Les vrais mystères de Paris
Je croyais, dit Josué, lorsque Roman eut décliné son nom et sa qualité, que j'aurais l'honneur de voir M. le marquis de Pourrières; au reste, puisque vous êtes son intendant, nous pourrons probablement nous entendre, ajouta-t-il en souriant.
Les prévisions du juif ne furent pas trompées; monsieur l'intendant se montra si coulant en affaires, que Josué, qui ne pouvait deviner le motif qui le faisait agir, en conclut qu'il ne savait pas son métier.
—Dites bien à M. de Pourrières que je suis tout à son service, dit le juif lorsqu'il reçut la somme qui lui était due; mon plus vif plaisir est celui d'obliger les jeunes gens de noble famille.
—Je vous crois, répondit Roman en prenant congé de lui, si vous obligez toujours au même prix, vous ne devez pas laisser échapper les occasions qui se présentent de vous procurer ce plaisir.
Salvador qui, après sa visite au notaire, était retourné à Aix pour y terminer, à ce qu'il disait, quelques affaires importantes, vint habiter le château de Pourrières, aussitôt que son ami lui eut fait savoir qu'il avait terminé avec Josué.
—Ce vieux coquin, disait Roman dans la lettre qu'il envoyait à son compagnon, nous a tiré une fameuse plume de l'aile, mais il n'a pas conçu le plus léger soupçon.
Le vieux manoir habité par un jeune et brillant cavalier prit tout à coup un aspect plus riant et plus animé, les vieilles tapisseries furent remplacées par des tentures à la mode; des meubles du plus nouveau goût vinrent prendre la place des lourdes chaises et des gothiques bahuts qui furent relégués au grenier, de beaux chevaux, une calèche et des livrées élégantes complétèrent un ensemble tout à fait confortable.
Des gentilshommes du voisinage avaient invité plusieurs fois Salvador à des parties de chasse et à des réunions qu'il s'était empressé de rendre, et toujours il avait obtenu les succès les plus flatteurs.
On a naturellement beaucoup d'indulgence pour les gens chez lesquels on s'amuse; aussi les voisins du château de Pourrières, qui était devenu le centre de tous les plaisirs de la contrée, ressentaient beaucoup d'amitié pour son propriétaire: les hommes trouvaient que c'était un joyeux compagnon, les femmes admiraient la grâce aristocratique et la parfaite élégance de ses manières.
Quelques-uns des petits-cousins qu'Alexis de Pourrières n'avait fait qu'entrevoir lors du séjour qu'il avait fait à Marseille avant de commencer ses voyages en Europe, vinrent le visiter. Salvador les reçut si gracieusement, il leur fit avec tant de politesse les honneurs de sa demeure, qu'il parvint à leur faire oublier qu'ils avaient espéré se partager la fortune qu'il possédait.
Salvador et Roman auraient été parfaitement tranquilles s'ils n'avaient pas remarqué que depuis quelque temps le caractère d'Ambroise était totalement changé; le vieux domestique, d'ordinaire dispos et toujours prêt à rire, était devenu sombre et taciturne, il paraissait dominé par quelques pensées importunes, et souvent on l'avait surpris hochant la tête négativement après avoir regardé son maître.
Roman, qui possédait toute la confiance d'Ambroise, l'avait plusieurs fois interrogé avec adresse: Faites-moi connaître, lui disait-il, les causes de la tristesse qui vous accable, et si cela est possible, monsieur le marquis fera tout pour les faire cesser. Ambroise avait longtemps évité de répondre à ces questions, mais un jour Roman ayant été beaucoup plus pressant que de coutume, Ambroise se détermina à le prendre pour confident.
«Je suis peut-être fou, mon cher monsieur Lebrun, mais je souffre tant, que vous aurez pitié de moi. Figurez-vous qu'il y a un mois j'ai fait un rêve dont je ne puis chasser le souvenir de ma mémoire. Je rêvais que je m'étais assis au pied du vieux mûrier que défunt monsieur le marquis a fait planter dans le parc le jour de la naissance de son fils. J'étais là depuis quelques instants, lorsque tout à coup j'entendis des cris de détresse; je me levai précipitamment et je vis mon jeune maître tel qu'il était lorsqu'il quitta le château pour commencer ses voyages, étendu sur le sol; le sang sortait à gros bouillons d'une profonde blessure qu'il avait à la poitrine. J'allais courir à lui pour le secourir, mais je fus arrêté par un homme qui me dit en posant sa main sur mon épaule: arrête, c'est moi qui suis ton maître. Les traits de cet homme sont sortis de ma mémoire; je me rappelle seulement qu'il avait de grands yeux bleus.»
J'aurais certainement oublié ce songe, si je n'avais pas remarqué par hasard, que les yeux de M. le marquis sont bleus, tandis que je me rappelle fort bien qu'il les avait du plus beau noir lorsqu'il a quitté le château. Je suis bien malheureux, M. Lebrun; ce songe me poursuit partout, et quelquefois il fait naître dans mon esprit de singulières pensées.
Ambroise se pencha vers Roman et lui dit à voix basse:
—Etes-vous bien sûr que notre maître est réellement le marquis Alexis de Pourrières?
—Vous me faites là une singulière question, répondit Roman. Depuis cinq ans que je suis au service de M. le marquis, je l'ai toujours entendu nommer ainsi par les personnes recommandables avec lesquelles il était en relation, et je dois croire que le nom qu'il porte lui appartient, puisque vous-même, ainsi que le notaire, vous l'avez reconnu lors de son arrivée ici.
—C'est vrai, c'est vrai, répondit Ambroise en secouant tristement la tête; je suis fou; il ne faut pas croire aux songes; quelquefois, cependant, les songes sont des avertissements donnés par la Providence.
Roman employa toute sa rhétorique pour rassurer Ambroise, qu'il ne quitta pour aller trouver Salvador que lorsqu'il le vit un peu plus calmé.
—Il faut absolument que nous trouvions le moyen de nous défaire de cet homme, dit Salvador, lorsque Roman lui eut rapporté la conversation qu'il venait d'avoir avec Ambroise.
—Ah! si Mathéo n'avait pas envoyé dans l'autre monde nos amis de la forêt de Cuges...
—Nous ne nous servirions pas d'eux, répondit Salvador, pourquoi laisser faire par d'autres l'ouvrage que l'on peut faire soi-même?
—Sans doute; mais il faut, pour éviter de donner naissance à des soupçons, dont les résultats pourraient être désagréables, que la mort d'Ambroise paraisse naturelle.
—Le poison!
—Le poison laisse des traces.
Les deux amis cherchèrent longtemps un moyen d'arriver au but qu'ils voulaient atteindre, sans pouvoir rien trouver qui leur parût convenable.
—Mais il faut absolument que cet homme périsse, dit Salvador; s'il ne meurt pas, nous sommes perdus.
Roman, depuis quelques instants, paraissait réfléchir.
—C'est cela, s'écria-t-il tout à coup en se frappant le front, c'est cela. Mon ami, dans trois ou quatre jours au plus tard, nous n'aurons plus rien à redouter.
—Quel est ton projet?
—Tu le connaîtras lorsqu'il sera réalisé.
—Mais encore faut-il que je sache?
—Eh bon Dieu! monsieur le marquis, laissez, je vous en prie, agir à sa guise, votre dévoué serviteur; vous savez qu'il est homme de ressources et qu'il n'a pas froid aux yeux.
Roman, à quelques jours de là, invitait au nom de son maître, les châtelains les plus voisins et le notaire que nous connaissons déjà, à passer la journée au manoir de Pourrières. Tous les invités se montrèrent exacts; on savait que le marquis savait faire les honneurs de sa table.
—Je vous ai réunis, messieurs, dit Salvador à ses convives au moment où l'on allait se mettre à table, pour déguster quelques flacons d'excellent Tokay, et quelques nouveautés gastronomiques que je viens de recevoir de Paris.
Le déjeuner fut servi avec ce luxe et ce confort qui ajoutent une nouvelle saveur à la délicatesse des mets et à l'excellence des vins. Comme toujours, Salvador se montra aimable et gracieux. Cependant un examen attentif eût permis de saisir sur sa physionomie l'expression d'une vive préoccupation. On resta longtemps à table, Salvador après avoir fait servir à ses convives le café et les liqueurs, leur proposa une partie de boules; on joue beaucoup aux boules dans les contrées méridionales de la France, et particulièrement en Provence. La proposition fut acceptée avec enthousiasme, et les convives s'empressèrent de se rendre sur une pelouse située devant l'entrée principale du château.
On allait engager les parties, lorsque Ambroise botté et éperonné, et conduisant une jument par la bride, s'approcha de Salvador et lui demanda s'il avait quelques commissions pour Aix. Celui-ci qui avait reçu de Roman les instructions nécessaires, lui remit un bon de cent francs qu'il le chargea de remettre au libraire Aubin, qui faisait ses abonnements aux journaux et aux Revues de la capitale.
—Le père Ambroise est encore fort et vigoureux, dit le marquis en s'adressant à ses convives, et malgré son grand âge, il est aussi bon cavalier que le premier postillon du pays. Mais c'est égal, je défendrai à Lebrun de vous faire faire d'aussi longues courses.
—Monsieur le marquis est bien bon, répondit Ambroise; mais comme j'ai encore bon pied, bon œil, il faut que je me rende utile.
—C'est bien, Ambroise, c'est bien, partez, mon ami, et que Dieu vous conduise.
Ambroise était en selle, il piqua légèrement sa bête et partit au petit trot.
—Il est bien bon pour moi, se disait-il en laissant flotter les rênes sur le col de sa monture, tout le monde le reconnaît: le notaire; qui causait avec lui tout à l'heure; les neveux de feu madame la marquise; mais ses yeux sont bleus, dit-il à haute voix, et j'en suis bien sûr, ceux d'Alexis étaient noirs... Oh! mon songe, mon songe!...
Tandis que la monture d'Ambroise trottait dans un petit sentier qui conduisait à la route d'Aix, les parties de boules continuaient devant l'entrée du château.
Elles se prolongèrent jusqu'à l'heure du dîner, auquel assistèrent toutes les personnes qui avaient pris part au repas du matin. Vers huit heures du soir, Salvador ayant demandé une clé dont il prétendait avoir besoin, Roman lui répondit devant ses convives qu'Ambroise avait emporté cette clé et qu'il n'était pas encore rentré. On pensa naturellement que le vieillard s'étant trouvé fatigué, s'était déterminé à coucher à Aix, et qu'il ne reviendrait que le lendemain.
Le château de Pourrières était entouré de vastes dépendances en terres labourées, bois, vignes, plantations de mûriers et d'oliviers, qu'il fallait traverser pour gagner le village où se trouvait un embranchement qui conduisait à la route d'Aix; ce chemin était celui que prenaient toutes les personnes qui venaient de la ville; mais les habitants du château que leurs affaires appelaient à Aix, en avaient adopté un autre qui diminuait le trajet d'au moins une demi-lieue.
Le parc du château de Pourrières, d'une très-vaste étendue et planté d'arbres de haute futaie, est traversé à son extrémité par un ruisseau qui prend sa source dans les montagnes qui couronnent la vallée où est bâti ce château. Ce ruisseau coule lentement entre deux rochers d'une hauteur d'environ trente-cinq mètres, au sommet desquels on arrive par deux pentes douces ménagées exprès des deux côtés du parc; ces deux rochers et le ruisseau qu'ils enserrent dans leur sein forment à la partie du parc qui avoisine le manoir une ceinture naturelle qui deviendrait impossible de franchir si un pont n'avait pas été établi sur les deux crêtes les moins élevées des rochers.
La largeur du ruisseau n'étant pas très-considérable, on a tout simplement, pour établir ce pont, jeté de forts madriers sur les rochers, et sur ces madriers qui sont tenus en place par de forts crampons en fer, on a fixé des planches assez épaisses. Lorsqu'on a traversé ce pont primitif, on suit un petit sentier qui conduit, après quelques détours, sur la grand'route d'Aix à Marseille.
Salvador et ses convives allaient se lever de table, lorsqu'un domestique, dont la physionomie renversée et les yeux hagards annonçaient qu'il était porteur d'une mauvaise nouvelle, entra dans la salle à manger.
—Oh! monsieur le marquis! s'écria-t-il, quel malheur! quel affreux malheur!... Ambroise! le pauvre Ambroise!
—Eh bien! dit Salvador, qu'est-il donc arrivé à Ambroise.
—Il est mort! monsieur le marquis; je viens de retrouver son corps dans le ruisseau du parc. Le pont s'est rompu, sans doute au moment où il passait dessus avec sa jument.
Et le domestique, sans attendre la réponse de son maître, le quitta pour aller apprendre la triste nouvelle aux autres habitants du château.
Tous les convives s'étaient levés de table lorsque le domestique était venu annoncer le fatal événement qui avait causé la mort du pauvre Ambroise, et Salvador s'était élancé sur ses traces en affectant tous les signes d'une profonde douleur. Les convives avaient suivi ses pas, et lorsqu'on arriva au lieu où gisait le cadavre, Roman, qui s'était mêlé parmi les amis de son maître, affichait une douleur que tout le monde s'empressa de consoler.
Le cadavre du vieux serviteur fut relevé avec toutes les marques du plus profond respect et transporté au château. Les convives de Salvador, respectant la douleur qu'il paraissait éprouver, se retirèrent après lui avoir témoigné toute la part qu'ils prenaient au triste événement qui venait d'arriver.
Le lendemain matin, Salvador et Roman se promenaient dans la partie réservée du parc. Roman, qui paraissait très-satisfait, se frottait joyeusement les mains.
Le hasard nous a servis, dit Salvador, que Roman n'avait pas tout à fait mis dans la confidence de son projet, et qui depuis la veille n'avait pas trouvé un instant pour interroger son digne ami.
—Oui, dit Roman, mais c'est moi qui ai fait naître ce hasard.
—Comment cela?
—Je savais que chaque fois qu'Ambroise se rendait à Aix, il prenait la route du parc qui abrége beaucoup le chemin. Hier, je lui ordonnai de se rendre dans la ville, et je l'envoyai te demander tes commissions devant tes convives qui avaient été invités à dessein, afin qu'il fût bien établi qu'il partait de son plein gré.
—Mais cela ne me dit pas comment il se fait que le pont se soit rompu, justement au moment où il passait dessus.
—Eh! mon cher, rien de plus simple. Depuis quelques jours, je versais chaque matin de l'acide sulfurique sur les parties des madriers qui avaient le plus souffert des outrages du temps, de sorte qu'ils devaient nécessairement se rompre et emporter avec eux tout l'édifice au moment où ils auraient à supporter le poids d'un homme et d'un cheval; et les parties de rochers sur lesquelles était établi ce pont formant l'entonnoir, il était certain qu'Ambroise serait mort avant d'être arrivé au fond du précipice.
—Roman, je suis content de vous, dit Salvador en tendant la main à son digne compagnon; vous vous êtes acquis des droits éternels à ma reconnaissance et à la moitié de la fortune de la famille de Pourrières. A propos, quand partageons-nous?
—A quoi bon partager? tu le sais, j'ai de l'amitié pour toi; aussi, je désire que nous ne nous séparions jamais. Je suis ennemi du faste et des grandeurs, la position que j'occupe ici ne me déplaît pas; je ne parais être, il est vrai, que le premier de tes domestiques, mais cela ne me fait rien; cette comédie perpétuelle m'amuse.
Roman, en sa qualité d'intendant, fit faire des funérailles magnifiques à Ambroise. Salvador assista au service funèbre et au convoi, et tous les habitants du village de Pourrières remarquèrent son air affligé lorsque l'on couvrit de terre la dépouille mortelle du vieux serviteur. Par ses soins, un modeste monument, surmonté d'une croix de fer, fut élevé à sa mémoire, près du caveau destiné à servir de sépulture aux membres de la famille de Pourrières.
Roman recevait le prix des fermages et tous les autres revenus. Lorsque Salvador avait besoin d'argent, il en demandait à son compagnon qui lui en donnait sans compter. Un jour, désirant envoyer à Paris une somme assez forte à son carrossier, il la demanda comme de coutume à Roman.
