← Retour

Les vrais mystères de Paris

16px
100%
L'honneur est comme une île escarpée et sans bords,
On n'y peut plus rentrer dès qu'on en est dehors.

Nous avons suffisamment démontré, et démontré par des faits, que les plus grands criminels eux-mêmes peuvent être ramenés à récipiscence.

Nous avons précédemment esquissé les traits principaux du caractère et des mœurs des hommes que nous croyons susceptibles de s'amender; nous ne reviendrons donc pas sur cet article; cependant nous croyons en avoir dit assez pour les faire suffisamment connaître; mais notre travail ne serait pas complet, si après avoir peint les hommes tels qu'ils sont, nous ne disions pas quelles sont les causes qui produisent de semblables effets, et si nous n'indiquions pas sommairement les moyens qui nous paraissent propres à les détruire.

Un grand nombre d'écrivains philanthropes par état, ont taillé leur plume et se sont mis à écrire pour le peuple et dans l'intérêt du peuple qui jamais n'a lu leurs ouvrages, des livres, qui nous voulons bien le croire, sont pleins, d'excellentes choses. Ils ont gagné à ce métier, de beaux biens au soleil, des décorations et des inscriptions sur le grand livre de la dette publique; mais c'est en vain que nous regardons autour de nous, nous ne voyons pas ce que le peuple y a gagné; il est permis de s'étonner de ce qu'il n'a point recueilli les fruits que devait produire le travail des hommes qui se sont posés comme comprenant si bien son intérêt et sa misère.

A Dieu ne plaise, que nous attaquions ici ce petit nombre d'hommes consciencieux qu'un véritable sentiment d'humanité a poussés dans l'arène, et dont la reconnaissance publique vénère le nom; mais leurs efforts ont été étouffés par les déclamations de ces philanthropes à la face merveille, qui dorment la grasse matinée, et s'apitoient après boire sur le sort des malheureux qui jeûnent et qu'ils se sont donnés la mission de secourir: ceux-ci, et le nombre en est tel que l'on peut dire avec raison, qu'il en est de la philanthropie comme de l'esprit, qu'elle court les rues, ceux-ci, disons-nous n'ont fait que compliquer la question, en multipliant les théories et les difficultés.

En résultat, quelques grandes mesures ont-elles été prises, a-t-on fait quelques chose qui pût servir au bonheur de l'amélioration des classes infimes? nous ne le croyons pas: on a beaucoup écrit sans doute, mais on n'a rien tenté, du moins rien d'efficace.

Pour se convaincre de cette vérité, il suffit de ne pas craindre de regarder à la loupe toutes les plaies qui rongent l'ordre social, et de disséquer ensuite le corps de nos lois pénales pour y chercher le remède qu'elles appliquent à la guérison de ces mêmes plaies.

On naît poëte, on naît maçon, dit un vieux proverbe on pourrait dire en donnant à ce proverbe une certaine extension: on naît voleur, et ajouter que la loi n'a pas le droit de punir un homme seulement parce que son organisation est vicieuse; mais l'expérience a depuis longtemps prouvé, les phrénologistes eux-mêmes (si leur science est exacte), ont reconnu que l'éducation pouvait corriger les torts de la nature; il suit delà que si une société bien organisée a le droit de punir ceux qui violent ses lois, l'exercice de ce droit doit être subordonné à l'observation de quelques conditions. Avant de sévir contre le crime, elle doit tout faire pour le prévenir, et en lui infligeant des peines, elle doit avoir pour premier but de corriger son auteur; elle cesse d'être juste alors qu'elle est sévère sans avoir préalablement fait tous ses efforts pour détruire les causes qui portent d'ordinaire l'un de ses membres à commettre un premier crime.

La famille des voleurs, nous devons en convenir, est beaucoup plus nombreuse qu'on ne le croit généralement, et nous ne parlons ici que de ceux qui violent ouvertement les lois pénales du pays; il en est de même des causes qui leur donnent naissance, elles sont nombreuses aussi et leur énumération formerait sans peine un ouvrage volumineux, nous ne parlerons donc que des principales.

Le manque d'éducation.

—Presque tous les voleurs de profession sortent des rangs du peuple. Pourquoi? Il n'est pas difficile de trouver une réponse à cette question.

Les gens du peuple, sauf quelques rares exceptions quittent leur domicile le matin pour aller à leurs travaux, et n'y rentrent que le soir pour souper et se livrer au sommeil; ceux d'entr'eux qui ont des enfants les laissent courir toute la journée dans la rue, et ne peuvent savoir ce qu'ils ont fait, ni ce qu'ils ont appris et s'ils agissent ainsi, ce n'est pas par indifférence, car ils aiment leurs enfants, les gens du peuple; mais ils croient qu'il vaut mieux, pour leur santé, les laisser courir que de les tenir renfermés: ils sont d'ailleurs frappés des accidents qui arrivent à ceux qu'on a l'imprudence d'abandonner dans une chambre, et sous ce rapport, il est peut-être difficile de les blâmer.

Ainsi livrés à eux-mêmes, sans autre guide que leur libre arbitre, ces enfants envient le sort de leurs camarades, un peu plus âgés et déjà pervertis qui peuvent jouer au bouchon et acheter quelques friandises, et, pour faire comme ces derniers, ils dérobent quelques objets de mince valeur à l'étalage d'une boutique, puis ils s'aguerrissent, et finissent par devenir d'audacieux voleurs. Et que l'on ne croie pas que nous tirons une conséquence trop grave d'un fait en lui-même insignifiant, l'expérience à démontré à l'auteur de ce livre la vérité de ce que nous avançons ici: la plupart des enfants qu'il avait remarqués errants sans but sur la voie publique, sont devenus, après avoir commencé par des peccadilles, d'éhontés voleurs, qui sont enfin tombés entre ses mains.

Mais, nous répondra-t-on, tous les enfants du peuple ne sont pas élevés ainsi; il y a des salles d'asile; d'accord. Mais les salles d'asile, institutions éminemment utiles, ne sont pas assez nombreuses pour que tous les enfants puissent en obtenir l'accès; elles s'ouvrent trop tard et se ferment de trop bonne heure (le même reproche peut être adressé aux diverses écoles consacrées aux enfants du peuple), pour que les ouvriers puissent, sans perdre une portion du temps consacré à leur travail, y conduire leurs enfants et venir les y chercher.

Mais dans ces salles d'asile, dans ces écoles primaires, dont évidemment le nombre est insuffisant pour que tout le monde puisse en profiter, et même dans des écoles d'un ordre plus élevé, apprend-on aux enfants du peuple à respecter les lois du pays? Non, cette partie si essentielle de toute bonne éducation est complètement négligée. L'on peut donc, jusqu'à un certain point, croire que celui qui commet un premier crime ne pèche que par ignorance. Puisque tous les Français doivent connaître la loi, apprenez donc la loi à tous les Français.

L'ignorance est au moral ce que la petite vérole est au physique: toutes deux laissent des traces ineffaçables, et l'on doit convenir que celles qui flétrissent l'âme sont cent fois pire que celles qui enlaidissent le corps. Tous les soins possibles ont été pris pour répandre dans le peuple les bienfaits de la découverte de Jenner, des primes d'encouragement sont offertes aux mères qui font vacciner leurs enfants, et certains priviléges sont accordés à ces derniers: ainsi, ils sont seuls admis dans les écoles du gouvernement; enfin on impose aux nourrices l'obligation de faire vacciner leurs nourrissons; et, dès leur arrivée dans les régiments de notre armée, les jeunes conscrits sont soumis à cette opération. Pourquoi donc ne fait-on rien de semblable pour répandre les bienfaits autrement précieux de l'instruction? Pourquoi l'éducation des enfants, quelque chose qu'on ait faite jusqu'ici, reste-t-elle toujours une charge pour les parents pauvres? Pourquoi dans celles de nos écoles qu'on veut bien appeler gratuites, laisse-t-on supporter par ces derniers le prix des livres et du papier? et pourquoi encore les oblige-t-on à fournir à leurs enfants tel ou tel costume? Nous voulons bien admettre que ces livres, ce papier, ce costume obligé, ne nécessitent en définitive que de bien légers sacrifices; mais quelque légers qu'ils soient ils sont trop considérables, souvent, pour des malheureux qui se lèvent quelquefois sans savoir comment il se procureront le pain de la journée; tant que vous n'aurez pas intéressé la misère ou l'avarice des parents à envoyer leurs enfants aux écoles, alors assez nombreuses pour satisfaire aux exigences de la population; tant que vous ne leur aurez pas, au besoin, fait une obligation de ce devoir, vous n'aurez pas assez fait.

Mais cela fait, est-ce à dire qu'il n'y aura plus rien à faire! Non, sans doute: il faut s'occuper de tous les âges comme de toutes les classes. Et nous le demandons, y a-t-il en France des établissements dans lesquels les adolescents puissent, en apprenant un état, compléter l'éducation que, dans un pays civilisé, tous les hommes devraient posséder, et, en même temps contracter l'habitude du travail et de la sobriété? Non! c'est la réponse qu'on se trouve à regret forcé de faire à cette question: la prévoyance de l'autorité ne s'est pas étendue jusque-là.

Ainsi donc, tel homme est vicieux, parce qu'on a négligé de développer le germe des bonnes qualités que la nature avait mises en lui; tel autre meurt de faim, parce qu'on a dédaigné de lui apprendre un état ou qu'il ne trouve pas l'occasion d'exercer celui qu'il a appris par hasard:

De cet état de chose à un vol qui sera bientôt suivi de plusieurs autres, et qui, du voleur par occasion ou par nécessité fera un voleur de profession, il n'y a qu'un pas.

Mais il y a, dit-on, du travail pour tout le monde. Cependant ceux qui avaient écrit sur leurs drapeaux: Vivre en travaillant ou mourir en combattant! n'avaient pas de travail; cependant tous les jours, les tribunaux condamnent des individus qui n'ont ni domicile, ni moyens d'existence, bien qu'ils ne soient pas encore devenus des voleurs. Il est assurément bien permis de croire que si ces individus avaient trouvé l'occasion d'utiliser leurs facultés, il n'auraient pas manqué de la saisir, car leur misère même est une présomption en leur faveur. Cependant, ainsi que nous l'avons déjà dit, des individus vont mourir à la peine dans les ateliers pestilentiels de la fabrique de Clichy, c'est faute assurément de trouver de l'ouvrage dans des établissements moins insalubres.

C'est en voulant méconnaître la véritable cause de la profonde misère qui accable tant de malheureux, qu'on est arrivé à écrire dans nos codes ces lois monstrueuses sur les vagabonds, lois qui ont donné naissance à plus de crimes qu'on ne paraît le supposer.

L'article 209 du code pénal, porte que le vagabondage est un délit.

L'article 270 donne ainsi la définition du mot: Les vagabonds ou gens sans aveu sont ceux qui n'ont ni domicile certain ni moyens de subsister et qui n'exercent habituellement ni métier ni profession.

Et c'est dans le code d'une nation qui se pose devant toutes les autres comme la plus éclairée, que de semblables lois sont écrites! Personne n'élève la voix pour se plaindre de vous, mais le malheur vous a toujours poursuivi, donc vous êtes coupable: les haillons qui vous couvrent sont vos accusateurs. Par cela seul que vous êtes malheureux, vous n'avez plus le droit de respirer au grand air, et le dernier des sbires de la préfecture de police peut vous courir sus comme sur une bête fauve; c'est ce qu'il ne manque pas de faire. Vous valez un petit écu; vous êtes saisi, jeté dans une prison obscure et malsaine, et après quelques mois de captivité préventive, des gendarmes vous traînent devant les magistrats chargés de vous rendre justice; votre conscience est pure, et vous croyez qu'à la voix de vos juges les portes de la geôle vont s'ouvrir devant vous. Pauvre sot que vous êtes! la loi dicte aux magistrats, qui gémissent en vous condamnant, des arrêts impitoyables. Quoi que vous puissiez dire pour votre défense, vous serez condamné a trois on six mois de prison, et après avoir subi votre peine, vous serez mis à la disposition du gouvernement pendant le temps qu'il déterminera.

Si l'on traite avec tant de rigueur celui dont le seul tort souvent est d'être né et resté misérable, on a, en revanche, une extrême indulgence pour le criminel de noble race. Ainsi, tandis qu'on sacrifiera à l'exemple le fils d'un pauvre ouvrier, on sauvera l'accusé de bonne famille. Où est alors la justice! L'honneur d'une famille favorisée par la fortune lui paraît-il plus précieux à conserver que celui de la famille d'un prolétaire? Je ne le crois pas; cependant les faits sont là et connus de tous.

Suivant nous l'homme qui comparaît devant un tribunal après avoir reçu une éducation libérale est, à délit égal, évidemment plus coupable que celui qui a toujours vécu dans l'ignorance. Il n'est pas nécessaire, du moins nous le présumons, de déduire les raisons qui nous font penser ainsi; ce serait s'épuiser en efforts superflus pour prouver l'évidence. Pourquoi donc l'homme bien élevé est-il presque toujours traité avec une extrême indulgence, tandis que l'on se montre si sévère envers celui dont l'ignorance est le plus grand crime? pourquoi? nous n'en savons rien. Mais n'est-il pas permis de croire que cette manière d'agir blesse profondément cet instinct du juste et de l'injuste qui existe dans le cœur de tous les hommes, et qu'elle en détermine plusieurs à se révolter contre la société.

Notre législation sur les mendiants n'est ni plus morale ni moins funeste en résultats que celle qui frappe les vagabonds; si les premiers sont frères jumeaux de ceux-ci, s'ils sont tous deux nés des mêmes père et mère, il faut reconnaître que nos lois les traitent avec une même sévérité, et que sous ce rapport, elles sont au moins impartiales si elles ne sont pas souvent injustes.

Pour avoir le droit de blâmer la mendicité et celui de punir les mendiants, il faut avoir donné à tous les nécessiteux la possibilité de vivre à l'aide d'un travail quelconque (car il est un droit qui les domine tous et qui appartient à tous les hommes, c'est celui de vivre,) (en travaillant, bien entendu). Si avant de s'être acquitté de ce devoir on se montre sévère, on court le risque de punir un homme qui a préféré la mendicité au vol, et c'est précisément ce qui arrive tous les jours.

Les agents de l'autorité ne manquent pas d'arrêter tous les nécessiteux qu'ils trouvent sur leur chemin, et ceux qui sont ainsi arrêtés, sont condamnés à deux ou trois jours d'emprisonnement; ils sont ensuite mis à la disposition de l'autorité administrative qui les fait enfermer et ne leur rend la liberté que lorsqu'ils ont acquis un capital de trente à quarante francs, fruit du travail d'une année tout entière; jeté ensuite sur le pavé, que peut faire le mendiant avec une aussi faible somme? il la dissipe en cherchant ou en ne cherchant pas du travail, et se trouve bientôt aussi misérable qu'il l'était lors de son arrestation. Cela n'arriverait pas si, au lieu d'une prison, ces malheureux avaient trouvé dans un établissement ad hoc un travail convenablement rétribué.

L'autorité pour se montrer aussi sévère envers les mendiants, a-t-elle fait pour eux tout ce qu'elle devait faire? nous avons, il est vrai, des dépôts de mendicité, et l'on pourrait s'étonner que les mendiants ne s'empressent pas de s'y rendre; mais cet étonnement cesse, lorsque après examen, on reste convaincu que ces dépôts ne sont autre chose que des prisons. Eh quoi! vous voulez qu'un malheureux donne sa liberté, le seul bien qui lui reste, pour un morceau de pain bis, et un potage à la rumfort, cela n'est ni juste, ni raisonnable, eh! quel inconvénient trouveriez-vous donc à lui laisser l'ombre au moins de cette liberté et à lui accorder la faculté de sortir, au moins une fois par semaine.

Le travail de ces malheureux dans les dépôts de mendicité, pourrait aussi être plus convenablement rétribué; presque tous les pauvres peuvent être employés utilement par une administration intelligente, cela est si vrai, que la plupart de ceux qui sont bons pauvres à Bicêtre, travaillent encore, il savent se trouver à eux-mêmes quelques travaux en rapport avec leurs forces et leurs capacités, et gagnent ainsi d'assez bonnes journées, c'est une preuve incontestable, que l'administration se montre parcimonieuse envers ceux qu'elle garde dans les dépôts, ou qu'elle ne sait pas tirer un parti convenable de leur travail. Quoi qu'il en soit, on conçoit sans peine qu'un homme auquel le travail ne rapporte que cinq à six centimes par jour, s'en dégoûte facilement.

Au nombre des mendiants, il s'en trouve qui n'implorent la charité publique que parce que des infirmités réelles les mettent dans l'impossibilité de travailler; si quelques-uns méritaient l'indulgence, assurément ce seraient ceux-là, car ils souffrent doublement et de leurs maux physiques et de la violence morale qu'ils se font; pourtant c'est pour eux que sont les rigueurs, et l'autorité laisse des mendiants privilégiés, vaquer tranquillement à leur industrie.

Lorsque l'on arrête, pour les conduire dans des dépôts de mendicité, tous les mendiants que l'on rencontre dans les rues; pourquoi accorde-t-on à quelques-uns le privilége de mendier à la porte des églises, est-ce que par hasard la mendicité serait moins repoussante à la porte d'une église, qu'au coin d'une rue?

Les fruits de la charité publique destinés à secourir la misère des pauvres, sont on ne peut plus mal distribués; on inscrit sur les registres des bureaux de bienfaisance, tous ceux qui se présentent avec quelques recommandations, et l'on repousse impitoyablement celui qui n'a que sa misère pour parler pour lui, et qui ne peut s'étayer du nom de personne, aussi il y a dans Paris, des gens qui sont assistés à la fois dans cinq ou six arrondissements, tandis que de plus nécessiteux ne reçoivent dans aucun.

Celui qui est enfin parvenu à se faire inscrire dans un bureau de charité est toujours assisté, quels que soient les changements opérés dans sa position; d'un autre côté ceux que de fâcheuses circonstances plongent momentanément dans la misère, n'arrivent, quelles que soient leurs recommandations, à se faire inscrire et secourir que longtemps après que les besoins du moment ont cessé, longtemps après qu'ils ont produit leurs irréparables effets.

Ainsi, qu'un ouvrier laborieux tombe malade, sa famille privée du salaire journalier qui la faisait vivre, se trouve bientôt réduite à la plus affreuse misère et dans l'impossibilité de procurer quelque soulagement à celui qui n'attend que son retour à la santé pour redevenir son soutien. Peu quelquefois pourrait activer cette guérison si désirée, mais il meurt souvent avant qu'on ait pu obtenir quelque chose des bureaux de bienfaisance, ou s'il se relève, c'est pour entendre ses enfants lui demander du pain, sans pouvoir les satisfaire, c'est pour se trouver en proie à ce morne désespoir compagnon inséparable de la misère; et nous n'avons pas besoin de le dire, puisque tout le monde le sait, le désespoir et la misère sont de bien mauvais conseillers.

Les secours destinés aux pauvres sont insuffisants, il serait peut-être juste d'imposer en leur faveur les gens qui possèdent, proportionnellement à leurs revenus. Des gens qui possèdent cinquante et cent mille livres de rente donnent seulement quelques centaines de francs par année pour les pauvres, et cependant ils croyent faire beaucoup; ils dédaignent, ils méprisent les pauvres, c'est cependant dans leurs rangs qu'ils trouvent tout ce dont ils ont besoin, des ouvriers, des domestiques, des remplaçants qui verseront au besoin leur sang pour leur fils et quelquefois même de jeunes et jolies filles pour satisfaire leurs passions.

Les ouvriers sont presque tous ivrognes et brutaux, les domestiques volent, ce n'est peut-être que trop vrai, mais à qui la faute si ce n'est à vous messieurs qui possédez? Si vos dons étaient proportionnés à votre fortune et aux besoins des classes pauvres, les enfants du pauvre recevraient une meilleure éducation, ils connaîtraient les lois et l'histoire de leur pays et bientôt il ne resterait pas la plus légère trace des défauts, des vices mêmes que vous reprochez à ceux que la Providence a placés sur les derniers degrés de l'échelle sociale.

Tant que pour secourir les pauvres, on se bornera à leur envoyer une dame richement parée et étincelante de diamants, leur porter les bons d'un pain de quatre livres et d'une tasse de bouillon; tant qu'on se bornera à emprisonner ceux qui implorent la commisération publique, les résultats de l'état de chose actuel seront à craindre.

Nous ne nous étendrons pas davantage sur ce sujet, qui serait interminable si l'on voulait signaler tous les abus et indiquer tous les remèdes qu'il serait possible d'y apporter; il nous suffit d'avoir démontré que la société avait beaucoup à faire pour les mendiants, afin d'éviter qu'ils n'embrassent une profession beaucoup plus dangereuse pour elle, en un mot qu'ils ne se fassent voleurs.

L'honorable M. de Belleyme, qui ne put faire durant sa courte administration tout le bien qu'il méditait, eut cependant le temps de fonder un établissement qui devait servir de refuge à tous les individus des classes pauvres, et dans lequel ils devaient trouver les moyens d'employer utilement leurs facultés; les heureux effets que cet essai ne tarda pas à produire, auraient dû encourager les amis de l'humanité, mais l'institution de M. de Belleyme, fût malheureusement accueillie avec cette indifférence qui n'accompagne que trop souvent les œuvres du véritable philanthrope.

L'ivrognerie est de toutes les passions celle qui dégrade le plus l'homme, elle est aussi l'une de celles qui arment le plus souvent son bras pour le meurtre et le crime. Qui n'a senti son cœur se soulever de dégoût en rencontrant dans les carrefours et parfois dans les plus beaux quartiers de la capitale, ces hommes abrutis par la boisson, se traînant de borne en borne et courant, à chaque pas qu'ils font, le risque de se tuer? qui n'a également frémi d'horreur en lisant dans les journaux les détails des crimes que l'ivresse seule a fait commettre? Pourtant l'autorité n'a pris aucune mesure pour réprimer les tristes effets de cette inconcevable passion, et notre législation est restée désarmée pour la combattre; et assurément cette passion est mille fois plus dangereuse que le vagabondage, mille fois plus dégradante que la mendicité, contre lesquels on sévit avec une rigueur souvent bien inconsidérée.

