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Les vrais mystères de Paris

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Nos pareils à deux fois ne se font pas connaître,
Et pour leurs coups d'essais veulent des coups de maître.

—C'est très-vrai, monsieur le marquis, ajouta Roman, c'est très-vrai.

Cette qualification de marquis amenait toujours un sourire sur les lèvres de Silvia, qui ne pouvait concilier la position de son noble amant avec la profession tant soit peu équivoque qu'il exerçait de concert avec celui qui se faisait passer pour son intendant; elle était persuadée qu'elle n'avait encore soulevé qu'un coin du voile qui cachait le passé de ces deux hommes, du reste, aucunes des tentatives qu'elle avait faites pour s'instruire n'ayant été couronnées de succès, elle laissait au hasard le soin de satisfaire sa curiosité.

Il fut en définitive convenu que la direction de cette affaire serait laissée à la marquise de Roselly; la confiance que lui témoignaient deux hommes aussi experts en ces matières que l'étaient Salvador et Roman la flattait singulièrement et pour prouver qu'elle en était tout à fait digne, elle leur parla de nouveau du bon M. Juste.

Il n'était pas permis d'espérer que cet usurier qui connaissait les trois associés, se laisserait ainsi que Josué (vis-à-vis duquel ils se trouvaient placés dans des circonstances tout à fait favorables à la réussite de leurs projets) entraîner dans un piége; il fallait donc, si l'on voulait absolument en tirer parti, s'introduire chez lui. Cela n'était pas facile il est vrai, le chien de Terre-Neuve était un obstacle sérieux dont il fallait absolument se débarrasser, mais comment? Et en admettant que l'on finît par trouver un moyen assez naturel pour ne pas trop éveiller les soupçons de l'usurier, était-il bien certain qu'une fois qu'on se serait introduit dans sa maison, on parviendrait à découvrir le lieu où il renfermait son trésor. Après avoir discuté assez longtemps, les associés, d'un commun accord, décidèrent qu'une entreprise contre Juste n'offrait pas assez de chances de réussite pour être immédiatement tentée; il fut donc convenu qu'il fallait l'ajourner et s'occuper exclusivement du juif Josué.

Le lendemain à l'heure indiquée le juif se présenta chez Silvia qui, ainsi que nous l'avons déjà dit, habitait aux Champs-Elysées (avenue Chateaubriand nº 22), un charmant petit hôtel. Suivant les instructions qui lui avaient été données la veille, il remit la carte qu'il avait reçue de la marquise à une femme de chambre qui le fit de suite entrer dans le boudoir de sa maîtresse.

Toutes les recherches du luxe et de l'élégance avaient été réunies dans cette petite pièce; elle était éclairée par une fenêtre en ogive vitrée de carreaux de diverses couleurs, afin d'amortir l'éclat trop vif des rayons du soleil et qui n'y laissaient pénétrer qu'un demi-jour tout à fait voluptueux; les tentures et les rideaux étaient de mérinos blanc garnis d'embrasses et d'agréments de même couleur, et sans doute pour faire contraste, la portière destinée à masquer la porte d'entrée, qui roulait sur un thyrse de bois doré, était formée d'une magnifique étoffe de soie rouge, brochée d'or; le parquet était couvert d'un épais tapis à grandes fleurs, chef-d'œuvre des manufactures d'Aubusson; une jardinière garnie des fleurs les plus rares, des étagères sur lesquelles ont avait groupé avec art une foule de chinoiseries, de statuettes et de gracieuses fantaisies, un trépied de bronze qui supportait une cassolette, et quelques chaises de forme moyen âge composaient tout l'ameublement de ce boudoir, éclairé le soir par une lampe d'argent suspendue au plafond par une chaîne de même métal et qui était le sanctum sanctorum de la jolie marquise de Roselly.

Lorsque le juif entra, Silvia, dans le plus galant négligé était, ainsi qu'elle en avait l'habitude, à demi couchée sur une chaise longue; elle se leva presque pour le recevoir et lui adressa la plus coquette inclination de tête et le plus charmant sourire qui se puissent imaginer; elle savait, l'infernale créature, que si cuirassée qu'il soit permis de la supposer, il n'est pas d'organisation masculine sur laquelle les gracieusetés d'une jolie femme ne produisent une impression favorable.

Josué, après avoir jeté sur tous les objets qui composaient l'ameublement du charmant petit boudoir dans lequel il venait d'être introduit, le coup d'œil interrogateur d'un expert commissaire-priseur, s'avança vers la maîtresse du lieu qu'il salua jusqu'à terre. Silvia lui dit de prendre un fauteuil et de s'asseoir.

—Je sais trop ce que je vous dois, madame la marquise, lui répondit Josué qui se posa sur le coin d'une chaise, les pieds rapprochés l'un de l'autre, et serrant entre ses genoux un chapeau jadis noir, mais, à l'heure qu'il était, de couleur jaune et crasseux à faire lever le cœur.

Au moment où Silvia allait lui adresser la parole, il voulut se lever afin de prendre une attitude plus respectueuse; mais le mouvement fut si brusque qu'il tomba à la renverse, tandis que son vieux feutre et sa perruque roulaient chacun d'un côté opposé, laissant apercevoir le crâne le plus dénudé des quatre parties du monde.

Des éclats de rires inextinguibles, que Silvia ne put retenir, saluèrent la chute du pauvre Josué qui faisait de vains efforts pour se relever, tout en priant la marquise de vouloir bien excuser sa maladresse; enfin, l'accès d'hilarité auquel Silvia était en proie s'étant un peu calmé, elle tendit la main au malheureux enfant d'Israël. Le premier soin de Josué, lorsqu'il se retrouva sur pied, fut de courir après sa perruque, qui ressemblait assez à un vieux gazon de chiendent desséché au soleil; il la ramassa, et dans sa précipitation, il la plaça à rebours sur sa tête. Ainsi accoutré, il se trouvait porteur d'une mine si hétéroclite, d'une physionomie si grotesque, que Silvia se mit de nouveau à rire aux éclats. Le malheureux juif, pour plaire à la dame essayait de l'imiter. Est-il possible d'imaginer une bassesse que ne soit pas prêt à faire un juif à la fois usurier et avare, et désireux de plaire à une personne qui doit lui faire gagner de l'argent?

Après s'être, pendant quelques instants, amusée aux dépens de messire Josué, Silvia, qui dans ce moment ressemblait un peu à ces chats qui jouent longtemps avec une souris avant de la mettre à mort, le prit par les deux épaules et le força de s'asseoir sur une chaise longue semblable à celle sur laquelle elle était placée.

Alors la conversation commença.

Silvia voulait savoir pourquoi monsieur Josué avait quitté Marseille, qu'elles étaient les raisons qui l'avaient déterminé à venir s'établir à Paris, s'il y avait longtemps qu'il était dans cette ville, s'il y faisait de bonnes affaires et mille autres choses encore; puis elle lui rappela l'amitié qu'ils avaient l'un pour l'autre, lorsqu'ils habitaient à la même époque la bonne ville de Marseille, ce qui devait l'engager à lui témoigner la confiance et le déterminer à ne rien lui cacher.

Le digne Josué se mit à faire le récit qu'on lui demandait, récit bien digne en vérité de servir de pen-(?) à celui de la vie de Cartouche.

—Vous savez, madame, dit-il, combien j'aime à obliger mes semblables; je ne puis voir un homme dans une position fâcheuse sans de suite voler... à son secours; vous savez cela, madame la marquise; eh bien? des gens à qui j'avais déjà plusieurs fois rendu service, ont eu l'infamie de déposer au parquet de monsieur le procureur du roi une plainte contre moi, et les gens de justice ont eu la faiblesse de prendre cette plainte en considération. Hélas! madame la marquise, lorsqu'un chrétien, en parlant de quelqu'un de la religion de Moïse, dit tue, les autres de suite répondent, assomme! C'est pour cela sans doute qu'un matin les gens du roi vinrent saisir chez moi tout ce que je possédais; quand je dis tout c'est une manière de parler; il trouvèrent soixante et onze francs soixante-quinze centimes et un petit livre de dépenses, le reste heureusement, était caché. Le mauvais succès de leurs recherches ne les empêcha pas de continuer leurs poursuites: des témoins furent entendus; mais j'avais eu la précaution de les faire travailler par le rabbin (cela m'a coûté gros, madame la marquise), aussi ils vinrent tous déclarer qu'ils n'avaient jamais été usurés par moi; qu'à la vérité je leur avais souvent prêté de l'argent, mais que je m'étais toujours contenté d'un intérêt raisonnable; cela était vrai; cependant on ne voulut pas les croire, et je fus forcé de payer trente mille francs d'amende, plus les frais du procès. Cette criante injustice me fit prendre en aversion la ville de Marseille; je réunis tout ce que je possédais, et je vins m'établir à Paris. Je suis dans la capitale depuis environ huit mois, j'habite avec ma sœur et mon neveu, rue Saint-Gervais, 4, au coin de celle du Roi-Doré, une maison que j'ai achetée, afin de pouvoir la faire arranger à ma guise, j'ai fait d'assez bonnes affaires et si vous avez besoin de moi, je suis entièrement à votre service.

—Je vous remercie, bon Josué, répondit Silvia, qui avait écouté très-sérieusement le lamentable récit des mésaventures du juif, je vous remercie bien; je n'ai pas, quant à présent, besoin de vos services; si je vous ai prié de venir me trouver, c'était afin de vous parler d'une personne de mes amis qui désire contracter un emprunt. Cette personne est un homme qui occupe dans le monde une position éminente, et qui possède au moins un million et demi en propriétés.

—Vous le savez, madame, je ne connais pas de plus vif plaisir que de celui d'obliger. En me donnant l'adresse de la personne dont vous me parlez, et que j'irai voir de votre part, vous me rendrez un véritable service.

—Je ferais bien volontiers ce que vous paraissez désirer, bon Josué; mais vous comprendrez que je ne puis avant de lui avoir demandé si cela lui convient, vous adresser à M. le marquis de Pourrières.

—Le marquis Alexis de Pourrières! s'écria le vieux Judas en entendant prononcer ce nom, le marquis Alexis de Pourrières! Mais je le connais très-particulièrement; c'est un excellent jeune homme avec lequel j'ai déjà fait des affaires très-considérables, presque sans intérêts.

—Comment, vous connaissez M. le marquis de Pourrières? mais depuis quand donc?

—Depuis plus de quinze ans. Je lui ai prêté près de trois cent mille francs en diverses fois; il m'a bien payé, c'est un très-honnête homme. C'est son intendant qui est venu me trouver à Marseille, afin de régler. Il a approuvé mes comptes en capital et intérêts, et sans me faire une seule observation. Cet intendant est aussi un très-excellent homme.

—Comment vous connaissez aussi le bon monsieur Lebrun?

—Je ne l'ai vu qu'une fois, mais je m'en souviendrai toujours; c'est un homme probe et rond en affaires. Il est bien digne de servir un aussi digne maître.

—Ainsi vous ne serez pas fâché de faire de nouvelles affaires avec M. le marquis de Pourrières?

—J'en serais au contraire charmé. Mais comment se fait-il donc que M. Alexis ait besoin d'argent? il possède, si je ne me trompe, plus de vingt mille écus de revenu.

—Il a en effet plus de soixante mille francs de rente; mais ses places et son nom l'obligent à avoir un train de maison considérable; et puis il veut se faire nommer député de son arrondissement, ce qui lui sera facile, car il est déjà auditeur au conseil d'Etat, commandant de la garde nationale de son canton, et membre du conseil général de son département: tout cela nécessite de grandes dépenses; il lui faut de beaux équipages, recevoir, donner d'excellents dîners; et, je vous le dis entre nous, ma fortune n'est pas très considérable, et M. le Marquis de Pourrières veut bien quelquefois m'obliger.

—Je vous comprends, je vous comprends à merveille, dit Josué, auxquels les dernières paroles de Silvia avaient suffisamment expliqué la gêne momentanée du marquis de Pourrières; eh bien! que M. le marquis me fasse prévenir, et je tiendrai à sa disposition deux cent mille francs, et même plus...

—Je ferai part à M. de Pourrières de vos bonnes intentions, et je suis persuadée que vous vous arrangerez ensemble.

—Ce cher M. Alexis! j'aurais, je vous l'assure, bien du plaisir à le revoir. Il doit être bien changé depuis plus de quinze ans. Est-il toujours joli garçon? C'était un beau brun, aux sourcils bien marqués, aux yeux...

—Bleus, fendus en amande, reprit Silvia; d'une physionomie agréable, et le reste à l'avenant.

—Vous dites que ses yeux sont bleus? répondit le juif; je croyais au contraire, qu'ils étaient du plus beau noir.

—C'est drôle se dit Silvia, que l'observation de Josué avait frappée, c'est très-drôle.

—Ma mémoire est sans doute infidèle, continua le juif, qui n'avait pas remarqué la préoccupation de la marquise; il y a si longtemps que je n'ai vu M. le marquis de Pourrières. Du reste, qu'il ait des yeux noirs ou bleus, cela ne fait rien à l'affaire dont il s'agit.

—Vous avez raison; mais je dois vous prévenir d'avance qu'il ne voudra probablement pas vous accorder les intérêts que vous exigez assez ordinairement. Vous ne devez pas espérer qu'un homme comme lui veuille bien emprunter de l'argent à vingt-cinq pour cent pour six mois. Si vous désirez faire cette affaire, il faudra que vous soyez un peu moins juif que de coutume.

—C'est bien, madame la marquise, c'est bien, nous finirons par nous entendre, soyez-en persuadée, si surtout vous voulez bien parler de moi en bons termes à M. Alexis.

Silvia et Josué en étaient là de leur conversation, lorsque la femme de chambre qui avait introduit le juif dans le boudoir vint annoncer le marquis de Pourrières.

—Priez M. le marquis de se rendre dans le jardin, où je vais le rejoindre dans quelques instants, dit Silvia. Placez-vous près de cette fenêtre, ajouta-t-elle en s'adressant à Josué, vous verrez si vous reconnaissez votre client.

A ce moment, Salvador entrait dans le jardin et s'avançait en se promenant dans la direction de la fenêtre derrière laquelle Josué s'était placé.

—Eh bien! lui dit Silvia, le reconnaissez-vous.

—Parfaitement, répondit le juif; ce sont bien ses beaux cheveux noirs, sa taille élancée; mais je ne puis distinguer d'ici la couleur de ses yeux qui sont bleus à ce que vous dites.

—Enfin le reconnaissez-vous? lui demanda de nouveau Silvia, qui ne pouvait s'expliquer d'une manière satisfaisante le changement qui paraissait s'être opéré dans la couleur des yeux de son amant; est-ce bien là le marquis de Pourrières que vous connaissez?

—Oui, madame le marquise, c'est bien celui que je connais.

—En ce cas, allons le trouver, il vous parlera probablement de l'emprunt en question.

Silvia conduisit Josué dans le jardin.

—Eh! vous voilà, Josué, dit Salvador qui reconnut de suite le juif, au portrait qu'on lui en avait fait.

—C'est bien M. Alexis de Pourrières, dit Josué à voix basse en s'adressant à Silvia; il m'a tout de suite reconnu.

—Vieil imbécile! se dit Silvia, qui trouve tout naturel que des yeux noirs soient devenus bleus.

—Je suis charmé, continua Salvador, du hasard qui m'a fait vous retrouver. J'ai justement besoin en ce moment de deux cent mille francs: si vous pouvez disposer de cette somme pour six mois, nous pourrons faire une nouvelle affaire ensemble; mais il faudra que vous vous contentiez d'un intérêt raisonnable; je ne suis plus un jeune homme, mon cher monsieur Josué.

—Je me contenterai de vingt pour cent, M. le marquis, de quinze même pour vous obliger.

—C'est un peu cher; au surplus, nous discuterons en les signant les clauses de notre traité.

—Si M. le marquis le trouve bon, j'irai demain chez lui après son déjeuner, ou plus tard si cela lui convient mieux.

—Demain, impossible; j'ai beaucoup de visites à faire dans la journée, et je passe la soirée à l'ambassade d'Espagne. Venez ici après demain, à sept heures et demie du soir; apportez la somme en billets de banque, et du papier timbré, afin que nous puissions terminer de suite.

—Oui, M. le marquis.

—Eh bien! c'est entendu, et maintenant parlons d'autres choses.

Salvador, qui savait tout ce qui était arrivé à Alexis de Pourrières pendant son séjour à Marseille, et qui voulait capter la confiance du juif, lui parla de Jazetta, du père Louiset, le maîtres d'armes, de la vieille Génoise, et des divers événements de sa jeunesse.

Silvia l'écoutait avec beaucoup d'attention.

—C'est singulier, se disait-elle en regardant son amant avec beaucoup d'attention, cet homme-là n'a jamais eu les yeux noirs. Il y a dans tout ceci un mystère qu'il faut que je pénètre, mais comment?

Après une conversation qui dura environ une heure, Salvador congédia le Juif, qui ne sortit qu'après avoir renouvelé les salutations qu'il avait faites en entrant, et donné un violent exercice à son épine dorsale; il promit d'être exact au rendez-vous.

Le surlendemain, ainsi que cela avait été convenu, Josué arriva chez Silvia à sept heures et demie du soir. Il causa avec la marquise de Roselly jusqu'à près de huit heures et demie, à ce moment un domestique de Salvador vint prévenir, que son maître ayant été mandé à l'improviste au ministère de l'intérieur, ne pourrait venir, et qu'il fallait remettre au lendemain la conclusion de l'affaire. Ce retard, qui semblait indiquer que le marquis n'était pas très-pressé de terminer, ce retard, disons-nous, ne fit, tout court qu'il était, qu'augmenter l'ardente soif du gain qui tourmentait sans cesse le malheureux usurier.

—Est-ce que M. le marquis aurait changé d'idée? dit-il à Silvia qui paraissait vivement contrariée.

—Je ne le pense pas, répondit-elle, puisqu'il vient de vous faire dire de revenir; mais je sais qu'hier on lui a parlé d'un certain M. Juste.

—Dieu d'Israël! s'écria Josué, tâchez, madame la marquise, que ce bon M. de Pourrières ne tombe pas entre les mains de ce misérable; il est, quoique chrétien, cent fois plus juif que moi.

—Vous m'étonnez, messire Josué; on assure cependant que ce M. Juste est un homme probe et très-rond en affaires.

—Que le Dieu d'Abraham et de Jacob vous préserve de tomber entre ses griffes, répondit Josué en poussant un profond soupir.

Ce n'était pas sans dessein que Silvia avait parlé à Josué de l'usurier Juste, elle avait pensé que si elle laissait entrevoir au juif qu'il était possible au marquis de Pourrières, de trouver chez un autre spéculateur, la somme qu'il désirait emprunter, il se montrerait plus âpre à la curée et que l'envie d'enlever à son confrère une affaire qu'il devait en définitive considérer comme très-avantageuse, lui ferait peut-être négliger une foule de petites précautions.

Silvia qui avait étudié avec soin toutes les parties de son rôle, chercha d'abord à calmer les craintes du vieux juif, après avoir à peu près réussi en lui disant qu'il lui paraissait certain que le marquis de Pourrières ne s'adresserait à Juste, que s'il ne pouvait s'arranger avec lui, elle changea le sujet de la conversation, elle lui raconta les événements qui avaient amené et suivi son mariage avec le marquis de Roselly, enfin après mille circonlocutions, elle trouva le moyen d'amener la conversation sur la somme que l'enfant de Judas devait prêter à son amant.

—Vraiment, mon cher Josué, dit-elle au pauvre juif, si je portais sur moi une somme aussi considérable, je ne serais pas aussi tranquille que vous l'êtes, j'aurais peur de la perdre ou de me la voir enlever par des voleurs.

—Je ne perds jamais rien, s'écria Josué.

—Mais les voleurs?

—Les voleurs! dit-il à voix basse, ils ne pourraient, après m'avoir tué, trouver les deux cents billets de mille francs. Je les ai cousus dans mon scapulaire; et il tira de dessous son gilet une sorte de loque sale et de couleur douteuse que tous les juifs portent sur leur poitrine, les billets y étaient en effet cousus.—Ils ne s'aviseraient pas bien certainement, continua-t-il, de chercher quelque chose dans ce mauvais chiffon et puis d'ailleurs, j'ai plutôt l'apparence d'un pauvre vieux mendiant que celle d'un homme qui porte toute une fortune sur lui.

—Vous êtes doué d'une rare présence d'esprit, répondit Silvia qui avait appris tout ce qu'elle désirait savoir, il faut être vous pour avoir de ces idées, mais il est déjà tard et j'éprouve le besoin de me reposer, adieu, mon cher Josué, à demain.

Salvador, Roman et Silvia, employèrent une bonne partie de la journée du lendemain à se mettre en mesure de réussir, il fut convenu que Silvia emploierait toutes les ressources que lui fourniraient son adresse et son imagination pour retenir chez elle le juif jusqu'à onze heures et demie du soir, elle devait même, si cela devenait nécessaire, l'inviter à souper avec elle.

Tout se passa à merveille. Josué qui craignait par-dessus tout que le marquis de Pourrières ne s'adressât à Juste, arriva quelques minutes avant l'heure indiquée; il attendit avec patience jusqu'au moment où le domestique qui s'était présenté la veille, vint annoncer que son maître priait madame la marquise de Roselly de faire agréer ses excuses à la personne avec laquelle il devait se rencontrer et de l'inviter à revenir le lendemain.

—Plus de doute, dit Josué d'une voix dolente, lorsque Silvia lui eut transmis le message qu'elle venait de recevoir, plus de doute, il va s'adresser à M. Juste.

—Ne craignez rien, répondit Silvia, je vous promets que monsieur le marquis prendra vos deux cent mille francs; mais comme je ne veux pas que vous ayez fait pour rien une aussi longue course, vous allez me faire le plaisir de souper avec moi.

Josué voulut en vain se défendre en protestant qu'il n'était pas digne d'un pareil honneur, Silvia lui fit tant de politesse qu'il fût forcé d'avouer que d'après les lois de Moïse, il ne pouvait ni manger ni boire chez une chrétienne.

—Acceptez seulement un biscuit et un verre de vin de Tokay, lui dit Silvia, qui n'avait pas supposé que les lois de Moïse viendraient mettre des entraves à ses projets.

—Hélas! madame la marquise, répondit le malheureux juif poussé dans ses derniers retranchements, nous devons nous abstenir de vins et d'aliments qui ne seraient pas préparés par des enfants d'Israël, le lait même dont nous faisons usage doit avoir été recueilli par nos coreligionnaires.

—Eh bien, mon cher Josué, vos lois sont absurdes, et je veux qu'aujourd'hui, pour me plaire, vous leur désobéissiez; je vous promets du reste que je ne vous ferai pas servir de viandes impures.

Silvia fit servir à messire Josué le souper le plus confortable: une tranche de pâté de foie gras, des cailles en caisse, des confitures de Bar et quelques fruits magnifiques. Le digne Josué n'était pas habitué à manger d'aussi bonnes choses; aussi obéissant en même temps à l'envie de faire, sans qu'il lui en coûtât rien, un excellent repas, et à la crainte de désobliger la marquise qui avait renouvelé ses instances, il se mit à table, et une fois qu'il y fut, il s'en donna à cœur joie; il sablait sans trop faire la grimace les nombreuses rasades de vins généreux que lui versait sa perfide Hébé. Enfin il était tout guilleret lorsqu'il sortit de chez elle à plus de onze heures et demie du soir.

Salvador et Roman, vêtus tous deux d'un costume qui les rendait méconnaissables, attendaient au coin de l'avenue Fortuné, d'où ils pouvaient facilement voir sortir le juif de la maison de Silvia.

Il passa près d'eux pour gagner les Champs-Elysées, il avait posé son vieux feutre de côté et il chantonnait en marchant l'air d'une vieille ballade allemande.

—Je crois, vrai Dieu, dit à voix basse Roman à son compagnon, qu'il est à moitié gris.

—Il l'est parbleu bien tout à fait, répondit Salvador sur le même ton, voilà qu'il pleut à verse et il ne songe seulement pas à ouvrir le parapluie qu'il porte sous son bras.

—Madame la marquise de Roselly est vraiment une femme précieuse, reprit Roman, si tu n'étais pas mon ami, et si j'étais un peu plus jeune je tâcherais de te l'enlever.

Roman et Salvador avaient échangés les quelques paroles qui précèdent, en marchant de loin sur les traces de Josué, qui avait suivi la grande avenue des Champs-Elysées et traversé la place de la Concorde pour gagner le quai des Tuileries.