—Je suis bien fâché de ne pouvoir te satisfaire, mais il faut que tu attendes les prochaines rentrées; ma caisse est vide.
Salvador, qui savait que Roman avait touché, deux jours auparavant, environ quinze mille francs de divers fermiers en retard, lui en fit l'observation.
—Les quinze mille francs? s'écria Roman, ils sont loin s'ils courent toujours. J'ai joué au baccarat, et je les ai perdus; mais je les regagnerai.
—Tu ferais beaucoup mieux de ne plus jouer, lui répondit Salvador, que ce contre-temps paraissait vivement contrarier.
—Eh! pourquoi me priverais-je de jouer, si j'y trouve du plaisir? est-ce que je trouve mauvais que tu achètes des chevaux et des équipages?
—On se ruine vite lorsque l'on a la passion du jeu.
—Lorsque nous serons ruinés, nous reprendrons notre ancien métier; nous sommes encore trop jeunes pour nous retirer des affaires.
Cette petite altercation n'eut pas de suite; la chaîne qui attachait ces deux hommes l'un à l'autre était beaucoup trop forte pour se rompre au premier choc.
Le récit des faits qui précèdent l'époque à laquelle nous sommes arrivés n'a pas dû donner à nos lecteurs une opinion exacte du caractère de Salvador. En effet, ils ne l'ont vu jusqu'à présent agir qu'à la suite de Roman; ils ont donc pu croire que c'était une de ces natures sans individualité, bonnes tout au plus à suivre l'impulsion qui leur est donnée: il n'en était rien cependant. Salvador, au contraire, possédait autant si ce n'est plus de résolution que son compagnon, il savait examiner les choses de haut, qualité qui manquait à Roman; et il n'eût pas été impossible à un habile phrénologiste de trouver sur son crâne les bosses de l'organisation et de la prévision. Nous avons déjà dit quels étaient les agréments extérieurs de sa personne et de son esprit. Roman, qui avait guidé les premiers pas de Salvador dans la carrière du crime, devait exercer et exerçait en effet une certaine influence sur son esprit; mais son pouvoir devait cesser le jour où son élève s'apercevrait qu'il était assez fort pour voler de ses propres ailes.
Salvador se dit un jour que, porteur d'un beau nom, possesseur d'une belle fortune, et doué d'assez de capacités pour occuper une place importante dans la société, il devait tout faire pour conquérir cette place. Le voleur voulait voir le signe de l'honneur briller sur sa poitrine; l'assassin ne se serait pas trouvé déplacé sur le siége du législateur: l'ambition venait de le mordre au cœur.
—Tu veux devenir quelque chose, lui disait souvent Roman, auquel il avait confié ses rêves d'avenir; à ton aise, chacun prend son plaisir où il le trouve; mais, prends garde, c'est en voulant monter trop haut que l'on tombe.
—Tomber de haut ou de bas, répondait Salvador, lorsque la mort doit être le résultat de la chute, qu'importe!
—Que tu sois député ou pair de France, ou que tu restes tout simplement le marquis de Pourrières, cela m'est égal, pourvu que nous puissions avoir bonne table, bons vins et de quoi jouer au baccarat.
—Sois raisonnable, ne perds pas plus de la moitié de notre revenu.
—Sois tranquille, je suis en veine maintenant.
Le marquis de Pourrières, qui, jusqu'à ce jour avait fréquenté seulement les gentilshommes de son bord, rendit des visites aux fonctionnaires publics de son arrondissement. Ces avances furent accueillies avec le plus vif empressement, on était flatté de voir se rallier au nouvel ordre de choses un gentilhomme du nom le plus ancien et le plus vénéré de la province. Salvador fit entendre qu'il ne serait pas fâché d'obtenir un emploi en harmonie avec son nom et sa fortune; on lui répondit que le désir qu'il éprouvait de servir l'Etat était trop digne de louange pour qu'on ne s'empressât pas de le satisfaire à la première occasion.
Sur ces entrefaites, l'époque de l'élection des officiers de la garde nationale étant arrivée, monsieur le marquis de Pourrières se mit sur les rangs. Il fut nommé sans opposition commandant du bataillon de son canton. Roman, pour faire plaisir à son ami, avait bien voulu accepter le modeste grade de sergent.
Bientôt on remarqua dans les rangs de la garde nationale de l'arrondissement de Brignoles, la bonne tenue du bataillon commandé par monsieur le marquis de Pourrières, les hommes qui le composaient étaient tous vêtus uniformément, leurs armes étaient en bon état, il savaient même emboîter le pas. Monsieur le marquis avait fait habiller à ses frais les plus nécessiteux, et il avait doté son bataillon d'une musique dont l'harmonie aurait pu paraître satisfaisante à des oreilles plus difficiles que celles des bons habitants du village de Pourrières et des lieux circonvoisins.
Lorsque arriva l'époque des élections, monsieur le marquis qui avait trop de tact pour se mettre lui-même sur les rangs, intrigua tant et si bien qu'il fit nommer d'emblée le candidat du gouvernement.
De semblables services devaient être récompensés, aussi le premier jour de mai, après les élections, il fut nommé chevalier de la Légion d'honneur.
III.—Fortuné et Silvia.
Parmi les nombreux papiers dont s'étaient emparés Salvador et Roman, après l'assassinat du marquis, se trouvait une volumineuse correspondance entre la victime et la dame Moulin de Genève, qui avait été chargée d'élever l'enfant naturel d'Alexis et de Jazatta, toutes les lettres de cette femme portaient seulement pour suscription ces deux initiales A de P., et étaient toutes adressées, poste restante, dans les différentes villes où le marquis avait séjourné.
La lettre la plus récente remontait déjà à un peu plus d'un an lors de la mort de celui à qui elle était adressée, et accusait réception d'une somme de quatre mille deux cents francs qui devaient servir au payement, pendant trois ans, de la pension allouée par son père au jeune Fortuné.
Salvador habitait le château depuis environ deux années et il se disposait à faire un voyage à Lyon, lorsqu'il se rappela qu'il était temps qu'il envoyât une nouvelle somme à Genève.
—Dans quelques années, dit-il à Roman, en pliant la lettre qu'il venait d'écrire et dans laquelle il avait placé trois billets de banque de mille francs, dans quelques années cet adolescent qui est âgé de dix-sept ans sera tout à fait un homme, que ferons-nous alors?
—Nous lui donnerons une petite somme et nous l'enverrons dans une de ces colonies d'où l'on ne revient pas.
—Mais voudra-t-il partir?
—Nous le verrons bien. Au reste nous avons encore trois ans au moins devant nous, et j'ai pour habitude de ne m'occuper d'une affaire qu'au moment de la terminer.
Peu de jours après, Salvador reçut, au lieu de la réponse de la femme Moulin, une lettre du premier magistrat municipal de la ville de Genève, lettre à peu près conçue en ces termes:
«La femme Moulin ayant quitté notre ville depuis déjà plus de trois ans sans laisser d'indication du lieu qu'elle a choisi pour y fixer sa résidence, la lettre que vous lui avez écrite nous a été remise; espérant y trouver des renseignements de nature à nous mettre sur les traces de cette femme qui a trompé plusieurs personnes recommandables de notre ville, nous avons cru devoir la décacheter.
»Nous avons vu avec peine que vous aussi vous aviez été trompé par cette intrigante, et nous regrettons bien sincèrement d'être forcé de vous apprendre des faits qui doivent nécessairement vous causer un grand chagrin.
»La femme Moulin habitait Genève depuis environ cinq ans, lorsque vous fûtes forcé de lui confier votre fils; et les personnes qui vous ont donné sur son compte les plus favorables renseignements étaient de bonne foi: elle jouissait à cette époque de la meilleure réputation.
»Cette malheureuse fit croire à tout le monde que votre fils appartenait à une de ses nièces qui venait de mourir sans laisser de fortune, et qu'elle s'était chargée d'élever cet enfant afin d'éviter qu'il ne fût placé dans un hospice. Cette intrigante qui recevait de vous plus d'argent qu'il n'en fallait pour élever et faire instruire convenablement le jeune Fortuné, gardait, à ce qu'il paraît, pour elle l'argent destiné à l'éducation de votre fils; car elle se contenta de l'envoyer à l'école primaire, de sorte qu'à plus de neuf ans il n'était pas plus instruit que celui d'un ouvrier de notre ville, et puisque d'après la lettre que nous avons sous les yeux, vous paraissez satisfait de ses progrès, il faut croire que les lettres qui vous ont été adressées comme provenant de lui ont été fabriquées dans le seul but de vous tromper.
»Le jeune Fortuné était doux, complaisant; il paraissait doué d'une certaine intelligence, aussi était-il très-aimé de tous les voisins de sa prétendue tante, et l'on regrettait généralement que la fortune de madame Moulin ne lui permît pas de faire donner à son neveu une éducation plus complète que celle qu'il recevait.
»Votre fils venait d'atteindre sa quinzième année, lorsqu'un jour la femme Moulin le chargea d'aller à Versoix, village situé à deux lieues de Genève, remettre au sieur G. Piachaut, entrepreneur de roulage, une lettre dont il devait rapporter la réponse. Lorsqu'il arriva, M. G. Piachaut était absent; il fut donc forcé d'attendre, de sorte qu'il ne fut de retour à Genève que vers sept heures du soir. La porte de la maison habitée par la femme Moulin était fermée, il attendit jusqu'à neuf heures celle qu'il nommait sa tante, elle ne revint pas; enfin il s'en alla tout en larmes trouver le père Humbert, brave homme qui occupait depuis plus de vingt-cinq ans la place de commissionnaire à l'hôtel de l'Ecu de Genève. Cet homme lui apprit que sa tante était venue le chercher afin de lui faire porter ses malles chez Vissel, entrepreneur de voitures, et qu'elle était partie pour Paris.—Comme je m'étonnais de ne pas te voir avec elle, continua le père Humbert, en s'adressant à Fortuné, elle me dit que tu devais l'attendre hors de la ville avec un de tes parents.—Les pleurs de Fortuné redoublèrent lorsqu'il eut entendu le père Humbert. Le bonhomme, touché de ses larmes, l'accompagna à la demeure de la femme Moulin, espérant qu'il pourrait y recueillir quelques renseignements utiles. Les voisins lui apprirent que la femme Moulin avait vendu tous ses meubles quelques heures seulement avant celle de son départ, qu'elle n'avait du reste annoncé à personne. Il devenait donc évident que c'était de son plein gré qu'elle avait abandonné son neveu, que la commission dont elle l'avait chargé n'était qu'un prétexte pour se débarrasser de lui, et que le pauvre enfant ne devait plus compter sur elle.
»Nous n'essayerons pas de vous dépeindre la douleur de ce malheureux enfant qui venait de perdre son unique parente, et qui se trouvait, tout à coup et à un âge aussi tendre, sans asile et sans pain. Le père Humbert eut pitié de lui. Ecoute, lui dit-il, reste avec moi, il y a de l'ouvrage et du pain pour deux, à l'hôtel de l'Ecu de Genève; tu seras logé, nourri et habillé comme moi, et quand je serai trop vieux pour travailler, tu me succéderas. Fortuné accepta avec empressement et reconnaissance l'offre qui lui était faite, et, dès le lendemain, le pauvre jeune homme était en fonctions.
»Le père Humbert, pour obliger son jeune protégé, fit toutes les démarches possibles pour arriver à découvrir la retraite de la femme Moulin; mais elles demeurèrent sans résultats satisfaisants; on sut, seulement, que cette femme était d'origine française et qu'elle avait quitté notre ville, probablement, pour se soustraire aux poursuites qu'allaient exercer contre elle plusieurs négociants auxquels elle avait escroqué des sommes assez considérables.
»Votre fils, monsieur le marquis, dut se résigner; il était laborieux, attentif; il secondait, autant que ses forces le lui permettaient, le généreux vieillard qui l'avait accueilli et qui lui témoignait beaucoup d'intérêt.
»Une année se passa ainsi, et Fortuné, qui se faisait toujours remarquer par sa bonne conduite, avait déjà mis quelques centaines de francs en réserve, et sa petite garde-robe était assez bien montée. Enfin, il était à peu près heureux, et aujourd'hui il aurait trouvé son père, si un événement, que nous vous rapporterons sans l'accompagner de commentaires, n'était pas venu tout à coup le précipiter dans un abîme sans fond et jeter l'épouvante dans notre cité, ordinairement si paisible.
»Fortuné, arrivait toujours le premier à l'hôtel de l'Ecu de Genève, le père Humbert ne se rendait à son poste que plus tard. Le 20 mai de l'année dernière, jour de la naissance de son père adoptif, Fortuné, après lui avoir fait agréer ses hommages à cette occasion, sortit à l'heure ordinaire.
»A dix heures et demie, Humbert, qui devait venir le prendre pour l'emmener déjeuner à Carouges, n'était pas encore arrivé.
»A onze heures, le jeune homme, impatient d'attendre, envoya un de ses camarades chez le vieillard, afin de l'inviter à se presser.
»Quelques minutes après, le messager revenait, pâle et hors de lui, annoncer aux habitants de l'hôtel de l'Ecu, que le père Humbert venait d'être assassiné.
»Fortuné ne voulut pas d'abord croire à un aussi effroyable malheur; mais lorsqu'il ne lui fut plus permis de douter, il tomba dans un abattement voisin de la folie; la justice informa sur-le-champ et Fortuné, amené sur le théâtre du crime, ne put supporter la vue du cadavre; il s'évanouit et demeura longtemps privé de l'usage de ses sens.
»On savait que deux jours auparavant, le père Humbert avait retiré de chez M. Lombard Odier, banquier, une somme de dix-sept mille cinq cents francs, qu'il devait remettre à M. Fazy Pasteur, président du tribunal de commerce et propriétaire d'une petite ferme qu'il venait d'acquérir.
»Cette somme avait été enlevée d'un mauvais meuble dans lequel elle avait été déposée. Ce meuble cependant était beaucoup moins remarquable que plusieurs autres qui garnissaient l'appartement et qui avaient été respectés. Cette circonstance dut faire croire que l'assassin connaissait parfaitement les lieux, et les habitudes de la victime. Les voisins entendus déclarèrent tous qu'aucune personne étrangère n'était sortie de la maison.
»On retrouva l'instrument qui avait servi à commettre le crime. C'était un couteau qui fut reconnu pour appartenir à Fortuné. On trouva encore, dans le modeste logement, une paire de gros souliers à l'usage de ce dernier. Ces objets étaient couverts de sang. Les semelles des souliers en étaient imprégnées et elles avaient laissé des empreintes très-visibles sur la mare de sang coagulé qui entourait le cadavre. Toutes ces circonstances firent planer sur Fortuné les plus graves soupçons. Tout semblait se réunir pour accuser ce jeune homme. Il fut arrêté et mis en secret le plus absolu.
»Une maladie très-grave dont il fut subitement attaqué et qui dura trois mois, retarda l'instruction de son affaire; mais grâce au soins qui lui furent prodigués par notre estimable M. Prunier, médecin en chef des hôpitaux de cette ville, il recouvra la santé.
»Il possédait toute sa raison, qu'il avait été sur le point de perdre à la suite de la maladie à laquelle il venait d'échapper, lorsque l'instruction de son affaire fut reprise.
»Il fut interrogé avec la plus grande sévérité. On lui représenta le couteau et les souliers. On lui fit observer qu'il était au moins extraordinaire que ce couteau, qu'il portait habituellement attaché à sa veste par une lanière en cuir de Hongrie, eût servi à la perpétration du crime. Sa réponse, à toutes les questions qui lui furent adressées, fut constamment la même. «Tout semble, disait-il, prouver que je suis coupable; cependant, je suis innocent; et plus affligé que qui que ce soit, de la mort de celui qui me servait de père.