Si nous cherchons à nous expliquer cette mansuétude pour les ivrognes, notre raison se perd en conjectures et nous arrivons toujours à cette conclusion: les ivrognes consomment des produits sur lesquels l'administration perçoit des droits énormes... serait-ce là ce qui leur vaut l'indulgence? vraiment on serait tenté de le croire, lorsqu'on voit ce nombre prodigieux d'établissements borgnes, qui infestent la capitale et les barrières, ces bouges de perdition qui ne sont fréquentés que par des malfaiteurs et des prostituées du dernier étage et les ivrognes que le bon marché des boissons qu'on y débite y attire. Tous les quartiers populeux de Paris possèdent un ou plusieurs établissements de ce genre, et sans parler de Paul Niquet, que tout le monde connaît, on pourrait citer, en ne comprenant dans l'énumération que les plus célèbres, on pourrait citer disons-nous: le Chapeau Rouge, rue de la Vannerie; l'Auvergnat, rue Planche-Mibray; l'Abattoir, quartier de l'Arsenal; le Cassis, rue du Plâtre Saint-Jacques; le Petit bal Chicard, rue Saint-Jacques; le Drapeau Tricolore, rue Galande; La Maison Muraille, rue des Marmousets; l'Hôtel de la Modestie, rue de la Tacherie et enfin le Grand Saint-Michel ou le Grand Bal Chicard, rue de Bièvre[A][262]. On débite dans ces cloaques de l'eau-de-vie, du cassis et d'autres spiritueux à raison de quatre-vingts centimes le litre, ces liqueurs falsifiées à l'aide de matières malfaisantes, sont désagréables au goût autant qu'elles sont nuisibles à la santé, mais elles procurent l'effet que les malheureux qui les prennent en attendent, elles grisent, elles leur procurent les douceurs de l'ivresse et disposent leur sang aux orgies, aux saturnales, qui suivent presque constamment de copieuses libations. Les maîtres des établissements que nous venons de nommer ont en effet, pour en doubler la puissance attractive, le soin d'y réunir des femmes le rebut de leur sexe, qui vendent leurs faveurs quelques sous ou quelques verres de mauvaise eau-de-vie, mais qui ne laissent pas échapper l'occasion de dévaliser ceux qu'elles ont su captiver, lorsque l'ivresse est arrivée chez eux à ce point d'engourdir tout leur être.

Législateurs qui n'avez pas cru devoir armer votre bras pour frapper l'ivrognerie, administrateurs qui l'encouragez en quelque sorte parce qu'elle augmente le budget des recettes, descendez dans ces sentines de la grande Lutèce, où la débauche est en permanence, où les murs suintent l'orgie, écoutez le langage des gens que vous y rencontrerez, voyez-les s'enivrer, se battre, se confondre, hommes et femmes, dans des étreintes furibondes, puis céder à ce sommeil de plomb qui a l'insensibilité de la mort sans en avoir le calme, et vous pourrez juger alors quelle source puissante de démoralisation vous laissez subsister dans le sein de votre patrie?

Mais sans descendre dans ces repaires de corruption, n'avez-vous pas été suffisamment frappés des inséparables effets de l'ivrognerie, en rencontrant sur les boulevards des jeunes gens de famille auxquels l'ivresse inspire des propos qui scandalisent vos femmes et vos filles; en heurtant, à chaque pas que vous avez fait dans nos rues ces ouvriers qui, ont dépensé aux barrières le fruit de leur travail d'une semaine, qui vous étourdissent de leurs chansons obscènes et qui ne sauront comment donner demain du pain à leurs femmes et à leurs enfants; enfin ces rixes si nombreuses et souvent si funestes, dans lesquelles l'ivresse seule porte des coups, ne vous ont-elles pas effrayées? Comptez les victimes de cette ignoble passion, et vous verrez que la cupidité n'a pas versé tant de sang, amoncelé autant de cadavres que l'ivresse, et vous resterez convaincus que votre indulgence n'a été jusqu'ici qu'une coupable faiblesse.

Les voleurs, pour la plupart du temps, n'attentent qu'à la propriété d'autrui, et les ivrognes menacent sans cesse la vie de leurs semblables; voilà peut-être la seule distinction que l'on devrait faire entre eux. Cependant, non-seulement la passion de ces derniers n'est pas rangée dans la nomenclature des crimes et des délits, mais aux yeux de nos lois, elle sert souvent d'excuse aux crimes qu'elle fait commettre; on arrive ainsi à ne sévir ni contre l'immoralité de la cause, ni contre la criminalité de ses effets. Tous les jours, en effet, nous entendons des malheureux traduits soit devant la police correctionnelle soit devant la cour d'assises n'invoquer d'autres moyens de défense que l'ivrognerie; ils étaient ivres, voilà leur justification, et presque toujours nos magistrats, prenant en considération cet état qui exclut la préméditation, appliquent le minimum de la peine, lorsqu'ils n'absolvent pas entièrement le coupable; l'ivresse est devenue un brevet d'impunité.

Il est temps, nous le pensons, de mettre fin à un pareil état de chose; il est temps de sévir contre la cause même de tant de crimes et de délits, ou de réprimer au moins avec la dernière rigueur ses déplorables excès. Quant à nous, nous ne voyons pas quel grand inconvénient il y aurait à s'en prendre à la cause elle-même et à ranger l'ivresse, l'ivresse seule, isolée de ses effets, au nombre des délits. Arrêtez et poursuivez tous les individus, de quelque classe qu'ils soient, que vous rencontrerez en état d'ivresse, soit dans les rues, soit dans les lieux publics; poursuivez également comme leurs complices tous ces chefs d'établissements qui, poussés par la plus ignoble cupidité, ne se font pas scrupule de verser à boire à des hommes déjà privés de raison, et vous aurez puissamment contribué à moraliser la société, vous aurez empêché beaucoup de crimes.

Qu'on ne nous dise pas que l'ivresse par elle-même, ne portant préjudice à personne, ne peut être rangée au nombre des délits; il ne doit pas être permis à un membre de la société de dégrader en lui l'humanité jusqu'à le priver du caractère distinctif qui sépare l'homme de la brute, c'est un suicide moral que nos lois ne doivent pas autoriser; d'ailleurs l'ivresse est un scandale, un outrage à la morale publique, que l'autorité peut certainement réprimer sans être accusée de porter atteinte à la liberté individuelle. Vous avez supprimé les maisons de jeux; vous poursuivez les maîtres d'établissements qui permettent de jouer chez eux; pourquoi ne traiteriez-vous pas avec la même sévérité les ivrognes et ceux qui les tolèrent et qui les attirent chez eux; pourquoi ne faites-vous pas aussi fermer ces établissements où l'on débite des spiritueux a des prix qui ne permettent que de verser du poison aux consommateurs; l'ivrognerie ne ruine pas moins de malheureux que le jeu, elle ne laisse pas moins d'enfants sans pain, pas moins de mères de famille dans le plus complet dénûment; elle les expose en outre plus fréquemment aux mauvais traitements, aux brutalités de leurs parents et de leurs époux, de ceux-là mêmes qui leur devaient assistance et protection; envisagées toutes deux sous ce point de vue, l'ivrognerie est des deux passions celle qui est la plus funeste, et elle doit envoyer et elle envoie en effet, de nombreuses recrues grossir les rangs des malfaiteurs. (Qu'il demeure bien entendu cependant que nous ne voulons pas faire une exception en faveur de la passion du jeu qui est plus répandue qu'on ne le pense dans les classes inférieures, puisqu'il n'est si petite tabagie qui n'ait son billard, et qui, comme toutes les autres passions mauvaises, est une cause puissante de démoralisation; nous prétendons seulement que l'ivrognerie est un vice encore plus funeste dans ses résultats que le jeu.)

Personne, nous le pensons, ne sera tenté de mettre en doute, ni la nécessité d'apporter aux maux que nous venons de signaler les remèdes convenables, ni celle, plus grande encore, de créer, en faveur des classes pauvres, des établissements dans lesquels elles pourraient toujours trouver de l'éducation, du travail, et du pain. Ces établissements, si jamais ils existent, devront être administrés par des philanthropes éclairés et non rétribués.

Si l'on veut diminuer le nombre des malfaiteurs, il faut, ce qui n'est pas impossible, rendre meilleurs et un peu plus heureux ceux qui appartiennent aux classes inférieures de la société; le point de départ qu'il ne faut jamais perdre de vue.

Dans ce but, lorsque vous aurez détruit toutes les causes qui le portent au mal, intéressez l'homme à faire le bien; l'intérêt, vous ne l'ignorez pas, est le plus puissant mobile de toutes nos actions.

Les peuples anciens savaient sans doute punir le crime, mais ils savaient aussi récompenser la vertu; une couronne de chêne, une palme, étaient décernées à celui qui avait rendu à la patrie un service éminent, ou qui s'était toujours dignement occupé de tous ses devoirs. Les peuples modernes, que l'expérience des siècles devraient cependant avoir instruits, ont, il est vrai, des juges pour appliquer les lois, des geôliers, des argousins, et des bourreaux pour les exécuter; mais ils n'ont pas, comme les anciens, des magistrats dispensateurs des récompenses publiques accordées aux belles actions. A côté de la loi qui punit de mort l'assassin, ne devrait-il pas y en avoir une pour récompenser le citoyen courageux qui, au péril de sa vie, sauve celle de son semblable; si la loi punit celui qui viole un des articles du pacte social, pourquoi ne récompense-t-elle pas celui qui les observe tous religieusement? Les hommes ont besoin de hochets, c'est là une de ces vérités qui sont malheureusement trop prouvées, c'est une vérité chez tous les peuples, c'en est une surtout chez le peuple français.

Regardez nos armées: assurément elles sont naturellement courageuses; mais oserait-on nier que les mises à l'ordre du jour, les sabres d'honneur, les croix surtout, n'aient pas contribué puissamment à leur faire enfanter des prodiges. On peut juger par là combien il en coûte peu pour donner de l'émulation aux Français; des mots souvent suffisent, pourvu qu'ils aient quelque retentissement, et lorsque Napoléon disait aux bataillons qu'il commandait: Du haut de ces pyramides quarante siècles vous contemplent, il faisait de ses soldats autant de héros.

Les mêmes causes produiront les mêmes effets dans la carrière civile; donnez à tous les hommes, pour se bien conduire les mêmes stimulants qui ont rendu nos soldats immortels, et vous ne manquerez pas de citoyens qui s'immortaliseront aussi par leurs vertus privées.

Après avoir jeté un coup d'œil sur notre ordre social, nous nous trouvons forcé d'avouer que la réalisation de nos souhaits nous paraît encore bien éloignée; on exige tout d'une certaine classe, et cependant on ne fait rien pour elle: quel est donc l'avenir qui lui est réservé? l'homme pourra-t-il toujours résister aux influences pernicieuses qui ne manqueront pas de l'assaillir à ses débuts dans le monde? pourra-t-il traverser sans guide les nombreux écueils que peut-être il trouvera sur sa route sans y faire naufrage? le contraire est à craindre lorsque vous ne faites rien, pour qu'il en soit ainsi.

L'homme fort, c'est-à-dire celui qui n'a jamais succombé parce que peut-être il n'a jamais senti la nécessité, ou qu'il n'a eu à lutter que contre un ennemi faible, veut que l'on résiste à ses passions, aux mauvais exemples, même aux privations les plus rigoureuses; et cependant il ne prend pas la peine de servir de guide à l'homme faible, il ne lui donne pas les moyens de résister, de combattre avec avantage les nécessités humaines et les besoins impérieux qui bientôt vont l'accabler, et qui pourront le conduire au crime; et l'on s'étonne après cela que cet homme succombe et vienne augmenter la population déjà si nombreuse des bagnes et des maisons centrales! C'est jeter un homme dans une arène, au milieu des bêtes féroces, sans même armer son bras, et s'étonner ensuite qu'il se laisse dévorer par elles.

Dès l'instant qu'une institution pèche par sa base, tout ce qui se rattache ou en ressort ne peut être que vicieux, il faut en conséquence prendre l'homme tel que le forment les circonstances qui l'entourent, et ne pas exiger qu'il se montre tel qu'il serait peut-être si l'organisation sociale ne l'avait pas corrompu et ne lui avait pas fait perdre sa pureté native.

En résumé, lorsqu'il existera des écoles dans lesquelles les enfants du peuple recevront une éducation proportionnée à leurs capacités; lorsque des professeurs seront chargés de leur faire connaître et respecter les lois du pays, et de leur apprendre par leurs paroles et surtout par leur exemple à chérir la vertu; lorsqu'en sortant de ces écoles ils pourront entrer dans un établissement, pour y apprendre un état et y contracter des habitudes d'ordre et de sobriété, lorsque l'homme dénué de ressources pourra sans craindre de se voir ravir le plus précieux et le dernier de ses biens, la liberté, aller trouver le commissaire de police de son quartier, et lui demander, ce qu'alors il obtiendra, du travail et du pain; lorsque vous aurez combattu et réprimé cette honteuse passion qui assimile l'homme à la brute, en lui enlevant son caractère distinctif, la raison, lorsque enfin quelques lois préventives seront écrites à côté des lois répressives de notre code et que des récompenses seront accordées aux hommes vertueux; alors seulement il sera permis de se montrer sévère sans cesser d'être juste; car personne ne pourra jeter ces paroles au visage du magistrat qui, lorsqu'il est assis sur son siége représente la société tout entière: J'ai volé pour manger, je veux bien m'acquitter de la tâche qui m'est imposée, mais je suis homme, j'ai le droit de vivre et la société dont vous êtes le représentant, la société qui m'a laissé croupir dans l'ignorance, n'a pas celui de me laisser mourir de faim; ou toutes autres vérités semblables qui, si elles ne sont l'apologie du crime, l'expliquent au moins et peuvent, jusqu'à un certain point, le faire paraître plus excusable.

Dans l'état actuel il faut admirer ceux qui restent vertueux, plaindre ceux qui succombent, leur tendre la main lorsque après avoir expié leurs fautes, ils veulent se relever et chercher avec soin les moyens de les empêcher de succomber de nouveau.

Nous avons essayé de prouver que si les voleurs sont corrompus, ils n'étaient pas incorrigibles, et qu'à part quelques exceptions, il était possible de les ramener au bien si l'on voulait s'en donner la peine, et d'énumérer les principales causes qui augmentent sans cesse les rangs déjà si nombreux des malfaiteurs. Ce long préambule était nous le croyons, nécessaire à l'intelligence de ce qui va suivre, il est bon lorsque l'auteur met en scène des personnages qui, au premier aspect peuvent paraître quelque peu excentriques, tout réels qu'ils sont, que le lecteur sache ce que sont ces personnages, d'où ils viennent et où ils vont; ce qui suit n'est donc en quelque sorte que le commentaire en action de ce que nous venons de dire, mais cependant que l'on se garde bien de prendre pour l'expression de la pensée de l'auteur, les discours qu'il met dans la bouche de ses personnages; il a voulu seulement les faire parler comme ils parlent ordinairement; on aurait tort d'accorder à ce qu'ils disent, une portée que l'auteur lui-même est bien loin d'avoir voulu y attacher.

III.—La fête de la mère Sans-Refus

Il fut un temps, disent les Nestors du bagne et des maisons centrales, lorsque sur le préau ou dans le chauffoir de la prison où ils se trouvent ils ont rassemblé autour d'eux un essaim d'auditeurs, avides d'écouter leurs leçons en attendant qu'ils puissent marcher sur leurs traces, il fut un temps où les voleurs étaient à la fois braves et discrets, c'était le bon temps (Les vieillards toujours aiment à vanter le passé aux dépens du présent), alors, un rousse à l'arnache[263] ou un cuisinier[264], à moins d'être certain de ne pas être connu, ne se serait certes pas avisé de s'introduire dans des lieux où les grinches[265] avaient l'habitude de se réunir; il savait trop bien qu'au moindre indice de nature à déceler un macaron[266], il aurait été sacrifié à la sécurité générale. Cela du reste est arrivé plusieurs fois, même en prison, et les chats[267] se contentaient, lorsque le macaron était expédié, de tirer son cadavre par une jambe pour en débarrasser la cour, en disant: c'est bien fait; pourquoi, puisqu'il était rousse[268], ne s'est-il pas fait mettre à part[269]?

En ce temps-là les grinches, lorsqu'ils étaient pris, ne se mettaient pas à table[270], ceux qui avaient travaillé[271] avec eux pouvaient dormir sans taf[272], souvent même on pouvait aller voir son camarade d'affaires[273], terminer glorieusement sa carrière sur la placarde[274], plutôt que de donner[275] les fanandels[276]; en ce temps-là, on avait de la probité et de l'atout[277].

Maintenant, ce n'est plus de même; les railles[278] vont partout tête levée, et sitôt qu'un poisse[279] est paumé marron[280], il casse le morceau[281]; il n'y a plus de vrais tapis[282]; de sorte qu'un bon garçon ne sait plus, lorsqu'il sort du castuc[283] ou du pré[284], de quel côté porter ses pas.

Ce que disent ces Nestors du bagne, pour leur conserver le nom que nous venons de leur donner, n'est vrai que jusqu'à un certain point. Sans doute il y a maintenant moins de types caractéristiques qu'autrefois; il s'est opéré une telle fusion dans nos mœurs que plusieurs se sont effacés; malheureusement cela ne prouve rien en notre faveur; cependant il existe encore dans des coins oubliés de la vieille Lutèce, quelques lieux où se conservent toujours intactes toutes les vieilles traditions. La maison de Marie-Madeleine Comtois, dite Sans-Refus, était un de ces lieux-la. Depuis longtemps, elle était connue pour n'être autre chose qu'un repaire à voleurs. La police y faisait de fréquentes descentes, mais presque toujours ces descentes étaient infructueuses, et si quelquefois elle y faisait des captures, c'était celles de quelques novices qui n'étaient pas encore initiés aux mystères du lieu et dont on croyait devoir laisser à quelques années de collége[285] le soin de terminer l'éducation. Les mots sacramentels entolez à la plaque[286], n'étaient du reste prononcés que dans les grandes occasions et en faveur de ceux en petit nombre qui avaient donné à l'association des preuves de leur zèle, de leur capacité et de leur discrétion.

Nous avons déjà décrit, avec autant d'exactitude que cela nous a été possible, l'extérieur de la maison Sans-Refus; maison qui existe encore aujourd'hui à la place que nous avons indiquée et dans l'état où elle se trouvait à l'époque où se passèrent les événements de cette histoire. Nous devons maintenant faire pour l'intérieur de cette maison ce que nous avons fait pour l'extérieur.

La boutique, ainsi que nous l'avons déjà dit, était partagée en deux parties égales, par une cloison jadis vitrée, dont on avait remplacé les carreaux absents par du papier huilé. Dans la première partie se tenaient les odalisques attachées à l'établissement et les consommateurs vulgaires. La seconde formait une espèce de sanctuaire dans lequel n'étaient admis que les adeptes.

Une porte avait été pratiquée dans le mur du fond de cette partie de la boutique. Cette porte petite, basse et garnie de fortes pentures, donnait entrée dans une petite cour carrée entourée de hautes murailles et de laquelle on ne pouvait voir qu'un coin du ciel. Jamais un rayon de soleil ne descendait dans cette cour dans laquelle on devait avoir froid au milieu des plus chaudes journées de l'été, le pavé en était inégal, raboteux, toujours sordide et fangeux, et ses murs, sur lesquels croissaient des agarics vénéneux, avaient pris cette teinte presque verte qui n'appartient qu'aux lieux humides et malsains.

Une seconde porte avait été pratiquée dans le mur de refend de droite, contigu à la petite ruelle des Teinturiers. Après avoir passé cette porte on n'avait plus que quelques pas à faire pour arriver sur la berge du fleuve dont, à ce moment, les eaux avaient atteint une certaine hauteur; mais cette porte n'était que rarement ouverte.

A l'extrémité opposée de cette cour, il existait une pompe sous le robinet de laquelle on avait placé une auge plus longue que large, formée d'une seule pierre de taille. Cette auge, presque toujours pleine de détritus et d'eau croupissante, pouvait être facilement enlevée de la place qu'elle occupait, à l'aide d'un fort manche à balai passé entre deux trous pratiqués à ses extrémités opposées. Alors elle laissait voir un trou creusé dans le sol, qui allait s'élargissant par le bas, à la naissance duquel on avait, à l'aide de crampons et de forts pitons en fer, adapté une échelle de meunier. L'auge pouvait être replacée aussi facilement qu'elle avait été enlevée, de sorte qu'une fois qu'elle avait été remise en place et de nouveau remplie d'eau, il devenait impossible, à moins d'être initié au mystères du lieux, de découvrir la retraite dont elle cachait l'entrée.

Après avoir descendu les vingt marches de l'échelle de meunier, on se trouvait dans un grand caveau carré, distrait des caves de la maison, partagées en trois parties égales, et dont ce caveau était une, par de forts murs auxquels on avait eu le soin de donner, bien qu'ils fussent de construction nouvelle, l'apparence de vétusté et la noirceur vénérable des vieux murs.

On pouvait, au besoin, sortir de ce caveau par une porte basse et cintrée qui donnait entrée sous la voûte qui, avant les constructions du quai qui viennent d'être faites, régnait sous toute la longueur du quai de Gèvres.

Une table, formée de quelques planches de sept à huit pieds de long placés sur des tréteaux, autour de laquelle vingt-cinq ou trente personnes pouvaient prendre place sans être trop gênées, avait été dressée dans le caveau dans lequel nous venons d'introduire nos lecteurs.

Les planches avaient été couvertes, en guise de nappes, de draps de grosse toile écrue enlevés à la couche virginale des pensionnaires de la mère Sans-Refus (hâtons-nous de dire que ces draps étaient blancs de lessive) et chargées d'un nombre d'assiettes, de grossière faïence, de toutes les formes et de toutes les couleurs, égal à celui des convives qui devaient prendre part au festin. Un dindon monstre, convenablement bourré de hachis et de marrons, deux oies et un fromage d'Italie, des assiettes de charcuterie assortie, d'autres remplies jusqu'aux bords de beurre, de radis, de moutarde, de sardines et de cornichons: tels étaient les pièces de résistance et les hors-d'œuvre qui devaient l'accompagner. Le dindon était en outre flanqué de deux pâtés de lapins équivoques, et de deux salades de barbe de capucin garnie de tranches de betteraves; deux énormes bonnets de Turc ou biscuit de Savoie, surmontés chacun d'une grosse touffe d'immortelles et de l'image en pâte sucrée de la sainte dont on allait célébrer la fête, garnissaient les deux extrémités de la table qui était éclairée par une douzaine de chandelles fichées dans des chandeliers de cuivre et de plaqué, vénérables représentants de tous les siècles passés, récurés pour cette occasion solennelle et surmontés de bobèches en papier découpé de diverses couleurs; les couverts d'argent de conseiller[287] sur lesquels on pouvait encore distinguer les restes d'anciennes armoiries grossièrement effacées, comme les chandeliers, appartenaient à toutes les époques; un petit père noir[288], plein jusqu'aux bords de cet excellent vin bleu que l'on ne boit qu'à Paris, complétait chaque couvert; on n'avait pas servi de couteau, les gens de la classe à laquelle appartenaient ceux qui devaient prendre place à ce banquet, ayant l'habitude d'en porter constamment un dans leur poche.

