Les vrais mystères de Paris
LES VRAIS MYSTÈRES DE PARIS.
LES
DE PARIS,
PAR VIDOCQ.
TOME CINQUIÈME.
BRUXELLES,
ALPH. LEBÈGUE ET SACRÉ FILS,
IMPRIMEURS-ÉDITEURS.
1844
LES VRAIS


I.—Beppo et Silvia.
Comme il est assez ordinaire aux hommes de passer d'une extrémité à l'autre, une fois que la paix fut faite entre Salvador, ses amis et ceux qui avaient pris part au complot ourdi par Délicat et Coco-Desbraises, les bandits furent les premiers à accuser de tout ce qui s'était passé ceux qui n'étaient plus là pour se défendre, et à promettre une soumission sans bornes et une obéissance aveugle à Salvador ainsi qu'à ses compagnons.
—C'est très-bien leur dit Salvador après avoir écouté avec beaucoup de patience leurs protestations de regrets et de dévouement, mais ce n'est pas de tout cela qu'il s'agit maintenant, voilà la plombe[479] de la décarrade[480], et nous ne pouvons pas laisser là ces trois falourdes engourdies[481], il faut nous en débarrasser.
—Si encore avant de caner[482] ils nous avaient donné l'adresse du médecin à qui qu'ils les solisaient[483] leurs falourdes engourdies, nous aurions pu bloquire[484] celles-là, dit Charles la belle Cravate en heurtant du pied les cadavres étendus sur le sol.
—Mais vous ne l'avez pas cette adresse, répondit Roman, ainsi il faut renoncer à cette spéculation et ne songer qu'à nous débarrasser de ces charognes, mais comment faire?
—C'est en effet assez embarrassant, dit le vicomte de Lussan.
—Laissez-moi faire, dit le grand Louis, ancien garçon boucher aux formes athlétiques, après avoir retroussé au-dessus du coude les manches de sa chemise, laissez-moi faire, j'ai mon idée, il faut d'abord défrimousser[485] ces gaillards-là, de manière à ce qu'il ne soient pas reconnobrés[486], je m'en charge. Et sans attendre une réponse, il se mit à taillarder, à l'aide de son couteau poignard le visage des défunts et toutes les parties de leur corps où il existait des tatouages. Il y avait quelque chose de si horrible, de si antisocial dans cette monstrueuse profanation accomplie avec autant de sang-froid et d'insouciance que s'il ne s'était agi que de l'action la plus naturelle du monde, que Salvador, Roman, le vicomte de Lussan et les autres bandits, tout aguerris qu'ils étaient ne purent s'empêcher de frémir et de détourner leurs regards de cette scène dégoûtante; cependant ils ne dirent rien, ce que faisait le grand Louis était nécessaire à leur sûreté.
—C'est fait, dit le grand Louis lorsqu'il eut achevé la tâche qu'il s'était imposée et je défie bien le plus marlou[487] des rousses[488] de donner un centre[489] à n'importe lequel de ces particuliers-là, il faut défoncer les barriques de picton[490] et fourrer dedans nos trois fanandels[491] que nous balancerons[492] à la lance[493] après que nous aurons fait des boulins[494] aux tonneaux pour qu'ils ne surnagent pas.
—Et ni vu ni connu, dit Charles la belle Cravate.
—Va là-haut voir si tout est tranquille et amène le bachot, dit Salvador à Cornet tape dur.
—Tout est tranquille, cria celui-ci par le trou, quelques minutes après sa sortie du caveau, il pleut à verse, la sorgue[495] est noire, les largues ne sont pas rappliquées à la taule, la fourgate roupille dans son rade[496], c'est le moment, il n'est pas un niert[497] dans la trime[498]; v'là une tourtouse[499].
Les barriques dans lesquelles on avait, non sans peine, fait entrer les trois cadavres, furent hissées au moyen de la corde dans la petite cour par Cornet tape dur et Cadet-Vincent, qui était monté afin de lui donner un coup de main, et transportées dans le bateau de Salvador, par la petite rue des Teinturiers.
Salvador tenait déjà les rames à la main, lorsque tout à coup des rumeurs confuses, dominées par les cris d'une femme, parties du pont Notre-Dame, et suivies bientôt d'un long cri de douleur et de ces exclamations: au meurtre! arrêtez l'assassin! vinrent frapper ses oreilles.
Balauce[500] vite les tonneaux, et rapplique[501], lui cria Roman, qui était resté sur la berge, l'abadis[502] se dirige de côté.
Salvador se hâta d'obéir à son ami. Il venait de se débarrasser du dernier des trois tonneaux, lorsqu'un homme, celui probablement qui était poursuivi par la clameur publique, s'élança du pont d'Arcole dans le fleuve, et se mit à nager vigoureusement dans le sillage tracé par le bateau qu'il eut bientôt dépassé. Cet homme aborda vis-à-vis la rue des Teinturiers, dans laquelle il s'engagea résolument, et où il fut suivi par Salvador qui venait de débarquer, et par Roman, qui avait attendu sur la berge le retour de son ami. Cet homme ayant probablement remarqué que la nuit était si sombre et l'atmosphère si chargée de brouillards, que ceux qui le poursuivaient devaient nécessairement avoir perdu ses traces, s'arrêta pour reprendre haleine mais ayant entendu des cris confus presque au-dessus de sa tête, il se mit à courir et se trouva, après avoir fait quelques pas, au milieu des habitués de la maison Sans-Refus qui avaient tous quitté le caveau, et qui après avoir remis à sa place l'auge qui en cachait l'entrée à tous les yeux, allaient se retirer.
Il crut naturellement qu'ils faisaient partie de ceux qui le poursuivaient, et qu'ils ne s'étaient mis en embuscade dans cette ruelle obscure que pour le saisir au passage. Déterminé à vendre chèrement sa vie, il brandit un couteau au-dessus de sa tête et s'élança sur ceux qui étaient devant lui.
—Laissez-moi passer ou je vous tue! leur cria-t-il.
A son accent provençal très-prononcé, Salvador et Roman venaient de reconnaître un compatriote; comme ils se trouvaient derrière lui, ils le saisirent par les deux épaules et le firent brusquement entrer dans la petite cour dont, sur un signe, le vicomte de Lussan avait ouvert la porte.
La foule venant des deux quais parallèles de la Cité et de l'hôtel de ville, allait se répandre dans la rue de la Tannerie; les bandits ne se souciant pas de s'y trouver mêlés, après ce qui venait de se passer, se hâtèrent de rentrer dans leur repaire.
Il était temps, la rue de la Tannerie venait d'être envahie par la foule, et du lieu où ils se trouvaient, les bandits et l'homme que Salvador et Roman venaient de sauver, pouvaient entendre ses clameurs.
Cet homme, lorsqu'il s'était senti saisi à l'improviste et introduit presque de force dans la petite cour, était resté pendant quelques minutes les yeux hagards, la poitrine haletante, privé pour ainsi dire de l'usage de ses facultés.
—Qui êtes-vous? que me voulez-vous? Au nom du ciel, laissez-moi sortir, s'écria-t-il lorsqu'il eut repris ses sens.
—Taisez-vous donc! braillard, lui dit Charles la belle Cravate en lui mettant la main sur bouche. N'entendez-vous pas qu'on vous cherche?
En effet, on entendait encore les clameurs confuses de la foule qui venait de passer devant la maison de la mère Sans-Refus pour aller sans doute sur la place de l'hôtel de ville.
Lorsque tout fut redevenu calme aux environs, les bandits entrèrent dans la salle qui faisait suite à la boutique, et l'un d'eux alla réveiller la tavernière qui, grâce aux nombreuses rasades qu'elle avait absorbées depuis qu'elle avait quitté le caveau, n'avait cessé de dormir du plus profond sommeil.
—Eh bien! mes enfants, tout s'est-il bien passé, dit-elle en apportant une chandelle et une bouteille d'eau-de-vie.
—Parfaitement, la mère; parfaitement, lui répondit Salvador. Vous dormiez bien, à ce qu'il paraît?
—Oh! oui, je dormais bien. Ah! mon Dieu! s'écria-t-elle en se tâtant avec vivacité; mais retrouvant à ses côtés son clavier garni de ses clés, son visage redevint serein, alors seulement elle remarqua le nouveau venu.
—Qu'est-ce que c'est que celui-là? dit-elle à Charles la belle Cravate.
—Un escarpe (assassin), répondit-il, que les rupins viennent de sauver.
—Le pauvre jeune homme! reprit la Sans-Refus en s'approchant avec intérêt de l'inconnu, auquel elle offrit un verre d'eau-de-vie; mais c'est qu'il est fort bien, ce garçon.
L'inconnu tremblait de tous ses membres, une effrayante pâleur couvrait son visage; il chancela quelques instants comme un homme ivre; puis il tomba de toute sa hauteur.
—Bon! voilà qu'il se trouve mal, à présent, dit la Sans-Refus.
—Il faut le transporter dans la chambre d'une femme dit Roman; qui veut me donner un coup de main?
Cadet-Vincent prit les pieds de l'inconnu que Roman tenait déjà par la tête, et, précédés de la Sans-Refus, qui tenait une chandelle à la main, les deux bandits le portèrent dans une des chambres du premier étage et le couchèrent dans un assez bon lit.
L'inconnu était en proie à une fièvre dévorante.
—Il n'est pas encore habitué à la chose, dit Roman au vicomte de Lussan, qui se trouvait auprès de lui.
—Il s'y fera, répondit celui-ci; il n'y a en tout que le premier pas qui coûte.
Une femme qui rentrait à ce moment se chargea de passer la nuit auprès de l'inconnu, afin de lui donner tout ce dont il pourrait avoir besoin.
A quel sentiment avaient obéi Salvador et Roman, lorsqu'ils avaient sauvé cet homme?
A quel sentiment obéissait la femme dont nous venons de parler, lorsqu'elle avait proposé de passer la nuit près de cet homme qu'elle n'avait jamais vu, afin de lui prodiguer les soins dont il avait besoin?
A quel sentiment, en un mot, obéissaient tous ces bandits qui paraissaient charmés de ce que cet homme avait échappé aux poursuites dont il était l'objet?
A la pitié que l'on éprouve naturellement pour tous les hommes qui sont malheureux, quelles que soient d'ailleurs les fautes qu'ils aient commises? à l'humanité? Eh! bon Dieu, non.
Un sentiment beaucoup moins noble explique l'intérêt que Salvador et Roman d'abord, et tous les autres ensuite, venaient de commettre, il ne devait être attribué qu'à ce désir de faire pièce à la justice, dont sont animés tous ceux qui ont eu maille à partir avec elle, ou qui savent que, dans un avenir plus ou moins éloigné, ils devront lui rendre compte de leurs actions. Pour ces gens-là, et nos lecteurs savent que tous ceux qui s'intéressaient à l'inconnu étaient de ce nombre; entraver les opérations de la justice, rendre impossible ses investigations, en un mot lui nuire par tous les moyens en leur pouvoir, c'est un plaisir, une sorte de vengeance anticipée qu'ils ne se refusent pas toutes les fois qu'ils trouvent l'occasion de la satisfaire.
Nos lecteurs sans doute ont déjà deviné que l'inconnu à l'accent provençal auquel les bandits rassemblés chez la tavernière de la rue de la Tannerie venaient de prodiguer tant de soins, n'était autre que Beppo. Nous leur dirons les événements qui accompagnèrent l'enlèvement de Silvia, et ceux qui le suivirent jusqu'au moment où l'ex-pêcheur catalan, après avoir commis un effroyable crime, se jeta du pont d'Arcole dans la Seine, pour échapper à ceux qui le poursuivaient.
On n'a sans doute pas oublié que Silvia, en quelque sorte terrifiée par l'aspect imprévu de cet homme qu'elle croyait ne plus jamais rencontrer, s'était laissé conduire sans opposer de résistance vers une voiture de place. Elle avait cru d'abord que Beppo n'avait d'autres intentions que de mettre à profit une occasion favorable qu'il ne devait qu'au hasard, afin de renouveler les instances qu'il lui avait déjà faites, et elle avait mieux aimé se plier à cette exigence, que de provoquer en résistant un scandale devant lequel elle savait bien que la nature à demi sauvage de Beppo ne reculerait pas.
Elle s'était jetée, plutôt qu'elle ne s'était assise, dans un des coins de la voiture, et elle attendait encore, non sans éprouver une certaine impatience, que Beppo lui adressât la parole, lorsque la voiture s'arrêta. Elle leva la tête et promena ses regards autour d'elle afin de connaître en quel lieu elle avait été transportée. L'aspect sombre et désolé du quartier, où était située la maison habitée par Beppo, l'épouvanta.
—Où suis-je? s'écria-t-elle, où me conduisez-vous? Beppo avait payé le cocher qui, se conformant aux instructions qu'il avait reçues, était parti de toute la vitesse des deux haridelles attelées à son carrosse.
—Veuillez me suivre, madame la marquise, dit Beppo à Silvia dont il avait saisi le bras aussitôt qu'ils étaient descendus de voiture.
La légère teinte d'ironie dont il accompagna ces paroles, ironie qui n'échappa pas à l'attention de Silvia, augmenta tellement l'anxiété à laquelle elle était en proie depuis qu'elle avait remarqué l'aspect assez peu rassurant de la maison dans laquelle on voulait l'introduire, qu'elle s'évanouit, et que Beppo fut forcé de la prendre entre ses bras pour la transporter chez lui. Sa mère qui attendait à chaque instant la maîtresse de son fils, était en mesure de la recevoir. Beppo la déposa sur un lit assez bon quoique garni de draps grossiers, et la laissa seule avec sa mère durant un laps de temps assez considérable. Tous les soins qui lui furent prodigués demeurèrent longtemps sans résultat. Son évanouissement s'était compliqué d'un étouffement provoqué par une violente colère longtemps comprimée, mais à laquelle elle donna cours lorsque enfin elle eut recouvré l'usage de ses facultés.
—Où suis-je? qui êtes-vous? et qui m'a placée là? s'écria-t-elle.
A toutes ces questions qui se succédaient avec la rapidité de l'éclair, la mère de Beppo, assez embarrassée du reste du rôle qu'elle était forcée de jouer, ne pouvait ou ne voulait faire qu'une réponse: Je ne sais pas.
Silvia tout à fait remise, lui dit alors impérativement qu'elle voulait voir Beppo, qu'il n'avait sans doute pas la prétention de la retenir prisonnière dans la chambre où elle se trouvait, et que s'il ne se hâtait pas de lui rendre la liberté, elle saurait bien se faire rendre justice et le faire repentir de sa conduite à son égard. Enfin elle voulut se lever du lit dans lequel on l'avait couchée pendant son évanouissement; mais elle fut forcée de renoncer à ce dessein, ses vêtements avaient été enlevés.
Se croyant abandonnée pour l'instant à la garde de la vieille femme qui était auprès d'elle, elle éleva la voix à plusieurs reprises, dans l'espérance que ses cris amèneraient quelqu'un à son secours; mais cet espoir ayant été déçu, elle se leva malgré les efforts de la mère de Beppo qui ne cessait de l'engager à se calmer et à prendre patience au moins jusqu'à l'arrivée de son fils qui, bien certainement, ne refuserait pas de lui rendre la liberté, et la bonne femme, lorsqu'elle faisait cette promesse, était de bonne foi, car elle ne pouvait croire que son fils serait assez fou pour vouloir garder chez lui, malgré elle, une femme qui, bien loin de l'aimer, paraissait (au moins à en juger par ses discours), éprouver pour lui la haine la plus violente.
Mais Silvia, à qui l'exaspération à laquelle elle était en proie avait fait oublier toute retenue, se jeta à bas du lit et ouvrit la petite porte du palier, déterminée à demander aide et protection à la première personne qu'elle rencontrerait sur l'escalier. Malheureusement pour elle, Beppo, qui n'avait quitté la chambre que par discrétion était sur le palier; elle fut donc forcée de rentrer, ce qu'elle fit sans prononcer une parole.
Elle venait d'user dans cette dernière lutte tout ce que les émotions de la journée lui avaient laissé, d'énergie, et sa volonté, toute impérieuse qu'elle était, fut forcée de se plier devant une volonté plus forte qu'elle.
Quelques minutes après, et lorsqu'elle était encore en proie à une sorte d'agitation fébrile, provoquée par la rage de se sentir impuissante, et les regrets qu'elle éprouvait de s'être aussi légèrement laissé conduire dans un piège dont elle ne pouvait plus sortir, Beppo entra.
Beppo, après avoir fait à sa mère un signe pour l'inviter à s'éloigner, s'approcha du lit de Silvia.
—Ecoutez, madame la marquise, lui dit-il à voix basse, voici la résolution que j'ai prise, résolution que ne changeront ni vos menaces, ni vos pleurs, ni même, si vous m'y forcez, la nécessité de commettre un nouveau crime; vous m'avez fait verser le sang de votre amant à la condition que vous seriez à moi tout entière; aveuglé par le fol amour que j'avais pour vous, que j'ai toujours, peut-être, maîtrisé par vos séductions, j'ai frappé, je me suis rigoureusement acquitté de mon infâme mandat. Maintenant, cependant, je ne veux pas vous forcer à remplir toutes vos promesses. Je sais, et vous savez aussi bien que moi, qu'il est certaines choses qui n'ont du prix que lorsque la personne de qui on désire les obtenir les accorde de bonne grâce; vous n'avez donc à redouter aucune violence; mais puisque vous ne voulez pas, ou que vous ne pouvez pas m'accorder l'amour sur lequel j'avais le droit de compter, je vous garderai ici, afin que celui que vous aimez maintenant ne possède pas un bien qui m'appartient.
Silvia, nous devons le dire, ne s'attendait pas à cette déclaration; elle n'avait pas supposé que le rude pêcheur des îles d'Hyères aurait autant de délicatesse, et elle commençait à comprendre que, malgré tout l'esprit qu'elle possédait, sa conduite envers lui avait manqué de logique. La nature de cette femme était si corrompue qu'elle ne supposait à cet homme que le désir brutal de sa possession et qu'au moment même où il lui exprimait ses sentiments à cet égard, elle se disait encore qu'elle en serait quitte pour payer sa liberté de quelques complaisances. La découverte qu'elle venait de faire lui enlevait donc son dernier espoir, cependant elle voulut hasarder quelques observations de nature à faire prendre le change à Beppo.
—Il est inutile de chercher à me tromper, madame, lui répondit Beppo; pourquoi me dire aujourd'hui le contraire de ce que vous m'avez dit la dernière fois que j'ai eu l'avantage de vous voir; croyez-vous donc que je ne devine pas que si vous me dites maintenant que si je ne m'y étais pris autrement, vous auriez pu peut-être finir par m'aimer, c'est parce que vous êtes en mon pouvoir, que vous me tenez ce langage? Non, madame, non, vous ne m'avez jamais aimé, vous ne m'aimez pas, et vous ne m'aimerez jamais; ne laissez donc pas sortir de votre bouche des paroles contre lesquelles votre cœur se révolte. J'ai pu lire votre indifférence, votre haine même dans toutes vos actions je la lis à l'heure qu'il est dans tous les mouvements de votre corps, qui, malgré vous, se replie sur lui-même lorsque je m'en approche, comme si j'étais un reptile ou un animal immonde; et tout à l'heure, lorsque vous avez essayé de m'adresser un sourire semblable à ceux qui m'ont fasciné autrefois, je l'ai vue éclater dans vos yeux. Et moi-même, est-ce que je vous aime encore? Je ne le crois pas. Mais c'est vous qui avez chargé ma vie d'un remords; c'est grâce à vous que ma pauvre mère, qui souffre de voir souffrir son unique enfant, est aussi malheureuse. Eh bien! je ne veux pas que votre bonheur insulte à mes souffrances, je ne veux pas que vous puissiez vous dire que vous vous êtes servie de moi comme d'un instrument que l'on peut briser sans crainte lorsque l'on n'en a plus besoin, je veux me venger; c'est pour cela que je vous ai enlevée à celui que vous aimez; c'est pour cela que je vous forcerai de vivre à côté d'un homme que vous détestez, et pour que vous ne puissiez pas vous soustraire au sort que je vous réserve; je vous garderai avec autant de soin que l'avare garde son trésor.
—Et combien de temps, Beppo, comptez-vous me faire supporter cette vie?
—Je ne sais, lorsque l'indifférence aura remplacé l'amour ou la haine que j'ai pour vous; (je ne sais quel nom donner au sentiment que vous m'inspirez); je vous rendrai votre liberté.
—Mais malheureux! s'écria Silvia, qui voulut alors essayer d'inspirer de la terreur à Beppo, de quel droit voulez-vous me garder ici?
—De celui du plus fort, puisque c'est le seul que vous ayez laissé à ma disposition.
—Mais je puis crier, on viendra à mon secours, et alors il me sera possible de vous faire punir très-rigoureusement.
