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Les vrais mystères de Paris

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LES VRAIS MYSTÈRES DE PARIS.

LES

VRAIS MYSTÈRES

DE PARIS,

PAR VIDOCQ.

TOME SEPTIÈME.

colophon

BRUXELLES,

ALPH. LEBÈGUE ET SACRÉ FILS,

IMPRIMEURS-ÉDITEURS.

1844

LES VRAIS

Mystères de Paris

bar

I.—Le départ.

Sir Lambton, possesseur de richesses considérables honorablement acquises, s'embarqua avec Servigny. Pendant la traversée qui fut on ne peut plus heureuse, il ne cessait de parler de sa nièce, qu'il n'avait vue que dans son enfance. Les lettres qu'il avait reçues de cette jeune fille avaient captivé toutes ses affections; il brûlait d'impatience de la revoir, sans cesse il relisait sa correspondance avec une nouvelle satisfaction, et il la faisait lire à Servigny qui la trouvait charmante. La naïveté du style, la pureté des sentiments qui y étaient exprimés, tout était empreint de ce cachet qui révèle les âmes d'élite. Enfin après soixante-seize jours d'une navigation qu'aucun accident n'était venu interrompre, ils débarquèrent heureusement au Havre.

Sir Lambton, qui avait des affaires importantes à régler en ce port et ensuite dans celui de Marseille, chargea Servigny de se rendre à Paris pour préparer tout ce qui était nécessaire à son installation. Il lui laissa carte blanche pour l'achat d'un hôtel dans un quartier élégant et tranquille, ainsi que d'une jolie maison de campagne dans les environs. Il devait, en arrivant à Paris, trouver prêt tout ce dont il avait besoin, et s'en rapportait entièrement au fidèle, à l'intelligent Servigny, qu'il regardait, avec raison, comme son meilleur ami.

Après avoir reçu les ordres et les diverses commissions de sir Lambton, et muni de lettres de crédit sur les premiers banquiers de la capitale pour des sommes considérables, le départ de Servigny fut fixé au lendemain; toutefois, avant de se rendre à Paris, il demanda à son protecteur la permission d'aller voir une vieille tante qui habitait Mantes; c'était la seule parente qui lui restât.

—«Faites comme vous voudrez, lui dit sir Lambton, pourvu que d'ici deux mois je trouve tout disposé pour me recevoir, je suis content.»

Les choses ainsi arrêtées, Servigny se dirigea sur le village de Saint-Marsault pour aller se jeter aux pieds du bon curé qui l'avait si généreusement sauvé, ainsi que nous l'avons vu au commencement de cette histoire. Là, il apprit que ce digne ecclésiastique était depuis quelques temps à Paris, vicaire d'une des paroisses de la capitale. Il alla rendre visite au successeur de l'homme de Dieu et sans lui rien confier des faits que nous connaissons, il le chargea de dire quelques messes et de distribuer d'abondantes aumônes aux pauvres du village; il était heureux de pouvoir faire un peu de bien là où il avait été si malheureux, puis il se remit en route pour Paris.

Arrivé à Sens et logé à l'hôtel de l'Ecu, il acheta un excellent cabriolet et un très-beau cheval que l'on vendait par autorité de justice; il profita avec empressement de cette occasion, sachant qu'il aurait très-prochainement besoin de l'un et de l'autre pour faire ses courses à Paris et dans les environs.

Rendu à Mantes, il descendit à l'hôtel du Cheval blanc, et de suite il s'informa de sa tante. Il apprit qu'elle était morte depuis quelques mois seulement, après avoir fait un testament en faveur d'un parent éloigné. Servigny ne voulut rien changer aux dernières volontés de sa bonne tante; il quitta Mantes le lendemain, à la pointe du jour, pour revenir à Paris; il lui tardait de voir son sauveur, l'ancien curé de Saint-Marsault. Le temps était pluvieux, mais vers midi il fut assez beau, en sorte qu'il fit cette route assez agréablement, après avoir dîné à Poissy. En passant à Saint-Germain, il crut devoir s'arrêter quelques instants chez un notaire, afin de prendre des renseignements sur les propriétés à vendre dans les environs. On lui en indiqua plusieurs, mais, informations prises, elles ne pouvaient convenir; alors il se dirigea sur Nanterre, et il était presque nuit lorsqu'il arriva; mais de là à Paris, la route n'est pas longue, et il crut pouvoir prendre son temps. Il fit donc rafraîchir son cheval chez Gillet, et après avoir donné quelques sous à cet aveugle, qui vient jouer un air de flûte aux voyageurs, et qui, dit-on, a gagné à ce métier de bons biens au soleil, il sauta dans son cabriolet, se proposant de monter au pas la côte qui se trouve en sortant du pays; lorsque tout à coup il s'aperçoit que le ciel se couvre et que les éclairs sillonnent la nue à de longs intervalles. Il continue son chemin, espérant que cet orage se dissipera; mais au même instant le tonnerre gronde avec furie, les éclairs se croisent et forment mille gerbes dans l'air, les détonations que répètent et multiplient les échos de la vallée deviennent effrayantes; malgré cela, Servigny continue intrépidement sa route: il était même arrivé à mi chemin de Nanterre à Neuilly, lorsqu'un éclair suivi d'un coup de tonnerre épouvantable, fait cabrer et ruer le cheval; il s'abat, comme frappé de la foudre, il se relève, mais épouvanté par la terreur qu'il vient d'éprouver; il recule et se précipite avec le cabriolet dans une cuvette assez profonde qui borde la route, et d'où il ne peut sortir!...

Les brancards étaient cassés, le cheval sous le cabriolet, et Servigny, enseveli sous la capote brisée et aplatie, faisait de vains efforts pour sortir de cette position!

La lecture du premier chapitre de ce volume a appris à nos lecteurs ce qui, à partir de ce moment, est arrivé à notre héros.

—Voilà, dit Servigny lorsqu'il eût achevé le récit que l'on vient de lire, tous les événements de ma vie que je n'avais pu encore vous faire connaître; je n'ai passé sous silence qu'une seule circonstance dont je vous parlerai lorsque vous m'aurez dit ce que je dois faire; quant à la malheureuse femme dont je viens de vous raconter l'histoire, je m'acquitterai de la mission qu'elle a bien voulu me confier, et, pour cela, je n'attendrai pas que le hasard m'en fournisse l'occasion. J'écrirai à Genève, afin de savoir où est maintenant le jeune Fortuné, et sitôt que je connaîtrai le lieu de sa résidence, je lui porterai les paroles dernières de son infortunée mère et la boucle de cheveux qu'elle m'a remise pour lui.

—C'est bien, mon fils, c'est bien, répondit l'abbé Reuzet, je n'en attendais pas moins de vous; vous devez, en effet, vous acquitter de la mission qui vous a été confiée par cette malheureuse femme; en accomplissant le dernier vœu d'une pécheresse qui s'est repenti, à ses derniers moments, d'une mère qui regrettait de ne s'être pas acquitté de ses devoirs, vous vous rendrez agréable à Dieu, car le bien que l'on fait sans espoir de récompense, il le voit, et il s'en rappellera au jour du jugement, lorsque nos fautes et nos bonnes actions seront pesées dans une balance.

Servigny, après avoir de nouveau donné à l'abbé Reuzet l'assurance qu'il s'acquitterait de la mission qui lui avait été confiée par Jazetta, lui demanda ce qu'il devait faire, relativement à ce qui lui était arrivé à l'auberge isolée du Bienvenu.

—Je voudrais, dit-il, faire connaître à l'autorité ce qui se passe dans cette infâme maison et quels sont les gens qui la tiennent; mais le puis-je sans me compromettre? L'un des hommes que j'ai vus, et qui serait infailliblement arrêté par suite de sa dénonciation, était en même temps que moi au bagne de Toulon et il ne manquerait pas de me dénoncer; et vous devinez quelles seraient les conséquences de cette reconnaissance?

—Vous ne pouvez cependant, mon ami, laisser subsister ce repaire d'assassins; ce n'est pas sans dessein que la Providence, qui vous y a conduite, a permis que vous puissiez vous en échapper: il faut absolument que l'autorité en soit avertie et de suite, car chaque jour de retard, coûte peut-être la vie à un infortuné voyageur. Mais, cependant, il faut éviter que vous puissiez devenir la victime de la bonne action que vous allez faire.

—Quels moyens employer pour qu'il en soit ainsi? Je serais nécessairement mis en présence de tous les individus qui fréquentent l'auberge du Bienvenu; eh bien! n'est-il pas possible que parmi eux, il s'en trouve quelques-uns qui aient été mes compagnons pendant mon séjour au bagne de Toulon, et que mes traits soient restés gravés dans leur mémoire.

—Il me semble, dit l'abbé Reuzet après avoir réfléchi quelques instants, qu'une dénonciation anonyme, bien détaillée, adressée à la préfecture de police, remplirait suffisamment notre but, car elle amènerait nécessairement une visite dans cette auberge, dans laquelle il est impossible que l'on ne trouve pas quelque chose qui puisse fixer les doutes de la justice. Mais non, nous ne pouvons même pas employer ce moyen; votre cabriolet et votre cheval, qui sont restés à l'auberge du Bienvenu, pourraient servir à vous faire reconnaître, s'ils tombaient entre les mains de la police.

—Oh! je ne crains pas cela, le cabriolet n'est pas de fabrique française et le cheval a été acheté avec plusieurs autres; ces objets ne peuvent donc mettre sur mes traces; aussi, vais-je de suite suivre votre conseil et adresser à l'autorité une dénonciation, dans laquelle je donnerai des détails si précis, qu'il faudra bien que l'on y ajoute foi.

—Il faut maintenant, ajouta Servigny, que vous me serviez de guide dans une circonstance grave et dont dépend le bonheur de ma vie; voici ce dont il s'agit.

Servigny alors, raconta à l'abbé Reuzet tout ce qui venait de se passer entre lui et sir Lambton et l'offre que celui-ci venait de lui faire, de la main de sa nièce.

—Et sans doute, dit le bon prêtre, vous aimez cette jeune fille?

—Oh! oui, répondit Servigny, je l'aime; et cet amour, daignez en être convaincu, ne ressemble pas à la passion qu'avait su m'inspirer cette cantatrice du théâtre de Marseille dont je vous ai parlé, passion dont les suites ont été si fatales. J'ai voué à mademoiselle de Beaumont, une affection aussi pure qu'elle est désintéressée, je sens qu'il me sera facile de la rendre heureuse si elle devient mon épouse; mais cependant, si vous me dites que je ne dois pas associer ma vie à la vie si pure de cette charmante enfant, je serai assez fort pour renoncer à l'avenir heureux qui m'est offert et que j'ai mérité. Je ne crains pas de vous dire cela, mon digne ami, car vous connaissez toute ma vie, vous savez tout ce qu'il m'a fallu d'efforts pour conquérir la position que je possède aujourd'hui.

—Ecoutez, mon ami, dit l'abbé Reuzet, vous êtes bien déterminé, n'est-ce pas, à ne point vous arrêter dans la route que vous avez choisie? Vous voulez, quoi qu'il puisse arriver, conserver l'estime de l'homme généreux qui veut vous confier le soin d'assurer le bonheur de sa nièce?

Servigny fit un signe affirmatif, et l'abbé continua en ces termes:

—Eh bien! mon ami, il faut lui faire connaître tous les événements de votre vie, que vous lui avez cachés jusqu'à ce jour; si après que vous lui aurez fait cette confidence, il ne renonce pas à ses desseins, et il n'est pas impossible qu'il en soit ainsi; car, si le châtiment que les hommes vous ont infligé était sévère, la faute que vous avez commise n'est en réalité qu'une étourderie de jeunesse; vous pourrez alors accepter sans crainte la main de la femme que vous aimez, après, toutefois, que vous lui aurez fait la même confidence que vous aurez faite à son oncle.

—A elle! mon ami, il faudra que je lui dise que j'ai traîné et porté l'ignoble livrée du bagne?

—Il le faudra! Croyez-moi, si vous devez devenir l'époux de cette jeune fille, ne laissez pas à un hasard, qui probablement ne se présentera pas, mais qui cependant est possible, le soin de lui apprendre un fait qui lui paraîtra beaucoup moins énorme, si c'est par vous qu'elle l'apprend.

—Oh! jamais, jamais je ne pourrais me résoudre à donner à Laure le droit de me mépriser; j'aime mieux fuir sans rien dire, lui laisser ignorer, ainsi qu'à sir Lambton, ce que je serai devenu.

—Vous ne devez pas vous conduire ainsi, et vous ne le ferez pas; car vous vous rappelez que sir Lambton vous est attaché et que votre fuite, en l'affligeant, pourrait lui permettre de croire que vous êtes un ingrat.

Servigny concevait bien que dans la position singulière où il se trouvait placé, il n'avait d'autre parti à prendre que celui qui lui était indiqué par l'abbé Reuzet; il ne pouvait cependant se résoudre à l'adopter; il voulait bien, ainsi que nous l'avons déjà dit, renoncer à Laure, fuir loin, d'elle, s'il le fallait il voulait bien instruire sir Lambton, non pas seulement parce que quelque chose lui disait qu'il trouverait en lui un juge indulgent, mais encore, parce que l'honneur lui faisait un devoir de cette nécessité; mais c'était tout ce qu'il se sentait capable de faire, à moins d'efforts surhumains. Il le dit à l'abbé Reuzet.

—Eh bien! lui dit le prêtre, ces efforts surhumains, il faut les faire, et croyez-moi, vous en serez récompensé; on gagne toujours quelque chose à faire son devoir. Que pourriez-vous dire à votre femme, si le hasard venant à lui apprendre ce que vous lui auriez caché, elle vous reprochait de l'avoir trompée? Auriez-vous le droit de vous plaindre si, s'autorisant de votre exemple, elle vous trompait à son tour? Dites-moi, votre bonheur ne serait-il pas beaucoup plus grand si, après avoir écouté la confidence que vous allez lui faire, Laure vous tendait la main et vous disait que malgré vos malheurs, elle consent à devenir votre épouse?

—Oh! certes, car ce serait là une véritable preuve d'amour et de dévouement, que je saurais reconnaître en la rendant aussi heureuse qu'il est possible de l'être ici-bas; mais cela ne peut arriver; cette pure jeune fille ne consentira jamais à unir sa destinée à celle d'un forçat évadé.

—Les femmes sont capables, lorsqu'elles aiment, de tous les dévouements. Ne désespérez donc pas de votre destinée; Dieu, qui jusqu'à ce jour vous a si manifestement protégé, ne vous abandonnera pas tant que vous marcherez dans ses voies. Fais ce que tu dois, avienne que pourra; vous devez, mon ami, puisque vous voulez faire oublier la faute que vous avez commise, avoir sans cesse cette maxime présente à la mémoire.