—Attention! dit Roman, lorsque Josué eut dépassé de quelques mètres le pont de la Concorde, attention! puis il s'élança sur le juif; il lui jeta autour du cou un foulard roulé en forme de corde, et se retournant brusquement, le pauvre Josué se trouva suspendu sur ses épaules, et à moitié étranglé avant d'avoir pu faire un mouvement pour se défendre, tandis que Roman s'avançait vers le parapet, Salvador arrachait le scapulaire suspendu au cou de la victime, et le frou-frou du papier de soie lui avait appris qu'il tenait ce qu'il ambitionnait:

—C'est fait, dit-il à son compagnon, laisse là ce malheureux qui n'est peut-être pas tout à fait mort, et qui bien certainement ne nous a pas reconnus.

—Mon cher ami, répondit Roman, il n'y a que les refroidis[256] qui ne jaspinent quelpoique[257], et sans attendre la réponse de Salvador, comme il se trouvait à ce moment au coin d'une des descentes qui conduisent à la rivière, il jeta par-dessus le parapet le malheureux Josué.

—Ah! c'était un meurtre inutile, dit Salvador, lorsqu'il entendit le bruit que fit le corps en tombant dans la rivière.

Le malheureux juif n'avait pas jeté un seul cri, n'avait pas fait un seul mouvement.

—Allons, allons, dit Roman, hâtons-nous, nous n'avons pas de temps à perdre en discours inutiles.

Roman et Salvador quittèrent à la hâte les blouses et les larges pantalons de toile qu'ils portaient par-dessus leurs vêtements; un chapeau mécanique, caché sur leur poitrine, par-dessous leur gilet, remplaça, après qu'ils lui eurent donné sa forme naturelle, les casquettes à visières dont ils étaient coiffés ils firent de toute cette défroque un paquet qu'ils remplirent de plusieurs grosses pierres, et qu'ils jetèrent à la rivière; puis ils s'éloignèrent et regagnèrent le faubourg Saint-Honoré.

Un individu, qu'un caprice, ou tout autre motif, avait amené sur le bord de l'eau, et qui remontait sur le quai par le chemin de halage qui conduit à la rivière, avait vu tout ce qui venait de se passer.

Ainsi que nous l'avons dit, lorsque le juif sortit de chez Silvia, il pleuvait à torrents et le ciel était couvert; mais pendant le temps qu'il avait mis à franchir l'espace qui sépare l'avenue Chateaubriand des Tuileries, la pluie avait cessé peu à peu, et au moment où Roman jetait le juif par-dessus le pont, le vent avait chassé les nuages qui jusqu'alors avaient voilé l'astre des nuits. De sorte que l'homme dont nous venons de parler, dont l'attention avait été éveillée par le bruit que fit en tombant dans l'eau le cadavre du malheureux Josué, avait pu facilement voir toutes les péripéties du lugubre drame qui venait de s'accomplir.

Soit crainte, soit tout autre sentiment, cet homme, pendant tout le temps que Salvador et Roman employèrent à se débarrasser de leurs déguisements, s'était tenu caché derrière une pile de gros madriers, d'où il pouvait facilement voir, sans craindre d'être aperçu tout ce qui se passait; lorsque les deux assassins se mirent en route, il les suivit de loin jusqu'à leur domicile, où ils rentrèrent à une heure et demie du matin.

L'homme qui les avait suivis ne se retira qu'après être resté plus d'une heure devant la porte.

Le lendemain dans la matinée, Silvia vint rendre visite à ses deux complices, qui lui apprirent ce qui s'était passé la veille; elle fut charmée d'apprendre qu'ils étaient nantis du précieux scapulaire, qu'ils jetèrent au feu après en avoir retiré les billets de banque, et qui fut entièrement consumé en moins de quelques minutes.

Après avoir examiné les billets de banque, qui étaient de très-bon aloi, examen assaisonné de plusieurs joyeux propos sur le compte du pauvre Josué, ces trois scélérats se mirent à table et déjeunèrent d'un grand appétit.

Pourquoi de semblables monstres ne portent-ils pas au front une marque propre à les faire reconnaître lorsqu'ils se trouvent mêlés aux autres hommes? pourquoi leur forme est-elle semblable à la nôtre? ou plutôt pourquoi Dieu a-t-il voulu que l'existence d'organisations semblables fût possible?

Silvia, qui avait quelques visites à faire, s'était retirée au moment où l'on allait servir le café et les liqueurs; il était alors onze heure et demie du matin.

Salvador et Roman, bien loin de se douter qu'ils étaient découverts, et que leurs têtes étaient à la merci d'un homme que le hasard avait rendu témoin du crime qu'ils venaient de commettre, devisaient joyeusement en fumant chacun un cigare, lorsqu'un domestique vint leur remettre la carte d'un monsieur qui demandait à être introduit près d'eux.

—Connais-tu cela, demanda Salvador, après avoir passé à son ami une carte du plus beau carton-porcelaine, sur laquelle était écrit, en caractères presque imperceptibles, ce nom surmonté d'une couronne à trois pointes:

Le vicomte de Lussan..

Le vicomte de Lussan, répondit Roman après quelques instants de réflexion, eh! oui, parbleu, je dois connaître cela, ce nom est celui de ce grand et beau jeune homme qui nous a raconté l'histoire du lingot, à ce fameux banquet, c'est singulier! il paraît que nous devons rencontrer les unes après les autres toutes les personnes qui assistaient à ce repas. J'ai déjà rencontré le comte palatin du saint-empire romain, son inséparable ami, et le poëte Chevelu, nous sommes presque en relations avec l'usurier Juste, et voici qu'aujourd'hui le vicomte de Lussan se présente chez nous, c'est singulier...

—Que peut-il nous vouloir? ajouta Salvador.

—C'est ce que nous saurons après avoir causé avec lui.

—Faites entrer, dit Salvador au domestique qui pour attendre les ordres de son maître s'était discrètement retiré près la porte de l'appartement.

Le vicomte fut immédiatement introduit.

—J'ai l'honneur de parler à M. le marquis de Pourrières, dit-il à Salvador, après l'avoir salué avec une grâce et une élégance parfaites.—Et comme Roman rentré dans son rôle d'intendant voulait se retirer.—Restez monsieur, ajouta-t-il, le motif de ma visite est aussi intéressant pour vous que pour M. le marquis, ce n'est pas du reste la première fois que j'ai l'honneur de me trouver avec vous, messieurs, j'étais, si je ne me trompe, l'un des convives d'un banquet auquel vous assistiez aussi.

—C'est vrai, monsieur, répondit Salvador, mais prenez un siége et faites-moi connaître, je vous en prie, le motif qui me procure l'honneur de vous recevoir.

Le vicomte de Lussan se plaça sans faire de façons, dans le fauteuil que Salvador lui avait offert.

—Ma visite vous étonne, elle vous inquiète peut-être; il y a de ces jours où les événements les plus simples ont le privilége de nous troubler, de nous causer une certaine inquiétude, dit le vicomte en attachant sur les deux amis des regards qui les surprenaient étrangement.

—Veuillez m'expliquer, monsieur, s'écria Salvador en se levant de son siége, ce que signifient et ce ton et ce langage.

—Ecoutons d'abord ce que M. le vicomte désire nous communiquer, dit Roman à Salvador, nous nous fâcherons ensuite, s'il y a lieu.

—Parfaitement raisonné, mon cher monsieur, répondit le vicomte de Lussan, parfaitement raisonné. Le hasard messieurs a souvent fait des merveilles, il a terni des réputations, changé des positions, détruit des avenirs; le hasard élève aujourd'hui au pinacle un homme que demain il précipitera dans un abîme, grâce au hasard bien des crimes sont ensevelis dans l'ombre, et c'est presque toujours le hasard qui amène la découverte de ces mêmes crimes; le hasard...

—De grâce, monsieur, dit Roman, laissez là tous ces hasards et arrivez à nous faire connaître le motif qui procure à M. le marquis de Pourrières, l'honneur de vous recevoir.

—C'est précisément ce que j'allais avoir l'honneur de vous dire lorsque vous m'avez interrompu. Hier au soir par hasard je rendis visite à une jolie danseuse, à laquelle, je ne sais par quel hasard, je tiens infiniment, et chez laquelle je n'étais jamais allé que le matin. Je ne fus pas admis. De charitables amis que je rencontrai par hasard au club, et auxquels je confiai mes peines, m'apprirent une chose que tout le monde, excepté moi, savait depuis longtemps déjà, c'est-à-dire qu'un des généraux de brigade de la milice citoyenne, avait acheté cinquante mille francs les bonnes grâces de ma danseuse, et qu'il était probable qu'à l'heure qu'il était, on livrait au susdit général la marchandise dont il venait de faire l'acquisition. On n'apprend pas de semblables choses sans en être quelque peu contrarié, je jouai pour me distraire et je perdis une somme considérable. Trahi à la fois par l'amour et par la fortune, il me vint la fantaisie d'en finir avec la vie, et bravant les vents et la pluie, je me mis en route à pied pour me rendre chez moi. Je demeure rue de Varennes. En passant devant la rivière, les folles idées qui quelques instants auparavant avaient traversé mon esprit me revinrent de plus belle et je descendis au bord de l'eau...

Salvador et Roman se lancèrent l'un à l'autre un rapide coup d'œil, ils avaient à peu près deviné le motif qui avait amené chez eux le vicomte de Lussan. Celui-ci recula son fauteuil et continua ainsi:

—A ce moment le vent chassa au loin les nuages qui voilaient le disque argenté de l'astre des nuits, et je vis que les ondes du fleuve étaient jaunes et limoneuses, cette vue me guérit de mon envie de mourir.

J'allais rejoindre le quai par le chemin de halage, il était alors près de minuit, lorsqu'à l'extrémité de ce chemin, je vis deux hommes vêtus de blouses de toile bleue jeter à l'eau, par-dessus le parapet, un autre homme petit et grêle, après lui avoir arraché un objet dont je ne pus distinguer la forme qu'il portait sur la poitrine; l'homme jeté à l'eau avait été probablement étranglé auparavant, car il ne faisait aucun mouvement; les deux hommes en question se débarrassèrent de leurs blouses et de leurs pantalons de toile dont ils firent un paquet qu'ils envoyèrent dans la rivière tenir compagnie à l'homme qu'ils venaient d'y jeter. Pendant que les événements que je viens de vous raconter s'étaient passés, je m'étais tenu caché derrière une pile de madriers déposés par hasard sur le chemin de halage, non par peur, je vous assure, je n'ai peur de rien, mais parce que je me suis rappelé à ce moment le vieux proverbe qui dit: qu'il y a toujours quelque chose à pêcher dans l'eau trouble.

Salvador et Roman étaient presque frappés de stupeur, ils voyaient bien le but que voulait atteindre le vicomte de Lussan, mais ils craignaient que ses prétentions ne fussent exagérées.

—Maintenant, messieurs, continua le vicomte qui s'était arrêté quelques instants, afin sans doute de laisser à ses auditeurs le temps de placer quelques observations, je pense que si je vous dis que j'ai suivi les deux hommes en question lorsqu'ils se sont retirés, et que c'est ainsi que j'ai découvert que ces deux hommes n'étaient autres que vous; je ne vous apprendrai rien que vous ne sachiez déjà; vous voyez bien, messieurs, que le hasard est une singulière divinité, s'il n'avait pas plu à un général de la milice citoyenne de devenir amoureux d'une danseuse de l'Opéra, le vicomte de Lussan ne serait pas venu ce matin vous prier de lui octroyer une petite part de votre butin.

—Monsieur, dit Salvador, votre démarche, en admettant que notre position soit telle qu'il vous plaît de nous la faire, ne nous autorise-t-elle pas à profiter du hasard qui vient pour ainsi dire vous mettre à notre discrétion?

—Sans doute, et si vous pouviez sans vous compromettre vous défaire de moi et que vous vous en défissiez, je vous assure que je trouverais cela tout naturel, mais je ne suis pas à votre discrétion, vous n'avez pas cru, je l'espère, que le vicomte de Lussan était venu se jeter dans la gueule du loup (pardonnez-moi la comparaison); sans avoir préalablement pris toutes les mesures qui pouvaient l'en faire sortir; je suis, je crois, de taille à me défendre, j'ai bon courage et de bonnes armes.

Le vicomte de Lussan tira de la poche de côté de son habit un pistolet richement damasquiné, dont il fit négligemment jouer la batterie.

—Ils sont deux, dit-il, et je vous donne ma parole de gentilhomme, qu'au besoin, ils ne me feraient pas défaut, ce sont de véritables Kukenreiter. Ce n'est pas tout, j'ai laissé à votre porte dans mon tilbury, un jeune gentilhomme parisien de mes amis, M. de Préval, qui, s'il ne me voyait pas revenir viendrait infailliblement vous demander de mes nouvelles, vous voyez donc que je suis en règle sur tous les points; que voulez-vous faire?...

—Vous prier de venir dîner avec moi aujourd'hui, dit Salvador en tendant au vicomte de Lussan une main, que celui-ci serra affectueusement dans les siennes.

—Je suis vraiment désolé de ne pouvoir accepter votre aimable invitation; mais j'ai donné parole à un vénérable ecclésiastique avec lequel je dois dîner aujourd'hui.

—Celui qui était au banquet en question, dit Roman.

—Celui-là même, vous vous le rappelez?

—Très-bien, c'était un joyeux convive.

—Chut, dit le vicomte, il ne faut pas dire cela, il vient d'être nommé évêque.

—Ah! bah!

—C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire. Je suis, je le répète, extrêmement fâché, monsieur le marquis, de ne pouvoir, pour aujourd'hui du moins, accepter votre aimable invitation; je vais donc me retirer...

—Attendez je vous en prie quelques instants encore, dit Salvador, nous avons quelque chose à vous remettre.

—Ah! c'est vrai! d'honneur je n'y pensais plus.

—Voyons, ajouta Roman, qu'exigez-vous?

—Oh! je suis raisonnable, remettez-moi seulement le huitième de ce que vous a rapporté cette affaire; je m'en rapporte du reste à votre loyauté.

Salvador fit un signe à Roman, qui sortit de l'appartement, il rentra quelques minutes après, tenant à la main vingt-cinq billets de banque de mille francs chaque, qu'il remit au vicomte de Lussan.

Celui-ci les serra dans son portefeuille après les avoir comptés.

—Ceci vient à point pour réparer les brèches faites par la bouillotte à ma caisse, et je suis vraiment charmé d'avoir fait votre connaissance, mais puisque vous vous êtes exécuté d'aussi bonne grâce, je veux vous faire regagner et au delà le petit emprunt forcé que je viens de vous faire.

Le vicomte de Lussan raconta alors à ceux qu'il considérait déjà comme des nouveaux amis, tout ce que le lecteur lui a entendu raconter à Juste, relativement au vol qu'il voulait faire commettre chez le joaillier Loiseau, puis il leur parla de la mère Sans-Refus, des hommes qui se réunissaient chez elle, de la possibilité de les utiliser, puis enfin de l'usurier Juste, Roman lui ayant demandé s'il n'était pas possible de tirer pied on aile de ce vieil arabe.

—On pourrait sans doute, répondit le vicomte, arracher quelques bonnes plumes à ce vieil oiseau de proie, mais je crois que ce serait impolitique, il serait en effet difficile de retrouver un homme toujours prêt comme lui à acheter de suite et à payer comptant tout ce qu'on lui présenterait; si vous voulez me croire nous conserverons le père Juste, qui, si mes prévisions se réalisent, nous sera très-utile.

Salvador et Roman avaient écouté le vicomte de Lussan avec beaucoup d'attention, et ils lui donnèrent l'assurance qu'il pouvait compter sur eux pour l'affaire Loiseau (ce furent les termes dont ils se servirent) lorsque le moment serait arrivé; enfin ils se quittèrent en parfaite intelligence, après s'être promis mutuellement de se revoir.

—Eh bien? dit-Roman à son ami, lorsqu'ils se trouvèrent seuls.

—Eh! eh! répondit Salvador, sais-tu que l'on pourrait faire de beaux coups si l'on avait à sa disposition les hommes qui fréquentent l'établissement de la mère de mon amante; j'ai bien envie d'essayer de donner une direction commune à tous ces éléments épars.

—Ainsi, tu n'es pas fâché d'avoir fait la connaissance de ce vicomte de Lussan.

—Puisque nous avons tant fait que de reprendre notre ancien métier, je ne vois pas pourquoi nous nous arrêterions en aussi beau chemin, et je crois que cet homme nous sera très-utile.

—Je le crois aussi, mais c'est un gaillard qui ne me paraît pas disposer à donner ses coquilles, du reste, je ne regretterai pas les vingt-cinq mille francs que nous coûte sa connaissance si l'affaire du joaillier Loiseau réussit.

—Je le crois parbleu bien: cinquante mille francs au moins de pierreries, et le vicomte de Lussan n'en demande que dix mille pour sa part.

Quelques jours après les événements que nous venons de rapporter, les journaux annoncèrent à leurs lecteurs qu'on avait trouvé au pont de Neuilly, engagé dans les hautes herbes qui croissent sur les îlots du roi, le cadavre d'un vieillard qui s'était sans doute jeté volontairement à la rivière, puisqu'il était encore porteur de sa montre d'or et de dix-sept francs en petite monnaie.

—O! Providence! s'écria Roman après avoir lu l'article dont nous venons de donner la substance.

VII.—Beppo.

Le lecteur n'a pas oublié, sans doute, qu'au moment où Silvia venait de rompre avec Servigny, un homme, vêtu du costume des pêcheurs provençaux, s'était introduit dans le boudoir de la cantatrice à laquelle il avait demandé si elle voulait qu'il allât tuer l'homme qui venait de la quitter.

Nous devons maintenant nous occuper de cet homme, que des liens, dont les événements qui vont suivre expliqueront suffisamment la nature, attachaient à Silvia, et qui doit jouer un rôle très-important dans la suite de cette histoire.

Beppo (ainsi se nommait cet homme) quitta Marseille, qu'il habitait ordinairement, aussitôt après le mariage de Silvia avec le marquis de Roselly, pour aller à Fréjus vendre quelques propriétés que son père lui avait laissées.

Lorsque après avoir terminé ses affaires, qui l'avaient retenu à Fréjus beaucoup plus de temps qu'il ne l'espérait, il revint à Marseille, le marquis de Roselly, était mort et Silvia était partie on ne savait pour quel pays. (Nos lecteurs savent qu'elle était alors à Venise où elle s'était rendue pour recueillir ce qui lui revenait de la succession de son mari.)

Beppo, dont la disparition de la cantatrice contrariait singulièrement les projets, prit de suite la résolution de parcourir, l'Italie et la France afin de la retrouver. Il avait déjà visité, sans obtenir de résultats, la plus grande partie des villes de l'Italie, lorsqu'il arriva dans la capitale du royaume lombard-vénitien; apprit sans peine dans cette ville que celle qu'il cherchait y avait séjourné quelque temps et qu'elle en était partie pour se rendre à Lyon.

Beppo dont l'amour sauvage (nos lecteurs ont déjà deviné sans doute que c'était ce sentiment qui l'entraînait sur les traces de Silvia) paraissait s'augmenter avec les obstacles qu'il rencontrait, ne se découragea pas, il se mit immédiatement en route, mais lorsqu'il arriva dans cette dernière ville, Silvia venait de partir avec Salvador, et personne ne put lui dire dans quel lieu elle s'était retirée.

Beppo qui connaissait l'esprit aventureux et l'orgueil démesuré de la femme qu'il aimait, était convaincu que puisque toutes les recherches qu'il avait faites en France et en Italie avaient été inutiles, ce n'était qu'à Paris qu'il pourrait la retrouver, il prit donc la résolution de se rendre de suite dans cette ville.

La mère de Beppo, semblable en cela à presque toutes les provinciales, se faisait de Paris une idée monstrueuse, elle craignait qu'il n'arrivât malheur à son fils, dans cette immense cité, elle le pria donc de renoncer à son projet, mais ses remontrances, ses prières, ses larmes mêmes, furent inutiles; convaincue alors qu'elle ne pourrait le faire changer de résolution, cette bonne femme qui avait pour son fils un de ces attachements sans bornes qui ne sont éprouvé que par les natures agrestes, lui dit que puisqu'il voulait absolument partir elle partirait avec lui, cette résolution combla de joie Beppo, qui de son côté aimait sa mère de toutes les puissances de son âme.

La mère de Beppo n'avait que cinquante-deux ans, sa taille était moyenne mais assez fortement charpentée, ses traits étaient réguliers mais fortement prononcés, des cheveux noirs dans lesquels commençaient à paraître quelques fils argentés, des dents blanches et bien rangées, un teint bruni, par l'habitude de vivre au grand air, composaient un ensemble qu'un artiste aurait aimé à reproduire, mais qui cependant devait paraître un peu rude au premier aspect; la mère de Beppo était l'un des types parfaits de cette race d'hommes connus à Marseille sous le nom des Catalans, qui bien que nés en France, de pères nés en France, ont conservé le langage, les mœurs et le costume d'une autre patrie, qui, depuis des siècles, exercent la même industrie et qui ne s'allient jamais qu'entre eux.

Il y a déjà longtemps que l'on a dit pour la première fois qu'il n'y avait pas de règles qui ne souffrît d'exception; c'est pour cela sans doute que la mère de Beppo se détermina à épouser un assez beau garçon, bien qu'il ne fut pas Catalan, ce beau garçon qui pour obtenir la main de celle qu'il aimait, avait été forcé d'adopter les mœurs de sa nouvelle famille, avait cependant voulu que son fils apprît à lire et à écrire, ce qui du reste avait paru aux doctes du quartier des Catalans une anomalie monstrueuse, de sorte que si Beppo n'était pas tout à fait civilisé, il était un peu moins sauvage que les gens au milieu desquels il avait été élevé.

Le voyage une fois résolu, Beppo et sa mère se mirent en route pour Paris, ils avaient avec eux une petite voiture attelée d'une mule; destinés à porter le bagage et dans laquelle montait la vieille mère lorsqu'elle se trouvait fatiguée; quant à Beppo, il était doué d'une si robuste constitution que la fatigue n'avait pas de prise sur ses muscles d'acier.

Le premier soin de Beppo en arrivant à Paris fut de loger convenablement sa mère, puis il prévint qu'il serait absent quelques jours.

Il se mit de suite en quête, mais ce fut en vain qu'il visita tous les marchands de musique et d'instruments qu'il s'adressa au conservatoire et à tous les théâtres.

Un jour, qu'il se promenait dans les environs de l'Opéra, n'attendant plus que du hasard la réalisation de ses désirs, un homme lui frappa sur l'épaule et lui dit:

—C'est vous Beppo.

Beppo se retourna, et dans celui qui venait de l'aborder, il reconnut un de ses compatriotes qui avait occupé un emploi subalterne au grand théâtre de Marseille, à l'époque où Silvia y était attachée.

Beppo, après lui avoir donné la main, lui demanda des nouvelles de la cantatrice.

—J'ai bien souvenance de cette femme, lui répondit son compatriote, et je crois qu'elle est en ce moment à Paris.

—Où est-elle? s'écria Beppo; conduis-moi chez elle.

Et il adressa à son compatriote une multitude de questions qui se succédaient l'une à l'autre avec une rapidité électrique.

Lorsque Beppo eut fini de le questionner, cet homme lui répondit qu'il ne pouvait le satisfaire; tout ce que je puis vous dire, ajouta-t-il, c'est que cette dame est actuellement à Paris, que je l'ai rencontrée deux ou trois fois dans un brillant équipage, accompagnée d'un homme jeune, beau et décoré, qui paraît être son mari.

—Mariée! mariée une seconde fois! s'écria Beppo après avoir écouté son compatriote.

Et tour à tour, les expressions de la colère, du ressentiment, du désir de la vengeance se peignaient sur sa physionomie. Après avoir recouvré un peu de calme, il adressa de nouvelles questions à son ancien ami, qu'il ne pouvait se résoudre à quitter, et qui ne put lui répondre autre chose que ce qu'il lui avait déjà dit; il ajouta seulement que c'était sur les boulevards, et au bois de Boulogne, qu'il avait rencontré Silvia; et que, s'il voulait la rencontrer à son tour, il fallait qu'il fréquentât ces parages.

Ces paroles furent un trait de lumière pour Beppo, qui prit de suite la résolution de parcourir les lieux qu'on venait de lui désigner jusqu'à ce qu'il eût retrouvé Silvia; aussi, dès le lendemain, après avoir, durant toute la matinée, parcouru toutes les rues de la Chaussée-d'Antin, car c'était suivant lui dans ce quartier qu'il devait espérer de la rencontrer. Il se posta sur le boulevard des Italiens, vers l'heure à laquelle les équipages commencent à se rendre au bois.

