Les vrais mystères de Paris
Près d'une gouttière livrée
A d'interminables sabbats,
Où l'université des chats,
A minuit en robe fourrée
Vient tenir ses bruyants états;
Une table mi-démembrée,
Près du plus humble des grabats;
Six brins de paille délabrée,
Tressés sur de vieux échalas:
Voilà les meubles délicats,
Dont la Chartreuse est décorée,
Et que les frères de Borée,
Bouleversent avec fracas!
En voyant arriver ses complices, Silvia plaça sur une table estropiée un excellent poulet et une bouteille de bordeaux vieux, qu'elle tenait à côté d'elle. Ensuite, elle se leva pour offrir un escabeau à M. le vicomte et un tabouret au marquis, puis elle prit place sur le bord du lit. Vous voyez, messieurs, dit-elle, que la ci-devant marquise de Roselly sait se conformer aux circonstances: elle veut réussir, elle réussira. Cette journée m'a vue faire beaucoup de chemin, ajouta-t-elle, je suis étonnée de tant de succès. Croiriez-vous que la dame au voile vert s'intéresse déjà à moi? D'un autre côté, mon confesseur qui me fait l'effet d'un excellent homme, d'un parfait chrétien, m'a promis sa protection; vous voyez que tout va bien, et que j'ai quelque raison de dire que l'avenir est à moi. Soyez donc tranquilles, messieurs; si j'ai perdu mes charmes, j'ai beaucoup acquis en intelligence, et d'ailleurs j'ai été à bonne école.
—Mais, où tout cela nous conduira-t-il? demanda Salvador; car, enfin, nous voilà dans une position intolérable! Il y a de quoi tomber malade rien qu'à voir cet affreux taudis: quel sera le résultat de tant de privations?
—Le résultat, vous en pouvez douter? c'est le trésor de la vieille au voile vert!
—Que le ciel vous entende, dit de Lussan! Et nous, qu'avons-nous à faire?
—Vous recevrez tous les jours un bulletin qui vous indiquera la marche à suivre, répondit-elle. Au surplus, nous nous reverrons, mais jamais ici, où je me suis logée avec les cinq francs que m'a donnés le vicaire. Il est probable qu'il fera prendre des renseignements sur mon compte, s'il a réellement l'intention de me protéger; dès lors, j'ai certaines précautions à prendre.
—Vous pouvez compter sur sa promesse, dit le vicomte; l'abbé Reuzet? est le plus franc des hommes, le plus digne ecclésiastique que je connaisse: il est mon confesseur depuis longtemps.
—Votre confesseur, s'écria Silvia! il faut qu'il ait les manches larges alors, ou qu'il ait le pouvoir d'absoudre les cas réservés?...
—Eh! mon Dieu, qu'importe! dit de Lussan, nous n'allons pas discuter ici une thèse religieuse. M. l'abbé Royer est mon confesseur ordinaire, et tout bonnement pour satisfaire à la mode du jour, rien de plus. C'est un très-digne prêtre qui aime à faire le bien, et qui ne suppose jamais le mal. C'est du reste chez lui et par lui, que j'ai connu la dame au voile vert; aussi, suis-je bien convaincu qu'il ne m'en a point imposé dans les détails qu'il m'a donnés à ce sujet.
Quinze jours se passèrent en visites de Silvia au vicaire, et en assiduités de toute espèce à l'église. La dame au voile vert y rencontrait chaque jour sa protégée, elle lui apportait les restes de ses repas et quelque monnaie pour l'aider dans ses autres dépenses. Enfin, Silvia dans ses divers rapports avec l'un et avec l'autre, joua si bien son rôle, que le vicaire crut devoir engager la dame au voile vert à la prendre chez elle. «A votre âge, lui dit-il, il est imprudent de vivre seule; prenez cette infortunée avec vous, vous attirerez sur vous les bénédictions du Seigneur!
La vieille accueillit cette proposition, et, dès le lendemain, la fille de la Sans-Refus était installée chez la dame au voile vert.
Les complaisances, les petits soins de cette Syrène captèrent bientôt toute la confiance de la vieille pécheresse. Tous les soirs elle lui faisait la lecture, et puisait dans la fertilité de son imagination, tous les moyens de la distraire. Enfin, il y avait déjà quinze jours qu'elles vivaient ensemble, lorsque la vieille, qui prenait un intérêt croissant à sa protégée, lui demanda de lui raconter ses malheurs passés; Silvia qui avait prévu cette demande, n'avait pas manqué de composer une fable qui devait intéresser la dame au voile vert; voici donc brièvement ce qu'elle lui raconta:
«Je suis née à Orléans de parents honnêtes, mais peu fortunés: mon père était maître menuisier. Comme j'étais douée de quelque beauté, je devins son idole, et il me fit donner une éducation brillante et bien au-dessus de son état et de sa position. Ainsi, loin de se borner à l'enseignement ordinaire du pensionnat de la célèbre madame de Saint-Prix, il me fit donner des maîtres de peinture, de déclamation, de musique, d'équitation et de danse: j'excellais surtout sur le piano que je touchais, j'ose le dire, dans la perfection.
»Il n'en fallait pas tant, dans une ville de province, pour m'attirer de nombreux adorateurs, et, ce qui n'y contribua pas peu, c'est que malheureusement pour moi, nous demeurions à côté de l'hôtel où logeaient la plupart des officiers de la garnison. Ma beauté, dont je puis parler aujourd'hui sans vanité; l'éclat de ma voix, et les sons harmonieux que je tirais de mon piano, ne tardèrent pas à me faire remarquer par un jeune lieutenant de hussards, modèle accompli de grâces et de perfections. Que vous dirai-je? séduite, aveuglée par une passion que la fougue de l'âge et le peu de discernement de mes parents ne m'avaient pas appris à réprimer, séduite encore par la promesse fallacieuse qu'il m'avait faite de m'épouser, une belle nuit j'abandonnai ma famille pour suivre le lieutenant Saint-Denis.
»Quand je dis fallacieuse, peut-être l'accusé-je à tort, car je crois bien que ses intentions étaient honorables et qu'il m'aurait épousée; mais un accident affreux, terrible, vint donner une tout autre issue à notre liaison, et créer un obstacle presque invincible à la réalisation de ses projets et des miens.
»Un soir, à la suite d'un souper chez le lieutenant-colonel du régiment, on avait fait un punch monstre. Le vase qui le contenait était assez près de moi, et nous éclairait tous de sa flamme joyeuse, lorsque je ne sais à quelle occasion je tournai et baissai rapidement la tête vers un des convives. Par une fatalité tout à fait inconcevable, une de mes anglaises que je portais alors fort longues, trempa dans le liquide enflammé; en une seconde, mes cheveux, imprégnés de parfum, formèrent un vaste incendie auquel j'aurais moi-même succombé, si ce même voisin n'avait eu la présence d'esprit d'ôter rapidement sa redingote et de me la jeter sur la tête! Il parvint par ce moyen à éteindre le feu, mais il était trop tard, j'étais défigurée pour toujours!... Je fus conduite dans une maison de santé; mais quand, après un traitement de six semaines, mon amant eut acquis la certitude que le mal était irréparable, il m'abandonna; et lorsque enfin je fus en état de sortir, j'appris que son régiment était parti pour Paris!...
»Le jugeant d'après mon cœur, je m'y rendis pour le voir, mais il refusa obstinément tout rapprochement avec moi. Eclairée alors, mais trop tard, sur mon malheur, je fus me loger dans un garni. Je cherchai de l'ouvrage de tous côtés, et je ne manquai pas de vanter à outrance mon habileté, mais vainement; mon extrême laideur me faisait refuser partout. Désespérée, j'allais mettre fin à mes jours, ou mourir de faim, lorsque Dieu m'inspira la pensée d'aller à Saint-Roch, où j'eus le bonheur de vous rencontrer; vous savez le reste... Sans vous, madame, je le dis hautement, je n'existerais plus, vous avez été pour moi une seconde Providence? J'espère maintenant que vous me connaissez tout entière, vous daignerez me continuer vos bontés, et serez assez généreuse pour me garder près de vous. Je vous promets de vous donner chaque jour des preuves non équivoques de mon dévouement et de mon attachement sans bornes; enfin, je vous aimerai comme une mère tendre et vénérée. Oui, madame, je sens que mon cœur est pénétré pour vous de reconnaissance et d'amour; vous avez été si bonne, si compatissante pour moi, objet d'horreur pour tous, que je ne vous demande d'autre faveur que de rester près de vous, vous ferez tout ce que vous voudrez de moi et pour moi. Et si, d'après le cours ordinaire des choses, Dieu vous rappelle à lui avant moi, je veux vous rendre pieusement les derniers soins, les suprêmes devoirs; chaque jour j'arroserai votre tombe de mes larmes, et mon deuil n'aura d'autre terme que ma vie.