»Fortuné, après une longue détention préventive, fut traduit devant le tribunal criminel extraordinaire; il aurait infailliblement été condamné, si l'avocat chargé d'office de présenter sa défense, n'eût pas invoqué en sa faveur un alibi qui fut prouvé jusqu'à l'évidence. Il fut donc acquitté; mais à sa sortie de prison, il se trouva sans pain, sans asile, et presque nu; et malheureusement par suite du sentiment de répulsion qu'inspirent aux personnes honnêtes tous ceux qui à tort ou à raison ont eu quelque démêlé avec la justice, toutes les portes se fermèrent devant lui. Il prit alors le parti de quitter notre ville, et depuis lors, nous n'en avons plus entendu parler.
»Nous sommes d'autant plus fâché, M. le marquis, de ce qui est arrivé à votre infortuné fils, que depuis son départ, nous avons acquis la preuve convaincante de son innocence, puisque nous tenons sous les verroux de la prison de notre ville, le véritable auteur de l'assassinat commis sur la personne du bon père Humbert.»
—Eh bien! dit Roman, lorsque Salvador eût achevé la lecture de la lettre qu'il venait de recevoir, un seul individu dans le monde pouvait nous demander compte de la fortune que nous avons acquise, et le ciel, ou plutôt le diable nous en débarrasse; nous sommes vraiment des coquins bien heureux.
—Dis-moi, Roman, te souviens-tu de l'histoire de ce roi de l'Asie Mineure, nommé, je crois, Crésus?
—Sais-tu, ce qu'un plaisant du parterre cria à une jeune actrice qui venait de manquer de mémoire au moment où son interlocuteur lui adressait cette question:
—Vraiment! non.
—Eh bien, voici ce que répondit ce plaisant, et sa réponse pourra me servir:
Et qu'est-il arrivé à ce Crésus?
—«Ce monarque avait été constamment heureux dans toutes ses entreprises; il se promenait un jour sur le bord de la mer, accompagné de ses courtisans, qui disaient tous, que leur souverain était le mortel le plus chéri des dieux, et que jamais la fortune ne se lasserait de l'accabler de ses dons. Crésus tira de son doigt une bague magnifique et la jeta à la mer.—Si je retrouve cette bague, dit-il, je croirai tout ce que vous venez de me dire.
»A quelques jours de là, on servit, sur la table du roi Crésus, un admirable esturgeon, et dans le ventre de ce poisson, il retrouva sa bague.—Vous ne vous trompiez pas, dit-il alors à ses courtisans; je suis véritablement le plus heureux des mortels. Un sage, qui par hasard, se trouvait parmi les convives, lui fit observer que l'on n'était jamais aussi prêt de tomber dans l'abîme, que lorsque l'on était arrivé au comble de la prospérité, tout le monde se moqua de ce sage.»
—Et tout le monde eut raison; pourquoi cet oiseau de mauvais augure, venait-il mêler ses croassements, aux joyeux propos qui, sans doute, assaisonnaient le banquet.
—Tout le monde eut tort, mon cher Roman; car voici ce qui arriva:
«—Quelque temps après, le grand Cyrus vint attaquer les Etats du roi Crésus; celui-ci essaya vainement de résister au vainqueur; il perdit toutes les batailles qu'il livra. Enfin, il tomba entre les mains de son ennemi, qui après l'avoir abreuvé d'outrages, le fit écorcher vif.»
—Et quelle est la moralité de cette histoire, ou plutôt de cette fable?
—C'est qu'il ne faut pas trop compter sur notre destinée, et que le plus petit événement peut survenir et renverser tout à coup l'échafaudage sur lequel nous sommes montés.
—Vous êtes fou, monsieur le marquis; notre édifice est trop solide pour tomber au premier souffle de l'orage; et s'il plaît au diable, nous mourrons dans notre lit, et marquis de Pourrières.
—Je le souhaite et je l'espère; mais pouvons-nous savoir ce que l'avenir nous réserve.
La conversation finit là.
Peu de jours après, Salvador quitta le château, où il laissa Roman, pour aller à Lyon, opérer le recouvrement de quelques sommes importantes, dues à la succession du vieux marquis de Pourrières, et déposées en l'étude de maître Coste, notaire. Les démarches qu'il fut forcé de faire, le mirent en relations avec les personnes qui composaient, à cette époque, la société la plus distinguée de la ville.
A la suite d'un dîner, auquel il avait été invité, quelques jeunes gens, qu'il voyait assez habituellement, lui firent la proposition de les accompagner au grand théâtre. Salvador, après s'être fait un peu prier, pour satisfaire aux exigences du bon ton, se détermina à les suivre. Ces messieurs, en entrant dans leur loge, firent assez de bruit pour troubler le spectacle; et grâce au sans-gêne de leurs manières et à l'excentricité de leur toilette, ils étaient devenus après quelques minutes le point de mire toutes les lorgnettes. Les lions de la province imitent, hélas! tous les travers des lions parisiens.
Ces messieurs étaient tous armés d'un de ces télescopes, auxquels on a conservé le nom de lorgnettes. Après avoir mis en état ces formidables instruments, ils examinèrent à leur tour, et lorsqu'ils rencontraient une physionomie originale, ou un joli minois derrière leur objectif, des observations pleines de malignité, ou des exclamations admiratives, partaient de leur loge avec la rapidité des fusées d'un feu d'artifice, et souvent elles allaient frapper les oreilles de ceux qu'elles intéressaient.
Salvador, depuis quelques minutes, ne pouvait détacher ses yeux d'une femme qui venait d'entrer dans une loge, située en face de celle qu'il occupait avec ses amis, et dont la brillante toilette et la merveilleuse beauté attiraient tous les regards.
L'attention soutenue de Salvador, parut à la fin blesser cette femme, qui à son tour, regarda notre héros avec tant d'assurance et de fixité, qu'elle lui fit presque baisser les yeux.
—Tron de l'air, dit-il à un de ses amis en lui désignant l'objet de son admiration; cette femme est au moins aussi effrontée qu'elle est belle; quel regard, il est aussi acéré que la pointe d'un poignard malais.
—Ah! vous avez remarqué cette belle personne; lui dit le jeune homme auquel il s'était adressé; elle est très-désirable, n'est-ce pas.
—Certes, répondit Salvador, et si je n'avais pas la crainte de vous rencontrer tous sur mon chemin, je tâcherais de conquérir ses bonnes grâces.
—Si ce n'est que la crainte d'avoir l'un de nous pour rival, vous pouvez, sans crainte, tenter l'aventure; mais je crois que vous ne réussirez pas.
—Vous m'étonnez; cette femme est-elle donc douée d'une vertu à toute épreuve?
—Vous êtes quelque peu présomptueux, monsieur le marquis; n'accordez-vous qu'aux Lucrèces le pouvoir de vous résister?
—Oh! vous ne m'avez pas compris, mais répondez-moi sérieusement, je vous en prie, cette femme est-elle si vertueuse que ce soit faire une folie que d'essayer de s'en faire aimer?
—Avez-vous lu, monsieur le marquis, un excellent roman du plus fécond de nos romanciers: la Peau de chagrin?
—Sans doute.
—Vous vous rappelez alors une certaine comtesse Fœdora?
—Quel rapport...?
—Eh bien! si cette femme était un peu plus âgée, nous croirions tous qu'elle servait de modèle à M. de Balzac lorsqu'il traçait le portrait de la comtesse Fœdora.
—Ainsi, selon vous, cette femme est?...
—Une femme sans cœur, cher marquis, et nous sommes trop de vos amis pour ne pas chercher à vous détourner du défilé dans lequel vous paraissez vouloir vous engager.
—Merci de vos bons avis, messieurs, mais, en vérité, il est bien difficile de les suivre lorsque l'on a devant les yeux une créature aussi séduisante que celle-ci.
—Il faudrait avoir la puissance du dieu qui anima la Galathée du sculpteur Pygmalion si l'on devait devenir amoureux de toutes les belles statues que l'on peut rencontrer sur son chemin.
—Si j'étais un palatin moins aventureux, je quitterais la lice avant d'avoir combattu, car vos discours ne sont pas de nature à m'encourager; mais ne me direz-vous pas le nom de cette femme et ce qui vous autorise à parler d'elle en des termes si défavorables?
—Nous vous apprendrons volontiers tout ce que vous désirez savoir.
—Je vous écoute.
—Madame la marquise de Roselly n'a pas probablement l'intention de se fixer dans notre ville, car elle n'a pas monté sa maison et se contente depuis qu'elle est ici du plus bel appartement de l'hôtel des Ambassadeurs: cependant ses équipages, qu'elle a fait venir de Paris, excitent à la fois l'admiration et l'envie de toutes nos merveilleuses.
Le caractère assez extraordinaire, les habitudes originales de cette marquise (elle fume, fait des armes comme le meilleur élève de Mathieu Coulon, et est aussi bonne écuyère que Baucher) auraient suffi pour que toutes les portes se fermassent devant elle, si la renommée aux cent voix n'avait pas pris le soin de nous apprendre son histoire.
La marquise de Roselly venait on ne sait d'où lorsqu'elle débuta au grand théâtre de Marseille sous le nom de Silvia.
—Silvia! s'écria Salvador en interrompant le narrateur; Silvia!
—Vous connaissez la marquise de Roselly?
—Pas précisément, mais j'ai beaucoup entendu parler de la cantatrice Silvia.—C'est singulier, se disait Salvador qui se rappelait ce que lui avait raconté Servigny pendant son séjour au bagne de Toulon, et ce qu'il avait entendu au dîner donné à Paris par le marquis Alexis de Pourrières.
—Continuez, je vous en prie, dit-il après quelques instants de silence.
—«Je vous disais donc, continua le narrateur, que Silvia venait on ne sait d'où lorsqu'elle débuta au grand théâtre de Marseille. Comme elle est douée d'un talent incontestable et d'une beauté que vous êtes à même de juger, elle obtint les plus brillants succès, et bientôt elle compta autant d'adorateurs qu'il y avait à Marseille de jeunes gens riches et bien tournés. Après une liaison avec un jeune homme de Paris dont le nom m'échappe, liaison dont les suites furent fatales à ce malheureux, qui paya de sa liberté et de son honneur le bonheur bien fugitif d'avoir serré une femme jolie entre ses bras, elle fit la connaissance du marquis de Roselly, noble seigneur vénitien; cet Italien, à ce qu'il paraît, n'avait point de cervelle, car trois mois ne s'étaient pas écoulés qu'au grand étonnement de tous les oisifs de Marseille, Silvia, après avoir payé un énorme dédit à son directeur, quitta le théâtre et annonça à tout le monde qu'elle allait épouser son adorateur.
»On crut d'abord que les espérances de la jeune actrice ne se réaliseraient pas; on ne pouvait croire qu'un aussi noble gentilhomme que le marquis de Roselly se déterminerait à épouser une fille de théâtre dont la réputation était plus qu'équivoque, cependant au jour indiqué, le mariage fut célébré avec beaucoup de pompe.
»Silvia, devenue marquise, ne changea ni de caractère, ni de conduite, et son mari s'étant noyé à la suite d'une promenade sur l'eau, elle ne parut pas trop affligée de la perte qu'elle venait de faire, et après un voyage qu'elle fit en Italie pour recueillir ce qui lui revenait des biens du marquis de Roselly, elle reparut à Marseille, et, sans attendre que l'année de son deuil fût expirée, elle remonta sur les planches du grand théâtre; une insensibilité si ouvertement affichée révolta tout le monde, et au lieu des bravos et des transports d'admiration qui avaient accueilli ses débuts, elle ne récolta cette fois que des huées et des sifflets. Les quelques amis qui lui restaient, une femme jolie, quels que soient ses vices, en a toujours quelques-uns, affirmèrent, que la succession de son mari étant composée en grande partie de biens domaniaux qui, suivant les lois qui régissent le royaume Lombard-Vénitien, retournant à l'Etat à défaut d'héritier du sang, c'était la nécessité qui la forçait à suivre de nouveau la carrière dramatique, mais ce fut en vain, elle fut forcée de quitter Marseille. Ce fut alors qu'elle vint ici.
—Mais si vraiment elle n'a pas de fortune, dit Salvador à celui de ses nouveaux amis qui venait de lui apprendre ce qui précède, quels moyens emploie-t-elle pour suffire à l'entretien du luxe dont elle s'environne?
—Vous me demandez là, cher marquis, la solution d'un problème bien facile à résoudre: une femme ne trouve-t-elle pas tous les jours des ressources nouvelles?
—Ainsi, vous croyez?...
—Je crois que la belle marquise de Roselly serait à l'heure qu'il est, toute disposée à vous vendre très-cher ce que vous pouvez vous procurer à beaucoup meilleur compte, en vous adressant ailleurs.
—Oh! vous êtes véritablement trop méchant.
—Je suis de l'avis du philosophe de Genève; vous savez ce qu'il a dit de la courtisane du roi?...
—Assez, assez, ménagez un peu plus, cette pauvre marquise.
Silvia, on plutôt la marquise de Roselly, paraissait avoir deviné que Salvador et les jeunes merveilleux placés près de lui s'occupaient d'elle, car elle n'avait pas cessé de regarder la loge dans laquelle ils se trouvaient, en balançant nonchalamment le bouquet de violettes de Parme et de camélias qu'elle tenait à la main.
Après la seconde pièce elle sortit, non sans avoir jeté sur Salvador un de ces regards qui enveloppent de la tête aux pieds celui auquel ils sont adressés.
Salvador, pendant les quelques jours qui suivirent cette soirée, pensa plus d'une fois à Silvia; il n'était pas encore positivement amoureux de cette femme, dont la beauté avait impressionné vivement ses sens, mais il se sentait entraîné vers elle par un sentiment inexplicable et une curiosité irrésistible.
Salvador, comme tous les gens qui ont à se reprocher quelque grand crime, était excessivement superstitieux[227]. Il se figura que ce n'était pas le hasard qui avait amené devant lui cette femme dont plusieurs fois déjà il avait entendu prononcer le nom, et qu'il existait entre sa destinée et la sienne une mystérieuse relation.—Réussir à fixer cette femme qui ne s'est encore attachée à personne, et qui se débarrasse d'une manière si expéditive des gens qui lui déplaisent, se dit-il un jour, est une entreprise beaucoup plus difficile que de conquérir lorsque l'on ne recule pas devant l'emploi de certains moyens, un nom et une fortune! Eh bien! je tenterai l'aventure, et, si je réussis, ce sera un certain signe qu'aucun événement fâcheux ne doit plus m'arriver. Cette idée, accueillie d'abord comme une folie, germa cependant dans l'esprit de Salvador, qu'elle domina bientôt.
Salvador se présenta plusieurs fois à l'hôtel des Ambassadeurs sans pouvoir obtenir la faveur d'être admis auprès de Silvia; et, ainsi que cela arrive toujours, les obstacles qu'il rencontrait sur son chemin ne firent qu'ajouter de nouvelles forces au désir qu'il éprouvait.
Un valet de place assez intelligent était attaché depuis plusieurs années à l'hôtel des Ambassadeurs. Cet homme, que Salvador payait très-généreusement, lui avait appris que la marquise de Roselly se rendait presque tous les soirs sur la place Bellecourt, où la musique d'un régiment de ligne, alors en garnison dans la ville, attirait l'élite de la société lyonnaise.
Salvador alla donc un soir augmenter la foule, déjà si nombreuse, des adorateurs que la belle Silvia traînait partout après elle, et ce ne fut pas sans peine qu'il parvint à conquérir un siége à ses côtés. Silvia, qui connaissait déjà son nom, et qui savait qu'il occupait dans le monde une assez belle position, voulut bien se départir en sa faveur des rigueurs dont assez ordinairement elle accablait ceux qui portaient ses chaînes.
—Je crois, lui dit Salvador, après les préliminaires obligés de toute conversation que l'un des deux interlocuteurs veut amener sur un terrain plus intéressant que celui sur lequel elle s'agite, que j'ai eu le plaisir, il y a quelques jours déjà, de vous rencontrer au grand théâtre.
—C'est vrai, lui répondit Silvia, et vraiment, je dois vous le dire, vous n'auriez pas, je le crois, examiné avec plus d'attention un cheval de luxe que vous auriez en l'envie d'acheter.