—Vous pouvez crier, sans doute, dit Beppo en souriant avec amertume; mais quand bien même vous auriez la voix de Stentor, vous ne seriez entendue de personne; prenez la peine de jeter un regard à travers les fenêtres, et vous serez assurée que l'isolement de cette maison est tel, que tous vos cris seraient inutiles. Allez, allez, j'ai bien pris toutes mes précautions. Du reste, de tous les partis le plus sage que vous puissiez prendre, c'est celui de vous résigner, car je suis résolu à vous garder envers et contre tous, et à ne vous quitter s'il le faut qu'après vous avoir plongé un poignard dans le cœur.
Les paroles qui précèdent avaient été échangées à voix basse; de sorte que la mère de Beppo qui, sur le signe que lui avait fait son fils s'était retirée dans l'embrasure d'une fenêtre, n'avait pu rien entendre.
—Ma mère, lui dit Beppo, approchez-vous et écoutez-moi.
La pauvre femme, qui avait remarqué que depuis quelques instants son fils causait très-paisiblement avec la femme si violente et si emportée quelques instants auparavant, crut d'abord qu'un rapprochement s'était opéré entre ces deux jeunes gens, et elle s'approcha toute joyeuse.
—Vous voyez bien cette dame, lui dit Beppo en lui montrant Silvia, ce n'est qu'à l'aide de la ruse et de la violence que je l'ai amenée ici, où je prétends la garder contre sa volonté.
—Vous avez fait cela, oh! mon fils, répondit la vieille Catalane, mais cette dame, m'avez-vous dit, vous aimait, et ce n'était que de son consentement et pour la soustraire à des influences étrangères que vous deviez l'amener dans notre demeure, où je n'avais consenti à la recevoir que parce que vous m'avez donné l'assurance que le mariage consacrerait l'amour que vous avez pour elle, je le vois maintenant, vous m'avez trompée.
—Oui, ma mère, je vous ai trompée, mais ce qui est fait est fait...
—Aussi, je ne veux pas vous faire des reproches inutiles, mais puisque cette dame ne vous aime pas, laissez-la partir et tâchez de l'oublier; elle voudra bien sans doute ne pas se souvenir de vos torts et de vos violences.
—Oh! oui, madame, s'écria Silvia en employant les plus douces inflexions de sa voix et donnant à son regard l'expression la plus veloutée, laissez-moi partir, et je vous promets que personne au monde ne saura ce qui m'est arrivé aujourd'hui.
—Je ne veux pas que madame sorte d'ici, s'écria Beppo, et comme je prévois que je serai quelquefois forcé de m'absenter, il faut ma mère que vous consentiez à me remplacer pendant mon absence, car, je vous le répète, il faut que madame reste ici.
—Vous n'espérez pas sans doute, mon fils, que je consente à faire ce que vous exigez de moi.
Silvia, à qui l'opposition de la mère de Beppo avait donné de l'espoir, et qui comprenait bien que celui-ci ne pourrait la garder si sa mère ne consentait pas à lui prêter son concours, ne put s'empêcher de lui lancer un regard de triomphe et de froide ironie.
—Ma mère! ma mère! s'écria l'ex-pêcheur, qui bondit sous ce regard comme s'il avait été frappé d'une étincelle électrique, je vous le jure par Notre-Dame de Bon-Secours, et vous savez si jamais j'ai manqué à un pareil serment, si elle sort d'ici, je la tuerai. Et maintenant faites ce que vous voudrez et qu'il arrive ce qu'il plaira à Dieu.
La mère de Beppo était devenue affreusement pâle en entendant les dernières paroles de son fils, elle se jeta en sanglotant la face sur le lit de Silvia; Beppo était sorti de la chambre, et Silvia, dont l'oreille était aux aguets, avait distinctement entendu qu'il avait descendu l'escalier; elle voulut profiter de la profonde stupeur dans laquelle paraissait plongée la mère de Beppo pour essayer de se lever.
—Oh! restez de grâce, madame, s'écria la Catalane, restez, je vous en supplie, restez pour vous et pour mon malheureux fils; c'est que voyez-vous, ce qu'il a dit il le ferait, aussi vrai que Dieu est au ciel; Beppo n'a jamais manqué à un serment fait à notre sainte patronne Notre-Dame de Bon-Secours.
Silvia savait que la Catalane ne lui en imposait pas, elle devait donc croire que le désespoir de cette femme, qui devait connaître le caractère de son fils, n'était pas une comédie jouée uniquement pour l'engager à prendre patience; elle laissa retomber sa tête sur l'oreiller; elle venait d'acquérir la certitude que celle qui quelques minutes auparavant voulait absolument qu'on lui rendit la liberté, était devenue tout à coup, pour épargner un crime à son fils, une geôlière incorruptible: l'altière marquise de Roselly venait d'être vaincue une seconde fois.
Plusieurs jours se passèrent ainsi.
Silvia comprit enfin que pour sortir des mains de son ravisseur, il fallait qu'elle dissimulât, aussi s'arrêta-t-elle à ce dernier parti, et un mois ne s'était pas écoulé qu'elle parut sinon résignée, du moins beaucoup moins affligée qu'elle ne l'était peu de temps auparavant. Sans pourtant laisser deviner le motif secret de ce changement de conduite; elle ne cessait de prier, de supplier son geôlier de lui rendre la liberté ou du moins de lui laisser prendre l'air; elle employait pour capter sa confiance tous les moyens que son imagination féminine lui suggérait, prières, larmes, caresses, menaces, mais Beppo était inébranlable; il apercevait les pièges cachés sous les manœuvres de la sirène.
Six mois se passèrent, Silvia, qui poursuivait avec cette ténacité qui n'appartient qu'à ceux qui ont accepté comme un fait accompli une position dont cependant ils espèrent sortir, paraissait à peu près satisfaite de son sort, il lui arrivait même quelquefois de rire et de fredonner quelques petits airs. Grâce à la connaissance parfaite de l'idiome provençal qu'elle avait acquise pendant son séjour à Marseille, elle avait tout à fait gagné la confiance de la mère de Beppo, et cette bonne femme, qui comprenait difficilement qu'il fût possible de voir longtemps son fils sans l'aimer, n'était pas éloignée de croire qu'elle aurait pu laisser la cage ouverte sans que l'oiseau tentât de s'envoler; Beppo lui-même croyait sa captive résignée, et bien qu'il ne se relâchât en rien de la surveillance incessante dont elle était l'objet, il lui arrivait quelquefois de penser que cette femme altière avait enfin accepté toutes les conséquences de la position dans laquelle l'avait placée le crime qu'elle lui avait fait commettre, et que peut-être, et dans un avenir moins éloigné qu'il ne l'avait cru d'abord, il recevrait le prix de sa ténacité et d'un amour qui, malgré tous ses efforts, n'avait pas cessé de régner sur son âme.
Mais cette résignation n'était qu'apparente; Silvia s'était demandé souvent si, pendant une des courtes absences de Beppo, elle ne tenterait pas d'employer la violence pour sortir de l'espèce de prison dans laquelle on la tenait renfermée; mais après avoir remarqué la forte carrure de la Catalane, qui annonçait des forces bien supérieures aux siennes, elle renonça à ce projet et prit la résolution de n'avoir recours qu'à la ruse, et d'attendre, pour s'évader, une occasion favorable.
Plusieurs raisons, qui seront connues plus tard, empêchaient d'ailleurs Silvia d'avoir recours aux moyens violents pour recouvrer sa liberté.
L'espèce de pavillon qu'elle habitait en compagnie de ses geôliers, était divisé en deux étages; le dernier qui se composait d'une seule pièce, était habité par Silvia, celui au-dessous, beaucoup plus considérable, servait d'habitation à Beppo et à sa mère, et de lieu de réunion pour toute la petite colonie.
La mère de Beppo ne servait de geôlier à Silvia que contre son gré, car comme elle ignorait, non pas la liaison précédente qui avait existé entre son fils et Silvia, mais la cause qui avait donné naissance à cette liaison, elle ne cherchait pas à se dissimuler l'injustice qu'il y avait à enlever une jeune femme à ses affections et à ses habitudes, pour la tenir séquestrée loin du monde et de ses plaisirs, à un âge ou l'on a tant besoin d'air et de mouvement; mais cependant, comme l'exaltation du caractère de son fils lui donnait lieu de croire qu'il réaliserait la menace qu'il lui avait faite, tout en s'acquittant consciencieusement de ses fonctions, elle s'étudiait à rendre la captivité de Silvia aussi douce que possible; et que chaque fois qu'elle se trouvait seule avec elle, elle lui laissait entrevoir qu'il ne s'agissait plus que d'avoir de la patience pendant quelque temps encore, que Beppo se lasserait bientôt de la vie que la contrainte dans laquelle il la tenait le forçait de mener, et que, du reste, si elle lui servait de complice, ce n'était que pour lui épargner à elle Silvia, un malheur, et un crime à un fils qu'elle aimait, bien qu'elle ne pût justifier sa conduite.
A tous ces discours, Silvia répondait ordinairement qu'elle avait pris son parti, qu'elle savait bien qu'on ne la tiendrait pas éternellement en prison, qu'elle excusait presque une faute en faveur de laquelle militait le motif qui l'avait fait commettre, et que du reste elle comprenait assez la position de celle qui lui parlait, pour ne point lui savoir mauvais gré de sa conduite à son égard.
Du moment qu'elle eut pris la résolution d'être constamment à l'affût afin de pouvoir saisir au passage la première occasion de prendre la fuite, Silvia, qui durant les premiers jours de sa captivité se tenait presque constamment dans sa chambre, où du reste toutes les commodités de la vie avaient été réunies, se mêla un peu plus à la vie de ses compagnons, elle voulut même prendre part à leurs travaux.
Pendant les premiers jours de son séjour à Paris, Beppo, passant par hasard sur le quai de la Mégisserie, s'était arrêté pour examiner les ustensiles de chasse et de pêche qui composent l'étalage du magasin du sieur Kretz, le marchand le mieux assorti de la capitale; Beppo regardait avec tant d'attention les filets, et son regard indiquait tellement qu'il était très-capable d'apprécier la bonne confection de ces objets, que le sieur Kretz lui demanda s'il voulait en acheter et s'il était amateur de la pêche. Beppo répondit négativement à la première partie de cette question, mais il ajouta, pour répondre à la seconde, qu'il était plus qu'un amateur de la pêche, qu'avant de venir à Paris, il exerçait à Marseille, sa patrie, la profession de pêcheur, et qu'il était très-expert dans l'art de bien faire les filets. S'il en est ainsi, lui répondit Kretz, faites-moi voir de votre ouvrage, et si vous avez besoin de travailler et que vous soyez aussi adroit que vous le dites, il me sera possible de vous occuper aussi longtemps que vous le voudrez.
Beppo, charmé de trouver au moment où il s'y attendait le moins la possibilité d'occuper ses loisirs tout en gagnant de l'argent, se procura tout ce dont il avait besoin, et se mit de suite à la besogne; puis il fit voir à Kretz le premier filet qu'il avait fait, et le marchand, oubliant pour un moment ses habitudes commerciales, ne put s'empêcher de s'écrier: C'est un ouvrage parfait dans toutes ses parties! combien me ferez-vous payer cela le pied?
Beppo qui, plusieurs fois déjà, avait été à même de s'apercevoir qu'à Paris tout était beaucoup plus cher qu'à Marseille, demanda un tiers de plus qu'il n'aurait exigé dans son pays, se promettant in petto de diminuer ses prétentions si elles paraissaient trop exagérées; mais à sa grande surprise, le marchand se hâta de le prendre au mot, et de suite il lui fit une commande assez considérable pour l'occuper pendant plusieurs mois; c'était à cette fabrication que Silvia avait voulu prendre part, et comme elle était excessivement adroite, elle fut, après avoir reçu quelques leçons, aussi experte que ses professeurs, et put faire admirablement bien ses jolis petits filets de diverses couleurs, destinés aux dames élégantes.
Grâce à la hauteur prodigieuse de leur habitation, les reclus respiraient un air très-sain, et la vue sur le magnifique panorama qu'ils avaient devant les yeux lorsqu'ils se mettaient à la fenêtre, pouvait en quelque sorte leur tenir lieu de promenade; aussi la vie sédentaire qu'ils menaient tous trois, n'avait en rien altéré leur santé. Silvia avait dans sa chambre un piano, de la musique, tout ce qui lui était nécessaire pour dessiner, de sorte que lorsqu'elle était lasse de travailler elle pouvait se retirer chez elle, lire, dessiner ou chanter quelques morceaux que Beppo et sa mère, impressionnables comme toutes les natures méridionales, écoutaient toujours avec un nouveau plaisir; ils étaient donc en apparence assez contents l'un de l'autre.
Beppo, qui dans l'origine ne sortait qu'à de rares intervalles et pour très-peu d'instants, s'absentait assez souvent et quelquefois il lui arrivait de rester plusieurs heures dehors; mais cependant il n'oubliait jamais de recommander à sa mère de ne pas se relâcher de sa surveillance, et c'était fort sage, car s'il n'avait pas pris cette précaution, la bonne femme qui ne savait ce que c'était que la dissimulation, voyant la sérénité briller sur le visage de Silvia, lui aurait ouvert toutes les portes, pourvu que celle-ci lui eût fait la promesse de revenir.
Beppo dit un jour qu'il allait sortir pour un temps beaucoup plus long que celui qu'il passait ordinairement dehors, il fallait qu'il allât rendre à Kretz les travaux qu'il venait d'achever, et qu'il fit emplette des matières premières qui devaient lui servir à confectionner de nouveaux filets, tout cela devait le retenir dehors au moins cinq ou six heures, de sorte que comme il était près de deux heures lorsqu'il sortit, il ne devait être de retour que de sept à huit heures du soir.
Silvia, de sa chambre où elle s'était retirée au moment de son départ, sous le prétexte de prendre quelques instants de repos, l'ayant entendu dire à sa mère ce que nous venons de rapporter, en lui recommandant bien de ne pas cesser un instant d'avoir les yeux sur elle, se dit qu'elle attendrait peut-être longtemps avant qu'il se présentât une occasion aussi favorable et qu'elle devait chercher à la mettre à profit. Cette résolution une fois prise, elle descendit vers la Catalane, bien déterminée à tout risquer pour recouvrer la liberté.
Elle n'avait pas de plan arrêté, cependant elle fit d'abord mille caresses à la vieille femme, afin de détourner son attention et saisit adroitement une cravate et le bonnet de laine rouge de Beppo, qu'elle cacha sous sa blouse. (Nous avons oublié de dire que Beppo, afin sans doute de mettre davantage sa captive dans l'impossibilité de fuir, lui avait enlevé ses vêtements, qu'il avait remplacés par un costume complet d'enfant de Paris, c'est-à-dire un large pantalon de velours côtelé, un gilet de même étoffe et une blouse de toile bleue sur le tout.)
Silvia avait remarqué que la Catalane mettait ordinairement dans la poche de son tablier la clé qui ouvrait la porte sur le palier d'escalier, elle attendait donc avec une certaine impatience que la vieille se mit à travailler, car elle espérait pouvoir, pendant que celle-ci serait occupée à la confection de ses filets, lui enlever cette clé et être assez leste pour ouvrir la porte, la fermer sur elle et se sauver avant que la vieille pût s'opposer à cette action, mais voyant qu'elle restait inactive, elle manifesta elle-même l'envie de se mettre au travail.
—Mais nous n'avons absolument rien à faire, lui répondit la Catalane, tous les filets ont été terminés hier au soir et il n'y a pas ici ce qu'il faut pour en confectionner de nouveaux; et comme Silvia paraissait assez vivement contrariée de ce qu'elle était forcée de rester inoccupée, la Catalane se frappa tout a coup le front, en s'écriant:
—Savez-vous tailler les robes?
Bien que l'on ne fût encore qu'au mois de mars, le temps était superbe, un joyeux soleil dorait le faite des maisons d'alentour, et pour profiter de cette belle journée, les habitants du pavillon en avaient ouvert toutes les fenêtres, un éclair illumina tout à coup l'esprit de Silvia, elle venait de concevoir un plan d'évasion dont la réussite lui paraissait à peu près certaine.
—Sans doute, répondit-elle, je sais parfaitement tailler les robes et si vous en avez une à faire, donnez-la-moi, je serais charmée de m'occuper, je ne puis rester un instant oisive, sans me sentir les nerfs agacés.
La Catalane prit dans une armoire un coupon d'étoffe de soie, rapporté de la Provence et fabriqué selon toute apparence bien avant la première révolution, elle le remit à Silvia.
Celle-ci ne manqua pas de trouver charmante cette étoffe qui n'était autre chose qu'un pékin chiné du plus mauvais goût, et pour témoigner toute la joie qu'elle éprouvait de ce qu'on voulait bien lui confier la confection d'un aussi précieux vêtement, elle se mit à chanter une romance en déployant toutes les ressources de sa voix. La Catalane était charmée de la voir d'aussi bonne humeur.
—Ah! lui dit-elle en soupirant, que j'aurais de plaisir à vous nommer ma fille.
C'était la première fois qu'elle se permettait une allusion à la position de son fils et de la captive. Silvia la regarda en souriant.
—Vrai, lui répondit-elle, eh bien! nous parlerons de cela plus tard, en attendant aidez-moi à transporter cette table près de la fenêtre.
La Catalane s'empressa de faire ce qu'elle désirait, et Silvia, après avoir pris avec beaucoup d'aisance la mesure de la robe qu'elle allait tailler, déploya l'étoffe. La table n'était pas, il s'en fallait, d'une superficie égale à celle du coupon, aussi fut-elle forcée d'en laisser pendre dehors au moins la bonne moitié. Tout en appliquant sur l'étoffe les patrons qu'elle avait préalablement taillés, elle parlait de choses et d'autres à la Catalane, de sorte qu'au moment où celle-ci cherchait dans les cavités cervicales de sa boîte osseuse une réponse à une question assez saugrenue qu'elle venait de lui adresser, (elle avait demandé à cette bonne femme, qui ne connaissait en fait de musique que le tambourin et la petite flûte des joyeux enfants de la Provence, si elle préférait la musique allemande à la musique italienne), elle laissa tomber par la fenêtre un assez grand morceau de la magnifique étoffe flambée.
—Ma robe, ma pauvre robe! s'écria la vieille femme.
—Elle n'est pas perdue, dit Silvia qui avait vivement déplacé la table et s'était de suite mise à la fenêtre, le coupon s'est arrêté sur le toit qui est parfaitement sec, et de la fenêtre de l'étage au-dessous il vous sera très-facile de l'amener à vous à l'aide d'une perche. Descendez vite, je vais veiller afin qu'on ne vous l'enlève pas.
La mère de Beppo s'empressa de faire ce que lui disait Silvia, elle sortit de l'appartement armée d'un manche à balai, elle n'oublia pas cependant de fermer la porte à deux tours.
Dès qu'elle fut dehors, Silvia quitta la fenêtre et courut vers une armoire dans laquelle elle prit un verre qu'elle remplit de vinaigre, puis elle se plaça contre la porte, et lorsque la Catalane l'ouvrit pour rentrer, elle lui lança avec violence au visage le liquide contenu dans le verre qu'elle tenait à la main.
La surprise et la douleur arrachèrent à la pauvre femme de nombreux cris de terreur.
—Je suis aveuglée, je suis morte, dit-elle.
Et elle tomba plutôt qu'elle ne s'assit sur la première marche de l'étage inférieur, en se frottant les yeux; Silvia sans s'inquiéter davantage de ce qui pourrait lui arriver, profita de ce moment pour s'esquiver; et elle descendit les cent dix marches qui conduisaient à la rue avec la légèreté d'un faon.
Une fois hors de sa prison, Silvia se trouva fort embarrassée; son premier soin avait été de se réfugier sous une allée afin d'entourer son cou de la longue cravate et de se coiffer de l'épais bonnet de laine dont elle s'était munie; cela fait, elle erra pendant très-longtemps dans le sombre dédale que forment les rues étroites et tortueuses du quartier Saint-Marcel, et plusieurs fois, à sa grande terreur, elle se retrouva devant la maison qu'elle venait de quitter; elle ne connaissait pas le quartier dans lequel elle se trouvait et elle n'osait ni prendre une voiture ni demander son chemin, dans la crainte que ceux auxquels elle s'adresserait ne devinassent son sexe. La nuit vint bientôt, elle était sombre et quelques gouttes d'eau annonçaient déjà la pluie qui, quelques instants plus tard, devait tomber avec violence. Après avoir fait une foule de marches et de contre-marches qui à son grand désespoir la ramenaient toujours au même point, elle se trouva proche la barrière Saint-Jacques; elle était alors déterminée à prendre une voiture et à se faire conduire chez elle, au risque de ce qui pourrait en arriver, mais suivant leur louable habitude, les cochers de fiacres et de cabriolets avaient quitté la station aux premiers signes de pluie qu'ils avaient remarqués.
Silvia se détermina à aborder un homme et une femme d'un aspect assez respectable, abrités sous un vaste parapluie vert qui à ce moment entraient dans Paris, afin de leur demander en quel lieu elle se trouvait et le chemin qu'elle devait suivre pour se rendre chez elle, à la barrière de l'Etoile.