Il y était depuis environ une heure, lorsqu'il remarqua qu'il était devenu le point de mire des regards de tout le monde; il ne savait à quoi attribuer l'importunité de tous ces gens qui se pressaient autour de lui, lorsqu'il fût abordé par un homme d'âge et de physionomie respectables, qui lui adressa la parole en patois provençal.

Beppo, qui parlait le français, il est vrai, mais avec un accent marseillais, très-prononcé, fut charmé de rencontrer une personne avec laquelle il pouvait se servir de l'idiome paternel. Après avoir échangé avec l'étranger les banalités, préliminaires obligés de toute conversation entre gens qui se rencontrent pour la première fois, Beppo lui demanda pourquoi tous les flâneurs du boulevard le regardaient avec tant d'attention.

—C'est que votre costume n'est pas semblable à celui qu'ils portent; il n'en faut pas davantage pour attirer les regards des lions et des lorettes qui se promènent ici, lui répondit le vieux Provençal.

Jusqu'alors, il n'était pas venu à la pensée de Beppo que son costume fût ridicule, et s'il n'avait pas eu un but à atteindre, il aurait probablement bravé les regards des curieux, et gardé son costume de pêcheur, qui lui paraissait, au moins, aussi gracieux que les habits étriqués de tous ceux qu'il rencontrait; mais il comprit que, pour réussir, il ne fallait pas que sa personne fût remarquable, et il pria son nouvel ami de lui indiquer un lieu où il pourrait acheter des vêtements à la mode. Celui-ci l'envoya au marché Saint-Jacques, de sorte que, le lendemain, le pêcheur catalan, qui avait quitté son large pantalon de toile, son bonnet de laine brun, et son caban de même étoffe et de même couleur, pour endosser une belle blouse de toile bleue, ornée de broderies de toutes les couleurs, un pantalon de velours à petites côtes, que dans sa naïveté il trouvait superbe, et se coiffer d'une casquette de drap à grande visière, avait tout à fait l'aspect d'un débardeur endimanché, et qu'il put parcourir sans craindre d'être remarqué, les lieux où il espérait toujours rencontrer Silvia, c'est-à-dire, la ligne des boulevards, la grande avenue des Champs-Elysées, et l'allée fashionnable du bois de Boulogne.

Un matin, étant sorti à la pointe du jour de l'auberge du Cheval blanc, marché Lenoir, faubourg Saint-Antoine, où il logeait, avec sa mère, depuis son arrivée à Paris, il se dirigea, contre son habitude, vers la barrière du Trône.

Il avait pris la résolution de suivre les boulevards extérieurs jusqu'à la barrière de l'Etoile, d'où il voulait revenir chez lui en traversant Paris. Arrivé au but qu'il s'était assigné, il s'aperçut que la promenade matinale qu'il venait de faire, lui avait ouvert l'appétit, et, comme à ce moment, il se trouvait justement devant le temple culinaire, ouvert par Graziano aux amateurs du macaroni à l'italienne, et des côtelettes de veau à la milanaise; il entra. Et se fit servir un bon déjeuner qu'il expédia assez rapidement, et il venait de savourer une demi-tasse de café, accompagnée d'un petit verre de cognac, lorsque le bruit d'un équipage qui venait de Neuilly, et se dirigeait vers Paris, lui fit machinalement tourner la tête.

C'était une calèche bleue découverte, garnie à l'intérieur de satin blanc, véritable chef-d'œuvre de Thomas-Baptiste et attelée de quatre beaux chevaux gris-pommelé. Silvia, magnifiquement parée était seule dans cette voiture.

La calèche avait passé devant les fenêtres de Graziano avec la rapidité de l'éclair, et Beppo n'avait pu y jeter qu'un seul coup d'œil; mais ce coup d'œil lui avait suffi pour reconnaître la femme qu'il aimait.

Il s'était placé pour déjeuner devant une des fenêtres de la salle du premier étage, qui était restée ouverte. Il comprit de suite que s'il prenait le temps de descendre et de payer ce qu'il devait à son hôte, il risquait fort de ne plus retrouver les traces d'une voiture emportée par quatre vigoureux chevaux.

Il était doué d'assez de résolution, et il avait trop l'envie de ne pas laisser échapper une occasion favorable, pour hésiter longtemps sur le parti qu'il avait à prendre. L'étage qui le séparait du sol n'était pas très-élevé: il sauta par la fenêtre et se mit à courir le long de l'avenue de Neuilly, afin de rattraper l'équipage qui fuyait devant lui, et qui à ce moment allait entrer à Paris par la barrière de l'étoile.

Cependant Graziano et ses garçons avaient remarqué la fuite de Beppo, et ils s'étaient mis à sa poursuite, agitant leurs serviettes et criant de toute la force de leurs poumons: Au voleur! au voleur! arrêtez le voleur! Mais Beppo courait avec tant d'agilité, qu'il est probable qu'ils ne l'auraient pas attrapé, si des ouvriers bitumeurs, qui travaillaient près de l'arc de triomphe, ne s'étaient pas opposés à son passage.

Beppo, tant qu'il vit devant lui la voiture qui emportait celle qu'il aimait, employa toutes ses forces et tout son courage pour s'échapper des mains de ceux qui le retenaient; mais lorsque, devenue un point imperceptible à l'horizon, elle disparut enfin derrière un nuage de poussière, il cessa de se démener et se laissa conduire, sans opposer la moindre résistance, au corps de garde de la barrière.

Quelques minutes après, il fut conduit devant le commissaire de police de la commune de Neuilly.

Beppo avait compris que, par son imprudence, il venait de se mettre dans une position fâcheuse dont il ne sortirait que s'il ne manquait pas de présence d'esprit: il dit au commissaire de police qu'étant à Marseille, il avait connu une femme attachée au grand théâtre en qualité de première chanteuse, à laquelle il avait prêté toutes ses économies; que cette femme avait quitté Marseille furtivement, enlevant des sommes considérables à plusieurs personnes, et à lui personnellement, plus de quatre mille francs, et que c'était parce qu'il venait de la voir passer dans un brillant équipage, qu'il avait voulu suivre afin de découvrir sa demeure, qu'il était parti de chez Graziano, en oubliant de payer son déjeuner. A l'appui de ce qu'il avançait, il exhiba ses papiers de sûreté qui étaient parfaitement en règle, sa bourse, dans laquelle se trouvaient une douzaine au moins de napoléons, ce qui ne permettait pas de lui supposer l'intention de filouter le montant d'une carte qui ne s'élevait pas à cinq francs, et des lettres du notaire de Fréjus, qui avait été chargé de la vente de ses propriétés, et qui par conséquent justifiaient la possession légitime de la somme qu'il venait d'exhiber.

—Ces couleurs-là ne sont pas de bon teint, dit l'un des garçons de Graziano, qui voulait faire l'avocat. Je connais ce particulier-là depuis plus de dix ans, et voilà à ma connaissance au moins vingt fois qu'il fait le même tour et raconte la même histoire.

Beppo rugissait de colère, et il est probable que s'il eût été seul avec le garçon restaurateur, qui paraissait très-content du petit discours qu'il venait d'improviser, il lui aurait fait passer un assez mauvais quart d'heure. Cependant il se maîtrisa.

—Monsieur, dit-il au commissaire de police, ce garçon est un fou ou un calomniateur. Je ne suis à Paris que depuis quinze jours: je suis logé au marché Lenoir, avec ma mère, et il vous sera facile de vous convaincre de la vérité de ce que j'avance en la faisant interroger.

La fermeté des réponses de Beppo avait convaincu le commissaire de police que ce n'était que par suite d'un malentendu qu'il avait été amené devant lui; il se borna donc à lui ordonner de payer ce qu'il devait à Graziano, et il lui permit de se retirer.

Beppo remit deux pièces de cinq francs au restaurateur, et lui dit de distribuer à ses garçons, ce qui resterait, une fois sa carte payée; afin de les récompenser de la peine qu'ils s'étaient donnée en courant après lui.

Ces deux pièces de cinq francs avaient mis de très-bonne humeur Graziano et ses garçons, qui firent à Beppo toutes les excuses imaginables, lorsqu'ils quittèrent tous ensemble le bureau du commissaire de police. Il vint alors à Beppo l'idée que le restaurateur pourrait peut-être lui donner quelques renseignements de nature à l'aider dans ses recherches; il lui dépeignit minutieusement la femme et l'équipage après lesquels il courait lorsqu'il avait été arrêté, et lui demanda s'il connaissait l'un ou l'autre.

—La voiture que vous venez de me dépeindre si exactement, répondit Graziano, passe assez souvent devant ma porte pour se rendre au bois; mais ce n'est que très-rarement que la dame dont vous parlez est seule; son mari est presque toujours avec elle. C'est un beau garçon décoré...

—Eh! comment savez-vous que cet homme est son mari? s'écria Beppo, qui ne pouvait pas se faire à l'idée de savoir Silvia mariée.

—Je le présume, répondit Graziano, à moins que ce ne soit son amant où son frère, ou un ami; mais tout ce que je puis vous dire, c'est que je ne crois pas que la dame que vous venez de dépeindre soit celle qui vous a trompée; elle a de trop beaux équipages, une livrée trop riche pour n'être pas honnête.

—Non, non, je ne me suis pas trompé, c'est bien elle, j'en suis certain, et comme vous me dites qu'elle passe assez souvent devant votre maison, à dater de ce jour, je deviens votre pensionnaire, et pour éviter les soupçons, je déposerai chaque matin entre vos mains une somme assez forte pour vous répondre de la dépense que je ferai chez vous pendant la journée, car je veux avoir la liberté d'entrer et de sortir quand il me conviendra; cela vous va-t-il?

—Jamais marchand n'a refusé de vendre, répondit Graziano, mais je crois que vous perdrez votre temps et votre jeunesse; du reste cela vous regarde.

Beppo s'installa le même jour chez Graziano, où il resta jusqu'à huit heures du soir.

Le lendemain il arriva à sept heures du matin et resta jusqu'à la nuit tout à fait venue.

Plus de douze jours se passèrent, et ni la femme ni la voiture qu'il attendait n'apparurent sur l'horizon. Les habitués de la maison Graziano, qui connaissaient le motif de ces longues stations, étaient tous disposés à le croire fou; il était en effet assez bizarre de passer des journées à attendre qu'une voiture passât devant une porte. Cependant Beppo ne se lassait pas et comme il ne paraissait pas d'humeur facile, et qu'il était de taille à en imposer aux mauvais plaisants, ceux qui d'abord avaient témoigné l'envie de se moquer de lui, le laissèrent à la fin parfaitement tranquille.

A force d'attendre une souris au passage, le chat finit par poser la patte dessus. La constance de Beppo, qui avait montré autant de patience au moins que le plus matois des Rominagrobis de gouttières, fut enfin récompensée. Un soir, vers huit heures, Graziano et ses garçons qui commençaient à s'intéresser à lui le virent se lever précipitamment en s'écriant: la voilà.

En effet, la calèche bleue attelée de ses quatre chevaux gris pommelés dans laquelle était Silvia et deux messieurs élégants, passait au petit trot devant la boutique du restaurateur italien.

Beppo la suivit sans peine; elle passa la barrière, puis il la vit s'arrêter et entrer au nº 22 de l'avenue Chateaubriand. C'est donc là qu'elle demeure, se dit-il, puis il se posta au coin de l'avenue Fortuné, à la même place où quelques jours auparavant Salvador et Roman s'étaient tenu pour guetter au passage le malheureux Josué. Il voulait savoir jusqu'à quelle heure resteraient les deux individus qu'il avait vu entrer avec Silvia; ils sortirent ensemble et beaucoup plus tôt qu'il ne l'espérait. Beppo, comme tous les hommes, était tout disposé à croire ce qu'il désirait; il en conclut tout naturellement que Silvia n'appartenait ni à l'un ni à l'autre.

Comme il avait l'intention de se présenter le lendemain matin chez Silvia, il fallait qu'il sût sous quel nom il devait la demander. Il questionna avec plus d'adresse qu'il n'était permis d'en supposer à un enfant de la nature, un domestique qui vint à passer devant lui, et celui-ci lui ayant appris que l'hôtel qu'il désignait était occupé par la marquise de Roselly, Beppo se mit à sauter comme un jeune chevreuil en s'écriant: Quel bonheur! quel bonheur! elle ne s'est pas remariée.

Beppo n'avait pas encore atteint sa trentième année; il était grand, et fortement et élégamment constitué; ses cheveux noirs étaient légèrement frisés; ses yeux étaient bleus et ornés de longs cils; sa bouche était peut-être un peu grande, mais en revanche ses dents étaient blanches et parfaitement rangées; de tout cela résultait un très-bel homme, mais qui cependant risquait fort de ne pas être admis chez madame la marquise de Roselly s'il s'y présentait vêtu d'une blouse et coiffé d'une casquette. Beppo savait déjà assez de choses de la vie parisienne pour comprendre cela; aussi il prit une bonne somme dans sa poche, et comme il avait entendu dire dans sa jeunesse qu'on pouvait avec de l'argent trouver tout ce qu'on voulait au Palais-Royal, ce fut là qu'il se dirigea: il était un peu plus de neuf heures du matin.

—Pouvez-vous me dire, demanda-t-il à un respectable vieillard à cheveux blancs, qui attendait sa montre à la main le coup de canon de midi, où je pourrais acheter des habits à la mode et bien confectionnés.

—Mon ami, lui répondit ce vieillard, ce n'est plus chez les tailleurs du Palais-Royal que vous trouverez ce que vous désirez. Si vous voulez être bien habillé, il faut aller ici près, galerie Vivienne, nos 18 et 20, chez Bonnard, c'est une maison de confiance, et à coup sûr vous trouverez là tout ce que vous pouvez désirer.

Beppo suivit le conseil de cet obligeant promeneur, il alla chez Bonnard, et en moins de vingt minutes, il eut fait l'acquisition d'un costume complet de fashionable émérite; il trouva dans la galerie Vivienne tout ce qui lui était nécessaire pour compléter son costume: linge, bottes vernies, cravates, chapeau, gants, canne, etc.; il voulait être mis avec autant d'élégance que les deux individus qui accompagnaient la veille la jolie Silvia. Il fit transporter dans une voiture toutes ses acquisitions, puis après avoir confié sa personne à l'artiste capillaire Thiberge, qui le coiffa et le barbifia à l'air de sa physionomie, il se fit conduire chez lui afin de changer de costume.

Après avoir pris un léger repas en compagnie de sa mère, qui ne pouvait se lasser d'admirer son fils qui, disait-elle, ressemblait à un prince, il monta dans le cabriolet-milord qui l'avait amené, et se fit conduire à la demeure de Silvia.

Il avait remarqué sur le comptoir du marchand tailleur plusieurs cartes-porcelaine, une entre autres, portant une couronne de comte, l'avait particulièrement frappée par son extrême élégance; il l'avait prise pour l'examiner de plus près, et machinalement il l'avait mise dans sa poche. Tandis que son véhicule suivait la grande avenue des Champs-Elysées, il se demandait sous quel nom il se ferait annoncer chez Silvia, et il ne pouvait trouver de réponse à cette question, tant il est vrai que ce sont souvent les choses les plus simples qui nous embarrassent le plus.

—Ma foi, se dit-il enfin, je donnerai cette carte que par hasard j'ai conservée sur moi, et c'est bien le diable si M. le comte de Badimont n'est pas admis sans difficultés.

Arrivé à la porte de l'hôtel de Silvia il sonna. Il allait donc voir celle qu'il cherchait depuis si longtemps, il allait lui parler, et cet entretien devait décider du sort de toute sa vie, aussi son cœur battait à rompre sa poitrine, et ce n'est qu'à grand'peine qu'il pouvait se contenir. Il demanda au suisse (Silvia avait un suisse) madame la marquise de Roselly.

—Il ne fait pas jour chez madame la marquise, lui répondit une femme de chambre qui se trouvait par hasard dans le logement du cerbère galonné.

Beppo, qui n'avait pas eu le temps d'apprendre les us et coutumes de la fashion parisienne pendant le temps qu'il avait exercé aux îles d'Hyères la profession de pêcheur, ne savait trop ce que voulait dire la femme de chambre; aussi craignant qu'elle ne l'eût pas bien compris, il renouvela sa demande.

—J'ai déjà eu l'honneur de dire à monsieur, lui répondit la camériste, qu'il ne faisait pas encore jour chez madame la marquise, qui ne reçoit que de midi à quatre heures; si cependant monsieur veut laisser son nom...

Beppo comprit alors ce que voulait dire cette domestique, qu'il avait prise d'abord pour une demoiselle de bonne maison. Après lui avoir dit qu'il reviendrait, il alla se promener en attendant l'heure indiquée.

Lorsqu'il revint, il faisait enfin jour chez madame la marquise. Après avoir donné sa carte à la camériste et quelques minutes d'attente dans un salon où toutes les recherches du luxe et de l'élégance avaient été réunies, il fut enfin introduit dans le boudoir que nous connaissons déjà. Craignant que son apparition subite ne fît jeter à Silvia un cri de surprise; il avait pour la saluer posé sur ses lèvres l'index de sa main gauche, précaution bien inutile il est vrai, car le costume qu'il portait avait tellement changé l'aspect de sa physionomie, que Silvia ne le reconnut pas d'abord; ce ne fut que lorsque pour répondre à la question qu'elle lui faisait de lui faire connaître le motif de sa visite, il prononça quelques mots, que, reconnaissant sa voix, elle s'écria:

—Ciel! Beppo.

—Enfin, Silvia, dit celui-ci, je vous ai retrouvée.

—Eh! que voulez-vous faire, que voulez-vous de moi? répondit la marquise, qui depuis qu'elle n'avait vu le pêcheur avait acquis une dose d'audace qu'elle ne possédait pas encore à l'époque où nous avons rencontré Beppo pour la première fois, et qui avait de suite compris que l'homme qui, pour se présenter chez elle, avait adopté le costume des fashionables, s'était déjà frotté à la civilisation, et qu'il était beaucoup moins à craindre que lorsqu'il portait seulement, rude enfant de la mer, un bonnet de laine brune, un vieux caban de pêcheur et qu'il marchait pieds nus sur les grèves de la Méditerranée.

—Que voulez-vous faire? répéta-t-elle, je vous l'ai déjà dit, je ne veux pas vous suivre, et le temps n'est plus où vous m'inspiriez de la terreur.

—Le ciel m'est témoin, dit Beppo, que ce n'est point ce sentiment que j'aurais voulu vous inspirer; quelquefois peut-être j'ai pu me laisser emporter par la violence de mon caractère; mais, dites-le moi, Silvia, mes excès n'étaient-ils pas suffisamment justifiés par votre manque de foi?

—Si c'est pour me parler de ce qui s'est autrefois passé entre nous, répondit Silvia, que vous êtes venu chez moi, vous pouvez vous retirer, rien ne m'ennuie plus que le récit des vieilles histoires; et je n'ai d'ailleurs ni le loisir, ni la volonté de vous écouter plus longtemps.

Silvia allait tirer le cordon d'une sonnette afin de prévenir ses gens.

Beppo lui saisit le bras et la repoussa assez brusquement pour qu'elle allât tomber sur la chaise longue qu'elle venait de quitter.

—Vous m'écouterez, lui dit-il, il le faut, je le veux!

Et comme Silvia faisait un signe de tête négatif.

—Ecoutez, ajouta-t-il, ne me forcez pas à commettre un nouveau crime; c'est déjà bien assez des remords qu'entraîne après lui celui que j'ai commis. Je vous le jure par Notre-Dame de la Garde, si vous jetez un cri, si vous faites un geste, je vous enfonce jusqu'à la poignée ce poignard dans le cœur.

Silvia pâlit légèrement, le passé lui avait appris que le pêcheur était incapable de manquer à un serment semblable à celui qu'il venait de faire.

—Parlez-donc, dit-elle avec une légère expression de dédain, qui n'échappa aux regards pénétrants de Beppo, parlez donc, je vous écouterai puisque je ne puis faire autrement.

—Aussi bien, il faut que tout cela finisse, dit Beppo, se parlant à lui-même à voix basse.

Il s'était assis près d'un petit guéridon sur lequel, quelques jours auparavant, Silvia avait servi à souper au vieux juif. Il tenait sa tête entre ses deux mains, et paraissait enseveli dans de profondes et tristes réflexions.

—Je vous attends dit Silvia.

—Vous me disiez tout à l'heure que vous n'aimiez pas les vieilles histoires, il faut cependant que vous en écoutiez une dont vous connaissez déjà tous les détails.

«Une jeune femme qui cachait sous la physionomie d'un ange l'âme d'un démon, vint un jour trouver dans sa cabane un pauvre pêcheur qui jamais ne lui avait adressé la parole.

»Elle savait cependant que ce pêcheur l'aimait de toutes les forces de son âme, qu'il la révérait à l'égal d'une madone, qu'elle était devenue la pensée de tous ses jours, le rêve de toutes ses nuits; car elle avait remarqué qu'il suivait partout ses traces, et elle avait lu dans les regards qu'il osait à peine jeter sur une aussi grande dame, la violente passion qu'elle lui avait inspirée. Cette jeune femme vint donc trouver le pêcheur.

»Elle n'attendit pas qu'il lui fit l'aveu de ses sentiments, elle lui dit qu'elle les avait devinés, et qu'il ne lui était pas défendu d'espérer; puis, lorsqu'elle l'eut enivré de sa parole, fasciné de ses regards, elle lui mit un poignard dans la main et lui dit d'aller tuer un homme qui devait, à une certaine heure, passer dans un lieu qu'elle lui désigna. Comme il hésitait, elle lui raconta une histoire qui eût justifié un crime, si un crime pouvait être justifié, histoire qu'elle inventa à l'instant même, et qui, cependant, arracha des larmes à celui qui l'écoutait. Elle lui dit, à cet homme qui était fou, qu'elle l'aimait depuis le jour où pour la première fois elle l'avait vu, et que ce n'était que depuis ce jour, que la tyrannie de celui qu'il fallait frapper lui était devenue insupportable; elle lui dit que cet homme était le seul obstacle qui s'opposait à leur bonheur; que lorsqu'il n'existerait plus, elle serait libre, et qu'elle se trouverait heureuse de partager avec lui le modeste avenir qu'il était à même de lui offrir. Le misérable promit de faire tout ce que voulait l'enchanteresse, et comme elle paraissait douter de sa parole, il lui jura par Notre-Dame de la Garde d'accomplir ses desseins. Faut-il vous dire le reste? Il s'embusqua au coin d'une rue, il attendit dans l'ombre un homme qui ne songeait pas à se défendre, et il lui plongea dans le cœur le poignard que voici.»

—Tous les détails de l'histoire que je viens de vous raconter, sont-ils exacts, madame la marquise?

—Je ne vous dis pas le contraire, répondit Silvia de l'air de la plus parfaite indifférence. Avez-vous achevé?

Beppo sentait tout son sang bouillonner dans ses veines, et de sa main droite qu'il avait machinalement passée sous sa chemise, il se meurtrissait la poitrine; cependant il eut assez de force pour se contenir.

—Non, je n'ai pas achevé, ajouta-t-il; mais il me reste peu de choses à vous dire.

«Lorsque le meurtrier, tout couvert encore du sang de sa victime, vint demander à sa complice le salaire de son crime, il ne la trouva pas; et ce ne fut que longtemps après, qu'il parvint à la découvrir. Alors comme aujourd'hui, comme toutes les fois qu'il fut possible de la rencontrer, elle n'eut pour lui que des paroles outrageantes et des regards de dédain. Est-ce encore vrai, madame?»

Beppo, en prononçant ces derniers mots, s'était levé du siége qu'il occupait, et il dominait de toute sa hauteur Silvia qui était à demi étendue sur sa chaise longue, et qui jouait négligemment avec les glands de la cordelière qui serrait sa taille.

Elle ne répondit pas.

—Je vous ai demandé si ce que je viens de dire était vrai? répéta Beppo.

—Ecoutez-moi, répondit Silvia, qui comprenait qu'il ne serait pas prudent de pousser à bout Beppo, dont l'irritation croissante commençait à l'inquiéter: Je ne veux pas chercher à le nier, vous pouvez m'adresser de justes reproches; mais pourquoi revenir sans cesse sur des faits accomplis? nous avons obéi chacun à notre destinée et je crois que le parti le plus sage que nous puissions prendre, et d'oublier le passé, et de ne pas engager une lutte dont les résultats seraient nécessairement fatals, soit à vous, soit à moi.

—Ainsi, reprit Beppo, vous vous serez servi de moi comme d'un instrument que l'on peut briser sans crainte lorsque l'on n'en a plus besoin. Il n'en sera pas ainsi, madame.

—Qu'exigez-vous donc? car enfin il faut que tout ceci ait un terme; je suis véritablement lasse de ses obsessions continuelles.