Sur un vieux coffre, couvert comme la tapisserie d'un drap blanc de lessive, on avait disposé le dessert, qui se composait de deux fromages, un de Brie, l'autre de Gérard-Mer, vulgairement appelé Géromée; de noix et de noisettes, un plein saladier de pruneaux, de pain d'épices et de biscuits de Reims; le tout accompagné de plusieurs bouteilles ornées d'étiquette sur lesquelles on pouvait lire ces indications: cent sept ans, vanillé, parfait-amour, cognac, noms des liqueurs que chérissent les enfants de Mercure.

Le vieux fauteuil de la mère Sans-Refus, enveloppé aussi d'un drap blanc afin que les habits de gala de l'héroïne de la fête n'enlevassent rien de l'épaisse couche de graisse dont il était couvert, avait été transporté dans le caveau et placé au haut bout de la table. Sur ce siége trônait déjà la tavernière qui, pour faire honneur à ses convives, avait fait des frais de toilette vraiment extraordinaires et s'était parée de ses plus pimpants atours. Son visage, habituellement noir et crasseux, avait été nettoyé avec de la pommade au jasmin, mais malgré cette précaution, il était encore sillonné de légers filets noirs, et comme la serviette, imprégnée du précieux cosmétique n'avait été promenée que sur les parties apparentes, il se détachait en blanc sur le fond obscur des parties inférieures, assez semblable à une vitre mal nettoyée, une robe de mérinos, du rouge le plus éclatant, bordée et nervée de cordonnet vert, un tablier de soie d'un vert un peu plus clair que celui des agréments de la robe et garni de dentelles noires, une ceinture de velours de même couleur, attachée sous la poitrine par une boucle enrichie de roses et de perles fines, un bonnet monté à rubans aurores, un tour blond dont les tire-bouchons se déroulaient le long de ses joues creuses, et un fichu de belle dentelle composaient un ensemble de toilette qui ne pouvait appartenir qu'à la mère Sans-Refus ou à une femme de sa sorte.

Mais si la parure de la Sans-Refus était du plus haut mauvais goût, elle était en revanche d'une extrême richesse; le cou décharné de la vieille mégère était entouré de diamants de grosseur raisonnable et de la plus belle eau; ses doigts maigres et osseux étaient tous garnis de bagues de formes diverses; enfin, toute sa personne ressemblait assez à un de ces mannequins d'étalage sur lesquels les bijoutiers, qui courent les foires, font l'exhibition des richesses de leur magasin.

Les deux siéges placés à droite et à gauche de la mère Sans-Refus, étaient occupés, l'un par Cadet-Filoux, le doyen des grinches[289] et des escarpes[290], l'autre par Cadet-l'Artésien, beau vieillard de soixante-douze ans, encore frais et dispos, qui avait passé quarante cinq années de sa vie au bagne de Brest, d'où il s'était évadé plusieurs fois. Ces deux vénérables débris du temps passé, qui avaient été les amis de Comtois et de Marianne Lempave, et qui à ce titre, avaient obtenu les places d'honneur, avaient conservé le costume qu'ils portaient, lorsque jeunes et forts, ils étaient les sultans privilégiés des Vénus Callipiges, habitantes des bouges, qui à cette époque infestaient les rues de la Vieille-Lanterne, de la Vieille place aux Veaux, de la Mortellerie et tutti quanti; grand chapeau à cornes, cravate d'une ampleur démesurée, veste très-courte, pantalon large, bas à coins de couleur et chaussure sortant des magasins du successeur de la mère Rousselle[291].

Un autre vieux larron, Coco-Lardouche, était placé près de Cadet-Filoux ces trois messieurs causaient avec la mère Sans-Refus, en attendant l'arrivée des autres convives.

Ces derniers arrivaient à la suite l'un de l'autre, et à mesure, qu'après avoir descendu les vingt degrés de l'échelle de meunier, ils faisaient leur entrée dans le caveau, la superbe ordonnance du banquet leur arrachait des exclamations admiratives. Le grand Louis, Charles la belle Cravate, Robert, Cadet-Vincent, et plusieurs autres, étaient déjà arrivés, il ne manquait plus que Délicat, Coco-Desbraises Rolet le mauvais Gueux, Rupin, le Provençal et le grand Richard, ainsi que Vernier les Bas bleus, sur lequel, du reste, on ne comptait pas.

—Faut-y descendre? cria Cornet tappe dur, qui était resté en haut afin d'introduire les convives à mesure qu'ils arrivaient.

—Pas encore, mon garçon, lui répondit la mère Sans-Refus; Rupin, le Provençal et le grand Richard ne sont pas arrivés.

—C'est bon, c'est bon, la daronne[292], répondit Cornet tape dur, ça m'est égal d'attendre; mais n'allez pas me casser le ventre au moins.

—Eh! pourquoi donc qu'on les attendrait, les rupins, ajouta Charles la belle Cravate, qui avait encore sur le cœur certaine correction qui lui avait été administrée par Salvador et Roman, correction à laquelle Délicat et ses deux camarades, qui cherchaient par tous les moyens possibles à aigrir tous les bandits contre leurs ennemis, avaient fait allusion en diverses circonstances. Pourquoi qu'on les attendrait, sont-y donc si grands seigneurs qu'y ne puissent pas arrivera l'heure comme les fanandels[293].

—Veux-tu bien ne pas tant balancer le chiffon rouge, méchant ferlampier[294], s'écria la mère Sans-Refus, de sa voix la plus aigre; j'suis-t'y pas libre de faire morfiller ma refaite de sorgue[295] par qui me plaît? et ça m'plaît à moi qu'on attende les rupins.

—La! la! n'vous fâchez pas, la mère, dit le grand Louis, on les attendra les rupins, pisque ça vous convient; mais faut convenir tout d'même qu'vous les aimez comme vos petits boyaux, et qu'si par hasard la raille[296] découvrait la planque[297], vous seriez capable d'les cacher sous vos cotillons.

—Eh, ben! oui, j'les aime, c'est des hommes qu'a de l'ordre, de la conduite et du cœur à l'ouvrage, avec lesquels qu'on peut gagner sa pauvre vie, et qui sont toujours flambants[298], vous ne travaillez que quand vous n'avez plus de lime sur les andosses[299]; aussi vous êtes toujours ficelés comme des plongeurs[300], avec des frusques boulinés[301] aux arpions des philosophes de neuf jours[302], de sorte que vous pouvez vous couper les ongles des pieds sans vous déchausser.

—C'est ça! moquez-vous de notre misère; mais rira bien qui rira le dernier; avec ça qu'elle est bien ta refaite de sorgue[303], qu'y n'y a pas tant seulement un jambonneau.

—Ah! tu trouves que j'ai pas bien fait les choses, méchant pègre à marteau[304]! eh! bien, t'en morfilleras[305] pas, voilà tout; le pivois[306], le larton[307] et la criolle[308], te passeront devant le naze[309].

—Hé! dites donc, les autres, cria par le trou Cornet tape dur, n'jaspinez[310] donc pas tant, v'là les rupins.

En effet, Salvador, Roman et le vicomte de Lussan, vêtus d'un costume en harmonie avec le lieu où ils se trouvaient, quoique propre, descendaient les degrés de l'échelle et entraient dans le caveau.

Les trois nouveaux arrivés, après avoir légèrement salués ceux qui se trouvaient déjà dans le caveau, allèrent prendre les places qui leur avaient été réservées près de la mère Sans-Refus et du respectable triumvirat, composé comme on sait de Cadet-Filoux, de Coco-Lardouche et de Cadet l'Artésien.

—Heim! comme y font leur tête, dit le grand Louis à Charles la belle Cravate, y n'ont pas tant seulement dit bonjour aux amis.

—Patience, ça n'durera pas, lorsque Délicat, Coco-Desbraises et Rolet le mauvais Gueux, seront arrivés, faudra bien qu'y déchantent.

—Allons, allons, mauvais sujets, dit la Sans-Refus, en prenant un petit air agréable, à table.

—A table, à table, s'écrièrent presque tous les bandits.

—Et pourquoi donc qu'on s'mettrait à table avant qu'Délicat et ses amis soient arrivés, puisqu'on a bien attendu les Rupins dit le grand Louis.

—Tu verras bien si j'attends ces panés-là, répondit la mère Sans-Refus; si y sont bien ousqu'y sont, qui z'y restent.

—Pourquoi ne les attendrait-on pas? dit alors Salvador; puisque les amis ont eu la complaisance de ne pas se mettre à table sans nous, il est juste que nous attendions à notre tour; accordons-leur au moins le quart d'heure de grâce.

—Allons va, pour un quart d'heure, reprit la Sans-Refus.

—S'ils n'allaient pas venir, dit le vicomte de Lussan en s'adressant à Salvador, ce serait fort désagréable; je serais désolé d'être venu pour rien dans cette atroce caverne.

—Il n'y a pas de danger, répondit Roman; Vernier les bas Bleus, qui ne les a pas quittés depuis trois jours m'a fait dire ce matin, au petit café de la rue de Bourgogne, qu'il les amènerait.

—V'là l'restant des amis, cria Cornet tape dur.

Délicat, Coco-Desbraises et Rolet, dans un état d'ébriété qui annonçaient que Vernier les bas Bleus s'était fidèlement acquitté de sa mission, descendaient l'échelle de meunier, suivis de Vernier, qui, sitôt qu'il eut mis le pied sur le sol, s'approcha de Roman et lui dit à l'oreille:

—Les v'là; depuis trois jours que j'les pilote. Ils n'ont parlé à personne. Vous voyez que j'me suis fidèlement acquitté de ma tâche.

—Et tu vois que je tiens ma promesse, lui répondit Roman en lui remettant un billet de mille francs: chose promise, chose due.

—Merci, s'il y a d'la morasse[311] vous pouvez compter sur moi.

—Cornet! bride le boucart[312] et viens te mettre à la carrante[313], mon garçon, cria la Sans-Refus à celui des bandits qui était resté en haut.

Il ne fut pas nécessaire de lui répéter, cet ordre; il eut bien vite terminé tout ce qu'il avait à faire dans la boutique, et à son tour il fit son entrée dans le caveau mais, quelque diligence qu'il eût faite, il n'arriva pas assez tôt pour pouvoir choisir une place; il fut forcé de se contenter d'un tabouret placé à l'extrémité de la table.

Le repas fut d'abord aussi paisible que pouvait l'être une réunion composée d'éléments semblables à ceux qui étaient rassemblés dans le caveau de la mère Sans-Refus. Les bandits voulaient d'abord satisfaire le vigoureux appétit que la plupart ils avaient le bonheur de posséder. Il est inutile de dire que Salvador, et ses deux compagnons, accoutumés à une chère beaucoup plus délicate, que celle qui pour le moment était à leur disposition, ne touchaient à leurs mets que pour se donner une contenance, et ne faisaient que mouiller leurs lèvres aux rouges bords que leur versait avec une libéralité toute gracieuse la hideuse Hébé de ce banquet de dieux infernaux.

Au dessert, les convives, qui arrosaient chaque bouchée qu'ils avalaient d'une copieuse rasade de vin bleu, étaient assez animés pour laisser poindre une certaine confusion, diagnostic précurseur de l'orgie qui allait suivre.

La Sans-Refus, qui avait le vin très-sensible, versait des larmes d'attendrissement en rappelant aux vieillards placés près d'elle la triste fin de son père, gerbé à conir sur la lune à douze quartiers[314], et qui était mort sans cribler[315]. Tous les bandits, à l'exception de Salvador et de ses deux compagnons qui se bornaient au simple rôle d'observateurs, et de Vernier les bas Bleus, qui suivait l'exemple de ses patrons, buvaient à l'envi l'un de l'autre, parlaient tous à la fois, ou chantaient des refrains où la crudité de la pensée le disputait au cynisme de l'expression.

Les vieillards, auxquels la compagnie n'avait pas cessé de prodiguer les soins et les égards dus à leur âge et à leurs antécédents, commencèrent à s'animer; leurs yeux brillèrent d'un plus vif éclat qu'à l'ordinaire, et les mouvements de leur tête annoncèrent qu'ils allaient parler.

Tous les bandits firent silence pour les écouter.

Le plus vieux Cadet-Filoux remplit de vin son verre qu'il éleva au-dessus de sa tête; les deux autres, Coco-Lardouche et Cadet l'Artésien suivirent son exemple.

—A la mémoire de la vieille pègre! s'écrièrent-ils en chœur.

—A la mémoire, continua Cadet-Filoux, de ceux qui comme nous ont su souffrir sans jamais manger le morceau[316]!

Tout le monde s'empressa de faire raison à ce toast et la conversation se trouva amenée sur un terrain où elle ne devait pas languir.

—C'est tout d'même un bon métier que celui de pègre[317], dit Cornet tape dur qui s'escrimait contre un pilon de volaille.

—Oui, oui, tu trouves le métier bon lorsqu'il s'agit de se bourrer le fusil, répondit le grand Louis; mais lorsqu'il s'agit de travailler, il n'est plus de ton goût, taffeur[318].

—Au fait il n'est pas déjà si chouette[319] le truc[320], avec la perspective que l'on a devant les yeux, ajouta Vernier les Bas bleus qui jusqu'à ce moment avait gardé le silence; le collége[321], la traverse[322] ou la passe[323].

—C'est votre faute, dit Coco-Lardouche; si aussitôt qu'un de vous autre est pris, il ne se mettait pas à table[324], les railles[325], les gerbiers[326] et l'Avocat-Bêcheur[327], n'auraient pas si beau jeu.

—Dites-donc, vieux? s'écria Charles la belle Cravate, est-ce qu'il y en a parmi nous quelques-uns qui ont fait les macarons[328]?

—Ce n'est pas là ce que veut dire Coco-Lardouche; il sait aussi bien que moi que vous êtes tous de bons garçons, incapables de trahir un camarade; mais il sait aussi que la jeune pègre s'est déshonorée.

Cadet-Filoux remplit son verre de vin et le vida d'un seul trait.

—Écoutez-moi, mes enfants, dit-il après s'être recueilli quelque instants. J'ai débuté bien jeune; j'ai vu le grand et le petit Meudon[329]; à treize ans, j'ai été fouetté sous la custode[330]; et si je n'avais pas été si momacque[331], il est probable qu'avec la salade[332], j'aurais eu le rôti[333]. Les ans ont argenté ma chevelure. (Le vieux scélérat montrait avec un certain orgueil les magnifiques cheveux blancs dont les longues boucles descendaient sur ses épaules); mes plus belles années se sont écoulées au pré[334] et dans tous les castucs[335] de notre belle France; le satou[336] des argousins et des gardes-chiourmes s'est usé sur mes épaules; j'ai été le compagnon des grands hommes qui ont illustré notre profession; des Comtois, des Josas, des Marquis dit la Main d'or, des Mabou dit l'Apothicaire, de Molin le chapelier, de Jallier dit Bombance, des Nezel, des Cornu et de plusieurs autres qu'il serait trop long de vous nommer[337]. Je puis donc vous donner d'utiles conseils, et je dois croire que mes paroles auront auprès de vous une certaine autorité.

—Est-ce que ce vieux drôle a l'intention de nous faire un sermon, dit le vicomte à Salvador.

—Ecoutons-le en attendant que nous trouvions l'occasion d'amener les choses à point, répondit celui-ci.

—Tous les grinches[338], continua Cadet-Filoux, quel que soit d'ailleurs le genre qu'ils exercent, que ce soit l'escarpe[339] ou la tire[B], la carre[C], ou la détourne[D], le chantage[E], ou le charriage[F], qu'ils soient cambriolleurs[G], roulottiers[H], bonjouriers[I], ramastiques[J], soulasses[K], romanichels[L], vanterniers[M], ou neps[340], devraient se considérer comme les enfants d'une même famille, se prêter aide et assistance en cas de besoin, en un mot, se chérir comme des frères; malheureusement il n'en est pas ainsi, vous avez tous oublié, ô rameaux étiolés d'une noble souche que si vous le vouliez bien vous pourriez former une société au milieu de la société, société que l'on ne pourrait que très-difficilement détruire, si toutefois l'on y parvenait, si tous ses membres avaient toujours présente à la mémoire, cette maxime des petits peuples auxquels les grands états font la guerre, l'union fait la force. Mais non, ceux d'entre vous qui sont moins heureux ou moins habiles que tel ou tel autre, le jalousent et emploient pour lui nuire tous les moyens qu'ils peuvent imaginer.

Il y a dans le monde, mes enfants, des hommes qui se gorgent tous les jours de truffes et de vin de Champagne, qui dorment sur l'édredon, qui se font traîner dans de somptueux équipages et qui passent leurs soirées à lorgner les tibias des danseuses de l'opéra, qui emploient les instants dont ils ne savent que faire, à écrire de beaux traités dans lesquels ils recommandent à ceux qui ne boivent que du vin à six sous, quand ils en boivent, qui se couchent sur une méchante paillasse, quand ils ne couchent pas à la belle étoile, et qui jamais ne verront les tibias de mesdemoiselles Fanny Elssler et Cérito, de vivre et de mourir sans jamais s'écarter du sentier de l'honneur: ces gens-là, mes enfants, on les appelle des philanthropes.

Des philanthropes sont ceux qui disent au peuple lorsqu'il n'a pas de pain de manger de la brioche, ce sont les philanthropes qui, lorsqu'un cruel fléau décimait la population de la capitale, recommandaient à des misérables qui n'avaient pour couvrir leurs membres amaigris qu'une mauvaise serpillière de toile, de se tenir bien chaudement, de se nourrir d'aliments sains et de ne boire que de bons vins de Bordeaux.

Vivre, souffrir et mourir sans jamais s'écarter du sentier de la vertu, c'est beau sans doute, mais celui qui n'a pas un toit pour abriter sa tête, de vêtements pour se couvrir, d'aliments pour apaiser la faim qui le tourmente, le pauvre diable qui n'a pu trouver de travail qui a été mis dehors par son hôtelier parce qu'il n'a pu payer son modeste logement, qui n'a pas dîné, et que l'on condamne parce qu'il s'est endormi à jeun sous le porche d'une église ou dans un four à plâtre, se dit à la fin que les philanthropes sont des solliceurs de loffitudes[341], et voilà à peu près la raisonnement qu'il se fait.

Le code pénal, que les heureux du siècle ont fabriqué pour leur usage particulier, n'est qu'un arsenal dans lequel ils trouvent toujours des armes toutes prêtes pour frapper ceux qui laissent tomber des regards envieux sur leurs hôtels magnifiques, leurs brillants équipages et leur table somptueuse. Si je leur avais arraché, à ces heureux mortels, une petite part de leur superflu, ma physionomie à l'heure qu'il est ne serait pas livide et terreuse, mes vêtements ne tomberaient pas en lambeaux! Qui leur a dit que je n'avais pas, sans pouvoir y parvenir, cherché à utiliser ce que je possède de forces et de facultés? Puisque personne n'élevait la voix pour se plaindre de moi, pourquoi donc, au lieu de me donner ce que tous les hommes, dans un état bien organisé, devraient pouvoir obtenir, du travail et du pain, me condamne-t-on à passer quelques mois de ma vie dans une prison, et me met-on pour un temps plus on moins long à la disposition du gouvernement: est-ce que le malheur m'a ôté le droit de respirer au grand air?

Lorsqu'un homme s'est dit tout cela (et ceux qui ne se le disent pas le sentent, ce qui revient absolument au même), il est bien prêt de devenir grinche[342]; aussi lorsque après avoir, grâce à un arrêt dicté par des lois impitoyables, à des magistrats qui, je veux bien le croire, gémissaient en le prononçant, passé quelques-unes de ses plus belles années en prison, il sera rendu à la liberté; ce qu'il n'avait pas voulu faire avant d'y être mis, il le fera infailliblement après en être sorti, il sera voleur.

—Bien sûr, dit Cornet tape dur, on trouve dans l'tas de pierres[343] des amis qui vous affranchissent[344], qui vous donnent des bons conseils, et ma foi comme on a déjà vu que ça ne servait à rien d'être honnête, on fait comme eux.

—Et on fait bien, reprit Cadet-Filoux. Si l'on connaissait les antécédents de tous ceux qui sont gerbés à vioque ou à la passe[345], peut-être bien qu'on les plaindrait un peu plus qu'on ne le fait; et comme presque toujours on soulage ceux que l'on plaint, il est certain qu'il y aurait beaucoup moins de grinches qu'il n'y en a, il est probable même que beaucoup de pègres, et des bons, quitteraient le métier pour se mettre à turbiner[346].

—Bien sûr, dit Cadet-Vincent, je ne suis pas certes un des plus maladroits caroubleurs[347], j'ai toujours de l'auber dans mes valades, bogue d'orient, cadennes, rondines et frusquins d'altèque[348], eh ben! ça n'empêche pas que j'aimerais mieux encore turbiner d'achar du matois à la sorgue, pour affurer cinquante pétards par luisants, que de goupiner[349], mais il n'y a pas moyen. Une supposition! j'suis depuis un an, deux ans, plus ou moins, dans un atelier ousque j'travaille d'mon état d'ébéniste, j'turbine[350] comme un double six[351], je n'me mets jamais en riolle[352], j'suis estimé du beausse[353] et chéri des fanandels[354], c'est bon; mais v'là qu'on apprend que j'ai été là-bas: patatras, serviteur de tout mon cœur, on me met à la porte, et c'est toujours la même histoire; ma foi on se lasse de tout, et dès qu'on est bien sûr qu'une fois qu'on a été sur la planche au pain et gerbé[355] il faut mourir de faim si l'on veut mourir honnête homme, on se refait grinche, c'est plus sûr et moins trompeur.

—C'est plus sûr et moins trompeur, reprit Robert, le camarade d'affaires de Cadet-Vincent; c'est une question, je crois pour ma part qu'il n'y a pas de métier qui soit moins sûr et qui soit plus trompeur que celai de grinche.

—Et pourquoi ça, s'il vous plaît? repartit Coco-Lardouche.