—Je ferai ce que vous me dites de faire, dit Servigny après quelques instants de réflexion,

—J'étais sûr, s'écria le bon abbé Reuzet, que vous possédiez toutes les vertus d'un galant homme, mais puisque maintenant vous êtes bien décidé, je veux vous rendre moins rude que vous ne la supposez, la tâche qui vous est imposée; il est de ces aveux, je le sais, qui sont pénibles à faire, et ceux que vous devez à sir Lambton sont de cette nature; je crois que l'indulgence de cet excellent homme, vous les rendra aussi faciles que possible; je ne veux pas cependant que vous soyez le témoin de l'étonnement que nécessairement il manifestera lorsqu'il apprendra ce que, jusqu'à ce jour, il a ignoré. Voici donc quelle sera votre conduite: demain matin sir Lambton, qui me paraît passablement impatient, ne manquera pas de vous demander une réponse, vous lui répondrez que l'offre qu'il a faite comble tous vos vœux, mais que vous ne pouvez l'accepter avant qu'il ne m'ait vu et vous le prierez de venir de suite chez moi; si, comme je le présume, ce que je lui apprendrai ne le fait pas changer de résolution, je lui demanderai la permission de voir mademoiselle de Beaumont, qui, j'en suis convaincu, vous conservera son estime, si après m'avoir entendu, elle vous enlève son amour. Croyez-vous mon ami que nous puissions mieux faire? et veuillez me charger du soin d'être votre interprète.

Servigny prit la main de l'abbé Reuzet et la serra avec force entre les siennes.

—Vous êtes un digne serviteur de Dieu, lui dit-il, j'approuve d'avance ce que vous ferez, et si je dois renoncer à l'amitié de sir Lambton et à l'amour de Laure c'est près de vous, mon digne ami, que je viendrai chercher des consolations que vous ne me refuserez pas.

La conversation entre l'abbé Reuzet et Servigny se serait sans doute prolongée beaucoup plus longtemps, si le vieux Silvain, après avoir discrètement frappé à la porte du salon, n'était pas entré afin de prévenir son maître que M. le vicomte de Lussan désirait lui parler.

—Je suis forcé, dit l'abbé, de vous congédier pour recevoir ce gentilhomme, au revoir, mon cher Servigny, ayez bon espoir, je vous le répète, Dieu n'abandonne pas ceux qui marchent dans ses voies.

—Que sa volonté soit faite, répondit Servigny, acceptez ceci pour vos pauvres, ajouta-t-il en glissant un billet de banque dans la main de l'abbé Reuzet, je regrette beaucoup de ne pouvoir faire plus en ce moment, mais l'envoi que je viens de faire au procureur du roi d'Aix, pour indemniser le juif Josué de l'argent qu'involontairement je lui ai fait perdre, m'a tout à fait mis à sec, une autre fois je serai plus généreux.

—Merci, mon ami, merci pour moi, à qui vous procurez le plaisir de faire un peu de bien, et merci pour mes pauvres, dont les prières vous porteront bonheur.

—A propos, j'ai remis à votre bon Silvain une légère marque de ma reconnaissance qu'il n'a voulu accepter qu'à la condition que vous lui permettriez de la conserver.

L'abbé Reuzet donna un petit soufflet sur la joue du vieux domestique qui attendait près de la porte du salon l'ordre de faire entrer le vicomte de Lussan.

—Vous le voyez, mon ami, lui dit-il, un bienfait n'est jamais perdu, puisque vous recevez aujourd'hui la récompense des soins que vous avez donnés il y a déjà longtemps, à un pauvre blessé, gardez cet argent et faites-en bon usage... Faites entrer maintenant M. le vicomte de Lussan.

Silvain s'empressa d'obéir.

—Veuillez prendre un siége, M. le comte, dit l'abbé Reuzet, qui voulut absolument conduire Servigny jusqu'à la porte de son modeste logement, je suis à vous à l'instant même.

—Ne vous gênez pas, M. l'abbé répondit le vicomte, ne vous gênez pas, rien ne me presse.

—Que diable peut venir faire ici, se dit-il, lorsqu'il fut seul dans le salon, cet homme que j'ai vu causer ce matin avec le digne intendant de mon noble ami, le marquis de Pourrières.

II.—Deux unions.

Si nos lecteurs ne sont pas las de nous suivre, nous les prierons d'entrer avec nous dans la petite église de Guermantes, petit village du département de Seine-et-Marne, situé à quelques portées de fusil de Lagny, et remarquable seulement par les belles maisons de campagne, dont les jardins ont été, pour la plupart, dessinés par Lenôtre.

Il n'est pas encore huit heures du matin, les pâles rayons du soleil d'hiver ne sont pas encore parvenus à percer les nuages épais qui chargent l'atmosphère; le froid est vif, la neige couvre les champs d'alentour et les rameaux dépouillés des quelques vieux arbres plantés devant le portail de l'église, qui cependant est ouverte et ornée comme pour un jour de fête. Nous saurons, si nous voulons bien prendre la peine d'écouter les paroles qu'échangent entre eux les quelques paysans rassemblés devant le maître-autel, pour quelle cérémonie la petite église de Guermantes déploie à une heure aussi inusitée toutes les richesses de sa sacristie.

—En v'là une drôle d'idée, dit à sa voisine une grosse villageoise à la physionomie réjouie, qui s'est levée à la pointe du jour afin d'arriver la première à l'église, choisir pour se marier une méchante église de rien de tout, lorsque l'on pourrait sans se gêner, avoir le maître-autel de c'te église de Paris, que j'sommes allés voir avec mon homme, une église superbe, ma chère, toute dorée, avec des peintures presque aussi belles que celles du jardin Turc, et ousque ça sent bon comme tout.

—C'est une nouvelle mode, les bourgeois venions comme ça se marier dans les églises des villages, soit disant pour échapper aux opportunités, mais j' crois pas que c'est pour ça moi, c'est ben plutôt parce que ça leur zy coûte meilleur marché, c'est si cancres ces riches.

Le nez pointu, les lèvres minces et les yeux de chauve-souris de la femme qui venait de s'exprimer ainsi, annonçaient un de ces êtres malheureusement organisés dont le plus vif plaisir est celui de médire de leur prochain. Ceux de nos lecteurs qui sont assez naïfs pour croire que les villageois sont tels que les a peints ce bon capitaine de dragons, qui se nommait M. de Florian, lorsque nous leur aurons appris que ceux qui avaient choisi pour se marier la petite église du village de Guermantes avaient remis au maire du susdit village une somme assez forte pour les pauvres de la commune, croiront sans doute que les méchancetés de la femme aux yeux de chauve-souris, vont être désapprouvées par ses auditeurs: erreur! profonde erreur; elles seront au contraire accueillies par un murmure approbateur qui l'engagera à ne pas s'arrêter en aussi beau chemin; et cependant les plus médisants seront les premiers à se rendre sous le porche lorsque les jeunes mariés sortiront de l'église, afin de les saluer et d'attrapper une étrenne, c'est-à-dire une pièce de monnaie quelconque. Il est bon d'apprendre à ceux de nos lecteurs qui ne le savent pas, que des villageois, quelquefois fort à leur aise, reçoivent sans scrupule une aumône lorsqu'on veut bien la leur donner.

Ainsi que nous venons de le dire, l'auditoire de la femme aux yeux de chauve-souris était disposé à bien accueillir toutes les méchancetés qu'elle voudrait bien débiter.

—Après, continua-t-elle, charmée de la bienveillante attention que ses auditeurs voulaient bien lui accorder, vous me direz que l'on a quelquefois des raisons pour ne point vouloir se marier au vu et au su de ses pareils; par exemple, quand une demoiselle a eu des malheurs, et que le mari ne l'épouse que pour sa dot.

—A-t-elle de l'esprit cette mère Pitroux, dit un gros joufflu, le coq du village, en riant bêtement, elle sait tout ce qui se passe, que j'vous dis.

—Un peu que j'sais ben des choses, et que si j'voulions parler j'pourrions vous en apprendre de belles sur le compte de c'te belle mariée, de son épouseur et d'ce rougeau d'Anglais, qu'est soi-disant son oncle; mais je m'tais, j'n'ai pas oublié qu'à son dernier prône monsieur le curé nous a dit qu'il ne fallait pas médire de son prochain.

La vieille sorcière ne se taisait que parce qu'elle ne savait absolument rien, et que son instinct de méchante femme lui disait qu'elle en avait assez dit pour donner matière à toutes les conjectures.

—M'est avis, dit le gros joufflu, que l'Anglais n'est pas plus l'oncle de la mariée que je n'suis le neveu de M. le curé, et que c'est pour se débarrasser d'elle qu'il la repasse avec une bonne dot au jeune homme qui va l'épouser.

—Un bel homme tout d'même, répondit la femme qui avait parlé la première, et qui, comparée aux autres villageoises, était une excellente femme; et qui va épouser un beau brin de jeune fille! On peut dire d'eux tout ce qu'on voudra, ça ne les empêchera pas de faire un joli couple.

—C'est-à-dire, reprit le gros joufflu, très-vexé sans doute de ce qu'une femme se permettait de trouver bien un autre homme que lui, l'homme n'est pas déjà si bien, il est trop grand.

—Tu dis ça parce que tu es petit, mon garçon.

—On est ce qu'on est, mame Catois, ça n'empêche pas qu'on ne changerait pas de figure avec tous ces farauds de Paris, qui ne viennent dans nos villages que pour nous humilier.

—Vous me faites suer avec toutes vos médisances, s'écria la bonne madame Catois; tenez, puisqu'il faut que j'vous le dise, vous n'avez pas plus de reconnaissance que des crocodrilles. Lorsqu'il n'y avait personne au château, vous disiez tous les jours: Ah! y faudrait pour le bien du village que c'te propriété fusse habitée par des gens riches. Eh ben! il est venu des riches, et des bons, qui ont fait du bien à tous les pauvres de la commune, et qui viennent encore, à l'occasion de leur mariage, de remettre pour eux, à not' maire, une bonne grosse somme; eh ben! parce qu'ils veulent se marier ici, v'là que vous vous mettez à les déchirer ni pu ni moins que s'il vous devaient queque chose. Fi! fi, vous devriez être honteux.

Nous devons, historien fidèle, dire à nos lecteurs que la verte admonition de madame Catois fut beaucoup moins bien accueillie que les médisances de la mère Pitroux, et qu'elle eût été probablement forcée de changer de place pour se soustraire aux bourrades si l'entrée dans l'église des jeunes mariés et de leurs amis n'était venu distraire l'attention générale.

—Est-ce que je me trompais, dit la Pitroux, c'est-y pas un mariage secret, pisqu'i n'ont invité personne à la cérémonie et qui n'ont avec eux que leurs témoins, ces deux Anglais qui viennent on ne sait d'où, le père Robertin, le notaire de Lagny, et son gendre, l'huissier, qui ont l'air tout fiers de ce que le rougeaud a bien voulu les choisir pour répondre de sa nièce; et ce curé de Paris, qui doit officier à la place de not' bon pasteur, qui n'ont probablement pas trouvé assez bon pour eux.

On a sans doute déjà deviné que le mariage qui mettait ainsi en émoi toutes les mauvaises langues de Guermantes, était celui de notre héros, qui épousait la charmante Laure de Beaumont. Après la cérémonie, que le digne abbé Reuzet avait voulu célébrer lui-même, les deux jeunes époux, accompagnés de sir Lambton, devaient monter dans une chaise de poste qui les attendait à la porte de l'église, et aller passer à Florence, sous le beau ciel du grand-duché de Toscane, le restant de l'hiver avant de se fixer définitivement à Paris.

—Adieu, mes enfants, dit l'abbé Reuzet à Servigny et à Laure, au moment où ils allaient monter en voiture, adieu! vous serez heureux, car vous avez fait chacun votre devoir; mais si quelques malheurs imprévus venaient vous frapper, si Dieu voulait encore vous éprouver, priez avec confiance notre divin Rédempteur, vous puiserez dans la prière des forces pour surmonter les obstacles, et de la résignation pour supporter les maux que vous ne pourriez éviter.

Tandis que l'abbé Reuzet parlait ainsi aux deux jeunes gens qui lui prêtaient toute l'attention que méritait son noble caractère, sir Lambton, entouré d'un cercle infranchissable, vidait sa bourse entre les mains du bedeau, du sacristain, des enfants de chœur et des pauvres de la commune. Lorsqu'il n'eut plus rien à leur donner, tous ces solliciteurs s'écartèrent, et il rejoignit la voiture dans laquelle Servigny et Laure avaient déjà pris place.

—Nous nous verrons, monsieur, dit-il à l'abbé Reuzet en lui secouant la main d'une manière qui fit faire une légère grimace au bon prêtre, je ne suis pas de votre religion, mais cela, vous l'avez pu voir, ne m'empêche pas d'être un assez bon diable, et je suis prêt à reconnaître que c'est une excellente religion que celle qui est prêchée par des ministres tels que vous. Adieu, monsieur l'abbé, venez souvent à notre hôtel lorsque nous serons de retour à Paris, tout le monde y gagnera, nous d'abord et les pauvres ensuite, car à chacune de vos visites je vous remettrai de quoi continuer l'œuvre si généreusement commencée par ce brave garçon-là.

En achevant ces derniers mots, sir Lambton avait frappé sur l'épaule de Servigny qui ne put s'empêcher de rougir.

—Ah! ah! mon cher ami, ajouta sir Lambton qui remarqua l'air embarrassé et la rougeur qui couvrait le visage de notre héros, est-ce que par hasard vous êtes fâché de ce que monsieur l'abbé Reuzet m'a mis dans la confidence de vos secrets; cela ne serait pas bien, maintenant que nous sommes de la même famille, nous ne devons rien avoir de caché l'un pour l'autre.

—Un secret, dit Laure, je veux le connaître.

—Monsieur votre mari vous le fera sans doute connaître, répondit l'abbé Reuzet.

—Oui, ma fille, ajouta sir Lambton, tu le connaîtras ce secret, et tu gronderas fort ton mari de ce qu'il nous l'a caché si longtemps.

Après quelques paroles obligeantes adressées au curé de Guermantes, qui était venu rejoindre l'abbé Reuzet, sir Lambton, Laure et Servigny partirent, emportant les bénédictions des deux vénérables ecclésiastiques auxquels se joignirent les acclamations de tous ceux entre les mains desquels sir Lambton avait vidé sa bourse.

—C'est d'braves gens tout d'même, dit le gros Joufflu à la Pitroux; ils ont donné gros à nos pauvres.

—Beau mérite, répondit la vieille, que d'donner queuques écus lorsqu'on est riche comme des crésus; c'est une frime pour nous jeter de la poudre aux yeux, pour qu'on s'aperçoive pas de c'qui s'en sauvent comme ça aussitôt après leux mariage.

—Hé! dites donc la Pitroux, dit une commère en frappant sur l'épaule de la vieille aux yeux de chauve-souris, v'nez-vous à la maison commune? on dit comme ça que not'maire va faire le partage de c'qu'ont donné ces bourgeois qui veniont de se marier, et qui reviendra au moins vingt francs à chaque nécessiteux.

—V'là que j'y vas, mon enfant, dit la Pitroux, v'là que j'y vas.

Et la vieille sorcière sortit de l'église.

—Eh ben! Claude, qué tu dis d'ça, dit la Catois au paysan joufflu, crois-tu que c'est brave d'aller prendre l'argent des gens qu'on vient de déchirer?