L'astucieuse Silvia voyant que ses discours faisaient impression sur la vieille, continua encore longtemps sur le même ton, et elle finit par y mettre tant de naturel et de pathétique, que son auditrice, transportée, se jeta à son cou en versant des larmes, et lui dit: «Oui, vous serez ma fille! vous remplacerez celle que le sort m'a ravie, ou qui, peut-être, oublieuse de ses devoirs, m'abandonne depuis si longtemps à mon triste destin. Puisque vous voulez bien m'assurer de votre attachement sincère et désintéressé, comptez sur moi, je ne vous abandonnerai jamais!»
—Que ces paroles sont agréables à mon cœur, dit Silvia transportée de joie, c'est en ce moment que j'éprouve combien la reconnaissance est un doux fardeau pour les âmes pures!...
Cette scène et ces discours préparés depuis longtemps par Silvia, la mirent tout à fait sur un bon pied dans la maison. A compter de ce jour, elle fut chargée des soins du ménage et prit une part plus intime aux affaires de la vieille, sans toutefois que celle-ci la laissât jamais seule à la maison, ni lui confiât aucune de ses clés. Enfin, par sa causerie toujours intéressante et spirituelle, par ses prévenances incessantes, Silvia avait tellement subjugué la dame au voile vert, que celle-ci ne pouvait se passer d'elle. L'intimité était parvenue à un tel point qu'un soir Silvia, lui chantant une romance de cette voix fraîche et suave, qui naguère lui avait mérité tant de suffrages adulateurs.
—Vous chantez admirablement, mon enfant, dit la vieille qui avait écouté Silvia avec ravissement.
—Si j'avais un piano, ce serait bien plus agréable, on ne peut bien chanter sans accompagnement.
—C'est un clavecin que vous voulez dire, n'est-ce pas, mon enfant?
—Piano ou clavecin, mais si vous aimez cet instrument, dit Silvia, je puis vous satisfaire sans qu'il vous en coûte rien, car j'en ai un chez mon pauvre père. Si vous voulez me permettre de lui écrire, et ensuite me promettre de faire ajouter à ma lettre quelques mots de recommandation par notre excellent vicaire, je suis persuadée que mon père daignera me pardonner et m'enverra mon piano. O combien alors je serai heureuse près de vous, chère madame! déjà vous vous êtes faite à ma figure, en me donnant les moyens de vous procurer d'agréables distractions, de charmer votre vieillesse, il me sera bien doux de penser que nous ne nous quitterons jamais.
—Je n'avais pas besoin de cette dernière preuve de dévouement, répondit la vieille; je suis prête à faire tout ce qui peut vous faire plaisir.
Silvia, enchantée de voir que son plan réussissait à merveille, écrivit le lendemain à son prétendu père une lettre ainsi conçue:
«Mon cher et très-honoré père,
»C'est à vos pieds et inondée de mes larmes, que je me prosterne! Fille coupable, une passion aveugle, insensée, m'a fait trahir tous mes devoirs envers Dieu, envers vous, envers le monde! Hélas! pourquoi ai-je cédé aux perfides insinuations d'un misérable séducteur qui avait juré ma perte? pourquoi ai-je abandonné le meilleur des pères pour me jeter dans la voie du crime?..... Ne me maudissez pas ô mon père! le ciel m'a assez punie; n'ajoutez pas au fardeau de mes infortunes!
»Oui, mon tendre père, j'ai été bien coupable; mais je déteste aujourd'hui mon ingratitude. Mon repentir et mes larmes me font espérer que vous jetterez un regard de compassion sur votre malheureuse fille, et que vous daignerez lui pardonner. Ce n'est plus, hélas! cette fille qui faisait naguère la joie et l'orgueil de votre cœur; cette beauté, ces grâces dont j'étais si fière, un accident affreux me les a ravies et m'a rendue l'horreur de tous ceux que j'approche! Plongée dans la misère, par suite de cette funeste catastrophe, abandonnée de tous mes amis, et n'ayant d'autre ressource que mon travail pour subsister, le croirez-vous, ô mon père, votre fille infortunée s'est vue repoussée par tous, comme un objet d'épouvante et dégoût! Je serais donc morte de désespoir et de faim si le Seigneur ne m'avait prise en pitié, et ne m'avait donné la pensée d'aller me jeter aux pieds d'un digne prêtre qui a daigné me tendre une main secourable. Sans lui, sans monsieur l'abbé Reuzet, je serais certainement morte de faim; mais cet homme de Dieu m'a placée chez une vieille et respectable dame qui m'a prise en affection, et qui promet de me garder près d'elle, malgré l'état horrible de ma figure. Cette dame, à cause de son grand âge, a besoin de distractions et montre beaucoup de plaisir à m'entendre chanter; mais, comme elle n'est pas musicienne, il n'y a pas de piano chez elle, et je suis forcée de chanter sans accompagnement. Oserai-je vous prier de m'envoyer le mien? ce serait pour moi un moyen de plus de plaire à ma bonne protectrice, dont les procédés sont au-dessus de tout éloge. De grâce, excellent et généreux père, ne refusez pas ma prière, je vous le demande à genoux: ne me traitez pas selon mes torts, mais comme une fille d'autant plus chère qu'elle s'offre à vos yeux purifiée par le repentir et les larmes.
»Je suis, avec le plus profond respect, mon très-cher et très-honoré père,
»Votre fille,
»AIMÉE DUFRESNE.»
«P. S. Vous adresserez mon piano, dans une caisse solide; à M. Fleurus, rue Thérèse, 25, à Paris.»
A la suite de cette lettre se trouvaient ces quelques mots de l'abbé Reuzet:
«Monsieur,
»Si la recommandation d'un homme voué au culte du Seigneur et ami des malheureux peut vous toucher, je puis vous assurer que votre fille est digne, par son repentir, de toute votre indulgence et de toute votre affection. Elle est placée près d'une dame aussi pieuse que respectable, et qui lui laissera probablement de quoi vivre, sinon richement, au moins d'une manière honorable. Du reste, tout ce qu'elle vous mande est parfaitement exact. Je vous engage donc à lui envoyer son piano qui lui est nécessaire, non dans des vues mondaines, mais pour procurer quelques distractions à sa bienfaitrice.
»J'ai l'honneur d'être, monsieur,
»Votre très-humble serviteur,
»L'abbé REUZET.»
Une réponse favorable du père ne se fit pas longtemps attendre; elle était adressée à M. l'abbé Royer et ainsi conçue:
«Monsieur l'abbé,
»J'ai l'honneur de vous remercier de la bonté que vous avez eue de vous intéresser à ma fille et de la tirer de la malheureuse position où elle se trouvait, par suite des égarements de la fatale imprudence de sa jeunesse. Sa lettre m'a fait verser des larmes bien amères, mais, en présence du témoignage d'un homme de bien qui prêche et pratique tout à la fois les maximes de l'Evangile, je ne puis oublier que je suis père et je lui pardonne.
»Ma fille me demande son piano dans le but de procurer quelques moments agréables à sa maîtresse, je ne puis le lui refuser. Veuillez donc être assez bon, M. l'abbé, pour lui dire qu'elle le recevra très-incessamment, et parfaitement emballé, à l'adresse de M. Fleurus, rue Thérèse, numéro 25.