—J'exige que vous teniez la parole que vous m'avez donnée: vous m'avez déshérité de ma part du paradis, il est bien juste, je crois, que je me procure ici-bas toute la somme de bonheur à laquelle je puis prétendre, et ce n'est qu'avec vous que je puis être heureux.

—Vous êtes fou; mais pour vous suivre, mon pauvre Beppo, il faudrait que je renonçasse à toutes les choses sans lesquelles je ne puis vivre, au luxe dont je suis entourée.

—Certes, j'aimerais mieux que vous fussiez pauvre, je serais plus à l'aise pour vous réclamer l'exécution de votre promesse. Mais lorsque vous m'avez fait cette promesse vous étiez plus pauvre que moi, et si depuis, votre position a changé, ce n'est que grâce à un manque de foi de votre part. Je puis donc, sans vous donner le droit de me prêter des pensées qui ne sont pas les miennes, vous dire partout et toujours, que vous soyez pauvre on riche, cantatrice ou marquise, Silvia, vous m'avez fait une promesse, il faut la tenir.

—Ainsi vous voulez que je renonce à tous les plaisirs et à toutes les aisances d'une vie élégante, que je quitte le monde dans lequel j'ai l'habitude de vivre, que je dise adieu à tous mes amis, pour aller m'enterrer avec vous dans je ne sais quelle solitude; vous êtes fou, mon cher: ce n'est que des héroïnes de roman que l'on exige de pareils dévouements; et, grâce à Dieu, je ne suis ni une Clarisse Harlowe, ni une Paméla.

Beppo, qui depuis quelques instants paraissait réfléchir, ne répondit pas.

Silvia crut que le moment était opportun pour frapper un grand coup.

—Et puis, ajouta-t-elle, je vous dois un aveu qui vous déterminera peut-être à changer de résolution. Lorsque je vous ai dit que je vous aimais, je ne me rendais peut-être pas compte de mes sentiments; mais à peine cet aveu s'était-il échappé de mes lèvres, que je m'aperçus que je vous avais trompé en me trompant moi-même; j'aurai voulu pouvoir vous rappeler et vous dire que je vous rendais le serment que vous veniez de me faire; mais il n'était plus temps. Aussi, ne sachant pas ce que je pourrais vous dire lorsque vous viendriez réclamer l'exécution de la promesse que je vous avais faite, je saisis avec empressement une occasion de fuir qui se présenta par hasard. Mais, je vous le jure, je n'aimais pas plus l'homme avec lequel je m'enfuyais que je ne vous aimais vous-même, que je n'aimais ceux que le hasard me fit rencontrer plus tard, pas plus que je n'aimais celui dont aujourd'hui je porte le nom: mon heure n'était pas venue.

Les idées de Beppo, depuis qu'il habitait Paris et qu'il s'était frotté à la civilisation, s'étaient singulièrement modifiées, et à l'heure qu'il était, il sentait que le rôle qu'il jouait auprès de Silvia était parfaitement ridicule; il était donc bien aise de ce qu'elle voulait bien, en essayant de se justifier lui épargner la peine de recourir à des violences. Il ne voulait pas cependant renoncer à ses projets; il se croyait des droits sur cette femme, pour laquelle il avait commis un crime, et ces droits, il voulait les faire respecter; mais devinant que la violence ne lui servirai à rien, il voulut avoir recours à la ruse.

—Et maintenant? dit-il sans élever la voix.

Silvia l'examina quelques instants avant de se déterminer à répondre.

L'expression de sa physionomie était triste mais calme.

—Maintenant, ajouta-t-elle, mon heure est venue, je ne veux pas chercher à vous le cacher; et croyez-le bien, ce n'est pas parce que je trouve ma personne un prix au-dessus du dévouement que vous m'avez témoigné que je ne veux pas vous tenir la promesse que je vous ai faite, c'est seulement parce que je ne puis vous donner un cœur qui aujourd'hui appartient à un autre.

—C'est bien, répondit Beppo, c'est bien, je sais maintenant ce qui me reste à faire.

—Retournez en Provence, Beppo, vous trouverez encore d'heureux jours sous le beau ciel de votre patrie. Si vraiment vous m'aimez, si vous m'aimez pour moi, vous devez désirer mon bonheur, et je ne puis être heureuse avec vous, l'image de celui que vous avez tué pour me plaire, viendrait sans cesse se placer entre vous et moi. Mais, croyez-le bien, je ne vous oublierai jamais; j'aurai toujours présent à la mémoire le souvenir de l'affection que vous m'avez vouée; et qui sait? peut-être il nous sera permis de nous réunir lorsque plusieurs années auront passé sur nos deux têtes.

Silvia, pour dire à Beppo tout ce qui précède, avait employé les plus caressantes inflexions de sa voix, et comme celui-ci l'avait écoutée avec beaucoup de calme, elle pouvait croire que ses paroles avaient produit sur lui l'effet qu'elle en espérait. Cependant elle aurait voulu qu'il lui dît quelques mots, de nature à lui prouver qu'elle ne s'était point trompée;

Voyant qu'il ne répondait pas, elle crut qu'elle devait frapper un dernier coup, coup décisif, et qui, suivant elle, devait lui apprendre ce qu'elle devait craindre ou espérer. Elle continua donc en ces termes:

—Mais si je ne puis, mon cher Beppo, vous récompenser quant à présent, ainsi que vous paraissez le désirer, vous me permettrez, je l'espère, de partager avec vous une partie de ce que je possède. Je suis riche, très-riche même, je puis donc, sans me gêner, vous prier d'accepter ce léger témoignage de l'amitié que j'ai pour vous.

Silvia en achevant ces mots, posa sur le petit guéridon auprès duquel Beppo était assis, un paquet de billets de banque assez volumineux.

Voici quel fut en substance le raisonnement que se fit de suite Beppo.

Si j'accepte la somme qu'elle vient de m'offrir, elle croira que j'accepte la position qu'elle veut me faire, et elle ne se méfiera plus de moi, si au contraire je refuse, elle devinera que je n'ai pas renoncé à mes projets, et elle se tiendra continuellement sur ses gardes.

—J'accepte cette somme, dit-il à Silvia en ramassant les billets de banque qu'il mit dans la poche de son habit après les avoir comptés; comme vous le disiez tout à l'heure, le parti le plus sage que je puisse prendre, est celui de ne pas engager avec vous une lutte dont les suites seraient fatales à l'un de nous, je crois que je ferais bien de retourner en Provence, et de tâcher de vous oublier, c'est ce que je vais faire, et pas plus tard qu'aujourd'hui.

—Bien vrai? dit Silvia, en attachant sur Beppo un regard qui cherchait à deviner sa pensée dans ses yeux.

—Je ne vous ai pas, je crois, donné le droit de douter de ma parole; je vous quitte, madame et je souhaite bien sincèrement que vous soyez heureuse.

Beppo sortit après s'être respectueusement incliné devant la marquise de Roselly.

Huit jours après cette entrevue, Silvia, à son grand dam, était au pouvoir de Beppo.

Celui-ci, à peine sorti de chez la marquise de Roselly, avait été rejoindre sa mère qu'il trouva sur la porte de l'auberge du Cheval blanc, attendant son retour avec impatience, et qui lui demanda de suite s'il était content du résultat de sa démarche. Beppo, qui avait la rage dans le cœur depuis que Silvia lui avait avoué qu'elle en aimait un autre, pria sa mère de le laisser se recueillir quelques instant se retira dans sa chambre. Après y avoir passé quelques heures, il en sortit beaucoup plus calme qu'il n'y était entré. C'est que sa résolution était prise, et qu'il ne s'agissait plus que de l'exécuter.

Sa mère, il est presque inutile de le dire, ignorait de quelle nature étaient les liens qui l'attachaient à Silvia, elle ne savait pas même quelle était la position de cette femme, elle savait seulement que son fils avait rencontré aux îles d'Hyères, une femme douée d'une merveilleuse beauté, dont il était devenu éperdument amoureux, qu'il avait longtemps cherché cette syrène sans pouvoir la rencontrer et que c'était pour la chercher encore qu'il était venu à Paris. La bonne femme n'avait appris que le matin même que ses démarches avaient été couronnées de succès, et que c'était pour aller chez celle qu'il aimait, qu'il était sorti en si brillante toilette; la Catalane n'avait pas douté un seul instant que son fils ne réussit dans la démarche qu'il allait entreprendre; il lui paraissait en effet impossible qu'une femme ne fût pas sensible aux mérites qu'elles lui accordait.

Elle fut donc profondément surprise, lorsque Beppo, sans cependant lui donner plus de détails qu'il ne voulait qu'elle en connût, lui eût appris le mauvais succès de sa dernière tentative, elle lui fit de nouvelles instances, afin de l'engager à renoncer à cette femme qui paraissait le dédaigner; mais elle parlait à un sourd, les obstacles n'avaient fait qu'augmenter l'aveugle passion à laquelle le malheureux Beppo était en proie; il avait conçu un projet dont lui-même il ne cherchait pas à se dissimuler l'absurdité, mais que cependant il voulait exécuter coûte que coûte; disons cependant qu'alors, ce n'était, plus seulement l'amour qui le faisait agir, mais qu'à ce sentiment, se mêlaient ceux de la jalousie, de l'orgueil blessé, et peut-être aussi le désir de se venger des dédains que lui avait prodigué maintes fois une femme qu'il aimait sans pouvoir s'en défendre, et tout en appréciant à sa juste valeur son atroce caractère.

Comme sa mère, après de longs discours semés d'arguments qu'il n'avait pas même essayé de réfuter, car il en reconnaissait l'impossibilité, lui demandait s'ils retourneraient bientôt en Provence, il lui répondit qu'il était déterminé à se fixer à Paris, où il lui serait facile de se créer une industrie qui lui permettrait de vivre, et même assez largement, sans entamer son petit capital qu'il avait du reste l'intention de placer chez un banquier. La bonne femme, qui du reste se trouvait bien, partout où était son fils, s'opposa d'autant moins à ce projet, qu'elle espérait que les distractions d'une grande ville chasseraient du cœur de son fils la passion qui le rendait si malheureux, de sorte que lorsque Beppo lui eût donné l'assurance que pour le moment du moins, il ne voulait pas s'en occuper, elle se trouva plus tranquille, et il ne fut plus question entre eux que de chercher un logement convenable pour s'y fixer définitivement.

Beppo, que ses courses continuelles avaient familiarisé avec le bruit et le tumulte de la capitale, se chargea de ce soin, et dès le lendemain, il se mit en quête.

Pendant plusieurs jours, il chercha vainement ce qu'il désirait, et cela ne doit pas étonner; il voulait un logement faisant partie d'une maison située dans un quartier isolé et très-peu habité; il voulait que ce logement fût lui-même éloigné de toute habitation, et disposé de manière à ce que, si par hasard ceux qui l'habitaient venaient à pousser quelques cris, ces cris ne pussent être entendus par d'officieux voisins: cela n'était donc pas facile à trouver, surtout dans une ville comme Paris, où chacun sait ce que vaut un pouce de terrain, et agit en conséquence, de sorte que les habitations y sont aussi rapprochées l'une de l'autre que les alvéoles d'un gâteau d'abeilles; il trouva cependant ce qu'il voulait dans la rue Contrescarpe-Saint-Marcel au nº 21.

Cette maison, double en profondeur, est élevée, sur la rue, d'un entre-sol et de cinq étages, ce qui constitue déjà une hauteur très-raisonnable; mais le propriétaire ayant, à ce qu'il paraît, remarqué que sa maison était assez solidement bâtie pour supporter un bâtiment supplémentaire, a fait construire sur le toit une sorte de pavillon carré composé de deux grandes pièces superposées l'une au-dessus de l'autre, qui augmente de deux cents francs environ les valeurs locatives de sa maison.

Des fenêtres de ce logement, qui fait partie d'une maison située sur le point culminant du quartier le plus élevé de Paris, on découvre toute la capitale et les campagnes environnantes, et l'on est si rapproché du ciel que les mille bruits de la grande ville ne viennent plus frapper les oreilles que comme un vague murmure, Aussi le pavillon de la maison sise rue Contrescarpe-Saint-Marcel, nº 21, est-il assez ordinairement habité par des poëtes, jaloux de se rapprocher autant que possible des astres auxquels ils adressent leurs invocations. Quoiqu'il en soit, il était inoccupé à l'époque où Beppo cherchait un logement pour lui et sa mère, et comme il paraissait réunir toutes les conditions qu'il désirait, il s'empressa de le louer et de venir s'y établir, après l'avoir meublé de tous les objets nécessaires à un ménage.

Il fallait, après avoir établi sa mère dans cette espèce de vaste pigeonnier, que Beppo la déterminât à lui prêter aide et assistance en cas de besoin: cela ne lui fut pas difficile.

Lorsqu'il lui eût dit qu'il était persuadé que s'il tenait en son pouvoir, seulement pendant quelques jours, la femme qu'il aimait, il était sûr qu'elle changerait de résolution; que lorsqu'elle le rebutait, elle ne faisait que céder aux influences étrangères dont elle était entourée, et que ce n'était que pour la soustraire à ces mêmes influences qu'il voulait l'enlever; la bonne femme, qui ne désirait rien au monde que le bonheur de son fils, qu'elle croyait incapable de commettre une mauvaise action, et qui, de plus ignorait la condition de celle dont il lui parlait, lui promit tout ce qu'il voulut.

Beppo venait de s'assurer le concours d'un auxiliaire aussi dévoué que possible, la cage était trouvée; cage assez jolie vraiment et pourvue de tout ce qui pouvait rendre l'existence supportable à une femme habituée à toutes les aisances du luxe et du confort, il ne s'agissait plus que d'y faire entrer l'oiseau auquel elle devait servir de prison, c'était le plus difficile. Cependant Beppo ne désespérait pas de réussir; il savait par expérience qu'avec beaucoup de patience et de résolution on peut faire beaucoup de choses, et enlever une femme lui paraissait beaucoup moins difficile que de découvrir une adresse dans une ville comme Paris. Il faut ajouter encore qu'il comptait un peu sur le hasard, et qu'il se disait, que puisqu'une première fois déjà il était venu à son aide, il n'était pas impossible qu'il le favorisât une second fois.

Il n'avait donc pas de plan arrêté; il se bornait seulement à errer sans cesse aux environs de la maison de Silvia, attendant du hasard une occasion favorable qu'il se promettait bien de ne pas laisser échapper.

Silvia était presque aussi superstitieuse que son amant: c'est une loi fatale à laquelle doivent obéir tous ceux qui n'ont pas la conscience très-nette; elle croyait donc comme lui aux songes, aux présages et à l'influence des jours; et très-souvent le matin elle allait consulter une devineresse assez célèbre, experte en phrénologie, physiognomonie, cartomancie, aéromancie, chiromancie, astrologie judiciaire, magnétisme et autres fariboles, qui demeurait dans la rue des Vignes, à Chaillot.

Comme elle ne se souciait pas de mettre ses gens dans la confidence de cette faiblesse, et que le domicile de la pythonisse n'était pas très-éloigné de son hôtel, puisque pour s'y rendre il ne fallait que traverser les Champs-Elysées, elle y allait à pied et très-simplement vêtue. Beppo qui, ainsi que nous venons de le dire, était sans cesse dans les environs de son hôtel, vêtu tantôt d'une manière, et tantôt d'une autre, devait donc infailliblement finir par la rencontrer.

C'est ce qui arriva par une sombre et pluvieuse matinée que Silvia avait justement choisie, afin de ne pas être remarquée, et au moment où lui-même, bien persuadé que celle qu'il attendait ne sortirait pas par un aussi mauvais temps que celui qu'il faisait, allait se retirer.

Lorsque Silvia était sortie de chez elle, il ne tombait qu'une petite pluie dont elle pouvait être facilement garantie par le parapluie qu'elle avait emprunté à sa femme de chambre; mais elle était à peine arrivée au bout de l'avenue Chateaubriand, que toutes les cataractes du ciel s'ouvrirent à la fois, et que des torrents de pluie chassèrent au loin tous ceux qui, comme elle, avaient jusqu'à ce moment bravé l'orage.

Elle était à une distance à peu près égale de son hôtel et du domicile de la tireuse de cartes. Rentrerait-elle chez elle, ou irait-elle chez la devineresse? Elle allait, malgré le vent et la pluie, continuer bravement la route, lorsqu'elle fut brusquement saisie par Beppo, qu'elle ne s'attendait certes pas à rencontrer là.

La vue inopinée de cet homme qu'elle croyait à l'heure qu'il était, depuis longtemps en Provence, causa à Silvia un telle saisissement, qu'elle n'eut pas la force d'appeler à son secours.

—Si vous jetez un cri, si vous faites un geste, un seul mouvement de nature à attirer, l'attention, dit Beppo, vous êtes morte. Je ne veux vous faire aucune violence, mais il faut que je vous parle, ne cherchez pas à me tromper, ne me faites pas de promesses que vous n'avez pas plus l'intention de tenir que je n'ai celle de les écouter, ce serait prendre une peine inutile; vous m'avez entendu, vous savez ce dont je suis capable; suivez-moi donc, il le faut.

Tout en parlant, Beppo avait entraîné Silvia vers la barrière de l'Etoile, où il espérait de trouver une voiture. Son attente ne fut pas trompée, par un de ces hasards assez rares par les temps de pluie, un fiacre était resté sur la place, il fit monter dedans Silvia, que la surprise qu'elle avait éprouvée paraissait avoir anéantie; puis il dit quelques mots à l'oreille du cocher, qui désireux sans doute d'obtenir la magnifique récompense qui venait de lui être promise, fouetta vigoureusement les deux maigres rossinantes attelées à son carrosse, lesquelles voulant bien cette fois seconder les intentions de leur maître partirent au galop.

VIII.—A Choisy-le-Roi.

Des jours, des semaines, des mois se passèrent sans que Silvia reparût à son hôtel, sans que l'on entendit parler d'elle; Salvador et Roman ne savaient à quoi attribuer cette disparition si subite, que rien n'avait provoquée, que rien ne justifiait, et qui leur parut encore plus inexplicable, lorsque les gens de justice étant venu apposer les scellés au domicile de la marquise de Roselly; il fut constaté qu'elle n'avait rien emporté de ce qui lui appartenait, ni habillements, ni bijoux, ni argent.

Salvador, qui aimait véritablement Silvia, se montra pendant assez longtemps affligé de la disparition de sa maîtresse, et chaque fois que Roman ou le vicomte de Lussan, qui était devenu son plus intime ami cherchaient à le consoler, il le repoussait brusquement, il ne s'occupait plus de rien, ni de solliciter auprès des ministres l'avancement qu'on lui avait fait espérer, ni des magnifiques affaires que venait sans cesse lui proposer le vicomte de Lussan, qui commençait à croire que ses nouveaux amis ne lui seraient pas aussi utiles qu'il se l'était figuré d'abord.

Mais il n'est si cuisant chagrin que le temps ne calme, Salvador, après avoir employé un mois entier à regretter Silvia, sans vouloir s'occuper d'autre chose que de la chercher, se dit enfin que si elle était perdue pour lui, c'était un fait accompli auquel il ne pouvait remédier, et dont il fallait qu'il prît son parti. Cependant ne voulant pas que sa maîtresse, s'il venait à la retrouver, pût lui reprocher d'avoir négligé aucune des précautions qui pouvaient servir à le mettre sur ses traces, il s'en fut trouver la police, afin de faire rechercher partout la marquise de Roselly, disparue de son domicile d'une manière si bizarre et si inexplicable.

Son titre, sa position dans le monde, et peut-être aussi les magnifiques récompenses qu'il promit aux employés subalternes, le firent accueillir on ne peut plus favorablement. On lui promit de faire tout ce qu'il était humainement possible pour retrouver la noble dame; mais on ne lui cacha pas qu'il était presque certain qu'on ne réussirait pas.

—Il est probablement arrivé malheur à cette dame, lui dit celui auquel il s'adressa. Depuis quelque temps la capitale est infestée par une foule de garnements qui, chaque jour, commettent de nouveaux méfaits; ce sont de ces rôdeurs de barrières pour qui rien n'est sacré, qui assassinent un homme pour lui voler deux pièces de cinq francs; et il pourrait bien se faire que la dame dont vous parlez soit tombée entre les mains de quelques-uns d'entre eux.

Et comme Salvador faisait observer à ce fonctionnaire que ses conjectures n'étaient pas fondées, attendu qu'il était prouvé que la marquise de Roselly était sorti de chez elle en plein jour, et que les gens dont il parlait n'étaient à craindre que la nuit:

—C'est vrai, c'est vrai, répondit le fonctionnaire; il y a dans cet événement quelque chose de mystérieux qui me passe; mais espérez, M. le marquis, l'œil de la police est constamment ouvert et rien de ce qui se passe dans la capitale ne lui échappe; si madame la marquise de Roselly est encore de ce monde nous découvrirons le lieu où elle se cache ou plutôt où on la tient cachée; nous avons bien découvert les assassins du juif Josué.

—Ah! vous avez découvert les assassins du juif Josué, dit Salvador, qui ne réprima pas sans peine un léger mouvement de frayeur.

—Quand je dis que nous avons découvert ces assassins je m'avance peut-être un peu trop; mais nous tenons en ce moment, sous les verrous deux de ces rôdeurs de barrières, qui pourraient bien être les auteurs de la mort de ce malheureux, que l'on avait d'abord attribuée à un suicide.

—Je souhaite bien sincèrement que vous ne vous trompiez pas, monsieur, répondit Salvador; il serait vraiment déplorable que les auteurs de cet effroyable crime échappassent à la juste vengeance de la société; pour ma part, j'en serais désolé. Je connaissais beaucoup Josué, avec lequel j'ai fait quelques affaires lorsque j'habitais Marseille, et je puis assurer que c'était un très-honnête et très-galant homme.

—Ils n'échapperont pas, monsieur le marquis, pas plus eux, que les misérables dont depuis quelques temps les nombreuses déprédations effrayent la capitale.

—En effet, ajouta Salvador, on n'entend maintenant parler que de vols commis avec une audace et une adresse infinies; on serait vraiment tenté de croire que les gens qui les commettent, sont dirigés par quelqu'un d'habile et qu'ils reçoivent des indications de personnes bien placées dans le monde. N'êtes-vous pas de mon avis?

—Du tout, monsieur le marquis, du tout, les voleurs agissent isolément; et il n'y a pas dans le monde, j'entends par le monde, celui que vous habitez, des gens qui leur donnent des renseignements. Quoiqu'il en soit, nous leur faisons une rude guerre, et si aujourd'hui, ils jouissent de l'impunité, nous aurons notre lendemain.

L'outrecuidance du fonctionnaire amusait beaucoup Salvador; et malgré le vif chagrin qu'il éprouvait; lorsqu'il le quitta, en lui recommandant de ne pas négliger la mission qu'il venait de lui confier; il eut besoin de se contenir afin de ne pas lui rire au nez, car il savait mieux que ce fonctionnaire ce qu'il fallait penser des crimes nombreux qui depuis quelques temps désolaient la capitale.

En effet, pendant qu'avait duré sa somnolence, Roman et le vicomte de Lussan, n'avaient pas perdu leur temps, grâce à ce dernier, le compagnon de Salvador avait été mis en rapport avec le père Juste, qui l'avait encouragé dans la poursuite de l'entreprise qu'il méditait, et qui lui avait donné l'assurance que quelle que fut l'importance des objets qui lui seraient présentés, il les achèterait sans coup férir. L'usurier lui avait ensuite fait connaître la mère Sans-Refus, à laquelle il l'avait recommandé comme un homme sur lequel on pouvait compter, et très-capable de rendre à la société d'importants services.

Roman, vêtu d'un costume approprié au rôle qu'il voulait jouer, s'était rendu plusieurs fois chez la mère Sans-Refus; il avait parlé d'abord à ceux des habitués qui lui parurent mériter le plus de confiance; ces ouvertures avaient été accueillies avec le plus vif empressement, et il n'avait pas tardé à acquérir sur ces hommes, pour la plupart incultes et grossiers, l'autorité que devait lui procurer l'audace éminente dont il était doué et l'éducation qu'il avait reçue; car les malfaiteurs sont peut-être de tous les hommes, ceux qui sont disposés à accueillir avec le plus de facilité, l'influence des hommes qui leur paraissent supérieurs, soit par leurs qualités personnelles, soit par leur éducation; on se rappelle sans doute que les complices de Lacenaire ne s'adressaient jamais à lui, qu'en lui disant M. Lacenaire, et que cet infâme scélérat ne les considérait, disait-il, que comme ses domestiques.