—Pourquoi ça, pourquoi ça, je ne peux pas bien vous dire, je ne sais pas parler comme vous autres, moi; mais seulement je me rappelle que ma mère, une pauvre brave femme qui est morte de chagrin de c'que j'suivais pas ses conseils, me disait toujours que le bien mal acquis ne profitait jamais.

—Ah! c'te farce, s'écria Charles la belle Cravate, c'est donc à dire que si aujourd'hui je f'sais un chopin[356] de quelques centaines de mille balles[357], et que je l'place chez un beurrier[358] pour qu'il m'en paye le revenu, j'pourrais pas vivre tranquillement de mes rentes, comme un bon bourgeois, et devenir comme un autre juré et marguillier de ma paroisse?

—Mais ousqui sont donc les grinches qui vivent tranquilles après avoir fait fortune? reprit Robert; v'là le birbe[359], qui a fait de beaux coups, des coups plus beaux que tous ceux que nous pourrons faire, eh ben! au jour d'aujourd'hui, si ses enfants qui sont honnêtes ne lui faisaient pas une petite rente, et si queuquefois la fourgate[360] et Rupin ne lui collaient pas quelques sieues dans l'arguemine[361], il serait forcé de caner la pégrenne[362]; et encore c'est un des plus heureux; combien qu'y en a, des pègres de la haute[363], qui, après avoir roulé sur l'or et sur l'argent, et avoir fait pallas[364], sont allés mourir là-bas. Voyez-vous, y a un fait, c'est que c'que le vice rapporte, le vice doit l'remporter.

—Eh ben! c'est égal, ajouta Coco-Desbraises, si l'on meurt misérable, on a toujours la consolation d' pouvoir se dire, lorsqu'il faut caner[365], qu'on a joyeusement passé sa tigne[366].

—Belle fichue vie, en effet, que d'avoir continuellement le taf[367] des griviers[368], des cognes[369], des rousses[370] et des gerbiers[371]! que de n'pas savoir le matois[372] si on pioncera[373] la sorgue[374] dans son pieu[375], que de n'pas pouvoir entendre aquiger[376] à sa lourde[377], sans que l'palpitant[378] vous fasse tictac; et puis c'est pas tout: voyez-vous, pour peu qui vous reste encore un peu d'ça (et Robert en disant ces mots, frappait avec force sur sa poitrine), on se dit souvent que ce n'est pas bien d'enlever à de pauvres diables ce qu'ils ont affuré[379] en turbinant[380] comme des raboins[381].

—Mais puisque le métier de grinche[382] te paraît si mouchique[383], et que tu plains tant les pantres[384] à qui qu'on pescille[385] leur auber[386], pourquoi que tu ne te fais pas honnête homme?

—Ah! pourquoi, pourquoi! est-ce que j'sais?

—Je vais vous le dire, moi, dit Cadet-l'Artésien, c'est la surbine[387].

Beaucoup de personnes très-estimables du reste, et dont la bonne foi ne saurait être mise en doute, considèrent la surveillance comme une mesure éminemment utile. Il leur paraît juste et naturel à la fois que la société ait toujours les yeux fixés sur ceux de ses membres qui ont violé ses lois et qui, par le fait seul de cette violation, se sont volontairement mis en état de suspicion légitime.

Il est malheureusement plus facile de rétorquer par des faits que par des raisonnements les arguments que ces personnes mettent en avant pour soutenir leur opinion.

La surveillance serait une mesure utile si nous étions tous, exempts de préjugés; mais nous sommes loin d'être arrivés à ce haut degré de civilisation.

Quoiqu'on nous fasse l'honneur de nous citer comme le peuple le plus éclairé de la terre, les préjugés nous dominent encore; et de tous ceux dont nous sommes imbus, le plus funeste dans ses conséquences, celui qui cause le plus de crimes, le plus antisocial enfin, est celui qui repousse les libérés.

Lorsqu'un débiteur a payé sa dette, personne ne vient lui reprocher les retards qu'il a mis à l'acquitter, et quatre-vingts fois sur cent, au contraire, ceux qui furent ses créanciers lui tendent une main secourable, lui prêtent leur appui, lui continuent leur crédit. La position du libéré est, suivant moi, toute semblable à celle du débiteur retardataire qui s'est enfin acquitté: il devait à la société un exemple, une réparation quelconque, il a payé sa dette en subissant la peine qui lui a été infligée; pourquoi donc n'est-il pas traité comme on traite le premier? pourquoi donc lui reprocher sans cesse la faute ou le crime qu'il a commis? pourquoi le repousser impitoyablement? Dans quelle loi divine ou humaine a-t-on puisé ces principes d'une éternelle réprobation?

Personne, je le pense, ne sera tenté de mettre en doute la force du préjugé qui repousse les libérés.

Des gens qui occupent dans le monde de très-belles positions, ont subi des condamnations plus ou moins fortes; mais fort heureusement pour eux, elles sont ignorées; car, bien que ces gens méritent l'estime qu'ils inspirent, si leur position était connue, ceux qui maintenant leur touchent la main, qui les admettent à leur table, s'en éloigneraient comme on s'éloigne d'un lépreux ou d'un pestiféré.

J'ai vu souvent des libérés parvenir, en cachant leur position, à se faire admettre dans un atelier, s'y très-bien conduire durant plusieurs années, et cependant en être ignominieusement chassés lorsqu'elle était connue.

Les conséquences de la condamnation deviennent ainsi plus terribles que la condamnation elle-même, pour ceux qui sont soumis à l'expiration de leur peine à la surveillance de la police, qui ne leur laisse jamais pendant longtemps la possibilité de cacher leur position de libérés; et, je ne crains pas de le dire, les libérés qui n'ont pas de fortune n'ont d'option qu'entre ces deux parties, mourir de faim...

—Merci, mourir de faim, dit Cornet tape dur, il n'y a pas de presse.

—Ou redevenir ce qu'ils étaient, continua Cadet-l'Artésien.

Mourir; tous les hommes n'ont pas assez de courage pour cela, aussi le libéré, repoussé éternellement par cette société que jadis il offensa, mais à laquelle il ne doit pas pourtant le sacrifice de sa vie, reprend ses anciennes habitudes; il va retrouver ses camarades du temps passé qui lui donnent ce qui lui manque, un asile et du pain, et bientôt il redevient, malgré lui, ce qu'il était jadis. Qui donc a tort? c'est la société, ce sont les préjugés. Pourquoi ne pas écouter l'homme qui vient à récipiscence, l'homme auquel une circonstance souvent indépendante de sa volonté, une mauvaise éducation, une passion qui n'a pas été combattue, ont fait commettre une faute quelquefois involontaire, et souvent excusable? pourquoi se montrer inhumain pour le seul plaisir de l'être? à quoi sert un code qui proportionne les peines aux délits, si le coupable est marqué pour toujours du sceau de la réprobation? L'injuste préjugé créa la récidive, c'est là une de ces vérités que tous les législateurs et tous les philanthropes devraient méditer.

Que l'on ne croie pas que le libéré succombe toujours sans avoir combattu...

—Ah! c'est vrai, dit Charles la belle Cravate, lorsque je me suis laissé affranchir à la rebiffe[388] par les fanandels (camarades), il y avait deux luisants (jours) que je n'avais morfilé (mangé).

—Eh bien, si toi, qui étais à cette époque honnête, et qui pouvais, sans rougir, te présenter partout, tu as été réduit a une telle extrémité! Juge de ce qui arrive à un malheureux libéré que tout le monde repousse comme un chien galeux!

—En présence de tels résultats, il faut, de deux choses l'une, ou extirper le préjugé qui porte les masses à repousser le libéré et à lui refuser de l'ouvrage, ou modifier, sinon supprimer la surveillance, de manière à ce qu'elle laisse à celui qu'elle frappe la possibilité de cacher sa position; c'est peut-être moins en effet, contre la surveillance elle-même que contre la manière dont elle est exercée qu'il faut s'élever. A sa sortie de prison, vous dites à un libéré: Vous ne pouvez habiter Paris ni les grandes villes, vous ne pouvez habiter les ports de mer, vous ne pouvez habiter les places fortes, où voulez-vous habiter? c'est retenir d'une main ce que l'on offre de l'autre; c'est une dérision, et où voulez-vous que cet homme réside et travaille, puisque tous les endroits qui sont des centres d'activité et d'industrie, et qui par cela même réclament des ouvriers, lui sont interdits?

Les libérés privilégiés qui obtiennent la permission de résider dans les grandes villes, sont forcés de se présenter, à certaines époques, au bureau de police; de sorte que s'ils parviennent à cacher leur position réelle, ils ne tardent pas à être pris pour des mouchards, et ils ne gagnent guère à cette erreur, car, par une de ces bizarreries de notre caractère national, libérés et mouchards sont frappés d'une même réprobation; on craint constamment les uns, on a besoin des autres pour qu'ils vous en garantissent, et cependant on les méprise tous également: c'est une anomalie dans nos préjugés.

Quant aux libérés que la surveillance parque dans les communes rurales, ils sont soumis à l'arbitraire du dernier garde champêtre, et ceux d'entre eux qui cultivent la terre, ne peuvent quitter leur commune pour aller vendre leurs légumes au marché de la ville voisine, sans rompre leur ban, et s'exposer à une peine correctionnelle; pour eux la surveillance est une captivité après la captivité.

Les meilleurs arguments que l'on puisse opposer à la surveillance, sont sans contredit des extraits du congé délivré au forçat qui s'y trouve soumis. En tête et en gros caractères, se trouvent ces mots: «Congé de forçat.» Ensuite on y rapporte les principales dispositions du décret du 17 juillet 1807, et notamment les articles 3, 10, 11 et 12 ainsi conçus:

«Art. 5. Aucun forçat libéré, à moins d'une autorisation spéciale du directeur général de la police, ne pourra fixer sa résidence dans les villes de Paris, Versailles, Fontainebleau et autres lieux où il existe des palais royaux, dans les ports où des bagnes sont établis, dans les places de guerre, ni à moins de trois myriamètres de la frontière et des côtes.

»Art 10. Aucun forçat libéré ne pourra quitter le lieu de sa résidence sans l'autorisation du préfet du département.

»Art. 11. Sur toute la route à suivre par le forçat libéré, l'officier public du lieu auquel il sera tenu de se présenter, visera sa feuille, et notera la somme qu'il aura remise au forçat libéré, pour se rendre à la nouvelle couchée qu'il lui aura indiquée.

»Art. 12. Arrivé à sa destination, le forçat libéré se présentera au commissaire de police ou au maire du lieu qui lui délivrera son congé en échange de sa feuille de route.»

J'ai fait ressortir les inconvénients qui résultaient des dispositions des articles 5 et 10, mais je ne vous ai rien dit encore des articles suivants; sur toute sa route et lors de son arrivée à destination, le forçat libéré est tenu de se présenter à l'officier public du lieu, mais l'autorité s'est-elle assurée de la discrétion de ce dernier? à voir ce qui se passe on ne peut douter que la question ne doive être résolue par la négative; dans certains endroits, dans presque tous même c'est un événement que l'arrivée d'un forçat, et l'officier public qui le reçoit n'a rien de plus pressé que d'en informer ses voisins, bientôt le forçat devient l'objet de la curiosité publique, l'objet de toutes les conversations du pays, chacun se redit la nouvelle, chacun accourt sur son passage, c'est une véritable exposition qui dure depuis l'instant qu'il se met en route jusqu'au moment où il arrive à sa destination; que dis-je, elle se perpétue au delà de ce terme, car dans le lieu qu'il a choisi pour sa résidence, la curiosité n'est pas satisfaite alors qu'on l'a vu arriver, et elle se perpétue jusqu'à ce qu'elle trouve un aliment dans d'autres événements.

Avec un tel luxe de précautions qui ne permettent pas au libéré de cacher un instant sa position dans un pays où le préjugé s'élève avec tant de force contre lui, que voulez-vous qu'il fasse? que voulez-vous qu'il devienne? comment voulez-vous qu'il trouve de l'ouvrage?

Placer un malheureux dans cette position, c'est le mettre au-dessus d'un précipice, sur une planche à bascule et lui ordonner de marcher; bientôt l'équilibre est rompu, la bascule joue, et l'homme tombe dans l'abîme.

Législateurs et philanthropes, avez-vous assez réfléchi à l'empire de la nécessité? Vous qui êtes partisans de la surveillance, avez-vous calculé ce que peut le besoin? ce que peut la faim, sur ceux qu'elle tourmente? Pour moi, je suis convaincu que la vertu elle-même, si elle se personnifiait pour habiter cette terre, succomberait si elle était mise en surveillance.

Que l'on ne m'accuse pas d'exagération dans tout ce que je viens de dire, les faits parlent plus haut que mes paroles; et des faits je pourrais vous en citer à satiété, qui prouveraient ce que je viens d'avancer.

Un individu, nommé Carré, à peine âgé de treize ans, fut condamné à seize années de travaux forcés, pour un vol de deux lapins, commis la nuit, de complicité et, à l'aide d'effraction; mais à raison de son âge, la peine qu'il avait encourue, fut commuée en seize années de prison. Carré se conduisit bien tant que dura sa captivité et apprit l'état de polisseur de boutons; il fut assez heureux, lors de sa libération, pour trouver de l'occupation, et durant plusieurs années il ne donna pas le moindre sujet de plainte; mais le métier qu'il exerçait étant venu à tomber, il se trouva tout à coup dans la plus affreuse misère; pendant longtemps il alla voir tous les deux ou trois jours une personne charitable, et à chaque visite cette personne lui remettait deux ou trois francs; mais craignant que cette personne ne se lassât de le secourir, il n'alla plus chez elle et vola, dans une cuisine, deux casseroles qui pouvaient valoir dix francs au plus; il fut arrêté pour ce fait et condamné aux travaux forcés à perpétuité et à la marque.

Lors du départ de la chaîne, la personne en question alla voir Carré; et comme elle ne connaissait pas les circonstances qui l'avaient porté à commettre un nouveau crime, elle crut devoir lui adresser quelques reproches; eh! monsieur, lui répondit Carré, je ne pouvais trouver de l'ouvrage nulle part, j'étais repoussé de tout le monde, je n'ai volé que pour être envoyé au bagne; là, au moins, je mangerai tous les jours.

—Voulez-vous que je vous raconte l'histoire d'un forçat libéré que plusieurs d'entre vous doivent avoir connu au bagne de Toulon, celle de Aubert[389]. Cet homme fut condamné le 2 août 1826, pour un faux commis dans des circonstances qui le rendaient presque excusable, à cinq ans de travaux forcés, il subit sa peine au bagne de Toulon, et fut libéré le 2 août 1831. Il se rendit légalement à Caen, où il rejoignit sa femme et sa fille que le préjugé et la misère, qui en est la conséquence inévitable, le forcèrent bientôt de quitter dans leur propre intérêt et pour qu'elles ne partageassent pas la réprobation dont il était l'objet; il se rendit à Bordeaux, il s'adressa à une des autorités de la ville, qui touchée de ses malheurs, le secourut largement de sa bourse et lui fit avoir un passe-port non stigmatisé, qui lui permit de chercher un emploi. Il parvint à se faire recevoir comme précepteur dans une famille des environs de Bordeaux; il répondit à la confiance qu'on lui témoignait. Mais une fatale circonstance vint dévoiler le mystère dont il s'entourait et bien qu'on n'eût qu'à se louer de sa conduite et de son travail, on le congédia...

Il s'enrôla alors dans les armées de Don Pedro, il fut gradé et passa trois ans en Portugal, puis il resta cinq ans en Belgique, d'abord comme ouvrier dans une fabrique de fer, puis à la tête d'une école de jeunes enfants, mais la réprobation vint l'y chercher et l'en chasser, il parvint alors à se faire admettre comme surveillant au chemin de fer, section de Gouy, les piétons à Charleroi, mais les travaux une fois achevés il se trouva de nouveau sans emploi et dans l'impossibilité d'en trouver un, parce que sa véritable position était connue; il passa en Prusse où il fut arrêté et ramené à la frontière française, en France on l'arrêta également et après une prévention de vingt-trois jours, il fut condamné à vingt-quatre heures de prison, pour rupture de ban. Les certificats dont il était porteur plaidèrent en sa faveur, et en le condamnant le président du tribunal déplora la sévérité de la loi, mais elle dictait la sentence, il ne put qu'user de la faculté qu'elle lui laissait pour infliger le minimum de la peine.

Après avoir satisfait à cette condamnation, le forçat libéré se rendit à Metz où le préfet de la Moselle l'envoya à Remelfding dans la colonie de M. Appert. Il y resta huit mois et en sortit parce qu'il fut impossible à ce généreux philanthrope de continuer plus longtemps son œuvre charitable. Le libéré voulut alors se rendre à Couvron, près Vitry, où les travaux du chemin de fer étaient alors en pleine activité. Il en sollicita l'autorisation, elle lui fut refusée par le caprice d'un secrétaire de mairie, et c'est par suite d'un refus aussi inexplicable que ce malheureux, porteur d'excellents certificats et d'une lettre de recommandation fort honorable du sous-préfet de Toul, se trouvait réduit à mendier des secours le long de la roule qu'il parcourait pour se rendre à Dreux, lorsque je le rencontrai. Cette victime du préjugé et des rigueurs de la surveillance, vingt-trois ans après l'expiration de sa peine, versait des larmes amères en me disant qu'il savait bien qu'il n'était qu'un lâche puisqu'il endurait depuis si longtemps de semblables tortures et de semblables humiliations sans avoir le courage de se détruire.

—Pourquoi qu'il ne grinchissait[390] pas? dit Coco-Desbraises.

—Des idées? reprit Cadet-l'Artésien.

—Des idées de pantre[391], ajouta Cadet-Filoux. Mais si cet homme faisant un retour sur lui-même et sur la société qu'il trouve inexorable vingt trois ans après la perpétration d'un crime à peu près excusable, se révoltait enfin contre elle et redevenait criminel, qui devrait-on accuser, hein?

—Ce n'est pas lui, bien sûr, répondit le grand Louis à cette question du vieux Cadet-Filoux.

—Quoi qu'il en soit, reprit Cadet-l'Artésien, Aubert n'est pas le seul fagot[392] dont je puisse vous raconter l'histoire; mais comme je ne veux pas vous tenir là jusqu'à demain matin, je ne vous parlerai plus que d'un seul, de Blanchet.

Blanchet avait été condamné à la prison pour un vol de peu d'importance commis dans un moment d'ivresse. A l'expiration de sa peine, il fut placé sous la surveillance et envoyé dans une petite localité de la province où il n'avait ni parents ni amis, il y manqua d'ouvrage. Habitué depuis vingt ans au séjour de Paris, seule ville dans laquelle il pût gagner sa vie (il était marchand des quatre saisons), il y revint; mais bientôt il fut arrêté pour rupture de ban et condamné. Renvoyé de nouveau en province, la nécessité lui fit encore une loi de regagner la capitale; mais cette fois, instruit par l'expérience, il se cacha. Les moyens de gagner sa vie lui devinrent par là plus difficiles, et bientôt il tomba en récidive. Cet homme pourtant n'avait pas le goût du métier, ses sentiments étaient droits et honnêtes. Il était resté longtemps à la Conciergerie et s'était attiré l'estime des autres détenus et celle de ses gardiens. Sa conduite y fut toujours exemplaire et il sut, à ce qu'on assure, gagner la confiance de monsieur le directeur de la prison. Cette confiance fut entière et jamais il n'en abusa. On dit que monsieur le directeur affirmerait au besoin que Blanchet n'avait que des sentiments honnêtes, et pourtant la surveillante en a fait un grinche[393] comme nous autres.

Lorsqu'une peine, ou plutôt ce qui n'est que l'accessoire d'une peine, produit de tels effets, cette peine ou cet accessoire, comme on voudra le nommer, est jugé; il doit disparaître de nos codes ou subir dans son application de notables changements; la société a bien le droit de punir, mais elle ne peut avoir celui de dépraver.

Il semble, au reste, que les législateurs eux-mêmes aient compris le peu de valeur morale de notre loi sur la surveillance, car pendant longtemps ils ont laissé au libéré la faculté de s'en affranchir, moyennant le dépôt d'une somme dont le chiffre a varié, mais qui ne s'est jamais élevée au delà de quelques cents francs: belle garantie, vraiment, pour la société qu'une pareille somme.

On a fini par comprendre qu'il était monstrueux d'accorder aux libérés la faculté de racheter une peine, de faire ainsi du châtiment une marchandise vénale; et maintenant tous les libérés restent soumis à la surveillance. On eût mieux fait de les en affranchir tous, si on ne voulait pas remédier aux maux qu'elle produit. Ces maux sont réels, ils sont immenses, et ils produisent leurs effets à chaque instant; voyez les tables de statistique, les récidives augmentant progressivement; vous avez généralisé la surveillance, elle frappe par cela même sur un plus grand nombre d'individus, et les récidives sont plus nombreuses; cela devait être, c'était une conséquence forcée; et si l'on voulait établir une règle de proportion, on trouverait, je n'en doute pas, que le rapport entre les récidives et le nombre des libérés parqués ou traqués par la surveillance, a constamment été le même.

Ne cherchez donc pas ailleurs la cause de cette recrudescence des crimes qui effrayent la société; que l'on s'attache à combattre ou à détruire cette cause, et que l'on n'aille pas chercher le remède dans un nouveau système pénitentiaire qui, quand bien même il produirait les bons effets qu'on en attend, n'aurait rien fait pour la sécurité de la société, si préalablement on n'avait pas détruit les préjugés qui la dominent encore.

—Cadet-Vincent, mes enfants, reprit Cadet-Filoux, vous a dit tout à l'heure ce qui arrivait au grinche qui était assez sot pour rengracier[394]. Je reviens au point où il m'a interrompu; je vous disais tout à l'heure que beaucoup de garçons[395] s'ils le pouvaient, quitteraient le métier pour se mettre à turbiner[396]. Je n'ai donc pas besoin de m'arrêter sur ce point où j'étais arrivé lorsqu'il m'a interrompu.

—Décidément ce vieux scélérat prêche, dit le vicomte de Lussan à ses deux compagnons; j'ai bien envie d'envoyer à tous les diables le prédicateur et ses auditeurs.

—Gardez-vous-en bien, cher vicomte, répondit Salvador; il ne faut pas que nous soyons les provocateurs, si nous ne voulons pas avoir sur les bras toute cette vile canaille.