—Ah! madame, vous punissez bien sévèrement une faute que tout le monde aurait commise à ma place. Lorsqu'une fois les yeux se sont fixés sur vous, croyez-vous qu'il soit possible qu'ils se détournent?
—Ecoutez, monsieur le marquis, dit Silvia après quelques instants de silence, si je suis sincère, me promettez-vous de répondre avec franchise aux quelques questions que je vais vous adresser?
—Oui, répondit Salvador.
Silvia jeta sur lui un regard qui semblait interroger les plus secrètes pensées de son âme.
—M'aimez-vous? dit-elle.
Salvador était venu sur le terrain avec le dessein d'attaquer, et c'était l'ennemi qui lui présentait la bataille. Cette interversion des rôles, qu'il n'avait pas prévue, le dérouta siége; aussi il hésita quelques instants avant de se déterminer à répondre.
—Eh! bien, reprit Silvia, m'aimez-vous?
—Je le crois, répondit Salvador.
—Je ne serai pas moins franche que vous, je n'ai encore aimé personne, pas même mon mari, ajouta-t-elle en souriant, et j'ai cru jusqu'à ce jour que ce serait toujours ainsi: il paraît que je me suis trompée.
—Ah! madame, est-ce un aveu et dois-je l'interpréter en ma faveur?
—Vous faites beaucoup trop de chemin en peu de temps, monsieur le marquis, je ne veux pas dire que je vous aime, mais seulement qu'il est possible que je finisse par vous aimer; mais si vous voulez me croire, nous en resterons là.
—Ah! madame, ce que vous me demandez est impossible.
—Je ne sais si je me trompe, monsieur le marquis, mais quelque chose me dit que d'une liaison entre vous et moi il ne doit rien résulter de bon.
—Croyez, madame, que si mes espérances se réalisent, de mon côté du moins, vos prévisions seront trompées.
La conversation continua quelques instants encore sur ce ton, et Salvador ne quitta la belle marquise de Roselly qu'après avoir obtenu la permission d'aller chez elle lui présenter ses hommages.
L'amour, ce sentiment si pur, par lequel deux âmes se fondent en une seule, peut-il donc être éprouvé par des créatures aussi perverses que celles qui nous occupent en ce moment; et le sentiment qui les engage à se rapprocher l'une de l'autre, est-il bien le même que celui dont nous avons tous plus ou moins ressenti les atteintes; hélas! oui, les tigres aussi bien que les colombes recherchent les individus de leur espèce, lorsqu'arrive la saison des amours.
L'amour, lorsqu'il a lié l'un à l'autre deux individus dont la vie a été une suite continuelle de débordements et de crimes, est peut-être plus violent, plus constant, plus capable de dévouement que celui qui a pris naissance dans le cœur d'un individu de trempe ordinaire; cette vérité une fois admise, les événements qui doivent être le résultat de la rencontre de Salvador et de Silvia, ne seront plus que les effets naturels d'une cause prévue.
Il nous eût été facile, pour justifier ceux des événements de ce livre qui peuvent au premier aspect paraître extraordinaire, de rapporter une foule de faits empruntés à la vie réelle; nous n'avons usé de cette faculté qu'avec une extrême réserve, car nous savions que ce n'est pas sans courir le risque d'ennuyer ses lecteurs, qu'un auteur étale les trésors de son érudition; cependant le nouvel aspect sous lequel nous sommes forcé de présenter Salvador et la fille de la mère Sans-Refus, nous engage à rappeler au souvenir de nos lecteurs, quelques faits récents qui se rattachent à un célèbre criminel.
Les malfaiteurs, quelle que soit la catégorie à laquelle ils appartiennent, voleurs ou assassins de profession (il existe des assassins de profession et nous aurons occasion de peindre quelques-unes de ces hideuses individualités), sont comme tous les autres hommes, plus peut-être que tous les autres hommes, dominés par l'amour-propre; mais comme ils ne peuvent se glorifier des vertus qu'ils ne possèdent pas, ils se glorifient de leurs crimes: ainsi que nous l'avons déjà dit, ils méprisent ceux d'entre eux qui ne volent que des bagatelles ou qui, après avoir volé, manifestent l'intention de se repentir; la publicité que les journaux donnent à leurs méfaits les flatte au lieu de les chagriner, et bien souvent ils arrivent au bagne ou dans la prison ayant dans leur poche le numéro de la feuille dans laquelle se trouve le compte-rendu des débats qui ont amené leur condamnation. Aussi, depuis que les journaux judiciaires élèvent un piédestal à chaque grand criminel, et que les dames du meilleur monde assistent parées comme pour le bal aux audiences de la cour d'assises, lorsque l'acte d'accusation promet des détails sanglants ou érotiques, tous ceux que l'on amène sur le banc des accusés, cherchent à prendre une attitude dramatique et pour eux, l'instant du triomphe est celui où l'auditoire paraît glacé d'épouvante.
Poulmann est peut-être de tous les assassins qui depuis quelques années ont comparu devant la cour d'assises de la Seine, celui qui a affiché le plus révoltant cynisme et la plus effroyable immoralité: Eh bien! cet homme qui énumérait avec une certaine complaisance toutes les phases de son crime, qui décrivait sans sourciller l'horrible agonie de sa victime, se rattachait cependant à l'humanité par l'affection qu'il portait à la femme Simonnet, surnommée Louise aux yeux de chat, qui, de son côté était folle de lui. Ces deux individus, pendant leur détention à la Conciergerie, se donnaient à chaque instant les preuves d'un attachement sans bornes. Poulmann, auquel Louise avait donné toute sa chevelure, la contemplait avec ravissement, à tous les instants du jour, et la portait constamment sur son cœur; il adressait à sa maîtresse des lettres dans lesquelles il lui peignait son amour en traits de feu, et lorsqu'il la rencontrait à l'avant-greffe, il la serrait entre ses bras avec une force extraordinaire. Louise aux yeux de chat, de son côté, avait renfermé dans on petit sachet qu'elle portait sur sa poitrine toutes les lettres qu'elle avait reçues de Poulmann. Elle les lisait dix fois par jour, et souvent l'auteur de ce livre lui entendit adresser à ses compagnes de captivité, ces singulières paroles: «Que je suis malheureuse: mon mari était un homme de mauvaises mœurs, qui me rendit la vie insupportable et me battait sans cesse; je le quitte, j'ai la chance de tomber entre les mains d'un honnête homme qui me rend le bonheur et la tranquillité, et il faut que l'on vienne l'arrêter: quelle fatalité!»
Ce qui précède a surabondamment prouvé, que les femmes les plus criminelles sont, aussi bien que les personnes les plus vertueuses, susceptibles d'attachement. Aussi nos lecteurs ne seront pas étonnés lorsque nous dirons que, moins d'un mois après s'être rencontrés pour la première fois, Salvador et Silvia éprouvaient l'un pour l'autre un amour (doit-il être permis de conserver ce nom à un sentiment éprouvé par des individus de semblable nature?) aussi violent que celui qui unissait Poulmann à la femme Simonnet.
Nous devons, avant d'aller plus loin, donner à ceux de nos lecteurs qui ont bien voulu nous suivre jusqu'ici quelques explications qu'ils voudront bien, nous l'espérons, accueillir avec indulgence.
Ce n'est point seulement pour satisfaire la vaine curiosité des gens du monde et des oisifs que nous nous sommes déterminé à écrire ce livre. Bien que nous ne soyons pas très-expert en matière littéraire, nous savons cependant qu'il ne suffit pas de grouper un certain nombre de personnages plus ou moins excentriques autour d'une donnée plus ou moins originale, et de saupoudrer le tout de quelques tableaux de mœurs plus ou moins exacts, pour avoir fait un livre utile; nous savons aussi que les livres utiles sont les seuls qui soient destinés à fournir une longue carrière.
Nous avons voulu faire un livre utile.
Nos forces ne sont peut-être pas en harmonie avec la tâche que nous nous sommes imposée; mais à défaut d'autre mérite, il nous restera celui de l'intention, mérite dont bien certainement les lecteurs de bonne foi voudront bien nous tenir compte.
On va peut-être nous demander pourquoi, de toutes les formes littéraires, nous avons adopté la plus frivole, celle du roman. A cette question nous ferons une réponse bien ingénue.
Nous avons voulu être lu.
Le public liseur (que l'on nous pardonne cette comparaison), ressemble un peu à ces enfants qui ne se déterminent à boire la potion qui doit leur sauver la vie que lorsque les bords du vase qui contient ont été préalablement enduits de miel... Cherchez d'abord les moyens de l'intéresser ou de l'amuser, vous pourrez ensuite l'instruire et le moraliser tout à votre aise.
Prouver que les fautes les plus légères ont presque toujours des suites déplorables; qu'il n'y a point de crime, quelque bien combiné qu'il soit, quelque épais que soient les voiles dont il s'enveloppe, qui échappe à la punition qui est due. Que souvent les crimes sont punis l'un par l'autre. Que les conséquences de toutes les liaisons qui ne sont pas fondées sur la vertu sont toujours déplorables. Qu'il n'est pas de chute dont on ne puisse se relever lorsque l'on a du courage. Qu'il est toujours possible de faire le bien lorsque l'on a de la bonne volonté. Telles sont les vérités morales que ce livre est destiné à mettre en relief. Nous croyons qu'elles résulteront suffisamment des faits qui doivent amener le dénoûment de notre ouvrage; aussi serons-nous aussi sobre que possible de réflexions.
Jusqu'à ce moment les personnages que nous avons mis en scène, Salvador, Céleste, Comtois et sa mère, Roman et tous les autres, à l'exception de la comtesse de Neuville, de son amie et de Servigny, qui ne sont restés qu'un instant sous les yeux du lecteur, sont des êtres essentiellement vicieux. Mais que l'on se rassure, nous aurons aussi quelques nobles caractères à peindre, et plus d'une belle action à raconter.
On a beaucoup écrit sur les mœurs des malfaiteurs, et ces mœurs cependant n'ont pas encore été décrites avec fidélité. La plupart des écrivains qui se sont occupés de cette matière ont voulu, avant tout, dramatiser leur sujet; aussi, les uns ont chargé leurs palettes de couleurs ou trop sombres ou trop riantes; les autres, dominés par leurs idées politiques, ont cherché à expliquer, par l'organisation de la société, tous les vices de la classe qu'ils ont voulu peindre; d'autres ne les ont vus que du haut de leur position officielle, et ne les ont observés que sous l'influence des préventions que la nature même de leurs fonctions devait nécessairement leur inspirer.
On viendra peut-être nous dire que des philanthropes ont visité dans leurs plus petits détails les lieux de détention, et qu'ils n'ont pris la plume qu'après avoir tout examiné consciencieusement; l'auteur de ce livre veut croire tout le bien possible de ces messieurs, quoique de nos jours on ait fait de la philanthropie un métier auquel on gagne de bonnes rentes et de beaux biens au soleil; mais en admettant que ces philanthropes se soient acquittés de leur mission avec toute la conscience possible, toujours est-il qu'ils n'ont jamais vu qu'en toilette les bagnes et les maisons centrales. Au jour de la visite, annoncée longtemps à l'avance, la soupe était presque passable, les gardiens étaient à peu près polis, et tous les prisonniers désireux d'obtenir, soit leur grâce, soit une commutation de peine, des agneaux purs et sans tache, et puis ce n'est pas tout, il existe toujours chez la plupart des condamnés une sorte de crainte mêlée d'espérance, et un respect humain qui les empêche de se montrer tels qu'ils sont devant ceux auxquels est dévolue une certaine autorité, ou qui ne sont pas descendus à leur niveau; ce n'est que lorsqu'ils sont seuls entre eux, qu'ils peuvent être jugés comme ils le méritent, et dût-on trouver mon opinion plus que hasardée, je soutiens que s'il s'agissait de faire un livre dans lequel fussent décrits avec détails et exactitude le caractère et les mœurs des malfaiteurs, ce livre devrait être fait par l'un d'eux.
Par le fait de circonstances qu'il est inutile de rappeler ici, puisque des publications précédentes les ont fait suffisamment connaître, l'auteur de cet ouvrage se trouve placé dans les circonstances les plus favorables à l'exécution du travail qu'il s'est imposé; aussi, pour écrire les peintures de mœurs qui se trouvent dans son livre, il lui a suffi de rappeler ses souvenirs, et il peut dire qu'à défaut d'autre mérite, elles auront du moins celui de l'exactitude.
Il fallait pour être exact, conserver aux individus que nous avons mis en scène, le langage qu'ils parlent habituellement, aussi on trouve dans ce qui précède, et on trouvera dans ce qui va suivre, une grande quantité de mots d'argot, on nous fera peut-être observer qu'il était au moins inutile d'initier les gens du monde à la connaissance du jargon des voleurs et des assassins. Nous comprendrions jusqu'à un certain point cette observation, si nous étions les premiers à faire ce que nous avons fait; mais comme depuis déjà longtemps nous avons été devancé dans la carrière, le seul soin dont à ce sujet nous ayons dû nous inquiéter, a été celui de veiller à ce que notre plume restât constamment chaste. C'est ce que nous avons fait.
Nous devions à nos lecteurs les quelques explications qui précèdent, dont il voudra bien, nous l'espérons, excuser la longueur.
Après quelques mois de séjour à Lyon, Silvia et Salvador se disposèrent à partir pour le château de Pourrières, que ce dernier voulait faire visiter à sa maîtresse avant de se mettre en route pour Paris, où il avait l'intention de se fixer.
Les premiers temps de leur liaison n'avaient pas été exempts d'orages, Salvador que la sensualité seule avait d'abord attiré près de Silvia, avait primitivement tenté de rompre les nœuds qui l'attachaient à cette femme; Silvia, de son côté, avait cherché par tous les moyens possibles à faire de son amant ce que jusqu'à ce moment elle avait fait de tous les hommes qu'elle avait rencontrés, un hochet, une sorte de mannequin toujours prêt à accepter tous ses caprices, à se courber devant toutes ses volontés. Ils n'avaient ni l'un ni l'autre réussi dans leur entreprise; un sourire, quelques douces paroles, quelques regards plus tendres que de coutume ramenaient Salvador aux pieds de Silvia, lorsqu'il venait de manifester l'intention de briser ses chaînes; mais lorsqu'elle voulait lui faire trop sentir le joug qu'il portait, l'amant si tendre, si soumis quelques minutes auparavant, changeait totalement d'aspect, et les éclats de sa colère épouvantaient Silvia, toute résolue qu'elle était.
—Ecoutez, lui dit un jour Salvador après une scène plus violente que toutes celles qui l'avaient précédée, voulez-vous que nous restions ensemble?
Silvia eût été désolée si son amant lui eût manifesté le désir de rompre avec elle, mais les mauvais instincts qui la dominaient à son insu lui empêchèrent la réponse qu'elle avait dans le cœur de venir se placer sur ses lèvres; elle répondit le contraire de ce qu'elle pensait.
—Non, dit-elle.
—Vous êtes bien déterminée?
Silvia hésita quelques instants avant de répondre, mais elle ne put se résoudre à démentir son caractère.
—Oui, ajouta-t-elle.
Salvador était sur le point de remporter une victoire complète, mais il ne put se contenir plus longtemps.
—Ah! vous voulez me quitter, je devais m'attendre à cela de votre part, mais n'y comptez pas.
Silvia venait de reconquérir d'un seul coup les avantages qu'elle avait perdus dans les luttes précédentes.
—Je vous trouve plaisant, dit-elle, et vous affichez de singulières prétentions; parce que probablement je n'ai pas cessé de vous plaire, vous voulez me garder auprès de vous, malgré moi; cela ne sera pas, monsieur le marquis de Pourrières.
—Cela sera, madame la marquise de Roselly.
—Je suis curieuse de connaître le moyen que vous comptez employer pour me forcer à faire votre volonté.
—Tenez, Silvia, vous vous êtes grossièrement trompée si vous avez cru qu'il vous serait possible de faire de moi ce que vous avez fait de tous ceux que vous avez rencontrés; je ne suis ni un Préval ni un Servigny; de ma poitrine au poignard d'un assassin, il y a, sachez-le bien, un espace que vous ne pourrez pas franchir, et ce n'est pas moi que vous enverrez au bagne de Toulon.