»J'ose espérer, M. l'abbé, que vous ne laisserez pas votre bonne œuvre incomplète, et que ma fille trouvera toujours près de vous cette protection éclairée et ces bons conseils qui l'ont enfin fait rentrer dans les vues du Seigneur.
»Recevez, M. l'abbé, avec l'expression de ma vive et sincère reconnaissance, les salutations respectueuses de
»Votre très-humble serviteur,
»FRANÇOIS DUFRESNE,
»Menuisier, rue Jeanne-d'Arc, à Orléans.»
On a deviné que cette lettre avait été pensée et écrite par Salvador et de Lussan, que le chemin de fer avait depuis quelques jours transportés à Orléans où ils avaient pris un logement sous le nom de François Dufresne.
L'abbé Royer s'empressa de communiquer cette réponse à Silvia: elle en fut si joyeuse qu'elle sauta au cou de la vieille dame et l'accabla de caresses. Celle-ci, de son côté, n'en était pas moins ravie; il lui semblait qu'une nouvelle ère allait s'ouvrir pour elle, et que les sons magiques de l'instrument tant désiré devaient la rajeunir et lui rendre la beauté et les grâces du bel âge!
Enfin, au bout de quelques jours, le piano arriva.
A la vue de la caisse qui le contenait, la vieille s'écria:
—Dieu! qu'il est grand, votre clavecin!
—Et lourd! dirent les deux vigoureux commissionnaires qui l'avaient apporté.
—Oh! oui, il est lourd, dit Silvia, car c'est un piano à queue et à six octaves, de la fabrique de Pleyel; c'est ce qu'il a fait de plus solide et de plus riche!
—Il paraît que l'expéditeur est un homme avisé tout de même, dit le père Fleurus, car il l'a fait emballer dans une caisse joliment solide, et à deux serrures encore!
—Tiens, c'est vrai, dit Silvia: je reconnais bien mon père à l'excès de ses précautions.
La vieille paraissait examiner tout cela avec une espèce de satisfaction; mais ce qui l'embarrassait c'était de trouver une place pour loger l'énorme caisse sans tout bouleverser dans son appartement. Ne pourrait-on pas sortir le clavecin de la boîte, dit-elle, il tiendrait moins de place, et on l'entrerait plus facilement.
—C'est vrai, dit le citoyen Fleurus, s'il y a t'une clé, on peut z'ouvrir ilmédiatement tout de suite.
—Taisez-vous, monsieur le cuirassier, dit madame Fleurus, il faut donc que vous mêliez votre musique partout:
Pour garder le silence il faut savoir se taire!
—Est-elle cocasse mame mon épouse! Va, j'ai le chic en fait d'instrument, moi qu'ai tété trois mois trompette dans les curassiers. Allons mes amis, donnez-moi la clé, je vous ferai voir l'truc pour déballer un craversin.
—Les clés? qui les a, les clés? dit l'un des commissaires à son camarade: est-ce toi, fiston? ousque tu les a fichées les clés?
—Tiens, répondit l'autre, tu sais bien que je les ai données à Pierrot. Il est capable de les avoir emportés chez le père Moulard, là ous qu'il loge à Charonne!
L'un de ces commissionnaires, il n'est peut-être pas nécessaire de le dire, n'était autre que Vernier les bas bleus, revêtu ainsi qu'un de ses camarades (qui bien entendu ne connaissait pas le mot de l'énigme et qui avait consenti, moyennant une somme de deux cents francs, à jouer le rôle qui lui était imposé), du costume complet des enfants du Cantal.
Pendant le colloque des deux commissionnaires, maître Fleurus avait été chercher un gros marteau et un ciseau, et déjà il se mettait en devoir de forcer les serrures; mais Silvia se jeta sur lui en lui disant:
—Qu'allez-vous faire! malheureux vandale? vous allez briser mon piano, le désaccorder pour toujours, et peut-être m'en donner pour deux cents francs de réparations! De grâce, madame, continua-t-elle en s'adressant à la vieille, ordonnez que l'on attende à demain; ce brave homme (indiquant l'un des commissionnaires), apportera la clé. Du reste, il faut un luthier pour déballer mon piano sans accident, et je ne pense pas qu'il y ait le moindre inconvénient à l'entrer jusqu'à demain dans la première pièce. Il faut le placer là, dit-elle en indiquant la place où elle voulait l'avoir.
La vieille ne s'y étant pas opposée, la caisse fut placée à l'endroit indiqué par Silvia, et tout le monde se retira satisfait, excepté pourtant le citoyen Fleurus, qui marmottait entre ses dents:
—En v'là z'une de couleurrr qui l'y ont montée zà la vieille, c'est pour avoir un deuxième pour boire, les faignants, qui l'y rapporteront les clés demain!
Il était bien trois heures de l'après-midi lorsque tout ceci fut terminé. Peu de temps après, la vieille et Silvia se mirent à dîner, et on pense bien qu'il ne fut question que du piano.
—Dieu, qu'il est grand! disait la vieille, je n'en ai jamais vu de cette dimension. Puis elle se levait et tournait à chaque instant autour de la caisse, l'examinait en tous sens, ajoutant: Voilà une boîte qui est bien faite, je n'en ai jamais vu de pareille.
—Mon père l'aura faite exprès, dit Silvia: c'est un homme qui ne fait que du solide en toutes choses.
La vieille s'en approcha encore une fois, l'examina de nouveau avec attention, puis la frappa de l'extrémité des doigts.
—Tiens, dit-elle, il me semble que j'ai entendu quéque chose grouiller?
—Ce n'est rien, dit Silvia, c'est la vibration qui produit cet effet.
—Quéque c'est q'la vibration? demanda la vieille.
Silvia eut assez de peine à lui faire comprendre l'effet de vibration qu'elle avait entendu, car comme nous l'avons dit, la vieille était d'une intelligence fort obtuse, et la science des Noël et Chapsal et des Bescherelles était pour elle lettre close. Enfin, elle fut rassurée par la démonstration que lui en fit Silvia en frappant sur un verre de cristal:
—Nous allons finir de dîner, ma bonne mère, dit Silvia, puis ensuite je vous lirai le deuxième volume de l'ouvrage que nous avons commencé.
—Si tu avais un autre livre à me lire, répondit la vieille, je n'en serais pas fâchée, car celui-ci me fait faire des rêves qui me font peur. L'autre nuit, j'ai rêvé que tous les voleurs de la Forêt-Noire s'étaient introduits et cachés chez moi pendant que je priais Dieu à l'église, et que la nuit ils nous avaient coupé le cou à toutes les deux.
—Ah bah! tous songes sont mensonges, ma chère maman; il ne faut jamais croire à ces bêtises-là.
—T'as ben raison, va! les rêves, c'est des histoires comme dit le proverbe.
—Tenez, reprit Silvia, si vous le voulez, je vous lirai les fables de Florian!
—Ah! oui, c'est gentil tout d'même ces histoires-là! C'est des fables qui ne sont pas vraies, n'est-ce pas?... N'importe, j'les aime bien tout d'même!—Tiens, il me semble que la caisse craque?
—Oui, c'est vrai, vous ne vous trompez pas, chère maman, la caisse a craqué; mais c'est l'effet du bois qui a changé d'atmosphère.
—Tiens, c'est du nouveau l'arme aux sphères! ça fait donc craquer le bois? Ah! mon Dieu, v'là qui craque encore plus fort! c'est comme mon buffet, qui craque si fort la nuit qu'il m'a éveillée plusieurs fois.
—Ce n'est rien, ce n'est rien, dit Silvia; tous les meubles sont sujets à cela lorsqu'ils ne sont pas parfaitement en équilibre. Ne nous occupons plus de cela, lisons Florian.
La vieille devint attentive à la lecture de Silvia, mais de temps en temps elle faisait des remarques qui n'étaient certainement jamais venues à l'esprit d'aucun commentateur; elles étaient d'une naïveté à faire pouffer de rire, et il ne fallait rien moins que la grande préoccupation où se trouvait Silvia, pour ne pas lui éclater au nez.