—Vous êtes, lui répondit l'homme, à la barrière Saint-Jacques, mon garçon, mais comment se fait-il donc que vous soyez à près de neuf heures du soir et par un temps pareil dans un quartier aussi éloigné de celui dans lequel vous devez vous rendre?
Un bourgeois de Paris ne répond jamais d'une manière directe à la question, quelque simple qu'elle soit qu'on lui adresse, il faut d'abord qu'il sache pourquoi on lui adresse cette question, et tout ce qui s'en suit.
Silvia crut ne pas devoir prendre pour confident, cet honnête habitant du quartier Saint-Marcel, elle se borna à renouveler sa demande.
—Je me suis égarée, dit-elle, je dois me rendre avenue Châteaubriant, près la barrière de l'Etoile, et je ne sais vraiment quel chemin je dois suivre.
—Eh! bien mon garçon, vous n'êtes pas arrivé au terme de votre course, il y a loin d'ici la barrière de l'Etoile, deux bonnes lieues au moins; mais pour ne pas vous égarer, il faut suivre cette rue en droite ligne, jusqu'au deuxième pont que vous traverserez, ensuite vous tournerez à gauche sur le quai, jusqu'aux Champs-Elysées, d'où vous verrez la barrière de l'Etoile, terme de votre longue course: vous entendez, toujours tout droit sans vous détourner; allez, mon Jésus, et que Dieu vous accompagne.
La femme n'avait pas dit un mot; elle était restée en extase, la bouche béante, les yeux clignotants, effets sans doute du petit vin d'Argenteuil qu'elle venait de sabler, et que le peuple nomme à si juste titre du casse-poitrine.
Le bonhomme parlait encore que Silvia s'était déjà mise en route.
Comme elle marchait en sens divers depuis plus de trois heures, elle était trempée par la pluie, et ses jambes commençaient à plier sous elle; cependant elle reprit courage. Tout en suivant la rue Saint-Jacques; elle se demandait de quelle manière elle pourrait sortir de la fâcheuse position dans laquelle elle se trouvait: devait-elle aller chez elle? il était probable qu'elle n'y trouverait personne; devait-elle aller chez Salvador? mais pendant sa longue absence quelques accidents imprévus pouvaient avoir dérangé l'existence du marquis: il fallait cependant qu'elle se déterminât à aller chez lui, au risque de ce qui pourrait arriver.
Elle était en proie à de sombres et tristes réflexions lorsqu'en arrivant au coin du quai aux Fleurs, elle se sentit saisir le bras par une main vigoureuse.
Elle se retourna vivement, et reconnut Beppo; le visage du pêcheur était aussi blanc qu'un linceul: elle jeta un cri.
—Suivez-moi, lui dit Beppo d'une voix saccadée, en lui posant sa main sur la bouche: suivez-moi.
—J'aime mieux mourir! répondit Silvia: une secousse vigoureuse la débarrassa de l'étreinte énergique du pêcheur, et elle essaya de prendre la fuite.
En trois bonds, Beppo se retrouva près d'elle:
—Epargnez-moi un second crime, lui dit-il.
Au lieu de lui répondre, Silvia poussa des cris perçants; plusieurs personnes qui avaient remarqué les gestes violents de ces deux individus, se rapprochèrent vivement, et Silvia implorait leur appui, lorsque Beppo, furieux de ce qu'elle allait infailliblement lui échapper, tira de sa poche un long couteau-poignard, et le lui plongea dans le sein.
Elle tomba sur le trottoir avant d'avoir pu prononcer une parole.
Beppo effrayé de l'action qu'il venait de commettre, restait sans mouvement devant le cadavre de sa victime.
Ceux qui avaient été les spectateurs de ce crime, effrayés sans doute par le couteau qu'il tenait à la main, n'osaient s'approcher.
Cet état d'indécision ne dura cependant que quelques minutes, Beppo rappelé à lui par les clameurs de la foule, perça le cercle dont il était entouré, et prit la fuite dans la direction du pont d'Arcole; arrivé sur ce pont, il se trouva sur le point d'être pris; la foule des gens qui le poursuivaient, s'était divisée en deux, bandes, dont l'une suivant le quai de Gèvres et l'autre celui de la Cité, allaient se rejoindre sur le pont d'Arcole de sorte que s'il échappait à l'une, il devait nécessairement être pris par l'autre; ce fut pour éviter ce péril imminent, qu'il se précipita dans la rivière, et grâce à l'obscurité, on le perdit de vue.
Nous avons vu comment il fut recueilli chez la mère Sans-Refus, au moment où les bandits, après la scène à la suite de laquelle Délicat, Rolet le Mauvais gueux et Coco-Desbraises avaient perdu la vie allaient se séparer, c'est là où nous le retrouverons en proie à une fièvre dévorante, et soigné par une des odalisques du lieu que sa haute taille, sa physionomie avantageuse, sa magnifique chevelure noire, et plus que tout cela peut-être la position dans laquelle il se trouvait, et le crime qu'il venait de commettre, intéressaient en sa faveur.
Presque tous les lieux où se passent les événements de cette très-véridique histoire existent encore aujourd'hui, de sorte que nous pourrions inviter nos lecteurs à les visiter, ce qui nous épargnerait la peine de les décrire; mais comme nous aimons à croire que tous nos lecteurs sont gens de très-bonne compagnie, et qu'ils ne seraient pas flattés d'être forcés d'aller passer quelques instants dans un lieu où ils pourraient rencontrer des individus à peu près semblables à ceux que nous avons mis en scène dans le chapitre précédent, nous allons, pour concilier autant que possible le désir bien naturel qu'ils éprouvent, sans doute, de connaître les lieux à physionomie excentrique dans lesquels nous plaçons nos héros, et la répugnance non moins naturelle qu'ils éprouveraient s'il fallait qu'ils les y accompagnassent, essayer de décrire la chambre dans laquelle se trouvait Beppo, et d'esquisser la physionomie de la femme qui veillait à son chevet.
Il n'y a rien de plus triste, suivant nous, qu'une chambre d'hôtel garni, et cela vient, du moins nous le croyons, de ce qu'il n'y a pas d'harmonie dans l'ameublement de ces sortes d'établissements; en effet, on devine, rien qu'à les voir, que ces meubles qui appartiennent à toutes les époques et à toutes les conditions, rassemblés sans goût et sans choix dans l'asile offert au voyageur par l'hospitalité cupide des hôteliers, ont été achetés à l'encan à la suite d'un décès, d'une faillite ou d'un départ, et l'on se sent mal à l'aise au milieu de ces dépouilles de la mort, de la misère et de l'absence; eh bien, il y a entre les chambres d'hôtels garnis et celles des lieux semblables à celui dans lequel se trouvait Beppo, une étrange similitude; qu'on en juge.
Ainsi que nous l'avons déjà dit, le pêcheur catalan avait été porté, pendant qu'il était évanoui, dans une des chambres du premier étage de la maison de la rue de la Tannerie.
C'était une grande pièce carrée, éclairée sur la rue par deux fenêtres à guillotine, fermées par un cadenas et garnies de grands rideaux de calicot rouge. Ainsi que celles de la boutique, les vitres de ces fenêtres avaient été barbouillées de blanc d'Espagne, de sorte qu'elles ne laissaient pénétrer dans la chambre qu'un jour pâle et douteux.
Un lit d'acajou, fabriqué sous le Directoire à l'époque où les fabricants d'ébénisterie offraient aux amateurs des modes renouvelées des Grecs et des Romains, des meubles antiques dans le plus nouveau goût, était placé dans une alcôve pratiquée au fond de la pièce, vis-à-vis des fenêtres. C'était dans ce lit que gisait Beppo qui n'avait pas encore prononcé une parole. Il était enveloppé dans des draps de gros calicot, et couvert d'un de ces couvre-pieds formé de mille pièces d'étoffes de diverses couleurs cousues ensemble, et de ses habits que l'on avait eu le soin de faire sécher.
Une commode de bois de diverses natures, garnie d'agréments en cuivre jadis dorés; deux fauteuils couverts en velours d'Utrecht jaune; (les rideaux des fenêtres et du lit étaient rouges); quelques chaises dépareillées et dépaillées; un vieux lavabo démantelé; et dans de mauvais cadres de bois dorés, de ces infâmes gravures dont on devrait pendre les auteurs, complétaient l'ameublement de cette pièce, la plus belle de la maison après celle de madame, sanctum sanctorum dans lequel personne n'était admis.
Quelques tisons brûlaient ou plutôt fumaient dans la cheminée, veuve de toute espèce de garniture, à moins que l'on ne veuille donner ce nom à deux larges et longues briques qui servaient de chenets, et surmontée seulement d'une assez belle glace de Venise, étonnée de se trouver en aussi mauvaise compagnie, et de deux vases de porcelaine pleins de fleurs artificielles à un franc vingt-cinq centimes la botte.
La femme à laquelle avait été confiée la mission de soigner Beppo, malgré les traces visibles de son passage que la débauche avait laissées sur sa physionomie, était une très-belle créature. Elle était grande et bien faite; sa chevelure, qui, à en juger par l'ampleur de son chignon, devait être longue et épaisse, était du plus beau noir; ses grands yeux, de même couleur, étaient bordés de cils longs et soyeux; ses traits étaient d'une régularité parfaite, ses doigts longs et effilés, ses pieds petits et bien faits, mais à côté de tous ces attraits qui pouvaient former un ensemble presque irréprochable, il y avait une imperfection acquise; ainsi les habitudes de son corps étaient brusques et saccadées; elles n'avaient pas cette gracieuse désinvolture, apanage envié de nos élégantes Parisiennes; cette femme négligeait sa chevelure dont les boucles inégales encadraient des joues légèrement marbrées; ses yeux étaient entourés de cercles violacés qui leur donnaient une expression presque sinistre, et ses ongles étaient couronnés de cercles noirs.
Depuis déjà assez longtemps, elle regardait Beppo qui tremblait de tous ses membres malgré la couverture épaisse dont il était couvert, et dont les yeux étaient fixés sur elle sans qu'il parût la remarquer.
—Quelle singulière maladie? dit-elle; il n'a pas encore ouvert la bouche; il me regarde sans me voir, et cependant, malgré la fièvre violente qui le dévore, il n'a pas le transport; c'est à n'y rien comprendre.
Elle ramena les couvertures sur la poitrine du malade.
—Il a froid, dit-elle. Quel dommage qu'un aussi beau garçon ne vaille pas mieux que tous les scélérats qui fréquentent cette maison. Ah! bah! ne pensons plus à cela.
Elle tira de la poche de sa robe une petite fiole d'eau-de-vie dont elle but quelques gorgées, puis elle assembla les tisons épars dans la cheminée et essaya de les faire flamber.
—Au diable, dit-elle encore en jetant au milieu de sa chambre le mauvais soufflet dont elle venait de se servir.
Beppo fit un mouvement, elle s'approcha vivement de son lit et lui souleva la tête.
—A boire, dit le malade d'une voix faible.
—Enfin, dit la fille.
Elle présenta à Beppo un verre d'eau dans lequel elle avait mis fondre un morceau de sucre et que celui-ci but avec avidité, puis il laissa tomber sa tête sur l'oreiller et s'endormit profondément.
A ce moment on frappa à la porte, que la fille alla ouvrir, et la mère Sans-Refus entra dans la chambre.
—Eh bien! ma fille, dit-elle, comment qui va c'te escarpe (assassin)?
—Il vient de me demander à boire et, après avoir satisfait sa soif, il s'est profondément endormi.
—Faut espérer que le sommeil lui fera du bien et qu'il pourra sortir à la sorgue (nuit).
—Comment! vous voulez le mettre dehors, faible comme il l'est? s'écria la fille; mais le malheureux n'aura pas fait trois pas qu'il tombera dans la rue.
—Tiens, tiens, crois-tu par hasard que je vais la garder une éternité dans ma maison, avec ça que ça ferait bon effet si par hasard la rousse (police) venait faire une visite.
—Eh bien! c'est bon, dit la fille, avec un accent marqué de mauvaise humeur, laissez-le dormir et puisque maintenant il parle et qu'il a l'air de comprendre ce qu'on lui dit, lorsqu'il s'éveillera je lui dirai qu'il faut qu'il s'en aille, et à la nuit je le mènerai dans une auberge où on lui donnera une chambre et où on aura soin de lui jusqu'à ce qu'il soit rétabli.
—Comme tu voudras, je sais que tu as bon cœur, et je suis bien tranquille sur le compte de ce pauvre garçon puisque tu t'en charges.
—Bien sûr que j'ai bon cœur, un meilleur cœur que le tien, vieille sorcière, dit la fille lorsque la mère Sans-Refus eut quitté sa chambre.
Restée seule avec Beppo, elle alluma une chandelle; car bien qu'il fût à peine quatre heures, la chambre était déjà obscure; puis elle s'assit à la tête du lit, et attendit patiemment que le malade s'éveillât.
Elle n'attendit pas longtemps, le sommeil de Beppo était trop agité pour pouvoir durer longtemps.
Il promena des yeux étonnés sur tous les objets dont il était entouré, et, remarquant la femme inconnue assise près de son lit:
—Où suis-je? lui dit-il, et que m'est-il donc arrivé?
—L'avez-vous déjà oublié? lui dit la fille; ne vous rappelez-vous plus qu'hier vous avez assassiné une femme, que vous vous êtes jeté à la rivière pour échapper à ceux qui vous poursuivaient, et que des hommes vous ont fait entrer dans cette maison au moment où vous alliez être pris.
—En effet, je me souviens, dit Beppo après être resté quelques minutes le visage caché dans ses deux mains.—Je me souviens, continua-t-il d'une voix sombre, j'ai commis un second crime; mais que s'est-il donc passé depuis hier?
—Voilà ce qui est arrivé, voilà du moins ce que m'a dit madame, car je n'étais pas ici au moment où vous y êtes entré; vous étiez en bas dans l'arrière-boutique depuis moins de cinq minutes, et vous n'aviez pas encore prononcé une parole, lorsque vous vous êtes évanoui; on vous a porté dans cette chambre et lorsque je suis rentrée, on m'a prié d'avoir soin de vous; c'est ce que j'ai fait, et de bon cœur, allez.
Beppo regardait d'un air profondément étonné cette fille, qui lui parlait de ce qui était arrivé la veille, comme de la chose la plus naturelle.
—Mais puisque vous n'ignorez pas le crime que j'ai commis, lui dit-il, comment se fait-il donc que je ne vous inspire pas de l'horreur?
—Est-ce que vous ne savez ni ce que je suis, ni dans quel lieu vous êtes? répondit-elle.
—Non.
—Je m'en doutais; ce n'est point, n'est-ce pas, pour la voler que vous avez tenté d'assassiner cette femme?
—Pour la voler! s'écria Beppo, qui, tout faible qu'il était, s'était dressé sur son séant pour répondre à cette question. Pour la voler! oh! vous ne le croyez pas.
—Non, je ne le crois pas; et maintenant je devine que cette femme est une maîtresse qui vous a trahi, et que c'est par jalousie que vous avez voulu la tuer.
—C'est à peu près cela.
—J'en étais sûre, répondit la fille; vous l'aimez donc bien, cette femme? ajouta-t-elle après quelques instants de silence.
—Je ne sais, je ne sais, dit Beppo. Je suis fou...
Et sa tête retomba sur l'oreiller; il allait peut-être retomber dans l'état de prostration dont il ne faisait que de sortir, si la fille ne se fût empressée de lui mettre sous le nez un petit flacon d'essence.
—Il ne faut pas vous laisser abattre, dit-elle, lorsqu'il eut repris ses sens; ce qui est fait est fait, et d'ailleurs elle n'est pas morte, votre maîtresse; la blessure que vous lui avez faite, quoique dangereuse, n'est pas mortelle, à ce qu'on assure; et comme les médecins de l'Hôtel-Dieu, où elle a été transportée, sont habiles, il est probable qu'elle en reviendra.
—Ah! tant mieux, répondit Beppo.
Comme il allongeait le bras pour prendre le verre d'eau sucrée placé sur la table de nuit, son couteau-poignard que les bandits avaient soigneusement replacé dans la poche de côté de son caban de pêcheur, s'en échappa et roula sur sa poitrine; il le saisit et le jeta avec force dans la cheminée.
La fille, lorsqu'elle lui avait vu prendre cette arme formidable, s'était machinalement éloignée de quelques pas.
—Ne craignez rien, lui dit Beppo, j'ai bien pu commettre un crime, mais je ne suis pas un assassin; en jetant ce couteau, je viens de rompre avec mon passé, et si la justice des hommes ne me demande pas de suite la réparation de mes crimes, toute ma vie sera consacrée à satisfaire la justice de Dieu.
—Je ne vous comprends pas bien; mais si c'est que vous craignez d'être arrêté, je crois que quant à présent vous avez tort; votre victime n'a pu encore parler, vous pouvez donc retourner chez vous, mais si cela vous est impossible, je puis vous conduire dans une auberge, où vous serez du reste plus en sûreté qu'ici.
—Mais où suis-je donc, et quelles sont les personnes généreuses qui m'ont sauvé et qui vous ont placée près de moi?
—Vraiment! ne le savez-vous pas?
—Je crois avoir eu déjà l'honneur de vous dire que non.
—Quels sont ceux qui, lorsqu'un voleur ou un assassin est poursuivi par la clameur publique, le sauvent au lieu de s'opposer à son passage?
—Ainsi ceux qui m'ont sauvé sont?...
—Des voleurs et des assassins, dit la fille en baissant tellement la voix, que c'est à peine si Beppo pût saisir le sens de ses paroles; et c'est dans une maison qu'ils fréquentent habituellement que vous êtes en ce moment.
—Mais vous, s'écria Beppo, vous si bonne, vous qui m'avez soigné avec une si touchante sollicitude?
—Quelles femmes trouve-t-on avec les voleurs et les assassins? de ces misérables créatures qui n'ont plus rien de leur sexe que le nom.
—Sauvé par des voleurs et des assassins qui m'ont pris pour un des leurs! murmura Beppo. L'expiation commence.
—Et soigné par une prostituée qui croyait qu'elle rendait service à un des hommes avec lesquels elle vit habituellement, dit la fille en regardant fixement Beppo. Pourquoi ne dites-vous pas votre pensée tout entière?
Il y avait des larmes dans la voix de la fille, lorsqu'elle prononça ces mots, Beppo, sans savoir positivement pourquoi, se sentit profondément ému; il prit la main de sa garde et il la serra affectueusement dans les siennes.
—Je suis persuadé, lui dit-il, que vous n'êtes pas ici à votre place.
—Merci de cette bonne pensée, lui répondit-elle; mais puisque vous savez maintenant en quel lieu et avec quels gens vous êtes, vous devez comprendre que vous ne sauriez trop tôt partir. Avez-vous assez de forces pour vous lever et aller prendre sur le quai, dont vous êtes à deux pas, une voiture qui vous conduira chez un de vos amis, si vous craignez de rentrer chez vous?
—Je suis faible, répondit Beppo; mais le courage remplacera les forces qui me manquent. Je vais rentrer chez moi, car je ne veux rien faire ni pour me perdre ni pour me sauver: les crimes que j'ai commis doivent être punis, soit dans ce monde, soit dans l'autre; je dois donc laisser à la volonté de Dieu, le soin de décider de ma destinée.
La fille s'étant retirée à l'extrémité de la chambre, Beppo se leva et s'habilla avec plus de facilité qu'il n'était permis de le supposer après la crise terrible qu'il venait de traverser. Il retrouva dans une des poches de son caban le sac qui contenait la somme assez ronde qu'il avait reçue la veille de Kretz; il le prit et le posa sur la cheminée.
—Ceux qui m'ont sauvé, dit-il, n'ont pas voulu me faire payer le service qu'ils m'ont rendu.
—Oh! lui répondit la jeune fille, puisqu'ils vous ont sauvé, c'est qu'ils ont cru que vous étiez du même bois qu'eux; et entre loups on ne se mange pas.
Beppo avait fini de s'habiller, et comme la nuit était tout à fait venue, il allait sortir.
—Comment vous nommez-vous? dit-il à la fille.
—Georgette, répondit-elle.
—Eh bien! Georgette, continua-t-il, vous savez qu'au jour du jugement, Dieu pèsera dans une même balance nos bonnes et nos mauvaises actions, et que suivant que la somme du bien l'emportera sur celle du mal, nous serons récompensés ou punis; j'ai déjà commis beaucoup de fautes, des crimes même, ne voulez-vous pas me permettre de faire une action qui puisse m'être comptée en déduction de mes iniquités?
—Si je puis vous être utile à quelque chose, disposez de moi, répondit Georgette, je ferai tout ce que vous voudrez.
—Puisqu'il en est ainsi, acceptez cette petite somme. Si vous ne restez ici, comme je le crois, que parce que vous ne pouvez faire autrement, elle pourra vous aider a en sortir; et j'emporterai en vous quittant la consolation d'avoir fait une bonne action.
La fille ne voulut pas accepter l'argent que lui offrait Beppo.