—Ah! vous savez ce qui m'est arrivé avec ces deux messieurs, dit Silvia profondément étonnée.
—Je sais bien d'autres choses encore, et je puis, lorsque cela me plaira, renverser l'échafaudage sur lequel vous êtes montée. Monsieur de Préval a-t-il pris la peine de vous apprendre que le nom que vous portiez à l'institution de la Légion d'honneur n'était pas le vôtre?
—Je ne possède pas le talent de deviner les charades. Je ne vous comprends plus.
—Je vais me faire comprendre.
Salvador raconta à sa maîtresse tout ce qu'il savait de sa vie passée, comment elle avait été admise à l'institution de la Légion d'honneur, sous le nom de Catherine Fontaine, qui n'était pas le sien, et comment elle se trouvait être la fille d'une femme qui tenait un mauvais lieu. Vous le voyez, ajouta-t-il, je puis, si cela me plaît, faire déclarer nul votre mariage avec le marquis de Roselly, qui a été contracté sous des noms supposés; vous serez alors forcée de rendre compte à ses héritiers de ce que vous avez recueilli de sa succession. Vous le voyez, Silvia, vous êtes entièrement à ma discrétion, ne me forcez pas à user de mon pouvoir.
—Ce que vous dites, répondit Silvia, doit être vrai; car vous connaissez assez mon caractère pour être certain qu'avant d'accorder une créance entière à vos paroles, j'aurais soin de m'assurer de leur valeur, je suis donc, jusqu'à un certain point, à votre discrétion, mais cela ne m'inquiète guère; quoique vous fassiez, il me restera quelque chose que vous ne pourrez pas m'enlever.
—Eh quoi? s'il vous plaît.
—Les talents que je possède, de la jeunesse et peut-être quelques attraits, ajouta Silvia, en adressant à Salvador le plus gracieux des sourires.
—Vous êtes une infernale coquette, lui répondit son amant, tout à fait désarmé, mais croyez-moi, Silvia, tâchons de marcher d'accord sur le chemin que nous devons suivre ensemble, plus de ces luttes dont les suites nous seraient fatales à tous deux.
—Vous vous trompez de moitié, mon cher.
—Comment l'entendez-vous?
—Je veux dire que si la bataille s'engage de nouveau, toutes les chances seront en votre faveur; car vous possédez tous les secrets de l'ennemi, qui de son côté, ne sait absolument rien de ce qui vous regarde.
—Oh! je vous assure, que vous savez de ma vie, tout ce qu'il est possible d'en savoir.
—Peut-être; mais si vous avez des secrets que vous ayez intérêt à cacher, faites en sorte que je ne puisse pas les découvrir, si jamais vous veniez à me tromper, j'en ferais peut-être un usage qui ne vous conviendrait pas.
—A bon entendeur, salut.
—Et il demeure constant?...
—Que je vous adore, et que vous voulez bien ne pas me détester; et que si jamais je vous trompe, vous aurez acquis le droit de vous venger.
—Convenu! dit Silvia, en tendant sa main à Salvador, qui y déposa le plus ardent des baisers.
—Et vous me suivrez à Pourrières, et de là à Paris, dit-il sans quitter la main de sa maîtresse qu'il tenait serrée dans les siennes, et en attachant sur ses yeux un regard qui cherchait à deviner sa pensée.
—Partout où vous voudrez, répondit-elle et cette fois le sourire sardonique qui venait toujours se placer sur ses lèvres lorsqu'elle répondait à ses adorateurs, ne vint pas démentir l'expression de sa voix et de son regard.
Elle était sincère.
Salvador fit de suite les préparatifs de son départ, et après avoir cent fois recommandé à Silvia que la crainte de blesser les convenances l'empêchait d'emmener avec lui, de ne pas trop se faire attendre, il quitta Lyon.
Roman était absent lorsqu'il arriva au château de Pourrières; et lorsqu'il demanda aux domestiques où il était allé, on lui répondit que M. l'intendant était parti depuis environ huit jours, pour aller rejoindre, à Lyon, M. le marquis, et que, depuis lors, on n'avait pas reçu de ses nouvelles.
L'absence de son complice aurait inquiété Salvador dans tout autre moment; mais l'impatience avec laquelle il attendait sa maîtresse, et les préparatifs qu'il faisait faire pour la recevoir, occupaient tous ses instants et ne lui laissaient pas le temps de penser à autre chose.
Il savait qu'il ne pouvait, sans blesser les convenances, recevoir chez lui une femme, qu'il avait l'intention de faire admettre dans le monde qu'il fréquentait. Aussi, son premier soin en arrivant au château de Pourrières, avait été d'aller trouver un châtelain de ses voisins, que les honneurs qu'il avait obtenus depuis qu'il s'était rallié au nouveau gouvernement n'avaient pas éloigné de lui, afin de prier son épouse de vouloir bien recevoir chez elle, pendant quelques jours, la noble marquise de Roselly, qu'il avait annoncée comme la veuve d'un gentilhomme italien avec lequel il s'était lié pendant ses voyages.
De semblables services ne se refusent jamais; aussi Silvia, lors de son arrivée à Pourrières, fut accueillie dans la famille du voisin de Salvador avec l'empressement et la cordialité que l'on croyait devoir témoigner à une femme que sa jeunesse, sa beauté, son esprit et sa position de veuve rendait très-intéressante.
Salvador avait laissé entrevoir à ses voisins qu'il désirait captiver les bonnes grâces de la marquise de Roselly qu'il avait l'intention de prendre pour épouse si elle voulait bien y consentir; aussi les fréquentes visites qu'il lui faisait, paraissaient toutes naturelles au brave gentilhomme et à son épouse, qui sans y mettre d'affectation, saisissaient toutes les occasions de les laisser seuls.
Salvador avait terminé toutes les affaires qui le retenaient à Pourrières, et Silvia avait annoncé à ses hôtes son prochain départ: ils devaient se mettre en route à un jour d'intervalle et se rejoindre à Valence, où le premier arrivé devait attendre l'autre à l'hôtel de la Poste, après une fête d'adieu qui allait être donnée au château de Pourrières, et à laquelle avaient été invités tous les voisins du marquis. Celui-ci autant pour plaire à sa maîtresse que pour laisser à ses amis des souvenirs agréables, avait voulu que rien ne manquât à cette fête. Un festin magnifique devait être servi aux invités, les meilleurs musiciens d'Aix avaient été mis en réquisition afin de composer un orchestre digne des nobles danseurs auxquels il était destiné, le parc tout entier devait être illuminé en verres de couleurs, enfin un admirable feu d'artifice devait la terminer.
La fête était arrivée à son apogée et Salvador allait prier Silvia de donner le signal du feu d'artifice qui devait précéder le souper, lorsqu'un domestique vint le trouver dans la partie du parc où l'orchestre avait été établi, afin de lui annoncer que monsieur Lebrun venait d'arriver, et qu'après s'être retiré dans son appartement, il faisait prier monsieur le marquis de venir lui parler.
Le domestique s'était acquitté de sa mission devant Silvia, que Salvador tenait sous le bras et à laquelle il faisait les honneurs de la fête; il parut singulier à cette dernière, qu'un intendant fît prier son maître de venir le trouver dans sa chambre, et elle ne pût s'empêcher de témoigner son étonnement.
—Oh! mon intendant est un ancien serviteur de la famille, répondit Salvador à ses observations, et je lui permets des petites licences que je ne tolérerais chez aucun autre.
Et comme le domestique attendait la réponse de son maître:
—Dites à mon intendant, ajouta-t-il en appuyant sur ce dernier mot, de venir me trouver ici.
Le domestique alla transmettre à Roman, l'ordre qu'il avait reçu, et celui-ci, qui s'était déjà débarrassé de son costume de voyage, fut assez vivement contrarié d'être forcé de se déranger pour aller se mêler à la foule des invités.
—Il paraît, se dit-il, qu'il y a quelque chose de nouveau, puisqu'il ne peut pas disposer d'un instant; nous allons voir cela.
Après avoir fait un peu de toilette, il se rendit dans le parc; lorsqu'il aborda Salvador, celui-ci lui fit un signe qui, tout imperceptible qu'il était, n'échappa pas aux regards clairvoyants de Silvia.
—Ne pouviez-vous, dit Salvador, prendre quelques instants sur votre repos, afin de venir me communiquer ce que vous avez de si pressé à me dire?
—Je prie monsieur le marquis, de vouloir bien m'excuser, répondit Roman, qui avait compris le signe de son ami: mais ce que j'ai à lui dire ne souffrant aucun retard et ne regardant que lui, et tous les appartements du château étant envahis par la foule, j'ai pensé que nous serions plus commodément chez moi.
—C'est bien; maintenant vous pouvez vous expliquer.
Et comme Roman ne répondait pas.
—Vous pouvez parler devant madame, ajouta Salvador.
—Je demande bien pardon à monsieur le marquis, mais ce que j'ai à lui dire m'étant à peu près personnel, il est nécessaire que je ne m'explique que devant lui.
Salvador devina aux regards de Roman, que lui seul devait entendre ce que son complice voulait lui dire, il conduisit Silvia dans la partie du parc réservée pour le bal, et il revint joindre son ami.
—Puis-je savoir, dit-il, lorsqu'ils se trouvèrent dans une partie écartée du parc, d'où tu sors et ce que tu as fait depuis quinze jours que tu as quitté le château?
—Ah! mon ami, je n'ose te dire ce qui m'est arrivé.
—Je le devine, tu es resté à Aix pendant ces quinze jours?
—Oui.
—Tu as joué?
—Oui.
—Et tu as sans doute beaucoup perdu?
—C'est ta faute autant que la mienne, pourquoi m'as-tu quitté? Lorsque je suis seul je m'ennuie et alors je joue pour me distraire, mais ce qui vient de m'arriver me servira de leçon.
—Voilà plusieurs fois déjà, que tu me tiens le même langage... Voyons, combien as-tu perdu?
—Vingt-deux mille francs.
—Vingt-deux mille francs! s'écria Salvador; mais bourreau, ajouta-t-il, tu as donc promis au diable de nous ruiner?
—J'en conviens, la saignée est un peu forte; mais tu le sais, mon ami, au jeu comme à la guerre, on peut en un instant, réparer les pertes d'une année.
—Ainsi, tu ne veux pas cesser de jouer?
—Pourquoi n'essayerais-je pas de regagner ce que j'ai perdu?
—Ah! je voudrais que tous les joueurs fussent au fond des enfers!
—Le souhait est charitable, mais veux-tu me permettre une petite observation?
—Je t'écoute.
—Il a été dit, si je m'en souviens bien, que la fortune du marquis de Pourrières nous appartiendrait à tous deux?
—Sans doute.
—Depuis que nous sommes ici, j'ai perdu deux cents mille francs environ... Eh! bien, crois-tu que tu n'as pas dépensé davantage en objets de luxe, en chevaux, en équipages, sans compter ce que t'a coûté l'organisation et la musique de ton bataillon de garde nationale.
—Mais, mon ami, ce n'est pas tant l'argent que tu as perdu que je regrette, que le mauvais effet que ta conduite peut produire dans le monde, on doit difficilement comprendre qu'un intendant puisse perdre des sommes considérables; et l'on peut penser que tu es un fripon et que je suis un imbécile.
—Ce que tu dis est vrai; mais indique-moi, je t'en prie, le moyen de vaincre une passion aussi impérieuse que la passion du jeu?
—Ecoute! Roman, notre position est délicate, le plus léger accident peut déchirer le voile épais qui couvre nos crimes. Les lieux que tu fréquentes sont le rendez-vous de tout ce que la société renferme de plus vicieux, et tu peux y rencontrer quelqu'un qui te reconnaisse.
—Tu parles aussi bien que feu saint Jean bouche d'or, et je te promets de suivre à l'avenir tous tes conseils.
—Je désire que cette fois tu tiennes tes promesses. Ainsi c'est convenu tu ne joueras plus?
—Laisse-moi seulement regagner ce que je viens de perdre, et après je dis un éternel adieu aux tapis verts, aux cartes et aux dés.
—Mon cher ami, ne nourris pas plus longtemps une espérance qui conduit au suicide tous les joueurs qui ne veulent pas mourir de faim.
Silvia, que Salvador avait menée près de la noble châtelaine chez laquelle elle habitait lorsque Roman l'avait abordé, avait quitté cette dame après une conversation de quelques minutes, et ayant suivi une assez longue avenue en se cachant derrière chaque arbre, elle était arrivée dans le fourré épais où se trouvaient Salvador et Roman.
Elle venait à ce moment de se placer assez près d'eux pour pouvoir entendre tout ce qu'ils disaient.
—Mon cher Roman, ajouta Salvador après quelques instants de silence, cela ne peut durer. Depuis que nous sommes ici, voilà plus de deux cent mille francs que tu perds; encore quelques années de cette vie et nous serons ruinés, et forcés peut-être de reprendre, notre ancien métier. Séparons-nous, c'est le parti le plus sage que nous puissions prendre.
—Ingrat! répondit Roman, tu veux me quitter?
—C'est de ma part un parti pris, si tu ne veux pas changer de conduite. Comme, ainsi que je te l'ai dit, j'ai l'intention de me fixer à Paris, je vais emprunter sur toutes les propriétés de la seigneurie de Pourrières la somme qu'il me faut pour monter maison dans la capitale: si tu le veux, je te remettrai une somme équivalente à celle qui te revient sur ce qui nous reste.
—Ne me remets rien et restons comme nous sommes: tu sais bien que je ne puis pas me séparer de toi.
—Restons ensemble puisque cela te plaît; mais je prends, à partir de ce jour, la clé du coffre, et lorsque tu voudras jouer ne viens pas me demander de l'argent, car je te le jure, je ne t'en donnerai pas.
—Eh! qu'est-ce que cela me fait? Crois-tu par hasard, que si j'en voulais absolument il ne me serait plus possible de m'en procurer?
—Ne va pas au moins remettre la main à la pâte!
—C'est bon, c'est bon, le temps est un grand maître! Du reste je suis décidé à ne plus jouer.
—S'il en est ainsi, tout est oublié. Mais il faut que je te quitte pour m'occuper un peu de mes invités, tu m'attendras dans mon appartement, n'est-ce pas?
Silvia cachée derrière un arbre avait écouté la fin de la conversation du marquis de Pourrières et de son intendant, et cette conversation venait de lui apprendre qu'il existait un secret entre ces deux hommes; mais de quelle nature était ce secret? C'était là ce qu'elle aurait voulu savoir, et ce que peut-être elle aurait appris si un de ces éternuements, que malgré les plus violents efforts il est impossible de comprimer, n'était pas venu tout à coup, révéler aux deux amis la présence d'un tiers.
—Quelqu'un nous écoute dit Roman à voix basse en montrant du doigt la place où se tenait Silvia.
—Nous n'avons heureusement rien dit qui puisse nous compromettre, répondit de même Salvador.
Silvia, aux mouvements du marquis et de son intendant, qui depuis son malencontreux éternuement ne parlaient plus qu'à voix basse, avait deviné qu'elle venait d'être découverte, craignant d'avoir été reconnue et ne voulant pas laisser supposer à son amant qu'elle n'était venue que pour l'épier dans cette partie du parc, elle quitta la place qu'elle occupait et se dirigea vers lui.
Hé quoi! c'est vous, monsieur le marquis? dit-elle en l'abordant, je n'espérais pas, je vous l'assure, avoir le bonheur de vous rencontrer dans cette partie déserte du parc.
—Ah! vipère, pensa Salvador, en se mordant les lèvres, tu nous épiais! Croyez, madame la marquise, dit-il en offrant son bras à Silvia, que le bonheur est tout de mon côté. C'est bien, continua-t-il d'un ton bref et impératif en s'adressant à Roman qui, ignorant encore la liaison qui existait entre son complice et la femme qu'il avait devant les yeux, était redevenu le plus humble et le plus poli des intendants, c'est bien, vous pouvez vous retirer.
Roman s'inclina et laissa seuls Silvia et Salvador.