Salvador, lorsqu'il était sorti de l'état de torpeur dans lequel il avait été plongé pendant quelque temps, avait d'abord blâmé les démarches de son compagnon; mais la chose était faite et Salvador était l'homme du monde qui savait le mieux accepter la logique des faits accomplis. Il ne songea donc plus bientôt qu'à tirer le parti le plus avantageux possible de ce qu'avait fait son ami, et en peu de temps, il se vit à la tête d'une bande nombreuse de sacripants prêts à tout faire, pourvu qu'ils y trouvassent quelque chose à gagner, qu'il connaissait tous et dont il n'était pas connu.

Voici à quel point étaient arrivées les choses peu de temps avant l'époque où nous avons commencé cette histoire.

Salvador et Roman étaient les chefs reconnus de tous les bandits auxquels le bouge de la mère Sans-Refus servait de lieu de réunion; ils n'agissaient qu'après avoir reçu les ordres de l'un ou de l'autre, et le produit de chaque vol était vendu à la tavernière, qui le payait à peu près ce qu'elle voulait, à la charge, par elle, de le revendre un prix plus élevé au père Juste et de remettre à Roman, à Salvador et au vicomte de Lussan, une certaine somme qui était partagée entre eux, le premier produit auquel prenaient toujours part les trois associés appartenait sans contestation à ceux qui avaient commis le vol. La mère Sans-Refus achetait pour son propre compte tout ce qui n'était pas or, argent ou bijoux, objets sur lesquels le triumvirat n'élevait aucune prétention, quant à l'argent ou aux billets de banque, ils restaient à ceux dans les mains desquels ils tombaient, car malgré leurs promesses, ils n'étaient pas assez sots pour les apporter à la masse. Il existait donc entre les trois amis, Juste et la mère Sans-Refus une véritable société commerciale en participation dont les opérations consistaient à acheter aux malfaiteurs le meilleur marché possible le fruit de leurs déprédations et à partager une différence.

Il est bien entendu que lorsqu'il se présentait une bonne affaire, Roman et Salvador l'exécutaient seuls et qu'ils en gardaient le profit, après avoir remis en argent ou en billets au vicomte de Lussan la somme à laquelle lui donnaient droit les indications qu'il avait fournies; car c'était ordinairement au rôle d'indicateur que se bornaient les fonctions de ce dernier. Si par hasard ils avaient besoin de quelques hommes d'exécution pour leur donner un coup de main, ils avaient toujours le soin de se faire la part de lion.

Ce fut à cette époque, que sentant le besoin d'avoir à leur disposition un lieu dans lequel ils pussent délibérer à l'aise et cacher au besoin les objets dont ils ne voudraient pas se débarrasser de suite, Salvador et Roman louèrent le pavillon isolé de Choisy-le-Roi, dans lequel nous avons introduit le lecteur au premier chapitre de ce livre.

Quelques jours après le premier emménagement, Roman revint au pavillon accompagné de quatre domestiques qui conduisaient un fourgon de voyage, attelé de deux beaux chevaux hollandais qui furent dételés et conduits à l'écurie.

Le fourgon était chargé de tout ce qu'on n'avait pu apporter lors du premier voyage, de la batterie de cuisine, de quelques gros meubles, de paniers de vins fins et de plusieurs autres objets. Lorsque le déchargement fut opéré et que tous ces objets furent mis en place, Roman prit le chemin de fer pour retourner à Paris, et la cuisine n'étant pas encore organisée ceux des domestiques qui étaient restés au pavillon, afin de mettre la dernière main à l'arrangement de l'ameublement, furent obligés d'aller souper à l'auberge où se trouve la vieille gravure représentant le château dans toute sa splendeur dont nous avons parlé au commencement de cet ouvrage.

Après le repas, on vida quelques bouteilles du petit vin du pays, et la conversation étant devenue générale, on se mit à parler du château, et chacun désirait savoir comment il se faisait que le pavillon des gardes eût été respecté, tandis qu'on avait détruit en grande partie l'édifice principal. Un vieillard dont la physionomie pleine et colorée et l'embonpoint respectable annonçaient une santé parfaite, prit la parole à son tour et s'exprima en ces termes:

—Je suis peut-être le seul qui puisse aujourd'hui satisfaire votre curiosité; j'ai à l'heure qu'il est bien près de quatre-vingts ans, je suis né dans le château, et je n'en suis sorti qu'en 1792, je sais donc une foule de choses qui sont ignorées de tout le pays, et c'est une de ces choses-là que je vais vous raconter.

Tout le monde se rapprocha du vieillard qui prit un verre plein de vin, qu'il vida sans faire la grimace et qui continua ainsi:

«Mon père, Pierrot Coquardon, était jardinier du château; c'était un beau et grand garçon que toutes les jeunes filles du pays avaient aimé, et que les jolies marquises avaient plus d'une fois honoré de légers coups d'éventail sur la joue, ce qui ne l'empêcha pas de mourir lorsque je n'avais encore que sept ans.

»Ma pauvre mère le suivit de près dans la tombe.

»Resté seul sur la terre, j'allais être conduit a l'hospice des Enfants trouvés, lorsque le père Kerval, un vieux Breton qui était suisse du château depuis longtemps, me recueillit et me fit élever avec autant de soin que si j'avais été son enfant.

»Lorsqu'il mourut j'étais un jeune et beau gaillard, cinq pieds huit pouces, et gros à proportion, aussi je n'eus pas de peine à obtenir sa place.

»Il fallait voir quelle mine j'avais en grand uniforme, chapeau bordé, habit bleu de roi doré sur toutes les coutures, culotte de panne rouge, bas de soie de même couleur, souliers à boucles d'argent et tout ce qui s'en suit; et quelles belles épaulettes mes enfants! elles auraient fait honte à celles d'un lieutenant général des armées du roi! Aussi les jeunes filles et les jolies femmes du canton ne m'appelaient que le beau suisse l'aimable suisse; hélas! il y a longtemps de cela et je suis bien changé, du reste vous ne pouvez le voir.

»Et le vieillard, en achevant ce petit exorde, se leva afin de laisser voir à ses auditeurs ce qu'il avait conservé de sa prestance et de ses grâces d'autrefois.

»A l'époque dont je vous parle, continu-t-il en se passant la main sous le menton, il survint tout à coup dans notre belle France un grand bouleversement auprès duquel celui qui est arrivé il y a quelques années à Paris n'était vraiment rien du tout. Aussi quelque temps après la prise de la Bastille, une superbe forteresse située à l'entrée du faubourg Saint-Antoine, tous nos maîtres prirent la fuite pour aller à l'étranger rejoindre nos bons princes qui étaient partis les premiers et comme la plupart d'entre eux emmenaient leurs domestiques, je restai seul au château avec un jeune homme nommé Louis Tristan dit Brin-d'Amour, qui avait été fifre dans les gardes françaises.

»Les auteurs du bouleversement dont je viens de vous parler étaient les messieurs sans-culottes. Ils vinrent ici organiser ce qu'ils appelaient une société populaire, et ils me recommandèrent de bien garder tout ce qu'il y avait dans le château; c'était bien là, mes enfants, une recommandation inutile, car il n'y restait déjà plus rien dans ce pauvre château, les messieurs sans-culottes du pays et des villages environnants y étaient venus avant ceux de Paris; ils avaient emporté tout ce qui leur avait paru de bonne prise, puis ils avaient brûlé le reste, bu le vin et brisé les vitres et les portes.

»Les messieurs sans-culottes de Paris, qui sans doute étaient venus ici pour faire ce que leurs camarades du pays avaient déjà fait, ne parurent pas très-satisfaits de trouver la besogne achevée, et ce fut sans doute pour se venger qu'ils se mirent à tout changer ici comme ils l'avaient déjà fait à Paris.

»Il faut vous dire que ces messieurs-là ne voulaient rien laisser subsister de ce qui existait avant eux, la cocarde blanche fut remplacée par la cocarde tricolore. Il ne fut plus permis de porter de la poudre ni de se coiffer à l'oiseau royal. Un d'eux, qu'on nommait je crois Fabre d'Eglantine, un bien drôle de nom pour un sans-culotte, changea tout le calendrier; il y eut des années et des mois à la mode de la république, avec des décadis à la place du saint dimanche, et des jours complémentaires pour finir l'année, des brumaire, des nivôse, des prairial et des fructidor pour remplacer les mois, si bien qu'on ne s'y reconnaissait plus du tout; ils remplacèrent même dans l'almanach les noms des saints par des noms de fruits, de légumes et d'instruments aratoires: saint Ognon fut mis à la place de saint Louis; saint Cornichon à celle de saint Joseph; sainte Serpette à celle de sainte Madeleine et ainsi de suite. Il ne fut plus permis de se nommer Pierre, Boniface ou Nicolas, il fallut donner à ses enfants les noms des sans-culottes romains de l'antiquité, et les appeler Brutus, Horatius-Coclès ou Mutius-Scœvola; il n'y eut pas jusqu'à la bonne sainte Vierge, mère de Dieu, qu'ils voulurent ôter du paradis pour mettre à sa place la déesse de la Liberté, une certaine Théroigne de Méricourt, qui, à ce qu'on assure, n'était pas Vierge du tout.

»Les églises furent transformées en temples de la Raison, dans lesquels des prêtres, à la mode de la république, disaient des messes auxquelles on ne comprenait plus rien, et après lesquelles on dansait des sarabandes, des menuets et des courantes dans le chœur, devant le maître-autel, sur les airs de la Carmagnole et du Ça ira! de bien drôles de chansons, mes enfants, où l'on ne parlait que de tuer et d'égorger tout le monde, et d'accrocher les aristocrates aux lanternes.

»Quand je vous dis que les messieurs sans-culottes avaient tout changé, les grandes et les petites choses. Je ne vous en impose pas; ils avaient même changé les jeux de cartes; ainsi quand on jouait au piquet avec un ami, on ne disait plus quinte à l'as ou seizième à la dame, il fallait dire quinte à la Loi, ou seizième à la Liberté. Il fallait que tout le monde se dit tu et toi; il n'y avait plus de maîtres ni de valets, ceux-là étaient devenus des citoyens officieux. C'était à ce point que si par hasard madame de Pompadour, la marquise de Pompadour! Etait revenue au château, j'aurais pu lui manger dans la main et lui dire toi ni plus ni moins qu'à une vachère; enfin ils voulaient faire un nouveau soleil avec la lune et détrôner le bon Dieu comme ils avaient détrôné le bon roi Louis XVI et son auguste épouse.»

Arrivé à cet endroit de son récit, le bon père Coquardon ôta le gros bonnet de laine brune qui couvrait ses longs cheveux blancs, mouvement qui fut instinctivement imité par tous ses auditeurs.

«Les messieurs sans-culottes qui avaient fait tant de changements, continua le père Coquardon après une petite pause, n'étaient pourtant pas parvenus à changer la marche du temps qui allait toujours de même, de sorte que souvent il pleuvait lorsqu'ils auraient voulu voir luire un beau soleil pour célébrer la fête de la Raison, celle de la Liberté ou toute autre fête à la mode de la république; aussi ne pouvant s'en prendre ni à Dieu ni a ses saints qui étaient trop loin et trop haut pour qu'ils pussent les atteindre, ils passèrent leur colère sur leurs images, qu'ils firent brûler et traîner dans la boue.

»On aurait vraiment dit que tous ces messieurs de la république étaient devenus des enragés. Furieux de ne pouvoir aller détrôner le bon Père éternel dans son paradis, ils se rejetèrent sur les nobles et sur les bons prêtres; ils firent guillotiner tous ceux qu'ils purent attraper, ils espéraient, en agissant ainsi, détruire la religion et rendre tous les hommes aussi méchants qu'eux, afin de pouvoir ensuite les livrer à Satan, avec qui ils avaient, dit-ont fait un pacte; mais le bon Dieu et la sainte Vierge ont empêché ces grands crimes, et les messieurs sans-culottes ont presque tous été guillotinés à leur tour; même leur chef, M. de Robespierre, le plus méchant de tous, quoiqu'il fût toujours très-proprement couvert; habit bleu barbot, culottes jaune-serin et gilet de piqué blanc, poudré et coiffé à l'oiseau royal, le reste à l'avenant.

»Ces hommes qui avaient volé tous les biens des honnêtes gens les vendirent pour de méchants assignats à des gens qui voulaient faire fortune aux dépens de ceux à qui ces biens appartenaient. Le château de Choisy, comme bien d'autres, fut acheté par des particuliers inconnus, qui s'en allaient par toute la France achetant les châteaux qu'ils faisaient démolir pour en vendre les matériaux. A cette époque, je n'étais déjà plus suisse, on ne m'appelait plus dans le pays que le citoyen concierge, ce qui, comme vous le pensez bien, me contrariait infiniment, car on ne renonce pas facilement aux honneurs et aux dignités une fois que l'on en a possédé.

»Ces particuliers mirent tout le château en capilotade; ils firent d'abord enlever tout le plomb et tout le fer, il y en avait pour une somme double au moins de celle qu'ils avaient payée pour le tout. Enfin vint le tour du pavillon des gardes, qu'ils avaient conservé jusqu'à ce moment afin de se loger pendant la démolition.

»Les premiers coups de pioches furent donnés pour enlever une grille qui en défendait l'entrée du côté du château, et les quatre ouvriers chargés de ce travail firent un trou afin de déplacer une grosse borne qui empêchait de lever une énorme crapaudine. Après un travail pénible, la borne céda aux efforts redoublés de ces hommes, et leur laissa voir une trappe couverte d'une couche épaisse de rouille. Espérant trouver là un trésor, ils se concertèrent entre eux, et il fut convenu que pour le moment ils s'occuperaient d'autre chose, qu'ils ne parleraient à personne de leur précieuse découverte et qu'ils ne reviendraient à leur trou que la nuit, afin de l'explorer à l'aise et sans crainte d'être dérangés; ils eurent soin de recouvrir la trappe avec de la terre et des gravois, puis ils allèrent au cabaret pour célébrer, par anticipation, leur heureuse découverte.

»Chacun d'eux faisait des suppositions et bâtissait des châteaux en Espagne; ils se voyaient déjà possesseurs d'immenses trésors, et leur seule crainte était que les commissaires de la nation ne vinssent les en dépouiller; aussi il aurait fallu voir combien étaient sages les plans de conduite qu'ils se traçaient, afin de ne pas éveiller les soupçons et pour transporter à leur domicile les caisses ou la caisse qui devaient contenir le trésor qu'ils croyaient déjà posséder. Ils buvaient depuis déjà bien longtemps, et les fumées du petit vin du pays commençaient à leur obscurcir le cerveau, lorsque sonna la douzième heure de la nuit: il faut partir, dit l'un d'eux, il est temps; puis tout s'armèrent des outils et des pioches qu'ils croyaient nécessaires pour leur expédition nocturne, et ils se mirent bravement en route.

»Arrivés sur le terrain et éclairés seulement par la faible lueur d'une chandelle, ils commencèrent par débarrasser la place des gravois et de la terre qu'ils y avaient amoncelés, puis ils essayèrent de lever la trappe, mais leurs premiers efforts furent inutiles, ce ne fut qu'après un assez long travail qu'elle céda, et leur laissa voir une seconde trappe; celle-ci était fermée à l'extérieur par un énorme verrou. Ce n'était pas une petite affaire que de le tirer, ce verrou, la rouille l'avait tellement scellé dans sa gâche, qu'il paraissait impossible d'en venir à bout, aussi ce ne fut qu'à grands coups de marteaux que trois des ouvriers que le quatrième éclairait avec la chandelle qu'il tenait à la main, parvinrent à le faire glisser sur sa plaque; enfin la trappe fut ouverte. Au même moment une flamme bleuâtre sortit du gouffre béant qu'elle laissait entrevoir, et les quatre malheureux ouvriers tombèrent morts comme s'ils avaient été frappés de la foudre.

»Le lendemain matin d'autres ouvriers chargés comme ceux dont je viens de vous raconter la fin malheureuse d'enlever les plombs et les fers, trouvèrent les cadavres de leur quatre camarades dans le trou que ceux-ci avaient creusé la veille; ils n'avaient aucune blessure, on remarquait seulement sur leur visage et sur leurs mains, des traces à peu près semblables à celles que laisse l'électricité; cette mort extraordinaire jeta l'épouvante dans tout le pays, on se dit de suite que ces ouvriers avaient été frappés par le feu du ciel qui ne voyait pas sans colère la démolition de toutes les nobles demeures de la France; il est bon d'ajouter que chaque fois qu'on donnait un coup de pioche de ce côté, on entendait des gémissements sourds qui semblaient venir du caveau où les quatre ouvriers avaient trouvé la mort à la place du trésor qu'ils cherchaient; tous les habitants du pays, c'est-à-dire tous ceux qui croyaient à Dieu et qui vénéraient les saints, entendirent ces gémissements, si bien qu'à compter de ce jour, personne ne voulut plus venir démolir ce pavillon. Les nouveaux propriétaires du château avaient bien voulu me laisser occuper une petite chambre située au-dessus de l'ancienne loge du suisse, et j'avais plusieurs fois trouvé l'occasion de leur rendre quelques petits services, autant pour m'obliger, que pour ne pas blesser les gens du pays qui ne les voyaient pas déjà d'un très-bon œil, et qui s'étaient attachés à ce pavillon, par cela seulement, qu'il y revenait des esprits qui se seraient mis à courir la campagne si on les avait privé du lieu qu'ils avaient choisi pour leur domicile, ils se déterminèrent à ne point faire venir de Paris des gens qui auraient volontiers fait ce que ceux du pays ne voulaient pas faire, et à laisser subsister ce pavillon.

»Voilà, messieurs, comment il se fait que le pavillon des gardes n'a pas été démoli, on a attribué ce miracle à la puissante intercession d'un aumônier de madame de Pompadour, mort en odeur de sainteté, et qui fut dit-on enterré dans le caveau situé sous le pavillon; c'est donc ce saint aumônier qui a conservé cette habitation, et qui a tué les quatre hommes qui venaient troubler ses cendres.»

Les domestiques pour la plupart sont très-peu religieux, mais en revanche, ils sont presque aussi superstitieux que les voleurs, ceux de Salvador subissaient la loi commune, aussi le récit que venait de leur faire le père Coquardon, avait-il produit sur leur esprit une certaine impression; cependant l'un d'eux qui voulait faire l'esprit fort et le beau parleur, prétendit qu'il n'avait pas plus peur des diables que des saints aumôniers, et que si les uns ou les autres avaient du pouvoir, ils n'avaient qu'à le lui faire voir, qu'ils les attendait de pied ferme, enfin, une multitude de fanfaronnades semblables.

Cependant lorsque après avoir serré la main du vieux Coquardon, et bu le coup de l'étrier, il fallut sortir du cabaret pour retourner au pavillon, ce brave à trois poils ne voulut pas aller se coucher seul, et il s'en fut à l'écurie retrouver le cocher.

Le lendemain matin, Roman vint examiner si les instructions données par lui la veille avaient été exécutées, et si tout était bien en ordre; il n'eut que des félicitations à adresser aux domestiques qu'il avait amenés au pavillon, et il se retira très-satisfait après avoir vu que le logis était en état de recevoir bonne et nombreuse compagnie.

En effet, tant que dura la belle saison, Salvador donna des fêtes et reçut à sa maison des champs toute l'élite de la fashion parisienne; mais une fois l'hiver venu, il n'y fit plus que de rares apparitions, et seulement le soir et pour y apporter le produit de quelque vol dont il ne voulait pas se défaire de suite. C'est ainsi que dans le premier chapitre de cet ouvrage, nous l'avons vu y apporter en compagnie de Roman, les bijoux et les pierreries enlevées au malheureux joaillier Loiseau, qui venait enfin d'être dévalisé par le triumvirat, après avoir été longtemps tenu en joue.

Le lecteur se rappelle sans doute que le vicomte de Lussan n'avait voulu recevoir que dix mille francs pour sa part dans ce vol, dont l'importance était au moins de cinquante mille francs; telle était en effet la manière d'agir ordinaire de ce noble personnage, le vicomte se contentait d'une part beaucoup moins considérable que celle allouée à ses complices; mais cette part, il voulait, ainsi que nous l'avons déjà dit, la recevoir de suite et en argent ou en billets de banque.

Maintenant que nous sommes revenus à notre point de départ, nous reprendrons où nous l'avons laissé notre récit, qui ne sera plus interrompu que lorsque nous aurons à apprendre à nos lecteurs ce qui arriva à Servigny, du moment où il quitta Salvador et Roman après la lutte contre les gendarmes de la brigade de Beausset, jusqu'à celui ou nous le retrouverons.

Un personnage (Ronquetti, dit le duc de Modène), dont déjà plusieurs fois nous avons prononcé le nom, et que nous n'avons pas encore mis en scène, sera chargé d'apprendre à nos lecteurs les événements qui, des îles d'Hyères, où Silvia fit la connaissance de Beppo, la conduisirent au grand théâtre de Marseille.

Si maintenant le lecteur veut bien nous suivre, nous le conduirons rue Saint-Lazare, près celle de Saint-Georges, et nous le prierons d'entrer dans l'hôtel du comte de Neuville, où nous retrouverons la comtesse Lucie de Neuville et Laure de Beaumont qui sans doute n'ont pas été oubliées.

FIN DU TROISIÈME VOLUME.

LES VRAIS MYSTÈRES DE PARIS.

LES

VRAIS MYSTÈRES

DE PARIS,

PAR VIDOCQ.

TOME QUATRIÈME.

colophon

BRUXELLES,

ALPH. LEBÈGUE ET SACRÉ FILS,

IMPRIMEURS-ÉDITEURS.

1844

LES VRAIS

Mystères de Paris

bar

I.—Mathéo.

Ainsi que nous l'avons dit, la comtesse Lucie de Neuville ne put rien apprendre du domestique que Salvador avait chargé de lui remettre le petit paquet contenant le carnet qu'elle avait perdu chez la Sans-Refus et le petit billet armorié qui l'accompagnait.

La remise de ce carnet prouvait à la comtesse que ses conjectures étaient en partie fondées. Ainsi, il était certain que l'homme qui lui avait d'abord causé tant de frayeur, était un homme du monde, et qu'elle le rencontrerait probablement au premier jour, s'il fallait croire les termes du billet qu'elle venait de recevoir.

Laure, qui jusqu'à ce moment avait cherché par tous les moyens possibles à calmer les crainte de son amie, commençait à les partager; cependant dans la crainte d'augmenter l'anxiété de la comtesse qui, depuis quelques instants, paraissait ensevelie dans de profondes et tristes réflexions, elle ne voulait rien laisser paraître.

—Il y a vraiment dans tout ceci quelque chose d'inexplicable, dit enfin Lucie qui, plusieurs fois déjà, avait commenté les termes du petit billet qu'elle tenait entre ses mains. Si ce billet, comme tout paraît l'annoncer, a été écrit par un homme de bonne compagnie, pourquoi ne l'a-t-il pas signé? pourquoi cet homme se trouvait-il dans un pareil lieu, couvert d'un costume qui n'est pas celui de sa classe? pourquoi, avant d'avoir vu quelle était la personne à laquelle il s'adressait, a-t-il employé pour me parler un langage inqualifiable?

Laure, qui avait écouté la comtesse avec beaucoup d'attention, se leva tout à coup du siége sur lequel elle était assise, et frappant ses mains l'une contre l'autre:

—Mais qui te dit, s'écria-t-elle, que cet homme qui t'a tant effrayée est bien celui qui viens de t'envoyer ton carnet? ce carnet ne peut-il pas être tombé entre les mains d'une autre personne, par exemple, entre celles de l'une des personnes que tes cris avaient attirées dans cette caverne au moment où nous nous sommes sauvées.

—Tu te trompes, ma chère Laure, répondit la comtesse, ce billet que j'ai lu plus de dix fois a été bien certainement écrit par l'homme dont je te parle; les termes dans lesquels il est conçu le prouvent de reste.

Et Lucie lut à son amie le billet en question, en accompagnant chaque ligne de commentaires qui prouvaient qu'elle ne se trompait pas.

Laure fut enfin forcée de se rendre à l'évidence.

—En effet, dit-elle, ce billet, je le crois maintenant, a été écrit par cet homme; mais, après tout, que dois-tu craindre? rien ne t'oblige à cacher les circonstances qui t'ont amenée dans cette maison. Ainsi, en admettant que cet homme ait quelques mauvais desseins, je ne crois pas que tu aies grand sujet de le craindre.

Lucie allait répondre à son amie, lorsque Paolo annonça le docteur Mathéo. La comtesse donna l'ordre de le faire entrer.