—Je n'ai rien fait pour vous que je n'eusse fait pour un autre, lui dit-elle. Si le don que vous voulez me faire aujourd'hui m'eût été offert un peu plus tôt, je l'aurais accepté avec reconnaissance. Mais, maintenant, il est trop tard: l'étoffe a pris son pli; et il faut voyez-vous, que je reste où je me trouve. Partez donc, et ne vous occupez plus de moi. Je ne suis pas aussi malheureuse que vous le supposez.
Beppo fit quelques pas pour sortir de la chambre, et comme il ne paraissait pas très-solide sur ses jambes:
—Voulez-vous, lui dit la fille, que je vous accompagne jusqu'à la prochaine station de voitures.
—C'est inutile, répondit le pêcheur, le grand air me fera du bien; je n'ai pas d'ailleurs beaucoup de chemin à faire.
—Partez donc, et que Dieu vous conduise.
Beppo sortit de la chambre et descendit l'escalier, dans lequel il ne rencontra personne. Georgette qui le précédait, lui ouvrit la porte de l'allée.
—Adieu, lui dit-elle.
Et elle remonta dans sa chambre.
Elle prit dans sa poche la petite fiole d'eau-de-vie à laquelle elle avait déjà donné de nombreuses accolades et acheva de la vider.
—Je suis bien aise, dit-elle, qu'il soit parti; je crois que je commençais à aimer cet homme-là.
Beppo avait trop présumé de ses forces. Après avoir suivi la rue de la Tannerie en s'appuyant le long des murs afin de ne pas tomber, il fut forcé lorsqu'il arriva sur la place de l'hôtel de ville, de s'asseoir sur une borne; ses jambes refusaient de le porter plus loin. Après s'être reposé quelques instants, il pria un ouvrier qui passait près de lui, de le soutenir jusque sur le quai où il pourrait prendre une voiture. Le brave ouvrier, qui n'aurait pas refusé à un pochard le léger service qui lui était demandé, ayant remarqué l'affreuse pâleur qui couvrait le visage de celui qui réclamait son aide, voulut faire plus qu'on ne lui demandait: il engagea Beppo à ne point bouger de sa place, et alla chercher à la station voisine un fiacre qu'il lui amena et dans lequel il le fit monter.
Laissons rouler Beppo vers la rue Contrescarpe-Saint-Marcel, et retournons chez la comtesse Lucie de Neuville, où nous allons retrouver le docteur Mathéo.
II.—Eugénie de Mirbel.
Du bon feu flambe dans la cheminée du boudoir, ou plutôt du cabinet de Lucie de Neuville, et égayé cette pièce décorée et meublée avec une rare élégance.
La comtesse et Laure de Beaumont sont diversement occupées, Lucie brode un superbe devant d'autel, destiné à la chapelle du château de Villerbanne, ancien et magnifique manoir seigneurial, qui doit un jour appartenir à son époux, Laure peint sur un écran une touffe de fleurs rares et le vase de porcelaine du Japon qui la contient.
Le boudoir de la comtesse Lucie de Neuville, n'est pas, il s'en faut, celui d'une femme à la mode.
Il y a longtemps déjà que l'on a dit pour la première fois, qu'à l'aspect seul des lieux on pouvait deviner le caractère de ceux qui les habitaient, et cela est vrai: un épicier retiré du commerce, ne se choisira pas une petite maison à volets verts, sise sur le penchant d'une jolie colline et dont la façade sera ornée seulement d'un cep de vigne et de quelques liserons aux campanules bleues; un poëte n'ira pas se loger, s'il peut faire autrement, dans la rue la plus populeuse de la moderne Babylone; un marin n'ira pas habiter les guérets de la Beauce; l'épicier voudra dans une petite ville de province, une maison à l'instar de Paris, et si ses moyens le lui permettent, il fera placer deux statues en plâtre sous son vestibule; le poëte acceptera avec plaisir la retraite dédaignée par l'épicier, le marin voudra voir la mer des fenêtres de sa chambre à coucher.
Tous ceux, quels que soient d'ailleurs leur caractère, leurs mœurs et leurs habitudes, qui mènent une existence fashionable, se ménagent dans la partie la plus reculée de leur habitation, une sorte de réduit dans lequel ils aiment à se retirer, que les femmes nomment un boudoir et les hommes un cabinet, et où ils n'admettent que leurs plus intimes amis, ou du moins ceux aux quels ils veulent bien accorder ce titre; eh bien, ceux de nos lecteurs qui ont été à même de visiter quelques-unes de ces retraites intimes des privilégiés de l'époque, ont sans doute remarqué que le boudoir d'une danseuse, cette danseuse se nomma-t-elle Fanny Elssler ou Cérito, ne ressemblait pas plus à celui d'une dévote, que celui de la femme d'un riche banquier, cette femme fût-elle madame James Rotschild, ne ressemble à celui d'une noble duchesse du faubourg Saint-Germain, que rien ne ressemble moins au cabinet d'un de ces lions (puisque c'est ainsi qu'on les nomme), qui ont conservé au dix-neuvième siècle les mœurs dissolues de la régence, que celui d'un noble descendant des Montmorency ou des La Trémouille. En effet. On aura trouvé: dans le boudoir de la danseuse à côté de la statuette en bronze de la divinité du temple, si elle a obtenu ce genre d'illustration (et il faudrait que son mérite fût bien mince pour qu'il n'en fût pas ainsi) les cartes armoriées de l'adorateur de quartier, les couronnes et les bouquets octroyés la veille par un public idolâtre à la nouvelle sylphide et peut-être même les clés de quelques cités du nouveau monde. Des gravures mystiques, des livres d'heures des magasins de Curmer et le portrait du prédicateur à la mode, éclairés par un demi-jour plus propre à inspirer des pensées voluptueuses que des pensées chrétiennes dans celui de la dévote. Dans le boudoir de la femme du Turcaret, de l'or sur les lambris, de l'or sur les panneaux, de l'or en haut, en bas, de l'or partout, de sorte que le gynécée de madame n'est autre chose qu'un reflet de la caisse de monsieur.
Le cabinet du roué (pourquoi ne pas conserver à ces messieurs un nom qu'ils méritent à tous égards) sera orné des portraits des malheureuses, blondes, brunes on châtain, qu'il aura faites ou qu'il aura voulu faire, de cigares de Manille dans d'élégantes boîtes de palissandre, et pour peu que le roué soit quelque peu expert dans l'art des Bertrand et des Daressy, il pourra bien arriver qu'une épître amoureuse écrite par la dernière femme aimée, soit appendue, richement encadrée, à la place la plus apparente de ce même cabinet; et ainsi des autres; il y aura toujours dans chacun d'eux le cachet de l'individualité de ceux auxquels ils appartiendront, mais nous croyons bien sincèrement qu'il n'y a de vraiment irréprochable, sous le double rapport de l'élégance, de la décoration et du choix convenable des objets destinés à les meubler, que ceux que nous avons cités sans en rien dire, par la raison toute simple que nous avons l'intention d'essayer de décrire celui de la comtesse Lucie de Neuville qui est un de ceux-là.
Ainsi que nous l'avons dit, le boudoir de la comtesse de Neuville ne ressemble pas à celui d'une coquette. Il est tendu d'une étoffe de soie, fond lilas clair, semée de fleurs et d'oiseaux fantastiques, relevée à chaque panneau par des torsades de soie verte, roulées autour de très-petites rosaces en cuivre argenté. Des draperies épaisses n'ont pas été disposées devant les fenêtres de cette pièce afin de n'y laisser pénétrer que ce demi-jour tant aimé des coquettes, sans doute parce qu'il dispense de rougir, (ce qui serait à peu près impossible à la plupart de ces dames), et qu'il augmente l'audace de ceux qui attaquent leur vertu. Le jour pour arriver chez Lucie de Neuville n'a, donc pas à traverser un triple rempart de gaze, de mousseline et de soie, il n'y a absolument rien devant les deux fenêtres de son gynécée, formées chacune d'une magnifique glace, seulement lorsque les rayons du soleil sont un peu trop vifs, elle peut baisser des stores sur lesquels elle a peint les deux plus gracieux paysages qui se puissent imaginer.
On le voit, le boudoir de Lucie de Neuville ressemblait un peu à la maison de verre de Socrate, on pouvait facilement, du vaste jardin sur lequel il était éclairé, voir tout ce qui s'y passait; mais qu'est-ce que cela pouvait faire à Lucie, ce n'était ni pour écrire des billets doux, ni pour recevoir les nombreux adorateurs que son irréprochable beauté, ses grâces modestes et les charmes de son esprit attiraient sans cesse sur ces traces, qu'elle s'y retirait.
Le boudoir de Lucie, ainsi du reste qu'il était facile de s'en apercevoir aussitôt qu'on y était entré, était un temple consacré à tous les arts; aussi les pièces les plus remarquables de son ameublement, étaient-elles un magnifique piano d'Erard, une harpe, un chevalet et tout ce qui était nécessaire pour peindre, des bronzes de Barye et quelques statuettes d'après l'antique, disposés avec goût sur une étagère; et rangés avec soin dans une élégante bibliothèque de bois de citronnier, les meilleurs ouvrages de notre ancienne et de notre nouvelle littérature.
Parmi tous ces objets consacrés aux arts, c'était avec plaisir que l'on remarquait une jolie table à ouvrage et un métier à broder; ces deux petits meubles semblaient n'avoir été mis à la place qu'ils occupaient, que pour indiquer que la maîtresse de ce sanctuaire n'avait pas renoncé aux occupations habituelles de son sexe, et qu'elle ne cultivait les arts et les lettres que pour se délasser et non pour en faire l'unique occupation de sa vie.
Depuis le départ de monsieur de Neuville pour l'Algérie, Lucie qui ne sortait que très-rarement et qui pour recevoir peu de visites, passait dans ce cabinet où son amie, Laure de Beaumont, lui tenait compagnie la plus grande partie de son temps; et nous pouvons donner l'assurance à celles de nos jolies lectrices qui seraient disposées à trouver l'existence qu'elle menait quelque peu monotone, qu'elle ne s'ennuyait que très-rarement.
Est-il en effet possible de s'ennuyer lorsque l'on sait demander à un travail, que l'on peut rendre attrayant en le variant à l'infini, les distractions que l'on n'est pas disposé à aller chercher dans le monde, et que l'on a près de soi une personne à laquelle on est attaché par des rapports d'esprit et de caractère.
Depuis environ une heure qu'elles travaillaient ensemble, la comtesse et Laure de Beaumont, contre leur habitude, n'avaient échangé que des monosyllabes; depuis l'aventure de la rue de la Tannerie, Lucie était triste, et Laure, qui avait plusieurs fois en vain essayé de lui faire comprendre qu'elle se débattait contre une chimère et que ses craintes étaient absolument sans fondement, avait pris le parti de ne plus lui parier de cet événement dont le souvenir paraissait lui être désagréable.
Laure s'était levée pour juger de l'effet de ce qu'elle venait de peindre, et elle fut si satisfaite de son ouvrage, qu'elle frappa ses mains l'une contre l'autre et s'écria, avec une naïveté qui n'appartenait qu'à son heureux caractère:
—Oh! que c'est joli et comme j'ai bien rendu ce beau rhododendron et les brillantes couleurs de ce magnifique Vulcain; mais regarde donc, Lucie, ajouta-t-elle en mettant sous les yeux de son amie l'écran qu'elle venait de peindre, c'est presque aussi bien qu'une aquarelle de madame Jacotot.
Lucie leva la tête pour admirer le chef-d'œuvre de son amie, celle-ci remarqua l'expression de profonde tristesse empreinte sur le visage de la comtesse.
—Vraiment, Lucie, s'écria-t-elle, je ne te comprends pas, je suis certaine que tu penses encore à ce qui nous est arrivé l'autre soir?
—Que veux-tu, ma chère Laure, un pressentiment que je ne puis vaincre, me dit que la rencontre que j'ai faite dans cette maison me sera fatale, et ce n'est pas en vain, vois-tu, que Dieu a permis que nous ayons de ces pressentiments.
—Je le crois comme toi, c'est afin sans doute que nous puissions nous tenir sur nos gardes, qu'il nous envoie ces mouvements intérieurs qui nous avertissent de l'approche d'un danger quelconque; mais s'il en est ainsi, que dois-tu craindre, le péril que l'on prévoit est beaucoup moins redoutable que celui que l'on ignore, car il est au moins possible d'en atténuer les effets, sinon de l'éviter tout à fait.
—Tu es vraiment beaucoup plus raisonnable que ta pauvre amie, ma chère Laure, et cependant tu es beaucoup plus jeune qu'elle, mais il faut m'excuser, vois-tu, je suis tellement contrariée de ce que ce maudit docteur ne soit pas encore venu m'apprendre comment se porte la pauvre Eugénie, que je me déplais à moi-même.
—Mais tu as oublié, sans doute, que tu as prié le docteur de faire pour toi une démarche qui peut-être a demandé un certain temps, et puis les nécessités de sa place peuvent l'avoir retenu. Ne te rappelles-tu plus que c'est dans son service que l'on a placé cette femme habillée en homme que l'on a tenté d'assassiner sur le pont Notre-Dame.
Lucie et Laure en étaient là de leur conversation, lorsque Paolo vint annoncer à sa maîtresse que le docteur Mathéo demandait à être introduit près d'elle.
—Faites entrer, dit Lucie.
Le docteur était plus pâle et paraissait encore plus triste qu'il ne l'était ordinairement.
—Enfin, docteur, vous voilà donc! dit Lucie, lorsque Mathéo se fut assis sur le siége que, sur un signe de sa maîtresse, Paolo s'était empressé de lui présenter; nous vous attendions avec la plus vive impatience.
—A ce point, ajouta Laure, que lorsqu'on vous a annoncé nous parlions de vous, et que je disais à Lucie que si vous nous aviez négligées si longtemps, il ne fallait pas accuser votre indifférence, mais bien vos nombreuses occupations.
—Je vous remercie beaucoup, mademoiselle, de ce que vous avez bien voulu me défendre; j'ai été en effet tellement occupé qu'il m'a été impossible jusqu'à ce moment de prendre un instant pour vous rendre visite.
—Vous ne pouviez sans doute quitter cette pauvre jeune femme si lâchement assassinée.
—Il est vrai, mademoiselle, la blessure qu'on lui a faite est grave, très-grave, et je n'ai voulu laisser à personne le soin de lever le premier appareil.
—Dites-moi, docteur, cette femme est-elle aussi belle que le disent les journaux qui ont rendu compte de ce qui lui est arrivé?
—Oui, mademoiselle. Cette femme est vraiment douée d'une merveilleuse beauté; il y a entre sa physionomie et celle de madame la comtesse de Neuville quelques points de ressemblance.
—Vous me flattez, docteur, dit Lucie en souriant.
—Du tout, madame la comtesse, répondit Mathéo; cette femme qui est admirablement belle vous ressemble un peu, il n'y a rien là qui puisse vous paraître extraordinaire.
—Et l'on ne sait encore, continua Laure, ni le nom de celui qui l'a frappée, ni pourquoi elle était vêtue d'un costume d'homme?
—Hélas! non, mademoiselle; il y a vraiment dans cet événement quelque chose de mystérieux. Les journaux vous ont appris comment l'assassin était parvenu à se sauver en se précipitant dans la rivière. On ne sait ni s'il a péri, ni s'il est parvenu à gagner le bord; le temps était si obscur et l'atmosphère si chargée de brouillards, au moment de la perpétration du crime, qu'il a échappé à tous les yeux; et par un hasard fâcheux, le saisissement ou tout autre cause a enlevé à la victime, qui est encore trop faible pour écrire, l'usage de la parole. Mais je vous parle de choses qui doivent peu vous intéresser, et j'oublie de rendre compte à madame la comtesse de la mission qu'elle a bien voulu me confier.
Le docteur prit dans son portefeuille le cachet armorié du billet écrit par Salvador à la comtesse Neuville que cette fois il remit à cette dernière.
—Je suis allé, lui dit-il, chez la personne qui vous a adressé la lettre à laquelle était adapté ce cachet.
—Eh bien! docteur, répondit la comtesse, cet homme, n'est-ce pas, est un galant homme, et ses traits qui annoncent une belle âme, ne sont pas un miroir trompeur? mais répondez-moi donc, ajouta-t-elle après une pause de quelques minutes, impatientée qu'elle était de ce que Mathéo gardait le silence.
Le docteur laissa tomber sur Lucie de Neuville un regard empreint de la plus profonde tristesse; puis, un profond soupir s'échappa de sa poitrine.
—Mais, qu'avez-vous donc, docteur? dit Laure, à laquelle n'avait pas échappé l'expression du regard qu'il avait jeté sur la comtesse; on dirait vraiment que vous avez une fâcheuse nouvelle à nous apprendre?
—Voyons, M. le docteur, ajouta Lucie, qu'est-ce que ce marquis de Pourrières? je vous avoue que je suis curieuse de savoir comment un si noble personnage se trouvait dans un lieu semblable à celui dans lequel je l'ai rencontré.
La comtesse, sans peut-être se rendre compte à elle-même du sentiment auquel elle obéissait, affectait l'air de la plus profonde indifférence pour faire une question dont elle attendait la réponse avec la plus vive impatience; Mathéo ne fut pas la dupe de cette petite ruse féminine.
—La maison de Pourrières, répondit Mathéo, est ainsi que je vous l'ai déjà dit, une des plus anciennes et des plus considérées de la Provence, celui qui vous a écrit est, à ce qu'on assure, le dernier rejeton de cette ancienne maison; du reste, sa position dans le monde paraît assurée; il est, vous le savez, auditeur au conseil d'Etat et le chevalier de la Légion d'honneur.
Ce que disait le docteur causait à la comtesse et à son amie un plaisir évident, et dont l'expression se laissait lire sur leurs charmants visages.
Lucie était satisfaite de ce que l'homme auquel elle s'intéressait sans trop savoir pourquoi, était, par sa naissance et par sa position, du même monde que celui auquel elle appartenait; elle ne désirait peut-être pas le revoir, mais elle se disait in petto que si par hasard elle le rencontrait dans un des cercles qu'elle fréquentait, et qu'il vînt lui parler, elle pourrait lui répondre sans craindre de se compromettre; elle était bien aise, en un mot, de ce que le marquis de Pourrières était de ces gens que l'on pouvait connaître.
Laure de son côté, était charmée d'acquérir la certitude que l'homme dont son amie avait fait la rencontre, appartenait à la bonne compagnie, par la raison toute simple qu'elle était persuadée qu'une fois que Lucie serait bien certaine qu'elle n'avait rien à craindre de M. le marquis de Pourrières? les vagues terreurs qu'elle n'avait cessé de manifester et les inégalités d'humeur qui en étaient la suite, disparaîtraient pour ne plus revenir.
—J'espère, dit-elle à son amie, que tu n'éprouveras plus, maintenant que tu es certaine que cet homme, dont ton imagination avait fait une espèce de croque-mitaine, est presque un grand seigneur, de ces folles terreurs qui te rendaient si malheureuse.
—J'étais folle en effet, répondit la comtesse en souriant, à son amie, j'étais véritablement folle. J'y étais bien, moi, dans cet ignoble cabaret, il n'est donc pas extraordinaire qu'il s'y soit trouvé aussi.
Mathéo, écoutait les deux femmes et ne disait rien.
—Bon! s'écria Laure, voilà maintenant que tu passes d'une extrémité à l'autre; tu étais, il est vrai, dans ce cabaret, mais c'est un accident qui t'y avait amenée; tu ne t'étais pas déguisée pour y venir, tandis que ce marquis, qui, à ce qu'il paraît, y était très à son aise, était, nous as-tu dit, vêtu d'un costume que l'on n'a pas l'habitude de porter dans les salons.
—C'est vrai, mon Dieu! répondit la comtesse, c'est vrai. Mais dites-moi donc quelque chose, docteur; avez-vous vu cet homme? que vous a-t-il dit?
—J'ai vu en effet monsieur le marquis de Pourrières, et s'il faut croire ce qu'il m'a dit, sa présence où vous l'avez rencontré et son déguisement seraient parfaitement justifiés. Mais rien n'atteste la vérité de ses paroles.
—Mais enfin, que vous a-t-il dit?
—Oh! mon Dieu! madame, de ces choses que l'on trouve toujours dans son imagination lorsque l'on veut justifier une action équivoque, en supposant que ce soit une action de cette nature que l'on ait l'intention de justifier.
—Ainsi, docteur, vous croyez que ce marquis est un homme dont il faut se méfier?
—Il est toujours bon, madame la comtesse, de n'accorder sa confiance qu'aux gens que l'on connaît parfaitement. Mais je vous fais là une recommandation inutile, vous avez trop de sagesse pour ne pas savoir ce que vous avez à faire.
—Savez-vous, dit Laure, que vous n'êtes ni l'un ni l'autre amusant. Eh! que nous fait, après tout, ma chère Lucie, ce qu'est ou ce que n'est pas ce marquis de Pourrières? Nous savons que ce n'est ni un voleur ni un assassin; cela doit nous suffire, n'est-il pas vrai?