—Eh ben! s'ils l'ont donné c'te argent, c'est que ça leur convenait; faudrait-t'y pas pour avoir le droit d'en prendre sa part, s'priver du plaisir de rire un tantinet aux dépens de tous ces riches.

O mœurs pures des champs! aimable candeur villageoise, que vous êtes donc séduisantes dans les idylles, les romans de M. de Florian, et les opéras-comiques.

Trois mois environ après le mariage de Servigny et de Laure, une cérémonie semblable rassemblait, dans l'église dorée sur tranche de Notre-Dame de Lorette, une compagnie beaucoup plus nombreuse que cette que nous venons de laisser dans la petite église du village de Guermantes. Cette compagnie habillée de velours et de soie, parfumée de patchouli et d'eau de Portugal, s'exprimait avec infiniment plus d'élégance que ceux que nous venons d'entendre parler. Faut-il en conclure qu'elle valait mieux? Nous n'en savons vraiment rien. Les villageois de Guermantes assommaient tout simplement ceux dont ils s'occupaient; les gens comme il faut, rassemblés dans l'église Notre-Dame de Lorette, pour nous servir d'une expression empruntée au joyeux curé de Meudon, «égorgillaient bien doulcettement les gens avec de gentils petits coustelets.» Nous laissons à nos lecteurs le soin de décider quelle est la meilleure de ces deux manières de tuer les gens; nous les prierons seulement de remarquer que les gens comme il faut se déchirent les uns les autres, tandis que les villageois ne calomnient que ceux que le hasard de la naissance ou la fortune a placés au-dessus d'eux, ce qui tendrait à prouver que les premiers ne médisent que pour tuer le temps; tandis que les seconds, véritables loups qui ne se mangent pas entre eux, calomnient parce qu'ils sont grossiers, envieux et méchants.

Le révérend père Lemoine, de la compagnie de Jésus, qui a écrit un petit traité[581] destiné à rendre facile aux gens du monde l'exercice de toutes les pratiques de la religion; s'il revenait ici-bas et qu'on le conduisit dans l'église Notre-Dame de Lorette, il pourrait facilement croire, en voyant un semblable temple, que les maximes de son livre sont généralement adoptées. Nous ne sommes, pour notre part, jamais entré dans une de nos vieilles basiliques sans nous sentir disposé à élever notre âme vers notre Créateur; nous ne restons pas froids dans les modestes temples de nos villages; mois lorsque nous nous trouvons à Notre-Dame de Lorette, ce qui nous arrive toutes les fois qu'Alexis Dupont veut bien quitter l'Académie royale de musique pour venir y faire entendre sa belle voix aux fidèles, nous écoutons très-volontiers le prédicateur à la mode, nous applaudissons chaleureusement l'artiste distingué qui chante si bien les hymnes sacrés; mais nous avons beau nous battre les flancs pour rallumer dans notre cœur quelques étincelles de ferveur religieuse, cela nous est impossible; c'est qu'en effet, l'église Notre-Dame de Lorette ressemble plus aux boudoirs des jolies pécheresses qui habitent le quartier dans lequel elle est située, qu'à un temple consacré au culte de celui qui est mort sur la croix pour nous sauver. Rien de mieux peint que cette jolie bonbonnière; mais rien assurément de moins grandiose, de moins mystérieux, qui parle moins au cœur et à l'imagination de la grandeur et des mérites du Créateur.

C'est sans doute pour cela que les diverses personnes que la cérémonie qu'on allait y célébrer y avait attirées, s'abordaient, se saluaient et causaient avec autant d'abandon que si elles s'étaient rencontrées dans un salon.

—Eh! bonjour donc, mon cher de Lussan, je suis vraiment charmé de vous rencontrer.

—Croyez, mon cher de Préval, que j'ai infiniment de plaisir à vous voir.

Et le vicomte serra affectueusement la main parfaitement gantée que lui tendit de Préval.

—Je veux bien vous croire, cher vicomte, permettez-moi cependant de vous faire observer que vous devenez excessivement rare.

—Que voulez-vous, je me range, j'ai envie de faire une fin, d'imiter mon ami de Pourrières; de me marier.

—Vraiment! eh mais! si vous trouviez ainsi que lui chaussure à votre pied, vous n'auriez peut-être pas tort.

—J'avais jeté les yeux sur l'aimable amie de la jolie comtesse de Neuville, et il est probable que je serais parvenu à m'en faire aimer, si son oncle n'avait pas amené avec lui, des Indes orientales, je ne sais quel aventurier qui m'a coupé l'herbe sous le pied.

—Voilà qui est fâcheux,

—Oh! je suis, je vous l'assure, parfaitement consolé; une occasion perdue peut facilement se retrouver.

—Surtout, lorsque comme vous, on possède une foule d'aimables qualités, une grande fortune et un nom illustre.

—Flatteur, vous savez bien que je ne possède de plus que vous qu'une seule chose, le nom que m'ont transmis mes aïeux.

—C'est peu de chose.

—Quel blasphème, M. de Préval; mais si vous prisez si peu la noblesse, pourquoi donc avez-vous accolé au vôtre une particule nobiliaire?

—Eh! que sais-je; pour jeter de la poudre aux yeux des sots.

—Brisons, je vous prie.

—Vous n'avez pas cru, cher vicomte, que je voulais vous offenser?

Le vicomte, visiblement contrarié, fit quelques pas dans l'église avant de répondre à Préval, qui marchait à ses côtés et qui paraissait désolé d'avoir pu déplaire à celui qu'il avait pris l'habitude de considérer comme son maître.

—Les nouveaux mariés se font bien attendre, dit timidement de Préval, pour donner un autre tour à la conversation.

Le vicomte de Lussan, touché du repentir manifesté par l'humble contenance de Préval, voulut bien lui répondre:

—C'est bon genre, dit-il, il n'y a que les rois et les porteurs d'eau qui arrivent à l'heure.

—Il paraît que monsieur le marquis de Pourrières a tout à fait oublié la jolie marquise de Roselly?

—Je n'en répondrais pas; Silvia est une de ces femmes qui ne s'oublient pas facilement, n'est-il pas vrai, monsieur de Préval?

—Je vous donne ma parole, que je n'y pense que pour me rappeler que c'est une femme très-dangereuse.

—Je vous crois. Il paraît que le gaillard qu'elle avait choisi pour se débarrasser de vous, n'y allait pas de main morte; j'ai raconté cette histoire au marquis de Pourrières, elle l'a fait beaucoup rire.

—Je suis charmé d'avoir prêté à rire à ce noble personnage; je ne souhaite pas cependant qu'il retrouve Céleste Comtois.

—Eh! pourquoi donc?

—Parce que je suis persuadé que cette femme doit être funeste à tous ceux qui se trouvent en relations avec elle.

—Vous pourriez bien avoir raison; le père Juste m'a raconté certaine histoire dont je la suppose l'héroïne!...

—Quelle est donc cette histoire?...

—Vous êtes beaucoup trop curieux, mon cher; allez, si vous désirez la connaître, prier le père Juste de vous la raconter, peut-être qu'il voudra bien vous faire ce plaisir.

Le vicomte de Lussan et de Préval, furent à ce moment abordés par un assez laid vieillard qui portait à sa boutonnière le ruban de la Légion d'honneur.

—Eh! bonjour, M. de Préval, dit-il au compagnon du vicomte de Lussan, vous allez, puisque je vous rencontre ici, me dire de qui l'on va célébrer l'union.

—Quel est ce monsieur? dit à voix basse le vicomte de Lussan à M. de Préval.

—Monsieur le chevalier Fontaine, le père nominal de la belle marquise de Roselly, lui répondit son ami.

Et comme le chevalier Fontaine attendait une réponse à la question qu'il venait de lui adresser:

—Ne savez-vous pas, continua-t-il, que monsieur le marquis de Pourrières épouse la veuve du général comte de Neuville?

—Une union bien assortie, répondit le chevalier Fontaine, les deux conjoints sont riches.

Les personnes invitées à la cérémonie, arrivaient à la suite les unes des autres, de sorte que lorsque les époux et leur amis arrivèrent à leur tour, l'église était déjà remplie. Le vieux chevalier de Saint-Louis que nous avons vu déjà chez madame de Villerbanne, donnait la main à Lucie.

La physionomie de Salvador était resplendissante d'orgueil; il adressa au vicomte de Lussan, en passant devant lui, un léger signe de tête protecteur, qui pouvait se traduire ainsi: Vous voyez, mon cher ami, que je sais surmonter tous les obstacles, et que ce que je veux je l'obtiens.

—Ouais! se dit le vicomte, est-ce que par hasard mon excellent ami oublierait déjà que c'est presque à moi qu'il doit ce qu'il obtient aujourd'hui! Il faudra voir, morbleu! il faudra voir...

Lucie n'était pas triste; et cependant une certaine appréhension pouvait se lire sur sa jolie figure. Mais, lorsqu'elle jetait ses regards sur son mari, elle croyait lire tant d'amour dans ses yeux, que les légers nuages qui couvraient son front se dissipaient aussitôt.

Nous ne rapporterons pas tous les détails de la cérémonie qui consacra devant Dieu une union déjà contractée devant les hommes. Nos lecteurs savent ce qu'est une messe de mariage; nous leur dirons seulement que, comme le marquis de Pourrières avait remis une somme assez considérable à la fabrique, l'église avait revêtu pour lui ses plus beaux atours; elle avait étalé au grand jour tous les trésors de la sacristie: les carreaux de velours à franges d'or, le poêle de satin à franges d'argent, les chandeliers les plus lourds et les mieux ciselés; elle avait paré ses chantres de leurs plus belles chapes, son suisse de son uniforme le plus resplendissant, débarbouillé ses enfants de chœur et convié le meilleur de ses organistes.

Après la cérémonie, les amis de Lucie et du marquis de Pourrières, parmi lesquels on pouvait remarquer une foule de personnages distingués, vinrent adresser leurs félicitations aux jeunes époux et les prier d'agréer les vœux qu'ils faisaient pour leur bonheur, vœux stériles, hélas! et qui ne devaient pas être exaucés.

Salvador se conformant à la mode anglaise, adoptée maintenant par presque tous les gens de bonne compagnie, avait manifesté à sa femme le désir d'aller aussitôt après son mariage, passer la belle saison dans ses terres. Lucie n'avait pas cru devoir s'opposer à ce désir qu'elle avait trouvé tout naturel; de sorte qu'il avait été convenu qu'aussitôt après la cérémonie religieuse, on partirait pour le château de Pourrières, où on passerait la lune de miel.

La cérémonie religieuse était terminée et les nouveaux époux allaient bientôt sortir de la sacristie, lorsqu'une femme d'une beauté remarquable, mais affreusement pâle et plus que pauvrement vêtue, entra dans l'église; elle se plaça au premier rang, en ayant soin de se tenir parmi les personnes qui attendaient, rangées en haie, le long des deux côtés de la nef, la sortie des nouveaux époux qu'elles voulaient voir monter en voiture. Lorsque Salvador, qui donnait la main à Lucie, passa triomphalement près d'elle; elle poussa un léger cri qui lui fit tourner la tête de son côté, de sorte que ses regards, qui brillaient d'un feu sombre, rencontrèrent les siens.

Les traits du marquis, lorsqu'il eût vu cette femme, se couvrirent d'une mortelle pâleur, et vraiment il y avait bien de quoi; elle lui apparaissait comme le spectre de Banco au Festin de Macbeth; et son trouble fut si évident que Lucie le remarqua et lui demanda ce qu'il avait? il attribua son trouble et sa pâleur à une indisposition subite causée par l'émotion et la chaleur, et que le grand air suffirait pour dissiper; et il se hâta de regagner sa voiture répondant à peine aux compliments et aux félicitations des nombreux amis qui se pressaient autour de lui; seulement, lorsque le vicomte de Lussan s'approcha à son tour, il lui dit quelques mots à voix basse.

Le vicomte de Lussan parut très-étonné, il salua la comtesse et rentra dans l'église.

Il avait à peine fait quelques pas lorsqu'il fut abordé par de Préval.

—Devinez qui je viens de rencontrer ici? lui dit son ami.

—Eh! le sais-je, répondit le vicomte.

—Eh bien! je viens de me trouver face à face avec la belle Céleste Comtois, Silvia, marquise de Roselly, comme vous voudrez l'appeler. Oh! je l'ai bien reconnue, malgré l'extrême pâleur qui couvre son visage et qui semble annoncer qu'elle vient de supporter une longue maladie, et les pauvres vêtements dont elle est couverte.

—Où est-elle? dit le vicomte, il faut que je lui parle, il le faut absolument.

—Ma foi, mon cher ami, je ne puis vous satisfaire, je me suis sauvé aussitôt que je l'ai vue. Je me suis imaginé qu'elle n'était ici que pour jouer un mauvais tour à quelqu'un comme ce quelqu'un pourrait être moi aussi bien qu'un autre, ma foi!... Je puis cependant vous assurer qu'elle est encore dans l'église.

Le vicomte de Lussan, outré de la poltronnerie de son ami de Préval, le quitta sans lui répondre, et se mit à explorer l'église en tous sens. L'église de Notre-Dame de Lorette n'est pas bien grande, et l'œil peut sans peine en embrasser toutes les parties; il n'eut donc pas beaucoup de peine à trouver celle qu'il cherchait.

—Comme je ne me souciais pas de m'exposer à rencontrer quelqu'un dans ce misérable équipage, lui dit Silvia, je suis restée dans ce coin où je savais bien que vous finiriez par me découvrir.

—Mais par quel fâcheux hasard, madame la marquise, vous trouvez-vous en un si pitoyable état, et qu'êtes-vous devenue depuis plus d'une année?

—Oh! c'est toute une histoire qu'il serait beaucoup trop long pour vous raconter ici; il vous a sans doute prié de vous occuper un peu de moi.

—Sans nul doute; ah! que n'êtes-vous venue quelques jours plus tôt...

—Je suis venue aussitôt que je l'ai pu: ainsi le marquis de Pourrières est marié?

—Il vous croyait morte, madame la marquise.

—Et il était impatient de se consoler; c'est très-bien, c'est très-bien en vérité, la femme qu'il vient d'épouser est véritablement fort jolie?

—Eh! madame, si vous aviez été là, il est probable qu'il aurait refusé Vénus en personne.

—Le croyez-vous?

—J'en suis persuadé; mais vous connaissez le vieux proverbe: les absents ont tort.

—Le proverbe dit vrai, mais les absents reviennent quelquefois et alors ils ont raison.

—Je ne vous comprends pas, mais je suis à vos ordres, venez-vous?

—Nous attendrons si vous voulez bien le permettre, quelques instants, je vois encore dans l'église beaucoup de personnes que je connais.

Le ton sec et tranchant de Silvia avait légèrement indisposé le vicomte de Lussan; cependant il lui obéit et resta près d'elle, bravant les regards des curieux qui ne pouvaient concevoir qu'un aussi élégant personnage se tint ainsi en public avec une femme si misérablement vêtue, il subissait sans s'en douter l'influence que cette singulière femme exerçait sur tous ceux qui la connaissaient, cependant il ne lui parlait pas.