Enfin neuf heures sonnèrent; la vieille se disposa à se coucher, mais lorsqu'elle voulut fermer la porte de sa chambre à double tour, comme elle en avait l'habitude, elle s'aperçut que la caisse était placée de manière à l'en empêcher; force fut donc pour elle de se mettre au lit et de laisser les choses dans l'état où elles étaient; car à elles deux elles n'étaient pas assez fortes pour remuer la caisse, ni la changer de place. Après l'avoir embrassée et lui avoir souhaité le bonsoir, Silvia se retira dans sa chambre.
Laissons-les l'une et l'autre; nous ne tarderons pas à apprendre comment elles ont passé la nuit.
V.—Drame.
Nous avons laissé la dame au voile vert et sa compagne retirées chacune dans son appartement, pour chercher dans un sommeil réparateur le repos du corps, l'oubli des peines de la journée et l'illusion sur celles qui souvent l'attendent le lendemain!... Quelques heures se sont écoulées; pénétrons dans cet intérieur et voyons ce qui s'y passe.
La vieille est ensevelie dans le plus profond sommeil; Silvia, l'oreille attentive, vient à pas de loup et pieds nus s'en assurer. Quelle est donc la cause d'une telle sollicitude? est-ce l'intérêt que lui inspire la dame qui l'a recueillie avec tant de confiance et tant de bonté? craint-elle qu'une indisposition subite, un affreux cauchemar, ou quelque autre cause, ne vienne interrompre son repos? Non, ce ne sont pas ces nobles sentiments qui la tiennent éveillée, Silvia en est incapable. Ce qui la tient éveillée, c'est la pensée du crime, c'est la soif de l'or, c'est celle du sang!!! Elle a juré la mort de sa bienfaitrice, elle vient s'assurer si le moment de frapper est arrivé!...
La chambre où repose la vieille n'est éclairée que par la faible lumière d'une veilleuse; Silvia approche, elle plonge un indicible regard sur la victime:
—Elle dort, dit-elle; elle dort, mais c'est pour ne plus se réveiller!
Puis revenant précipitamment dans la pièce voisine, elle ouvre la caisse, il en sort deux hommes. Salvador et de Lussan!...
Enfermés depuis plus de six heures dans cette espèce de cercueil, ils en sortent brisés et presque asphyxiés; mais grâce à un verre d'eau-de-vie que leur administre Silvia, ils ne tardent pas à se remettre et à retrouver l'énergie farouche et sanguinaire qu'exige l'accomplissement de leurs desseins.
Prêts à frapper, ils n'attendent que le signal de leur complice. Celle-ci retourne auprès de la vieille, qui dort toujours du plus profond sommeil...
Silvia appelle et guide du geste les deux assassins!...
Rapides comme la pensée, ils se précipitent sur la malheureuse vieille, et l'étranglent sans qu'elle puisse pousser un gémissement!!!
—C'est fait! dit de Lussan.
—Oui, répond Salvador! cette marraine[898] là ne viendra pas me tenir sur les fonts baptismaux[899].
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Sur la demande de Salvador, Silvia apporta une lumière; il voulait s'assurer si la vieille était bien morte; il l'approche de sa figure:
—Dieu de Dieu! s'écrie-t-il, c'est la mère Sans-Refus!
—Ma mère! dit Silvia: quoi! j'ai fait assassiner ma mère!...
—Comment? c'est la Sans-Refus, dit à son tour de Lussan: voilà une aventure diabolique!...
Salvador et de Lussan s'entre-regardaient sans mot dire, l'œil fixe, et comme atterrés par cette découverte!
—Ah bah! dit Silvia, à qui un si grand crime n'avait pas arraché une larme; c'est un fait accompli, il faut en subir les conséquences. Après tout, c'est une manière d'hériter tout comme une autre; un peu plus tôt, un peu plus tard, la succession ne pouvait manquer de nous venir.
—C'est vrai, dit Salvador, Silvia a raison.
Et ces trois monstres se serrèrent alors la main en signe d'acquiescement et de félicitation.
—Ne perdons pas un temps précieux, dit de Lussan; procédons à la recherche de la cachette indiquée par mon cher confesseur.
En un instant ils eurent découvert la cachette que l'abbé Royer avait si indiscrètement indiquée, et s'emparèrent de tout ce qu'elle contenait!...
Trois heures du matin sonnaient comme finissait cette sanglante expédition; mais pour sortir de là sans bruit, il fallait user d'adresse.
A cinq heures et un quart, le père Fleurus, en homme vigilant, arriva dans la cour pour commencer son service quotidien. Fidèle à ses vieilles habitudes et gai comme un pinson, il sifflotait l'air de la Carmagnole et du Ça ira, comme aux belles journées de 93. Lorsque le jour fut venu tout à fait, Silvia l'appela par le petit guichet, et le pria d'aller de suite lui acheter un peu de fleurs d'oranger pour sa maîtresse qui, disait-elle, était incommodée.
—A quoi q'c'est bon, vot'fleur d'orange? répondit-il: faurrait ben mieux lui faire prendre une bonne goutte de Paul-Niquet[900] ou de 107 ans!
—Non, non, citoyen Fleurus, c'est de la fleur d'oranger qu'il lui faut. Allez vite; tenez, voici de l'argent, vous garderez de quoi boire un verre de vin blanc pour votre peine.
—Vous êtes ben bonne, mamzelle; mais je ne puis laisser la maison seule en ce moment: on ne sait ce qui peut arriver, l'ennemi est quéq'fois plus près qu'on ne pense. J'reste donc à mon poste, à moins que mame Fleurus ne vienne me relever; mais il n'est pas encore six heures, et ce n'est guère qu'à neuf qu'elle se lève et descend dans la cour, quand elle sera arrivée je serai tout à vot' service.
—Ce vieil imbécile est capable de nous faire prendre comme dans une souricière, dit Lussan.
—Si vous le faisiez entrer, dit tout bas Salvador à Silvia, nous aurions bientôt la clé des champs.
—Excellente idée, dit Silvia.
Elle revient au guichet, appelle père Fleurus et lui dit que sa maîtresse désire lui parler et le prie de vouloir bien entrer un instant chez elle.
—Ah! pour ça, dit le rébarbatif portier, je suis t'à vos ordres.
Puis comme Silvia avait toutes les clés, elle lui ouvrit la porte, les deux brigands restèrent cachés derrière. Quand le père Fleurus fut entré dans la première pièce, Silvia lui dit qu'elle avait besoin d'un chaudron qui se trouvait sur un rayon très-élevé dans la cuisine, et le pria de vouloir bien le lui donner. Notre cuirassier sans défiance, entre dans la cuisine, monte sur une chaise; mais au même moment la porte est refermée sur lui à double tour, les trois complices disparaissent avec la rapidité de l'éclair!...
Le brave citoyen tout ébahi, était loin de supposer le véritable motif de son emprisonnement; il ne s'en affectait même pas le moins du monde, car il supposait que c'était une mauvaise plaisanterie que lui faisait Silvia pour se venger du refus qu'il lui avait fait un instant auparavant. Il en riait donc d'assez bon cœur; mais quand il vit que cela se prolongeait par trop longtemps, il appela:
—Aimée, Aimée, ouvrez-moi donc! J'vous promets qu'une aut' fois j'serai pus genti. Voyons, ouvrez-moi vite, car mame Fleurus me grondera si ma cour n'est pas t'en état de propriété quand elle va descendre! Aimée, Aimée! Tiens, pas de réponse!... Attends, attends va, petite farceuse, tu me payeras ça, je vas t'avoir bientôt fait d'ouvert la cage!
En effet, moitié riant, moitié grommelant, en moins de cinq minutes il eut dévissé la serrure; mais une fois sorti, il eut beau chercher il ne vit personne.
—Diable, diable, dit-il, en v'là une sévère de farce quoiqu'ça siguenifie?
Il cherche de nouveau, il appelle: personne ne répond. Alors, voyant que la chambre de la vieille est ouverte, il entre: quel spectacle! Tout y est dans le plus grand désordre, le lit est au milieu de l'appartement et ne renferme plus qu'un cadavre!!!
—Savoyard de sort, dit-il: en v'là zune de catatrofe[901]; qu'est-ce que va dire mame Fleurus? Mon Dieu, mon Dieu! tout est perdu, le diable est dans la maison!