Le docteur paraissait beaucoup plus vieux qu'il ne l'était en réalité, il n'était âgé que de trente-cinq ans environ, et cependant son crâne était presque entièrement nu, et les rares cheveux noirs qui couvraient encore la partie postérieure de sa tête, étaient semés de quelques fils argentés. Les chagrins, les remords ou l'étude avaient creusé de profonds sillons sur son visage, qui presque toujours paraissait couvert de sombres nuages. Cependant au total, le docteur Mathéo n'était pas un homme disgracieux d'aspect; il s'exprimait avec élégance et facilité, et grâce à son profond savoir et à la rigidité de ses mœurs depuis cinq ans qu'il s'était fixé à Paris, où il était venu s'établir après avoir quitté le service de la marine, dans lequel il avait été employé assez longtemps et où il avait commencé sa carrière, il s'était acquis une clientèle composée des gens les plus comme il faut et qui lui était excessivement attachée.

Après avoir levé l'appareil qu'il avait posé la veille sur la blessure de la comtesse, blessure assez légère du reste et qu'il trouva en bon état, il allait se retirer après avoir échangé avec elle les banalités ordinaires, lorsque Lucie, qui tenait encore à la main le petit billet qu'elle venait de recevoir, lui demanda s'il connaissait le nom de la personne à laquelle appartenaient les armoiries du cachet.

—Je ne puis quant à présent vous satisfaire, répondit le docteur après avoir attentivement examiné le cachet; mais, si comme l'indique du reste l'aspect de ces armoiries, elles appartiennent à une ancienne famille, il ne sera pas difficile de savoir ce nom, et pour peu, madame la comtesse, que cela puisse vous faire plaisir, je me chargerais très-volontiers de vous le découvrir.

Lucie, poussé par une curiosité qu'elle ne pouvait s'expliquer à elle-même, voulait absolument découvrir ce qu'elle ignorait encore, elle répondit donc au docteur qu'il lui rendrait un important service s'il parvenait à découvrir le nom de la personne à laquelle appartenait le cachet, qu'elle enleva de la lettre sur laquelle il était apposé afin de le lui remettre; elle ajouta même que, si après l'avoir découvert, il voulait bien l'informer de ce qu'était cette personne, de sa position dans le monde, enfin de tout ce qui pouvait servir à se former une opinion sur son compte, il l'obligerait infiniment.—Ce que vous me demandez ne sera pas bien difficile, ajouta Mathéo. Je découvrirai infailliblement le nom de la personne en question en consultant soit l'Armorial de France, soit le Trésor des Chartres, soit le collége héraldique, le reste ira tout seul et je serai charmé d'avoir trouvé cette occasion de vous être agréable.

La comtesse, depuis qu'elle savait que le docteur allait s'occuper de percer l'espèce de mystère qui enveloppait l'événement qui venait de lui arriver, était beaucoup plus calme; elle songea alors à lui demander des nouvelles de la pauvre Eugénie de Mirbel, à laquelle, d'après les ordres qu'elle lui avait donnés lorsqu'il était venu poser le premier appareil sur sa blessure, il avait dû déjà rendre visite. Mathéo lui apprit que cette jeune fille avait passé une assez bonne nuit, et qu'il pouvait lui donner l'assurance qu'elle recouvrerait la santé; il croyait même qu'elle pouvait, dès ce moment, être transportée sans inconvénients dans une maison de santé.

Lucie avait d'abord eu l'intention de placer sa malheureuse amie dans un de ces établissements; mais elle se dit que, puisqu'elle voulait faire une bonne action, il fallait que cette bonne action fût complète, et qu'elle ferait beaucoup mieux de faire louer et meubler pour son amie un petit logement dans lequel elle serait transportée de suite, et où, grâce à de bons soins, elle se rétablirait bien plus promptement. Ensuite, aidée de ses secours qui ne lui manqueraient pas, car elle connaissait assez bien le noble cœur de son mari, pour être certaine d'avance qu'il approuverait tout ce qu'elle ferait, Eugénie, pourrait attendre qu'elle se fût, en utilisant les nombreux talents qu'elle possédait, créé une position indépendante.

—Je regrette beaucoup de ne pouvoir sortir, dit-elle après avoir fait connaître ses intentions au docteur qui les approuva sans réserve; je me serais occupée de suite de cette affaire, car ma pauvre amie ne peut pas rester plus longtemps dans l'affreux galetas où elle se trouve maintenant, et je ne puis charger de ces démarches aucunes des personnes que je connais, qui sont toutes du monde dans lequel a vécu mademoiselle de Mirbel, et qui presque toutes la connaissent.

—Si vous me jugez digne de votre confiance, je me chargerai bien volontiers de toutes ces démarches, que vous ne pourriez faire que dans quelques jours, répondit le docteur. Je n'ai pas l'honneur de connaître mademoiselle de Mirbel, mais je crois cependant qu'elle est tout à fait digne de ce que vous voulez faire pour elle, et je serais heureux de m'associer, autant du moins que vous voudrez bien me le permettre, à une aussi bonne action.

—Je vous reconnais bien là, docteur, dit la comtesse, vous n'êtes avare ni de votre temps, ni même à ce qu'on assure de votre bourse, lorsqu'il s'agit d'être utile à quelqu'un.

—Je fais tout ce qui m'est possible pour me faire pardonner par Dieu les fautes que j'ai pu commettre, répondit le docteur, dont le front s'était couvert d'un sombre nuage, lorsque la comtesse de Neuville lui avait adressé les quelques paroles que nous venons de rapporter.

—Savez-vous, M. Mathéo, ajouta Laure qui avait recouvré toute l'aimable gaieté de son caractère depuis que son amie paraissait plus tranquille, savez-vous, qu'à vous voir quelquefois si triste, vous que tout le monde estime et aime, et qui n'avez pas a vous plaindre de la fortune qui vous traite, à ce qu'on assure, en enfant gâté, il serait permis de croire que vous avez commis quelques grandes fautes et que vous êtes tourmenté par les remords.

Les paroles de Laure venaient, sans qu'elle s'en doutât de soulever un violent orage dans le cœur du docteur Mathéo, et l'expression d'un amer découragement passa rapide sur son visage.

—A Dieu seul, dit-il, appartient le droit de m'apprendre si quelques-unes des actions de ma vie sont ou ne sont pas de grands crimes. Mais nous nous laissons entraîner bien loin du sujet qui devrait nous occuper, ajouta-t-il, en faisant un effort pour sourire.

—Sans doute, reprit Laure, en riant de bon cœur; mais croyez-le bien, monsieur le docteur, je n'ai jamais cru que vous étiez un grand criminel; j'ai voulu seulement vous faire un peu la guerre, parce que je ne veux pas que vous soyez toujours aussi triste, et que je suis fâchée de ce que vous nous négligez pour d'autres clients.

Laure, en achevant ces mots, avait adressé à son amie un regard d'intelligence.

—Laure a raison, ajouta la comtesse de Neuville: vous nous négligez, M. le docteur.

—Je ne vous comprends pas, madame la comtesse.

—Je veux dire que, comme vous consacrez tout votre temps aux pauvres malades, il ne vous en reste pas pour ceux de vos clients qui ont le malheur d'être riches.

—J'en trouverai madame, daignez en être persuadée pour faire tout ce qui pourra vous être agréable.

Et le docteur Mathéo sortit après avoir promis aux deux dames qu'il allait de suite et activement s'occuper des missions dont elles l'avaient chargé.

Le lendemain il revint chez la comtesse, qui l'attendait avec la plus vive impatience.

—Eh bien? lui dit elle aussitôt qu'il eût été introduit dans le petit salon où elle se trouvait alors avec Eugénie?

—Votre amie, madame la comtesse, répondit le docteur Mathéo, est maintenant dans un logement petit, mais sain et commode, et j'ai laissé près d'elle, pour lui donner les soins qui lui sont encore nécessaires, une garde sur laquelle je crois pouvoir compter; car elle paraît aimer beaucoup mademoiselle de Mirbel qui, de son côté, lui est très-attachée, puisqu'elle n'a pas voulu s'en séparer: c'est cette même vieille femme, m'a-t-elle dit, qui a apporté ici la lettre qui vous a appris le sort malheureux de votre amie. J'ai dit à mademoiselle de Mirbel pourquoi vous n'alliez pas la voir, elle a paru très-affligée de l'accident qui vous était arrivé; mais lui ayant donné l'assurance que cet accident n'avait rien de grave, et que d'ici à très-peu de jours vous pourriez sortir sans inconvénient, elle s'est tranquillisée. Du reste, j'ai maintenant la conviction qu'il ne faut plus à mademoiselle de Mirbel, pour achever de se guérir, que du calme et des soins qui, grâce à vous madame la comtesse, ne lui manqueront pas.

—Ainsi, dit Laure, cette pauvre Eugénie n'est plus dans cette vilaine petite chambre si nue et si délabrée?

—Elle ne manque de rien, reprit Lucie; vous avez pourvu son logement de tout ce qui était nécessaire?

Et comme le docteur répondait que pour faire convenablement les choses, il n'avait eu besoin, que de suivre à la lettre les instructions de sa cliente:

—Oh! c'est qu'il y a une foule de choses qui sont nécessaires à une femme et auxquelles un homme ne pense jamais; ainsi je parie que vous n'avez pas pensé à un berceau pour sa petite fille.

—Vous vous trompez, madame la comtesse, à l'heure qu'il est, la petite fille de votre amie dort bien paisiblement dans le plus joli berceau qui se puisse imaginer.

—C'est bien, bon docteur, c'est bien, ajouta Laure en tendant sa jolie petite main au docteur Mathéo qui la prit dans les siennes, et dont une larme qu'il ne put parvenir à cacher, vint mouiller les paupières.

—Pourquoi, lui dit Lucie, cherchez-vous à nous cacher cette larme qui est la preuve de la sensibilité de votre cœur, les hommes sont-ils ainsi faits, que lorsqu'ils éprouvent un bon sentiment, ils craignent que l'on ne s'en aperçoive.

Le docteur ne releva pas cette observation de la comtesse de Neuville; ainsi que cela lui arrivait souvent, il demeura quelques instants enseveli dans une profonde tristesse.

—Allons, Lucie, dit Laure, ne vas-tu pas maintenant faire la guerre à ce bon docteur qui s'est donné tant de peine pour nous obliger.

—Ah! qu'à Dieu ne plaise, s'écria la comtesse, mais je suis si heureuse de savoir que notre pauvre amie est maintenant tout à fait hors de danger, et qu'elle ne manque de rien, que je ne sais plus ce que je dis.

—Je voudrais être mariée, dit tout à coup Laure d'un ton délibéré.

—Eh pourquoi! grand Dieu, s'écria la comtesse, n'est-tu pas heureuse auprès de moi, que tu es si pressée de me quitter?

—Je ne dis pas cela, mais si j'étais mariée je pourrais aller, venir, sans que cela parût extraordinaire, et je trouverais bien moi, qui ne suis pas blessée, un moment pour aller voir la pauvre Eugénie de Mirbel.

La comtesse prit dans ses deux mains la tête de son amie qu'elle embrassa au front:

—Ecoute, lui dit-elle, après cette douce étreinte, le docteur m'assure que dans deux ou trois jours, je pourrai sortir, et tu devines que ma première visite sera pour notre amie; eh! bien je te promets que tu viendras avec moi.

—Bien vrai! s'écria, Laure, oh! que tu es bonne, ma chère Lucie, et la jeune fille rendit avec usure à son amie, les caresses qu'elle venait d'en recevoir.

Ni Laure, ni la comtesse ne parlaient au docteur de la seconde commission dont il avait été chargé; ces deux charmantes femmes étaient heureuses du bien qu'elles avaient pu faire, et le plaisir qu'elles éprouvaient leur faisait oublier l'objet qui, deux jours auparavant, piquait si vivement leur curiosité.

—Croyez-vous par hasard, que j'ai négligé l'une des deux missions que vous m'aviez confiées, que vous ne me parlez pas de ceci? dit le docteur en tirant le cachet de son portefeuille.

—C'est vrai, docteur, répondit la comtesse de Neuville, mais je suis heureuse de savoir que mon amie est hors de danger est un peu moins malheureuse, que j'en oublie mes propres contrariétés; eh bien, savez-vous à quelle famille appartiennent les armoiries de ce cachet?

—Ces armoiries sont celles d'une très-noble et très-ancienne maison de la Provence, de la maison de Pourrières, et il est certain que ce cachet a été apposé par M. le marquis Alexis de Pourrières, le seul membre qui existe encore aujourd'hui.

C'est singulier, se dirent en même temps Laure et Lucie de Neuville, et elles échangèrent un regard d'intelligence, traduction fidèle de leurs pensées.

—Et sait-on quelle espèce d'homme c'est, que ce marquis de Pourrières?

—Le marquis de Pourrières, s'il faut croire plusieurs de mes clients auxquels je n'ai pas le droit de suspecter la bonne foi, est un gentilhomme aussi noble de cœur que de souche, il est venu se fixer à Paris il y a deux ans environs, et de suite, grâce aux recommandations qu'il avait apportées de sa province, il a été admis dans les meilleurs salons; il était lorsqu'il quitta la Provence, commandant de la garde nationale de son canton, membre du conseil-général de son département, chevalier de la Légion d'honneur; et venait d'être nommé auditeur au conseil d'Etat; il est riche, jeune encore, et il peut, dit-on, prétendre à tout. Pendant quelque temps, il a été très-chagrin de la perte qu'il a faite d'une dame qu'il devait épouser; à ce qu'on assure, cette dame que l'on nommait la marquise de Roselly, est disparue sans que l'on ait jamais pu savoir ce qu'elle était devenue; les démarches que le marquis de Pourrières a faites et fait faire, les recherches de la police ont été inutiles; comme je viens d'avoir l'honneur de vous le dire; le marquis pendant assez longtemps, a été très-affligé, mais maintenant il est, sinon tout à fait, du moins à peu près consolé; on ajoute qu'il a l'intention de se marier, ce qui ne lui sera pas difficile, car il n'est pas un père qui ne soit heureux d'accorder la main de sa fille à un aussi galant homme.

Tout ce que venait de dire le docteur, avait plongé Lucie et Laure dans le plus profond étonnement, ainsi; cet homme, si noble de race et de caractère, si riche, si bien posé dans le monde, la comtesse l'avait rencontré dans un des lieux les plus infâmes de la capitale; il y paraissait très à son aise, et il était vêtu d'un costume en harmonie parfaite avec le ton, les manières et le langage qui avaient été les siens pendant un certain laps de temps, c'était là un étrange mystère, mystère auquel Lucie se trouvait mêlée, et qu'il était de son intérêt, (du moins elle le croyait), de chercher à pénétrer; Laure de son côté, bien qu'elle n'attachât pas à cet événement autant d'importance que son amie, n'aurait pas non plus été fâchée de voir ce singulier marquis qui courait les rues de Paris vêtu d'un costume qui, suivant elle, devait le rendre laid à faire peur.

Les deux femmes dominées toutes deux par le même sentiment, la curiosité, et quelle est la fille d'Eve, qui, quelles que soient les qualités qu'elle possède, n'est pas quelque peu curieuse, se regardaient toutes deux en silence.

Laure fut la première qui rompit la glace.

—Je devine, dit-elle à son amie, ce que tu n'oses me dire? tu as envie de me demander s'il faut confier à notre bon docteur l'événement de la rue de la Tannerie.

Lucie fit un signe affirmatif.

—Eh! bon Dieu! je n'y vois pas d'inconvénient, cet événement pouvait arriver à tout le monde, et il n'y a rien dans tout ceci que tu doives cacher; tu feras bien, après tout, de prendre les conseils d'un homme qui nous porte assez d'intérêt pour nous rendre service si cela est nécessaire, et qui a assez d'expérience pour te dire si tu as raison de t'inquiéter, ou si tu te fais un monstre d'une chimère.

La comtesse de Neuville, sentait que son amie avait raison, cependant ce ne fut qu'après avoir hésité quelques instants, qu'elle se détermina à raconter au docteur Mathéo, ce qui lui était arrivé deux jours auparavant, dans le cabaret de la Sans-Refus, à la suite de la blessure qu'elle s'était faite en sortant de chez Eugénie de Mirbel.

Le docteur, qui avait écouté la comtesse avec beaucoup d'attention, lui répondit qu'en définitive, elle ne devait pas craindre les suites de cet événement, et il ajouta, qu'il n'était pas probable, que l'homme dont, pendant quelques instants elle avait eu à se plaindre, et le marquis de Pourrières fussent le même individu.

—Vous venez de me dire, ajouta-t-il, qu'au moment où, accompagnée de votre amie, vous vous étiez échappée de ce repaire, vos cris y avaient attirés plusieurs personnes, n'est-il pas possible que le marquis de Pourrières se soit trouvé parmi elles, et que ce soit lui qui ait ramassé votre carnet et vous l'ait envoyé?

Et comme la comtesse ayant à ce moment à défendre son opinion contre le docteur et contre son amie, qui, s'étant rangée à l'opinion de ce dernier, persistait à soutenir que l'homme au costume de marinier et le marquis de Pourrières étaient un seul et même individu, puisque c'était ce dernier qui lui avait envoyé le carnet, le docteur, ajouta:

—Ecoutez, madame la comtesse, si vraiment c'est le marquis de Pourrières que vous avez rencontré dans ce cabaret; et vous en paraissez si convaincue que je n'ai plus le droit d'en douter; il y a effectivement dans cet événement quelque chose de mystérieux, qu'il est bon d'éclaircir; puisque cet homme vous a si vivement frappée, vous devez vous rappeler ses traits, essayez de me les décrire, j'irai chez le marquis de Pourrières... sous le premier prétexte venu, car il ne faut pas que votre nom soit prononcé dans tout ceci, et je vous dirai ensuite si vos conjectures sont ou non fondées.

—Ainsi, reprit la comtesse, vous croyez que vous pouvez sans qu'il en résulte rien de désagréable, ni pour vous, ni pour moi, aller comme cela sans motif chez ce marquis de Pourrières?

—Je vous répète, madame, que votre nom ne sera pas prononcé, vous n'avez donc absolument rien à redouter; quant à ce qui me regarde, ne vous en mettez pas en peine, nous autres docteurs nous avons le privilége de pouvoir nous introduire partout sans exciter de soupçons.

La comtesse décrivit alors au docteur l'homme qu'elle croyait être le marquis de Pourrières, et dans le portrait qu'elle en fit, elle s'attacha à peindre, la régularité et la beauté des traits de son visage, le timbre flatteur de sa voix, et la parfaite élégance de ses manières lorsqu'il eut changé de ton et de langage.

Le docteur écoutait attentivement la comtesse de Neuville, qui sans s'en apercevoir se servait d'expressions qui semblaient indiquer que cette rencontre ne la préoccupait si vivement, que parce que l'homme dont elle parlait avait vivement impressionné son esprit.

Les femmes sont pour la plupart ainsi faites, douées d'une imagination à la fois plus riche et plus active que celle des hommes, elles doivent naturellement se sentir attirées vers tout ce qui sort des limites de l'ordinaire, aussi n'est-il pas rare de les voir éprouver pour des hommes placés à cent lieues du monde qu'elles habitent un sentiment vague de sympathie, qui ne tarde pas à se transformer en un sentiment plus tendre et d'une nature plus déterminée, lorsque des événements imprévus ne viennent pas se jeter à la traverse et apporter un nouvel aliment à l'activité incessante de leur imagination.

Le docteur Mathéo, ne sortit de chez la comtesse de Neuville que pour se rendre chez le marquis de Pourrières, dont il se procura facilement l'adresse.

Lorsqu'il se fit annoncer, Salvador et Roman étaient ensemble dans le cabinet que nous connaissons déjà.

Ce nom: le docteur Mathéo, prononcé par le domestique chargé d'annoncer les personnes qui demandaient à être introduites, fit faire à Salvador et à Roman un soubresaut sur les siéges qu'ils occupaient, ils se regardèrent quelques instants sans parler. Salvador fut le premier à rompre le silence.

—Le docteur Mathéo, dit-il, que penses-tu de cette visite, serait-ce par hasard, le Mathéo que nous connaissons?

—C'est probable, ce nom-là n'est pas commun.

—Ainsi tu crois que nous sommes découverts?

—Je le crains; mais après tout nous n'avons rien à redouter: si Mathéo connaît une partie de nos secrets, nous connaissons tous les siens.

—Faites entrer, dit Salvador au domestique: nous allons savoir de suite, continua-t-il en s'adressant à Roman, si nous devons craindre les résultats de cette visite.

Mathéo introduit dans le cabinet, reconnut d'abord Roman qu'il connaissait plus particulièrement et depuis beaucoup plus longtemps que Salvador, qu'il n'avait vu que pendant le séjour assez court de ce dernier au bagne de Toulon. Il éprouva d'abord un tel saisissement que pendant quelques instants il n'eut pas la force de prononcer une parole; de Roman, ses regards se portèrent sur Salvador, qu'il examina attentivement et qu'il ne tarda pas à reconnaître, malgré les changements que les années avaient apportées dans sa physionomie et la couleur de ses cheveux, qui ainsi que le lecteur le sait déjà étaient devenus noirs de blonds qu'ils étaient auparavant.

L'étonnement manifesté d'abord par le docteur, n'avait pas échappé aux deux amis; ils en conclurent naturellement que lorsqu'il s'était présenté chez le marquis de Pourrières, il ne venait pas y chercher les deux forçats dont il avait facilité l'évasion quelques années auparavant; mais maintenant ils étaient reconnus, ils n'en pouvaient plus douter, la feinte était donc inutile. Hâtons-nous de dire cependant qu'ils ne craignaient que peu les résultats de cette découverte, attendu que Mathéo, en admettant que ce fût son intention, ne pouvait les perdre sans se perdre lui-même. Ils crurent donc devoir aborder la question, et ce fut Roman qui, après avoir consulté Salvador du regard, adressa le premier la parole au docteur Mathéo.

—Eh bien, mon vieil ami, dit-il, lorsque tu te faisais annoncer chez M. le marquis de Pourrières, tu ne t'attendais pas à rencontrer chez ce noble gentilhomme d'aussi anciennes connaissances.

—Il est vrai, répondit le docteur qui n'était pas tout à fait remis de la surprise qu'il avait éprouvée, il est vrai; et cédant à un mouvement de désespoir qu'il ne put réprimer, le docteur laissa tomber sa tête entre ses mains.

—Est-ce que par hasard il serait devenu vertueux! dit Roman à voix basse, en montrant à Salvador le docteur Mathéo qui paraissait profondément accablé.

—Il faut voir, répondit celui-ci.

—Eh bien, Mathéo, reprit Roman, tu ne nous dis rien, on croirait vraiment que tu es fâché de nous avoir rencontrés?

—C'est vrai, répondit le malheureux docteur, je ne vous dis rien; mais j'avoue que j'ai été si étonné de vous rencontrer ici, que la surprise m'a d'abord privé de l'usage de la parole, et puis ce nouveau nom sous lequel Salvador est connu maintenant...

—Ce nom est le mien, s'écria Salvador.

—Oh! je ne dis pas le contraire, répondit le docteur, je crois cependant que je ne puis dire à celui que j'ai connu sous le nom de Salvador, ce qui n'était destiné qu'au marquis de Pourrières. Il ne me reste plus qu'à me retirer; Roman sait des secrets qui peuvent me perdre et que sans doute il vous a confiés... Vous êtes donc les deux seuls hommes au monde que je doive craindre; mais si ma vie est entre vos mains, votre liberté est entre les miennes; nous n'avons donc pas besoin de nous faire de mutuelles promesses, l'intérêt que nous avons à nous ménager réciproquement répond à l'un de l'autre. Nous avons, vous et moi, par les moyens qui nous ont paru les plus convenables, conquis chacun une position élevée dans le monde, allons donc chacun de notre côté sans chercher à nous rencontrer de nouveau, et que Dieu nous conduise tous dans la voie que nous avons prise.

—En achevant ces mots, Mathéo se levait pour sortir.

Je crois que tu avais raison, dit Salvador à Roman, tandis qu'il se dirigeait vers la porte, il est devenu vertueux, très-vertueux même, mais laisse-moi seul avec lui, il faut absolument que je connaisse le motif qui l'amenait ici. Restez, dit-il en élevant la voix, et en s'adressant à Mathéo qui n'avait pas entendu ce qu'il venait de dire à Roman, restez Mathéo, j'ai besoin de vous parler, et sur un signe qu'il lui fit, Roman se retira.

—Ecoutez, Mathéo, dit Salvador lorsqu'il se trouva seul avec le docteur, je ne veux pas que vous me quittiez en emportant l'idée que les leçons du passé ont été perdues pour moi: vous savez quelles sont les fautes qui m'avaient conduit au bagne de Toulon, et comment, grâce à votre concours, que vous accordâtes à Roman plutôt qu'à moi, je parviens à m'échapper. Poursuivis activement après l'événement du Beausset, nous fûmes forcés de nous réfugier dans la forêt de Cuges, et de nous affilier à la bande commandée par les frères Bisson.

