons déjà de son histoire; sa fuite avec un Anglais qui, à son tour, l'avait abandonnée presque sans ressources après l'avoir amenée dans l'Inde.

—«Depuis lors, ajouta-t-elle, j'ai ouvert les yeux sur ma position, mes fautes, mon infâme conduite. Combien je me repens en ce moment d'avoir quitté l'homme qui m'aimait, qui m'avait comblée de bienfaits, pour le trahir par la plus noire ingratitude! Et mon fils, quel remords n'éprouvé-je point de l'avoir laissé à des mains étrangères, sans m'être jamais préoccupée de son sort! Tout cela m'avait inspiré un profond dégoût de la vie, il me semblait qu'une voix puissante, mais intérieure, me criait sans cesse: «Tu es une mauvaise mère!» A la suite de ces diverses circonstances, poursuivie par d'affreux pressentiments, mon courage m'a abandonnée, je suis tombée malade, tout ce que je possédais, argent, effets, bijoux, tout a été sacrifié au rétablissement de ma santé. A peine convalescente, les personnes qui m'avaient recueillie sachant qu'il ne me restait aucune ressource, me signifièrent de choisir un autre asile; deux jours plus tard elles m'auraient impitoyablement jetée à la porte.

»En proie au plus violent désespoir, j'avais dirigé mes pas au hasard, décidée à marcher jusqu'au moment où trahie par mes forces je tomberais d'inanition. C'est du reste ce qui ne tarda pas à arriver. Je marchai tant et si loin, que je m'égarai dans le petit bois qui est auprès de la ville; je ne m'arrêtai qu'à la nuit close, et enfin m'étant assise au pied d'un arbre je m'y endormis. Mon sommeil fut assez paisible jusqu'au lendemain, et lorsque je m'éveillai le soleil était déjà assez avancé dans sa carrière; mais quoique j'eusse passé la nuit tout entière dans un repos que je n'avais pas goûté depuis longtemps, je n'en étais pas moins en proie aux plus affreux tourments. La faiblesse où j'étais, l'absence d'aliments réparateurs, tout contribuait à me plonger dans les plus sombres idées; il me semblait être poursuivie par ces bizarres fantômes que crée l'imagination en délire. En un mot, tout contribuait à me faire persister dans la résolution de mourir.

»Toutefois, l'idée de la mort, l'idée de mettre un terme aux angoisses du cœur, et à cette foule de plaies et de douleurs, à cette masse de chair qui est nous, fait de nous tous des poltrons; tout s'arrête et se décolore devant la pâle lueur de cette pensée[580]. Je me soulevai donc et retrouvai en moi de nouvelles forces; mais bien décidée à mourir de faim, si j'envisageai encore la vie, ce fut pour me réjouir de la fin de mes maux. Enfin parvenue au dernier terme de la faiblesse et du délire, je sentais, je voyais la nuit approcher; mais indifférente à tout, que m'importait la nuit quand j'aspirais le néant!... Tout à coup ma paupière s'appesantit, se ferme, je tombe épuisée sur le gazon!...

»Si j'en juge par l'agitation de mon sommeil, je demeurai longtemps en cet état, car je fus assaillie par cette foule de songes terribles et bizarres qu'enfante un cerveau débilité. Tantôt il me semblait tomber dans d'affreux précipices et rouler au sein d'eaux noires et infectes qui m'entraînaient au centre de la terre; tantôt que de hideux serpents me déchiraient de leur dent envenimée!...

»Enfin, que vous dirai-je? depuis ce moment, jusqu'à celui où je me suis trouvée chez la bonne Irlandaise, je n'ai eu d'autre sentiment de mon existence que par la perception de tous les tourments de l'enfer!... C'est à Dieu et à vous, bonne et respectable dame, que je dois la vie; puissé-je en faire un meilleur usage que par le passé!»

Tenez, dit-elle en s'adressant à Servigny: voici les papiers qui vous mettront à même d'avoir des nouvelles de mon malheureux fils. Daignez encore une fois me promettre de vous occuper de lui à votre arrivée en France et de m'informer du résultat de vos démarches.

—Vous pouvez compter sur moi, répondit Servigny; je vous jure que je verrai le fils et le père.

—Le père que j'ai si indignement trahi, dit la dame; il aura peut-être abandonné le fils pour se venger de la perfidie de la mère!

—Cela n'est pas probable, répliqua Servigny; un homme tel que le marquis de Pourrières ne pourrait commettre une telle injustice.

—Alexis était si jeune, il m'aimait tant, dit la dame, que ma fuite a dû le désespérer, il aura maudit la mère et l'enfant!

—De grâce, calmez-vous, madame! celui qui se repent de bonne foi est plus loin du mal que celui qui ne le connut jamais. Du reste, j'ai meilleure opinion de M. de Pourrières; je me réserve de le voir et de rallumer dans son âme tous les sentiments d'un père, si contre toute attente, il avait pu jamais les oublier.

—Que d'obligations je vous aurai, cher monsieur; si je désire vivre encore c'est pour avoir le temps de vous bénir.

Le moment de se séparer étant venu, Servigny embrassa ces deux dames et les quitta en promettant de leur écrire. Jamais séparation ne fut plus touchante; la jeune femme versait des larmes en abondance; quant à la vieille Irlandaise, il semblait qu'on lui arrachât un fils tendre et chéri, tant elle était inconsolable de prendre en Servigny un ami, un protecteur aussi généreux que délicat. Enfin, il fallut se quitter.

Peu de jours après, Servigny apprit que la pauvre femme était morte en le bénissant.

FIN DU SIXIÈME VOLUME.

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