Ce disant, il revient dans la première pièce, jette les yeux sur la caisse ouverte, point de piano. Seulement il y voit deux places artistement disposées et rembourrées, et les empreintes récentes dont elles conservent les traces en indiquent l'usage. Plus de doute, les assassins ont été introduits dans cette caisse par Aimée et elle a disparu avec eux!
—Au voleur! à l'assassin! crie le malheureux portier: A moi, au secours!...
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La police se livra à de longues et minutieuses recherches, mais vaines précautions, l'heure fatale n'avait pas encore sonné pour ces trois scélérats!
Le jour qui suivit celui où l'assassinat de la malheureuse Sans-Refus fut consommé, Salvador s'éveilla avec le soleil, et arracha de Lussan et Vernier les bas bleus au sommeil. (Ce dernier avait passé la nuit dans le logement de la rue de l'Ouest.) Silvia dormait encore paisiblement. Salvador mena ses deux complices dans la pièce voisine de la chambre à coucher.
—Nous n'avons pas de temps à perdre, leur dit-il; la police va mettre tous ses agents en campagne, et comme malheureusement la figure de Silvia est plus que remarquable, il est probable que nous serons découverts si nous restons ici: il nous faut donc quitter ce logement.
—Quittons-le donc et mettons-nous en route, répondit le vicomte de Lussan, nous avons de l'or, des papiers en règle...
—Nous ne pouvons en ce moment penser à nous mettre en route. Je pense que nous devons laisser s'écouler un peu de temps et nous confiner dans quelque obscure retraite.
—Nous ferons, cher marquis, tout ce que vous jugerez convenable; vous êtes aujourd'hui la sagesse et la prudence elles-mêmes.
—Je suis bien aise que vous me rendiez cette justice; car vous ne songerez pas alors à blâmer la cruelle nécessité qui nous force à abandonner notre amie.
—Comment abandonner la marquise, celle à qui nous devons le succès qui vient de couronner notre dernière entreprise? Ah! marquis!...
—Songez, vicomte, que la malheureuse Silvia est, à l'heure qu'il est, si laide, si reconnaissable surtout, que le premier individu peut fort bien dire en la voyant passer: Voilà la femme qui a introduit les assassins chez la vieille de la rue Thérèse.
—C'est vrai, s'écria Vernier les bas bleus, je me range à l'avis de Rupin.
—Laissons alors à la marquise, ajouta de Lussan, le quart de ce que nous possédons.
—A quoi bon, reprit Salvador, le sort de la malheureuse est fixé: elle sera prise avant qu'il ne se soit écoulé trois jours, ajouta-t-il d'une voix piteuse; est-il donc nécessaire qu'une partie de ce que nous avons eu tant de peine à gagner tombe entre les mains de la justice?
Au fait, reprit Vernier les bas bleus, je n'en vois pas la nécessité.
Le résultat de la conversation qui précède n'est pas difficile à deviner. Les trois bandits partirent, emportant l'or, les bijoux et les billets de banque volés à la mère Sans-Refus; ce ne fut que, pressés par les instances du vicomte de Lussan, qu'ils se déterminèrent à laisser sur la commode deux billets de banque de mille francs.
—C'est autant de perdu, avait dit Salvador en se déterminant à obéir à son complice: elle sera arrêtée lorsqu'elle voudra les changer.
Nous n'essayerons pas de peindre la rage qui s'empara de Silvia, lorsqu'elle eut acquis la certitude qu'elle avait été abandonnée par son amant.
—Je devais m'y attendre, s'écria-t-elle en proie à la plus sombre fureur. Je devais m'y attendre, il ne m'aimait que parce que j'étais belle; mais je me vengerai.
Le hasard, ou plutôt la Providence qui voulait que les crimes des scélérats dont elle désirait se venger fussent punis, se chargea de la servir.
Plusieurs jours s'étaient passés depuis la disparition de Lussan, de Salvador et de Vernier les bas bleus, et Silvia désespérait de parvenir à les découvrir, lorsqu'un soir elle vit ce dernier qui se dirigeait vers les cabriolets qui stationnent sur la place des Victoires; il marchait en chancelant, son teint était allumé, en un mot, il était ivre.
—Aux Batignolles, rue des Dames, nº 13, dit-il au cocher dont il avait choisi le véhicule.
—Enfin! se dit Silvia qui avait entendu ces mots, je le tiens, j'en suis sûre; mais pour que ma vengeance soit complète, il faut qu'ils sachent que c'est à moi qu'ils devront leur perte.
Silvia, réfléchissant aux moyens qu'elle devait employer pour arriver au but de ses désirs, allait gagner la retraite qu'elle avait choisie après avoir abandonné le logement de la rue de l'Ouest, lorsqu'elle se trouva en face d'un homme qu'elle connaissait depuis longtemps.
C'était Ronquetti, dit le duc de Modène.
Comme elle avait suivi avec assiduité le compte rendu par les journaux des débats qui avaient amené la condamnation de son amant et de ses complices, elle savait le rôle qu'y avait joué cet homme qui, pour récompense des révélations qu'il avait faites avait obtenu la remise du restant de sa peine, et était entré au service de la police à laquelle il savait se rendre très-utile.
Elle l'aborda résolûment.
—Vous êtes Ronquetti, le duc de Modène? lui dit-elle.
—Pour vous servir si j'en suis capable, belle dame.
Silvia était assez élégamment costumée: un voile épais couvrait son visage, et l'élégance de sa taille justifiait de reste le compliment que venait de lui adresser son ancien amant.
—Vous êtes mouchard? ajouta-t-elle.
Ronquetti voulut se fâcher.
—Ne vous mettez pas en colère, lui dit Silvia; nous n'avons pas de temps à perdre en paroles inutiles: bornez-vous à répondre à ma question. Vous êtes mouchard?
—Je suis mouchard, vous l'avez dit.
—Vous ne me reconnaissez pas?
Silvia entraîna Ronquetti sous un réverbère et leva son voile.
Ronquetti recula épouvanté.
—Je n'ai pas cet honneur, répondit-il.
—Je suis Silvia la cantatrice, ou plutôt la marquise de Roselly.
—Ah bah! en ce cas, ma chère amie, je vous arrête au nom de la loi; vous avez à régler un petit compte avec M. le procureur du roi.
—Je sais cela.
—Vous êtes, à ce qu'il paraît, lasse de vivre. Au fait, je comprends cela, votre visage...
—Brisons, je vous prie. Je puis vous donner Salvador, de Lussan et Vernier les bas bleus.
—Oh! faites cela, ma chère Silvia, et je vous promets que vous n'aurez pas sujet de vous plaindre de moi.
—Je le ferai, mais à une condition.
—Quelle qu'elle soit, elle vous sera accordée si toutefois elle est possible.
—Je veux être présente à l'arrestation de ces trois hommes.
—N'est-ce que cela? Accordé, accordé, je vous le garantis.
Le lendemain, de grand matin, une nombreuse escouade d'agents de police envahissait une petite maison isolée de la rue des Dames, aux Batignolles, et pénétrait dans un appartement où elle trouvait les trois bandits que jusqu'alors elle avait vainement cherchés.
Salvador, de Lussan et Vernier se conformant à la détermination qu'ils avaient prise de ne pas se laisser arrêter vivants, firent une vigoureuse résistance; ils tuèrent deux des agents chargés d'opérer leur arrestation; la police, elle aussi, a ses champs de bataille, mais il fallut enfin qu'ils cédassent au nombre. Salvador, blessé au bras, de Lussan, qui avait reçu une balle dans la jambe, Vernier horriblement maltraité, ne pouvaient plus faire de résistance, on se jeta sur eux, ils furent garrottés et tout fut dit.
Lorsqu'ils se trouvèrent dans l'impossibilité de nuire, Silvia, qui jusqu'à ce moment, s'était tenue à l'écart, s'approcha d'eux.
—C'est à moi que vous devez votre arrestation, dit-elle; je suis bien vengée, n'est-il pas vrai?
—Furie, s'écria Salvador, débarrasse-moi de ton odieuse présence.