—Je suis de votre avis, mademoiselle.
Cette réponse du docteur Mathéo mit fin à la conversation dont jusqu'à ce moment le marquis de Pourrières avait été le sujet; et la comtesse qui avait reçu, la veille une lettre d'Eugénie de Mirbel qui la remerciait de ce qu'elle avait fait pour elle et la priait de venir la voir, demanda au docteur des nouvelles de son amie. Celui-ci lui apprit que cette jeune femme, grâce aux soins qu'il avait été à même de lui faire donner, était, sinon rétablie, du moins tout à fait hors de danger, et que le plus vif de ses désirs, était celui de voir l'amie à laquelle elle devait le bien-être dont elle jouissait en ce moment. La comtesse ne souffrait plus de la blessure qu'elle s'était faite quelques jours auparavant, et le ciel annonçait une belle journée... Lucie proposa à Laure de venir avec elle chez Eugénie de Mirbel.
Laure s'empressa d'accepter la proposition, elle se faisait une fête de revoir celle qui pendant le peu de temps qu'elles avaient passé ensemble dans le pensionnat, où toutes les deux elles avaient été élevées, avait été une de ses plus chères amies. Lucie sonna et ordonna à Paolo de faire atteler.
Le docteur prit congé des dames afin de leur laisser le temps de procéder à leur toilette et sortit après avoir promis à la comtesse de Neuville de lui rendre visite le lendemain.
Moins d'une demi heure après s'être quittées, Lucie et Laure se retrouvèrent dans le salon habillées et prêtes à partir. La comtesse et son amie n'étaient pas, on le voit, de ces femmes qui passent à leur toilette la plus grande partie de leur temps, de ces femmes en un mot, qui s'habillent le matin, babillent toute la journée et se déshabillent le soir; et cependant, aimables lectrices, elles n'étaient ni moins belles, ni moins bien parées que la plus jolie et la plus pimpante d'entre vous; c'est que ce n'est ni le luxe, ni le temps qu'elle emploie à sa toilette qui ajoutent des attraits à ceux que possède déjà une jolie femme; en effet, eût-elle le port de la Diane chasseresse et les traits de la Vénus de Milo, elle ne sera après tout qu'une créature fort ordinaire si elle ne sait pas disposer avec goût ses ajustements, et si elle ne possède pas cette gracieuse coquetterie, apanage inné de nos aimables Parisiennes, coquetterie, qui se laisse deviner sans jamais se laisser apercevoir.
Mathéo avait loué pour Eugénie de Mirbel, dans une assez jolie maison bourgeoise de la rue Riboutté un petit appartement qu'il avait fait garnir de meubles très-simples, mais s'il n'avait pas cru devoir entourer la pauvre femme des mille recherches luxueuses de la vie élégante, il avait voulu, se conformant du reste aux intentions de la comtesse de Neuville, qu'il ne lui manquât rien de tout ce qui pouvait servir à lui faire oublier les cruelles épreuves qu'elle venait de supporter, aussi Eugénie de Mirbel, couchée, au sortir du galetas dans lequel nous l'avons vue, dans un bon lit garni de draps fins et blancs et de moelleuses couvertures, et placée dans un appartement égayé par un bon feu, avait éprouvé une sensation de bien-être inexprimable, et cette sensation avait plus contribué peut-être que les médicaments ordonnés par le docteur à lui faire recouvrer la vigueur et la santé.
Lorsque Lucie et Laure arrivèrent chez elle, elle était assise dans un bon fauteuil à la Voltaire qu'elle avait fait approcher du feu, et la bonne vieille femme dont elle n'avait pas voulu se séparer, la grondait de ce qu'elle avait absolument voulu se lever.
Ce n'était plus la femme qu'elle avait vue dans le galetas de la rue de la Tannerie que Lucie avait devant les yeux; Eugénie était toujours il est vrai extrêmement pâle, mais ses beaux cheveux noirs étaient arrangés avec soin, ses yeux avaient repris leur translucidité et les cercles noirs qui les entouraient précédemment commençaient à disparaître.
—Tu veux imiter Dieu, dit Eugénie de Mirbel à la comtesse de Neuville, tu fais le bien et on ne te voit pas.
Elle voulut se lever pour embrasser son amie, Lucie la força de rester assise, et après l'avoir embrassée plusieurs fois et l'avoir préparée à la visite qu'elle allait recevoir, elle fit avancer Laure qui, jusqu'à ce moment, était restée dans la pièce d'entrée.
Eugénie reconnut de suite Laure que cependant elle n'avait pas vue depuis sa sortie du pensionnat.
—Je suis bien heureuse, dit-elle, de retrouver à la fois mes deux plus chères amies.
—Nous sommes plus heureuses que toi, ma chère Eugénie, répondit la comtesse, puisque c'est à nous que le ciel a bien voulu fournir l'occasion de faire un peu de bien à une personne que nous chérissons toutes deux et de toute notre âme.
—Mes chères amies! dit Eugénie de Mirbel qui pressait avec force contre sa poitrine Lucie et Laure qui s'étaient précipitées entre ses bras, et, durant quelques minutes, ces trois charmantes femmes confondirent leurs embrassements.
Les cris d'un enfant les arrachèrent à cette douce étreinte, Eugénie courut au berceau de sa fille, qui était placé à la tête de son lit; elle prit l'enfant entre ses bras et l'apporta en rougissant à Lucie de Neuville.
—Elle te doit la vie, dit-elle, ne veux-tu pas l'embrasser.
Lucie prit l'enfant qu'elle couvrit de baisers, tandis que Laure, qui avait levé les barbes du bonnet de dentelle qui couvrait sa petite tête, ne pouvait se lasser de la regarder.
De naïves exclamations traduisaient à chaque instant sa vive admiration.
—Que tu es heureuse d'avoir une aussi jolie petite fille, dit-elle enfin.
—Asseyons-nous et causons, dit la comtesse, qui voulait éviter à Eugénie la nécessité de répondre à la naïve remarque de Laure, il y a si longtemps que nous ne nous sommes vues que nous devons avoir beaucoup de choses à nous dire.
Lucie remit à la vieille femme, pour qu'elle la replaçât dans son berceau, la petite fille qui s'était endormie entre ses bras, et les trois amies prirent place devant le bon feu qui flambait dans la cheminée.
Lucie désirait connaître afin d'y remédier, si cela était possible, les événements qui avaient précipité son amie dans l'abîme d'où elle venait de la tirer, mais elle ne voulait pas lui demander des confidences que celle-ci, par reconnaissance peut-être, se croirait obligée de lui faire; elle crut que le meilleur moyen de provoquer sa confiance était de lui accorder la sienne. Elle raconta donc à Eugénie les événements bien simples de sa vie depuis sa sortie du pensionnat, la mort de son père, suivie bientôt de son mariage avec le colonel comte de Neuville, bien qu'il fût beaucoup plus âgé qu'elle, et le départ récent de celui-ci pour l'Algérie.
—Je ne puis rien vous raconter, dit Laure lorsque Lucie eût achevé son récit, ma vie, encore moins incidentée que celle de Lucie, ne peut vraiment fournir le sujet d'une narration:
»J'ai passé mes premières années à Lagny, une jolie petite ville de la Brie, célèbre par sa fontaine et les mœurs peu courtoises de ses habitants qui jettent dans la susdite fontaine ceux qui leur demandent combien vaut l'orge sans avoir la main dans le sac. Je n'ai quitté cette ville que pour entrer au pensionnat au moment où tu en sortais, ma chère Eugénie. Mon éducation terminée, je suis allée, avec la permission d'un oncle que j'aime infiniment, bien que je ne l'aie jamais vu, demeurer avec Lucie. Je passe mon temps à lire, à dessiner, je fais de la musique, je vais au bal; je suis en un mot aussi heureuse qu'il est possible de l'être, car je ne m'ennuie que lorsque Lucie est triste, ce qui depuis quelques jours lui arrive plus souvent que je ne le voudrais.
Eugénie avait pris les mains de ses deux amies, qu'elle serrait affectueusement entre les siennes.
—Il faut, dit-elle, que je vous raconte ce qui m'est arrivé depuis que je ne vous ai vues; c'est une bien triste histoire que la mienne et dont tu connais déjà le dénoûment, continua-t-elle en s'adressant à Lucie de Neuville.
Celle-ci embrassa tendrement Eugénie, qui, après quelques instants de silence, continua en ces termes:
Je n'avais pas encore douze ans lorsque je perdis, mon père, qui avait été le plus intime ami du tien, ma chère Lucie, et ma mère qui le suivit de près dans la tombe. Mes parents, par suite de fausses spéculations commerciales et de la faillite des personnes auxquelles ils avaient confié des sommes considérables, avaient perdu leur fortune lorsqu'ils moururent, de sorte que la mort vint à point pour leur épargner les tourments, compagnons inséparables de la pauvreté. Je ne sais ce que je serais devenue si une sœur aînée de ma mère, qui avait toujours habité la province, n'était pas accourue à Paris à la nouvelle de l'affreux malheur qui venait de me frapper et ne s'était pas chargée de moi.
»J'apportais avec moi dans la maison de cette estimable femme le malheur qui, à dater de cette époque, ne devait pas cesser de me poursuivre.
»Ma tante voulant me faire donner une éducation digne de ma naissance, me plaça, deux ans environ après m'avoir recueillie, dans le pensionnat où nous avons été élevées. Je ne sais si vous vous rappelez le caractère que j'avais alors...»
—Tu étais douée, dit Lucie, du plus heureux caractère qui se puisse imaginer, tu riais sans cesse, et lorsque l'une de nous était triste c'était toujours toi qui trouvais le moyen de l'égayer; mais cela ne dura pas longtemps, peu de temps après ton arrivée au pensionnat tu changeas tout à coup de caractère.
—Vous vous rappelez sans doute, continua Eugénie de Mirbel, une de nos sous-maîtresses, une assez belle personne, dont nous admirions toutes les beaux yeux, bleus et les magnifiques cheveux noirs, tout en nous moquant quelquefois de son air rêveur et mélancolique?
—Madame Delaunay? dit Laure.
»Précisément, cette femme, qui avait, dit-on, éprouvé de grands malheurs, et qui avait perdu son mari peu de temps après son mariage, avait été admise dans notre pensionnat sur la recommandation d'une dame anglaise près de laquelle elle était restée assez longtemps, afin de commencer l'éducation d'une jeune fille que l'on venait d'envoyer dans l'Inde pour y rejoindre son père. Je fus, vous le savez, pendant un certain laps de temps, la première à me moquer des airs langoureux de madame Delaunay, qui n'ouvrait jamais la bouche que pour pousser de profonds soupirs, et qui nous disait sans cesse que sa naissance lui avait permis d'espérer un sort plus heureux que ne l'était le sien à ce moment; mais à la fin, l'inaltérable douceur de madame Delaunay, qui n'opposait à toutes nos innocentes railleries de folles jeunes filles, que le silence et cette inconcevable inertie devant laquelle s'émoussent les pointes les plus acérées me désarmèrent, et je devins, toute jeune que j'étais, sa plus intime amie.
»Madame Delaunay employait tout le temps dont elle pouvait disposer, à lire des romans qu'elle se procurait facilement et qu'elle savait, avec une adresse infinie, dérober aux regards de notre bonne maîtresse qui était, vous le savez, une ennemie déclarée de ces sortes de livres. Vous avez déjà deviné ce qui arriva: elle m'en prêta quelques-uns que je lus avec avidité; puis d'autres, puis encore d'autres.
»J'ai malheureusement reçu de la nature une imagination assez impressionnable; aussi ces lectures ne tardèrent pas à porter leurs fruits ordinaires. Je perdis une à une toutes les qualités qui m'avaient fait aimer de mes compagnes. Plus de folles saillies, plus de ces joyeuses reparties qui vous faisaient tant rire; je ne voulais plus prendre part à vos jeux; j'étais devenue, en un mot, un reflet de madame Delaunay: je vivais dans un monde créé par mon imagination, et peuplé des héros et des héroïnes des livres que j'avais lus. A l'heure qu'il est je rirais bien volontiers des folles idées qui traversaient sans cesse, à cette époque, mon imagination, si la suite ne m'avait pas appris que les idées de nos premières années, sont destinées à exercer sur les premiers événements importants de notre vie, une influence soit heureuse soit fatale.
»Ma tante possédait, au moment où elle me prit chez elle, une fortune qui, sans être considérable, lui permettait de vivre assez honorablement; mais désirant me voir occuper un jour dans le monde une position brillante, position que je ne pouvais acquérir que par un riche mariage, ma bonne tante voulut augmenter sa fortune afin d'être à même de me donner une grosse dot lorsque j'aurais atteint l'âge de me marier.
»Il lui arriva ce qui devait nécessairement arriver à une femme sans expérience aucune des affaires, lancée tout à coup sur le terrain brûlant des spéculations. Les gens auxquels elle avait accordé sa confiance la trompèrent sans éprouver le moindre scrupule: les uns lui firent acheter fort cher des actions industrielles qui n'étaient seulement pas cotées à la bourse; les autres lui firent prêter de l'argent à de grands personnages qui ne sont pairs de France ou députés qu'afin de ne pas payer leurs dettes, si bien qu'un jour la pauvre femme qui croyait avoir au moins doublé sa fortune, qui bâtissait pour moi les plus magnifiques châteaux en Espagne, et qui dormait tranquille sur un monceau d'actions de tous les formats et de toutes les couleurs, se réveilla ruinée ou à peu près: il lui restait environ deux mille francs de revenu.
»Ses moyens ne lui permettant plus de payer le prix assez élevé de ma pension, elle fut forcée de me faire quitter le pensionnat avant que mon éducation fût achevée. Ce fut avec plaisir que vous m'avez vu partir, mes chères amies, car je vous avais laissé croire que je vous quittais pour épouser je ne sais plus quel grand personnage, dont je vous avais tracé un portrait qui ressemblait plus au héros fantastique du dernier roman que j'avais lu qu'à un personnage réel.
»Etait-ce par orgueil ou seulement pour mentir que je vous faisais un semblable conte? ce n'était ni pour l'un ni pour l'autre motif; mais les romans donnent à ceux qui en lisent beaucoup, avant que l'expérience n'ait mûri leur esprit, une idée si fausse du monde et de ceux qui l'habitent, qu'ils ne peuvent que difficilement se déterminer à croire à l'amitié de ceux qui les entourent, lorsque cette amitié ne se traduit pas en transports ridicules et en démonstrations exagérées; je ne croyais donc pas à votre amitié qui cependant, et la suite l'a prouvé, était aussi réelle qu'elle était calme; c'est pour cela que je ne vous fis pas connaître l'affreux malheur qui venait de frapper ma bonne tante.
»Je ne me séparai pas sans peine de madame Delaunay, à laquelle j'avais accordé la confiance que je vous avais refusée, et ce ne fut qu'après qu'elle m'eût fait la promesse de venir souvent me voir que je pus m'arracher de ses bras pour suivre ma tante qui m'attendait dans l'appartement de notre maîtresse.
»Ma tante avait accepté sans se plaindre le coup affreux qui venait de la frapper, et de suite elle s'était résignée à la vie plus que modeste qui devait être la nôtre à l'avenir. Ce ne fut donc pas dans l'appartement assez somptueux qu'elle avait habité jusqu'à ce moment qu'elle me conduisit, mais bien dans une retraite perdue dans un des plus populeux quartiers de la capitale (lorsque l'on veut se cacher, c'est au milieu de la foule qu'il faut aller vivre), retraite excessivement simple et tout à fait conforme à l'état précaire de notre fortune, mais dans laquelle cependant rien de ce qui pouvait contribuer à me faire trouver moins monotone la vie que nous allions mener n'avait été oublié. Ma tante, qui pour augmenter le petit capital qui lui restait, s'était débarrassée de tous les objets ayant une certaine valeur, qui garnissaient l'appartement qu'elle occupait précédemment, avait précieusement conservé tout ce qui m'appartenait personnellement; ainsi je retrouvai dans notre modeste hermitage, et rangés avec soin dans une petite pièce absolument, semblable à celle qu'ailleurs j'avais pompeusement décorée du titre de boudoir, tous les objets que j'aimais: mes livres, mon chevalet, ma palette et mes pinceaux, mes albums, ma musique et un magnifique piano d'Erard aussi bon qu'il était beau, et sur le sort duquel je n'avais pas cessé de trembler.
»Ma bonne tante jouissait de ma surprise, et des larmes de joie coulaient le long de ses joues vénérables.
-»Tu le vois, mon enfant, me dit-elle, on peut, bien que l'on soit pauvre, se procurer encore quelques instants de bonheur.
»Je me précipitai entre ses bras qu'elle avait ouverts pour me recevoir, et pendant quelques instants, nous nous tînmes étroitement embrassées.
—»Ecoute, mon enfant, me dit ma tante, lorsque nous nous fûmes arrachées à cette douce étreinte, c'est parce que j'ai voulu te faire bien riche, qu'aujourd'hui nous sommes pauvres toutes les deux; il ne faut donc pas m'en vouloir; il ne me reste, ma chère Eugénie, que deux mille francs de revenu, c'est bien peu! cependant si nous avons de l'économie, mille à douze cents francs chaque année pourront nous suffire, de sorte qu'au bout d'une dixaine d'années, nous nous trouverons à la tête d'un petit capital, qui sera ta dot; tu es belle, tu as de l'esprit, tu as reçu une bonne éducation, tu seras toujours sage, je n'en doute pas; eh bien! il ne faut pas désespérer de l'avenir, tu rencontreras infailliblement, si tu conserves ces précieuses qualités, un honnête homme qui voudra posséder tout cela, qui te rendra heureuse et dont tu feras le bonheur: et que la retraite dans laquelle nous allons vivre ne t'épouvante pas; si bien cachée que soit la violette, son parfum la décèle et on finit par la découvrir. Il en est de même des femmes, on ne néglige que celles qui ne méritent pas d'être recherchées.
»Ma bonne tante ne me parlait ainsi, sans doute, que pour me donner de l'espérance et du courage; quoi qu'il en fût, j'étais tout à fait de son avis; mais ce qu'elle n'attendait que du temps, d'une conduite uniforme et peut-être bien, seulement de la bonté de Dieu. Je l'attendais moi, soit du hasard, soit de mon mérite personnel, les livres que j'avais lus m'avaient tourné la tête à ce point, j'avais l'imagination tellement remplie de rois qui avaient épousé des bergères, de grands seigneurs qui avaient sollicité à genoux la main de pauvres ouvrières, et j'accordais à ma petite personne une si haute valeur, qu'il me paraissait en effet impossible que le monde pût m'oublier dans ma retraite.
Cependant les jours se passaient, et comme je n'avais plus ni le temps ni la possibilité de me gâter à la fois le cœur et l'esprit, mon caractère ne tarda pas à reprendre son assiette ordinaire, je redevins aussi gaie que je l'étais lors de mon arrivée au pensionnat, et avec ma gaieté, je recouvrai mes brillantes couleurs de jeune fille que, si vous vous en souvenez, je commençais à perdre lorsque je vous quittai; je m'occupais des soins de notre petit ménage; je peignais; je faisais de la musique, et le soir je lisais à ma bonne tante quelques passages de nos bons auteurs. Ma vie, vous le voyez, n'était pas très-incidentée: ma tante, que son grand âge rendait valétudinaire, ne pouvait sortir que très-rarement, aussi lorsqu'elle se trouvait un peu plus vigoureuse qu'elle ne l'était habituellement et qu'une belle journée nous permettait d'aller passer quelques heures, soit aux Tuileries, soit au Luxembourg; ces deux jardins étaient situés à une distance presque égale de notre domicile; j'étais aussi joyeuse qu'une jeune mariée qui trouve dans sa corbeille un cachemire on un écrin qu'elle n'espérait pas. Cependant je n'étais pas malheureuse, tant il est vrai que la sérénité de l'esprit et la quiétude de l'âme peuvent nous tenir lieu de tous les biens qui nous manquent.
»Il y avait près de six mois que j'avais quitté le pensionnat, et je n'avais pas encore entendu parler de madame Delaunay, qui, ainsi que je l'ai appris plus tard, en avait été renvoyée peu de temps après ma sortie, sans doute parce que notre digne maîtresse avait fini par s'apercevoir qu'elle n'était pas douée d'un caractère à la hauteur de la mission qui lui avait été confiée.
»J'avais été d'abord assez cruellement blessée de l'abandon de cette femme, mais comme en définitive je n'avais pas pour elle cet attachement que les personnes vraiment dignes savent seules nous inspirer, je l'avais totalement oubliée, lorsqu'un matin elle se présenta chez nous.
»Une visite, quelle qu'elle fut, était pour ma tante que le malheur n'avait pas rendue misanthrope, et pour moi qu'elle venait distraire quelques instants, un heureux événement, événement bien rare dans notre vie, car depuis que nous étions pauvres, personne ne venait plus nous voir, nous accueillîmes donc madame Delaunay avec le plus vif empressement, elle s'excusa de ce qu'elle n'était pas venue plus tôt me voir, en me disant qu'aussitôt sa sortie du pensionnat qu'elle n'avait quitté, disait-elle, que parce que sa santé ne lui permettait plus de supporter les fatigues de la profession d'institutrice, fatigues bien légères, cependant, elle était tombée malade et avait été forcée de garder le lit pendant un laps de temps fort long.