Ce ne fut qu'après de nombreuses traverses que je parviens à quitter la France. Après deux années passées hors du territoire, ayant appris la mort de mon père, qui avait toujours ignoré les fautes ou plutôt les crimes que j'avais commis, car c'était heureusement sous un nom supposé que j'avais été condamné, je me hâtai d'affermer mes terres, et lorsque j'eus mis toutes mes affaires en ordre je vins me fixer à Paris, et par une conduite exemplaire, j'ose le dire, je tâchai de me faire oublier à moi-même les crimes de ma vie passée, lorsque je fis la rencontre de Roman que j'avais quitté après la mort singulière de tous les hommes qui composaient la bande des frères Bisson. Arrivé à cet endroit de son récit, Salvador s'arrêta quelques instants et regarda fixement Mathéo dont le front était inondé de sueur, et qui se troubla visiblement.

—Roman était malheureux, continua Salvador sans paraître s'apercevoir du trouble de son auditeur, je devais le craindre, et il me promettait de se bien conduire à l'avenir; toutes ces raisons me déterminèrent à le recevoir chez moi et à lui donner la place d'un majordome que je venais de perdre, mais je dois le dire, depuis qu'il vit avec moi je n'ai eu qu'à me louer de ses services. Vous voyez donc, mon cher Mathéo, par mon exemple, par celui de Roman, par le vôtre même, ajouta Salvador en baissant la voix, qu'après avoir commis de grandes fautes, il est encore possible de suivre la bonne voie.

—Je ne sais, répondit Mathéo quel est le motif qui vous a engagé à me faire cette confidence, cependant je vous crois, j'ai besoin de vous croire, mais puisque vous paraissez tenir à me convaincre, dites-moi ce que vous faisiez, il y a trois jours, vêtu d'un costume qui n'est pas le vôtre, dans un des plus infâmes bouges de la capitale?

Cette question, à laquelle il ne s'attendait pas, étonna singulièrement Salvador. Mathéo était-il au courant des événements de sa nouvelle existence, et devait-il continuer de feindre? il prit ce dernier parti, c'était le plus sûr, et il serait toujours temps de l'abandonner si cela devenait nécessaire.

—Je ne sais comment vous avez pu savoir, dit-il, qu'il y a trois jours vêtu comme vous le dites, d'un costume qui n'est pas le mien, j'étais dans un mauvais lieu de la rue de la Tannerie; quoi qu'il en soit, je ne veux pas le nier. Il y a quelques jours donc, je sortis à pied par hasard, et je fus abordé par un homme qui était en même temps que moi au bagne de Toulon, dans la salle nº 3. Cet homme m'avait reconnu, malgré toutes les précautions que j'ai prises pour rendre ma physionomie méconnaissable. Je craignais qu'il ne voulût me suivre afin de connaître mon adresse et de pouvoir me tenir à sa discrétion. Il n'en fit rien, il m'aborde au contraire humblement; il me dit qu'il était très-malheureux, et que cependant jusqu'à ce moment il n'avait pas voulu voler, mais qu'il était poussé dans ses derniers retranchements, et que le soir même, aidé de plusieurs individus qu'il devait retrouver dans un lieu qu'il me désigna, il devait commettre un vol. Je voulais arracher ce malheureux au sort funeste qui l'attendait s'il commettait ce nouveau crime, et comme je n'avais pas sur moi une somme assez forte pour le mettre à l'abri du besoin jusqu'à ce que son travail lui eût procuré des moyens d'existence honorable, je lui donnai rendez-vous pour lui remettre la somme que je lui destinais. Voilà l'explication toute simple de ma présence dans l'établissement de la rue de la Tannerie et de mon déguisement.

Mathéo était un peu plus tranquille depuis qu'il avait entendu Salvador, les explications que venait de lui donner celui-ci n'étaient pas dénuées de vraisemblance, et, moins que tout autre, du reste, il pouvait en contester la réalité.

Salvador, cependant, ne savait pas encore quelles étaient les raisons qui avaient amené le docteur Mathéo chez le marquis de Pourrières, et c'était là l'objet qui l'intéressait le plus.

—Maintenant, mon cher Mathéo, dit-il, vous me direz sans doute ce qui vous amenait chez moi.

Mathéo, poussé dans ses derniers retranchements, ne savait plus trop ce qu'il devait faire, il ne pouvait guère, après les confidences que venait de lui faire Salvador, refuser de le satisfaire, et il lui en coûtait de parler de madame de Neuville à un homme contre lequel il ne pouvait s'empêcher de conserver quelques préventions; cependant dans l'intérêt même de sa cliente, il était nécessaire qu'il sût quel était le mobile qui avait fait agir Salvador lorsqu'il avait écrit le petit billet qu'il avait envoyé à madame de Neuville, billet au moins inutile, s'il avait voulu se borner à lui envoyer ce qu'elle avait perdu, et s'il n'avait pas conservé l'intention d'entrer en relations avec elle. Il se détermina donc à parler de cette dame à Salvador.

Nous croyons que le moment de faire connaître à nos lecteurs les événements de la vie du docteur Mathéo, qui se rattachent à notre histoire, est maintenant arrivé.

Mathéo était âgé de seize ans à peine, lorsque son père, qui exerçait à la cité de La Valette, île de Malte, la profession de médecin, commit un crime, à la suite duquel il fut forcé d'abandonner cette ville pour échapper aux poursuites qui étaient dirigées contre lui. Cet homme était le plus infâme scélérat qu'il soit possible d'imaginer, et le crime qu'il avait commis avait été accompagné de circonstances si affreuses qu'il était certain d'avance que le gouvernement anglais demanderait son extradition aussitôt que le lieu où il porterait ses pas serait connu, et, qu'elle serait accordée sans la moindre difficulté.

Il était arrivé dans les environs d'Aix avec beaucoup de peine et en ne marchant que la nuit, car il n'avait pas eu le temps de se munir des papiers de sûreté, et il craignait à chaque instant de tomber entre les mains de la gendarmerie. Cependant, il ne se trouvait pas en sûreté dans cette partie de la France, il voulait gagner un des petits ports de la Méditerranée, où il chercherait les moyens de s'embarquer, ce qu'il ne croyait pas impossible, attendu qu'il ne manquait pas d'argent, lorsqu'il tomba ainsi que son fils, qu'il avait amené avec lui entre les mains de deux des bandits qui infestaient à cette époque la forêt de Cuges, qui les dépouillèrent de tout ce qu'ils possédaient et les conduisirent à leurs chefs, les frères Bisson, riches cultivateurs du département des Bouches-du-Rhône, qui cumulaient les deux professions d'agriculteurs et de voleurs de grands chemins.

Il devait la vie à son fils, qui s'était plusieurs fois jeté au devant des couteaux dirigés contre la poitrine de son père, et dont le courage et l'extrême jeunesse avaient fini par intéresser les deux voleurs, qui, ne pouvant se décider à assassiner un enfant, l'avaient amené à leurs chefs afin qu'ils décidassent de son sort. Le père avait profité de l'espèce de sursis accordé au fils, et quelques minutes après ils étaient tous deux devant les frères Bisson de Trets.

Deux scélérats se trouvaient être les arbitres du sort d'un troisième scélérat. Entre gens de même étoffe, il est facile de s'entendre. Le Maltais avait compris de suite qu'il n'y avait pour lui qu'un moyen de se tirer de ce mauvais pas, c'était de proposer aux frères Bisson de s'enrôler dans la bande qu'ils commandaient; il n'hésita pas: et pour leur donner la preuve qu'il était digne de faire partie de leurs gens, il leur fit la confidence du crime qu'il venait de commettre, crime si horrible que les frères Bisson, dont les mains plusieurs fois déjà avaient été teintes de sang humain, en furent presque épouvantés. Cependant on ne pouvait refuser un collaborateur auquel des antécédents semblables permettaient d'accorder une confiance illimitée, et que sa profession (Mathéo avait eu soin d'apprendre à ses chefs futurs qu'il était médecin), mettait à même de rendre d'importants services à la troupe, il fut donc agréé à l'unanimité.

Le fils Mathéo, trop jeune encore pour comprendre toute l'infamie du métier que venait d'adopter son père, qui lui avait fait croire qu'il n'avait quitté l'île de Malte que parce qu'il avait prit part à une conspiration qui venait d'être découverte, suivit la fortune de l'auteur de ses jours, et pendant un laps de temps assez considérable, il prit part aux expéditions de la bande des frères Bisson.

Cependant ce jeune homme n'était pas né pour l'infâme métier qu'il exerçait. Tant qu'il avait été extrêmement jeune, il avait suivi, sans trop chercher à se rendre compte des événements de sa vie, l'impulsion qu'on lui avait donnée, ne songeant pas à trouver mal ce que faisait son père, pour lequel il avait conservé un profond respect. Les frères Bisson voulant, au reste, ménager les susceptibilités du jeune homme, ne l'avaient employé que dans des entreprises de peu d'importance, de sorte que jamais le sang n'avait été répandu devant lui. Mais avec les années il lui vint l'expérience, et bientôt il ne put se dissimuler qu'il n'était rien autre chose qu'un infâme bandit.

Ce fut d'abord son père que, dans sa naïveté de jeune homme, il prit pour le confident de ses pensées. Celui-ci se moqua de lui et lui dit: qu'il avait cru jusqu'à ce moment qu'il s'était depuis longtemps débarrassé des préjugés de son enfance, qu'il voyait avec peine qu'il n'en était pas ainsi, mais qu'il ne pouvait rien y faire; que cependant si la vie qu'il menait ne lui convenait pas, il pouvait s'en aller. Mathéo voulait que son père partît avec lui; mais celui-ci lui répondit en riant qu'il se trouvait très-bien là où il était, et qu'il n'était pas convenable de chercher à dégoûter les gens d'une position qui leur plaisait.

Le jeune Mathéo vit alors que pour sortir de l'impasse dans laquelle il se trouvait engagé, il ne devait compter que sur lui-même. Cependant il ne se découragea pas, cette vie de désordre lui était devenue insupportable, aussi il prit la résolution de saisir, pour s'échapper, la première occasion favorable.

Cependant les frères Bisson et les principaux de la bande, avaient remarqué que depuis quelque temps il était triste, préoccupé et qu'il saisissait tous les prétextes afin de ne point prendre part aux expéditions. Cette conduite devait nécessairement leur inspirer des soupçons; ils interrogèrent son père, qui, tout scélérat qu'il était, commençait à se repentir d'avoir entraîné son fils dans l'abîme où il s'était jeté, et ne voulut rien leur dire des intentions de son fils.

Celui-ci était donc devenu pour toute la troupe un sujet continuel de méfiance et d'appréhensions, lorsqu'un soir, les éclaireurs vinrent annoncer que la diligence de Paris, que depuis quelque temps les autorités du pays faisaient escorter, allait bientôt passer, et que, contre toute attente, elle ne l'était pas. Les frères Bisson, voulant profiter de cette bonne occasion, donnèrent l'ordre à tout leur monde de s'armer et d'aller se mettre en embuscade. Mathéo voulut employer un moyen qui plusieurs fois déjà lui avait réussi: prétexter une indisposition afin de se dispenser de prendre part à cette expédition; mais les frères Bisson lui intimèrent d'un ton qui ne souffrait pas de réplique l'ordre de prendre sa carabine et de les suivre, et son père, qui au même moment passait devant lui, lui dit à voix basse d'obéir sans faire d'observations, s'il ne voulait pas que ses camarades lui fissent un mauvais parti.

Mathéo fut donc forcé d'obéir; et quelques minutes après, il était en embuscade avec les frères Bisson et les autres bandits de la troupe.

La diligence avançait lentement, gênée par la neige qui tombait depuis plusieurs jours, et qui avait encombré tous les chemins, elle venait de s'engager dans une partie de la route, bordée de chaque côté de hautes touffes de genets, derrière lesquelles se tenait cachée toute la bande, lorsque les frères Bisson, qui croyaient saisir une proie facile, sautèrent à la bride des chevaux, tandis que Mathéo le père, Roman, qui à cette époque faisait déjà partie de la bande, et quelques autres, ouvraient les portières et intimaient aux voyageurs l'ordre de descendre. Ils ne s'attendaient certes pas à la réception qui leur fut faite: la diligence était pleine de gendarmes déguisés, qui saluèrent les bandits d'une décharge à bout portant et s'élancèrent à la poursuite de ceux qui n'avaient pas été atteints.

Mathéo qui, dès le commencement de l'action, s'était tenu aussi en arrière autant que cela lui avait été possible, fut atteint par une balle perdue, et il était tombé sur la neige, dangereusement blessé à la tête et tout à fait privé de sentiment. Il était le seul blessé. Les balles avaient épargné tous ceux qui n'avaient pas été tués. Favorisés par leur parfaite connaissance du pays et l'obscurité de la nuit, les autres bandits purent assez facilement se soustraire aux poursuites de ceux qui les avaient si rudement accueillis.

Les gendarmes bien convaincus que toutes les recherches seraient inutiles, rejoignaient la diligence lorsque l'un d'eux heurta Mathéo du pied; il se pencha et reconnut qu'il respirait encore. C'était une précieuse capture; on pouvait espérer, s'il en réchappait, que l'on en obtiendrait des révélations, de nature à mettre sur les traces des individus qui composaient la bande de la forêt de Cuges; aussi il fut relevé avec le plus grand soin, pansé tant bien que mal par un gendarme un peu plus expert que ses camarades, et transporté avec toutes les précautions imaginables dans le coupé de la diligence, qu'il ne quitta que pour être incarcéré dans la prison d'Aix.

Il était littéralement entre la vie et la mort, mais, cependant, grâce aux soins qui lui furent prodigués (personne n'est mieux soigné que ceux qui sont destinés à l'échafaud), grâce aussi, peut-être, à sa jeunesse et à la vigueur de sa constitution il recouvra la santé. Alors commencèrent pour lui une longue série d'interrogatoires, qui en définitive devaient le conduire à l'échafaud, auquel il ne pouvait échapper qu'en se déterminant à faire des révélations, détermination qu'il aurait prise peut-être, si la crainte de compromettre son père qui, selon toute apparence, était resté avec les frères Bisson, ne l'en avait empêché.

Aussi, dès qu'il eût recouvré ses forces, son premier, son unique soin fût de chercher les moyens de s'échapper de sa prison. Il n'entre pas dans notre plan de dire comment il s'y prit pour réussir, et quels furent les événements de sa vie, jusqu'au moment où nous l'avons vu chirurgien aide-major de la marine, et attaché en cette qualité à l'hôpital du bagne de Toulon; nous dirons seulement que cette période de sa vie fut traversée par de longues et douloureuses épreuves, et que ce ne fût qu'à force de constance, d'énergie, et grâce à des efforts en quelque sorte surhumains, qu'il parvint à vaincre sa destinée et à surmonter des obstacles devant lesquels se serait brisée vingt fois une organisation moins vigoureuse que la sienne.

Le temps, et les peines qu'il avait éprouvées, avaient tellement changé sa physionomie, qu'il pouvait espérer qu'il ne serait pas reconnu par ceux des hommes de la bande des frères Bisson, qui d'aventure, et par une grâce toute spéciale, seraient amenés au bagne de Toulon. Aussi, lorsque après avoir obtenu sa nomination, il vit que tous ses efforts pour obtenir un changement de résidence étaient inutiles, il se résigna à accepter le poste qui lui était offert. Ce modeste emploi était pour lui un port après de nombreux orages, et il faut le dire, le misérable avait à peu près usé toutes ses forces dans la terrible lutte qu'il venait de soutenir. Son dos s'était voûté, ses cheveux étaient devenus presque blancs, de noirs qu'ils étaient auparavant. Le ciel, se dit-il, ne voudra pas que je sois soumis à de nouvelles épreuves! N'ai-je pas, grand Dieu! assez cruellement expié les fautes que j'ai pu commettre? Il se trompait. Il n'occupait son poste que depuis quelques mois, et déjà son zèle, son assiduité, la science profonde qu'il avait acquise lui avaient conféré l'estime de ses supérieurs, lorsque Roman, qui avait quitté la bande de la forêt de Cuges, pour courir le monde avec Salvador, fut amené au bagne avec ce dernier.

Roman reconnut de suite son ancien compagnon, et il vit aussitôt le parti qu'il en pouvait tirer. Il saisit donc la première occasion qui se présenta pour l'entretenir sans témoins, et après lui avoir appris que la bande des frères Bisson, malgré les pertes nombreuses faites sur le champ de bataille, était toujours florissante, et que son père avait été tué les armes à la main peu de temps après son arrestation; il lui fit comprendre qu'il n'avait pas l'intention de rester plus longtemps au bagne, et qu'il comptait sur lui pour favoriser son évasion.

Il fallut que Mathéo, au risque de se compromettre et de perdre une position péniblement acquise, fît tout ce qu'exigea Roman, qui tenait sans cesse suspendue sur sa tête l'épée de Damoclès. Nous avons vu comment Roman, Salvador et Servigny s'évadèrent, grâce à lui, du bagne de Toulon, et comment les deux premiers parvinrent à rejoindre, dans la forêt de Cuges, la bande des frères Bisson.

Roman, comme tous ceux qui se sont trop avancés dans la carrière du crime pour jamais retourner en arrière, ne pouvait voir sans lui vouer un vif sentiment de haine l'un de ceux qu'il avait vu suivre un instant les errements qu'il devait continuer toute sa vie, chercher à reconquérir une place dans la société.

Il y a, dit l'Evangile, plus de joie dans le ciel pour un coupable qui se repent, que pour dix justes qui meurent dans la foi. Il est permis de croire, bien que l'Evangile n'en dise rien, qu'il y dans l'enfer plus de pleurs et de grincements de dents pour un coupable qui se sauve, que pour dix justes qui se damnent. Il en est de même ici-bas. Les démons qui ne peuvent, quels que soient les efforts de leur rage insensée, franchir l'espace immense qui les sépare du royaume des élus, font sans doute tous leurs efforts pour augmenter la population de leur ténébreux séjour; de même il existe des hommes, démons doués d'une physionomie humaine, et Roman était de ceux-là, qui cherchent par tous les moyens possibles à replonger dans l'abîme, ceux qui essayent d'en sortir.

Roman ne tint donc pas la parole donnée au malheureux Mathéo; son premier soin, lorsqu'il eût rejoint la bande de la forêt de Cuges, fut d'apprendre aux frères Bisson, ce qu'était devenu leur ancien compagnon. Mathéo ne tarda pas à éprouver les effets de cette indiscrétion; il fut d'abord forcé d'aller donner des soins à un de ces misérables qui avait été blessé dans une rencontre; puis on le chargea de remettre à un forçat tout ce qui lui était nécessaire pour faciliter sa fuite; puis enfin, les exigences de ces misérables s'augmentant avec la facilité qu'ils trouvaient à les satisfaire, ils voulurent qu'il leur fournit les indications qui leur étaient nécessaires pour commettre un vol dans un château voisin de Toulon où il était reçu. La mesure était comble. Le malheureux Mathéo ne pouvait vivre plus longtemps dans une contrainte aussi cruelle, il fallait ou qu'il se déterminât à devenir franchement le complice de ces misérables, ou que, renonçant tout à coup à la position qu'il s'était faite, il prît honteusement la fuite, s'il ne voulait pas porter sa tête sur l'échafaud. Les frères Bisson ne lui avaient pas caché qu'ils le dénonceraient la première fois qu'il n'obéirait pas à leurs ordres, et ils savaient bien qu'ils étaient hommes à tenir parole. Ce fut alors qu'il se détermina à les faire tous périr, nous avons vu comment il réussit, et comment, Roman et Salvador, n'échappèrent que par hasard à cette exécution générale.

Hâtons-nous de dire que Mathéo, lorsqu'il se rendit coupable de cette action, qu'il faut bien nommer un crime, avait à peu près perdu la raison, car voilà à peu près les raisonnements qu'il s'était faits pour la justifier:

Les crimes de l'auteur de mes jours; la rencontre au coin d'un bois de deux bandits; circonstances tout à fait indépendantes de ma volonté, m'ont amené, bien jeune encore, au milieu d'une bande de scélérats. J'ai été presque élevé au milieu d'eux; j'ai été forcé d'écouter leur discours; d'être le spectateur et quelquefois le complice de leur méfaits; et cependant à un âge où l'on n'a pas encore acquis la connaissance des notions du juste et de l'injuste qui doivent servir de règle à la conduite de l'homme appelé à vivre en société, j'ai su, en partie, résister à la contagion de l'exemple. Ça n'a jamais été volontairement que j'ai pris part aux déprédations de mes compagnons. Mes mains sont vierges du sang de mes semblables, et si quelquefois il a été répandu devant moi, c'est que je n'ai pas pu l'empêcher. J'ai commis bien des fautes, je ne veux pas me le dissimuler; mais ces fautes sont-elles bien les miennes? ne doivent-elles pas plutôt être imputées à la fatalité qui n'a cessé de me poursuivre depuis que je suis né. Arrêté à la suite d'une affaire à laquelle je n'ai pris qu'une part passive, et seulement parce qu'on m'y avait forcé, je n'ai pas trahi mes infâmes compagnons. Je suis donc quitte envers eux de toutes obligations, et je ne leur ai demandé pour me soustraire au funeste sort, qui grâce à eux, m'était réservé, ni aide, ni secours, ni protection.

Ce n'est qu'après avoir passé par toutes les phases de la plus cruelle existence; après avoir supporté des épreuves devant lesquelles auraient reculé l'homme le plus intrépide, que je suis parvenu à conquérir une position plus que modeste, mais qui suffit à mes vœux. Eh bien! cette position, ils veulent me la faire perdre en me forçant de renouer avec eux des relations qui ont été rompues par la force irrésistible des événements; mais ce n'est pas seulement ma position que j'ai à défendre, c'est mon honneur, c'est ma vie qu'ils attaquent aujourd'hui, et qu'il faut que je défende. Je suis donc en guerre avec eux, et cette guerre, ce n'est pas moi qui l'ai déclarée, d'où il suit que ma position est absolument semblable à celle d'un peuple qui, attaqué injustement par un peuple dix fois plus fort que lui, se trouverait forcé d'employer, pour conserver sa nationalité, ces moyens extrêmes que la plus cruelle nécessité fait seule excuser. Je suis donc vis-à-vis d'eux en état de légitime défense.

Si j'étais vis-à-vis d'un seul homme, dans une position semblable à celle qui m'est faite en ce moment en face de plusieurs, que devrais-Je faire? La réponse à cette question n'est pas difficile à trouver; voilà ce que je devrais faire. Aller trouver cet homme, lui dire ce que j'aurais le droit de lui dire, puis le provoquer, le combattre; et si, avec l'aide de Dieu, j'en étais vainqueur, personne, j'en suis convaincu, ne songerait à me blâmer; mais je ne puis faire, dans la position où je me trouve, ce qui me serait possible si je n'avais qu'un seul ennemi devant moi; en effet, je ne puis sans folie attaquer seul une douzaine au moins d'individus, et cependant, tous ces individus sont mes ennemis. Ce sont eux qui sont venus m'attaquer au moment où je ne demandais qu'à les oublier; et s'ils ne périssent pas, il faut, ou que je commette des crimes devant lesquels ma conscience se révolte, ou que je me résolve, non-seulement à perdre ce que je n'ai acquis qu'à l'aide d'efforts surhumains et d'une conduite irréprochable, mais encore à subir une mort cruelle et ignominieuse.

La science que j'ai acquise a mis à ma disposition des armes terribles; armes peu courtoises, à la vérité; mais ce sont les seules dont je puisse me servir, et ceux contre lesquels je veux les employer, sont d'infâmes scélérats dont la tête est depuis longtems dévolue au bourreau, et qui jamais ne feront rien pour échapper au sort dont ils sont menacés. Je ne vais donc faire autre chose qu'avancer leur heure fatale de quelques jours, de quelques mois peut-être. Mais puis-je m'arroger un droit qui n'appartient qu'à Dieu, et après lui, à la société tout entière représentée par les magistrats chargés d'appliquer les lois qui la régissent? non sans doute, à Dieu seul le droit de retirer ce que lui seul a pu donner; à la société celui de punir, humainement parlant, les crimes commis par quelques-uns de ses membres. Mais je n'ai pas la prétention de jouer ici-bas le rôle de la Providence. Je n'ai point non plus celle de m'ériger en vengeur de la société outragée. Je ne veux faire qu'une seule chose, me défendre, et le droit de la défense est le plus sacré, le plus incontestable de tous les droits. Et puis d'ailleurs, en débarrassant la terre de ces misérables, je sauve la vie à une infinité de victimes.