—Vous ne me dites rien, M. le vicomte, dit Silvia après quelques instants d'un silence qui paraissait l'ennuyer infiniment.

—Je n'ai rien à vous dire, madame, répondit le vicomte, si ce n'est que maintenant l'église est presque déserte et que nous ferions bien de profiter de ce moment pour nous retirer.

—Partons donc, M. le vicomte, je suis prête à vous suivre.

Silvia passa son bras sous celui du vicomte qui rougit jusqu'aux yeux, mais qui n'osa la refuser. Puis il la fit monter dans son cabriolet, se plaça à côté d'elle et fouetta vigoureusement son cheval, impatient d'échapper aux regards des quelques curieux retardataires rassemblés à l'entrée de l'église.

Nous profiterons du temps que doivent passer à Florence Servigny, Laure et sir Lambton, et à Pourrières, Salvador et Lucie, à laquelle, à notre regret, il ne nous est plus permis de donner le nom de comtesse de Neuville, pour apprendre à nos lecteurs les événements qui avaient précédé les deux unions qu'ils viennent de voir se conclure.

Servigny après avoir quitté l'abbé Reuzet, rentra à l'hôtel de sir Lambton beaucoup plus calme qu'il ne l'était lorsqu'il en était sorti, la résolution qu'il venait de prendre avait mis fin à la cruelle perplexité à laquelle il était en proie, et comme, ainsi qu'il a été facile de s'en apercevoir par le récit des événements qui précèdent, il était doué d'une force de caractère remarquable, il en attendait le résultat avec calme, bien déterminé du reste à l'accepter quel qu'il fût.

Le lendemain matin après le déjeuner, sir Lambton, ainsi qu'il s'y attendait, le pria de le suivre dans son cabinet, et lorsqu'ils y furent seuls, il lui demanda une réponse à la proposition qu'il lui avait faite la veille.

—Vous avez dû penser, mon généreux protecteur, lui répondit Servigny, après s'être recueilli quelques instants, que si je n'avais pas accepté de suite, et avec le plus vif empressement, une proposition aussi honorable que celle que vous avez bien voulu me faire, mon hésitation était provoquée par de bien puissants motifs; car je n'ai pas cherché à vous dissimuler que j'aimais votre nièce de toutes les puissances de mon âme, et je crois vous avoir donné assez de preuves de l'attachement que je vous ai voué, pour que vous ne puissiez douter du prix infini que je dois mettre à votre alliance.

—Mais ces motifs, mon cher Féval, vous devez, si vous avez en moi quelque confiance, me les faire connaître.

—Je le sais, sir Lambton, mais j'ai pensé que vous voudriez bien m'épargner la triste nécessité de vous faire des aveux qui vont peut-être me faire perdre, sinon votre amitié, du moins votre estime. Un vénérable ecclésiastique attaché à l'église Saint-Roch, M. l'abbé Reuzet, connaît tous les secrets de ma vie, allez le trouver, mon digne protecteur, il vous dira tout ce que je regrette de ne pas avoir la force de vous dire moi-même, et si, ce que je n'ose espérer, après l'avoir écouté vous daignez seulement me conserver auprès de vous, je m'estimerai encore trop heureux.

—Je vais aller voir cet ecclésiastique, répondit sir Lambton, que l'air profondément ému de Servigny avait touché autant qu'il est possible de l'être, je ne sais ce qu'il va m'apprendre, peut-être attachez-vous beaucoup trop d'importance à un événement en réalité insignifiant. Le secret qu'il va me confier est-il donc de nature à empêcher la réalisation d'un projet auquel j'attache un prix infini? quoi qu'il en soit, mon cher Féval, soyez persuadé que je n'oublierai jamais les services importants que vous m'avez rendus.

—Je le sais, sir Lambton, je le sais, dit Servigny, mais allez de suite trouver l'abbé Reuzet. Je suis maintenant impatient de vous savoir instruit de tout ce qui me regarde.

Sir Lambton serra la main de Servigny sans lui répondre, et sortit à pied pour se rendre chez l'abbé Reuzet, dont notre héros lui avait indiqué la demeure.

L'abbé Reuzet, ainsi qu'il l'avait promis la veille à Servigny, attendait la visite du gentilhomme Anglais, qui fut introduit de suite près de lui.

Sir Lambton remarqua d'abord l'extrême simplicité et la grande propreté de l'ameublement du logement occupé par l'abbé Reuzet; cela le prévint en sa faveur et le disposa à l'écouter favorablement. Il se dit, que si ce prêtre qui possédait, il le savait, une fortune raisonnable à laquelle il pouvait joindre les émoluments attribués à ses fonctions et le produit de plusieurs ouvrages remarquables dont il était l'auteur, savait se contenter d'un intérieur aussi modeste; c'est qu'il trouvait plus de plaisir à répandre des bienfaits sur ceux de ses semblables qui, lorsqu'ils souffraient, venaient s'adresser à lui, qu'à s'entourer des mille recherches du luxe et du confortable.

L'abbé Reuzet congédia Silvain qui avait introduit sir Lambton dans son cabinet, et après avoir fait accepter un siége au bon gentilhomme il lui parla ainsi:

—Je sais, monsieur, quel est le motif qui vous amène près de moi; vous désirez connaître les raisons qui ont fait, en quelque sorte, refuser par M. Paul Féval, une offre qui l'eût comblé de joie, s'il lui eût été permis de l'accepter. Ces motifs, monsieur, sont de telle nature, que ce jeune homme, plutôt que de vous les faire connaître, voulait vous fuir; et cependant je dois me hâter d'ajouter, pour ne pas vous laisser plus longtemps sous le coup d'une impression fâcheuse, que dans mon âme et conscience, mon ami, je suis fier de pouvoir donner ce titre à M. Paul Féval, est en réalité plus malheureux que coupable.

—Continuez, M. l'abbé, continuez, je vous en prie, s'écria sir Lambton. Je suis plus heureux que vous ne pouvez vous l'imaginer, de vous entendre parler ainsi. Je ne suis pas, ainsi que vous, revêtu d'un caractère qui m'oblige à l'indulgence; mais je crois que votre cœur et le mien sont dignes de se comprendre!...

Et sir Lambton, avec une franchise toute britannique, saisit la main de l'abbé Reuzet qu'il serra avec force dans la sienne.

—La personne dont nous nous entretenons, continua l'abbé, ne se nomme pas Féval, son véritable nom est celui de Servigny; mais elle pouvait, sans nuire à personne, prendre celui sous lequel vous l'avez connu jusqu'à ce jour, car ce nom de Féval, est celui de sa mère qui est morte depuis longtemps.

Le nom de Servigny, sir Lambton, a été flétri devant les hommes; mais je ne crains pas de le dire, il a, depuis longtemps, reconquis devant Dieu sa pureté primitive!...

L'abbé Reuzet, après s'être recueilli quelques instants, raconta à sir Lambton, tous les événements de la vie de Servigny, que nos lecteurs connaissent déjà.

Lorsqu'il eût achevé, sir Lambton, qui l'avait écouté avec la plus sérieuse attention et sans l'interrompre une seule fois, lui serra de nouveau la main, et lui dit d'une voix émue:

—Si les faits sont tels que vous venez de me les raconter, et je n'en doute pas, puisque vous en êtes le garant, Servigny est véritablement plus malheureux que coupable. Il a cependant, un tort grave à mes yeux, celui de ne pas m'avoir accordé une confiance dont j'étais digne; mais je lui pardonne bien volontiers, et ce que vous venez de m'apprendre ne change rien à mes projets.

—C'est bien! monsieur! c'est bien, répondit l'abbé au bon gentilhomme, je n'en attendais pas moins de votre noble caractère; mais je dois, autant pour remplir complétement la mission dont je suis chargé que pour m'acquitter des devoirs que mon caractère m'impose, vous faire quelques observations que vous voudrez bien, je l'espère, accueillir avec indulgence.

—Parlez, M. l'abbé, parlez, je suis prêt à vous écouter.

—Vous ne devez pas vous dissimuler, sir Lambton, la position de Servigny; il n'est, après tout, qu'un évadé du bagne de Toulon, que l'événement le plus insignifiant en apparence peut trahir, dont la destinée peut être brisée au premier moment. Irez-vous associer l'existence de votre nièce à une existence aussi précaire? Et si telle est, en effet, votre intention, ne croyez-vous pas qu'il est de votre devoir de lui apprendre les événements de la vie passée de celui que vous lui destinez pour époux:

Sir Lambton, après avoir réfléchi quelques instants, répondit ainsi?...

—J'apprécie, M. l'abbé, le motif qui vous engage à me faire ces observations, auxquelles je vais tâcher de vous répondre: Servigny n'a été conduit au bagne que par suite d'un événement unique dans sa vie; il est entré sans antécédents, et du reste, il est resté peu de temps; il n'est donc pas connu des gens dont le métier est de chercher ceux qui se trouvent dans une position semblable à la sienne; vous me direz qu'il peut être reconnu par quelques-uns de ses compagnons d'infortune; mais il n'est pas probable qu'il en rencontre dans le monde où nous allons vivre. Je pourrais facilement, grâce aux nombreuses influences que je puis faire agir en sa faveur obtenir sa grâce s'il survenait quelque fâcheuse aventure; mais jusque là, je crois que nous ferons bien de rester dans la position où nous sommes, n'êtes-vous pas de mon avis?

—Sans doute; si vos intentions sont toujours les mêmes; il faut mieux éviter de fournir au monde, qui n'est pas comme vous exempt de préjugés, l'occasion de juger des faits, que bien certainement, il n'apprécierait pas à leur juste valeur.

—Je crois, comme vous, que ma nièce doit savoir tout ce qui regarde celui qui doit être son époux; c'est vous, M. l'abbé, que je charge de l'instruire. Dites-lui que je verrais avec plaisir son union avec Servigny, parce que je suis convaincu que ce jeune homme est très-capable de la rendre heureuse; mais que cependant je la laisse entièrement libre de ses volontés.

—Je verrai, aujourd'hui même, mademoiselle de Beaumont, dit l'abbé Reuzet; et maintenant, monsieur, que vous savez à peu près tout ce qui concerne mon ami, je ne crains pas de vous le dire, je souhaite bien vivement que votre nièce ne s'oppose pas à l'union que vous projetez; union qui, je l'espère, sera aussi heureuse que possible.

—Oui, monsieur l'abbé, cette union sera heureuse; c'est parce que j'en suis persuadé, que je désire qu'elle s'accomplisse.

La conversation, entre l'abbé Reuzet et sir Lambton, se prolongea longtemps encore. Ce dernier écoutait avec intérêt tout ce que lui disait le digne prêtre, qui de son côté, éprouvait un vif plaisir à prouver par des faits, que celui auquel il avait tendu la main au moment où il était abandonné de tout le monde, s'était montré digne de ses bienfaits, et que ce n'était que grâce à ses vertus et à son courage, qu'il était parvenu à reconquérir sa place dans la société.

—Oui, sir Lambton, disait-il au bon gentilhomme; oui, Servigny ou plutôt Paul Féval, car nous conserverons, si vous le voulez bien, ce nom à notre ami, est tout à fait digne de ce que vous voulez faire pour lui, et pour vous en donner une preuve nouvelle, je vais vous apprendre un secret que sa modestie, sans doute, vous a toujours caché. Vous avez, depuis qu'il est attaché à votre personne, généreusement rémunéré les services qu'il a pu vous rendre. Eh bien! savez-vous à quoi il a employé la plus grande partie des magnifiques appointements que vous lui accordez?

Sir Lambton ayant fait un signe négatif, l'abbé Reuzet ouvrit un des tiroirs du bureau devant lequel il était placé pour y prendre un paquet de lettres, il en tira quelques-unes qu'il remit à sir Lambton.

Ce ne fut pas sans éprouver une bien vive émotion, que le bon gentilhomme en acheva la lecture.

—Bon jeune homme, dit-il; et quelquefois je me suis demandé, ne le voyant prendre part à aucune de ces spéculations qui se présentent si souvent dans les contrées que nous habitons, et grâces auxquelles tant de gens parviennent à s'enrichir en peu de temps, ce qu'il pouvait faire de son argent.

—Oui, sir Lambton, voilà ce que faisait, ce que fait encore votre protégé. «Quels que soient les motifs qui puissent me servir d'excuse, me disait-il dans la première des lettres que vous venez de lire, je ne puis accuser les hommes de m'avoir injustement condamné, je dois donc, autant pour être à même de leur prouver, le cas échéant, que je ne suis pas tout à fait indigne d'indulgence, que pour remercier Dieu de la bienveillante protection qu'il a bien voulu m'accorder, consacrer à de bonnes œuvres, la plus grande partie de ce que je possède. Qui sait ce que je serais devenu, à quelles fâcheuses extrémités le désespoir et la misère m'auraient poussé, si vous ne m'aviez tendu une main secourable, fourni les moyens de passer dans l'Inde et si, plus tard, je n'avais pas rencontré le généreux sir Lambton! Employez-donc, mon digne ami, la somme que je vous envoie et toutes celles que par la suite j'espère pouvoir vous faire parvenir, à secourir des infortunes analogues à la mienne; ce que vous avez fait pour moi, m'est un sûr garant que vous comprendrez mes intentions, que je n'ai pas besoin de vous expliquer davantage.»

—Je me suis, je le crois, continua l'abbé Reuzet, dignement acquitté de la mission dont mon ami a bien voulu me charger. Je n'ai pas toujours attendu pour le servir, que les infortunés, qu'il voulait secourir, s'adressassent à moi; souvent je les ai cherchés, et aujourd'hui s'il ne possède par les biens de ce monde, il est riche de ses bonnes actions dont, quoi qu'il arrive, Dieu lui tiendra compte. Grâce à lui, des infortunés que la misère avait poussés au désespoir, se sont arrêtés sur la route qui les conduisait à leur perte; des larmes amères, que l'injustice ou l'erreur des hommes faisaient couler, ont été séchées. Ah! sir Lambton, malgré les observations que je vous faisais il n'y a qu'un instant, vous n'avez pas cru devoir renoncer à vos projets; c'est Dieu, sans doute, qui, touché des prières qui lui sont journellement adressées par tant d'infortunés, en faveur d'un bienfaiteur inconnu, vous a affermi dans votre résolution.

—Je veux, monsieur l'abbé Reuzet, m'associer aux bonnes œuvres de notre ami; c'est vous dire qu'il sera toujours de ma famille.

Sir Lambton se leva; et après avoir recommandé à l'abbé Reuzet de voir sa nièce ce jour même, ainsi du reste que cela avait été convenu, il prit congé du digne prêtre qu'il considérait déjà comme un ami, bien qu'il ne le connût que depuis quelques instants; mais avant de le quitter, il remarqua Silvain qui marchait devant lui afin de lui ouvrir la porte. «C'est sans doute, dit-il à l'abbé Reuzet, le bon serviteur dont vous venez de me parler, et auquel notre ami Féval a fait une si furieuse peur lorsqu'il se présenta chez vous en si pitoyable état.» L'abbé ayant fait un signe affirmatif: «Permettez-moi, ajouta-t-il, de lui offrir une gratification que sans doute il voudra bien accepter.» Et, sans attendre une réponse, sir Lambton glissa, dans la main du bon domestique, plusieurs pièces d'or en lui disant d'aller boire à sa santé.