»Nous causâmes assez longtemps; madame Delaunay nous apprit tout ce qui lui était arrivé depuis la mort de ses parents qu'elle avait perdus lorsqu'elle n'était encore qu'une enfant, c'était une bien longue et bien lamentable histoire, qui ressemblait un peu à tout ce que j'avais lu, et je crois vraiment maintenant que madame Delaunay s'appropriait les aventures de l'héroïne d'un de ces romans in-12, imprimés sur papier à sucre, édités jadis par le fameux Pigoreau, et que l'on ne rencontre plus, à l'heure qu'il est, que sur les derniers rayons d'un de ces antiques cabinets de lecture perdus dans les limbes d'un chef-lieu de canton. Cette histoire, cependant, pleine d'événements extraordinaires, de complications mystérieuses, de reconnaissances imprévues, et dont le dénoûment était encore un mystère, m'intéressa beaucoup, et grandit tellement aux yeux de ma tante, celle qui la racontait (qui comme vous le pensez bien, s'y était ménagé un rôle qui devait donner la plus haute idée de son caractère), que la pauvre femme qui ne pouvait croire qu'il existe des gens qui trouvent à mentir, un plaisir inexplicable, fit à madame Delaunay les plus vives instances, afin de l'engager à venir nous voir le plus souvent qu'elle le pourrait.
»Madame Delaunay revint plusieurs fois chez nous, et bientôt elle fut notre plus fidèle commensale; ma tante recevait ses visites avec le plus vif plaisir. Madame Delaunay, malgré les travers de son caractère, avait l'esprit cultivé et causait assez agréablement; et puis, ainsi que je vous l'ai déjà dit, ma tante étant valétudinaire ne pouvait sortir que très-rarement, de sorte que j'étais aussi forcée de rester confinée à la maison à l'âge où l'on a tant besoin de prendre un peu d'exercice et de respirer au grand air. Madame Delaunay, par la position qu'elle avait occupée et ses relations antérieures avec moi devait lui inspirer assez de confiance pour qu'elle me permît de sortir quelquefois avec elle, c'est ce qu'elle fit avec le plus vif empressement.
»J'allais donc assez souvent me promener accompagnée de madame Delaunay, soit aux Tuileries, soit au Luxembourg, soit au jardin du roi, mais plus souvent aux Tuileries qu'ailleurs; car ma compagne, malgré ses idées romanesques, aimait le monde et les lieux où on le trouve, tandis que moi je préférais les lieux silencieux et les ombrages épais.
»Lorsque le temps était beau nous prenions avec nous quelques petits ouvrages de femme et nous allions nous asseoir sous les grands marronniers des Tuileries, où souvent nous restions plusieurs heures avant de songer à nous retirer. Quelquefois, je voyais passer devant moi, couvertes de riches habits, appuyées sur le bras de l'homme qu'elles avaient pris pour mari, et suivies d'un valet, quelques-unes de mes camarades de pension, mais pas une ne s'avisa de reconnaître la jeune fille simplement vêtue qui travaillait avec tant d'activité, pas une ne lui adressa une légère inclination de tête; elles me croyaient sans doute beaucoup plus pauvre que je ne l'étais en effet.
»Un jour, madame Delaunay arriva chez nous très-richement parée, elle était coiffée d'un chapeau très-frais de la bonne faiseuse, enveloppée dans un assez beau cachemire; sa robe avait été taillée dans une étoffe de soie moirée magnifique. Nous lui fîmes nos compliments au sujet de cette brillante toilette qui nous paraissait assez insolite, car nous savions que les moyens pécuniaires de cette femme, étaient très-bornés. Je ne sais si elle devina quelles étaient nos pensées, car son premier soin fut de nous faire connaître la source d'où lui venaient toutes ces richesses. Elle nous dit qu'un de ses frères, qui avait acquis aux Indes orientales une fortune très-considérable, venait d'arriver à Paris, et qu'il voulait qu'elle partageât avec lui tout ce qu'il possédait; puis elle fit l'éloge du noble caractère de ce frère, et, à l'appui de ce qu'elle avançait, elle nous montra plusieurs billets de banque.
»Rien ne nous autorisait à douter de ce qu'elle avançait; ma tante voulut bien me permettre de sortir avec elle; elle voulait, disait-elle, faire plusieurs acquisitions, et ce serait pour moi une distraction que de parcourir les divers magasins qu'elle allait visiter.
»Nous nous mîmes en route. Ne voulant pas faire contraste, je m'étais composée des débris de mon ancienne splendeur une toilette peut-être plus simple, mais assurément de bien meilleur goût que celle de mon amie. Nous nous arrêtâmes, ainsi que cela avait été convenu, chez plusieurs marchands; mon amie acheta plusieurs petits objets, et me força d'accepter quelques bagatelles que je reçus avec plaisir, car je ne voyais pas sans éprouver une bien douce émotion, que la fortune n'avait pas changé le cœur de mon amie.
»Il n'était pas encore deux heures lorsque nous eûmes achevé de faire toutes nos emplettes, et bien que le froid fût assez vif, le temps était magnifique et animé par un beau soleil d'hiver. Madame Delaunay me dit que si je voulais l'accompagner, nous irions faire un tour aux Tuileries. Je n'avais aucune raison de m'opposer à ce désir; seulement, je lui fis observer que notre voiture était pleine des acquisitions que nous venions de faire, et qu'il fallait absolument nous en débarrasser.—Qu'à cela ne tienne, me répondit-elle, je vais envoyer tout ceci chez toi par notre cocher, qui remettra en même temps un petit mot à ta tante, afin qu'elle ne soit pas surprise de notre longue absence, et nous irons à pied jusqu'aux Tuileries. Il fut fait ainsi qu'il avait été dit.
»Nous étions arrivées à l'extrémité de l'allée des Tuileries qui longe la terrasse des Feuillants, et nous allions retourner sur nos pas, lorsque nous fûmes abordées par un monsieur déjà âgé et décoré de plusieurs ordres.
—»Ma foi, ma chère Clélie, dit-il en s'adressant à madame Delaunay après m'avoir adressé un salut parfaitement conforme aux lois de la bonne compagnie, je ne croyais pas avoir le plaisir de te rencontrer ici et en aussi charmante compagnie. Il m'adressa un nouveau salut auquel je ne répondis que par une légère inclination de tête.
—»C'est mon frère, me dit madame Delaunay. N'est-ce pas qu'il est bien?
»Je ne remarquai pas la singularité de cette question; seulement je n'étais pas de l'avis de mon amie.
»Je ne sais si vous êtes comme moi; mais rien au monde ne me paraît plus ridicule et plus affligeant en même temps que de voir un vieillard affecter le ton et les manières d'un jeune homme; je crois que de beaux cheveux blancs et les profonds sillons que le temps creuse sur un visage vénérable, sont la seule parure qui convienne à la vieillesse. L'homme qui venait de nous aborder devait donc, seulement par l'aspect de sa personne, m'inspirer une répugnance invincible.
»Cet homme avait évidemment passé son dixième lustre; et cependant il était aussi rigoureusement busqué, ganté, et éperonné que le plus farouche des lions de la loge infernale. Un camélia blanc, d'une dimension fabuleuse, ornait une des boutonnières de son habit et il maniait avec une vivacité toute juvénile un superbe jonc surmonté d'une grosse pomme d'or ciselée avec soin.
»Supposez une figurine du Journal des modes, à laquelle vous donnerez un vieux visage que n'ont pu rajeunir ni les talents de l'épileuse, ni l'usage immodéré de tous les liniments et de tous les cosmétiques imaginables, et vous aurez devant les yeux le portrait exact du frère de madame Delaunay.
»Après une promenade assez longue, durant laquelle il ne cessa de louer et ma beauté et mon esprit, bien que ma mine renfrognée et le mutisme presque complet que j'observais eussent dû lui donner une bien pauvre idée et de l'une et de l'autre, il nous proposa de nous mener dîner chez un traiteur; du reste cette proposition nous fut faite dans les termes les plus convenables.
—»Il y a si longtemps, me dit-il, que je n'ai vu ma bonne sœur, que je dois naturellement saisir toutes les occasions qui se présentent de passer quelques instants près d'elle, et vous me rendrez un véritable service en ne l'empêchant pas d'accepter la proposition que je viens de vous faire.
»Et comme par politesse, et bien certaine d'avance que madame Delaunay n'accepterait pas cette proposition, je laissai à cette dernière le soin de nous excuser.
—»Je ne vois pas pourquoi, me dit-elle, nous n'accepterions pas la gracieuse invitation de mon frère; nous nous presserons un peu, de sorte que ta tante n'aura pas le temps d'être inquiète.
»J'étais prise à un piége que je m'étais tendu moi-même; cependant j'hésitais; mais mon amie joignit ses instances à celles de son frère; je fus en un mot, pour ainsi dire forcée d'accepter; du reste les choses se passèrent très-convenablement; nous nous pressâmes un peu et notre Amphitryon, qui paraissait comprendre que je devais être impatiente de me retirer, n'essaya pas de nous retenir; je lui sus bon gré de sa discrétion ainsi que de son extrême politesse, et à la fin du repas il me paraissait un peu moins ridicule que lorsque nous nous étions mis à table.
»Nous étions alors en carnaval. Des jeunes gens placés à une table voisine de celle que nous occupions, parlaient entre eux du dernier bal masqué auquel ils avaient assisté.
—»Tu n'es jamais allée au bal masqué? me dit madame Delaunay.
—»Jamais, lui répondis-je; et il est probable que ce ne sera pas de sitôt que je pourrai y aller. J'en suis bien fâchée, continuai-je, sans attacher à mes paroles plus d'importance qu'elles n'en méritaient, j'en suis vraiment bien fâchée: j'ai souvent entendu dire que rien au monde n'était plus amusant qu'un bal masqué.
—»C'est bien vrai, me répondit madame Delaunay. J'y suis allée quelquefois, accompagnée de mon mari, et j'y ai pris beaucoup de plaisir.
»Et elle se mit à me faire du bal masqué une peinture bien capable de tourner une tête de jeune fille, elle me fit de la salle de l'Opéra, un jour de bal, une description qui la faisait ressembler à un palais des Mille et une Nuits. Ce n'était, à l'entendre, que girandoles et guirlandes de lumières, dont les feux se réfléchissaient dans d'immenses glaces et dans les dorures des panneaux et des lambris; on n'y marchait que sur les plus magnifiques tapis; et chaque marche d'escalier, chaque vestibule étaient garnis de caisses élégantes, renfermant les fleurs les plus rares et les plus odoriférantes. Et puis c'était cet immense orchestre de plusieurs centaines de musiciens distingués, qui obéissaient, comme un seul homme, à la baguette du Napoléon du quadrille, de l'illustre Musard; c'était cet orchestre qu'il fallait entendre! Celui du Conservatoire n'était absolument rien en comparaison. Et puis c'était cette immense variété de riches et brillants costumes empruntés à toutes les époques et à toutes les contrées qu'il fallait voir: la dame châtelaine du quatorzième siècle, appuyée sur le bras d'un garde française du règne de Louis XV; le chevalier du temps des croisades, courtisant une merveilleuse du Directoire, près d'un soldat de la république qui causait dans un coin avec un dominicain, tandis que des dominos blancs noirs, roses, bleus, de toutes les couleurs, mystérieux fantômes, se glissaient à travers les divers groupes et prenaient part à tous les plaisirs du bal sans que personne pût les reconnaître.
»Le frère de madame Delaunay crut devoir ajouter quelques traits au tableau déjà si brillant que venait de faire sa sœur.
—»La sainte alliance des peuples, dit-il, n'existe vraiment qu'au bal masqué. Français et Anglais, Italiens et Autrichiens, Polonais et Russes, Belges et Hollandais, Grecs et Turcs, vivent ensemble en bonne intelligence dans la salle de l'Opéra; aussi, lorsque tous ces hommes vêtus de costumes si pittoresques et d'aspects si divers se sont réunis pour le galop final, et qu'ils passent rapides comme un torrent qui a rompu ses digues, devant les dominos qui se sont réfugiés dans les loges du rez-de-chaussée, on croit voir l'Europe réconciliée courir vers un meilleur avenir.
»Vous avez remarqué, mes chères amies, que madame Delaunay et son frère avaient toujours soin de placer dans un des coins du tableau qu'ils mettaient devant mes yeux, plusieurs dominos, personnages mystérieux qui pouvaient tout voir et tout entendre sans être remarqués. Ils voulaient sans doute en me montrant la possibilité de ma présence au bal de l'Opéra, me donner l'envie d'y aller; si telle était en effet leur intention, leur réussite fut complète.
—»C'est jeudi prochain qu'aura lieu le dernier bal dit madame Delaunay, et il sera, dit-on, plus brillant que tous ceux qui l'ont précédé. Je voudrais bien pouvoir y aller...
—»Et moi aussi, dis-je à mon tour.
»Je dois le dire, lorsque j'exprimais aussi formellement ce désir, je ne pensais pas que l'accomplissement en fût possible.
»Le frère de mon amie se chargea de me prouver que je m'étais trompée.
—»Mais puisque vous désirez toutes deux assister à ce bal, rien ne vous empêche, ce me semble, de vous procurer ce plaisir, et je serais très-volontiers le cavalier de ma bonne sœur et celui de sa charmante amie.
—»Au fait? dit madame Delaunay, qui m'adressa un regard dont je compris parfaitement l'intention.
—»Ma tante ne voudra jamais me permettre de passer une nuit au bal, répondis-je.
»Et malgré tous les efforts que je fis pour le retenir, un profond soupir s'échappa de ma poitrine.
—»C'est vrai, dit mon amie, ta tante ne voudra pas te permettre d'aller à ce bal où nous nous serions tant amusées.
»Je répondis à mon amie que n'étant pas forcée de subordonner sa volonté à celle d'une autre personne, rien ne s'opposait, puisqu'elle en avait envie et que son frère voulait bien lui servir de cavalier, à ce qu'elle allât à ce bal.
—»Vous me raconterez, lui dis-je, tout ce que vous aurez vu, et ce sera absolument comme si j'y avais été.
»Madame Delaunay me répondit qu'elle m'aimait trop pour se déterminer à prendre sans moi un aussi vif plaisir, plaisir qui, du reste, n'en serait plus un pour elle si je ne le partageais pas.
»J'étais fort touchée de l'attachement et de la vive amitié que me témoignait mon amie; mais aux regrets que j'éprouvais en songeant que je ne pourrais voir les choses merveilleuses dont on venait de me faire de si ravissantes peintures, se joignirent ceux bien plus vifs, je vous l'atteste, que m'inspirait la résolution qu'elle avait prise de ne point aller sans moi au bal masqué.
»La conversation que je viens de vous rapporter avait eu lieu dans une voiture de place qui nous avait pris à la porte du traiteur chez lequel nous avions dîné et amenés près de la demeure de ma tante, le frère de mon amie nous avait quittées peu d'instants auparavant, et madame Delaunay m'avait priée de ne point parler de lui à ma tante, elle craignait, me dit-elle, que celle-ci ne nous blâmât de ce que nous étions allées dîner avec lui. J'essayai d'abord de vaincre ses scrupules qui me paraissaient exagérés, mais voyant à la fin que je ne pouvais y parvenir et ne croyant rien devoir refuser à une personne qui me témoignait tant d'amitié, je lui promis tout ce qu'elle voulut, de sorte que lorsque nous fûmes arrivées chez ma tante, je fus forcée de confirmer l'histoire qu'elle lui fit pour justifier notre longue absence, histoire qui, du reste, obtint un plein succès; ma bonne tante était si éloignée de me croire capable de lui faire un mensonge, qu'elle m'aurait cru sans difficulté si je lui avais dit à minuit que le soleil brillait d'un vif éclat.
»Lorsque madame Delaunay nous quitta après nous avoir promis sa visite pour le lendemain, je fis à ma tante sa lecture quotidienne qui se prolongea jusqu'à près de dix heures du soir; lorsque nous nous quittâmes pour aller prendre le repos dont nous avions besoin, ma tante, ainsi qu'elle en avait l'habitude, m'embrassa sur le front et me souhaita une bonne nuit; j'avais sur le cœur le mensonge que je venais de lui faire et je fus sur le point de le lui avouer, je ne sais quel démon retint sur mes lèvres l'aveu tout prêt à s'en échapper; sans doute mon mauvais ange, qui pour me récompenser de ce que je lui avais obéi, envoya les songes les plus riants colorer mon sommeil: je rêvais que j'étais au bal de l'Opéra, dans cette salle magnifique dont mon amie et son frère m'avaient fait une si pompeuse description, et que de ce formidable orchestre dirigé par l'illustre Musard, s'échappaient des torrents d'harmonie, qui mettaient en mouvement la foule diaprée des débardeurs, des titis, et des postillons de Longjumeau.
»Le lendemain, madame Delaunay vint déjeuner avec nous, le temps était trop mauvais pour que nous pussions songer à sortir, de sorte qu'il fut convenu qu'elle passerait avec nous la journée tout entière. Vers une heure, ma tante qui se sentait légèrement indisposée se retira et me laissa seule avec mon amie.
—»Eh bien! me dit-elle, as-tu pensé au bal masqué de jeudi? quant à moi j'en ai rêvé toute la nuit.
—»Moi de même, lui répondis-je.
—»Si tu le voulais, ajouta-t-elle, nous pourrions aller à ce bal.
—»Mais comment?
—»Ecoute, ma chère amie, je t'aime trop, tu le sais, pour te donner de mauvais conseils, aussi je suis persuadée que tu n'interpréteras pas mal ce que je vais te dire. Nos grands parents auxquels l'âge a donné le besoin du repos, ne veulent pas comprendre que lorsque l'on est jeune on a besoin de se remuer, de changer d'air, que l'on est avide de tout voir et de tout connaître; il ne faut pas leur en vouloir, ils subissent la loi commune que nous subirons à notre tour; mais serions-nous bien coupables, je te le demande, si sans blesser en rien les convenances, sans heurter de front leurs préjugés qui en définitive prennent leur source dans la tendresse qu'ils nous portent, puisque ce n'est que pour nous mettre à l'abri des dangers qu'ils ont courus, qu'ils veulent nous interdire une foule de jouissances innocentes, serions-nous bien coupables, dis-je, si nous nous servions un peu de notre libre arbitre?
»Je vous l'ai avoué, j'avais lu, grâce à madame Delaunay, une foule de romans dont quelques-uns n'étaient pas sans doute l'expression d'une morale bien pure. Cependant je ne compris absolument rien à l'exorde du discours entortillé qu'elle venait de commencer: des livres que j'avais lus, les faits seuls m'avaient frappée; mon esprit, grâce à Dieu, n'avait pas été assez subtil pour en déduire des conséquences.
—»Je ne vous comprends pas dis-je, à madame Delaunay.
»Elle me regarda d'un air profondément étonné, elle ne pouvait croire sans doute que les semences jetées dans mon esprit, eussent porté si peu de fruits.
—»Ma pauvre amie! me dit-elle.
»L'air de profonde commisération avec lequel elle prononça ces mots, me blessa plus que vous ne pouvez vous l'imaginer; j'avais l'amour-propre de croire que j'étais douée d'un esprit au moins égal à celui de mon ancienne sous-maîtresse et c'était elle qui me parlait avec ce ton de dédaigneuse supériorité, aussi ce fut presque avec le ton de la colère, que je l'invitai à s'expliquer catégoriquement.
—»Eh bien! j'aime mieux cela, dit-elle, veux-tu venir au bal de l'Opéra.
—»Je le voudrais, mais je ne le puis pas, ma tante ne voudra pas me le permettre.
—»Eh bien! viens-y sans la permission de ta tante.
—»Mais comment?
»J'en prends Dieu à témoin, lorsque je faisais cette question je n'avais pas l'intention qu'elle paraissait indiquer, j'obéissais seulement à un défaut dont nous sommes toutes plus ou moins affligées, à la curiosité; je voulais seulement savoir quels étaient les moyens que madame Delaunay comptait employer afin de me faire aller au bal sans que ma tante en sût rien.
»Voici ce que madame Delaunay répondit à cette question que je lui avais faite: Comment?
—»La porte de la maison que vous habitez n'est fermée qu'après minuit, et ouverte le matin à la pointe du jour, et le nombre des locataires qui y résident est si considérable, que le portier ne s'occupe ni de ceux qui entrent, ni de ceux qui sortent. Je demanderai à ta tante la permission de te conduire au spectacle, permission qu'elle ne me refusera pas, j'en suis certaine, nous irons chez moi, où tu trouveras un costume ou un domino à ton choix; mon frère nous conduira au bal, et après y avoir passé la nuit nous reviendrons chez moi; tu quitteras ton costume et tu t'en retourneras à pied chez toi, où tu pourras être rentrée et couchée avant que ta tante ne soit levée, et elle ne se sera aperçu de rien, puisqu'elle se couche invariablement à dix heures au plus tard, et qu'ainsi que tu me l'as dit plusieurs fois toi-même, elle dort d'un si profond sommeil que rien ne la réveille avant son heure habituelle.