—Ne vous mettez pas en colère, cher marquis, dit de Lussan, nous n'avons que ce que nous méritons, il faut le reconnaître; nous ne devions pas abandonner notre amie.
—Elle montera à la butte[902] avec nous, notre amie, dit Vernier les bas bleus, ça sera drôle.
—J'échapperai à l'échafaud, dit Silvia à Salvador, adieu, M. le marquis de Pourrières.
Elle porta à ses lèvres un petit flacon qui contenait de l'acide prussique, et tomba sur le carreau comme frappée de la foudre.
—Elle est allée retenir nos places là-haut, dit Vernier les bas bleus, bon voyage.
Salvador voulut s'emparer du flacon dont Silvia venait de se servir, mais il en fut empêché par les agents de police.
Les trois complices furent de suite conduits à la Conciergerie, et des ordres furent donnés pour qu'ils fussent gardés à vue; le nouveau procès qu'il fallut leur faire ne fut pas long; on n'avait en quelque sorte qu'à constater leur identité, et d'ailleurs, ils ne songèrent pas à nier le nouveau crime dont ils s'étaient rendus coupables depuis leur évasion.
Enfin, le soleil qui devait éclairer le jour où ils allaient recevoir la juste récompense due à leurs crimes se leva.
De Lussan, dès le matin, s'était fait couper les cheveux aussi courts que possible; il avait arraché lui-même le collet de sa chemise, enfin, sa toilette était faite.
—Vous le voyez, maître, dit-il au bourreau lorsque ce fonctionnaire s'approcha de lui; je suis prêt pour la cérémonie, vous n'aurez donc pas besoin de poser votre main sur moi.
Après avoir achevé sa toilette, de Lussan, excellent catholique, comme on sait, se confessa et communia avec une dignité et un recueillement très-remarquables; après avoir rempli tous ses devoirs, il fut gai et plaisant comme toujours; il envisageait la mort sans effroi.
Salvador qui, d'abord, avait voulu faire le frondeur, qui avait repoussé les consolations de la religion, ne put résister aux exhortations du vénérable aumônier des prisons et à l'exemple de son complice, qui parvint à le décider à finir en chrétien, ce qu'il fit en effet.
Ce scélérat se confessa avec une abondance et une sincérité de cœur que l'on dut croire véritables; il fit même l'aveu d'un crime dont les hommes ne lui avaient pas demandé compte, il confessa l'assassinat commis sur la personne du malheureux serviteur de la maison de Pourrières, d'Ambroise, qui, ainsi qu'on se le rappelle, trouva une mort cruelle dans les ravins qui bordent le parc du vieux château, et après avoir reçu l'absolution, il reprit sa gaieté naturelle, et, de ce moment à quatre heures, il causa avec le bon prêtre et son complice, avec une lucidité et une aisance véritablement remarquables.
Le repentir manifesté par ces deux hommes, qui moururent avec un courage calme et sans forfanterie, fut-il sincère ou ne fut-il qu'une dernière comédie jouée par eux pour se divertir aux dépens de ceux qui regrettaient de voir se terminer sur l'échafaud une carrière qui aurait pu être brillante s'ils avaient bien employé les nombreuses facultés dont ils étaient doués? c'est un secret entre Dieu et eux.
A Dieu seul le privilége de lire dans les cœurs.
Epilogue.
Et maintenant, le lecteur va sans doute vouloir que nous lui apprenions ce que devinrent, après les événements que nous venons de rapporter, ceux des personnages de cette histoire, dont nous n'avons pas parlé dans les derniers chapitres qu'il vient de lire. Nous allons donc, avant de prendre congé de lui, satisfaire un désir que nous aurions été bien fâché de ne point entendre manifester.
A quelques portées de fusil de Senlis, bien loin de la grande route, au milieu d'une belle prairie, semée de bouquets d'arbres, il existe un joli petit village, nommé Saint-Léonard; à quelques pas de ce village est un noble et vieux château que ses nouveaux propriétaires viennent de faire réparer, et dans lequel ils ont réuni tout ce qui peut contribuer à faire chérir la vie des champs: des livres, des tableaux, de la musique. Non loin du château, à l'entrée du village de Saint-Léonard, est une jolie maison bourgeoise, dont la façade est ornée de quelques pieds de vigne vierge. Le château est habité par sir Lambton, Laure et son mari, la maison sert de retraite à Edmond de Bourgerel à sa femme, et à Lucie. La bonne madame de Saint-Preuil est morte entre les bras de ses enfants, heureuse de laisser sa chère nièce unie à un homme estimable.
Laure ne pouvait se résoudre à vivre loin de son amie, qui, ainsi qu'on l'a vu, ne s'était réfugiée chez Eugénie, que parce qu'elle avait deviné que sir Lambton ne voudrait pas qu'elle s'aperçût que sa fortune n'était plus ce qu'elle avait été, a voulu que son oncle vendît la propriété de Guermantes, et qu'il vînt se fixer à Saint-Léonard, et comme ses désirs n'ont jamais cessé d'être des ordres, sir Lambton et Servigny se sont empressés de lui obéir.
La plus étroite amitié unit Servigny et Edmond de Bourgerel, doués tous deux du plus noble caractère; Edmond, est de plus, un infatigable joueur de billard, ce qui plaît fort à sir Lambton, qui achève tranquillement sa vie, entouré d'êtres vertueux, et de trois beaux et joyeux enfants, qui bientôt ne lui laisseront pas le temps de regretter la vieille Angleterre.
Deux de ces enfants appartiennent à Laure et à Servigny, le troisième est celui d'Edmond et d'Eugénie. Il y a tout lieu de croire qu'ils ne feront pas mentir le vieux proverbe: tel père tel fils, ils paraissent doués des plus aimables qualités du cœur et de l'esprit, qualités qui, grâce à l'excellente éducation qu'ils reçoivent, deviendront avec l'âge des vertus solides...
Le bon abbé Reuzet visite souvent la petite colonie, qui vit heureuse à Saint-Léonard, il amène quelquefois avec lui un jeune avocat de ses parents, qui a déjà conquis une certaine réputation; ce jeune homme n'a pu voir, sans l'aimer, la douce Lucie, et nous croyons bien que cette femme ne le voit pas sans éprouver un certain plaisir. Si jamais il devient l'époux de Lucie, nous sommes certain qu'il lui fera oublier toutes les peines qu'elle a supportées.
La mère de Beppo, après la mort de son fils, est retournée en Provence, elle a emmenée Georgette avec elle; cette bonne femme a revu avec plaisir ses compatriotes, le ciel bleu de la belle Provence, et les grèves sablonneuses de la Méditerranée; nous croyons cependant qu'elle ne vivra pas longtemps; mais les soins affectueux de Georgette qui est devenue une très-honnête fille, et qui épousera probablement un pêcheur qui ne lui demandera pas un compte trop sévère de son passé, adouciront ses derniers instants.
Paolo est encore au service du général comte de Morengy, qui s'est fixé en Savoie, dans une jolie villa, près de la vallée de Chamouny; le général comte de Morengy, n'a fait que passer sous les yeux de nos lecteurs, nous leur dirons peut-être plus tard les raisons qui déterminèrent ce brave militaire à quitter sa patrie, que cependant il aimait autant que nous aimons notre dernière maîtresse.
Mathéo terminera ses jours à l'abbaye de la Meilleraye, frère Eugène (c'est le nom de religion du docteur Mathéo), est de tous les trappistes celui qui s'est imposé les pénitences les plus rudes. Dieu, nous aimons à le croire, daignera laisser tomber un regard de commisération sur ce pauvre pécheur, qui trouvera dans un monde meilleur, le repos qu'il n'a pu rencontrer ici-bas.
Les individus que nous avons souvent rencontrés chez la mère Sans-Refus, Charles la belle Cravate, grand Louis, Cornet tape dur, Robert, Cadet-Vincent, Mimi, Lenain, Dejean la main d'or, petit Crépine, Biscuit, Lasaline, et les autres, ont reçu la punition due à leurs crimes, les uns sont dans les maisons centrales, les autres sont au bagne où ils termineront probablement leur existence. Le grand Louis et Charles la belle Cravate, on le sait déjà, sont du nombre de ces derniers, ces deux misérables ont été condamnés aux travaux forcés à perpétuité.