L'abbé Reuzet, fidèle à la promesse qu'il avait faite à sir Lambton, se présenta, dans l'après-dînée de ce même jour, à l'hôtel du riche gentilhomme Anglais, et fit demander mademoiselle Laure de Beaumont, qu'il voulait, disait-il, entretenir en particulier. La jeune fille était seule avec son oncle lorsqu'on lui annonça cette visite.

—Je ne connais pas cet ecclésiastique, lui dit-elle, et je ne sais si je dois?...

—Je crois que tu peux recevoir ce digne prêtre, lui répondit sir Lambton; je vais, du reste, vous laisser le champ libre, j'ai quelques lettres à écrire. Si après l'entretien que tu vas avoir avec monsieur l'abbé Reuzet, tu veux me parler, tu me trouveras dans mon cabinet.

Sir Lambton quitta le salon et quelques minutes après l'abbé y entra.

Nous ne rapporterons pas l'entretien de Laure de Beaumont et de l'abbé Reuzet, qui fut à peu près semblable à celui qui avait eu lieu quelques heures auparavant chez le digne serviteur de Dieu dont nos lecteurs doivent apprécier le noble caractère.

L'abbé Reuzet raconta à la jeune fille tout ce qu'il avait raconté à sir Lambton, il lui cacha cependant le motif qui avait fait commettre à Servigny la faute si sévèrement punie, il crut qu'il était au moins inutile d'apprendre à cette jeune fille que le cœur de celui qui peut-être serait son époux, avait jadis battu pour une autre femme; personne, nous le croyons, ne songera à blâmer le bon abbé de cette petite restriction qu'il ne se permettait du reste que dans une excellente intention, et parce qu'il savait, quelque peu expert qu'il fût en ces matières, que les femmes, lorsqu'elles aiment, sont jalouses, même du passé de celui auquel elles ont donné leur cœur.

—Monsieur l'abbé, dit Laure lorsque le prêtre eut achevé la confidence qu'il était venu lui faire, je dois rapporter à mon oncle tout ce que vous venez de me dire.

Et sans attendre une réponse, elle sortit du salon pour aller retrouver sir Lambton, qui, ainsi qu'il le lui avait promis, l'attendait dans son cabinet.

Elle se jeta dans les bras de son oncle, et ses larmes, qu'elle avait contenues à grand'peine tant qu'avait duré le récit qu'elle venait d'entendre, se frayèrent un passage et coulèrent avec abondance.

—Calme-toi, lui dit sir Lambton, calme-toi chère enfant, je ne veux pas, sois en convaincue, te contraindre à épouser mon protégé.

L'abbé Reuzet, afin de laisser à la jeune fille son libre arbitre, ne lui avait pas dit que la démarche qu'il faisait près d'elle était autorisée par sir Lambton.

Laure laissa tomber sur son oncle des regards étonnés, et un sourire semblable à ces rayons de soleil qui brillent quelquefois au milieu de l'orage, vint éclairer sa physionomie.

—Mais mon oncle, répondit-elle, je ne pleurais que parce que je croyais qu'après ce que je venais d'apprendre, mon mariage avec monsieur Paul Féval était devenu impossible.

—Dieu soit loué, il n'en est rien, s'écria sir Lambton qui embrassa sa nièce avec effusion, Servigny, malgré les malheurs de sa vie, est digne de moi, digne de toi; tu l'épouseras puisque tu ne crains pas d'associer ta vie à la sienne, et si Dieu est juste, nous serons tous heureux, car nous aurons tous fait notre devoir. Essuie tes yeux maintenant, et allons retrouver au salon le bon abbé Reuzet que tu as, je crois, quitté bien brusquement.

Tandis que Laure était dans le cabinet de son oncle, Servigny, absent depuis le matin, était entré dans le salon; en y trouvant son ami, il avait de suite deviné qu'en ce moment on s'occupait de sa destinée. L'air soucieux du bon abbé, quelque peu étonné de la brusque disparition de Laure, ne lui présageait rien de bon.

—Eh bien? dit-il à son ami.

—Ils savent tout, répondit l'abbé Reuzet, sir Lambton a accueilli, aussi bien qu'il était possible de l'espérer, la confidence que je lui ai faite...

—Et Laure, s'écria Servigny, vous ne me parlez pas de Laure?...

—Mon ami, rassemblez tout votre courage, je crois, sans cependant en être sûr, que vous allez en avoir besoin.

Une affreuse pâleur couvrit tout à coup le visage de Servigny, cependant il répondit d'une voix calme:

—Cela devait être, elle devait me repousser. Oh! je souhaite que celui qui sera son époux la rende aussi heureuse que j'aurais pu le faire.

L'entrée dans le salon de sir Lambton et de sa nièce, l'empêcha d'en dire davantage; le gentilhomme alla vers lui et lui prit la main.

—Je sais tout, lui dit-il..... Servigny, embrassez votre femme, ma nièce veut bien vous accorder sa main.

Servigny croyait rêver, il fallut, pour qu'il se déterminât à embrasser les joues fraîches et rosées de celle qu'il aimait, que sir Lambton le poussât vers elle.

Il voulut ensuite se jeter aux genoux de son généreux protecteur et de la jeune fille, qu'à partir de ce moment il pouvait considérer comme sa fiancée; mais sir Lambton ne lui en laissa pas le temps:

—Sur mon cœur! sur mon cœur, lui dit-il.

Et comme Servigny ouvrait la bouche pour lui témoigner sa reconnaissance:

—Le passé est un songe que nous devons tous oublier, continua-t-il, et le parti le plus sage que nous puissions prendre pour qu'il en soit ainsi, c'est de ne jamais en parler, entendez-vous, monsieur Paul Féval?

Sir Lambton, ainsi du reste que l'on a pu s'en apercevoir, aimait assez que ses projets fussent exécutés aussitôt que conçus; aussi dès le lendemain du jour où se passèrent les événements que nous venons de rapporter, il fallut que Servigny s'occupât de se procurer toutes les pièces sans lesquelles il ne pouvait se marier, ce qui ne lui fut pas très-difficile, malgré l'extrême réserve qu'en raison de sa position il était forcé de s'imposer.

Des renseignements pris préalablement à Lagny par un homme adroit, et sur la fidélité duquel il était permis de compter, lui ayant appris que le bruit de sa condamnation, qui du reste n'avait pas eu de retentissement, malgré les circonstances assez singulières qui l'avaient accompagnée, n'était pas venu jusqu'à sa ville natale; il prit son courage à deux mains et se transporta à Lagny, et après qu'il se fut fait reconnaître, il obtint sans difficulté toutes les pièces qui lui étaient nécessaires, c'est-à-dire son acte de naissance, ceux de ses père et mère, etc., etc.

Dès que Servigny se fut procuré ces diverses pièces, sir Lambton, Servigny et Laure allèrent à....., où ils devaient rester jusqu'à la conclusion du mariage.

Sir Lambton avait voulu que le mariage se fît à la campagne, afin d'éviter les commentaires de la société parisienne, promptement, secrètement, sans prévenir personne, et ce n'avait été qu'à force d'instances que Laure avait obtenu la permission de prévenir son amie, qui lui répondit qu'elle faisait les vœux les plus ardents pour son bonheur, et qu'elle espérait, de son côté, lui apprendre sous peu de temps une nouvelle qui l'étonnerait beaucoup.

Laure se doutait bien de ce que serait la nouvelle que son amie comptait lui apprendre plus tard; elle avait plusieurs fois rencontré chez elle le marquis de Pourrières, et déjà l'on disait dans le monde que la comtesse de Neuville attendait avec une certaine impatience la fin de l'année consacrée. Pressée qu'elle était de serrer de nouveau les liens de l'hyménée, cela du reste n'étonnait personne, on trouvait tout naturel que Lucie, mariée fort jeune à un homme beaucoup plus âgé qu'elle, et auquel elle n'avait pu par conséquent accorder qu'une affection en quelque sorte filiale, épousât, puisque le sort avait voulu qu'elle redevînt libre, un homme qu'elle pourrait aimer d'amour, et qui, du reste, paraissait à tout le monde tout à fait digne de la posséder.

Laure était la seule qui ne partageât pas l'avis de tout le monde; elle n'avait pu vaincre l'antipathie que lui inspirait le marquis de Pourrières; c'était en vain qu'elle se disait que cet homme, très-joli cavalier du reste, possédait, en réalité, toutes les qualités qui pouvaient assurer le bonheur de la femme qui le choisissait pour époux; elle ne voyait pas, sans éprouver un vif sentiment de peine, son amie déterminée à lui accorder sa main; elle était gênée, contrainte, lorsqu'elle se trouvait près de lui, aussi n'allait-elle chez Lucie que beaucoup moins souvent qu'elle ne l'aurait fait si elle n'avait pas eu la crainte de l'y rencontrer.

Aucuns événements qui méritent la peine d'être rapportés ne précédèrent le mariage de Laure et de Servigny, qui, ainsi que nous l'avons vu, fut célébré à....., et consacré par le bon abbé Reuzet, qui avait voulu donner aux jeunes époux cette preuve de la vive amitié qu'il leur portait. Personne n'avait été invité à assister à la cérémonie religieuse, on s'était borné à envoyer la veille des lettres de faire part.

Trois mois plus tard, celui de Lucie de Neuville et du marquis de Pourrières fut, ainsi que nous le savons déjà, célébré avec pompe à l'église Notre-Dame de Lorette. Toute l'élite de la société parisienne avait été conviée à cette cérémonie. Lucie, qui regrettait beaucoup que son amie, en ce moment à Florence, ne fût pas près d'elle à cet instant solennel, fut conduite à l'autel par le vieux chevalier de Saint-Louis, que nous avons rencontré chez la marquise de Villerbanne; ce digne homme, qui pendant l'émigration avait été l'ami intime du vieux marquis de Pourrières, voyait avec plaisir son fils épouser une femme à laquelle, parce qu'il savait apprécier les brillantes qualités de son cœur et de son esprit, il avait voué une affection vraiment paternelle.

III.—Un coup d'œil en arrière.

—Où me conduisez-vous, dit Silvia lorsque le cheval eut fait quelques pas.

—Oh! parbleu, chez moi, répondit le vicomte de Lussan, où vous resterez jusqu'à ce que je vous aie trouvé un logement convenable.

Silvia ne répondit pas de suite, ce ne fut qu'après avoir réfléchi quelques instants, qu'elle dit au vicomte qu'elle préférait être menée dans un hôtel garni.

—Mais vous ne pouvez vous présenter nulle part faite comme vous l'êtes en ce moment, s'écria de Lussan.

—Je le sais bien, dit Silvia, mais il y a moyen de s'arranger; vous allez d'abord me conduire dans un hôtel garni modeste, où vous arrêterez et payerez pour moi une petite chambre, un cabinet même, cela sera plus conforme à l'état présent de ma toilette, vous irez ensuite m'acheter tout ce qui m'est nécessaire et lorsque je serai convenablement vêtue, vous me conduirez soit à l'hôtel de Londres, soit à celui des Princes, où je resterai jusqu'à ce que ma maison soit remontée.

Le vicomte de Lussan se conforma aux désirs de Silvia; et comme à Paris il est facile de se procurer tout ce qu'on désire lorsque l'on ne ménage pas l'argent, quelques jours après, la marquise de Roselly, complétement équipée, était installée dans un des plus luxueux appartements de l'hôtel des Princes et recevait les hommages des princes russes, des lords anglais et des barons allemands, locataires ordinaires de cet hôtel.

Le lendemain matin, le vicomte de Lussan vint rendre visite à la marquise de Roselly, Silvia pria l'ami de Salvador de déjeuner avec elle, mais elle eut l'air de ne pas comprendre les questions détournées du vicomte de Lussan qui, nous devons le dire, aurait été bien aise de savoir ce qui lui était arrivé depuis sa disparition et qui cependant fut forcé de se retirer aussi ignorant qu'il l'était lorsqu'il était venu.

Quelques lignes nous suffiront pour apprendre à nos lecteurs ce qui était arrivé à Silvia du moment où elle fut frappée par Beppo sur le pont au Change, jusqu'à celui où nous sommes arrivés.

La blessure qui lui avait été faite, était excessivement grave, et après l'avoir examinée, les médecins entre les mains desquels elle fut d'abord remise, déclarèrent qu'elle était mortelle et que rien ne pouvait la sauver; mais le docteur Mathéo chef du service dans lequel elle avait été placée, et qui l'examina à son tour le lendemain matin, ne fut pas de cet avis, et ne craignit pas d'assurer qu'il était encore possible de la guérir; il prescrivit en conséquence tout ce que suivant lui il y avait à faire, et comme tous ceux qui étaient placés sous ses ordres respectaient autant sa science que son caractère, ses prescriptions furent si ponctuellement exécutées, qu'au bout de quelques jours l'état de la malade s'était sensiblement amélioré et qu'enfin il fut notoire pour tout le monde qu'elle ne perdrait pas la vie.

Mais si Silvia ne devait pas perdre la vie, elle était menacée de conserver jusqu'à la fin de ses jours une infirmité qui devait la lui rendre bien cruelle. La frayeur qu'elle avait éprouvée au moment où elle avait rencontré Beppo, les souffrances qu'elle venait de supporter, la cruelle incertitude dans laquelle elle se trouvait plongée, toutes ces causes réunies avaient si fortement agi sur son système nerveux, tellement ébranlé son organisme qu'elle avait perdu l'usage de la parole.

De semblables phénomènes, quelque extraordinaires qu'ils puissent paraître, sont beaucoup moins rares qu'on ne le pense généralement dans des cas pareils, et malheureusement la science est encore forcée de se borner à les constater, impuissante qu'elle est à y apporter quelque remède; on a seulement remarqué que des causes ayant quelque analogie avec celles qui les avaient fait naître, pouvaient les faire disparaître.

Silvia avait donc perdu l'usage de la parole, et les médecins qu'elle ne pouvait interroger que par signes, et que sa merveilleuse beauté intéressait vivement, ne pouvaient que l'engager à se résigner.

Elle avait été pendant près de trois mois entre la vie et la mort, dans un état complet de prostration, en un mot tout à fait hors d'état de répondre aux nombreuses questions qu'on lui avait adressées. Voyant qu'il était impossible de lui arracher des renseignements de nature à mettre sur les traces de son assassin, qui, jusqu'à ce moment avait su échapper à toutes les recherches; la police, forcée d'obéir à la médecine, avait consenti d'abord à la laisser en repos; mais lorsqu'elle fut convalescente, elle revint s'installer à son chevet et recommença ses interrogations.

La médecine avait prévenu la police que celle qu'elle voulait interroger était muette; mais cela ne découragea pas la noble dame, qui demanda à Silvia si elle savait écrire.

Celle-ci qui s'était tracé une règle de conduite dont elle ne voulait pas se départir, répondit par signes qu'elle ne comprenait pas.

—Vous ne comprenez pas le français? lui dit l'espèce de magistrat chargé de l'interroger, de quel pays êtes-vous?

Silvia regarda celui qui parlait ainsi, puis elle lui tourna le dos.