»Les choses pouvaient, en effet, se passer ainsi, et je l'avoue à ma honte, lorsqu'une fois je fus bien persuadée qu'il était possible que j'allasse au bal sans que ma tante en sût rien, je promis à mon amie tout ce qu'elle exigea de moi.
»Je ne vous rapporterai pas les mille raisonnements que je me fis durant les quelques jours qui précédèrent ce jeudi que je ne voyais pas venir sans éprouver un certain effroi, pour justifier la faute que j'allais commettre. J'étais sur une pente fatale, je le sentais et je ne pouvais me retenir; j'obéissais à je ne sais quelle influence qui me poussait à faire une action que je blâmais tout en me préparant à la commettre et lorsque je sortis avec madame Delaunay, après que ma tante m'eût donné la permission de l'accompagner au spectacle, je me rappelai ces pauvres petits oiseaux dont les regards ont rencontré ceux du basilic, et qui vont tout pantelants et traînant de l'aile, obéissant nous ne savons à quelle puissance fascinatrice, se jeter dans la gueule du monstre qui doit les dévorer.
»J'étais à moitié folle lorsque j'arrivai chez madame Delaunay, qui occupait rue Notre-Dame-de-Lorette un assez joli petit appartement; aussi au lieu de me cacher sous un domino, ainsi que j'en avais l'intention, j'endossai, sans trop savoir ce que je faisais, un élégant costume de paysanne milanaise. Mon amie avait choisi je ne sais plus quel costume d'homme, cela me parut une inconvenance grave; je le lui dis, elle me répondit en riant: qu'en temps de carnaval tout était permis, qu'un costume d'homme était beaucoup moins gênant qu'un costume de femme, et que du reste elle n'avait adopté celui que je lui voyais, qu'afin de pouvoir me faire danser.
—»Comment, lui dis-je, est-ce que vous comptez danser?
—»Mais bien certainement, me répondit-elle, crois-tu par hasard que je vais au bal pour me croiser les jambes?
»J'étais profondément étonnée; en quittant les habits de son sexe, madame Delaunay avait totalement changé de ton et de manières, et elle essayait un pas qui devait, à ce qu'elle m'assurait, la faire proclamer la reine du bal, lorsque la sonnette violemment agitée, annonça une visite.
»Quand notre conscience n'est pas nette le moindre bruit qui nous surprend à l'improviste, impressionne désagréablement nos nerfs. Je fis un saut sur le siége que j'occupais.
—»Qui donc sonne? m'écriai-je.
—»Eh! parbleu, ce sont nos cavaliers, répondit madame Delaunay, mon frère et un de ses amis.
»Elle alla ouvrir, et son frère entra accompagné d'un autre individu dont la figure me déplut tout d'abord; mon amie saisit son frère par le milieu du corps, et malgré les efforts qu'il fit pour se dégager, il fallut qu'il se résignât à faire, en galopant, deux fois le tour de la chambre; son ami riait aux éclats.
—»C'est charmant! c'est charmant, s'écria-t-il, tandis que l'autre réparait devant une glace le désordre de sa toilette, vous êtes encore un charmant cavalier, et je suis persuadé que si vous vouliez danser, vous séduiriez les plus jolies femmes du bal.
—Vous croyez, M. le chevalier de Saint-Firmin, dit le frère de mon amie, qui évidemment était de très-mauvaise humeur, je suis donc encore suivant vous, très-capable de faire l'amour?
—»D'honneur! j'en suis persuadé.
—»Eh bien! voyez comme souvent les plus précieuses qualités sont inutiles.
—»Inutiles?
—»Sans doute, qu'ai-je en effet besoin de faire l'amour puisque j'ai à mon service des gens qui se chargent de me le procurer tout fait.
»Je ne vous rapporte ces paroles, qu'alors j'entendais sans les comprendre, que pour vous donner la mesure du caractère des gens entre les mains desquels j'étais tombée.
—Cessez, je vous prie, messieurs, dit madame Delaunay; je suis fâchée, monsieur mon frère, de vous avoir fait galoper; allons, voyons ne boudez plus, offrez votre main à mon amie et partons, il est temps.
Le frère de mon amie s'approcha de moi, et, après m'avoir adressé quelques paroles polies, il me prit la main; nous partîmes.
Quelques minutes après nous étions au bal de l'Opéra.
Je ressemblais plus à une victime que l'on conduit au supplice qu'à une jeune fille dont le plus ardent désir vient d'être réalisé; je tremblais de tous mes membres, des sueurs froides me couraient par tout le corps et mon masque me brûlait le visage. Nous n'avions pas fait trois pas dans la salle que je fus forcée de m'arrêter.
—»Qu'avez-vous donc? me dit mon cavalier.
—»Rien, rien, lui répondis-je, mais je me sentais pâlir sous mon masque, et ce n'était que grâce à des efforts suprêmes, que je parvenais à ne pas m'évanouir.
»Madame Delaunay s'approcha de moi.
—»Je souffre, lui dis-je, je voudrais bien m'en aller.
—»Ce ne sera rien, le passage subit du froid au chaud, a seul causé cette légère indisposition, nous allons nous placer dans une loge, où nous resterons jusqu'à ce que tu te sois familiarisée avec le bruit et le tumulte qui règnent ici.
»Le chevalier nous conduisit dans une loge du premier rang, qui avait été retenue pour nous.
»Le vertige qui obscurcissait mes yeux se dissipa peu à peu, et je pus jeter quelques regards sur les objets dont j'étais environnée; la salle offrait vraiment un coup d'œil féerique, et pour cette fois, il se trouva que mon imagination était restée au-dessous de la réalité. Je suivais avec intérêt les ondulations de cette foule nuancée de mille couleurs éclatantes, qui tantôt groupée dans un des coins de la salle, laissait autour d'elle un vaste espace vide; tantôt s'éparpillant sans ordre, ressemblait à un essaim d'abeilles qui vient de prendre sa volée, et lorsque les longs anneaux du galop qui terminait chaque contredanse passaient rapides devant mes yeux, j'éprouvais un vague désir de prendre une part active aux amusements de tous ces gens, dont les visages paraissaient animés par l'expression de la plus vive gaieté et du plus parfait contentement, et je me rappelais involontairement ces rondes de willis dont il est parlé dans les chroniques, auxquelles il faut nécessairement prendre part lorsque par hasard on en est spectateur.
»Mme Delaunay dansait presque dans la loge, et à chaque minute elle me demandait si je me trouvais mieux.
»Un ouf prolongé s'échappa de sa poitrine, lorsque enfin je lui répondis affirmativement:
—»Alors allons danser, me dit-elle.
»Je l'avoue à ma honte, je ne fis de résistance que ce qu'il en fallait pour ne point laisser croire que j'obéissais avec plaisir, et ce ne fut que lorsque je fus brisée, rompue, anéantie, plus peut-être par les émotions diverses que je venais d'éprouver, que par la fatigue, que je quittai la partie. Mon costume si frais, si coquet, lors de mon entrée au bal, était frippé[spelling: > fripé] et tout couvert de poussière; mes cheveux défrisés tombaient en mèches inégales le long de mes joues marbrées de légères traces rouges; une glace du foyer devant laquelle je m'étais placée pour essuyer mon visage, m'avait révélé cet affreux état de ma personne, je me fis peur à moi-même.
»Il était alors un peu plus de trois heures.
—»Ma tante verra que je suis allée au bal, m'écriai-je.
—»Que tu es enfant, me dit madame Delaunay, lorsque tu te seras baigné le visage dans l'eau fraîche, et que tu auras dormi une heure, il ne restera plus rien de ces légères traces de fatigue. Quoi qu'il en soit, allons souper, je meurs de faim, et toi?
»Je dis à mon amie que je n'avais besoin de rien, et que nous ferions bien de nous retirer à l'instant même; elle me fit observer, pour vaincre mes scrupules, que je ne pouvais rentrer chez moi, à moins d'être remarquée, avant huit heures du matin; que refuser, ce serait désobliger son frère qui était très-susceptible, et qu'elle avait le plus grand intérêt à ménager; enfin, elle me parla tant et si bien, que je me laissai conduire au café Anglais.
»Le plus délicieux souper nous fut servi dans un des cabinets de cet établissement. Je pris seulement un potage, madame Delaunay au contraire, goûta de tous les mets qui furent placés devant nous; quant aux deux hommes, ils vidaient avec une telle rapidité des flacons de vins fins, que j'en étais effrayée sans savoir pourquoi.
»Madame Delaunay était placée à table près du chevalier, j'avais à côté de moi le frère de mon amie.
»Le vin qu'ils avaient bu avait mis ces deux hommes de belle humeur, et depuis quelques instants ils échangeaient entre eux, en me regardant, des regards d'intelligence dont l'expression commençait à m'inquiéter; le chevalier avait allumé un cigare, et bien que l'odeur du tabac m'incommodât réellement, je n'osais pas me plaindre. Le frère de mon amie rapprochait son siége du mien, il vantait ma beauté et mes grâces; puis il prenait mes mains qu'il serrait entre les siennes, et qu'il couvrait de baisers. Je pâlissais, je rougissais, j'étais au supplice; et madame Delaunay, que j'implorais du regard, riait aux éclats et me disait que tout était permis pendant une nuit de carnaval.
—»A preuve, dit le chevalier, qui déposa sur les lèvres de mon amie, un vigoureux baiser.
»Je crus que madame Delaunay allait manifester d'une manière éclatante le mécontentement que suivant moi elle devait éprouver et qu'enfin nous allions pouvoir nous retirer: cette espérance ne se réalisa pas; elle invita au contraire son frère à suivre l'exemple que venait de lui donner le chevalier.
»Je ne puis trouver de termes assez énergiques pour vous peindre l'indignation que je ressentis, lorsque le visage ridé et plâtré de cette vieille caricature s'approcha du mien; je devinai tout à coup que cet homme n'était pas le frère de celle qui se disait mon amie, et quelles étaient les intentions de ces trois ignobles personnages; ce fut un éclair qui me traversa l'esprit, une révélation du ciel qui ne voulut pas permettre leur triomphe. Je me levai si brusquement, que le siége que j'occupais fut renversé, j'avais le feu au visage et mes yeux, je le sentais, devaient lancer des éclairs.
—»Vous êtes tous des infâmes! m'écriai-je d'une voix rendue tremblante par l'émotion et la colère; et profitant avec adresse de la stupeur des personnages auxquels je venais d'adresser cette virulente apostrophe, j'ouvris brusquement la porte du cabinet et je descendis rapidement un petit escalier qui se trouva devant moi et qui me conduisit sur le boulevard.
»Je ne savais où j'allais, mon seul désir était d'échapper à madame Delaunay et à ses complices; aussi, à peine arrivée sur la voie publique, je me mis à courir devant moi sans m'inquiéter du lieu où j'arriverais; mais je n'avais pas fait dix pas sur le boulevard, que j'entendis derrière moi la voix du chevalier qui me criait d'arrêter; je ne sais quelle folle terreur s'empara de tout mon être, mais je me jetai entre les bras d'un jeune homme qui se trouva par hasard devant moi, en m'écriant: Monsieur! monsieur! je vous en prie, protégez-moi.
»Ce jeune homme jeta le cigare qu'il fumait, lorsque je l'avais abordé.
—»Ne craignez rien, mademoiselle, me dit-il, ne craignez rien; quels que soient les misérables qui vous poursuivent, ils ne vous manqueront pas, je vous en donne l'assurance, tant qu'il me restera un peu de force pour vous défendre.
»A ce moment le chevalier arrivait près de nous.
—Etes-vous folle? me dit-il, tandis que je me serrais contre celui qui venait de me promettre sa protection; êtes-vous folle! nous quitter si brusquement en nous disant des injures, parce que le frère de votre amie s'est permis une innocente plaisanterie.
—»Taisez-vous, répondis-je à cet homme qui me déplaisait encore plus peut-être que le prétendu frère de madame Delaunay, et n'appelez plus mon amie cette femme qui m'a indignement trompée.
»Le chevalier se mit à rire aux éclats.
—»Je comprends, s'écria-t-il lorsque cet accès d'hilarité fut passé, (il voulait sans doute donner de moi, à celui qui me protégeait, une idée qui le déterminât à m'abandonner,) je comprends parfaitement, Monsieur a plus que nous le talent de vous plaire et vous voulez rester avec lui; mais il n'en sera pas ainsi, je vous en donne ma parole d'honneur; c'est de votre plein gré que vous êtes venue avec nous, et morbleu! vous y resterez.
»Jusqu'alors mon protecteur n'avait rien dit et son silence commençait à m'inquiéter. Le chevalier avait-il atteint le but qu'il se proposait et allais-je retomber entre les mains de mes persécuteurs? La crainte du danger me donna de nouvelles forces, je ne voulais pas qu'il fût dit que j'avais succombé sans me défendre.
—»Monsieur! monsieur! m'écriai-je en serrant avec force le bras de jeune homme, ne le croyez pas; et sans lui laisser le temps de me répondre, je lui dis en quelques mots comment j'avais été amenée à aller au bal de l'Opéra et pourquoi j'étais venue implorer sa protection.
—»Fariboles, que tout cela, s'écria le chevalier de Saint-Firmin, pures fariboles; venez charmante odalisque, nous avons commandé du punch, venez en prendre votre part, et il avançait sa main pour me saisir.
»Je poussai des cris perçants.
—»Arrière, monsieur, dit mon protecteur d'une voix éclatante, arrière. Et comme le frêle et chétif chevalier s'était placé devant nous et paraissait disposé à nous disputer le passage, il le repoussa si rudement qu'il l'envoya rouler à dix pas devant lui.
»Celui-ci se releva tout meurtri.—Monsieur, vous me rendrez raison de cette offense, dit-il d'une voix piteuse.
—»Allons, allons, monsieur le limonadier factice, je vous ai reconnu malgré vos lunettes, lui dit le jeune homme de l'air le plus dédaigneux, ne vous mettez pas en colère, retournez dans votre bouge, reprenez votre costume et vos moustaches grises, et faites préparer pour vos acteurs pygmées les rafraîchissements dont ils doivent avoir besoin après avoir dansé la polka, vous savez bien que les gens qui se respectent ne se battent pas avec vous; mais comme au portrait que mademoiselle vient de m'en tracer, j'ai deviné que votre compagnon, en tout ceci, n'est autre que monsieur le comte de ***, dont vous êtes le proxénète ordinaire, vous pouvez lui dire de ma part que je suis tout à son service. Vrai Dieu! ce sera faire une bonne action que de débarrasser la société de ce vieux représentant des mœurs de la régence.
»Je tremblais de tous mes membres, car je venais d'apercevoir parmi les quelques personnes rassemblées autour de nous celui dont mon protecteur parlait avec tant de mépris.
—»Répéteriez-vous devant la personne dont vous parlez, ce que vous venez de dire, dit le comte de ***?
—»Sans doute, répondit le jeune homme, ce que je viens de dire et bien d'autres choses encore: par exemple, que les vieillards, les vieillards, entendez-vous monsieur le comte, qui se teignent les cheveux et qui se peignent la visage pour ressembler à de jeunes hommes, doivent être traités comme s'ils étaient jeunes en effet; que quels que soient la position que l'on occupe dans le monde, le titre que l'on ait reçu de ses aïeux, les décorations dont on puisse se parer, on ne mérite que le mépris des honnêtes gens lorsque l'on ne se sert de tous ces priviléges que pour porter le trouble et le déshonneur dans les familles.
—»Monsieur! monsieur! savez-vous bien que je suis le comte de ***, dit celui qui venait d'être si vivement apostrophé en pâlissant sous son rouge.
—»Eh! croyez-vous, par hasard, que je ne le savais pas, repartit mon protecteur; allez, allez, digne rejeton des roués de la régence et des beaux fils du Directoire, allez laver votre visage et les taches de boue qui couvrent votre écusson, laissez à ce qui vous reste de cheveux le temps de reprendre sa couleur naturelle, vous viendrez ensuite me demander réparation si vous le jugez convenable; allez, M. le comte de ***, quoique vous fassiez tout ce qu'il est possible de faire afin de passer pour un jeune homme, j'ai pitié de votre grand âge.
—»Vous me donnerez votre nom, monsieur, vous me le donnerez.
—»Eh bien, soit: voici ma carte, puisque vous l'exigez, demain matin je serai à votre disposition.
—»Aujourd'hui, aujourd'hui même, hurlait le comte de ***, qui voulait s'opposer à notre passage.
—»Non, pas aujourd'hui, lui répondit mon protecteur; j'ai besoin des heures qui vont suivre pour réparer le mal que vous avez fait messieurs, continua-t-il en s'adressant à ceux qui nous entouraient, contenez, je vous prie, ce vieil énergumène, je serais vraiment fâché d'être forcé de lui faire subir un traitement semblable à celui que je viens d'infliger à son digne compagnon.
»La foule a des instincts généreux auxquels ce n'est jamais en vain qu'on s'adresse; celle qui nous entourait était en grande partie composée de jeunes gens qui avaient passé une partie de la nuit au bal, et qui, des divers établissements où ils soupaient, avaient été attirés sur le boulevard par mes cris et par les éclats de voix du chevalier, débardeurs, gardes françaises, pirates et postillons se donnèrent la main et se mirent à danser autour du pauvre comte de ***, dont nous entendîmes encore les cris de rage et les imprécations furibondes après l'avoir perdu de vue.
—Mon Dieu! monsieur, dis-je à mon protecteur lorsque nous nous trouvâmes seuls sur le boulevard, voilà que vous allez être forcé de vous battre, et c'est pour moi; oh! j'en mourrai.
—Rassurez-vous, mademoiselle, je vous assure que je ne crains pas les résultats d'une rencontre avec M. le comte de ***; mais occupons-nous de vous. Où désirez-vous que je vous conduise?
»Cette question si simple et si naturelle me rappela toute l'horreur de ma position que j'avais un instant oubliée pour ne songer qu'aux dangers, qu'à cause de moi, mon protecteur allait courir; ainsi j'allais être forcée de rentrer chez ma tante vêtue de ce costume qui me paraissait plus lourd qu'un manteau de plomb. La pauvre femme, j'en étais bien sûre, allait me pardonner la faute que j'avais commise, mais que penseraient de moi ceux qui allaient me voir rentrer seule et si singulièrement accoutrée; ma réputation allait être perdue, c'était le seul bien que je possédais au monde, et cependant la faute que j'avais commise était en quelque sorte excusable.
»Je dis au jeune homme tout cela; il m'écouta avec beaucoup d'attention. Il parut comprendre la triste position dans laquelle je me trouvais, et comme je lui avais dit quel était le plan que j'avais formé avec madame Delaunay, afin de rentrer sans être aperçue, il me dit que c'était le seul raisonnable et que je ne devais pas l'abandonner.
—»Mais, lui répondis-je, mes habits sont restés chez madame Delaunay, et je ne puis, après ce qui vient de se passer, aller les y chercher.
—»Pourquoi non; maintenant que le caractère de cette femme vous est connu, vous ne devez plus la craindre; du reste, je vais vous accompagner chez elle, où elle doit être rentrée maintenant, et il ne vous arrivera rien, je vous en réponds, quand bien même nous y trouverions le comte de *** et son digne compagnon.
»Le parti que me proposait le jeune homme était le seul raisonnable, je le sentais bien, cependant j'eus besoin de faire de grands efforts avant de pouvoir me déterminer à le prendre, et ce ne fut pas sans éprouver une bien vive répugnance que je me déterminai à suivre chez madame Delaunay mon généreux protecteur.
»Je marchais contre le jeune homme qui, pour me garantir du froid, qui était excessivement vif, m'avait enveloppée de son manteau. Ma fuite du café Anglais avait été si précipitée que j'y avais oublié ma pelisse. Ce n'était qu'à de longs intervalles que nous échangions quelques rares monosyllabes; je réfléchissais à la position fâcheuse dans laquelle je me trouvais par suite d'une imprudence, et je me disais que ce qui venait de m'arriver me servirait de leçon pour l'avenir; je ne savais pas, hélas! que je courais en ce moment un danger beaucoup plus grand que tous ceux auxquels je venais d'échapper: chaque fois que je levais les yeux, je rencontrais ceux de mon protecteur, alors je baissais bien vite la tête; lui, de son côté, ne me disait rien, mais il guidait mes pas avec une touchante sollicitude, et il ramenait sur moi les plis de son manteau que le souffle de la brise en avait écarté.
»Du lieu où nous nous trouvions lorsque nous avions pris la résolution d'aller chez madame Delaunay au domicile de celle-ci, le trajet n'était pas considérable, aussi fut-il franchi en peu de temps.