—Vous nous écoutiez! dit ce dernier à sa maîtresse.
—Je crois que vous vous trompez, répondit-elle.
—Pourquoi dissimuler? Je vous ai vue, vous étiez là.
Et Salvador montrait à Silvia l'arbre derrière lequel elle s'était tenue cachée.
—Et, quand cela serait! répondit-elle, quels reproches auriez-vous le droit de me faire? Grâce à l'emploi de je ne sais quels moyens, vous êtes parvenu à savoir plus de choses qui me concernent que je n'en sais moi-même. Pourquoi ne me serait-il pas permis de faire, pour savoir ce qui vous regarde, l'équivalent de ce que vous avez fait vous-même? Du reste ne soyez pas inquiet, je ne sais rien, je n'ai rien entendu.
Salvador regarda fixement Silvia; il voulait deviner sa pensée dans ses yeux: elle soutint sans changer de visage les regards qu'il attachait sur elle, puis elle lui dit en souriant avec grâce:
—Et quand bien même je saurais quelque chose! Quel mal pourrait-il en résulter pour vous? n'avons-nous pas fait ensemble une espèce de pacte? observez-en les conditions avec autant de fidélité que moi, et quoiqu'il arrive je ne vous trahirai pas.
—C'est bien! répondit Salvador; mais rejoignons la compagnie, notre absence pourrait être remarquée.
L'heure à laquelle le signal du feu d'artifice qui devait précéder le souper, devait être donné, était arrivée, et les invités attendaient leur hôte avec une certaine impatience, lorsque Salvador rejoignit la compagnie. Après s'être excusé du petit retard dont il s'était rendu coupable, et lorsque tout le monde se fut placé commodément, Silvia donna le signal et tout à coup mille gerbes de feu, de toutes les couleurs, s'élancèrent dans les airs et éclairèrent les parties les plus sombres du parc, et lorsque les dernières étincelles de la dernière fusée se furent éteintes sur le fond brun du ciel, on se rendit dans la salle à manger, où un magnifique ambigu attendait tous ceux que les plaisirs de la soirée avaient disposé à y faire honneur.
Après avoir témoigné au marquis de Pourrières, la reconnaissance que leur inspirait sa généreuse hospitalité, et l'avoir prié d'agréer les vœux qu'ils faisaient pour son prochain retour, les convives se séparèrent au moment où les premiers feux du jour commençaient à dorer l'horizon.
Silvia avait été forcée de se retirer avec la noble dame chez laquelle elle avait été reçue.
Salvador, en rentrant dans son appartement y trouva Roman, ainsi que cela avait été convenu; ce dernier était réellement fâché d'avoir perdu des sommes aussi considérables; il regrettait surtout d'avoir pu, par sa conduite, exciter quelques soupçons; il tendit la main à son ami qui la serra dans la sienne.
La paix étant faite, Salvador raconta à son complice ce qui lui était arrivé avec Silvia, et lui apprit que la marquise de Roselly et la cantatrice, dont leur compagnon d'évasion, Servigny, leur avait parlé au bagne de Toulon, étaient une seule et même femme, et que cette femme était devenue sa maîtresse. Roman engagea son ami à apporter la plus grande prudence dans ses relations avec cette syrène, et il ajouta, qu'il craignait que l'amour ne fît du tort à l'amitié; Salvador rassura son complice, et ils se séparèrent pour aller prendre quelques heures de repos.
Les démarches que Salvador fut obligé de faire pour se procurer la somme nécessaire à ses frais de voyage et d'installation à Paris, furent couronnées de succès, mais elles le retinrent à Pourrières quelques jours de plus qu'il ne l'avait pensé. Enfin, il se mit en route, accompagné de son ami, et après qu'il eût rejoint Silvia, qui, ainsi que cela avait été convenu, l'attendait à Valence, à l'hôtel de la Poste; une bonne berline attelée de quatre vigoureux chevaux, les conduisit rapidement à Paris.
IV.—Silvia
Le premier soin de Salvador, en arrivant à Paris, fut de chercher une maison en harmonie avec le rang, qu'il voulait occuper dans le monde; après en avoir visité plusieurs, il choisit le petit hôtel du faubourg Saint-Honoré, dans lequel nous avons introduit le lecteur en commençant cette histoire.
Le local trouvé, il ne s'agissait plus que de le faire garnir de tous les objets qui doivent constituer une existence aristocratique, ce qui fut promptement exécuté, grâce à l'or que Salvador répandait avec profusion.
Sa maison complétement montée, il s'occupa de celle de Silvia; il loua pour elle, aux Champs-Elysées, une charmante petite villa du style le plus coquet, qu'il fit meubler avec tout le luxe et tout le confort qui devaient nécessairement entourer une aussi jolie femme.
Après avoir fait choix de domestiques rompus au service de gens de bonne compagnie, renouvelé leurs équipages et mis dans leurs écuries d'excellents chevaux, Salvador et sa maîtresse vinrent prendre possession de leurs nouvelles habitations; Roman, qui voulait, disait-il à son ami, faire pendant quelques jours encore le grand seigneur, avait conservé le petit appartement qu'il occupait à l'hôtel des Princes, où il était descendu avec Salvador et Silvia, lors de son arrivée à Paris.
Silvia, qui avait eu plusieurs fois l'occasion de rencontrer Roman chez Salvador, et qui n'avait pas oublié la conversation dont elle avait entendu quelques fragments dans le parc de Pourrières, lui avait plusieurs fois adressé des questions adroitement insidieuses; mais le vieux renard qui, lui aussi, avait de la mémoire, sut dissimuler tout en conservant son air bonhomme. Les obstacles que Silvia rencontra ne firent qu'augmenter l'envie qu'elle éprouvait d'être instruite et la rendre plus entreprenante; elle renouvela près de Salvador les tentatives qui avaient échoué près de Roman; mais ce fut en vain, elle dut se résigner à attendre un moment plus opportun, moment qui, dans sa conviction, ne devait pas être très-éloigné.
Salvador avant de quitter le château de Pourrières, avait eu le soin de se munir de lettres d'introduction de toutes les notabilités nobiliaires de la Provence; grâce à ces lettres qu'on n'avait pas cru devoir refuser au denier rejeton d'une très-illustre famille, et aux chaleureuses recommandations faites en haut lieu par les autorités de son département, toutes les portes s'ouvrirent devant lui, et il se trouva reçu à la fois avec le plus vif empressement dans les salons du noble faubourg Saint-Germain, et dans ceux des puissances du jour; il fit la cour à une vieille duchesse à laquelle il eut le bonheur de plaire, et cette noble dame voulant récompenser un dévouement véritablement digne des plus grands éloges, voulut bien se charger d'introduire dans la bonne compagnie, la jolie marquise de Roselly, que sa beauté, son esprit et ses grâces firent du reste accueillir avec le plus vif empressement.
Ce fut à cette époque que Salvador fut nommé auditeur au conseil d'Etat.
Roman, après quelques semaines de séjour à Paris, et lorsque Salvador qu'il avait secondé dans les démarches qu'avait nécessité l'organisation de sa maison, n'eut plus besoin de lui, se laissa conduire un jour qu'il ne savait que faire, dans un de ces établissements connus sous la dénomination de tables d'hôtes, et qui sont cent fois plus dangereux que les tripots de la défunte administration de M. Bénazet.
La police fait une rude guerre à ces sortes d'établissements, mais tous ses efforts, à ce qu'il paraît, demeurent sans résultats, car à peine a-t-elle fait fermer un de ces tripots au nº 4 de la rue Richelieu, par exemple, qu'il s'en ouvre un autre à l'instant même au nº 6.
Un excellent dîner est servi tous les jours à heure fixe, aux personnes qui fréquentent ces maisons, c'est le prétexte honnête de la réunion; mais lorsque les convives passent dans le salon pour y prendre le café, les tables d'écarté, de trente et quarante et même de roulette sont déjà dressées.
Ces maisons sont ordinairement tenues par des vétérantes de l'île de Cythère qui ne manquent pas d'esprit, et qui par leur ton et leurs manières, paraissent appartenir à la bonne compagnie; toutes ces femmes, s'il faut les croire, sont veuves d'un officier général, ou tout au moins d'un officier supérieur, mais ce serait en vain que l'on chercherait les titres et les états de services des défunts époux qu'elles se donnent, dans les cartons du ministère de la guerre.
Nous venons de dire que ces sortes de maisons étaient plus dangereuses que les tripots jadis autorisés; en effet, ces derniers n'étaient tolérés qu'à la condition qu'il serait permis à l'autorité d'y exercer un contrôle de tous les instants; les gens qui les fréquentaient pouvaient donc facilement être tenus à l'index, et si toutes les chances du jeu étaient calculées de manière à assurer au banquier des avantages considérables, lorsque la fortune paraissait vouloir favoriser un ponte, on lui laissait le champ libre. Dans les maisons dont nous parlons, au contraire, ce n'est pas seulement contre les chances fatales du jeu que l'on est forcé de combattre, on doit encore se tenir constamment en garde contre les ruses d'une infinité de fripons de toutes les espèces et de tous les sexes auxquels elles servent de lieux de réunion.
Beaucoup de gens qui jamais n'auraient mis les pieds dans un des antres de l'administration Bénazet, fréquentent cependant ces maisons auxquelles les fripons connus sous le nom de grecs[228], ont donné le nom d'étouffes ou d'étouffoirs[229]. C'est que pour les y attirer, la veuve du général ou du colonel a ouvert les portes de son salon à une foule de femmes charmantes: ce n'est point il est vrai, par la vertu que ces dames brillent; mais elles sont pour la plupart jeunes, jolies et bien parées, la maîtresse du lieu ne leur demande pas autre chose.
Des chevaliers d'industrie, des grecs, des faiseurs, forment avec ces dames, le noyau de la société de ces établissements, que dans le langage ordinaire, on nomme des tables d'hôtes, société polie, mais assurément très-peu honnête.
Il y a peut-être à Paris des réunions de ce genre, composées principalement de personnes recommandables, mais ce sont justement celles-là que recherchent les flibustiers en tous genres, car là où il y a des honnêtes gens, il y a nécessairement des dupes à exploiter.
Les tables d'hôtes dans lesquelles on joue, ne sont pas seulement fréquentées par des escrocs, des grecs et des chevaliers d'industrie, on y rencontre aussi des donneurs d'affaires[230]; ces derniers chercheront à connaître la position, les habitudes de l'individu qu'ils veulent prendre pour dupe, les heures durant lesquelles il est absent de chez lui, et lorsqu'ils auront appris tout ce qu'il leur importe de savoir, ils donneront à celui qu'ils nomment un ouvrier[231] et qui n'est autre qu'un adroit cambrioleur[232], le résultat de leurs observations, cela fait, l'ouvrier prend l'empreinte de la serrure, une fausse clé est fabriquée, et au moment favorable, l'affaire[233] se trouve faite. Il n'est pas nécessaire d'ajouter, que le donneur d'affaires sait toujours se ménager un alibi incontestable, ce qui le met à l'abri des résultats que pourraient amener ses questions hardies et ses visites indiscrètes.
Viennent ensuite les emporteurs[234], qui sont chargés de lever[235], ce sont ces derniers qui amènent dans les tables d'hôtes où l'on joue, cette foule de jeunes gens sans expérience, qui trouvant là tout ce qui peut les corrompre: le jeu, des vins exquis, une chaire délicate, des amis empressés, des femmes agréables et d'une complaisance extrême, lorsque leur bourse paraît bien garnie, viennent y dépenser leurs plus belles années en folles orgies et en débordements de toute nature.
La plus suivie et la plus luxueuse de toutes les maisons de ce genre, fut patronnée par un vieux général (un général pour de vrai), mort depuis peu d'années, et dont le nom est souvent cité dans le recueil des Victoires et conquêtes, elle est tenue par une femme que les liens du sang attachent à une comédienne, qui fut, sous l'empire, la plus sémillante, la plus jolie et la moins cruelle de toutes les prêtresses de Thalie. Ce fut dans cette maison que Roman fut conduit. Deux individus que nous avons vu figurer au dîner donné chez Lemardelay, par Alexis de Pourrières, le comte palatin du saint-empire romain, et son digne ami qu'il avait rencontrés par hasard, furent ses introducteurs.
Roman était assez expérimenté pour apprécier au premier coup d'œil, la valeur morale des individus qui composaient la masse des habitués de cette maison; mais ses introducteurs qui croyaient avoir mis la main sur un oiseau qu'il serait facile de plumer, lui firent tant de politesses, qu'il ne put se dispenser d'accepter un souper fin à la Maison dorée.
Le bon vin, le café et les liqueurs ayant mis les convives en belle humeur, le comte palatin du saint-empire romain lui demanda ce qu'il pensait de la maison dans laquelle il avait été conduit.
—Voulez-vous que je vous parle avec franchise? répondit-il.
—Vous nous ferez plaisir.
—Défunt mon pauvre père m'a dit souvent qu'il y avait dans Paris, une foule d'individus qui conduisaient les riches étrangers dans des maisons de jeux tenues par des femmes galantes, afin de pouvoir les dépouiller à leur aise. Je suis bien loin de croire que vous êtes des individus de ce genre; mais je crois que la maison dans laquelle vous m'avez mené, n'est pas très-catholique.
—Cependant le général...
—Le général me fait l'effet d'un vieux voltigeur du camp de la Lune.
—Mais les dames de la compagnie ne vous ont-elles pas paru aimables, jolies et spirituelles?
—Oh! vous leur accordez beaucoup trop de qualités, elles ne sont aimables que lorsqu'elles gagnent; jolies, elles l'ont été peut-être; quant à leur esprit, il ne m'a pas été permis d'en juger.
—Ainsi, mon cher monsieur, cette maison ne vous convient pas.
—Non, cher comte, et si vous ne pouvez m'indiquer quelque chose de beaucoup mieux, je serai forcé de garder dans mon portefeuille les quelques billets de mille francs que j'étais déterminé à perdre.
—Le gouvernement en faisant fermer les anciennes maisons de jeu, a commis un abus de pouvoir intolérable, dit le comte palatin qui avait renoncé à l'espoir de tirer quelque chose de sa nouvelle connaissance; mais puisque vous êtes si fort tourmenté de l'envie de jouer, pourquoi n'allez-vous pas chercher le remède de vos maux dans le lieu où il existe?
—Vous voulez sans doute m'envoyer bien loin, dit Roman.
—Comment! vous ne savez pas, répondit le comte palatin, que le digne monsieur Bénazet a transporté sur le territoire hospitalier du grand-duché de Bade ses tapis verts, ses râteaux et ses croupiers, et que l'impôt qu'il paye au souverain de ce pays, forme la partie la plus claire du revenu du prince Léopold.
—Je le savais, mais je n'y pensais pas, s'écria Roman qui partit avec la rapidité d'une flèche, après avoir souhaité le bonsoir à ses deux compagnons.
Roman, lorsqu'il quitta le comte palatin et son ami, était déterminé à aller tenter la fortune à Baden. Comme tous ceux qui se laissent dominer par la passion du jeu, il n'attribuait pas à un hasard qui pouvait bien ne pas changer, les nombreuses pertes qu'il venait de faire, il n'accusait que sa maladresse, et il était aussi persuadé qu'il est possible de l'être, qu'une martingale qu'il venait de combiner amènerait la ruine de la banque. Après avoir fait les préparatifs de son départ, préparatifs qui ne lui prirent pas un temps considérable; car, ainsi qu'il a été facile de s'en apercevoir, il était ennemi du faste et des grandeurs, Roman alla voir Salvador qu'il trouva dans son hôtel du faubourg Saint-Honoré, entouré de toutes les recherches du luxe, et d'une foule de fournisseurs, marchands de chevaux, carrossiers et tapissiers, dont il soldait les mémoires.
—Ainsi tu ne renonces pas à cette funeste passion? dit Salvador à son ami, lorsque celui-ci lui eût fait part de son projet.
—Mon cher ami, l'amour du luxe et des jolies femmes, l'ambition et l'orgueil constituent une passion aussi coûteuse au moins que celle du jeu.