Elle regretta beaucoup en ce moment de ne pouvoir dire à ce brave homme qu'elle le priait de faire venir un interprète, attendu qu'elle était muette et qu'elle ne comprenait que l'italien, ce que probablement il aurait fait sans y entendre malice.

L'irrévérence de Silvia le choqua, bien qu'il ne sût à quoi l'attribuer. Cependant après s'être gratté le front pendant quelques minutes, il se dit que c'était peut-être parce qu'elle ne comprenait point le français qu'elle ne lui répondait pas, et comme il était le plus fort polyglotte de la rue de Jérusalem, il lui adressa la parole en allemand.

Silvia ne fit pas le plus léger mouvement.

En anglais.

En espagnol.

En patois flamand.

Même silence.

Le pauvre homme était au bout de son rouleau, il se rappela heureusement quelques mots italiens, qu'il se hâta de prononcer.

Silvia se retourna et lui fit entendre par signes qu'elle comprenait parfaitement.

—Elle parle italien! s'écria le brave homme enthousiasmé, elle parle italien! J'étais bien sûr que nous finirions par nous comprendre, continua-t-il en s'adressant à ceux qui entouraient le lit de la malade.

—Vous voulez dire, lui fit observer un de ses estafiers, qu'elle comprend l'italien? Vous n'avez sans doute pas oublié qu'elle est muette?

—C'est vrai, elle est muette, je l'avais oublié. Mais c'est égal, il y a encore moyen de s'entendre. Savez-vous écrire? dit-il à Silvia.

La malade fit un signe négatif.

—Elle ne sait pas écrire; c'est désagréable. Connaissez-vous l'homme qui vous a frappé?

Nouveau signe négatif.

—Ah!...

—Si signora Italiana?

Signe affirmatif.

—Di Roma?

Signe négatif.

—Di Firenze?

Signe négatif.

—Di Livorno?

Signe affirmatif.

—Savez-vous lire?

Signe négatif.

—Elle ne sait ni lire ni écrire, et elle est muette! s'écrie le magistrat d'un air à la fois désespéré et découragé, nous ne pourrons jamais savoir ni son nom, ni ce qu'elle était venue faire en France, ni pourquoi elle était vêtue d'un costume d'homme... C'est à en perdre la tête!

Le magistrat aurait peut-être prolongé plus longtemps cet interrogatoire qui ne lui apprenait rien de ce qu'il voulait savoir; mais le médecin lui ayant fait observer que la malade paraissait très-fatiguée, il voulut bien se retirer.

Des scènes à peu près semblables à celle que nous venons de rapporter se renouvelèrent à divers intervalles. Silvia continua d'affirmer qu'elle était de Livourne, qu'elle ne connaissait pas l'homme qui l'avait frappée. Ce furent du reste les seules choses qu'il fut possible de lui arracher à toutes les demandes conjecturales qu'on lui adressait sur les causes de son voyage en France et de son déguisement en homme; elle se bornait à répondre par des signes négatifs, qui désespéraient ses interrogateurs.

Les motifs qui la faisaient agir ne sont pas difficiles à deviner.

Elle aurait bien voulu pouvoir se venger de Beppo; mais pouvait-elle sans se compromettre elle-même, dénoncer l'ex-pêcheur? Ne devait-elle pas craindre que cet homme, dont elle venait d'être mise à même d'apprécier la sauvage énergie, une fois arrêté, ne cherchât à l'entraîner avec lui dans l'abîme? ce qui lui serait facile, s'il se déterminait à raconter aux magistrats ce qu'il savait de sa vie, et puis une fois que dame justice, excessivement curieuse de sa nature, aurait mis le nez dans ses affaires, il était presque certain qu'elle découvrirait une foule de choses qu'elle voulait absolument laisser ignorer; ainsi, on pouvait savoir que la noble marquise de Roselly, ex-première chanteuse du grand théâtre de Marseille, n'était autre que Désirée-Céleste Comtois, élevée sous un faux nom, à l'institution de la Légion d'honneur; alors il faudrait dire adieu (et c'était le moindre des malheurs qu'elle devait craindre), à la position qu'elle avait occupée dans le monde et qu'elle espérait bien reconquérir. On pouvait savoir qu'elle avait beaucoup connu à Marseille le juif Josué, si misérablement assassiné à Paris, et de conjectures en conjectures, d'investigations en investigations, découvrir que c'était en sortant de chez elle qu'il avait été assassiné; et de cette découverte, à celle de la vérité, il n'y avait pas loin; tandis qu'avec le système qu'elle avait adopté, elle n'avait absolument rien à craindre. Lorsque après l'avoir bien interrogée, on serait enfin convaincu qu'il était impossible de percer le voile dont le hasard et non sa volonté paraissait vouloir envelopper sa destinée, comme en définitive on n'avait rien à lui reprocher, comme on ne pouvait lui faire un crime du coup de poignard qu'elle avait reçu, il était probable qu'on la laisserait libre de porter ses pas où elle le désirerait. Il ne s'agissait donc que de prendre patience, et Silvia était une de ces créatures qui, bien persuadées que le temps est un grand maître, savent se dire à propos: que tout vient à point à qui sait attendre et qui agissent en conséquence.

Ce que nous venons de dire, nous dispense d'expliquer à nos lecteurs les raisons à peu près semblables qui l'empêchèrent d'écrire à Salvador ce qui lui était arrivé.

Lorsque Silvia fut tout à fait rétablie, l'autorité, qui n'avait pas encore perdu l'espoir d'en obtenir quelques curieuses révélations, la fit enlever de l'hospice où elle avait été consignée et transporter dans une prison. Comme elle avait compris que le meilleur moyen, d'intéresser à elle ceux de qui dépendait son sort, était de se soumettre sans murmurer à toutes leurs volontés; elle se borna, lorsqu'on lui annonça cette nouvelle, à croiser ses mains sur sa poitrine et à lever les yeux vers le ciel, en signe de résignation.

Pendant près de cinq mois, qu'elle passa en prison avant d'être rendue à la liberté, elle ne se démentit pas un seul instant; elle travaillait avec ardeur et sa douceur était inaltérable. Enfin, elle manœuvra si bien, qu'elle intéressa l'aumônier de la prison, qui fit d'actives démarches afin de lui faire rendre la liberté.

Ces démarches allaient être couronnées de succès et Silvia attendait chaque jour l'ordre de sa mise en liberté, lorsqu'il lui arriva un événement heureux pour elle, bien qu'il prolongeât sa captivité de quelques jours et qu'il mit ses jours en danger.

Elle était à la fois si belle et si douce; il y avait tant de distinction dans ses manières, que le directeur de la prison n'avait pas voulu qu'elle fût confondue avec les autres prisonnières. A cet effet, il lui avait assigné une cellule isolée qui faisait partie d'un petit bâtiment dans lequel on serrait le bois destiné au chauffage de la prison; elle était chaque soir enfermée dans cette cellule que l'on ouvrait le matin afin de lui laisser la faculté de se promener par toute la maison, tant que durait la journée.

Silvia avait reçu le matin la visite du bon ecclésiastique qui s'intéressait à elle, et elle s'était endormie heureuse de savoir que bientôt elle serait mise en liberté, lorsque vers le milieu de la nuit, elle fut réveillée par les cris de ses compagnes de captivité, et les exclamations des employés de la prison qui couraient à travers les cours et les corridors de la prison; une fumée épaisse remplissait sa cellule, et à travers les barreaux de sa fenêtre, elle put voir les flammes dévorer la partie du bâtiment où était renfermé le bois.

Encore quelques minutes, et ces flammes allaient l'atteindre, et personne ne venait à son secours; les gardiens, occupés à contenir les prisonnières qu'ils avaient été forcés de faire sortir de leurs dortoirs et qui poussaient des cris effroyables, bien qu'elles fussent à l'abri de tout danger, paraissaient l'avoir tout à fait oubliée. Sa frayeur fut si vive, qu'une révolution subite s'opéra dans tout son être et qu'elle pût pousser des cris perçants, suivis bientôt de cette exclamation: Au secours! au secours!...

Elle avait recouvré la parole!

Les cris de Silvia ne furent pas, heureusement pour elle, entendus des employés de la prison, qui se trouvaient dans la cour; mais ils attirèrent l'attention d'un pompier, qui, debout, la hache à la main, sur une solive embrasée, travaillait avec ardeur à isoler l'incendie; ce brave militaire, sans penser aux nombreux dangers qu'il allait affronter, s'élance sur le toit du bâtiment dont faisait partie la cellule habitée par Silvia; les flammes, la fumée, rien ne l'arrête, il arrive près de la cellule; Silvia, presque étouffée par la fumée, était tombée évanouie sur sa modeste couchette. Le brave pompier, qui voit derrière lui l'incendie faire de rapides progrès, n'hésite pas: il frappe à coups redoublés sur les barreaux qui garnissent la fenêtre de la cellule; il en descelle un, puis deux; enfin, il parvient à entrer dans la cellule de la malheureuse prisonnière, qu'il prend entre ses bras, et malgré les flammes et la fumée, qui ont redoublé d'intensité pendant les quelques minutes qui viennent de s'écouler, il reprend le chemin qu'il vient de parcourir, et à l'aide d'une échelle que lui tendent ses camarades, il arrive enfin dans la cour, où il dépose la femme qu'il vient de sauver au moment où le toit du bâtiment incendié s'affaisse et tombe.

Tout cela avait demandé pour se passer, moins de temps qu'il ne nous en a fallu pour le raconter. Le pompier avait déposé Silvia dans un coin isolé de la cour, et pressé de retourner où son devoir l'appelait, il l'avait quittée sans plus s'occuper d'elle, de sorte qu'elle était seule lorsqu'elle reprit l'usage de ses sens.

Nous laissons à nos lecteurs le soin d'apprécier combien fut grande la joie qu'elle éprouva lorsqu'elle fut tout à fait revenue à elle! elle venait d'échapper à un effroyable danger, à la mort la plus cruelle, et elle avait recouvré l'usage de la parole!

Mais qu'allait-elle faire de cette précieuse faculté? devait-elle s'en servir ou la cacher avec soin? Après avoir réfléchi quelques instants, elle prit ce dernier parti, et c'était en effet le plus sage; on avait perdu l'espoir d'en obtenir quelque chose, puisque l'on était presque décidé à lui rendre la liberté, et quelque confiance qu'elle eût dans la finesse de son esprit, elle n'était pas bien certaine de répondre d'une manière satisfaisante aux nouvelles questions qu'on ne manquerait pas de lui adresser, si l'on venait à apprendre qu'elle n'était plus muette.

Mais, tout à coup, elle se rappela qu'avant de tomber évanouie sur le lit, elle avait poussé des cris perçants et demandé du secours; ou ces cris avaient été entendus, puisque l'on était venu l'arracher à la mort ou elle ne devait sa délivrance qu'au hasard, qui avait rappelé à l'un des employés de la prison qu'il y avait dans une cellule isolée une malheureuse prisonnière qu'il ne fallait pas laisser périr. Dans le premier cas, elle devait parler avant même que l'on songeât à l'interroger, afin de ne point laisser soupçonner qu'elle avait intérêt à cacher quelque chose; dans le second, son intérêt bien entendu, exigeait qu'elle continuât de garder le silence, sa perplexité était grande, et elle ne savait à quoi se résoudre; mais le hasard vint à son secours.

Les pompiers, aidés des employés de la prison, étaient enfin parvenus à se rendre maîtres du feu, qu'ils avaient complètement isolé, et ils se disposaient à faire jouer les pompes afin d'éteindre le foyer de l'incendie. Le pompier qui avait sauvé Silvia vint par hasard dans le coin isolé de la cour où il l'avait déposée, et dont elle n'avait pas songé à bouger, à la pâle lueur de l'incendie, il remarqua l'extrême beauté de la femme qui lui devait la vie.

Il fut intérieurement flatté d'avoir sauvé une aussi belle créature, et il s'arrêta près d'elle.

—Vous devez, lui dit-il, une fameuse chandelle au bon Dieu, qui a bien voulu permettre à vos cris d'arriver jusqu'à moi; si je ne m'étais pas trouvé par hasard à quelques pas de la fenêtre de votre donjon, à l'heure qu'il est, vous ne seriez plus de ce monde; car, du diable si tous ceux qui se trouvaient dans la cour vous auraient entendus.

Silvia promena ses regards autour d'elle, et ne se détermina à répondre à son libérateur qu'après avoir acquis la certitude que personne ne pouvait l'entendre, et que tout le monde était trop occupé pour que l'on songeât à la remarquer.

—Comment; lui dit-elle, vous avez été le seul à m'entendre! mes cris ne sont arrivés qu'à vous!

—Oh! mon Dieu oui, répondit le pompier, et j'en suis maintenant bien aise; je suis charmé, en vérité, de n'avoir eu besoin de personne pour sauver une femme aussi jolie que vous.

—Je regrette de ne pouvoir vous témoigner ma reconnaissance autrement que par des remercîments.

—Mais c'est tout ce qu'il faut, s'écria le brave pompier; sauver les gens qui se brûlent, mais c'est une des obligations de l'état.

—Noble état que celui qui oblige ceux qui l'exercent à sacrifier à chaque instant leur vie pour sauver celle de leur semblable.

Il y avait tant de dignité dans la voix et dans l'aspect de Silvia, lorsqu'elle prononça ces quelques paroles, que le brave pompier demeura tout interdit devant elle.

—Excusez, madame, dit-il enfin... excusez, je ne savais pas... Mais je reste là à causer avec vous et l'ouvrage n'est pas terminé.

—Allez, répondit Silvia, allez où le devoir vous appelle, je ne vous oublierai pas.

Le soldat alla se réunir aux travailleurs. Silvia, du coin où elle était blottie, le vit manœuvrer une pompe avec ardeur, et se retirer avec ses camarades lorsque l'incendie fut éteint.

Il n'avait parlé à aucun des employés de la prison, personne ne savait donc ce qui lui était arrivé.

Il lui fallait bien du courage pour jouer le rôle qu'elle venait de s'imposer; ce courage, elle l'eut: continuellement sur ses gardes, elle ne laissa pas soupçonner un seul instant qu'elle pouvait à l'heure qu'il était répondre, si elle le voulait, aux questions que quelquefois on lui adressait.

Sa persévérance fut enfin récompensée, les démarches du bon ecclésiastique furent couronnées de succès, et un beau matin les portes de la prison furent ouvertes devant Silvia. Le bon prêtre lui avait remis une petite somme qu'il avait recueillie pour elle parmi plusieurs personnes charitables, et qui était destinée à subvenir aux frais du long voyage qu'elle allait soi-disant entreprendre, car elle avait fait comprendre que son intention était de retourner à Livourne, et le directeur de la prison, voulant contribuer à la bonne action de l'aumônier, lui avait fait présent du pauvre costume qu'elle portait lorsque nous l'avons vu apparaître dans l'église Notre-Dame de Lorette.

Elle aurait pu, si elle l'avait voulu, se procurer un costume un peu moins pauvre, car la somme que lui avait remise le digne aumônier de la prison, sans être considérable, était suffisante; mais elle avait préféré garder celui-ci, qui la rendait presque méconnaissable.