—»Madame est chez elle, elle vient de rentrer à l'instant même, nous dit le concierge de madame Delaunay. C'est que sans doute mademoiselle l'aura perdue dans le bal, qu'elle n'est pas rentrée avec elle; c'est donc cela que madame paraissait si contrariée lorsqu'elle est rentrée et qu'elle a oublié de me remettre l'amende qu'il est d'usage de payer aux concierges lorsqu'on rentre après ménuit.
»Les commentaires que faisait ce cerbère, sur un événement en définitive très-naturel, et les conjectures qu'il paraissait vouloir en tirer, me donnaient la mesure de ce que je devais craindre pour mon compte, si je ne parvenais pas à rentrer sans que l'on s'aperçût de mon escapade. Aussi je bénis cent fois intérieurement celui qui m'avait inspiré l'idée de venir prendre mes habits où je les avais laissés.
»Mon protecteur remit une pièce de cinq francs au concierge, qui rentra dans sa loge aussi content qu'un chien auquel on vient de jeter un os. Nous montâmes.
»Madame Delaunay n'avait pas encore quitté son costume lorsqu'elle vint nous ouvrir; elle pâlit légèrement lorsqu'elle vit la personne dont j'étais accompagnée, et elle faillit laisser tomber sur le parquet le flambeau qu'elle tenait à la main; cependant lorsque nous fûmes entrés, et que la porte fut fermée, elle essaya de se justifier.
—»Ne perdez pas de temps en paroles inutiles, lui dit mon protecteur; je vous connais, madame Delaunay, vous le savez bien, et pour que vous ne puissiez vous réhabiliter aux yeux de mademoiselle, j'aurai soin de lui raconter ce que je sais de votre histoire.
—»A votre aise, mon cher, à votre aise, racontez-lui tout ce que vous voudrez; mais je vous engage à passer certains faits, ou du moins à les bien gazer si vous ne voulez pas forcer les chastes oreilles de cette pudique créature à entendre de singulières choses.
»L'effronterie de cette ignoble femme me faisait mal au cœur.
—»Je voudrais déjà être loin d'ici, dis-je au jeune homme à voix basse.
—»Je comprends le dégoût que vous devez éprouver, me répondit-il, sans seulement prendre la peine de baisser la voix; mais rassurez-vous, nous ne resterons pas longtemps ici; passez, si vous le voulez bien, dans la pièce voisine; madame Delaunay voudra bien rester dans celle-ci, afin de me tenir compagnie.
—»Vous êtes un cornichon, mon cher, dit encore madame Delaunay; je croyais, moi, que vous alliez lui servir de femme de chambre.
»Cet outrage que je méritais si peu, me fit, quoiqu'il me fût adressé par une personne méprisable, verser des larmes amères.
—»Assez, madame, s'écria mon protecteur, en s'avançant vers madame Delaunay avec une violence qui me fit trembler pour celle-ci; assez. Allez, mademoiselle, continua-t-il en s'adressant à moi, quittez ce costume, et que les quolibets de cette créature ne vous affligent pas, il faut bien lui laisser la satisfaction d'exhaler la rage qui la suffoque depuis qu'elle est démasquée.
»J'employai à changer de costume beaucoup plus de temps que je ne l'avais supposé; il me fallait à chaque instant rompre mille cordons et lacets que j'avais ensuite infiniment de peine à rattacher, et, pour tout au monde, je n'aurais pas appelé madame Delaunay à mon aide. Je crois que si j'avais été forcée de choisir, j'aurais mieux aimé avoir recours à ce jeune homme qui venait de m'accorder une si généreuse protection.
»Le jour commençait à paraître, lorsque enfin je fus prête, et bien qu'il y eût loin du domicile de madame Delaunay à celui de ma tante, j'avais encore devant moi plus de temps qu'il ne m'en fallait pour arriver à l'heure convenable; nous sortîmes cependant de suite, j'aimais mieux être dans la rue que dans l'appartement où j'étais, et je crois vraiment que pour son propre compte, mon compagnon, était de mon avis.
»Il s'était, en entrant chez madame Delaunay, débarrassé de son manteau, et comme il le remettait sur ses épaules au moment où nous allions sortir, je vis à la boutonnière de son habit le ruban rouge de la Légion-d'Honneur. Cela me fit plaisir: un pareil signe, suivant moi, ne devait appartenir qu'à un homme digne de le porter, et lorsque je faisais cette réflexion, je ne me rappelais plus que la poitrine du comte de *** (et je savais ce qu'il fallait penser de cet individu), était couverte de décorations. J'étais donc disposée, lorsque nous nous mîmes en route, à accorder toute ma confiance à mon jeune protecteur, aussi lorsque nous arrivâmes au lieu où il devait me quitter, il savait tout ce qui m'était arrivé depuis ma sortie du pensionnat jusqu'au jour où nous étions arrivés.
»Lui de son côté ne m'avait pas témoigné moins de confiance, il m'avait dit son nom que je trouvai charmant, Edmond de Bourgerel; il m'avait appris qu'il était capitaine au 1er régiment des chasseurs d'Afrique, et que ce n'était que par hasard qu'il se trouvait à Paris où il était venu passer un congé de convalescence de six mois qu'il avait obtenu à la suite d'une assez grave blessure.
—»Promettez-moi lui dis-je au moment où nous allions nous séparer, promettez-moi de ne pas vous battre avec le comte de ***.
—»Je ne puis, me répondit-il, vous faire une promesse positive à ce sujet, mais je m'engage à faire tout ce qui dépendra de moi pour éviter cette malheureuse affaire, et en cela j'obéirai autant à mes propres désirs qu'à vos ordres; je vous avoue que j'aimerais mieux charger un goum d'Arabes à la tête de mon escadron, que de me mesurer avec ce vieillard qui veut absolument passer pour un jeune homme.
»Cette dernière remarque me fit faire une réflexion que j'aurais pu faire beaucoup plus tôt, si mon esprit plus tranquille m'avait permis de saisir le sens des paroles qui s'étaient dites autour de moi.
—»Mais vous connaissez donc, dis-je à mon protecteur, les trois personnes avec lesquelles j'étais cette nuit?
—»Depuis longtemps, mademoiselle, mais j'aurai de nouveau je l'espère, le bonheur de vous voir, et alors je vous dirai tout ce que je sais sur le compte de ces trois individus.—Adieu, mademoiselle.
»Et comme j'ouvrais la bouche pour le remercier.
—»Ne me dites rien, ajouta-t-il, j'ai éprouvé trop de plaisir à vous obliger pour que vous ayez des remercîments à m'adresser.
»Il ne passait à ce moment personne dans la rue, le jeune homme saisit ma main qu'il porta à ses lèvres, puis il me quitta.
»Je rentrai chez moi sans avoir été remarquée, et quelques minutes après, j'étais couchée et profondément endormie; et il ne faut pas que cela vous étonne, les lois de la nature, voyez-vous, sont toutes impérieuses et ce n'est que dans les romans de la célèbre Anne Radcliff que l'on rencontre des héroïnes qui ne se mettent jamais à table et qui passent toutes les nuits à parcourir les souterrains qui, de la tour du nord, conduisent à celle du midi, sans avoir besoin de se reposer le jour.
»Ce fut ma bonne tante qui m'éveilla.
—»Il est près de midi, me dit-elle, lorsque mes yeux furent ouverts, et voyant que tu ne te levais pas, j'ai cru un moment que tu étais indisposée, mais je vois avec plaisir qu'il n'en est rien; tu vas te lever, n'est-ce pas? le déjeuner est prêt.
»Nous reçûmes le même jour de madame Delaunay une lettre qui nous apprenait que, partant en voyage avec son frère, elle serait pendant quelque temps privée du plaisir de nous voir. Je devinai de suite que c'était mon protecteur qui avait engagé ou forcé cette femme à écrire cette lettre, afin que la brusque cessation de ses visites ne parût pas extraordinaire à ma tante; elle me fit plaisir, car elle me prouvait qu'il n'avait rien négligé de ce qui pouvait assurer ma tranquillité, et elle me donnait l'assurance qu'il s'intéressait à moi.
»Plusieurs jours, plusieurs semaines se passèrent, et il est probable que j'aurais oublié les événements que je viens de vous raconter, si l'image de mon protecteur n'avait pas été sans cesse présente à mes yeux pour me les rappeler; car il faut que je vous le dise, cet homme, que je n'avais vu qu'une fois, je l'aimais, je l'aimais de toutes les puissances de mon âme, et maintenant encore, je ne puis retenir les pleurs que m'arrache son souvenir.»
En effet, les yeux de la pauvre Eugénie de Mirbel étaient baignés de larmes.
—Ma pauvre amie, lui dit la bonne comtesse de Neuville, qui avait pris une de ses mains dans les siennes, il ne faut pas désespérer de l'avenir; si le ciel a permis à tant de souffrances de venir t'accabler, c'est que sans doute il te réserve des jours heureux.
—Eh! sans doute, ajouta Laure, le beau temps vient toujours après l'orage; Dieu ne voudra pas que tu sois la seule exception à une règle générale.
—Si l'amour t'a failli, reprit Lucie, il te reste l'amitié, et l'on peut compter sur ce sentiment-là, lorsque ce sont des gens comme nous qui l'éprouvent l'un pour l'autre.
—Je le sais mes bonnes amies, je le sais et croyez-le bien, si ce qu'à Dieu ne plaise l'une de vous a jamais besoin d'Eugénie de Mirbel, il ne sera pas nécessaire lorsqu'elle viendra réclamer ses services de lui rappeler pour les obtenir ce que vous avez fait pour elle.
Après un silence de quelques minutes, Eugénie de Mirbel qui avait essuyé ses yeux, continua en ces termes:
—«J'aimais donc ce jeune homme, et cela ne doit pas vous étonner; il était jeune; sans être ce que dans le monde on appelle un beau garçon, il était doué d'une de ces physionomies pleines de distinction qui plaisent au premier aspect, sans doute parce qu'une sorte d'intuition nous dit qu'elles annoncent une belle âme. Il m'était apparu dans les circonstances les plus propres à impressionner vivement une organisation semblable à la mienne, c'en était assez, n'est-ce pas? pour agir à la fois sur le cœur et sur l'esprit d'une pauvre jeune fille à laquelle personne n'avait jamais fait attention, dont le cœur renfermait des trésors d'affection qui ne demandaient qu'à s'épancher au dehors et dont la lecture des romans avait tout à fait désorganisé l'imagination.
»Vous n'avez sans doute pas oublié qu'en me quittant, monsieur Edmond de Bourgerel m'avait dit qu'il voulait me revoir; aussi confiante en cette promesse, j'étais bien certaine que dans un avenir plus ou moins éloigné, je le reverrais; j'étais seulement impatiente de ce qu'il ne se pressait pas davantage, et pourtant, lorsque je le revis, l'émotion que j'éprouvai fut si grande que mon trouble, la rougeur subite qui me monta au visage, auraient infailliblement dévoilé l'état secret de mon âme à des yeux seulement un peu plus clairvoyants que ceux de ma bonne tante.
«Pour l'intelligence des événements qui vont suivre, il faut que je vous décrive en quelques mots les lieux que nous habitions.
«Il existe dans Paris un assez grand nombre de constructions assez semblables à des ruches d'abeilles, et qui renferment dans leur sein une population au moins aussi considérable que celle d'un chef-lieu de canton, voire même d'un chef-lieu d'arrondissement; population composée absolument des mêmes éléments que celle de la ville: aristocratie, bourgeoisie, plèbe; éléments qui vivent, naissent et meurent sous le même toit sans jamais se confondre, qui se voient sans se parler, sont insensibles aux souffrances les uns des autres, qui se craignent et se jalousent. La maison que j'habitais à cette époque, avec ma tante, est une de ces singulières constructions; elle est située faubourg Saint-Denis, nº 56. Cette maison qui est composée de cinq corps de bâtiment élevés d'autant d'étages et ayant chacun une cour, renferme un spécimen de toutes les espèces qui composent la population parisienne; la noblesse beaucoup moins justifiable que celle qu'elle ne parviendra pas à remplacer, mais en revanche, beaucoup plus rogue et beaucoup moins spirituelle), les arts, les lettres, le commerce et l'industrie ont envoyé là leurs représentants, qui y vivent côte à côte assez paisiblement, sans s'inquiéter le moins du monde des misères, des vertus et des vices qui grouillent au-dessus de leurs têtes dans les mansardes du dernier étage.
»Je suppose que le propriétaire de cette immense maison s'étant éveillé un matin l'esprit un peu plus lucide qu'à l'ordinaire, s'est demandé, après avoir lu son journal, le Journal des Débats probablement, quels moyens il pourrait employer pour augmenter, de quelques centaines de francs, les valeurs locatives de sa propriété, qu'après avoir cherché longtemps, il se sera rappelé qu'il y a sur la cime des hautes montagnes de la Suisse des habitations que l'on nomme des chalets, et qu'alors il aura fait venir un charpentier auquel il aura dit, en lui montrant la plus vaste de ses cinq cours: Bâtissez-moi ici, vis-à-vis l'un de l'autre, deux chalets suisses, et qu'il n'y manque rien.
»Le charpentier qui ne savait pas plus ce que c'était qu'un chalet que celui qui lui en demandait deux, se sera cependant mis de suite à l'œuvre, et peu de jours après, (rien ne fait aller plus vite un entrepreneur parisien que la certitude d'être payé comptant), il aura porté au propriétaire les clés de deux petites maisons en bois, qui ne ressemblent pas plus à des chalets qu'à tout autre chose. Le propriétaire, après les avoir examinées avec soin, aura déclaré qu'il était très-satisfait, et il aura donné l'ordre à son concierge de pendre au-dessus de la porte cochère de la propriété un écriteau portant ces quatre mots: Chalets à louer présentement.
»Comprenez-vous? chalets à louer! Ainsi, sans quitter Paris, on va pouvoir habiter une maison semblable à celles dont les romanciers et les touristes nous ont fait de si pittoresques descriptions. La spéculation du propriétaire devait infailliblement réussir, et elle réussit en effet. L'écriteau qui annonçait aux bons Parisiens qu'il y avait, au centre du quartier le plus populeux de leur ville, des chalets, et que ces chalets étaient à louer, avait au moment où il venait d'être posé, frappé les yeux de ma tante qui cherchait un logement conforme à sa nouvelle fortune; elle était entrée par curiosité, et comme après tout, ces habitations, destinées à une seule famille, n'étaient ni plus ni moins incommodes que d'autres, elle loua celle des deux qui était exposée au soleil.
»Ainsi que je vous l'ai dit, quelques mois s'étaient écoulés et je n'avais pas encore entendu parler de monsieur Edmond de Bourgerel que cependant j'attendais toujours; tous les efforts que j'avais faits pour arracher son image de ma pensée n'avaient fait que l'y graver plus profondément. J'avais donc à la fin accepté l'amour que j'éprouvais pour lui, comme un fait accompli; et j'espérais, quoi? je n'en sais rien; j'espérais, je ne puis vous dire autre chose.
»Les beaux jours étaient revenus, le cep de vigne que notre propriétaire avait fait planter devant notre habitation, afin de lui donner un air champêtre, venait de se garnir de larges feuilles vertes, et j'allais pouvoir cultiver les quelques fleurs d'un petit parterre que je m'étais ménagé devant l'unique fenêtre de ma chambre de jeune fille.
»J'étais un matin occupée à émonder les branches d'un rosier du Bengale, lorsqu'une fenêtre du chalet situé vis-à-vis de celui que nous habitions, et parallèle à celle devant laquelle j'étais placée, fut doucement ouverte; je levai machinalement la tête, monsieur Edmond de Bourgerel était à cette fenêtre.
»La surprise, l'émotion me firent jeter un cri perçant. Monsieur Edmond posa un doigt sur ses lèvres sans doute pour me recommander le silence, et se retira derrière les rideaux de son appartement; il était temps, ma bonne tante accourait tout effarée, et me demandait ce qui avait provoqué le cri qu'elle venait d'entendre.
—»Oh! rien, lui dis-je, une énorme araignée.
—»Enfant, me répondit-elle en riant, n'avais-tu pas peur qu'elle te mangeât?
»Et après m'avoir embrassé, elle me quitta pour aller s'occuper des soins de notre petit ménage; j'avais envie de la suivre, mais une force irrésistible me retint à la place où j'étais.
»Aussitôt que ma tante fut partie, M. de Bourgerel reparut à sa fenêtre, il était extrêmement pâle, et il portait le bras droit en écharpe; ses signes me firent parfaitement comprendre que ce n'était que parce qu'il avait été blessé, que je ne l'avais pas vu plus tôt, et comme sans doute il lut dans mes regards que je souffrais de ses souffrances, il retira vivement son bras du foulard qui l'enveloppait, et il le remua en tous sens, afin de me prouver qu'il était parfaitement guéri, puis il se mit à son piano, et joua avec assez d'expression pour m'arracher des larmes, l'air délicieux de Marie Malibran: «Bonheur de se revoir après dix ans d'absence.»
—»Le chalet d'en face est habité, me dit ma tante à l'heure du dîner, par un bon musicien; vraiment il jouait ce matin l'air de cette jolie romance que tu chantes si souvent, tu sais: Bonheur de se revoir, l'as-tu entendu?
»Je me sentis rougir et pâlir successivement, et ce ne fut qu'après avoir hésité longtemps, que je balbutiai cette sotte réponse: Mais je ne sais, je crois que je n'ai pas entendu.
»Si ma tante avait levé sur moi ses yeux à ce moment fixés sur l'ouvrage qu'elle tenait entre ses mains, mon trouble, bien certainement, lui aurait appris qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire.
»Joue-moi un petit air, me dit-elle, après un silence de quelques minutes, car elle n'avait même pas songé à relever l'étrange réponse que je venais de lui faire. Ce que me demandait ma tante me contrariait infiniment, notre voisin allait croire sans doute que je voulais correspondre avec lui, et cependant je ne pouvais ni ne voulais refuser ma tante, mais afin de prouver à monsieur de Bourgerel que je ne jouais que pour me distraire, et que je ne pensais seulement pas à lui, j'attaquai les premières notes de la plus folle contredanse que je pus me rappeler, mais sans que j'y pensasse, je ralentis insensiblement la mesure, et de transition en transition, j'arrivai à terminer par l'air qu'il avait exécuté le matin: Bonheur de se revoir.
»—C'est charmant, me dit ma tante en m'embrassant, ce que tu viens de jouer, nous vaut une réponse de notre voisin qui tient sans doute à nous prouver qu'il n'est pas moins bon musicien que toi.
»En effet, les premières mesures de l'air de la reine de Chypre: «Pour tant d'amour ne soyez pas ingrate,» vinrent frapper nos oreilles.
»C'était une déclaration, je le compris parfaitement, et je n'en fus pas fâchée; j'avais plus d'une fois, durant la journée qui venait de s'écouler, interrogé mon cœur, et toujours il m'avait fait la même réponse; j'aimais monsieur de Bourgerel, je l'aimais comme nous autres femmes nous ne devons aimer qu'une fois, je ne devais donc pas être fâchée de ce que lui aussi m'aimait. Le lendemain matin, lorsque j'ouvris ma fenêtre pour soigner les fleurs de mon petit parterre, il était déjà à la sienne; après m'avoir fait un salut respectueux auquel je répondis par une légère inclination de tête, il me montra une lettre et ses signes me firent comprendre qu'elle m'était destinée; je fis un signe négatif, il parut affligé, mais il n'insista pas.
»Le lendemain, il se plaça dans le fond de son appartement, et déroula devant mes yeux une longue pancarte de papier, sur laquelle il avait écrit ces mots en caractères assez gros pour être lus facilement.
»Je vous en prie, acceptez la lettre, elle renferme les renseignements que je vous ai promis sur les personnes en question.»
»Je me rappelai alors que monsieur de Bourgerel m'avait dit qu'il m'apprendrait ce qu'étaient en réalité et madame Delaunay et les deux individus avec lesquels j'avais été au bal de l'Opéra; je pouvais donc sans laisser à mon protecteur le droit de mal penser de moi, accepter la lettre qu'il m'offrait, et qui, j'en étais bien sûre, devait contenir autre chose que ce qu'il m'annonçait; je lui fis un signe de tête affirmatif, il me fit alors comprendre que le soir même, je trouverais la lettre entre les branches touffues de mon rosier du Bengale, puis il se retira.
»Est-il nécessaire que je vous dise que j'attendis avec la plus vive impatience que la nuit fut venue, je ne le pense pas; le soir, ainsi que cela avait été convenu, je trouvai la lettre à l'endroit indiqué, et vous l'avez deviné, mon premier soin, lorsque je fus seule dans ma chambre, fut de la décacheter et de la lire.
»Cette lettre, la voici:» Arrivée à cet endroit de son récit, Eugénie prit dans sa poche un petit portefeuille dont elle tira une lettre usée à ses plis, à force d'avoir été lue, qu'elle donna à Lucie de Neuville.
Voici ce que contenait cette lettre que la comtesse lut à haute voix, tandis qu'Eugénie de Mirbel qui paraissait ensevelie dans de profondes et tristes réflexions, tenait son visage caché entre ses deux mains.