Cadet Filoux, Coco-Lardouche et Cadet l'Artésien, ces trois vénérables représentants de l'ancienne pègre, sont morts en regrettant les us et coutumes du temps passé, c'est dire qu'ils sont morts en état d'impénitence finale. Messire Satan a dû, lorsqu'ils sont arrivés dans sont ténébreux séjour, leur faire une bien magnifique réception.
Fanfan la Grenouille, de voleur devenu agent de police, n'a pas su faire un bon usage des dix mille francs que la mère Sans-Refus lui donna, afin qu'il favorisât son évasion. Après avoir dépensé cette somme en folles orgies, Fanfan la Grenouille se trouva un beau matin sans ressources sur le pavé du roi. Force lui fut alors de reprendre son ancien métier; mais comme il avait pendant une longue oisiveté, à peu près perdu la plupart de ses facultés, il se laissa prendre la main dans le sac, et il alla rejoindre en prison tous ceux qu'il y avait fait entrer, triste retour des choses d'ici-bas!
Vernier les bas bleus, pris ainsi qu'on l'a vu avec Salvador et de Lussan, les a accompagné sur l'échafaud. Ce misérable n'a pas suivi l'exemple de ses complices, il est mort ainsi qu'il avait vécu.
De Préval prit un peu tard la résolution de vivre désormais en honnête homme; il rassembla tous ses capitaux, qu'il convertit en inscription de rentes sur l'Etat, et il se trouva à la tête d'un revenu d'environ cinq mille francs, c'était plus qu'il n'en fallait pour mener bonne et joyeuse vie dans une petite ville de province, et telle était, en effet, l'intention de Préval; mais le diable qui ne veut pas que ses féaux fassent souche d'honnêtes gens, lui réservait un tour de sa façon: de Préval rentrant chez lui à une heure avancée de la nuit, la veille du jour qui devait éclairer son départ de Paris, se trouva par hasard devant un malheureux auquel il avait gagné, à l'écarté, une somme très-considérable; cet individu avait acheté quelques heures auparavant une paire de pistolets, avec lesquels il voulait se faire sauter la cervelle, ils étaient tout chargés, et il se rendait aux Champs-Elysées, afin de se tuer à son aise, lorsqu'il rencontra de Préval; la vue de celui qu'il accusait, non sans raison, de sa ruine, alluma dans son sein une furieuse colère, et comme, lorsque l'on est bien déterminé à se tuer, on ne craint guère les suites d'une action désespérée, il déchargea l'un de ses deux pistolets dans la poitrine du pauvre de Préval.
—Tu ne voleras plus personne, dit-il lorsque le malheureux grec tomba à ses pieds.
A la naissance du jour, deux cadavres furent relevés, l'un rue Monsigny, derrière la salle Ventadour, l'autre aux Champs-Elysées.
—«Nous vous raconterons notre histoire une autre fois, «dirent en même temps Mina et la Lorette, avant de quitter le marquis de Pourrières et ses deux amis. Ces mots, qui terminent le premier chapitre de notre second volume, promettaient à nos lecteurs les histoires de deux jolies femmes. Ces histoires, nous ne les avons pas données, par la raison toute simple qu'après en avoir pris connaissance, nous avons trouvé qu'elles ressemblaient tant à celle de Félicité Beauperthuis, qu'elles auraient fait double emploi avec elle; jeunes filles sages et naïves que la séduction lance sur un chemin qui n'est pas celui de la vertu, voilà le fond; la forme seule diffère. Cependant, comme peut-être quelques-uns de nos lecteurs désirent savoir quel est actuellement le sort de Mina et de la Lorette (nous avons tracé de ces deux femmes un portrait qui, nous le croyons, justifie leur curiosité), nous les instruirons en peu de mots.
Mina est toujours belle; un prince valaque est amoureux d'elle, et comme la courtisane, en ce moment follement éprise d'un mauvais sujet qui la bat et qui la quittera lorsqu'il l'aura ruinée, ne veut pas prêter l'oreille aux tendres discours du noble Slave, il est présumable que, plus tard, elle sera princesse; quant à la Lorette, elle vient de se retirer du monde; elle a épousé un riche négociant de province, auquel elle a fait croire qu'elle était très-vertueuse; elle habite actuellement une petite ville dont tous les habitants vantent la dignité de ses manières et la pureté de ses mœurs.
Nous venons de nommer Félicité Beauperthuis; cette pauvre fille, plus malheureuse que coupable, est morte dernièrement à l'hôpital de la Charité. Son corps fut, suivant l'usage, porté à la salle de dissection; on nous a dit que lorsque le drap qui la couvrait fut levé, un ancien chirurgien-major de régiment, nommé depuis peu de temps chef de l'un des services de l'hôpital de la Charité, se trouva presque mal et qu'il sortit de la salle en se cachant le visage entre ses mains, ce qui fit beaucoup rire messieurs les étudiants qui se trouvaient là.
Ces messieurs, à ce qu'il paraît, retrouvent très-souvent sur les tables de marbre de l'amphithéâtre, les malheureux objets de leurs passagères amours.
Coralie, la danseuse, malgré le vol commis à son préjudice par de Lussan et ses complices, est toujours la plus délicieuse créature qui se puisse imaginer; elle ruine ses adorateurs, c'est vrai, mais elle ne les trompe pas; elle ne promet à personne un amour qu'elle est incapable de donner: «elle vend des sourires, des œillades et de doux propos,» et c'est peut-être parce qu'elle offre de rendre l'argent à ceux qui ne trouveraient par la marchandise de bonne qualité, qu'elle ne manque jamais d'acheteurs; elle dit, à qui veut l'entendre, qu'elle quittera le théâtre lorsqu'elle possédera cinquante mille livres de rente, et que, si elle n'épouse pas un diplomate, elle se fera dévote et gardienne si vigilante des bonnes mœurs, qu'elle chassera de chez elle celles de ses servantes qui ne sauront pas résister aux doux propos des lovelaces de l'antichambre.
Un affreux singe tient dans le cœur de Maxime la place occupée jadis par l'infortunée Miss; les lions de la loge infernale commencent à trouver les goûts de cette jeune fille un peu trop excentriques, mais Maxime ne s'inquiète pas plus de leurs discours, qu'un poisson d'une pomme; Maxime est si jolie, et il y a toujours à Paris un si grand nombre de riches étrangers.
Le père de Maxime est toujours frotteur; il boit souvent la goutte avec le fils de la fameuse baronne que nous avons rencontrée à Baden-Baden.
Cette dernière, qu'un procureur du roi malappris vient de faire condamner à quelques années de prison, n'en sortira que pour faire de nouvelles dupes; elle dit souvent à ceux qui lui rendent visite, qu'elle aura encore un riche appartement, des domestiques vêtus de splendides livrées, de beaux chevaux, et de magnifiques équipages; nous croyons que la baronne s'abuse étrangement, et que ses beaux jours se sont enfuis pour ne plus revenir; la mère des niais n'est pas morte, vous l'avez dit, madame, et vous ne vous trompez pas; mais il faut laisser à ses nouveaux enfants le temps de devenir grands avant de pouvoir les tromper, et grâce à Dieu vous êtes maintenant beaucoup trop vieille pour attendre.
Le poëte chevelu n'est plus maintenant un poëte incompris; il vient de publier le poëme épique qu'il avait l'intention de dédier au grand-duc de Bade; ce poëme, convenablement chauffé par la grande et la petite presse, a obtenu un succès pyramidal; aussi son auteur a été décoré par tous les souverains de l'Europe et des autres parties du monde; les libraires l'attendent à sa porte pour lui demander la faveur d'éditer un des ouvrages encore ensevelis dans les limbes de son cerveau; il sera de l'Académie avant Béranger, qui ne sera rien, pas même académicien.