Elle alla directement de la prison à l'avenue Châteaubriand, où, comme nous le savons, était situé le petit hôtel qu'elle habitait lorsqu'elle avait été enlevée par Beppo; elle voulait savoir, en prenant des renseignements chez les voisins, ce qu'étaient devenus sa maison, ses gens. Hâtons-nous de dire qu'elle ne craignait pas d'être reconnue, attendu que pendant le temps de sa prospérité, elle ne sortait que rarement à pied, et que les souffrances physiques et les peines morales qu'elle venait d'éprouver avaient notablement changé sa physionomie.

Les personnes auxquelles elle s'adressa, sous le prétexte d'obtenir l'adresse de la marquise de Roselly, lui apprirent ce que nos lecteurs savent déjà, qu'après l'avoir attendu plusieurs jours, ses gens avaient été prévenir la police de cette bizarre disparition, qu'on l'avait activement cherchée, mais que toutes les recherches ayant été inutiles, les scellés avaient été mis sur tout ce qu'elle possédait, et qu'après un certain temps, ses meubles, chevaux, équipages avaient été vendus par les soins de l'administration, et que le produit de la vente avait été déposé à la caisse des consignations pour lui être remis, dans le cas peu probable où elle viendrait le réclamer; du reste, on croyait généralement qu'elle avait été assassinée, et on ne savait ce qu'étaient devenus ses gens, qui s'étaient dispersés peu de temps après sa disparition.

—Je n'ai rien à craindre de ce côté, se dit Silvia après avoir quitté la bavarde épicière qui venait de lui donner ces renseignements qu'elle avait, du reste, accompagnés de commentaires assez peu bienveillants pour la marquise de Roselly, qu'elle détestait, par la raison toute simple que ce n'était pas chez elle que se fournissait cette dame; je n'ai absolument rien à craindre. Allons maintenant chez le marquis de Pourrières.

La demeure de Salvador n'était pas éloignée de l'hôtel naguère habité par Silvia; aussi, malgré sa faiblesse, il ne lui fallait que peu de temps pour s'y rendre, il était alors environ onze heure du matin.

La porte cochère de l'hôtel était ouverte à deux battants et la cour était remplie de brillants équipages. Silvia, tenant son mouchoir devant sa figure, dans la crainte d'être reconnue par quelques-uns des gens du marquis, s'approcha de la cour; elle remarqua alors devant le péristyle une voiture toute neuve, attelée de deux superbes chevaux blancs. Les armes qui ornaient les panneaux de cette voiture lui apprirent qu'elle appartenait au marquis de Pourrières, le cocher, le chasseur et les laquais avaient revêtu des livrées toutes neuves; ils avaient des gants blancs et d'énormes bouquets à leurs boutonnières.

—C'est singulier, se dit Silvia; est-ce que par hasard il se marie?

Elle demeura quelques instants ensevelie dans de profondes et tristes réflexions, qui toutes se terminaient ainsi: Comment faire et quels moyens employer pour empêcher ce mariage?

Elle fut arrachée à ses réflexions, par des cris de gare! vingt fois répétés, et elle fut obligée de se ranger précipitamment contre la muraille, pour éviter d'être renversée par la voiture du marquis de Pourrières qui passa rapide devant elle, suivie de toutes celles qui, deux minutes auparavant, emplissaient la cour de l'hôtel.

Silvia, après avoir essuyé son front sur lequel roulaient de grosses gouttes de sueur, s'approcha du suisse de l'hôtel, nouveau serviteur qu'elle ne connaissait pas, occupé en ce moment à fermer la porte cochère.

—Votre maître va donc se marier? lui dit-elle de sa plus douce voix, car elle craignait que cet important personnage fier de sa livrée toute neuve et resplendissante d'or, ne voulut pas condescendre à causer quelques instants avec une femme jolie, à la vérité, mais plus que pauvrement vêtue.

Le nouveau suisse du marquis de Pourrières, soit parce qu'il était un peu moins brutal que ses confrères, soit parce qu'il se laissa attendrir par l'éclat des beaux yeux de la femme qui venait de lui adresser la parole, voulut bien lui répondre:

—Oh! le mariage est déjà fait, dit-il d'une voix presque douce. M. le maire, pour faire honneur aux nouveaux époux, a bien voulu se déranger pour eux...

Une nuage passa devant les yeux de Silvia.

—A quoi bon se désoler, se dit-elle après un instant de silence, c'est un fait accompli; mais je me vengerai.

—Dites donc, dit avec un accent provençal très-prononcé, le suisse, qui avait remarqué le trouble subit de Silvia; on dirait vraiment que vous êtes fâchée de ce que vous venez d'apprendre?

—Moi! répondit Silvia qui avait recouvré tout son sang-froid, je suis au contraire charmée de ce que M. le marquis de Pourrières, qui à ce que l'on dit est un très-charitable gentilhomme, épouse aujourd'hui une aussi aimable et aussi jolie femme que... Tiens j'ai oublié le nom de son épouse.

—Madame la comtesse de Neuville, la veuve du fameux général; rien que ça, dit le suisse en se frottant les mains d'un air de profonde satisfaction.

—Et savez-vous où doit se faire la cérémonie religieuse?

—A Notre-Dame de Lorette. Oh! ce sera superbe; et si je n'étais pas forcé de garder l'hôtel où il n'y a personne, j'irais voir cela.

—Eh bien! je vais aller à Notre-Dame de Lorette, et si vous voulez me promettre de donner à M. Lebrun aussitôt qu'il sera rentré, une lettre que j'écrirai après la cérémonie, je viendrai vous raconter tout ce qui se sera passé à l'église.

—Je vous verrais revenir avec infiniment de plaisir ma jolie dame; mais je ne pourrais, malgré l'envie que j'ai de vous être agréable, vous rendre le petit service que vous me demandez. M. Lebrun est parti depuis plus de huit jours pour la terre de M. le marquis, où les nouveaux mariés doivent aller passer la belle saison; ils partiront aussitôt après la cérémonie, sans même rentrer à l'hôtel; une mode anglaise.

Silvia ayant obtenu du suisse tout ce qu'elle désirait en obtenir, le quitta après lui avoir promis de revenir. Le brave homme rentra dans son logement en se frottant les mains, croyant que l'éclat de sa livrée neuve avait séduit la jolie femme avec laquelle il venait de s'entretenir.

A quelques pas de l'hôtel de Pourrières, Silvia monta dans un cabriolet de place qui la mena à l'église Notre-Dame de Lorette.

—Je tâcherai, se dit-elle plus d'une fois durant le trajet, de faire une lune rousse de leur lune de miel; et s'il plaît au diable, je réussirai.

Nos lecteurs savent le reste.

IV.—Le château de Pourrières.

Le soleil vient de se lever, la rosée brille encore en perles étincelantes sur les feuilles des arbres séculaires du parc de Pourrières. Roman se promène en sifflotant le long de la barrière naturelle, que forme au parc du château de Pourrières le ravin dans lequel le malheureux Ambroise a trouvé la mort.

Roman n'a plus cette physionomie pleine et colorée que nous lui connaissons. Les lignes jadis pures de son visage, sont tourmentées; ses joues pendantes, sont pâles; de nombreuses rides sillonnent son front; ce ne sont pas les remords qui ont causé de tels ravages; mais bien le jeu et l'ivrognerie; car ses yeux ont conservé leur expression ordinaire d'insouciance, et ses lèvres, qui se relèvent un peu à chaque commissure, n'ont pas perdu leur expression sardonique.

Roman se promenait depuis quelques minutes seulement, lorsqu'il vit Salvador s'avancer vers lui.

Leur conversation nous apprendra quel motif les réunissait de si grand matin dans cette partie reculée du parc.

Roman fit quelques pas au-devant de son ami, il lui présenta sa main que Salvador refusa de serrer dans les siennes.

—A ton aise, dit-il, à ton aise.

Et il recommença sa promenade.

Les yeux bleus de Salvador lançaient des éclairs, sa démarche était brusque et saccadée; il était facile de voir qu'il était en proie à une violente colère, colère longtemps contenue et qui allait enfin éclater.

—Voyons, lui dit Roman, est-ce seulement pour me faire assister au lever de l'aurore, spectacle chéri de tous les hommes vertueux, s'il faut en croire la chanson de défunt M. Bouilly, que tu m'as prié de me trouver ce matin dans cette partie isolée du parc?

—Le moment est mal choisi pour plaisanter, répondit Salvador; ainsi, fais-moi grâce, je t'en prie, de tes sottes citations, que je ne suis pas d'humeur à écouter.

—Ah! diable! eh bien! puisqu'il en est ainsi, parlons sérieusement! Que me veux-tu?

—Je veux que tu me donnes l'explication de la scène scandaleuse qui s'est passée ici pendant mon absence.

—Et que veux-tu que je te dise! j'avais bu, il faut le croire, quelques verres de jurançon de trop; je riais dans le salon, avec une des femmes de ta noble épouse, qui à ce moment est entrée et m'a donné l'ordre de sortir, d'un ton auquel je n'ai pas été habitué depuis que je suis au service du marquis de Pourrières. (Roman, pour prononcer ces derniers mots, donna à sa voix une inflexion sardonique qui n'échappa pas à Salvador.) Je me suis emporté, et j'ai envoyé madame la marquise à la promenade, peut-être un peu moins poliment que je ne l'aurais dû, voilà tout.

—Voilà tout! voilà tout! en vérité je t'admire. Et sais-tu quels sont les résultats de ta conduite? Ma femme exige, et je vais être forcé de lui obéir, que je te renvoie à l'instant même.

—Tu diras à ta femme que ce qu'elle exige est impossible; elle criera peut-être un peu, mais lorsqu'elle sera bien convaincue que ses cris sont inutiles, elle prendra son parti et ne pensera plus à rien.

Salvador ne répondit pas à ce petit discours que son ami avait prononcé du ton le plus leste et le plus dégagé qu'il soit possible d'imaginer; il continua à se promener à grands pas. Roman, que son obésité empêchait de le suivre, s'était assis sur un tronc d'arbre et attendait patiemment qu'il voulût bien revenir près de lui.

—Il le faut, se disait Salvador en continuant sa promenade à pas précipités; il le faut absolument; car, maintenant, il ne changera pas; mais quels moyens employer!

Il revint près de Roman:

—Ecoute, lui dit-il, tu dois comprendre qu'après ce qui s'est passé, il faut absolument que tu quittes le château?

—Mais je ne demande pas mieux, répondit Roman; donne-moi un peu d'argent, et je pars aujourd'hui même pour Paris, où tu me retrouveras, je te le promets, tout à fait corrigé.

—Je le désire; mais je n'y compte pas, reprit Salvador, qui prit dans son portefeuille trois billets de mille francs qu'il remit à son ami. Ne les joue pas, ajouta-t-il; car, je te donne ma parole, que je ne t'en donnerai pas d'autres, d'ici à trois mois au moins; tu as maintenant dissipé plus que la moitié de ce qui te revenait; ainsi, tu n'as plus rien à exiger.

—C'est bon, c'est bon, sermonneur; je sais que tu es un excellent garçon, incapable de laisser dans l'embarras ton plus cher ami, si par hasard il s'y trouvait. Je vais de suite te débarrasser de ma présence qui, je le vois, t'importune en ce moment. Tu es encore sous l'influence de la lune de miel, mais cela se passera, mon très-cher, cela se passera.

Roman, après avoir serré la main de Salvador, se dirigea vers l'avenue du parc qui conduisait au château, en sifflant l'air de la marche des Tatares, que selon toute apparence, il affectionnait beaucoup.

Nos lecteurs, nous en sommes à peu près certains, ont déjà deviné quelles étaient les idées qui germaient dans la tête de Salvador, que Roman vient de laisser seul près le ravin du parc, et qui n'a pas interrompu l'exercice assez fatigant auquel il se livre depuis déjà longtemps.

Ils ont deviné que cet homme qui a conquis, grâce à ses crimes et au hasard qui a toujours favorisé toutes ses entreprises, un nom honorable, parmi les plus honorables, une position élevée, une fortune considérable, que cet homme, qui vient d'épouser une femme que les plus riches et les plus nobles lui envient, veut conserver tout cela; et que, comme il a vu que s'il laissait vivre auprès de lui un homme dont le jeu et l'ivrognerie avaient presque annihilé les facultés, cela ne lui était pas possible; il a pris la résolution de se débarrasser de son complice.

Mais comment se débarrasserait-il de cet homme, que tant de liens mystérieux attachaient à lui? Voudrait-il consentir à s'expatrier et, en supposant même qu'il le voulût, son absence assurerait-elle sa tranquillité? Ne pouvait-il pas, de loin comme de près lui imposer des lois auxquelles il serait forcé de se soumettre.

De près, Roman était moins à craindre pour Salvador, que de loin; car, il y avait entre eux une effroyable solidarité; de la sûreté de l'un, dépendait celle de l'autre; mais l'éloignement rompait cette solidarité, seule garantie des scélérats entre eux.

Il ne fallait donc pas que Roman s'éloignât; et cependant, Salvador, bien convaincu que les vices de son ami ou plutôt de son complice, ne feraient qu'augmenter avec l'âge, était bien déterminé à ne point en supporter plus longtemps les conséquences.

Salvador s'était déjà dit tout ce qui précède, lorsque sa femme lui raconta l'odieuse scène qui avait provoquée l'entrevue dans le parc, à laquelle nous venons d'assister.

Alors, mais seulement alors, Salvador osa envisager la conclusion nécessaire des pensées dont nous venons d'analyser la substance.

Il se dit, en termes positifs, que la mort de Roman pouvait seule assurer son bonheur et sa tranquillité, et la mort de Roman fut à l'instant résolue.

Il n'était resté dans la partie solitaire du parc, où l'avait laissé celui dont il venait de jurer la mort, que pour chercher à son aise les moyens de lui arracher la vie sans courir le risque de se compromettre.

Ainsi, cet homme, qui depuis plus de vingt ans était son compagnon de tous les instants; cet homme, auquel il venait de serrer la main; cet homme, en un mot, qui lui avait donné et auquel à son tour il avait donné de nombreuses preuves de dévouement, il l'allait tuer sans éprouver plus de pitié que l'on en a pour l'animal immonde que l'on est forcé d'écraser du pied. Il ne faut pas, cher lecteur, que cela vous étonne; Salvador se disposait à agir comme aurait agi, ou tout au moins comme aurait désiré agir, tout autre individu placé dans les mêmes conditions; comme aurait agi Roman lui-même, s'il se fût trouvé à sa place; tant il est vrai que les sentiments affectueux ne sont véritables; n'ont de valeur et de durée qu'autant qu'ils sont basés sur l'estime réciproque de ceux qui les éprouvent.

Nous savons fort bien que cette opinion, que nous émettons comme un fait positif, pourrait être démentie par une grande quantité d'exemples, et qu'il serait facile, à ceux de nos lecteurs qui ont compulsé les annales judiciaires, de nous citer une foule de criminels qui ont donné à leurs complices de nombreuses preuves d'amitié, qui ont de même sacrifié leur vie pour sauver la leur; mais quelque nombreux que soient les faits, ils le sont beaucoup moins, heureusement (c'est à dessein que nous disons heureusement), que les faits contraires.