Ces quelques paroles échangées à voix basse n'avaient pas interrompu Cadet-Filoux, qui continuait en ces termes:

Si les crimes de quelques-uns d'entre nous épouvantent la société, si nos déprédations rompent l'équilibre de la machine sociale, ne faut-il pas, autant que nous, accuser l'organisation, les lois, les mœurs de cette même société?

Pour justifier la rigueur des lois qui régissent les classes infimes de la société, on objecte que presque tous les grinches sortent des rangs du prolétariat. C'est vrai, ou à peu près; mais qu'est-ce que cela prouve, si ce n'est la vérité de ce vieux dicton populaire: Ventre affamé n'a point d'oreilles.

Admettons donc que tous les grinches de profession sortent des rangs du peuple. Je ne vous parlerai pas des grands criminels qui, à quelques exceptions, appartiennent aux classes élevées.

—Il a ma foi raison, le vieux singe, dit Roman au vicomte de Lussan: c'est plus souvent des salons que des mansardes que sortent les assassins et les faussaires.

—Que voulez-vous, messire intendant, répondit celui-ci, les gens de peu n'ont pas l'intelligence assez développée pour concevoir les grandes choses.

—Ceci admis, je vous demanderai s'il y a en France des établissements dans lesquels cette multitude d'enfants du peuple qui vaguent sur les places et sur les boulevards puissent être conduits afin d'y apprendre un état et d'y recevoir, en contractant l'habitude du travail et de la sobriété, l'éducation que, dans un pays qui marche, dit-on, à la tête de la civilisation, tous les hommes devraient posséder? Non.

Pourquoi? parce que pour créer des établissements de ce genre, il faut de l'argent et que l'argent manque, belle réponse, vraiment! l'argent ne manque pas lorsqu'il s'agit de subventionner des journaux, ou des théâtres auxquels le peuple ne va jamais, de payer des danseuses qui ne dansent pas pour lui, ou d'ériger des palais dans lesquels on ne le laisse pas entrer. L'argent ne manque donc pas et vous croyez tous comme moi qu'il serait à désirer qu'il fut employé à fonder quelques établissements philanthropiques, semblables à ceux dont je viens de vous parler.

Quoi qu'il en soit il n'en existe pas, et les enfants auxquels ils seraient si utiles, vont passer la plus grande partie de leur temps aux Quatre billards[397] ou dans tout autre lieu semblables et ils deviennent des pégriots[398].

Le pégriot, mes enfants, occupe les derniers degrés de l'échelle au sommet de laquelle sont placés les pègres de la haute[399]; les hommes comme rupin, le provençal; Richard, comme Cadet-l'Artésien, Coco-Lardouche et moi jadis, et dont vous autres vous occupez les échelons intermédiaires. Le besoin conduisait la main du pégriot lorsqu'il commit son premier vol et peut-être que si quelqu'un voulait bien lui donner du pain en échange de son travail et l'aider de quelques conseils, il abandonnerait un métier dont les commencements doivent lui paraître assez rudes. Le pégriot est timide et ce n'est que lorsqu'il est poussé dans ses derniers retranchements, qu'il se hasarde à tirer de la poche de celui qui se trouve à sa portée, un foulard que la fourgate[400] lui payera le quart de sa valeur, le pégriot est toujours sale et mal vêtu, il ne déjeune jamais et ne dîne pas tous les jours; lorsqu'il a quelques sous, il va prendre gîte dans un des hôtels à la nuit de la Cité; lorsque son gousset est vide, il se promène toute la nuit, si la première patrouille qu'il rencontre ne le mène pas au corps de garde, qu'il ne quittera que pour aller chez un quart-d'œil[401] qui l'enverra à la cigogne[402].

Voilà comment on devient grinche, l'homme pauvre devient gouêpeur[403], on l'envoie à la Lorcefée[404], il en sort poisse[405]. L'enfant ignorant et abandonné devient pégriot, on l'envoie en prison, il en sort voleur, c'est toujours la même chanson avec des variations différentes. Une fois qu'on est arrivé là, savez-vous ce qu'il faut faire?

—Eh ben! qué qui faut faire? dit Délicat.

—Prendre le temps comme il vient, la soupe comme elle est, et faire son métier en brave garçon[406], répondit Cadet-Filoux.

Là, du flan, birbe[407], dit Charles la belle Cravate, est-ce qu'une fois qu'on a mis la main à la pâte, il n'y a plus moyen de la retirer[408]?

—Plus moyen, mon garçon, plus moyen et pour vous prouver à tous que je ne vous en impose pas, je vais vous raconter en peu de mots l'histoire d'un grinche qui a voulu redevenir pantre[409]. Dis-donc Cadet-Vincent, as-tu connu là-bas, dans la salle nº 3, un nommé Etienne Lardenois.

—Je crois bien, un beau brun, fort comme un taureau et courageux comme un lion, âgé de vingt-cinq à trente ans au plus; mais dis-donc, Coco-Desbraises, tu l'as connu aussi, toi, Etienne Lardenois, à preuve qu'on jour il t'a donné une fameuse floppée?

—Oui, oui, je l'ai connu, Etienne Lardenois, répondit Coco-Desbraises d'une voix sombre.

—Eh bien! voici ce qui lui est arrivé: reprit Cadet-Filoux.

—Etienne Lardenois avait été gerbé à cinq longes de dur, pour un grinchissage avec fric-frac, dans une taule habitée[410]; vingt ans et plus de pré[411] ça s'arrache, dix ans ça se tire, cinq ans ça se fait par-dessus la jambe; vous savez ça, vous autres; aussi, Etienne Lardenois, qui était un joyeux compère, ne s'affligea pas beaucoup de sa condamnation, et lorsqu'il arriva au bagne de Toulon, il était gai comme un pinson. Au bout de quelques jours, ça n'était plus ça, Etienne Lardenois ne pouvait pas s'accoutumer aux coups de rotin de messieurs les argousins; aussi, il ne fit pas ses cinq longes, il les arracha, et lorsqu'il reçut ses escraches de fagot affranchi[412], il se promit bien de ne plus revenir à Toulon, le pauvre garçon! il ne se doutait pas du nombre des obstacles qu'il serait forcé de surmonter, s'il voulait tenir la promesse qu'il s'était faite.

Comme il avait été condamné à une époque ou il était encore possible de racheter sa surbine[413]...

—C'était le bon temps, dirent tous ceux de la compagnie qui savaient que le cas échéant la faculté dont venait de parler Cadet-Filoux, leur serait enlevée, c'était le bon temps...

—Il n'eut pas trop à en souffrir, il lui fut permis de rester à Paris.

—Dites donc, birbe[414] dit Robert, savez-vous que c'est une drôle de loi que la surbine; ainsi, un supposé moi qu'était bijoutier de mon état avant que d'être grinche, si j'venais d'faire un gerbement[415] et qu'j'en aie d'la surbine, on m'enverrait dans un trou d'vergne[416] ou dans un villois de la Jargole[417]?

—Comme tu dis, fiston.

—Eh ben! alors, j'pourrais pas rengracier[418], puisqu'on ne fait des bijoux qu'à Pantin[419]; faudrait que j'grinchisse pour morfiler[420].

—C'est ce que tu ferais et tu aurais raison, mon garçon; mais pour en revenir à Etienne Lardenois; je vous disais donc qu'il lui fut permis de rester à Paris.

Etienne Lardenois, était ciseleur de son état, c'était un excellent ouvrier, presqu'un artiste; aussi il fut admis sans difficulté dans un atelier où, pendant un certain laps de temps, il gagna cinq francs par jour.

—C'était joli, on pouvait boulotter avec ça, dit Cadet-Vincent.

—Malheureusement pour Etienne Lardenois, continua Cadet-Filoux, un grinche, avec lequel il avait eu des raisons là-bas et qui lui en voulait depuis qu'il en avait reçu une floppée des mieux conditionnées, le rencontra et finit par savoir où il travaillait, il écrivit au bourgeois d'Etienne Lardenois et il lui apprit que celui qu'il occupait était un fagot affranchi[421].

—Et voilà Etienne Lardenois renvoyé de son atelier? dit Cadet-Vincent.

Cadet-Filous se mit à rire aux éclats:

—Tu ne sais pas? continua-t-il lorsque cet accès d'hilarité fut passé, tu ne sais pas combien les pantres[422] sont coquins; le bourgeois d'Etienne Lardenois ne le renvoya pas; mais sachant très-bien que son ouvrier ne pourrait pas, s'il sortait de chez lui, trouver de l'ouvrage ailleurs, il lui diminua sa journée de moitié; il ne lui paya plus que deux francs cinquante centimes ce qu'auparavant il lui payait cinq francs; le pauvre garçon fut forcé d'en passer par là.

—Mais ce bourgeois-là était aussi coquin que nous, dit Bolet le mauvais gueux.

—Je ne vous dis pas le contraire; quoi qu'il en soit, Etienne Lardenois, qui avait la bonhomie de croire que c'était une épreuve qu'on voulait lui faire subir afin de savoir s'il était réellement redevenu honnête homme, travailla autant et aussi bien que pour cinq francs. Cela ne faisait pas le compte du grinche qui l'avait vendu; voyant qu'à la dénonciation qu'il avait faite au bourgeois d'Etienne Lardenois, son ennemi n'avait pas été honteusement chassé de son atelier, il se dit qu'il serait peut-être plus heureux s'il s'adressait aux camarades de ce dernier; en conséquence, il les accosta dans un cabaret, un jour où Etienne Lardenois n'était pas avec eux; car il était trop lâche pour attaquer son ennemi en face.

—C'est-à-dire, s'écria Coco-Desbraises.

—Est-ce que tu connais l'ennemi d'Etienne Lardenois? dit Cadet-Filoux.

—Non, répondit le misérable, charmé de ce que le vieux n'avait pas l'intention de le nommer.

—En ce cas, tais-toi et laisse-moi achever mon histoire.

Ce qu'avait prévu le macaron[423] qui avait mangé sur l'orgue[424] d'Etienne Lardenois arriva, les ouvriers ne voulurent plus travailler avec un forçat libéré, et le maître fut, malgré lui, forcé de le renvoyer; vous avez deviné que la position d'Etienne Lardenois fut bientôt connue de tous les gens de son état, et qu'en conséquence il dut y renoncer: que pouvait-il faire?

—Parbleu, grinchir, dit Cornet tape dur.

—Il ne le voulait pas. Voilà ce qu'il fit: après avoir épuisé toutes ses ressources, engagé ou vendu tout ce qu'il possédait, fait feu des quatre pieds et remué ciel et terre pour trouver à s'occuper, sans pouvoir y parvenir.

Il existe à Clichy un établissement dans lequel on fabrique du blanc de céruse...

—Ah ça! dit Robert, j'ai déjà entendu plusieurs fois parler de c'te fabrique comme de queuque chose de terrible: qué que c'est donc?

—Vous voulez savoir ce que c'est que la fabrique de blanc de céruse de Clichy, répondit le vicomte de Lussan, qui jusqu'à ce moment n'avait pas pris part à la conversation, je vais vous le dire.

—Eh! bien ça nous fera plaisir, reprit Cadet-Vincent.

—Nous décernons des croix et des couronnes de lauriers à ceux qui se sont montrés braves sur le champ de bataille, continua le vicomte de Lussan, nous avons des couronnes de chêne et des médailles de tous les métaux et de tous les modules, pour ceux qui ont eu le bonheur de sauver un ou plusieurs de leurs semblables à la suite d'un incendie on d'une inondation: c'est juste, n'est-ce pas, il faut récompenser toutes les belles actions?

—Sans doute, dit Robert, on est grinche, c'est vrai, mais on est Français tout d'même; et quand on voit la croix d'honneur briller sur la poitrine d'un brave troupier qui l'a gagnée sur le champ de bataille, quand on voit une belle médaille d'argent pendu par un ruban tricolore à la veste d'un marinier qui a sauvé des flots quelques douzaines de personnes, ça fait plaisir.

—Et bien! mon ami, il y a des hommes plus braves et plus vertueux que ceux auxquels on accorde ces belles récompenses, et pour ceux-là on n'a que des rebuffades, du mépris et de la répulsion.

—Bah! dit Cornet tape dur dont les yeux écarquillés annonçaient le plus profond étonnement, et qui que c'est donc que ces hommes-là?

—Ces hommes-là, ce sont les ouvriers de la fabrique de blanc de céruse de Clichy; ils ont certes bien de la vertu et un bien grand courage, les malheureux que la misère ou les rigueurs d'une surveillance mal entendue forcent à venir chercher à la fabrique de Clichy des moyens d'existence pour leur famille et pour eux, et qui préfèrent une mort cruelle, à laquelle ils savent d'avance qu'ils ne pourront échapper, à la nécessité de commettre une seconde faute ou une chute nouvelle; en effet, la fabrication du blanc de céruse est si malsaine, les émanations qui s'exhalent de la trituration des matières que l'on y emploie, matières parmi lesquelles domine l'oxide blanc de plomb, sont si pernicieuses, qu'il faut avant de se déterminer à aller travailler à la fabrique de Clichy, avoir fait le sacrifice de sa vie; un homme d'une force ordinaire y est expédié en six semaines ou deux mois au plus, un hommes sain et vigoureux résiste trois ou quatre mois ceux qui durent six mois sont les hercules.

Si un salaire élevé permettait à ces misérables l'espérance de laisser après eux un morceau de pain à ceux qui leur sont chers? si au moins leurs derniers jours qu'ils passent dans la pratique de la vertu la plus rare, l'abnégation, n'étaient pas abreuvés d'amertume, il ne faudrait pas trop crier contre les fabriques de blanc de céruse; mais il n'en est rien, ces ouvriers gagnent un franc cinquante à deux francs par jour, et les lépreux, au moyen âge, n'inspiraient pas plus d'horreur que l'on n'en a de nos jours pour les ouvriers de la fabrique de Clichy; ces malheureux sont regardés par les gens du pays comme des pestiférés maudits de Dieu et des hommes, et portant avec eux la contagion et la mort; et cela est si vrai, qu'il n'est pas dans Clichy une seule fille qui le connaissant veuille bien danser avec un de ces ouvriers (ces cadavres ambulants, ô! puissance du caractère français, dansent pour s'étourdir), on refuse de prendre du tabac dans leur tabatière, et personne ne voudrait qu'ils en prissent dans la leur; dans beaucoup de cabarets on ne veut pas les recevoir, et ceux dans lesquels ils sont admis ne sont fréquentés que par eux; si des buveurs s'y trouvent lorsqu'ils y arrivent, ils s'en éloignent, et si par hasard on voit un homme du pays boire avec un de ces ouvriers sans le connaître, on a un mot d'ordre pour l'avertir: au plomb, et à cet avertissement, il quitte l'ouvrier qui retombe de toute sa hauteur dans l'isolement le plus complet.

Allez, lorsque vous n'aurez rien de mieux à faire, vous promener du côté de Clichy, et vous verrez rôder aux environs de la fabrique de malheureuses femmes traînant après elles des enfants maigres et rachitiques, auxquelles des hommes encore plus pâles et plus étiolés qu'elles ne le sont elles-mêmes, remettront une petite somme destinée à faire les frais de leur subsistance du lendemain; vous verrez ces malheureuses s'éloigner la mort dans le cœur, après avoir lu dans les yeux du père de leurs enfants l'annonce d'une mort prochaine.

Voilà le sort que la société réserve à ceux d'entre vous qui, pressés par le désir de redevenir d'honnêtes gens, iraient chercher des moyens d'existence à la fabrique de blanc de céruse de Clichy.

—Ah ben! y n'y a pas de presse, dit Charles la belle Cravate; mais comment donc qui s'fait qu'on souffre qu'il existe des établissements ousque des hommes vont s'empoisonner à raison de deux francs par jour.

—C'est qu'il faut à l'industrie des couleurs fines et qui durent longtemps, reprit le grand Louis, et qu'on tient plus à ça qu'à l'existence d'un tas d'ferlampiers comme nous autres.

—Richard vous disait tout à l'heure, reprit Cadet-Filoux, que pour supporter pendant six mois la vie à la fabrique de blanc de céruse, il fallait être un hercule; les hercules sont rares mais il y en a, et Etienne Lardenois en était un. Je le rencontrai par hasard un jour que j'allais faire une petite promenade matinale dans la campagne, ce fut lui qui m'aborda, car je ne l'avais pas reconnu le pauvre garçon. La plus effrayante pâleur avait remplacé les belles couleurs de son visage, ses yeux, dont le blanc était sillonné de petits filets sanguinolents, étaient mornes et ternes, et c'est à peine s'ils pouvaient supporter l'éclat du grand jour; ses cheveux étaient presque tous tombés, ses lèvres avaient pris cette couleur violacée qui rappelle les marbrures que l'on remarque sur les cadavres qui sont restés longtemps dans l'eau, il n'avait plus de dents, il était maigre et il était plus courbé à trente ans que je ne le suis à quatre-vingt-quatre.

—Eh bien! birbe[425]. me dit-il d'une voix presque éteinte, vous ne me reconnobrez[426] donc pas?

—Ma foi, lui répondis-je, tu es si changé que si tu ne m'avais pas dit ton nom, je ne me serais pas douté que c'était toi. Il faut changer de métier, mon garçon.

—Il est trop tard, Vioque[427], il est trop tard! mon compte est réglé... J'en ai encore pour un mois, ça fera six que j'aurai duré; c'est beaucoup. J'ai eu du bonheur. Allons, venez casser un grain de raisin[428]. Nous entrâmes chez le malzingue[429] le plus voisin, et tout en vidant une rouillarde[430], qu'il voulut absolument payer, il me raconta ce qui lui était arrivé. Le pauvre garçon n'en voulait pas à celui qui lui avait fait perdre son état; il me dit seulement en me quittant que Dieu le punirait tôt ou tard. Probablement qu'il croyait aux loffitudes[431] de la religion depuis qu'il voyait la carline[432] de si près.

—Il n'avait pas déjà si tort de croire au mec des mecs[433], dit Cadet-l'Artésien; car après tout, il y en a un de mec des mecs. Ce n'est ni vous ni moi qui avons créé tout ce qui nous entoure, et il est plus que probable que nous n'avons pas été jetés sur la terre pour vivre comme des tambours[434].

—En v'la un de bigoteur[435], qui a le taffetas[436] d'aller en glier[437] où le Raboin[438] le retournera pour le faire riffauder[439]. Parce qu'il est près de conir[440]. Il veut faire le bon apôtre, dit Coco-Lardouche, de sa voix caverneuse et saccadée.

—J'ai fait tout mon possible, mes enfants, pour vous prouver que les circonstances faisaient autant plus de grinches que la volonté des hommes qui exercent la profession; et d'après ce que je vous ai dit d'Etienne Lardenois, vous avez dû voir qu'à moins de se résigner à suivre son exemple, il n'y avait guère moyen de rentrer, sur la route commune une fois qu'on s'en était écarté. Je ne puis donc que vous répéter en d'autres termes ce que je vous disais en commençant: Puisque vous êtes grinches restez grinches; mais ne donnez pas à ceux qui vous font la guerre des armes contre vous-mêmes. Au lieu de vous détester les uns les autres, que le pégriot[441] serve, sans orgueil, le pègre de la haute[442], en attendant qu'il le devienne à son tour. Paris, dit un vieux proverbe, n'a pas été bâti en un jour. Subissez sans vous plaindre les conséquences de la vie que vous menez. Il ne se livre pas de bataille qui ne coûte la vie à plus ou moins de soldats; votre liberté quelquefois même votre vie, sont les enjeux de la partie que vous jouez contre la société, partie que tôt ou tard vous devez perdre. C'est là une vérité que vous auriez tort de chercher à vous dissimuler; vous devez donc, si vous êtes raisonnables, tâcher de la faire durer le plus longtemps possible.

—Qu'il est marlou[443] le birbe[444], dit Charles la belle Cravate, c'est que c'est vrai tout de même ce qu'il nous a dit là.

Le vieux Cadet-Filoux, que les éloges de ses auditeurs, tout grossiers qu'ils étaient, paraissaient singulièrement flatter, ne se serait pas hâté de conclure, si Salvador ne s'était pas penché vers lui, et ne lui avait pas dit à voix basse de passer de suite à la péroraison de son sermon. Il ne pouvait continuer du moment que Salvador lui intimait l'ordre de se taire; car il avait intérêt à ne rien faire qui pût déplaire à celui-ci, qui lui glissait souvent dans la main quelques pièces d'or qui, avec ce que lui donnait la mère Sans-Refus, qui se serait fait un scrupule de laisser dans la misère un ancien camarade d'affaires de l'auteur de ses jours, et la petite rente qu'il possédait, l'aidaient à passer doucement sa vie.

—Pour qu'elle dure, cette partie, il faut, continua-t-il, après avoir adressé à Salvador un regard qui indiqua qu'il était arrivé à conclusion de son discours, que le camarade en liberté n'abandonne pas le camarade dans la peine; il faut aussi qu'il ne vienne jamais à ce dernier la pensée d'améliorer sa position aux dépens de ses camarades en liberté; il faut en un mot que vous vous donniez tous la main et que vous vous aimiez comme des frères; c'est ce que je vous souhaite, et je vous donne ma bénédiction. Amen.

—Bravo! bravo! s'écrièrent tous les bandits en empoignant les petits pères noirs placés devant eux. A la santé du birbe[445].

Les têtes étaient déjà passablement échauffées lorsque les fioles de parfait-amour, de cent-sept ans et de cognac, que depuis quelques instants les convives de la mère Sans-Refus lorgnaient du coin de l'œil, furent apportées sur la table.

Les liqueurs venaient d'achever ce que le vin bleu avait si bien commencé, lorsque la mère Sans-Refus voulant laisser à ses convives toute la liberté possible, et craignant sans doute que la présence d'une personne du sexe ne leur imposât une réserve incommode fit comme les dames anglaises, qui quittent la table afin de laisser à leurs maris la faculté de se griser à leur aise aussitôt que l'on a enlevé le dessert.

Les trois vieillards, Cadet-Filoux, Cadet-l'Artésien et Coco-Lardouche, auxquels leur grand âge imposait une sobriété et des habitudes d'ordre que n'étaient pas forcés d'observer les autres individus de la compagnie, suivirent l'exemple de la maîtresse du lieu.

La mère Sans-Refus, avant de quitter ses convives, leur adressa une grimace qu'ils voulurent prendre pour un sourire, et leur recommanda de bien s'amuser et de ne pas ménager son vin, dont il restait encore trois pièces dans un des coins du caveau.