On voit par quels pitoyables sophismes Mathéo avait cherché à justifier le crime qu'il avait commis; crime du reste commis, ainsi que nous l'avons dit, dans un moment où le malheur lui avait enlevé le libre usage de ses facultés, et dont à l'époque où nous sommes arrivés, il portait encore le remords dans le cœur.

Nous avons dit que Mathéo venait de se déterminer à parler à Salvador de ce qui était arrivé à celui-ci avec madame de Neuville.

—Une dame, lui dit-il, qui veut bien m'honorer de sa confiance, a été conduite, par suite d'un accident qui pouvait arriver à la première personne venue dans la maison où vous vous trouviez par hasard; vous vous êtes permis à l'égard de cette dame.....

—Des inconvenances que je déplore, répondit Salvador; mais nous étions tous deux plongés dans l'obscurité, je n'avais donc pu voir à qui j'avais affaire; j'ai supposé un instant que je m'adressais à une des habitantes de la maison, et je devais, pour ne pas exciter de soupçons, prendre le ton et les manières d'un des individus qu'elle devait être habituée à y rencontrer; au reste, cette dame a dû vous apprendre qu'aussitôt que je me suis aperçu de mon erreur, je me suis empressé de m'excuser.

—C'est vrai. Ainsi c'est vous qui avez renvoyé à cette dame le petit carnet contenant des cartes et deux billets de mille francs, et qui avez écrit la lettre qui accompagnait cet envoi?

—C'est moi.

—Les termes de cette lettre semblent indiquer que vous avez conservé l'espoir de rencontrer cette dame dans le monde; est-ce en effet votre intention?

—Vous me faites subir, mon cher Mathéo, un interrogatoire dont je veux bien excuser l'inconvenance en faveur du motif qui sans doute vous fait agir. Je n'ai, je vous l'assure, aucune intention sur madame la comtesse de Neuville; je lui ai envoyé le carnet, et ce qu'il contenait, parce que je n'ai pas cru devoir me l'approprier, et la lettre qui l'accompagnait n'était qu'une banale formule de politesse. Il est probable que je ne reverrai jamais cette dame, à moins que je ne la rencontre dans le monde, ce qui est douteux; mais il me restera toujours le souvenir de sa gracieuse physionomie et le regret bien sincère de lui avoir causé une aussi vive terreur.

—Terreur bien vive en effet, répondit Mathéo, et que la vue d'un cadavre caché sous une espèce de comptoir près duquel elle était blottie, est encore venue augmenter.

—Vous pouvez, pour la tranquilliser, lui donner l'assurance que ce cadavre n'était pas celui d'un homme assassiné. L'amphithéâtre, quelque bien approvisionné qu'il soit, ne fournit pas toujours aux étudiants laborieux et à quelques-unes de nos célébrités médicales, des sujets en quantité suffisante, aussi, pour s'en procurer, ils ont pris le parti de s'adresser à de certains industriels qui vont voler la nuit dans les cimetières des cadavres à la convenance de leurs clients. Quelques-uns de ces industriels se réunissent dans l'établissement en question; et c'est sans doute un des articles de leur commerce qu'ils auront déposé là pour quelques instants, n'en ayant pas trouvé le placement immédiat, qui a si fort effrayé madame la comtesse de Neuville[258].

Salvador venait d'achever ce court récit, lorsque Roman entra dans le cabinet sans se faire annoncer.

—Je vous demande bien pardon, dit-il, d'interrompre votre conversation; mais ce que j'ai à dire à Salvador, ne souffre pas de retards. Tu permets, continua-t-il, en s'adressant à Mathéo.

—Ne vous gênez pas pour moi, répondit celui-ci, je vais me retirer.

—Non, reste, j'ai besoin de te parler, ajouta Roman.

Mathéo se retira dans l'embrasure d'une fenêtre afin de laisser aux deux amis la faculté de causer librement.

—Il paraît que c'est aujourd'hui la journée aux événements, dit Roman à Salvador.

—Qu'est-il donc encore arrivé? répondit celui-ci.

—Délicat, Coco-Desbraises et Rolet le mauvais gueux, savent qui nous sommes.

—Pas possible! s'écria Salvador.

—C'est si possible que cela est.

—Mais, quel funeste hasard les a si bien instruits?

—Je vais te l'apprendre:

Depuis la scène à la suite de laquelle madame de Neuville avait été renversée par Vernier les bas bleus qui se sauvait de chez la mère Sans-Refus, cet homme n'avait pas reparu dans le bouge de la rue de la Tannerie. Comme il n'avait pas voulu s'associer aux desseins que tramaient les autres bandits contre Salvador et Roman, il craignait qu'ils ne lui fissent un mauvais parti; de sorte qu'il n'avait pu rencontrer ni l'un ni l'autre des deux amis, auxquels il avait l'intention de dévoiler le complot formé contre eux. Ce n'était que quelques minutes avant l'entrée de Roman dans le cabinet, qu'il avait rencontré ce dernier, auquel il avait appris comment Délicat et Coco-Desbraises s'étaient introduits dans le pavillon de Choisy-le-Roi; comment plus tard en les suivants ils s'étaient procurés leur adresse et leurs noms, et quel était le projet qu'ils avaient formé contre eux, projet auquel s'étaient associés tous les autres bandits; mais, avait ajouté Vernier les bas bleus, Rolet le mauvais gueux est le seul auquel ils aient fait la confidence entière de leur plan; il est le seul avec eux qui sache qui vous êtes, car ils ont fait la réflexion qu'à eux trois ils pouvaient facilement vous tuer et vous voler. Ils ont cependant promis aux autres de leur donner part au gâteau et de leur apprendre qui vous êtes. S'ils ne réussissent pas, ils ont l'intention de manger le morceau[259].

—Diable, diable, dit Salvador, après avoir écouté Roman avec beaucoup d'attention; ceci est grave. Vernier les bas bleus sait-il aussi qui nous sommes?

—Vernier ne sait rien. Il n'y a, quant à présent, que les trois individus que je viens de nommer qui soient à craindre.

—Il faut absolument qu'ils ne le soient plus, et au plus tôt. Ils sont trois aujourd'hui, ils seront peut-être quatre demain et ainsi de suite. Il n'y a pas de raison pour que cela finisse. Mais est-il bien certain que Vernier les bas bleus ne nous trompe pas?

—Quel intérêt?...

—Au fait! Du reste, j'ai remarqué sur la physionomie des hommes que j'ai rencontré à la planque[260], hier et avant-hier, un air de contrainte qui n'annonçait rien de bon.

—Ainsi?...

—C'est dans quelques jours qu'arrive la fête de la Sans-Refus, elle donne, dit-on, ce jour-là un dîner monstre à ses intimes, nous assisterons à ce dîner, et nous verrons ce que nous aurons à faire, et s'il faut en découdre, nous serons là, trois, qui en vaudront bien plusieurs.

—Qui donc avec nous?

—Eh! parbleu! le vicomte de Lussan. Puisque nous l'avons bien amené à faire le sert[261] à nos hommes, crois-tu qu'il refuse de nous donner un coup de main dans une circonstance qui l'intéresse autant que nous.

—Non, sans doute, nous pouvons même au besoin compter sur Vernier les bas bleus.

—Eh bien! c'est dit. Mais il faut empêcher que les trois individus en question ne parlent, et pour cela il faudrait si bien les occuper jusque-là, qu'ils n'aient pas le temps de prononcer une parole indiscrète.

—Comment faire?

—Tu sais où retrouver Vernier les bas bleus?

—Sans doute. Je l'ai rencontré aux Champs-Elysées où j'étais allé pour prendre l'air pendant que tu causais avec ce maudit docteur. Je l'ai mené dans un petit café de la rue de Bourgogne où je lui ai dit de m'attendre, et je suis vite accouru ici afin de te raconter tout cela.

—C'est bien; voilà maintenant ce qu'il faut faire: prends de l'argent et va retrouver Vernier, tu lui remettras deux billets de mille francs, tu lui diras d'en garder un pour lui et de dépenser l'autre avec Délicat, Coco-Desbraises et Rolet le mauvais gueux, avec lesquels il lui sera facile de se raccommoder; il leur dira qu'il vient de faire un bon chopin (vol) et qu'il a voulu manger son carle (argent) avec eux, tout ce qu'il voudra. La seule chose dont il devra s'occuper, sera de faire manger et boire ces individus, boire surtout, de manière à ce qu'ils n'aient pas un moment de raison; s'il les amène ivres au banquet de la Sans-Refus, il y aura pour lui un autre billet de mille francs.

—Bien, très-bien, je vais retrouver Vernier.

—Termine avant avec Mathéo.

—Ah! Mathéo, eh bien! qu'en penses-tu?

—Je crois que comme nous le disions tout à l'heure, il est devenu vertueux, mais j'avoue qu'après l'avoir entendu, je m'explique difficilement que tu m'aies dit de lui, lorsque nous étions là-bas, qu'il était intéressé et poltron.

—Mon cher, je te le disais pour te donner de la confiance, mais à te parler franchement, je crois qu'il n'est pas plus poltron que toi et moi. Mais je ne veux pas laisser à Vernier les bas bleus le temps de s'impatienter. Je vais sortir avec Mathéo, je veux absolument savoir pourquoi il a envoyé dans l'autre monde nos vieux amis de la forêt de Cuges.

Roman en effet sortit avec le docteur; mais malgré tous ses efforts, il ne put amener Mathéo sur le terrain où il voulait l'entraîner, et ils se quittèrent assez mécontents l'un de l'autre.

II.—Digression.

Ce n'est pas certes sans éprouver un vif sentiment de crainte que nous nous sommes déterminé à écrire les quelques lignes qui suivent, bien qu'elles trouvent ici une place toute naturelle. La matière dont nous allons nous occuper a été si souvent traitée, elle a fait si souvent l'objet des méditations des hommes du plus grand mérite, qu'on trouvera peut-être que nous sommes bien présomptueux d'oser parler après eux et de nous exposer à un parallèle qui, nous le comprenons, ne peut que nous être désavantageux; mais comme beaucoup d'autres, nous avons voulu apporter notre pierre à l'édifice que l'on bâtit en ce moment, nous avons cru que nous devions aussi à l'humanité le compte rendu des impressions que nous ont laissées un long contact avec les malfaiteurs de toutes les catégories; nous avons pensé enfin que là où la science avait avancé tous ses arguments, développé toutes ses théories, accrédité tous les systèmes, l'expérience pratique pouvait encore élever la voix et proclamer ses convictions.

Afin que les nôtres restent vierges, nous n'avons lu aucun des ouvrages écrits sur la matière et c'est un hommage que nous avons rendu aux auteurs de ces œuvres, car ce n'est que parce que nous avons craint de subir l'influence acquise à leur célébrité et à leurs talents que nous n'avons pas voulu les lire. Nous avons compris qu'après les avoir lus nous ne pourrions être autre qu'eux-mêmes, et qu'alors ce ne serait plus notre individualité que nous apporterions dans la discussion d'idées toutes pratiques. Nous n'avons cherché d'inspirations que dans notre cœur et dans de longues et consciencieuses observations.

Depuis longtemps déjà, mais particulièrement durant les quelques années qui viennent de s'écouler, les philanthropes ont cherché les moyens d'améliorer le sort et l'état moral des prisonniers; mais soit qu'ils aient mal compris la question, soit que leurs systèmes divers n'aient pu recevoir une application immédiate, toujours est-il, que si l'on a fait quelque chose pour le bien-être physique des détenus, il reste encore beaucoup à faire, si ce n'est tout, pour leur bien-être moral, nous croyons qu'on peut expliquer ainsi la nullité des résultats, des innovations récemment essayées: les uns n'ont vu chez les condamnés que les victimes d'un état social mal organisé, et, dès lors, ils ont présenté pour être appliquées à tous, certaines théories qui ne pouvaient recevoir qu'une application exceptionnelle; les autres au contraire, n'ont voulu tenir aucun compte de la faiblesse de l'humanité et des circonstances qui pouvaient exercer une certaine influence sur la destinée l'homme; ils ont creusé pour ainsi dire un abîme entre l'innocent et le coupable, et ont voulu bannir à jamais de la société, tous ceux qui avaient failli, et qui, par cela seul, suivant eux, devaient toujours en être le fléau. La trop grande indulgence de ceux qui ont cherché à expliquer tous les crimes par l'organisation actuelle de la société, les a empêché d'atteindre le but qu'ils s'étaient proposé, et la sévérité des autres le leur a fait dépasser.

Si l'on adoptait les opinions des premiers, il ne faudrait plus de lois répressives, et si au contraire on n'écoutait que les derniers, une même peine devrait frapper tous les coupables: la mort.

On a dit souvent que pour bien apprécier la juste portée de nos lois répressives, il serait à désirer que l'on pût étudier l'intérieur des établissements destinés à ceux qui les ont violées, en vivant au milieu des prisonniers qui ne devraient pas se douter de cette captivité volontaire, ce serait en effet le seul moyen d'apprécier à sa juste valeur l'efficacité des peines prononcées par nos codes. Mais il est d'autant plus facile de concevoir l'impossibilité d'une semblable expérience, qu'il faudrait que le séjour que le philanthrope se déterminerait à faire dans les bagnes et les prisons, fût assez long pour rendre complet l'examen des hautes questions qui se rattachent à notre législation criminelle.

Les événements de sa vie, ont donné à l'auteur de ce livre le triste avantage de pouvoir étudier sur les lieux mêmes les mœurs des prisonniers. Il croit donc pouvoir soumettre aux hommes éclairés et impartiaux le résultat de ses observations, et il s'estimera heureux s'il peut appeler l'intérêt des véritables philantropes sur des hommes qui en sont quelquefois plus dignes qu'on ne le suppose.

La première question à se poser avant de proposer aucune réforme pénitentiaire est celle-ci: la société, en infligeant des peines aux coupables, n'a-t-elle pour but que de les punir sans s'inquiéter de leur sort à venir, ou veut-elle les ramener au bien pour les rappeler ensuite dans son sein.

Dans la première hypothèse, hypothèse monstrueuse et qui révoltera tous les esprits sages, la société n'aurait à s'occuper que des lois préventives; tous ses efforts devraient se borner à moraliser les classes pour diminuer le nombre des coupables. Quant aux lois répressives, elles seraient toutes à supprimer, ainsi que nos prisons et nos bagnes, qui ne seraient alors que des causes de dépenses inutiles. Dès le moment en effet qu'on désespérerait de tous les coupables, tous devraient être anéantis sans miséricorde, et le code de Dracon qui condamnait à mort pour les plus légers délits, devrait être exhumé et remis en vigueur; il garantirait au moins la société si dominée par un sentiment d'égoïsme. Elle n'a d'autre but, en frappant les coupables, que d'assurer la sécurité sans se préoccuper de leur amélioration.

Si nous jetons les yeux sur le code de nos lois, nous voyons qu'on a gradué les peines, qu'on a cherché à les proportionner aux crimes et aux délits, qu'on a laissé en outre aux magistrats chargés de les appliquer, la faculté de les modérer encore, suivant que le coupable leur paraîtrait mériter, soit par ses antécédents, soit par son repentir, plus ou moins d'indulgence; nous en concluons que le législateur a pensé que l'homme qui avait mérité une peine temporaire, pouvait s'amender et reprendre dans la société la place qu'il n'avait que momentanément perdue.

Cette conviction du législateur n'est pas, et nous en remercions Dieu, une vaine illusion; un très-grand nombre de condamnés pourraient en effet se corriger, si l'autorité voulait bien prendre des mesures pour arriver à ce résultat. Mais pour qu'il en soit ainsi, il faut qu'elle se persuade bien que le prisonnier est toujours un membre de la famille et qu'elle n'a reçu de la société la mission de le punir qu'afin de le rendre meilleur.

Lorsqu'un malheureux qui ne possède plus le libre exercice de ses facultés intellectuelles, commet des actes de nature à compromettre la sécurité publique, l'autorité chargée de veiller à la conservation de tous les intérêts, ne se contente pas de le mettre dans l'impossibilité de nuire, elle charge d'habiles médecins de lui donner des soin, jusqu'à ce qu'il ait recouvré sa raison; pourquoi n'agirait-elle pas de même envers les malheureux contre lesquels elle s'est trouvée dans la nécessité de sévir?

Généralement parlant, les hommes, du moins nous aimons à le croire, naissent bons; aussi doit-on considérer comme atteints d'une maladie morale, ceux que des passions funestes poussent au crime: ils doivent être comme les insensés, mis dans l'impossibilité de nuire, et, pour qu'il en soit ainsi, elle les rejette de son sein et les relègue pendant un certain temps dans des lieux à ce destiné, d'où elle n'a plus à les redouter. Mais nous ne voyons pas pourquoi celui qui n'est autre chose, en résumé, qu'un malheureux auquel il manque quelques organes moraux, ou dont les organes sont viciés, serait plus abandonné que tous les autres malades. Nous comprendrions difficilement en effet, que l'on ne cherchât pas à le guérir aussi, c'est-à-dire à lui rendre, si nous pouvons nous exprimer ainsi, la santé morale qu'il a perdue; en d'autres termes le remettre dans la voie qu'il n'aurait jamais dû quitter, celle de la droiture et de l'honneur.

Qu'on en soit donc bien convaincu, il y a beaucoup moins d'hommes incorrigibles qu'on ne le pense généralement, et ici, ce ne sont pas de vaines théories que nous venons de jeter en avant; nous avons fait de nombreux essais, et ce sont ces essais qui nous autorisent à émettre cette assertion, non sous la forme dubitative et comme une croyance que l'événement pourrait venir démentir, mais comme une réalité dont nous avons fait l'expérience, et que nous devons proclamer hautement, puisqu'en définitive elle ne peut qu'honorer l'espèce humaine.

Pendant vingt ans et plus, que l'auteur de ce livre a passé à la tête de la police de sûreté, il n'a presque toujours employé que des forçats libérés, souvent même des forçats évadés, dont l'autorité voulait bien tolérer la position en considération des services qu'ils rendaient; il choisissait même de préférence ceux auxquels des antécédents plus fâcheux avaient acquis une certaine célébrité; eh bien! il a souvent confié à ces hommes les missions les plus délicates; ils ont eu fréquemment entre les mains des valeurs considérables pour les porter à la police et dans les greffes, ils ont pris part à des opérations à la suite desquelles ils auraient pu facilement détourner des sommes importantes, et aucun d'eux n'a forfait à l'honneur. Et chose remarquable, si parfois l'administration a dû sévir contre des agents coupables de soustractions frauduleuses, ce ne fut jamais que contre ceux qu'elle pouvait appeler les purs, c'est-à-dire contre ceux qui n'avaient jamais été frappés de condamnations.

Après sa sortie de la police, lorsque l'administration refusa d'employer ces mêmes hommes qui, durant le temps qu'ils avaient été placés sous ses ordres, avaient donné tant de preuves d'une conversion sincère, plusieurs d'entre eux, privés tout à coup de moyens d'existence, et ne voulant pas reprendre leur métier primitif, s'en allèrent travailler à la fabrique de blanc de céruse de Clichy, sans se laisser épouvanter par les longues maladies, suite, hélas! prévue de leur travail même, maladies toujours suivies d'une mort cruelle, que plusieurs subirent plutôt que de commettre de nouveaux crimes.

La fabrication du blanc de céruse et quelques autres fabrications aussi pernicieuses et fatales dans leurs résultats, sont à peu près les seules industries que puissent exercer les repris de justice. Ces industries qui tuent les ouvriers qu'elles occupent, qui ne produisent qu'un modique salaire, ne chôment cependant pas, et les hommes qu'elles emploient sont presque tous des repris de justice assez expérimentés, assez adroits, assez audacieux, pour exercer avec une certaine chance d'impunité le métier de voleur; ces hommes se sont donc sincèrement corrigés.

L'auteur de ce livre pourrait au reste citer mille exemples de conversions qui sont à la connaissance de tous, ou que du moins tout le monde peut vérifier.

Lorsque retiré de la police de sûreté, il établit à Saint-Mandé une fabrique de carton, il voulait continuer les observations qu'il avait déjà faites sur les repris de justice, et chercher encore les moyens d'être utile à cette classe de parias qu'on a trop négligés jusqu'ici, ou plutôt, dont l'autorité ne paraît s'être occupée que pour les mettre dans l'impossibilité de gagner honorablement leur vie. Il avait principalement en vue de procurer au plus grand nombre possible un métier facile et suffisamment rétribué pour qu'ils n'eussent plus besoin de chercher dans le crime des moyens d'existence. Il n'employa donc dans ses ateliers que des malheureux des deux sexes, que la surveillance et le préjugé qui la suit ordinairement, réduisaient à l'inaction, à la misère et au désespoir. Les mêmes causes reproduisirent les effets qu'il avait remarqués. Beaucoup de ces êtres, qu'une longue pratique du vice et des séjours plus ou moins prolongés dans les bagnes et dans les prisons avaient presque complétement dégradés, s'amendèrent et devinrent des ouvriers probes, sobres et laborieux; et il a vivement regretté que le gouvernement n'ait pas cru devoir encourager son œuvre, il ne craint pas de le dire, véritablement philantropique, et ne l'ait pas mis, par de légers sacrifices, a même de subvenir aux frais que nécessite tout établissement qui commence. Il aurait eu, il n'en doute pas de nombreux imitateurs, et les résultats obtenus auraient depuis longtemps, résolu aux yeux de tous comme elle l'est aux siens, la plus importante de toutes les questions actuellement à l'ordre du jour.

Si des faits généraux, nous passons aux faits particuliers, les exemples à l'appui de notre opinion ne nous manqueront pas. Parmi une foule qui se présentent à notre mémoire, nous en choisirons seulement deux qui nous paraissent les plus saillants.

Un jeune étudiant est refusé lors de son dernier examen; il prétend que l'on a été injuste à son égard; son esprit s'exalte et de suite il court chez celui de ses professeurs auquel, à tort ou à raison, il attribue sa disgrâce et il dirige sur lui le pistolet dont il s'était armé. Le professeur est assez heureux pour échapper à la mort qui lui était réservée. Quelques jours après cette tentative d'assassinat, le jeune homme fut arrêté et par suite traduit devant la cour d'assises de la Seine. Il ne chercha pas à nier la tentative criminelle dont la vindicte publique lui demandait la réparation; mais il prétendait ne pouvoir s'expliquer à lui-même comment avec le caractère dont il était doué, il avait pu se déterminer à commettre une semblable action.

L'avocat de ce jeune homme chercha à établir que son client était en démence, et qu'il ne jouissait pas du libre exercice de ses facultés lorsqu'il avait voulu assassiner son professeur. Il cita des faits de nature à prouver qu'il était doué d'un caractère qui rendait, en quelque sorte, inexplicable le crime qu'il avait voulu commettre, faits, qui du reste, furent confirmés par les déclarations de plusieurs témoins honorables.

Ce système de défense fut parfaitement accueilli. On posa cette question au Jury. L'accusé jouissait-il du libre exercice de ses facultés lorsqu'il a commis le crime qui fait l'objet de l'accusation? Une réponse négative fit acquitter le jeune homme. Les magistrats qui avaient voulu poser cette question, et les douze citoyens qui la résolurent dans un sens favorable à l'accusé, ont nécessairement admis la possibilité du fait qu'elle énonçait. Une opinion partagée par des magistrats de cour royale, par douze citoyens honorables et par une foule de légistes, de médecins et de philosophes, ne doit ce me semble, étonner personne. Au reste, dans l'espèce, l'événement à démontré que les magistrats et les jurés avaient agi sagement, car le jeune étudiant d'alors est aujourd'hui un père de famille honorablement placé dans le monde.

Deux assassins, nommés Blanchet et Henry, condamnés au supplice de la roue par la cour de justice de Paris, étaient détenus à Bicêtre lorsque éclatèrent les événements de la première révolution; grâce à ces événements, ils furent oubliés, et bientôt ils recouvrèrent leur liberté en s'évadant lors du massacre des prisons en septembre 1793, et ils la conservèrent pendant plusieurs années. Ils ne furent remis en prison que lorsque la justice eût repris un cours régulier; mais il y avait trop de temps que la sentence avait été prononcée pour qu'on pût songer à l'exécuter, on se borna donc à les laisser en prison. Durant un laps de temps de près de trente années, ils ne donnèrent pas à l'autorité le moindre sujet de plainte; leur conduite au contraire aurait pu être citée à tous les autres détenus comme un exemple à suivre; enfin on se détermina à les mettre en liberté. Ils vivent encore tous deux; l'un est maître perruquier, et l'autre fabricant de cartes géographiques et ils jouissent de l'estime et de la considération de tous ceux qui les connaissent. Ils sont tous deux la preuve qu'on peut se corriger même après avoir commis un crime énorme, et que c'est peut-être à tort que Boileau a dit quelque part:

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