—Tu as peut-être raison; mais qu'y faire? Nous obéissons à notre destinée, et nous arriverons probablement au même but après avoir suivi une route différente.
—Allons, encore ces folles idées; je te quitte: je n'aime pas à entendre parler de ce que l'avenir me réserve; adieu, mon ami.
—Adieu, et fais en sorte de revenir millionnaire.
Roman, avant de quitter Salvador, lui demanda cinquante mille francs, avec lesquels il voulait, disait-il, tenter la fortune une dernière fois. Salvador, qui de son côté, avait fait d'énormes dépenses pour monter sa maison et celle de sa maîtresse, qui plus que lui, peut-être était dominée par un amour effréné du luxe, et qui ne pouvait se dissimuler, que les droits de son complice, sur l'héritage sanglant d'Alexis de Pourrières, étaient au moins égaux aux siens, lui remit cette somme, sans se permettre d'autres observations que celles qu'il lui avait déjà faites à Pourrières, et les deux amis se quittèrent en apparence satisfaits l'un de l'autre.
Il n'en était rien cependant. Salvador s'était peu à peu habitué à ne considérer son complice que comme un subalterne, et ce n'était pas sans éprouver un vif sentiment de contrariété, sentiment, dont après quelques instants de réflexion, il reconnaissait l'injustice, mais auquel il obéissait à son insu, qu'il le voyait agir avec indépendance. Roman, pour sa part, ne voyait pas avec plaisir la liaison qui existait entre son ami et Silvia, et il trouvait assez peu convenable, qu'une fortune, qui ne devait appartenir qu'à deux individus, fût devenue la proie de trois.
Salvador, après le départ de Roman, fut pendant quelques jours soucieux et taciturne. Silvia saisit cette occasion pour tâcher d'apprendre quelque chose.
—Pourquoi donc? dit-elle à son amant, ce bon monsieur Lebrun vous a-t-il quitté; vous l'avez sans doute renvoyé sans motifs; vous êtes si vif quelquefois; vous avez eu tort de le laisser partir; on ne rencontre pas tous les jours un... intendant aussi fidèle, aussi dévoué.
Elle appuyait sur ces derniers mots avec une sorte d'affectation dont Salvador saisissait parfaitement l'intention, mais dont il ne voulait pas avoir l'air de s'apercevoir; et comme il lui faisait observer que son intendant ne s'était absenté que pour terminer quelques affaires, et qu'il serait de retour dans quelques jours, Silvia fit semblant de ne pas le croire.
—Si vous voulez me dire où il s'est retiré, continua-t-elle, je me charge de le faire revenir sans blesser en rien les convenances. De grâce, mon ami, accordez-moi cette faveur. J'aime beaucoup monsieur Lebrun, et si je ne dois plus le voir près de vous, je vous assure que cela me fera beaucoup de peine.
Toute l'adresse diplomatique de Silvia, échoua contre la réserve de Salvador, et cette fois encore, elle dépensa sans obtenir de résultats, tous les trésors de son éloquence.
Une chaise de poste, attelée de deux vigoureux chevaux, attendait Roman à la porte de l'hôtel de Salvador. Le misérable se berçait de si étranges illusions; il était si bien convaincu de l'infaillibilité des calculs auxquels il avait soumis la chose la moins susceptible d'être calculée, le hasard, qu'il aurait voulu pouvoir franchir d'un seul bond, l'espace qui le séparait des tapis verts de Baden-Baden, et que la seule crainte qu'il éprouvait était celle qu'un autre, plus diligent que lui, et possesseur d'un secret semblable au sien, n'arrivât avant lui et ne fit sauter la banque de l'administration des jeux, qu'il regardait déjà comme sa propriété.
Après avoir traversé le Rhin sur un pont de bateaux, on arrive à Bischofshein, première poste sur la grande chaussée de Rastadt et de Francfort, dont un embranchement conduit à Baden-Baden.
Cette route est d'abord aussi monotone qu'un sentier tracé au milieu des guérets de la Beauce, ou des plaines crayeuses de la Champagne Pouilleuse; elle est étroite, sablonneuse, et se prolonge à travers une ligne interminable de peupliers, et la rive droite du Rhin, qu'on entrevoit de temps à autre.
Ce n'est qu'après avoir traversé Stollhofen que le paysage change d'aspect, et que la route, jusque-là monotone, change tout à coup et offre à la vue des collines couronnées à leur sommet par des villages ou de simples hameaux, dont la pierre blanche contraste avec le vert éclatant d'une végétation vigoureuse, couvertes à leur pied de vignes, de vergers, et de riches moissons, et dominées par les sommets bleus d'une chaîne de hautes montagnes qui se confondent à l'horizon avec la cime toujours verte des sapins de la Forêt-Noire; forêt dont le nom rappelle à la mémoire une foule de vieilles chroniques, d'antiques traditions de mélodrames oubliés et de refrains populaires.
Cette longue et sombre chaîne de hautes montagnes court parallèlement au Rhin depuis les frontières du nord de la Suisse jusqu'à l'Enz, près Pforzheim, et renferme dans son sein un nombre considérable de belles vallées. C'est dans la plus belle de ces belles vallées qu'est située la petite ville de Baden-Baden, à deux lieues de Rastadt, où furent assassinés les plénipotentiaires français en 1793, et à sept de Carlsrhue, capitale des Etats du grand-duc de Bade.
On arrive à Baden-Baden par une chaussée bien entretenue, tracée au milieu d'une riche prairie, bornée à droite par des champs couverts de riches moissons et de magnifiques vignobles, et les villas éparses des plus riches habitants de la ville, à gauche par des bois de sapin, de fortes masses de rochers et les ruines pittoresques du vieux Burg, berceau de l'antique maison des margraves de Bade.
Au centre, au bout de cette chaussée, est située l'ancienne Civitas Aurelia Aquensis, bains de l'empereur Aurélien, aujourd'hui Baden-Baden, nom que les Allemands lui donnèrent vers le milieu du septième siècle, et le château que les margraves, que jusqu'à cette époque, la nécessité d'être toujours en garde contre les attaques imprévues avaient forcé de résider au Burg, firent bâtir vers le commencement du treizième siècle.
Ce château a éprouvé des fortunes diverses. Il ne fut achevé qu'en 1417. Rebâti sur un meilleur plan par les soins du margrave Philippe de Bade, et complétement achevé en 1579, il fut peu de temps après incendié et complétement dévasté par les généraux français forcés d'obéir aux ordres qu'ils avaient reçus de l'impérieux Louvois; mais on le rétablit bientôt dans l'état où il existe maintenant.
Une route large et commode, construite par les soins du grand-duc actuellement régnant, conduit à ce château, qui, à part sa position, qui est magnifique puisqu'elle domine au loin toute la contrée, et ses souterrains, n'offre rien de bien remarquable.
C'est dans ces souterrains que, suivant quelques savants, se tenaient les séances d'un tribunal de francs-juges, semblable à ceux qui existaient à la même époque en Westphalie et dans plusieurs autres contrées de l'Allemagne.
Ces souterrains sont formés d'une suite de voûtes profondes sous lesquelles on entre par la tour de l'angle droit du château, après avoir descendu un escalier à vis et passé près d'un ancien bain à nager de style romain, et deux cuves de pierres incrustées l'une sur l'autre dans le mur, à l'entrée des souterrains. Après avoir descendu encore deux degrés, on entre dans une allée courbe et étroite, haute de sept pieds et longue de six, qui conduit dans un vestibule d'environ seize pieds de diamètre; après ce vestibule, on parcourt plusieurs autres allées de différentes longueurs, dont une dans les murs de laquelle on remarque, à gauche, deux lignes parallèles de trous, et à droite, six soutiens de bancs en pierre, mènent à une salle à laquelle la tradition a conservé le nom de chambre de la question, à cause sans doute de plusieurs anneaux de fer encore scellés dans le mur; après la chambre de la question est une voie étroite fermée par une porte à trappe. C'est là qu'existait le fameux cachot du baiser de la Vierge; s'il faut en croire ce que rapporte la tradition, lorsqu'un criminel s'approchait de la fatale trappe, elle s'ouvrait subitement et il tombait entre les bras garnis de lames tranchantes d'une statue mobile de la Vierge. On découvrit dans ce cachot, il y a quelques années, des débris de vêtements, des ossements, des fragments de roues garnies de lames tranchantes, et plusieurs autres objets qui avaient sans doute appartenu aux malheureuses victimes du tribunal wéimique.
A l'heure qu'il est, le cachot du baiser de la Vierge est entièrement comblé; cependant ce n'est pas sans éprouver un vif sentiment de crainte mystérieuse, que les gens du pays approchent du lieu où il existait autrefois.
Une partie de la ville de Baden-Baden, qui est protégée à l'est par les montagnes appelées Grosse-Stauffenberg-Mercurius et par le petit Stauffenberg, à l'ouest par le Prémersberg, et au nord par la chaîne de montagnes dont les plus hautes sont situées dans cette direction, est assise au dos de la colline qui s'élève en terrasses superposées l'une au-dessus de l'autre; l'autre partie couvre la colline et est dominée par le château dont nous venons de parler.
Le Grosse-Stauffenberg-Mercurius, le petit Stauffenberg et le Prémersberg qui forment autour de la ville une ceinture naturelle, sont couvertes des bois aciculaires qui font la richesse de la Suisse alpestre; mais leurs collines les plus avancées nourrissent les essences spéciales aux climats tempérés, le hêtre, le chêne, l'orme qui sont entremêlés de bouquets de châtaigniers, du bouleau pittoresque, du houx toujours vert et du genièvre brancheux dont les baies bleues se groupent dans les taillis.
Les vieux murs de la ville de Baden-Baden, qui depuis seize ans a été considérablement embellie, ont été abattus, les fossés des vieilles fortifications ont été comblés et convertis en boulevards bordés de belles maisons bourgeoises et de brillantes boutiques, l'ancien Stadt-Graben n'existe plus; cependant Baden-Baden, comme toutes les villes situées sur les bords du Rhin, a conservé cette couleur pittoresque particulière aux cités du moyen âge, couleur qui plaît tant aux imaginations rêveuses et aux amateurs des vieilles chroniques; elle est encore aujourd'hui irrégulière dans sa forme et ses anciennes constructions flanquées de petites tourelles, sont en général tellement enfoncées dans un sol escarpé, que dans plusieurs on peut facilement passer du grenier au jardin.
Un ruisseau couvert traverse et nettoie la partie basse de la ville, qui forme avec ses faubourgs un ensemble d'environ quatre cents maisons, dominées par les clochers de trois églises, dont la plus remarquable est celle dont la fondation est attribuée aux moines de Vissembourg.
Alte-Schloss, le vieux Burg de Bade, est situé à une demie-lieue nord de la ville, sur le revers de la montagne.
Les ruines de ce château donnent une prodigieuse idée de son importance et de son élévation primitives. Le temps a seulement épargné une partie d'une tour carrée encore accessible aux visiteurs, qui peuvent arriver à son sommet par un escalier que des réparations récentes ont rendu praticable; arrivé là, on se trouve à une telle hauteur, qu'on se sent tout à coup saisi de vertige, et pourtant ce qui reste de cette tour, ne s'élève pas, dit-on, à la moitié de sa hauteur originaire.
C'est de la plate-forme de la tour carrée du vieux Burg, qu'il faut admirer le paysage qu'offre l'ensemble des divers lieux dont nous avons essayé de donner une idée; et le moment le plus favorable au coup d'œil, est celui du soleil couchant; quand les mille ruisseaux qui sillonnent les prairies environnantes, murmurent doucement sous les vapeurs embrasées du crépuscule, et que les vitres des villas voisines sont argentées par les derniers rayons de l'astre du jour, alors une rosée dorée étincelle sur le feuillage des épais vergers qui cachent à moitié les hameaux de Scheuern, Nahscheurn et la Dolle, un doux zéphir aide à respirer plus librement le pauvre malade qui s'avance à pas lents vers les sources salutaires qui doivent lui redonner la santé, et le cœur est tout disposé à s'ouvrir aux douces impressions auxquelles l'aspect d'un magnifique paysage doit nécessairement donner naissance.
Roman n'était venu à Baden-Baden ni pour prendre des bains, ni pour admirer les côtes, les vallées, les beaux bois et les vieux monuments qui environnent la ville, il n'était tourmenté que d'un seul désir, celui de jouer. Aussi après avoir arrêté un logement à l'hôtel de la Cour de Darmstadt et avoir fait un excellent repas chez Chabert, il se rendit, dès que le soir fut venu, à la salle des jeux. Il n'eut pas à se plaindre de ses premières séances, il suivait sans s'en écarter d'un pas, la marche qu'il s'était imposée d'avance; il était prudent dans la perte, hardi dans le gain, et à la fin de chaque séance, il réalisait un bénéfice de plusieurs mille francs. On commençait à admirer le sang-froid et la science profonde de ce joueur émérite; et Roman qui avait mis à part ses bénéfices qui s'élevaient déjà à une somme assez forte, se promit bien de ne pas toucher à celle qu'il avait apportée avec lui.
«Si je ne fais pas sauter la banque ainsi que je l'espérais, se disait-il souvent, je quintuplerai au moins mes capitaux; mais quoiqu'il arrive, je n'entamerai ma réserve que l'année prochaine, ce que j'ai déjà gagné doit me suffire pour achever la saison; Baden-Baden est un charmant séjour je veux y venir souvent.»
Hélas! l'homme propose et Dieu dispose, dit un vieux proverbe.
Roman, lorsqu'il s'était vu à la tête d'un gain de soixante mille francs, avait partagé, cette somme en douze parts de cinq mille francs chacune, il en prenait une chaque soir qu'il devait perdre on gagner et lorsque l'une ou l'autre de ces hypothèses s'était réalisée, il cessa de jouer, et se livrait aux plaisirs, mais comme il gagnait plus souvent qu'il ne perdait, chaque jour son trésor prenait un embonpoint plus respectable.
Les désirs s'augmentent avec la facilité de les satisfaire; Roman s'étant dit un jour que s'il doublait les mises de sa martingale, il arriverait beaucoup plus vite au but qu'il voulait atteindre, les parts de cinq mille francs furent augmentées du double. Une série de zéros rouges emporta, avec la rapidité de l'éclair, la première qui fut risquée.
«Tron de l'air! se dit-il, ces diables de zéros rouges ne m'ont pas laissé le temps de me reconnaître; mais ce qui vient d'arriver ne peut pas compter pour une épreuve, et je puis bien pour aujourd'hui, mais pour aujourd'hui seulement, risquer une seconde masse.»
C'était une résolution fatale!
Il n'est certes pas possible de soumettre à des calculs ou à des règles, ce qu'il y a au monde de plus variable, le hasard; cependant on ne peut nier que si quelques hommes se sont fait, de la pratique des jeux de hasard, une industrie qui leur procure les moyens de vivre, assez largement même, c'est qu'ils ont adopté une marche rationnelle qu'ils ne quittent jamais, quelles que soient les sensations du gain ou les émotions de la perte; mais ces hommes-là sont rares, on peut facilement les reconnaître à leur chef dénudé, à leurs yeux ternes qui ne quittent la carte couverte d'hiéroglyhes rouges et noirs qu'ils tiennent constamment à la main, que pour suivre les révolutions capricieuses de la boule d'ivoire qui doit décider de leur sort, et l'on peut dire d'eux comme de la plupart de ceux qui se sont écartés des voies droites ouvertes devant tous les hommes, qu'ils dépensent peut-être plus d'énergie et plus d'efforts, dans l'exercice de leur pitoyable industrie, qu'il ne leur en faudrait pour se créer une position honorable.
La seconde masse de Roman éprouva le sort de la première, seulement, cette fois, ce fut en combattant une série de doubles zéros noirs qu'elle fut obligée de succomber.
Superstitieux comme le sont tous les joueurs, qui, quelque éclairés qu'ils soient dans les relations ordinaires de la vie, ont toujours la tête pleine de mille chimères, Roman se figura qu'il devait cesser de jouer pendant quelques jours, afin de laisser à la veine le temps de lui revenir.