—Non! qu'on ne le ménagera pas ton picton[446], avait dit Délicat à ses deux acolytes lorsque la mère Sans-Refus s'était retirée. Avez-vous rembroqué la bonique[447]? c'est pis que l'étalage d'un orphelin[448], et dire que tout ça c'est nos sueurs, c'est not' sang! Qué mal qu'il y aurait à lui pesciller d'esbrouffe[449], tout ce qu'elle nous a esgaré[450] la vieille attriqueuse[451]?

Délicat, Coco-Desbraises et Rolet le Mauvais gueux occupaient, à table, l'extrémité opposée à celle où se trouvaient Salvador, Roman et le vicomte de Lussan.

Vernier les Bas bleus, qui en entrant s'était placé au centre de la table, entre Cornet tape dur et Cadet-Vincent, venait sans affectation de quitter sa place et de s'approcher de Roman qui lui avait fait signe de venir lui parler.

Les trois amis n'avaient pas mis encore Vernier les Bas bleus dans la confidence de leur projet; il fallait cependant qu'ils sussent s'ils pouvaient compter sur lui.

—Ecoute, lui dit Roman qui s'était chargé de la négociation; tu as deviné sans doute que nous avions Rupin, Richard et moi, le plus grand intérêt à ce que le secret découvert par Coco-Desbraises et Délicat, secret qu'ils ont déjà fait connaître à Rolet le Mauvais gueux, ne soit plus connu de personne?

—Pardine!

—Et crois-tu qu'il y ait plusieurs moyens de forcer ces hommes à se taire?

—Je n'en connais qu'un; et si vous voulez l'employer, vous pouvez compter sur moi, dit Vernier les Bas bleus, en adressant à Roman un regard significatif. Je n'ai pas oublié qu'ils ont voulu me buter[452].

—Voyons, dit le vicomte de Lussan, ils sont ici quatorze: si le combat s'engage, quels sont ceux qui seront contre nous, et quels sont ceux qui resteront neutres?

—Vous aurez contre vous, outre les trois en question, le grand Louis et Charles la belle Cravate, et peut-être un ou deux autres; Robert, Cadet-Vincent et les autres ne se mêleront de rien.

—Eh! mais la partie est beaucoup plus belle que je ne le pensais, reprit le vicomte de Lussan; il ne s'agit plus que de l'engager.

—Ça ne sera pas difficile, reprit Vernier les Bas bleus, si vous voulez me laisser faire.

—Tu as carte blanche, mon cher, lui répondit Roman, qui dit à ses deux amis, lorsque Vernier les eut quittés pour aller se placer près de Délicat et de ses deux acolytes: cet homme pourrait bien, pendant les trois jours qu'il vient de passer avec ces individus, avoir appris beaucoup trop de choses. Lorsqu'il nous aura aidé à nous débarrasser de ceux-ci, nous lui réglerons son compte.

—Encore! dit Salvador.

—Messire Roman a parfaitement raison, dit le vicomte de Lussan.

Tandis que les rupins, si l'on veut bien nous permettre de conserver à ces trois personnages le nom qu'ils portaient dans le lieu où ils se trouvaient, échangeaient à voix basse les quelques paroles qui précèdent, Vernier, de son côté, ne perdait pas son temps près de Délicat et de ses deux amis.

—Je viens de causer avec les rupins, leur dit-il.

—Eh bien! qué qui t'ont dit? dit Délicat, le visage allumé par le vin et la colère.

—Qu'ils se moquaient de toi et de tes amis, répondit Vernier les Bas bleus.

—Ah! ils ont dit ça, repartit Coco-Desbraises, y leur-z-y en cuira.

—Faut les buter[453], ajouta Rolet le Mauvais gueux.

—Au fait, c'est votre faute, reprit Vernier les Bas bleus. Après avoir reconnu qu'il était impossible d'enquiller[454] chez eux, où, dites-vous, il y a un abadis de larbins du raboin[455], vous me chargez de leur dire que s'ils ne vous coquaient pas dix tailbins d'altèque de mille balles, vous mangeriez sur leur orgue[456], et vous ne m'apprenez rien de ce que vous savez, de sorte que j'ai en l'air d'un sinve[457].

—Eh bien! dis donc, les Bas bleus, repartit Coco-Desbraises, j'ai dans la sorbonne[458] que t'es pas si sinve que t'en as l'air, et que ce n'est pas sans intention que tu nous trimballes à la cambrouze[459] depuis trois luisants[460], m'est avis que tu es de mèche[461] avec les rupins pour nous emblêmer[462].

—Si je savais ça, ajouta Délicat en tirant de la poche de sa redingote un long couteau-poignard, si je savais ça, j'te fourrerais mon lingre[463] dans le palpitant[464] jusqu'au manche.

Délicat avait élevé la voix pour prononcer ces mots; ses yeux, qui sortaient de leur orbite, lançaient des éclairs et des commissures de ses lèvres sortaient de légers flocons d'écume.

—Qu'est-ce qu'il y a, qu'est-ce qu'il y a? s'écrièrent à la fois tous les bandits.

Vernier les Bas bleus s'était promptement reculé en arrière, lorsqu'il avait vu Délicat s'armer de son couteau-poignard.

—Il y a, dit-il en désignant Délicat, que ce méchant gamin veut me buter[465], parce que je ne veux pas l'aider à escarper[466] les rupins.

—Ah! tu nous trahissais, lézard[467]! s'écria Coco-Desbraises; eh bien! tu ne sauras rien, et nous allons te refroidir[468].

—Il paraît que Vernier ne sait rien, dit Salvador à Roman.

—Coco-Desbraises vient sans s'en douter de lui sauver la vie, répondit celui-ci. Eh bien! vicomte, je crois qu'il est temps d'ouvrir le bal; êtes-vous prêt?

—Tout prêt, my dear, répondit le vicomte de Lussan en se levant avec beaucoup de sang-froid. Par lequel voulez-vous que je commence?

—Un instant, dit Salvador, puisqu'ils n'ont pas d'armes à feu, il faut nous laisser attaquer.

Vernier les Bas bleus, profitant du tumulte, s'était rapproché des rupins; Délicat pérorait au milieu d'un groupe composé de ses deux intimes, du grand Louis, de Charles la belle Cravate et de quelques autres, et vomissait à haute voix les plus sales injures contre Salvador et ses amis.

—Voulez-vous rengracier[469], dit enfin Salvador d'une voix de tonnerre, il y a assez longtemps que cela dure et si vous ne cessez à l'instant, vous allez me forcer de vous corriger tous.

—Qu'est-ce que c'est? nous corriger, s'écria Rolet le Mauvais gueux, et presque tous les bandits, s'avancèrent contre les rupins. Robert, Cadet-Vincent, Cornet tape dur, et quelques autres, prévoyant une lutte à laquelle ils ne voulaient pas prendre part, se hâtèrent de se hisser sur les dernières marches de l'échelle de meunier, d'où ils pouvaient être spectateurs de ce qui allait se passer, sans craindre d'attraper quelques horions.

Les rupins et Vernier les Bas bleus se placèrent le long du mur, afin d'éviter d'être cernés.

Arma presto, subito! dit Roman; puis ils mirent tous la main aux pistolets de combat, dont ils avaient eu soin de se munir. Il leur fallait triompher de neuf coquins résolus, que le vin et l'eau-de-vie qu'ils venaient de boire, avaient transformés en autant de bêtes féroces.

Butons[470] les rupins d'abord, criaient Délicat, Coco-Desbraises et Rolet le Mauvais gueux; butons-les, nous refroidirons[471] après la fourgate[472], et nous rapioterons[473] partout; il y a gras[474] dans la taule[475].

—A bas les lingres[476], tas de ferlampiers[477], cria Salvador, d'une voix qui parvint à dominer le tumulte: à bas les lingres, on je vous riffaude[478].

—A mort les rupins! à mort!... Et les bandits armés tous de longs couteaux-poignards, et semblables à un torrent qui vient de rompre ses digues, se ruèrent avec fureur contre le petit groupe de leurs ennemis; Vernier les Bas bleus, fut atteint le premier d'un coup de couteau au bras gauche.

—Ah! c'est comme cela, dit le vicomte de Lussan, en voyant couler le sang de Vernier; c'est bien: et déchargeant presqu'à brûle pourpoint un de ses pistolets sur Rolet le Mauvais gueux qui avait porté le coup, il fracassa le crâne du misérable, dont la cervelle alla se plaquer sur les murs du caveau.

Deux des bandits épouvantés, se retirèrent en arrière, les rupins n'avaient plus devant eux que Délicat, Coco-Desbraises, le grand Louis, Charles la belle Cravate, et deux autres. A toi! marquis de malheur, s'écria Délicat en s'élançant sur Salvador avec toute l'agilité d'un chat tigre; à toi! et il lui porta en pleine poitrine un furieux coup de son couteau-poignard; malheureusement pour lui la lame glissa sur une côte, et ne fit à Salvador qu'une blessure légère.

Cette brusque attaque avait surpris Salvador, mais ne l'avait pas épouvanté; il saisit Délicat d'une main, et le tenant éloigné de lui afin de l'empêcher de renouveler sa tentative, il lui envoya deux balles dans le ventre. Délicat fit un tour sur lui-même, et tomba la face contre terre.

—Dis le secret aux autres, cria-t-il d'une voix étranglée par la douleur à Coco-Desbraises qui luttait contre Vernier les Bas bleus, tandis que Roman et le vicomte de Lussan tenaient en respect les autres bandits dont l'ardeur commençait à se ralentir; dis le secret aux autres, afin qu'ils soient forcés de les tuer tous ou de la danser...

Ce furent ses dernières paroles.

Les chaises, la table et tous les objets qui la couvraient, avaient été renversés, brisés, rompus en mille pièces; la fumée produite par la décharge des deux pistolets n'ayant pas trouvé d'issue pour s'échapper, formait un nuage épais dans le caveau, éclairé seulement par la lueur pâle et douteuse d'une chandelle dont s'était emparé Cadet-Vincent, au moment où il s'était réfugié sur l'échelle de meunier.

Les paroles prononcées par Délicat avant de rendre le dernier soupir avaient été entendues de Roman: laissant pour un moment au vicomte de Lussan et à Salvador le soin de tenir tête à ce qui restait d'assaillants; il saisit une forte barre de fer oubliée par hasard dans le caveau et qui se trouvait à sa portée, et se glissant dans l'ombre derrière Coco-Desbraises, il lui en porta sur la nuque un si furieux coup qu'il tomba sur le sol sans prononcer une parole.

—Et de trois, dit-il en brandissant au-dessus de sa tête la formidable barre de fer dont il venait de faire usage, tandis que ses amis tenaient à distance, à l'aide de leurs armes à feu, les quatre assaillants qui n'étaient pas encore hors de combat, qui en veut? demandez, faites-vous servir.

—Allons, jetez vos couteaux et rendez-vous à discrétion, dit le vicomte de Lussan, si vous ne voulez pas que j'en descende encore.

—Rendez-vous donc, crièrent ceux qui étaient sur l'échelle, vous voyez bien que vous n'êtes plus en force.

Le grand Louis et Charles la belle Cravate, voyant qu'ils n'étaient que mollement soutenus par les uns, et que les autres gardaient la plus parfaite neutralité, ne demandaient pas mieux que de faire ce qu'on leur conseillait; mais ils craignaient que les rupins ne leur fissent un mauvais parti; ceux-ci, qui n'avaient plus aucun intérêt à prolonger la lutte, puisque ceux qui connaissaient leur secret n'étaient plus, leur ayant offert de nouveau quartier, ils s'empressèrent d'accepter.

Vernier les Bas bleus était celui qui avait le plus souffert, c'était contre lui que s'étaient particulièrement acharnés ceux qui avaient perdu la vie, la blessure que lui avait faite au bras Rolet le Mauvais gueux le faisait horriblement souffrir, et Coco-Desbraises l'avait assez rudement mené dans la lutte qu'il avait soutenue contre lui; la blessure de Salvador n'était qu'une égratignure.

Notes.

(A) Quelque sombres que soient les couleurs dont celui qui voudra peindre la physionomie des lieux dans lesquels on peut trouver des échantillons de la population excentrique de la capitale, charge sa palette; quelque vigoureux que soient les contours tracés par lui; quelle que soit, du reste, la puissance de son imagination, ses tableaux, s'ils ne sont copiés sur la nature, seront toujours au-dessous de la réalité: c'est qu'il existe en effet de ces choses, de ces hommes qu'il faut avoir vus pour en concevoir l'existence.

Les établissements que nous venons de citer existent réellement; mais nous n'engageons pas nos lecteurs à les visiter, car c'est suivant nous un bien triste spectacle que celui de l'humanité, lorsqu'elle a perdu la dernière trace de sa céleste origine, et c'est à peu près le seul qu'ils pourraient rencontrer dans tous ces lieux et dans beaucoup d'autres dont l'énumération seule remplirait un volume. Cependant, comme maintenant on est généralement avide de tout connaître, nous allons essayer d'en dire quelques mots.

Le grand Saint-Michel, surnommé le grand bal Chicard, rue de Bièvre, près la place Maubert, est le plus considérable de tous les établissements qui, semblables à ces plaies purulentes qui déshonorent le visage des débauchés et des ivrognes, étalent effrontément leur enseigne dans les rues de notre cité. Des chiffonniers, des marchands de chansons, des joueurs d'orgues et des marchands d'allumettes, des voleurs et de hideuses prostituées toujours prêtes à se livrer à ces misérables pour quelques verres d'eau-de-vie, ou un mauvais repas, voilà quels sont les gens que l'on rencontre habituellement au grand Saint-Michel. Mais si une belle journée a invité les bons habitants de Paris à prendre le plaisir de la promenade, levez les yeux vers cette espèce de soupente qui domine la salle principale de l'établissement dont nous parlons, et examinez un peu les individus qui s'y trouvent;—mais ils sont convenablement costumés: ce sont sans doute des gens comme il faut, qui sont venus là pour étudier les excentricités des mœurs populacières. Examinez de nouveau, et si vos yeux ne vous suffisent pas, joignez-y vos oreilles, et tâchez de saisir au passage, au milieu du brouhaha qui règne ici, quelques bribes de la conversation de ces gens si bien vêtus.—Mais, en effet, la toilette de ces hommes et celle de ces femmes, quoique riche, est d'assez mauvais goût. Ils boivent de l'eau-de-vie à pleins verres, et des refrains de chansons obscènes s'échappent de leur bouche. Quels sont donc ces gens? Eh! bon Dieu! rien autre chose que des voleurs et des prostituées, plus heureux ou plus adroits que ceux qu'ils dominent, qui viennent étaler là leurs richesses, afin d'exciter la jalousie de leurs camarades, stimuler ceux d'entre eux qui restent dans l'inaction, et respirer dans une atmosphère qu'ils aiment, en attendant qu'un revers de fortune les force à servir de spectacle à leur tour.

L'eau-de-vie ne se vend au grand Saint-Michel que quatre-vingts centimes le litre, et le vin seulement cinquante centimes; mais quel vin, et surtout quelle eau-de vie! Le vin laisse après les parois de chaque verre les traces bleuâtres de son origine; l'eau-de-vie est un mélange malfaisant d'alcool, d'acide sulfurique (oui, d'acide sulfurique!) et de caramel. Cependant les consommateurs se pressent devant l'immense comptoir d'étain où se fait le débit de ces infernales drogues, débit si considérable, que pour épargner à ses garçons de trop fréquents voyages à la cave, la directrice de l'établissement (c'est une femme qui est à la tête de cette maison), mademoiselle Victorine, a fait établir, de la cave au comptoir, tout un appareil de pompes, de réservoirs et de tuyaux, aussi compliqué qu'une machine à vapeur, de sorte que pour remplir le verre des ivrognes, auxquels on a préalablement fait payer ce qu'ils demandaient, il ne s'agit que de tourner l'un des robinets d'une fontaine intarissable.

La discorde siége en souveraine dans la salle principale du grand bal Chicard: des misérables qui ont été forcés de se promener toute la nuit, faute de posséder les deux on quatre sous nécessaires pour se procurer un grabat chez Pageot (Pageot est un logeur du faubourg du Temple, dont la maison n'est ordinairement habitée que par des forçats libérés ou en rupture de ban, voire même des assassins; c'est chez lui qu'ont été arrêtés Lacenaire, Avril et plusieurs autres), viennent passer la journée au grand Saint-Michel. Leur unique occupation est de tirer des carottes (style du lieu), ou de chercher querelle à ceux qui, plus heureux, peuvent stationner devant le comptoir, querelles suivies bientôt de luttes plus hideuses que celles des sauvages de la mer du Sud, dans lesquelles les adversaires cherchent à s'arracher les yeux de leur orbite, à se dévorer les parties saillantes du visage. Mais ne croyez pas que, pour séparer ces cannibales, on ira chercher la force armée: si la lutte est par trop sanglante, si elle se prolonge trop longtemps, les garçons de l'établissement, dont les efforts ont été impuissants, ont recours à mademoiselle Victorine, qui, sans se donner beaucoup de peine, sépare les combattants, qu'elle saisit par les flancs, et qu'elle jette sans plus de façons à la porte. Libre à eux de se reprendre dans la rue.

Malheur à ceux qui s'endorment après boire sur un des bancs crasseux du grand Saint-Michel; on profitera de leur sommeil pour les dépouiller de tout ce qu'ils possèdent; et cela au grand jour, sans plus se gêner que pour une action toute naturelle.

On fait aussi du commerce au grand bal Chicard; et quel commerce, grand Dieu! Semblables à ces oiseaux de proie qui ne cherchent leur pâture que sur les cadavres en putréfaction, des brocanteurs se tiennent constamment dans cet ignoble bouge, toujours prêts à acheter à des malheureux tourmentés d'une soif inextinguible la blouse, le gilet rond ou la chemise dont ils sont couverts; et les quelques sous reçus en échange de ces guenilles sordides sont immédiatement portés au comptoir, et c'est tout au plus si les vendeurs se réserveront dix centimes pour payer l'infâme potage dont ils se nourrissent.

Mademoiselle Victorine, la maîtresse du lieu, est, sans contredit, la plus curieuse physionomie de toutes celles qu'il est possible de rencontrer au grand Saint-Michel. Cette femme (cette créature est une partie de ce tout qui forme la plus belle moitié du genre humain) paraît parfaitement à son aise au milieu de la tourbe ignoble qui fréquente son établissement; et ce qu'il y a de plus singulier, c'est que cette tourbe a pour elle infiniment de respect. Hâtons-nous de dire, pour rendre hommage à la vérité, que ce n'est peut-être pas à sa personne que l'on, accorde ce respect, mais bien à la force herculéenne dont elle est douée, force dont assez souvent, ainsi que nous l'avons dit plus haut, les nécessités de sa position l'obligent à donner de nouvelles preuves; et cependant l'extérieur de cette femme n'offre rien d'extraordinaire: elle n'a pas encore atteint son sixième lustre; sa physionomie n'est pas désagréable; sa voix n'est ni rauque ni saccadée; elle sait même baisser les yeux, lorsque par hasard une personne qui ne fait pas partie de sa clientèle habituelle la regarde avec une attention trop soutenue; en un mot, elle ressemble plus à une honnête et coquette villageoise qu'à la maîtresse d'une ignoble taverne.

Par quel concours de circonstances cette femme s'est-elle trouvée placée à la tête d'un semblable établissement? comment a-t-elle fait pour accoutumer sa vue aux spectacles horripilants qu'elle a constamment sous les yeux, ses oreilles à l'effroyable harmonie des blasphèmes et des paroles obscènes, ses poumons à un air toujours imprégné de miasmes pestilentiels? C'est là un de ces mystères impénétrables, une de ces énigmes sans mot, dont Œdipe lui-même n'aurait pas trouvé la solution.

Il n'est, dit-on, si petit astre qui n'ait ses satellites; s'il en est ainsi, les astres plus considérables ne doivent pas en manquer; aussi, après le grand bal Chicard de la rue de Bièvre, vient le petit bal Chicard de la rue Saint-Jacques. Cet établissement est un diminutif de celui dont nous venons de parler: ce sont les mêmes individus que l'on y rencontre, tout aussi sales, tout aussi dépenaillés.

Si nous nous enfonçons dans le sombre dédale des vieilles rues de la Cité, nous trouverons d'abord sous la porte cochère d'une maison de la rue des Marmouzets, en face celle de la Licorne, la maison Muraille. Cette maison est le rendez-vous des ignobles prostituées qui infestent le quartier de la Cité, qui trouvent le moyen d'extorquer quelques sous aux malheureux qu'elles y rencontrent.

C'est chez le sieur Muraille que s'est passé le fait que nous allons rapporter pour donner à nos lecteurs une idée du degré d'abaissement auquel peuvent atteindre des hommes abrutis par l'abus du vin bleu et des liqueurs fortes.

Deux chiffonniers accompagnés chacun de leur fils, jeunes enfants de quatorze à quinze ans, se trouvaient dans cette maison: tous étaient ivres, les deux pères et les deux fils; cependant ils voulaient boire encore: les malheureux n'avaient pas encore atteint cette dernière période de l'ivresse, durant laquelle l'homme, transformé en une masse inerte, n'a plus même la conscience de son existence; et c'était à ce nec plus ultra de l'ivresse qu'ils voulaient arriver. Mais comment faire, quels moyens employer pour satisfaire cette envie? il ne leur restait pas un sou, ou plutôt, pour nous servir du langage assez imagé des lieux dans lesquels nous avons conduit nos lecteurs, les toiles se touchaient! mais, oh! idée lumineuse, un des deux fils était vêtu d'une blouse. Cette blouse était à peu près neuve, et le brocanteur était là. Il est vrai que cette blouse était l'unique vêtement du malheureux enfant; mais il est avec le ciel des accommodements. L'autre fils avait aussi une blouse, vieille à la vérité; mais il avait un gilet dessous. Les deux pères tinrent conseil, et il fut décidé que celui qui avait un gilet donnerait sa blouse dépenaillée à l'autre, et que le vêtement neuf serait vendu ce qui fut fait. Une fois leur gousset garni, ces misérables prirent place à une table et se firent servir un litre d'eau-de-vie: un litre pour quatre, c'est bien peu, si surtout, voulant joindre l'éloquence du geste à celle de la parole, on en renverse une partie en se démenant: c'est ce qui arriva. Pour recueillir le précieux liquide répandu sur la table, l'un des deux vieux chiffonniers se servit de son bras, et le dommage fut réparé sans grande perte.