Le noble duc et le comte étranger dont il raconta les infortunes conjugales à Roman pendant le court séjour que ce dernier fit à Baden-Baden, sont aujourd'hui ce qu'ils étaient jadis, ce qu'ils seront toujours, maris et contents; mais qu'importe, comme l'a fort bien dit le bon Lafontaine, qu'il faut toujours citer lorsqu'il s'agit des maris malheureux:
Quand on l'ignore, ce n'est rien.
Le comte de *** exerce toujours l'honorable métier que vous savez, il sert sous les ordres du noble personnage grâce auquel Edmond de Bourgerel expia par plusieurs mois de captivité le crime énorme d'avoir écrit un mauvais drame; si vous passez près de lui, cher lecteur (nous avons tracé de cet homme un portrait si ressemblant qu'il vous sera facile de le reconnaître), si, disons-nous, vous passez près de lui, rappelez-vous cette chanson de Béranger:
Ici près j'ai vu judas.
Passe-Partout et son camarade (il ne faut oublier personne) sont toujours de fines et adroites mouches, ils iront loin... s'ils ne sont pas pendus.
Madame Delaunay est à la tête d'un de ces établissements qui n'ont point de nom dans le langage des honnêtes gens.
«Le docteur Delamarre vend aux femmes trompées des conseils qui le conduiront tôt au tard devant la cour d'assises.» Cette prédiction de la danseuse Coralie s'est réalisée, l'infortuné docteur vient d'être condamné à plusieurs années de prison par la cour d'assises de la Seine. L'époux de la jeune Agnès, dont nos lecteurs se rappellent sans doute l'histoire, le père nominal de ses enfants, lui envoie des secours.
Le général de la milice citoyenne, qui faisait de si beaux présents à la danseuse Coralie, forcé de quitter Paris pour se soustraire aux poursuites de ses nombreux créanciers, se réfugia sur les terres de l'Eglise; le nom qu'il porte, célèbre en Italie, lui a valu un accueil favorable, il est maintenant un des meilleurs officiers de l'armée papale; nos lecteurs savent sans doute que les soldats de notre très-saint-père, ne montent plus la garde avec un parapluie.
Da mihi fallere, da justem sanctum que videri
Noctem peccatis et fraudibus objicere nubem.
Nos lecteurs savent déjà que le digne ecclésiastique, qui ne récitait jamais d'autre prière que celle-ci, est actuellement évêque, mais ce qu'ils ne savent pas, ce que nous sommes heureux de pouvoir leur apprendre, c'est que ce saint personnage est un des plus fougueux champions de l'ultramontanisme, et qu'il tonne souvent en chaire contre la corruption et l'esprit irréligieux du siècle; on dit que ses sermons et ses mandements ressemblent aux homélies de l'archevêque de Grenade, mais, ce sont des méchants qui se permettent de semblables discours, et, pour notre part, nous ne voulons pas les croire.
Les méchants disent encore bien d'autres choses; ainsi, par exemple, ils assurent que si les deux honorables qui assistaient au banquet donné chez Lemardelay par Alexis de Pourrières s'occupaient un peu plus de leurs propres affaires et négligeaient tout à fait celles du pays, leurs créanciers seraient contents et que le pays ne s'en trouverait pas plus mal, faut-il les croire? Nous n'en savons vraiment rien.
La graine de niais de l'Anglais et du marchand de bonnets de coton ne trouve plus d'acheteurs, les annonces mirobolantes et les prospectus mirifiques du gérant de commandité ne trompent plus personne.
M. Roulin est devenu un honnête négociant; des choses aussi extraordinaires que celle-là arrivent quelquefois.
Le père des Lézards, l'infortuné Rigobert, trompé par la plupart des nombreux vauriens qu'il avait réchauffés dans son sein, a été obligé de fermer sa boutique; que vont devenir les malheureux reptiles qui trouvaient chez lui les moyens de changer de peau à si peu de frais?
N'oublions pas un avoué qui fit condamner une de ses anciennes maîtresses, coupable seulement de s'être rappelée les leçons qu'il lui avait données jadis, et un avocat qui apprit à un jeune voleur que la toge n'abrite pas toujours des gens irréprochables, le premier est chevalier de la Légion d'honneur, directeur du bureau de charité de son arrondissement, il est éligible, il a des chances pour arriver à la chambre élective; le second, grâce à une faconde inépuisable, est devenu l'un des aigles du barreau moderne; il sera riche un jour et épousera une héritière.
Et le comte palatin du saint-empire romain, et son inséparable ami? le premier a quitté Paris pour éviter d'être mené où l'on vient d'envoyer le second, c'est-à-dire dans une des villes maritimes du midi de la France; on dit même que des rets sont tendus à toutes les entrées de notre bonne ville pour le prendre comme dans un traquenard, s'il tentait d'y revenir.
Les biens de la maison de Pourrières, auxquels Salvador a fait une brèche considérable, ont été remis au fils du malheureux Alexis, mais il est probable que cet infortuné jeune homme n'en jouira pas longtemps; les malheurs et les privations de toute espèce qui ont assailli ses jeunes années ont ruiné sa santé; il ne s'abuse pas sur son sort, il a déjà fait son testament, dans lequel la femme Moulin (qui a réparé, autant du moins qu'elle l'a pu, le mal qu'elle lui avait fait) les deux filles de M. de Riberpré, Malaga et Brigantine et les membres de la famille Louiset n'ont pas été oubliés.
Fortuné a joint à son testament un codicille qui commence ainsi:
«Une femme estimable a porté pendant quelque temps le nom honorable qui bientôt va s'éteindre avec moi, n'ayant pas d'héritiers du sang, et pouvant, sans faire de tort à personne, sans blesser aucuns droits acquis, disposer comme je l'entends de la fortune qui m'est échue en partage, j'institue pour ma légataire unique, universelle, à la charge par elle d'acquitter les legs particuliers énoncés en mon testament: la dame Lucie, née de Casteval, veuve en premières noces de M. le général comte de Neuville, etc., etc.
»En réparant autant que je puis le faire une injustice du sort envers une femme aussi estimable que l'est la veuve du général comte de Neuville, je crois faire une action agréable à la fois et aux hommes et à Dieu.»
Et maintenant, cher lecteur, que nous sommes arrivé au bout d'une assez longue carrière, nous vous rappellerons ce que nous vous avons dit au deuxième volume de cet ouvrage que, lorsque nous nous sommes déterminé à l'écrire, nous voulions prouver ceci: «Que les fautes les plus légères ont presque toujours des suites déplorables, qu'il n'y a point de crime, quelque bien combiné qu'il soit, quelque épais que soient les voiles dont il s'enveloppe, qui échappe à la punition qui lui est due, que souvent les crimes sont punis l'un par l'autre, que les conséquences de toutes les liaisons qui ne sont pas fondées sur la vertu, sont toujours déplorables, qu'il n'est pas de chutes dont on ne puisse se relever, lorsque l'on a du courage...»
Si par l'accueil qu'il fera à notre ouvrage le lecteur nous prouve que, par le récit des aventures de Félicité Beauperthuis, d'Elisabeth Neveux, de Salvador et Roman, de Silvia et de Servigny, nous avons atteint le but que nous nous étions proposé, nous nous tiendrons satisfait, car nous aurons alors la conviction d'avoir écrit un livre utile. Quoi qu'il en soit, comme la tâche que nous nous étions imposée était peut-être au-dessus de nos forces, nous terminons par la formule qui clôt toutes les comédies de l'immortel Calderon.
Excusez les fau de l'auteur.
TABLE
- LES VRAIS MYSTÈRES DE PARIS. TOME PREMIER
- LES VRAIS MYSTÈRES DE PARIS. TOME DEUXIÈME.
- LES VRAIS MYSTÈRES DE PARIS. TOME TROISIÈME.
- LES VRAIS MYSTÈRES DE PARIS. TOME QUATRIÈME.
- LES VRAIS MYSTÈRES DE PARIS. TOME CINQUIÈME.
- LES VRAIS MYSTÈRES DE PARIS. TOME SIXIÈME.
- LES VRAIS MYSTÈRES DE PARIS. TOME SEPTIÈME.
- LES VRAIS MYSTÈRES DE PARIS. TOME HUITIÈME.
- LES VRAIS MYSTÈRES DE PARIS. TOME NEUVIÈME.