Après les poignantes émotions du jeu, on trouve à Baden-Baden, mille autres distractions: des cercles littéraires, des concerts, des bals, des représentations théâtrales et une compagnie composée d'éléments très-divers, mais en définitive brillante, variée, et dans laquelle on est facilement admis pourvu que l'on puisse payer un peu de sa personne, et que l'on ne soit pas forcé d'interroger sa bourse à tous les instants du jour. Roman qui savait, lorsque cela était nécessaire, prendre le ton et les manières d'un homme de bonne compagnie, et que la jovialité de son caractère et l'expression presque candide de sa physionomie faisaient rechercher de tous ceux qu'il rencontrait, fut bientôt de toutes les réunions intimes et de toutes les parties qui réunissaient chaque jour l'élite des baigneurs.
Il pouvait donc très-agréablement passer les quelques jours durant lesquels il devait s'abstenir de jouer.
Il se promenait un matin devant la Conversation-hauss ou maison de conversation, magnifique édifice bâti sur un large terrain situé au sud de la ville, entre l'Ohlbach et le pied du Friesenberg, lorsque, par hasard, ses regards se portèrent sur un équipage arrêté depuis quelques instants devant l'entrée principale de la maison de conversation.
—Tiens, tiens, tiens! dit-il à haute voix au moment où cet équipage, emporté par deux vigoureux chevaux, disparaissait à ses yeux ne laissant après lui qu'un tourbillon de poussière; voilà un petit véhicule assez chouette: chevaux gris-pommelé, livrée vert tendre, groom ficelé[236] au dernier genre. Peste! à la fraîcheur de tout cela, je parierais que c'est la propriété de quelque nouvel enrichi, de quelque confident intime du télégraphe.
—Que dites-vous donc? répliqua un charitable passant qui avait entendu l'exclamation qui précède; vous n'avez donc pas vu la personne assise dans l'intérieur de la voiture?
Ce passant était l'illustre poète chevelu que nous avons vu figurer au dîner donné chez Lemardelay, et qui était venu à Baden-Baden afin d'offrir au grand-duc Léopold la dédicace d'un poème épique de douze fois douze cents vers.
—Mais, pas trop bien, répondit Roman, après les formules ordinaires de politesse; tout cela a été pour moi fugitif comme une synthèse, l'analyse m'a échappé: est-ce que j'aurais commis une méprise assez grossière pour mériter d'être rappelé à l'ordre?
—Pas précisément, répondit le poète chevelu; mais ce que vous avez pris pour un loup cervier n'est qu'un animal de beaucoup plus petite dimension, animal fort recherché de nos jours quoique de la famille des rongeurs et des omnivores. En un mot c'est un rat... d'autres même diraient un raton[237].
Je vous comprends. Tout vieux que je suis, le vocabulaire des lions m'est aussi familier que celui que la nouvelle littérature a mis à la mode; mais puisque vous avez bien voulu me faire apercevoir de mon erreur, vous devriez bien me faire connaître la biographie de ce rat.
—La biographie... peste! comme vous y allez! vous en entendriez de belles! Et d'ailleurs, qui pourrait jamais narrer tous les détails d'une pareille existence? l'aimable petit rat lui-même serait fort embarrassé s'il était chargé d'une pareille entreprise; si vous le voulez cependant, et puisque nous sommes ici à flâner tous deux, je vous conterai un trait passablement excentrique de son caractère.
—Volontiers: voyons.
—Un instant. Mais que vois-je? c'est comme un fait exprès!
—De qui parlez-vous donc? C'est l'histoire du rat que j'attends de votre complaisance.
—Mais non, soyez tranquille: ce qui m'occupe n'est pas du tout étranger à mon sujet.
—Voyez ce petit vieillard courbé, cassé, au regard béat, à la mise hétéroclite, il marche en se dandinant et porte sous son bras un humble bissac qu'il cherche à dissimuler le plus adroitement possible. Si vous êtes physionomiste, je vous laisse le soin de deviner quelle est sa profession.
—Ma foi, il ne faut pas avoir pâli longtemps sur les Lavater, les Gall, les Spurzheim et altri doctores ejusdem farinæ pour reconnaître de suite que c'est un vieil emb... mais quant à vous dire à l'instant même sa profession, s'il ne présente pas le goupillon à l'entrée d'une des trois églises de cette ville, je jette ma langue aux chiens.
—Vous n'y êtes pas, mon cher, c'est un artiste.
—Un artiste! ah! par exemple vous voulez rire! Je n'en ai jamais vu de taillé sur ce modèle.
—Entendons-nous, mon cher monsieur, il y a artiste, et artiste, comme il y a fagots et fagots: celui-ci est un artiste de la catégorie la plus modeste, quoique ce soit grâce à son art que nos parquets jouissent d'un certain éclat.
—Diable? c'est là un procureur du roi? Ma foi c'est bien le cas de dire avec le poëte:
—Mais je ne vous dis pas non plus que ce soit vrai ni même vraisemblable, ce vieux bonhomme est tout simplement un artiste frotteur, chargé, ainsi que plusieurs autres de ses confrères, de donner du lustre aux parquets de la Conversation-hauss.
—Eh bien! qu'y a-t-il de commun entre ce vieux frotteur et le rat sur le compte duquel vous m'avez promis une anecdote?
—Ce qu'il y a de commun? mille choses. Mais permettez-moi avant que j'entre en matière, de vous citer quelques jolis vers d'un de nos vieux poëtes.
—Citez, je vous écoute.
N'ont les rieurs souvent de leur côté:
Voilà le siècle et le train qu'il veut suivre.
Dit-on du mal, c'est jubilation;
Dit-on du bien, des mains tombe le livre
Qui vous endort comme bel opium.
Laissez-moi encore me retrancher derrière quelque puissante autorité qui justifie mon incursion dans la vie privée de ces deux personnages. D'abord, et pour commencer par celui des deux qui paraît vous inspirer le plus d'intérêt, je vous dirai avec Démosthène, que les Grecs avaient trois sortes de femmes: les unes pour leurs plaisirs, c'étaient les courtisanes; les autres pour soigner leur personne, c'étaient les concubines; les troisièmes, les épouses, étaient destinées à perpétuer la famille et à gouverner avec sagesse l'intérieur de la maison.
Je suis trop poli pour vous dire en propres termes à laquelle de ces trois catégories appartient la jolie personne dont nous nous occupons; je puis cependant affirmer qu'elle n'appartient pas à la dernière.
Si maintenant vous voulez me permettre mes investigations à travers les profondeurs de l'histoire, je vous apprendrai si vous ne le savez déjà que chez les Grecs, les femmes de la première catégorie que je viens d'indiquer, devenaient les compagnes des hommes d'Etat, des poètes et des philosophes; qu'elles vivaient et conversaient avec ceux qui décernaient l'immortalité; qu'ainsi et tandis que l'honnête mère de famille tombait dans l'oubli, celles dont il s'agit figuraient dans l'histoire; que l'époque de leur naissance était un sujet de recherches; qu'on rapportait avec soin et détail leurs aventures; que leurs bons mots et leurs saillies étaient scrupuleusement enregistrés, et qu'après avoir porté souvent un diadème pendant leur vie, elles étaient ensevelies dans un tombeau dont la magnificence pouvait faire croire à celui qui était étranger aux mœurs d'Athènes, que c'était un monument consacré au plus grand des héros, des philosophes ou des magistrats de la Grèce.
—Bon Dieu! cher poëte, combien vous êtes fécond en précautions oratoires! Est-ce que par hasard j'aurais l'honneur de confabuler avec un professeur d'histoire ou un membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres?
—Pardon de mon pédantisme, cher monsieur; je ne suis pas coutumier du fait, mais pour faire circuler certains cancans qui rappellent les mœurs d'un autre âge, il fallait bien, comme le disent les sommités politiques de notre époque, m'étayer sur des précédents. Ainsi, à cette question que vous m'avez adressée: Qu'y a-t-il de commun entre ce vieux frotteur et le raton que nous venons de voir passer, je puis maintenant répondre:
Que l'un est la cause et l'autre l'effet;
Ou, si vous l'aimez mieux, que l'un est l'arbre et l'autre le bouton;
Ou, si je veux être plus galant, que l'un est le rosier et l'autre la rose;
Ou bien encore, que l'un est le cocotier et l'autre le coco.
—M'avez-vous compris?
J'ajoute que c'est le vieux bonhomme qui le premier développa l'intelligence de la jeune personne; elle n'avait pas encore deux ans que déjà elle comprenait parfaitement cette phrase si célèbre: Tirez le cordon s'il vous plaît!
—Comment, c'est là le père de la jeune et brillante dame que nous venons de voir passer dans ce galant équipage, et elle est fille d'un portier devenu frotteur! Il faut donc qu'elle ait eu un grand nombre d'amants pour laisser son père à cette distance?
—Pas encore tout à fait autant que la fille de ce roi d'Egypte qui ne demandait qu'une pierre à chacun de ceux qui se mesuraient avec elle, et qui en amassa assez pour faire ériger la plus célèbre des pyramides; mais patience, elle pourra bientôt lui rendre des points!
—Diable! diable! il faut qu'elle soit bien belle pour avoir mis tant d'esclaves dans ses fers? Elle a donc bien des talents?
—Belle! vous m'adressez là une question à laquelle il est difficile de répondre. Savez-vous bien qu'il faut l'assemblage de trente choses pour qu'une femme soit belle; témoin ces vers d'un de nos vieux auteurs:
C'est dix fois trois beautés, trois longs, trois courts, trois blancs,
Trois rouges et trois noirs, trois petits et trois grands,
Trois étroits et trois gros, trois menus soient en elle.
Vous seriez peut-être curieux de connaître toutes ces choses par leur nom; mais je ne puis vous les dire que dans une langue morte, car comme l'a dit Boileau:
Voici donc la description d'une belle accomplie telle que je la trouve dans une pièce de vers fort ancienne et fort rare.
Ici le poëte chevelu se pencha vers Roman, et pendant quelques minutes il lui parla à l'oreille.
—Maintenant, continua-t-il, je vois à votre œil interrogateur, que vous voulez savoir si ce portrait s'applique de point en point à la personne en question; pas absolument. Ainsi partout où l'auteur a mis nigra, il faut mettre flava, et là où il y a stricta, ampla; du reste on assure que c'est la femme la mieux faite qu'il soit possible de voir, et que le costume qui lui sied le mieux est celui que portait jadis la reine Pomaré, et qui n'était composé, dit-on, que d'un collier de grains rouges.
Quant à ses talents, il se formulent en deux mots: séduire et plaire. Comme vous le voyez son lot n'est pas trop mauvais.
J'en viens à mon histoire; car j'espère que vous n'avez plus de questions à m'adresser?
—Je n'y renonce pas, mais pour le moment trêve aux digressions.
—Je vous disais donc que Joséphine ou plutôt Maxime (car le premier de ces noms qui est le sien, lui paraissant trop commun; elle a fait choix du second), est doué du cœur le plus expansif, le plus aimant; il faut même qu'elle diminue le surabondant de sa sensibilité pour la mettre en équation parfaite avec celle de ses adorateurs. C'est ainsi qu'il y a quelque temps et pour tirer parti de ce surabondant, elle avait pris en affection une chienne épagneule d'une force et d'une taille énorme, nommée Miss. Maxime et sa chère Miss étaient inséparables, c'était à en faire crever saint Roch de dépit! En voiture, au théâtre, à table, au lit, à la promenade, Miss était partout; quand on voyait Maxime conduire en laisse cette énorme bête, on se rappelait involontairement cette question de Cicéron à son gendre qui, étant petit, affectait de porter une grande épée: «Mon Dieu! mon gendre, qui donc vous a attaché à votre épée?» De même, on pouvait demander à Maxime: «Qui donc vous a condamnée à être attachée à la chaîne de cette vilaine bête?»
Bref, on pense bien qu'une passion si extraordinaire pour un animal dut amener plus d'une scène bizarre entre Maxime et ceux de ses adorateurs qui voulaient régner sans partage dans son cœur. Il n'entre pas dans mon sujet d'en faire le récit; mais pour trancher court, je dirai que tous ceux qui déplurent à Miss furent promptement congédiés.
C'est vraiment un problème à jamais insoluble pour moi, qu'une femme qui ne connaît d'autre divinité que l'inconstance, ait placé toutes ses affections sur le symbole de la fidélité.
Quoi qu'il en soit, historien fidèle de la catastrophe qui a mis fin aux jours de l'infortunée Miss, je vous dirai que les précautions et les soins que prenait sa maîtresse pour conserver une existence si précieuse, amenèrent son trépas bien avant l'heure marquée par la fatale Parque. Gorgée de bonbons, de biscuits, de macarons, de champagne, de café, de punch, au sortir d'un petit souper fait en tiers avec sa maîtresse et une personne que par discrétion je ne nommerai pas, l'infortunée Miss fut frappée d'apoplexie et ne tarda pas à rendre le dernier soupir. Nuit effroyable où retentit tout à coup et comme un éclat de tonnerre cette sinistre nouvelle: Miss se meurt! Miss est morte!!!.....
O Gresset! que n'ai-je la plume avec laquelle tu traças la mort de Vert-Vert! Ou plutôt, Muse de l'épopée, redis-moi les douleurs, les larmes et les cris de la triste Maxime! Non, jamais Andromaque ne versa tant de larmes sur son Hector; non, jamais la sensible Didon ne regretta tant le fils d'Anchise!
Hélas! Cet objet de tant d'amour, de tant de larmes, n'est plus en ce moment qu'un froid et insensible cadavre! La voix, les caresses de l'inconsolable Maxime resteront désormais sans écho, dans ce cœur glacé par la mort.
Une sombre tristesse s'empare de ses sens. Elle veut que des signes publics et ostensibles témoignent des regrets qu'elle éprouve d'une perte aussi cruelle. Pendant trois jours! Oui, pendant trois mortels jours, elle fuit tout regard masculin, elle se plonge dans le deuil le plus profond; et pour qu'il ne soit ignoré de personne, ô infandum, elle attache le crêpe funèbre à sa jarretière!... A cet aspect, les Amours épouvantés, fuient à tire d'ailes.
Mais que va faire l'infortunée Maxime? Quelle sépulture va-t-elle donner à sa chère Miss? Celle qui régnait si puissante dans son cœur, maintenant objet infime, sera-t-elle, comme le vulgaire des êtres de son espèce, abandonnée à ces barbares qui n'aiment des chiens que leur enveloppe?...
Non! mille fois non!...
Nouvelle Mausole; il faut que le tombeau de sa chienne favorite, dépose éternellement de sa douleur et de ses larmes! Elle s'occupe donc, en sanglotant, de régler les funèbres apprêts de ses funérailles. Une boîte en cœur de chêne est ordonnée; on la garnit d'ouate, on la parfume des plus fines essences, puis on procède à la dernière toilette de Miss; on la peigne, on la bichonne, on lui met dans la gueule un mouchoir de fine batiste imprégné d'eau de Cologne et de patchouli, son corps a pour première enveloppe, une des plus belles robes de sa maîtresse, viennent ensuite une chemise, des draps, des serviettes, des nappes. Enfin, la boîte est refermée sur ces tristes restes au moyen de vis d'argent.
Ici, nouvel embarras de Maxime! Quelle terre sera digne de recevoir la dépouille mortelle de Miss, de la célèbre Miss?
Dans cette perplexité, Maxime se fait apporter l'atlas de Lapie; elle en interroge tous les feuillets; mais dans sa douleur, est-il possible qu'elle fasse un choix? Tout à coup, cependant un trait de lumière se fait jour à travers les ténèbres profondes où son âme est plongée. Miss, la fidèle Miss, ne peut-être inhumée d'une manière digne et convenable, que dans la terre classique de la fidélité! C'est donc la Picardie, qui aura la gloire de conserver ses dépouilles.
La suivante de Maxime est appelée; c'est à elle qu'est confiée la triste mission de procéder aux dernières cérémonies.
La poésie, l'éloquence, jettent à profusion des fleurs sur la tombe de Miss.
Consummatum est!...
—Dieu de Dieu! s'écria Roman, j'ai presque envie de pleurer.