Quelques instants après, en voulant allumer sa pipe, cet homme, qui commençait à ne plus pouvoir se tenir sur ses jambes (un second litre avait été absorbé, et les deux enfants étaient déjà sous la table), laissa tomber sur sa blouse imprégnée d'alcool, l'allumette dont il venait de se servir: le feu prend à ses vêtements; effrayé, il se rapproche de son camarade, auquel il communique l'élément destructeur. Vous croyez peut-être que le propriétaire de l'établissement va porter des secours à ces misérables? quelle erreur est la vôtre! il a vraiment bien d'autres chats à fouetter; il se contente de les jeter dans la rue, et du seuil de sa porte, il les regarde en riant bêtement se rouler dans le ruisseau de la rue des Marmouzets, afin d'éteindre les flammes qui menacent de les dévorer.

En face est située la maison Auguste. C'est dans cette maison que les femmes de la maison Muraille mènent boire du vin les pauvres diables avec lesquels elles viennent de boire de l'eau-de-vie chez ce dernier. Le changement de boisson les étourdit, et, lorsqu'ils sont totalement privés de sens, elles les...

Lorsque ces femmes ne trouvent pas de chalands dans les lieux qu'elles fréquentent habituellement, elles rôdent sur les ponts et sur le quai aux Fleurs: malheur, trois fois malheur à ceux qui, séduits par les charmes équivoques de ces fallacieuses Syrènes, les accompagnent dans les sombres cabarets de la rue du Haut-Moulin; ce n'est que dépouillés de leurs plus belles plumes qu'ils sortiront du guêpier dans lequel ils se seront fourrés.

Les individus qui fréquentent habituellement tous ces lieux infâmes ne dînent que rarement et ne déjeunent jamais. Quoi qu'il en soit, des spéculateurs se sont aperçus qu'il était encore possible de gagner quelques sous en leur vendant la maigre pitance dont ils se contentent; et les sieurs André et François ont ouvert pour eux, le premier rue du Haut-Moulin, le second rue de la Tacherie, deux officines culinaires. L'hôte chez lequel Gilblas de Santillanne fit son premier repas, après sa sortie de la maison paternelle, était un Carême, comparativement à ces deux desservants de Comus. Qu'est-ce en effet, que des filets de mulets et une omelette aux craquelins, comparés aux mets fantastiques dont se nourrit la plèbe parisienne? Ecoutez: lorsque les chaleurs de l'été sont un peu plus fortes qu'à l'ordinaire, l'administration municipale fait visiter les laboratoires de MM. les charcutiers, bouchers, marchands de volailles et de poissons de Paris, et toutes les viandes qui ne paraissent pas aux examinateurs d'une fraîcheur convenable, sont saisies pour être jetées pendant la nuit dans les eaux vannes de Montfaucon et de la Petite-Villette. Eh bien! malgré toutes les précautions de la police, ces viandes sont repêchées, et c'est de ces ignobles aliments (nous aimons cependant à croire que l'on veut bien prendre la peine de les laver) que se nourrissent des misérables qui se sont abreuvés toute la journée de cette eau-de-vie dont nous avons indiqué la composition. Et que l'on ne nous accuse pas de nous servir de couleurs trop sombres, ce que nous venons de dire est vrai, trop vrai malheureusement; oui, nous avons vu des hommes se repaître d'aliments qu'au même instant des chiens ont refusé; et cela dans la capitale du monde civilisé à quelques pas de distance du Louvre, de la préfecture de la Seine et de la préfecture de police!

Le Drapeau tricolore et le Cassis sont principalement fréquentés par des mendiants, des marchandes à éventaire de la place Maubert, des marchandes de cartons et des prostituées. Après avoir visité ces deux établissements, il faut s'arrêter quelques instants rue des Noyers, chez Sifflet, distillateur, avant d'arriver chez Paul Niquet.

Le nom de Paul Niquet est un nom célèbre parmi les plus célèbres; aussi nous avons en à Paris le grand et le petit Paul Niquet. Dans plusieurs villes des départements, à Alger même, on a fondé des établissements sous le patronage du nom de Paul Niquet; mais l'ancien, le véritable Paul Niquet est celui de la rue aux Fers; c'est aussi celui dont nous allons dire quelques mots.

Cet établissement est actuellement tenu par le sieur Feillieux. Paul Niquet, à ce qu'on assure, est maintenant un riche bourgeois, aimé et considéré dans le quartier qu'il habite, à cheval sur la morale, et qui ne peut souffrir les ivrognes. L'ingrat! il a donc oublié que s'il est aujourd'hui quelque chose, c'est aux ivrognes qu'il doit en rendre grâce. Quoi qu'il en soit, la maison Paul Niquet a conservé sa physionomie primitive. Une lanterne placée au-dessus de la baie d'une étroite et longue allée indique aux passants l'entrée de cet établissement; vous croyez peut-être que cette allée va vous conduire dans une salle aérée en été, convenablement chauffée en hiver: erreur, profonde erreur; le comptoir, garni d'un appareil semblable à celui du grand Saint-Michel, est tout simplement placé dans l'un des angles d'une petite cour que l'on a couverte d'un châssis vitré. Il n'y a ni tables ni bancs chez le successeur de Paul Niquet; il faut que les ivrognes y boivent debout devant le comptoir. Il est inutile d'ajouter que l'eau-de-vie et les liqueurs qu'on y consomme ne sont pas d'une qualité supérieure à celles des établissements du même genre.

A partir de dix heures du soir, des hommes et des femmes sans asile, voleurs et voleuses, mais voleurs et voleuses de bas étage, des ouvriers débauchés, des souteneurs de filles et d'ignobles prostituées, auxquels viennent se mêler un peu plus tard quelques honnêtes habitants des campagnes qui avoisinent Paris, se réunissent chez le successeur de Paul Niquet. Ceux qui ont quelques sous boivent incontinent, ceux dont les poches sont vides, semblables à ces hérons qui, perchés sur leurs longues pattes, attendent sur le bord d'une rivière qu'ils puissent happer un petit poisson au passage, attendent, le dos appuyé contre la muraille qui fait face au comptoir, la venue de quelqu'un qui leur procure les moyens de se rafraîchir. C'est ce qui ne manque pas d'arriver; la maison Paul Niquet, étant la plus connue de toutes celles du même genre qui existent à Paris, est accidentellement fréquentée par tous les étrangers qui veulent connaître les mœurs de la populace parisienne, par ceux des habitants de Paris qui, à la suite d'un souper qui s'est terminé tard, ou plutôt de bonne heure, veulent passer à flâner le reste de la nuit, et par MM. les étudiants en droit et en médecine de première année, charmés à ce qu'il paraît de pouvoir passer là quelques heures en mauvaise compagnie. Les pauvres diables dont nous venons de parler se glissent parmi ces hôtes aristocrates de la maison Paul Niquet, auxquels ils servent de bénévoles Cicerones; ils leur racontent les chroniques du lieu et l'histoire des habitués les plus remarquables; enfin ils font tant et si bien qu'ils attrapent un verre d'eau-de-vie à celui-ci, une pipe de tabac à celui-là, une pièce de deux sous à cet autre, tant et si bien enfin que lorsque le jour arrive, ils sont, oh! félicité suprême! aussi gris, si ce n'est plus, que leurs camarades mieux argentés.

L'arrivée des garçons tailleurs, chez le successeur de Paul Niquet, est saluée par des cris de joie et des acclamations amicales; et vraiment il y a bien de quoi; toute la société va pouvoir se rafraîchir sans qu'il lui en coûte rien. Ces messieurs qui sont arrivés vers minuit en hurlant des refrains de chansons patriotiques, feront servir, après avoir compté le nombre des personnes qui se trouvent devant le comptoir, autant de petits verres de liqueurs qu'ils auront trouvé d'individus; puis ils choqueront leurs verres contre celui des vagabonds et des filous qu'ils se font un plaisir de régaler. Si par hasard quelques-uns de ces derniers ont été oubliés, ils s'approchent de messieurs les tailleurs qu'ils traitent de citoyens, et de suite ils sont admis à prendre leur part de cette bienheureuse rosée de petits verres, rosée cent fois plus précieuse à leurs yeux que ne l'était à ceux des Hébreux celle de la manne du désert!

Le lecteur sait sans doute que les garçons tailleurs sont pour la plupart de très-farouches républicains: pourquoi sont-ils républicains? ils n'en savent rien. Le fait est qu'ils le sont; et c'est chez le successeur de Paul Niquet qu'ils viennent faire de la propagande; c'est parmi la tourbe infâme dont nous avons énuméré les éléments, qu'ils viennent recruter les soutiens futurs de l'édifice républicain; hélas! hélas! pardonnez leur faute, grand Dieu, ils ne savent ce qu'ils font.

Lorsqu'un homme d'honnête apparence, mais dont le cerveau paraît un peu échauffé, arrive seul dans cet Eldorado de la crapule parisienne, et que, pour payer ce qu'il vient de se faire servir, il jette sur le comptoir une pièce de cinq ou de deux francs, les petits verres arrivent pour une bonne partie de la galerie, sans qu'il ait besoin de les commander; des officieux le feront pour lui, car les garçons ne peuvent s'en prendre qu'à celui qui possède; où il n'y a rien, le roi perd ses droits. Ce vieux proverbe reçoit tous les jours, ou plutôt tous les soirs, chez le successeur de Paul Niquet, de nombreuses applications.

On a disposé pour les gens comme il faut, qui veulent passer chez le successeur de Paul Niquet une partie de la nuit, une petite salle assez propre, à laquelle on n'arrive qu'en traversant le comptoir, et de laquelle on peut tout voir sans être vu. Le droit d'entrer dans cette salle se paye assez cher: il est vrai qu'une fois qu'on y est, on ne court pas le risque d'avoir maille à partir avec la police, tandis que ceux qui restent debout devant le comptoir peuvent à chaque instant être arrêtés par les rondes de nuit; mais comme les heures du passage de ces rondes sont à peu près connues, sitôt qu'elles sonnent toute cette population nocturne se disperse comme une volée de perdrix au coup de fusil du chasseur.

Et maintenant que nous nous sommes sauvés de chez Paul Niquet, afin d'éviter d'être pris par la patrouille grise, entrons, s'il vous plaît, chez Charles Chantôme, rue Aubry-le-Boucher: quel lieu infect, et quelles ignobles physionomies! D'où sortent, bon Dieu! ces hommes dépenaillés, au teint couleur de cendre, au regard sinistre; ces femmes qui de leur sexe n'ont conservé que l'habit, qui hurlent des refrains obscènes, qui se disputent et se battent, qui fument et qui boivent de l'eau-de-vie? Est-ce qu'il y a eu dans la vie de tous ces gens-là des jours d'innocence et de pureté? Nous ne le croyons pas; il faut qu'ils soient nés dans l'atmosphère où nous les rencontrons, puisqu'ils y respirent et qu'ils y paraissent très à leur aise. Mais quels sont ces hommes? des malheureux; oh! non; la misère honnête, quelque affreuse qu'elle soit, n'a pas cet aspect sordide et repoussant: c'est le vice et non pas la pauvreté qui a imprimé son cachet sur le front de ces hommes et de ces femmes. En effet, la maison Charles Chantôme est l'égout dans lequel toutes celles dont nous venons de parler déversent le trop plein de leur population de voleurs et d'assassins.

Nos lecteurs doivent être fatigués de la promenade assez longue qu'ils viennent de faire dans toutes ces sentines impures: hâtons-nous donc de terminer; mais avant, qu'ils nous permettent de leur adresser quelques questions, dont la solution, nous l'avouons en toute humilité, a jusqu'ici échappé à notre perspicacité et auxquelles sans doute ils ne pourront répondre d'une manière satisfaisante.

Pourquoi l'administration municipale tolère-t-elle l'existence d'établissements semblables à ceux dont nous venons de parler? établissements qui doivent donner aux étrangers qui visitent notre capitale une bien triste idée de nos mœurs, et qui ne sont en réalité que des écoles de rapine et de débauche, ouvertes à tous venants.

Mais est-il possible de fermer ces établissements sans blesser la liberté du commerce? Nous concevons parfaitement que le gouvernement couvre de sa protection, qu'il accorde toutes les garanties imaginables au plus petit, aussi bien qu'au plus grand commerce; mais faut-il donner le nom de commerce à l'industrie de ces individus, pourvoyeurs patentés des bagnes et de l'échafaud (et que l'on ne trouve pas cette expression trop forte; plus d'un crime, dont les auteurs, à l'heure qu'il est, subissent les conséquences, a été inspiré par le vin du grand bal Chicard, ou l'eau-de-vie de Charles Chantôme), qui vendent aux misérables enfants perdus de notre civilisation les infernales drogues qui abâtardissent les générations, les abrutissent et les rendent capables de commettre tous les crimes? Et puis d'ailleurs, nous n'exigeons pas absolument qu'on ferme ces maisons; nous savons bien qu'il faut à la police des viviers bien poissonneux, dans lesquels elle puisse de temps à autre jeter ses filets; nous savons aussi qu'il n'est corps si sain, et Dieu sait si celui de notre vieille société n'est pas tant soit peu malade; nous savons, disons-nous, qu'il n'est corps si sain auquel il ne faille de temps à autre poser des exutoires. Laissons donc, si nous ne pouvons faire autrement, subsister toutes ces maisons; mais, pour Dieu, qu'elles soient surveillées avec plus de soin qu'elles ne le sont? Pourquoi, par exemple, ne seraient-elles pas considérées du même œil que les maisons de prostitution, de sorte qu'il serait permis de les fermer instantanément lorsqu'elles paraîtraient trop dangereuses? Ne pourrait-on pas enfin leur enlever la faculté de débiter les liquides pernicieux dont les mauvais effets sont incalculables?

(B) Le vol à la tire est très-ancien et a été exercé par de très-nobles personnages; c'est sans doute pour cela que les tireurs se regardent comme faisant partie de l'aristocratie des voleurs et comme membres de la haute pègre, qualités que personne au reste ne songe à leur contester.

Le Pont-Neuf était autrefois le rendez-vous des tireurs de laine et des coupeurs de la bourse qu'à cette époque les habitants de Paris portaient suspendue à la ceinture de cuir qui entourait leur corps. Ces messieurs, qui alors étaient nommés Mions de Boulles, ont compté dans leurs rangs, le frère du roi Louis XIII, Gaston d'Orléans, le poète Villon, le chevalier de Rieux, le comte de Rochefort, le comte d'Harcourt et plusieurs gentilshommes de premières familles de la cour, ils exerçaient leur industrie à la face du soleil et sous les yeux du guet qui ne pouvait rien y faire, c'était le bon temps! Mais maintenant les grands seigneurs qui peuvent puiser à leur aise dans la caisse des fonds secrets, ce qui est moins chanceux et surtout plus productif que de voler quelques manteaux râpés ou quelques bourses étiques ont laissé le métier aux manants.

Les tireurs sont toujours bien vêtus, quoique par nécessité ils ne portent jamais de cannes, ni de gants à la main droite; ils cherchent à imiter les manières et le langage des hommes de bonne compagnie, ce à quoi quelques-uns d'entre eux réussissent parfaitement. Les tireurs, lorsqu'ils travaillent, sont trois ou quelquefois même quatre ensemble, ils fréquentent les bals, concerts, spectacles, enfin tous les lieux où ils espèrent rencontrer la foule. Au spectacle leur poste de prédilection est le bureau des cannes parce qu'au moment de la sortie il y a toujours là grande affluence, ils ont des relations avec presque tous les escamoteurs et chanteurs des rues qui participent aux bénéfices de la tire. Rien n'est plus facile que de reconnaître un tireur, il ne peut rester en place, il va et vient, il laisse aller ses mains à l'aventure mais de manière cependant à ce qu'elles frappent sur les poches on le gousset dont il veut approximativement connaître le contenu. S'il suppose qu'il vaille la peine d'être volé, deux compères que le tireur nomme ses nonnes, ou nonneurs se mettent chacun à leur poste, c'est-à-dire près de la personne qui doit être dévalisée, ils la poussent, la serrent jusqu'à ce que l'opérateur ait achevé son entreprise. L'objet volé passe entre les mains d'un troisième affidé, le coqueur, qui s'éloigne le plus vite possible, mais, cependant sans affectation.

Il y a parmi les tireurs des prestidigitateurs assez habiles pour en remontrer au célèbre Philippe lui-même, et les grands hommes de la catégorie sont doués d'un sang-froid vraiment remarquable et qui ne se dément jamais.

Méfiez-vous, lecteurs, de ces individus qui lorsque tout le monde sort de l'église ou du spectacle, cherchent à y entrer; tordez le gousset de votre montre, n'ayez jamais de bourse, une bourse est le meuble le plus inutile qu'il soit possible d'imaginer, on peut perdre sa bourse et par contre-coup tout ce qu'elle contient, si au contraire vos poches sont bonnes, vous ne perdrez rien et dans tous les cas la chute d'une pièce de monnaie peut vous avertir du danger que courent ses compagnes. Ne mettez rien dans les poches de votre gilet; que votre tabatière, que votre portefeuille soient dans une poche fermée par un bouton; que votre foulard soit dans votre chapeau et marchez sans craindre les tireurs.

(C) Presque tous les careurs sont des Bohémiens, des Italiens ou des Juifs, hommes ou femmes, ils se présentent dans un magasin achalandé, et après avoir acheté ils donnent en payement une pièce de monnaie dont la valeur excède de beaucoup celle de l'objet dont ils ont fait l'acquisition; tout en examinant la monnaie qui leur a été rendue, ils remarquent une ou deux pièces qui ne sont pas semblables aux autres, les anciennes pièces de vingt-quatre sous, les écus de six francs à la vache ou au double W, les pièces de cinq francs d'Italie, de Sardaigne, etc., sont celles qu'ils remarquent le plus habituellement parce que l'on croit assez généralement qu'il y a dans ces pièces de monnaie une certaine quantité d'or, et que cette croyance doit donner à la proposition qu'ils ont l'intention de faire une certaine valeur: «Si vous aviez beaucoup de pièces semblables à celles-ci, nous vous les prendrions en vous donnant un bénéfice, disent-ils.» Le marchand séduit par l'appât du gain se met à chercher dans son comptoir et quelquefois même dans les sacs de sa réserve des pièces telles que le careur en désire, et si pour accélérer la recherche, le marchand lui permet l'accès de son comptoir, il peut être assuré qu'il y puisera avec une dextérité vraiment remarquable.

Les careurs ont dans leur sac plusieurs ruses dont ils se servent alternativement, mais un échange est le fondement de toutes, au reste il est très-facile de reconnaître les careurs, tandis qu'on ouvre le comptoir, ils y plongent la main comme pour aider au triage et indiquer les pièces qu'ils désirent, si par hasard le marchand a besoin d'aller dans son arrière-boutique pour leur rendre sur une pièce d'or, ils le suivent et il n'est sorte de ruses qu'ils n'emploient pour parvenir à mettre la main dans le sac.

Que les marchands se persuadent bien que les anciennes pièces de vingt-quatre sous, les écus de six francs à la vache ou au double W, ainsi que les monnaies étrangères, n'ont point une valeur exceptionnelle, qu'ils aient l'œil continuellement ouvert sur les inconnus hommes, femmes ou enfants qui viendraient sous quel prétexte que ce soit, leur proposer un échange et ils seront à l'abri de la ruse des plus adroits careurs.

Il y a parmi les careurs, comme parmi tous les autres voleurs, des nourrisseurs d'affaires, ces derniers pour gagner la confiance de celui qu'ils veulent dépouiller, lui achètent jusqu'à ce que le moment opportun soit arrivé, des pièces cinq ou six sous au-dessus de leur valeur réelle.

Les Romanichels citent parmi les célébrités de leur corporation, deux careuses célèbres, la Duchesse et la mère Caron, avant d'exercer ce métier, ces femmes servaient d'éclaireurs à la bande du fameux Sallambier, chauffeur du Nord, exécuté à Bruges avec trente de ses complices.

(D) Vol à l'intérieur et à l'étalage des boutiques.

(E) Ainsi que nous l'avons déjà dit: Le chanteur est un voleur qui fait contribuer un individu en le menaçant de mettre le public ou l'autorité dans la confidence de sa turpitude. Si quelquefois de très-braves gens n'étaient pas les victimes des chanteurs, on pourrait sans qu'il en résultât un grand mal, laisser ces derniers exercer paisiblement leur industrie, car ceux qu'il exploitent ne valent guère plus qu'eux; ce sont des ces hommes que les lois du moyen âge, lois impitoyables, il est vrai, condamnaient au dernier supplice de ces hommes dont toutes les actions, toutes les pensées sont un outrage aux lois imprescriptibles de la nature; de ces hommes enfin que l'on est forcé de regarder comme des anomalies, si l'on ne veut pas concevoir une bien triste idée de la pauvre humanité.

Les chanteurs ont à leur disposition de jeunes garçons doués d'une jolie physionomie qui s'en vont tourner autour de tel financier, de tel noble personnage et même de tel magistrat, qui ne se rappelle de ses études classiques, que les odes d'Anacréon à Bathylle et les passages des Bucoliques de Virgile adressés à Alexis, si le pantre mord à l'hameçon, le Jésus le mène dans un lieu propice et lorsque le délit est bien constaté, quelquefois même lorsqu'il a déjà reçu un commencement d'exécution arrive un agent de police d'une taille et d'une corpulence respectable: «Ah! je vous y prends, dit-il; suivez-moi chez le commissaire de police.» Le Jésus pleure, le pécheur supplie: larmes, prières sont inutiles. Le pécheur offre de l'argent, le faux agent de police n'est pas incorruptible, tout s'arrange moyennant finance et il n'est plus question de procès-verbal.

Ce n'est pas toujours de cette manière que procèdent les chanteurs, c'est quelquefois le frère ou le père supposé du jeune homme qui joue le rôle de l'agent de police, cette dernière manière de procéder qui entraîne en cas de malheur une pénalité moins forte, puisqu'au délit principal ne se joint pas celui d'usurpation de fonctions, est même la plus usitée.

Beaucoup de gens bien certains qu'ils avaient à faire à des fripons, ont cependant financé; s'ils s'étaient plaint, les chanteurs il est vrai, auraient été punis, mais la turpitude des plaignants aurait été connue, ils se turent et firent bien.

Une petite maison de l'allée des Veuves, voisine du bal Mabille, est habitée depuis plusieurs années par le nommé S... dit L..., qui exerce depuis très-longtemps à Paris le métier de chanteur, sans que jamais la police ait trouvé l'occasion de lui chercher noise, ses confrères, admirateurs enthousiastes de son audace et de son adresse, l'ont surnommé le Sophano des chanteurs.

(F) Le mot charriage dans le langage des voleurs est un terme générique qui signifie voler un individu en le mystifiant, les charrieurs sont donc en même temps voleurs et mystificateurs, et presque toujours ils spéculent sur la bonhomie d'un fripon qui n'exerce le métier que par occasion; ils vont habituellement deux de compagnie, l'un se nomme l'Américain, et l'autre le Jardinier. Le Jardinier aborde le premier individu dont l'extérieur n'annonce pas une très-vaste conception, et il sait trouver le moyen de lier conversation avec lui; tout a coup ils sont abordés par un quidam richement vêtu qui s'exprime difficilement et qui désire être conduit, soit au Jardin du Roi, soit au Palais-Royal, soit à la plaine de Grenelle, pour y voir le petite foussillement bien choli, mais toujours à un lieu très-éloigné de l'endroit où on se trouve, il offre en échange de ce léger service une pièce d'or, quelquefois même deux, il s'est adressé au Jardinier et celui-ci dit à la dupe: «Puisque nous sommes ensemble nous partagerons cette bonne aubaine, conduisons cet étranger où il désire aller, cela nous promènera.» On ne gagne pas tous les jours dix ou vingt francs en se promenant, aussi la dupe se garde bien de refuser la proposition, les voilà donc partis tous les trois pour leur destination.

L'étranger est communicatif. Il raconte son histoire à ses compagnons; il n'est que depuis peu de jours à Paris, il était au service d'un riche étranger qui est mort en arrivant en France et qui lui a laissé beaucoup de pièces jaunes qui n'ont pas cours à Paris, et qu'il voudrait bien changer contre des pièces blanches, il donnerait volontiers une des siennes pour trois et même deux de celles qu'il désire.

La dupe trouve l'affaire excellente, il y a cent pour cent à gagner à un pareil marché; il s'entend avec le Jardinier et il est convenu qu'ils duperont l'Américain. «Mais dit le Jardinier, les pièces d'or ne sont peut-être pas bonnes. Il faut aller les faire estimer.» Ils font comprendre cette nécessité à l'étranger qui leur confie une pièce sans hésiter, et ils vont ensemble chez un changeur qui leur rend quatre pièces de cinq francs en échange d'une de vingt, ils en remettent trois à l'Américain qui paraît parfaitement content, et ils en partagent une; les bons comptes font les bons amis, l'affaire est presque conclue l'Américain étale ses rouleaux d'or, qu'il met successivement dans un petit sac fermé par un cadenas.

—Vous âvre fait estimer mon bièce d'or, dit-il alors, moi fouloir aussi savoir si fotre archent il être pon.

—Rien de plus juste répond le Jardinier.

L'Américain ramasse toutes les pièces de cinq francs du pantre, et sort accompagné du Jardinier, soi-disant pour aller les faire estimer. Il va sans dire qu'il a laissé en garantie le petit sac qui contient ses rouleaux d'or.

Le pantre est tout à fait tranquille; il attend paisiblement dans la salle du marchand de vin, chez lequel il s'est laissé entraîner qu'il plaise à ses deux compagnons de revenir; il attend une demi-heure, puis une heure, puis deux, puis les soupçons commencent à lui venir, il ouvre enfin le sac dans lequel, au lieu de pièces d'or, il ne trouve que des rouleaux de monnaie de billon.

(G) Les cambriolleurs travaillent rarement seuls; lorsqu'ils préméditent un coup, ils s'introduisent trois ou quatre dans une maison, et montent successivement à tous les étages; l'un d'eux frappe aux portes, si personne ne répond c'est bon signe et l'on se dispose à opérer aussitôt, pour se mettre en garde contre toute surprise, pendant que l'un des associés fait sauter la gâche ou jouer le rossignol, un autre va se poster a l'étage supérieur et un troisième à l'étage au-dessous.

Lorsque l'affaire est donnée ou nourrie, un des voleurs se charge de filer (suivre) la personne qui doit être volée, dans la crainte qu'un oubli ne la force à revenir au logis, s'il en est ainsi, celui qui est chargé de cette mission, la devance et vient prévenir ses camarades, qui peuvent alors s'évader avant le retour du mezières (du bourgeois).

Si tandis que les cambriolleurs travaillent quelqu'un monte ou descend, et qu'il désire savoir ce que font dans l'escalier ces individus qu'il ne connaît pas, on lui demande un nom en l'air, une blanchisseuse, une sage-femme, une garde-malade. Dans ce cas, le voleur qui interroge ou qui est interrogé, balbutie plutôt qu'il ne parle, il ne regarde pas son interlocuteur et, empressé, de lui livrer passage il se range contre la muraille et tourne le dos à la rampe.

Si les voleurs savent que le portier est vigilant et s'ils présument que le vol consommé ils auront de gros paquets à sortir, l'un d'eux entre et en en tenant un sous le bras, ce paquet comme on le pense bien ne contient que du foin qui est remplacé lorsqu'il s'agit de sortir par les objets volés.

Quelques cambriolleurs se font accompagner dans leurs expéditions, par des femmes portant une hotte ou un panier de blanchisseuse, dans lesquels les objets volés peuvent être facilement déposés, la présence d'une femme sortant d'une maison et surtout d'une maison sans portier avec un semblable attirail, est donc une circonstance qu'il est important de remarquer, si surtout l'on croit voir cette femme pour la première fois.

Il y a aussi les cambriolleurs à la flan (voleurs de chambre au hasard) qui s'introduisent dans une maison sans avoir auparavant jeté leur dévolu; ces improvisateurs ne sont sûrs de rien, ils vont de porte en porte, où il y a, ils prennent: où il n'y a rien le voleur comme le roi perd ses droits. Le métier de cambriolleur à la flan, qui n'est exercé que par ceux qui débutent dans la carrière, est très-périlleux et très-peu lucratif.

Les meilleurs moyens à employer pour mettre les cambriolleurs dans l'impossibilité de nuire, est de tenir toujours la clé de son appartement dans un lieu sûr, ne la laissez jamais à votre porte, ne l'accrochez nulle part, ne la prêtez à personne même pour arrêter un saignement de nez; si vous sortez prenez votre clé sur vous; cachez vos objets les plus précieux, cela fait, laissez à vos meubles toutes vos autres clés, vous épargnerez aux voleurs la peine d'une effraction qui ne les arrêterait pas, et à vous le soin de faire réparer le dégât que sans cela ils ne manqueraient pas de faire.

Les plus dangereux cambriolleurs sont sans contredit les nourrisseurs; on les nomme ainsi parce qu'ils nourrissent des affaires. Nourrir une affaire c'est l'avoir toujours en perspective en attendant le moment le plus favorable pour l'exécution. Les nourrisseurs, qui n'agissent que lorsqu'ils ont la certitude de ne point faire coup fourré, sont ordinairement de vieux routiers qui connaissent plus d'un tour, ils savent se ménager des intelligences dans la place, au besoin même l'un d'eux y vient loger et attend pour commettre le vol qu'il eût acquis dans le quartier qu'il habite, une considération qui ne permette pas aux soupçons de s'arrêter sur lui, ce dernier n'exécute presque jamais, il se borne seulement à fournir aux exécutants tous les indices qui peuvent leur être nécessaire, souvent même il a la précaution de se mettre en évidence lors de l'exécution afin que sa présence puisse en temps opportun servir à établir un alibi incontestable.

Ce sont ordinairement de vieux voleurs qui travaillent de cette manière, le plus célèbre fut un nommé Godé, dit Marquis, dit Capdeville, encore aujourd'hui au bagne de Brest où il subit une condamnation à perpétuité.

Les vols de chambre sont ordinairement commis les dimanches et jours de fêtes.

(H) Les roulottiers appartiennent presque tous aux dernières classes du peuple et leur costume est presque toujours semblable à celui des commissionnaires ou des routiers. Ils travaillent toujours plusieurs ensemble, Lorsqu'ils ont remarqué sur une voiture un objet qui paraît valoir la peine d'être volé, l'un d'eux aborde le conducteur et le retient à la tête de ses chevaux tandis que les autres débâchent la voiture et en font tomber les ballots.

En général les roulottiers procèdent avec une audace vraiment extraordinaire. Il est arrivé plusieurs fois à un roulottier fameux, le nommé Goupil, de monter en plein jour et dans le quartier des halles, sur l'impériale d'une diligence et d'en descendre une malle comme si elle lui appartenait.

Pour se mettre à l'abri des entreprises des roulottiers, il ne faut attacher les ballots derrière les voitures, ni avec des cordes, ni avec des courroies, mais avec des chaînettes de fer qui ne pourraient être touchées sans qu'une sonnette placée dans l'intérieur de la voiture ne vînt donner l'éveil aux voyageurs.

Que les camionneurs aient un chien sur leur camion, le plus méchant qu'ils pourront trouver sera le meilleur; qu'ils renoncent surtout à la détestable habitude d'aller boire un canon avec le premier individu qu'ils rencontrent.

Que les gardiens de voitures de blanchisseurs ne dorment plus sur leurs paquets de linge sale et l'industrie des roulottiers sera mise aux abois.

Les plus fameux roulottiers étaient autrefois les France; les Mouchotte, les Doré, les Cadet Herrier, les César Vioque. Ces individus et surtout le dernier, étaient capables de suivre une chaise de poste pendant plusieurs lieues; ces individus ont presque tous achevé leur existence dans les bagnes et dans les prisons. Le dernier s'est corrigé.

(I) Le costume du bonjourier ou chevalier grimpant est propre, élégant même, il est toujours chaussé comme s'il était prêt à partir pour le bal et, un sourire qui ressemble plus à une grimace qu'à tout autre chose est continuellement stéréotypé sur son visage.

Rien n'est plus simple que sa manière de procéder. Il s'introduit dans une maison à l'insu du portier ou en lui demandant une personne qu'il sait devoir y demeurer, cela fait, il monte jusqu'à ce qu'il trouve une porte à laquelle il y ait une clé, il ne cherche pas longtemps, car beaucoup de personnes ont la détestable habitude de ne jamais retirer leur clé de la serrure, le bonjourier frappe d'abord doucement, puis plus fort, puis encore plus fort, si personne n'a répondu, bien certain alors que sa victime est absente ou profondément endormie, il tourne la clé, entre et s'empare de tous les objets à sa convenance, si la personne qu'il vole se réveille pendant qu'il est encore dans l'appartement, il lui demande le premier nom venu et se retire après avoir prié d'agréer ses excuses; le vol est quelquefois déjà consommé lorsque cela arrive.

Il se commet tous les jours à Paris un grand nombre de vols au bonjour; les bonjouriers pour procéder plus facilement puisent leurs éléments dans l'Almanach du Commerce; ils peuvent donc au besoin citer un nom connu et autant que possible, ils ne s'introduisent dans la maison où ils veulent voler que lorsque le portier est absent.

Rien ne serait plus facile que de mettre les bonjouriers ainsi que tous les voleurs dans l'impossibilité de nuire; qu'il y ait dans la loge du concierge un cordon correspondant a une sonnette placée dans chaque appartement et qu'il devra tirer lorsqu'un inconnu viendra lui demander un des habitants de la maison. Qu'on ne permette plus aux domestiques de cacher la clé du buffet qui renferme l'argenterie, quelque bien choisie que soit la cachette les voleurs sauront facilement la découvrir; cette mesure est donc une précaution pour ainsi dire inutile; il faut autant que possible garder ses clés sur soi.

Lorsqu'un bonjourier a volé une assiette d'argent ou tout autre pièce plate, il la cache sous son gilet; si ce sont des couverts, des timbales, un huilier, son chapeau couvert d'un mouchoir lui sert à céler le larcin. Ainsi si l'on rencontre dans, un escalier un homme à la tournure embarrassée, tournant le dos, portant sous le bras un chapeau couvert d'un mouchoir, il est permis de présumer que cet homme est un voleur. Il serait donc prudent de le suivre jusque chez le portier et de ne le laisser aller que lorsqu'on aurait acquis la certitude qu'il n'est point ce qu'il paraît être.

(J) Les ramastiques on ramastiqueurs, comme beaucoup d'autres fripons, ne doivent leurs succès qu'à la cupidité des dupes.

Ce qui suit est un petit drame qui malgré les avertissements de la Gazette des Tribunaux, se joue encore tous les jours dans la capitale, tant il est vrai que rien n'est plus facile que de tromper les hommes lorsque l'on caresse la passion qui les domine tous, la soif de l'or.

La scène se passe sur la place publique. Les acteurs principaux examinent avec soin les allants et les venants. Enfin apparaît sur l'horizon l'individu qu'ils attendent; sa physionomie, son costume, décèlent un quidam aussi crédule qu'intéressé. L'un des observateurs l'aborde et lui adresse quelques-unes de ces questions dont la réponse doit révéler à l'interrogateur l'état des finances de l'interrogé. Si les renseignements obtenus lui paraissent favorables, il fait un signe, alors l'un de ses compagnons prend les devants et laisse tomber de sa poche une boîte ou un petit paquet, de manière cependant à ce que l'étranger ne puisse faire autrement qui de remarquer l'objet; c'est ce qui arrive en effet, et au moment où il se baisse pour le ramasser, sa nouvelle connaissance s'écrie: «Part à deux.» On s'empresse d'ouvrir le paquet à la grande joie du pantre. On y trouve ou une bague ou une épingle magnifique, un écrit accompagne l'objet et cet écrit est la Facture d'un marchand joaillier qui reconnaît avoir reçu d'un domestique une somme assez forte pour le prix de ce qu'il envoie à M. le marquis ou à M. le comte un tel. «Nous ne rendrons pas cela, dit le fripon; un marquis, un comte a bien le moyen de perdre quelque chose et nous serions de bien grands niais si nous ne profitions pas de la bonne aubaine que le ciel nous envoie.» La dupe ne pense pas autrement il ne reste donc plus qu'à vendre l'objet, voilà le difficile. Le ramastique fait observer que cela ne serait peut-être pas prudent, on ne se défait pas facilement d'un objet d'un aussi grand prix, comment faire? «Ecoutez dit enfin le fripon, vous me paraissez un honnête garçon et je vais vous donner une marque de confiance dont vous vous montrerez digne je l'espère; je vais laisser l'objet entre vos mains, mais comme j'ai besoin d'argent, vous me ferez l'avance de quelques centaines de francs, mais j'exige que vous me donniez votre adresse.» Le niais qui déjà est déterminé à garder toute la valeur de ce qu'on a trouvé s'empresse d'accepter la proposition, et dans son for intérieur il se moque de la simplicité de son compagnon; il ne cesse de rire à ses dépens que lorsqu'il a fait estimer la trouvaille par un joaillier qui lui apprend que le bijou qu'il possède vaut tout au plus quinze ou vingt francs.

Les ramastiques sont presque tous des juifs. Chacun d'eux est vêtu d'un costume approprié au rôle qu'il doit jouer. Celui qui accoste est presque toujours vêtu comme un ouvrier, le perdant se distingue par la largeur de son pantalon dont une des jambes sert de conducteur à l'objet pour le faire arriver jusqu'à terre. Quelques femmes exercent ce genre d'industrie, mais comme il est facile de le présumer elle ne s'adressent qu'à des personnes de leur sexe.

Sur vingt individus trompés par les ramastiques, dix-huit au moins donnent un faux nom et une fausse adresse, s'il est vrai que l'intention doive être punie comme le fait, nous demanderons s'il ne serait pas juste d'infliger aux dupes une punition de nature à leur servir de leçon.

Ne soyez jamais assez sot pour vouloir partager avec un homme qui trouve un objet quelconque surtout si pour cela il faut dénouer les cordons de votre bourse.

(K) Voleurs qui se lient avec une personne pour la tromper ensuite d'une manière quelconque. Tous les membres de la grande famille des trompeurs peuvent donc être nommés ainsi. Le vol du lingot, commis au préjudice du limonadier à moustaches grises (qui n'est autre qu'un personnage dont déjà plusieurs fois nous avons parlé à nos lecteurs. Ronquetti, dit le duc de Modène), est un échantillon suffisant de la manière dont procèdent les soulasses.

(L) Les Romanichels, originaires à ce qu'on assure de la Basse-Egypte, forment comme les juifs, une population errante sur toute la surface du globe, population qui a conservé le type qui la distingue mais qui diminue tous les jours et dont bientôt il ne restera plus rien.

Les Romanichels sont donc ces hommes à la physionomie orientale que l'on nomme en France, Bohémiens; en Allemagne, des Egyptiens; en Angleterre, Gypsis; en Espagne et dans toutes les contrées du midi de l'Europe, Gitanos.

Après avoir erré longtemps dans les contrées du nord de l'Europe, une troupe nombreuse de ces hommes, auxquels on donna le nom de Bohémiens sans doute à cause du long séjour qu'ils avaient fait en Bohême, arriva en France en 1427, commandée par un individu auquel ils donnaient le titre de roi et qui avait pour lieutenants des ducs et des comtes. Ces hommes étaient régis par une constitution et des lois particulières, nous citerons seulement une de ces lois qui doit être encore en vigueur, lorsqu'un Bohémien avait commis un crime quelconque (un assassinat par exemple), il portait pendant un an cilice ou chemise de laine, et après il se croyait purifié. Comme ils s'étaient, on ne sait comment procuré un bref du pape qui occupait alors le trône pontifical, bref qui les autorisait à parcourir toute l'Europe et à solliciter la charité des bonnes âmes. Ils furent d'abord assez bien accueillis et on leur assigna pour résidence la chapelle Saint-Denis. Mais bientôt ils abusèrent de l'hospitalité qui leur avait été si généreusement accordée, et, en 1612, un arrêt du parlement de Paris leur enjoignit de sortir du royaume dans un délai fixé, s'ils ne voulaient pas aller passer toute leur vie aux galères.

Les Bohémiens n'obéirent pas à cette injonction, ils ne quittèrent pas la France et continuèrent à prédire l'avenir aux gens crédules, et à voler lorsqu'ils en trouvaient l'occasion. Mais pour échapper aux poursuites qui alors étaient dirigées contre eux, ils furent forcés de se disperser; c'est alors qu'ils prirent le nom de Romanichels, nom qui leur est resté et qui est passé dans le jargon des voleurs.

Il n'y a plus en France, au moment où nous sommes arrivés, beaucoup de Bohémiens, cependant on en rencontre encore quelques-uns, principalement dans nos provinces du nord, comme jadis, ils n'ont pas de domicile fixe, ils errent continuellement d'un village à l'autre et les professions qu'ils exercent ostensiblement sont celles de marchands de chevaux, de brocanteurs ou de charlatans. Les Romanichels connaissent beaucoup de simples propres à rendre malades les animaux domestiques, ils savent se procurer les moyens de leur en administrer une certaine dose; ensuite ils viennent offrir leurs services au propriétaire de l'étable dont ils ont empoisonné les habitants et se font payer fort cher les guérisons qu'ils opèrent.

Les Romanichels ont inventé, ou du moins ont exercé avec beaucoup d'habileté, le roi à la care dont nous venons de parler, qu'ils ont nommé Cariben.

Lorsque les Romanichels ne volent pas eux-mêmes, ils servent d'éclaireurs aux voleurs. Les chauffeurs qui de l'an IV à l'an VI de la république, infestèrent la Belgique, une partie de la Hollande et la plupart des provinces du nord de la France, avaient des Romanichels dans leurs bandes.

Les Marquises (les Romanichels nomment ainsi leurs femmes) étaient ordinairement chargées d'examiner la position, les alentours et les moyens de défense des gernafles (fermes) ou pipés (châteaux) qui devaient être attaqués, ce qu'elles faisaient en examinant la main d'une jeune fille à laquelle elles ne manquaient pas de prédire un sort brillant et qui souvent devait s'endormir le soir pour ne plus se réveiller.

(M) Les premiers vols à la vanterne furent commis à Paris en 1814, lors de la rentrée en France des prisonniers détenus sur les pontons anglais, ceux de ces prisonniers qui précédemment avaient été envoyés aux îles de Rhé et de Saint-Marcouf, étaient pour la plupart d'anciens voleurs, aussi à leur retour, ils se formèrent en bandes et commirent une multitude de vols. Dans une seule nuit plus de trente vols commis à l'aide d'escalade vinrent effrayer les habitants du faubourg Saint-Germain, mais peu de temps après cette nuit mémorable, l'auteur de ce livre mit entre les mains de l'autorité judiciaire trois bandes de vanterniers fameux; la première composée de trente-deux hommes, la seconde de vingt-huit et la troisième de seize; sur ce nombre total de soixante-seize, soixante-sept furent condamnés à des peines plus ou moins fortes.

Il serait facile de mettre les vanterniers dans l'impossibilité de nuire, il suffirait pour cela à fermer à la tombée de la nuit et même durant les plus grandes chaleurs, toutes les fenêtres pour ne les ouvrir que le matin.

Les Savoyards de la bande des fameux Delzaives frères, étaient pour la plupart d'adroits et audacieux vanterniers.

Un vol à la vanterne n'est quelquefois que le préliminaire d'un assassinat: des vanterniers voulaient dévaliser un appartement situé a l'entre-sol d'une maison du faubourg Saint-Honoré; l'un d'eux entre par la fenêtre, visite le lit, ne voit personne, bientôt il est suivi par un de ses camarades et tous deux se mettent à chercher ce qu'ils espéraient trouver, mais bientôt ils aperçoivent une jeune dame endormie sur un canapé, elle avait au cou une chaîne et une montre d'or, elle roupille (elle dort) dit à son compagnon l'un des vanterniers, Delzaives, surnommé l'Ecrevisse, il faut pesciller le bogue et la bride de jonc (il faut prendre la montre et la chaîne d'or), mais si elle crible (crie), répond le second vanternier le nommé Mabou, dit l'Apothicaire, si elle crible reprend l'Ecrevisse, si elle crible on lui fauchera le colas (coupera le cou). La jeune dame qui n'était endormie qu'en apparence et qui entendait sans en comprendre le sens les paroles que prononçaient les voleurs, eut assez de prudence et de courage pour feindre de toujours dormir profondément, aussi il ne lui arriva rien.

Le recéleur de la bande dont Delzaives dit l'Ecrevisse, était le chef, se nommait Métral et était frotteur de l'impératrice Joséphine. On trouva chez lui lors de son arrestation des sommes considérables.

L'auteur de ce livre a fait une rude guerre aux vanterniers de la bande des frères Delzaives et il est enfin parvenu à les faire tous condamner.

FIN DU QUATRIÈME VOLUME.

Chargement de la publicité...