Et puis, si l'on veut bien se donner la peine d'examiner avec attention le caractère des individus qui ont fourni ou qui fourniront à l'avenir ces exemples, on sera bientôt convaincu qu'au lieu de combattre l'opinion que nous venons d'émettre, les faits auxquels nous faisons allusion ne peuvent servir, au contraire, qu'à lui donner une nouvelle force.

En effet, ou a vu souvent des criminels sacrifier tout, leur liberté, leur vie même, à un complice pour lequel ils paraissaient éprouver une vive amitié; mais on a pu, en même temps, remarquer que les individus qui donnaient ces preuves de dévouement; étaient presque toujours des hommes tout à fait dépourvus d'intelligence, n'ayant d'une créature humaine, que l'enveloppe; tandis qu'au contraire, ceux en faveur desquels ils se sacrifiaient, se faisaient remarquer, soit par la finesse, soit par la culture de leur esprit.

Si nos lecteurs veulent bien se rappeler que nous leur avons dit déjà que les malfaiteurs se laissaient très-facilement dominer par ceux d'entre eux qui possèdent une certaine dose d'intelligence, ils n'accorderont plus, sans doute, le nom d'amitié au sentiment qui fait agir les individus dont nous parlons, sentiment irréfléchi, assez semblable à celui qu'éprouvent les chiens pour leurs maîtres, les bêtes féroces pour ceux qui sont parvenus à les dompter.

Une certaine communauté d'intérêts, peut donc bien, pendant un laps de temps, plus au moins attacher l'un à l'autre, des individus doués, ainsi que l'étaient Salvador et Roman, d'une intelligence à peu près égale; mais lorsque ces intérêts cessent d'être semblables, il y a lutte aussitôt, et cette lutte n'est ordinairement terminée que par la perte totale de l'un des deux, quelquefois même par celle des deux à la fois.

Dans la lutte qui venait de s'engager entre Salvador et Roman, ce dernier, entièrement dominé par la passion du jeu, aveuglé par l'insouciance ordinaire de son caractère et auquel l'âge et les liqueurs fortes dont, pour se consoler de ses pertes journalières, il faisait un usage immodéré, devait nécessairement succomber.

Salvador n'avait pas de plan arrêté, lorsqu'il avait engagé son complice à retourner à Paris; il ne voulait qu'éloigner du château la victime qu'il était bien déterminé à sacrifier à sa tranquillité; il pensait, avec raison, qu'il trouverait là, plus facilement que partout ailleurs, l'occasion de commettre avec sécurité, et de couvrir d'un voile épais, le nouveau crime qu'il méditait.

Nous ne voulons certes pas justifier Salvador, dont l'odieux caractère n'est que trop connu de nos lecteurs, nous devons cependant dire que ce n'était qu'après s'être livré de nombreux combats et avoir hésité longtemps, qu'il s'était déterminé à sacrifier son complice, nous ajouterons même (car cela prouvera qu'une fois que dans la carrière du crime on a dépassé certaines limites, il n'est plus possible de s'arrêter), qu'il ne se résolvait à commettre un nouveau crime, que parce qu'il avait acquis la certitude que tant que son complice serait près de lui il serait forcé de marcher en avant sur la route qu'il avait suivie jusqu'à ce jour et qu'il voulait absolument quitter.

Disons encore que le mariage qu'il venait de faire avait exalté son orgueil, et que les manières sans façon de Roman, qu'il avait pris l'habitude de ne considérer que comme le premier de ses serviteurs, le blessaient horriblement.

Roman n'avait accepté avec empressement la proposition de quitter le château de Pourrières que parce que la vie que l'on y menait l'ennuyait passablement, car blessé plus qu'il ne le laissait paraître, par les manières hautaines et la morgue de son complice, il ne lui aurait pas fait cette concession, si sa volonté avait le moins du monde contrarié ses désirs: quoiqu'il en soit, il partit ainsi qu'il l'avait dit, le jour même, et grâce à la merveilleuse célérité des chaises de l'administration des postes, cinq jours après l'entretien que nous venons de rapporter, il était installé à l'hôtel de Pourrières.

Le jour même où Roman arrivait à Paris, Salvador recevait au château de Pourrières la lettre suivante:

«Monsieur le marquis de Pourrières,

»Si jamais je vous trompe, m'avez-vous dit un jour à la suite d'une assez violente querelle, durant laquelle j'avais manifesté le désir de vous quitter, désir auquel vous avez cru devoir vous opposer, si jamais je vous trompe, vous aurez acquis le droit de vous venger! Je ne sais encore si vous m'avez trompé, mais je sais fort bien que vous venez d'épouser madame la comtesse Lucie de Neuville, que vous aimez beaucoup à ce qu'on assure: que vous ayez épousé cette femme pour donner à votre position dans le monde un nouveau relief, pour que sa dot vînt augmenter votre fortune, je le conçois facilement, et je ne songe pas à m'en plaindre; mais que vous l'aimiez lorsque je suis là, lorsque je n'ai pas cessé de vous aimer, lorsque c'est en quelque sorte à cause de vous que j'ai supporté pendant plus d'une année des souffrances sous le poids desquelles une femme moins forte que je ne le suis, aurait cent fois succombé, voilà ce que je ne souffrirais pas, voilà ce que je regarderais comme une tromperie, c'est de cela croyez-moi bien que je me vengerai; je sais fort bien que votre perte entraînerait la mienne, mais je crois que vous avez assez de perspicacité, et que par conséquent vous connaissez trop bien mon caractère, pour ne pas croire que cette considération pourrait me faire hésiter seulement une minute.

»Je veux donc (entendez-vous bien, je veux) que vous me disiez quelles sont les raisons qui vous ont déterminé à épouser la comtesse de Neuville, je veux que vous me donniez l'assurance que je n'ai pas perdu la place que je dois occuper éternellement dans votre cœur, je veux que vos actions me prouvent la sincérité de vos paroles.

»Je sais que je vous dois le récit de ce qui m'est arrivé depuis que nous avons été séparés; ce récit je vous le ferai lorsque vous aurez répondu à cette lettre, et il vous prouvera, je l'espère, que j'ai le droit de vous parler comme je le fais maintenant.

»Répondez-moi de suite à l'hôtel des Princes, où je suis logée maintenant; grâce à votre ami, le vicomte de Lussan, dont je suis très-contente; de suite entendez-vous, car je suis très-peu patiente, vous le savez, et quelquefois l'impatience fait commettre une foule d'imprudences dont on se repent lorsqu'il n'est plus temps de les réparer.

»Toute à vous,

»SILVIA

Salvador s'attendait à recevoir de Silvia une lettre à peu près semblable à celle que nous venons de mettre sous les yeux de nos lecteurs, celle-ci ne l'étonna donc pas, mais comme il savait sa maîtresse très-capable de mettre à exécution les menaces qu'elle ne craignait pas de lui faire, il crut qu'il devait lui écrire de suite et de manière à la contenter.

Voici donc ce qu'il lui répondit:

«Votre lettre m'a beaucoup étonné; comment c'est vous qui me faites des menaces, c'est vous qui osez me demander compte de mes actions; cependant comme j'aime à croire que le récit que vous me promettez, me prouvera que vous avez le droit de me parler comme vous le faites, je veux bien vous répondre.

»Roman qui est en ce moment à Paris, vous dira quelles sont les raisons qui m'ont déterminé à prendre pour femme la comtesse de Neuville, que je n'ai épousée, vous croyant morte ou du moins infidèle, (et pouvais-je croire autre chose?) que pour donner un nouveau relief à ma position dans le monde et pour augmenter ma fortune de sa dot; je ne veux pas dire, que si vous n'étiez pas revenue, je ne me serai pas laissé séduire par les aimables qualités qu'elle possède, vous ne me croiriez pas et vous auriez raison; mais il est une femme qui me paraîtra toujours préférable à toutes les créatures de son sexe, et cette femme-là, c'est vous! vous le savez bien.

»Mais je veux, (entendez-vous bien, je veux), qu'elle me dise quels sont les événements qui l'ont retenue loin de moi pendant plus d'une année, et il faut pour que je lui reconnaisse les droits qu'elle s'arroge, peut-être un peu trop prématurément, que les explications qu'elle doit me donner, soient assez claires et assez catégoriques, pour ne me laisser aucun doute dans l'esprit.

»Je crois, Silvia, que vous avez assez de perspicacité pour bien connaître mon caractère, et que par conséquent vous ne devez pas croire que les menaces que vous me faites, puissent m'épouvanter; je suis, vous le savez, l'homme du monde qui accepte avec le plus de résignation, les faits accomplis, je ne vous recommanderai donc, ni la patience, ni la prudence, vous êtes parfaitement libre d'agir de la manière qui vous paraîtra la plus convenable.

»Tout à vous,

»A. DE POURRIÈRES

Salvador n'envoya cette lettre à Silvia, qu'après en avoir adressée une autre à Roman, dans laquelle il lui traçait la conduite qu'il devait tenir vis-à-vis de sa maîtresse; il savait que son complice, aussi intéressé que lui à ne point mécontenter la marquise de Roselly, qu'il craignait malgré le ton assuré qu'il affectait dans sa lettre, le servirait fidèlement malgré les germes de mécontentement qui existaient entre eux.

Comme nous ne voulons pas faire voyager nos lecteurs, de Paris, où se trouvent en ce moment Silvia et Roman, au château de Pourrières, où nous avons laissés Lucie et Salvador, pour de là, les conduire dans la capitale du grand duché de Toscane, où se sont rendus aussitôt après leur mariage Laure et Servigny, accompagnés de sir Lambton, nous mettrons sous leurs yeux leur correspondance, qui leur apprendra tous les événements qui doivent se passer jusqu'au moment où nous les retrouverons tous à Paris.

S'il est vrai, ainsi que l'a dit Buffon, que le style est tout l'homme, cette correspondance qui vient à l'instant même d'être remise entre nos mains et qui formera la matière du chapitre suivant, fera connaître le caractère des principaux personnages de cette histoire.

Nous répétons avant d'aller plus loin, ce que nous avons déjà dit plusieurs fois, cette histoire est vraie, vraie dans son ensemble et dans tous ses détails, tous les personnages qui y jouent un rôle, sont réels, plusieurs même vivent encore; nous avons seulement changé les noms de quelques-uns d'entre eux, (il était inutile de prendre cette précaution vis-à-vis de ceux dont le nom était en quelque sorte devenu historique, et Salvador et Roman étaient de ceux-là), et pour être convaincu de la vérité de ce que nous avançons ici, il ne s'agit que de consulter les annales de la préfecture de police et des tribunaux criminels.

Nous n'insistons sur ce fait, que parce que nous savons que les lecteurs sont généralement peu disposés à croire les auteurs, lorsque ces derniers affirment la vérité des faits qu'ils racontent, et que nous tenons à ce que l'on ne nous conteste pas le seul mérite que possède peut-être ce livre: celui d'être vrai.

V.—Correspondance.

Lucie de Pourrières à madame Féval.

Du château de Pourrières.

«J'ai épousé, ma chère Laure, cet homme dont je m'étais fait d'abord une sorte de croque-mitaine, et que toi-même beaucoup plus raisonnable que moi, (je me plais à le reconnaître), tu ne pouvais pas souffrir; je ne t'apprends pas quelque chose de nouveau, tu as reçu sans doute à Florence, où je crois que vous voulez vous fixer, puisque vous n'annoncez pas l'intention de revenir en France, la lettre que je t'ai écrite pour te faire part de la résolution que je venais de prendre, après avoir consulté tous mes amis, et notamment M. de Kerandec, ce bon chevalier de Saint-Louis, que tu as rencontré plusieurs fois chez madame de Villerbanne; tous m'ont fait l'éloge du marquis de Pourrières, tous m'ont dit que je ne pouvais faire un meilleur choix, et ma foi je me suis décidée.

»Eh bien! ma chère Laure, je suis aujourd'hui on ne peut plus satisfaite de n'avoir pas imposé silence au penchant qui m'entraînait vers celui qui est devenu mon époux; M. de Pourrières est doué du meilleur cœur et du plus noble caractère qu'il soit possible d'imaginer; il m'aime autant que je l'aime, il ne s'occupe que de moi et il ne laisse échapper aucune occasion de me donner de nouvelles preuves de l'affection qu'il m'a vouée.

»Il m'a dernièrement sacrifié, sans hésiter un seul instant, un vieux serviteur de sa famille, qui m'avait manqué de respect, j'ai voulu intercéder en faveur de ce malheureux, qui ne s'était rendu coupable que parce qu'il était ivre, mais mon mari ne me l'a pas permis: Si Lebrun m'avait manqué, m'a-t-il répondu, lorsque je lui demandai la grâce de cet homme, je pardonnerais peut-être en faveur de ses anciens et bons services, mais je ne puis tolérer une offense qui vous est faite; il faut que nos gens sachent que je ne suis pas d'humeur à les laisser s'écarter une seule minute du respect qu'ils vous doivent; tout ce que je puis faire en faveur de Lebrun, c'est de le garder à mon service, mais il habitera Paris lorsque nous serons ici, et il viendra à Pourrières lorsque nous retournerons à Paris, c'est du reste un honnête serviteur, et qui sera aussi utile à l'avenir qu'il l'a été jusqu'à présent.

»J'ai dû ne plus m'occuper de cette sotte affaire, et le soir même, l'intendant de M. de Pourrières, bien morigéné, je le suppose, est parti pour Paris, où il restera jusqu'à ce que nous y retournions.

»Je ne te rapporte ce petit événement, ma chère Laure, que pour donner la mesure des égards que M. de Pourrières me témoigne et des soins dont il m'entoure, et pour te prouver en même temps qu'il est tout à fait digne de l'amitié que tu lui accorderas, si tu n'es pas une ingrate, car bien qu'il te connaisse à peine, il t'aime infiniment, et chaque fois que je lui parle de toi, il manifeste le désir de te voir bientôt revenir en France. Il veut, dit-il, faire de ton mari son plus intime ami, ce sera, à ce qu'il assure, le meilleur moyen de te posséder souvent chez nous; se trompe-t-il?...

»Réponds-moi, ma chère Laure, dis-moi beaucoup de choses; tout ce qui t'intéresse, m'intéresse, il ne faut pas que nos nouvelles positions nous fassent oublier l'amitié que nous avons l'une pour l'autre. Il y a dans mon cœur de la place pour l'amour et pour l'amitié. Es-tu comme moi? si je n'avais pas la crainte de t'affliger, je dirais que non, car tu n'as pas encore répondu à la première lettre que je t'ai écrite.

»J'ai reçu des nouvelles d'Eugénie de Mirbel ou plutôt de madame de Bourgerel, son mari et aussi un noble cœur, sa fille devient tous les jours plus jolie, madame de Saint-Preuil se porte bien, elle est heureuse.

»Mon mari, à qui je ne veux pas laisser lire cette lettre, n'insiste pas, mais il veut absolument y joindre quelque chose, je ne crois pas devoir m'opposer à ce désir.

»Adieu, ma bonne Laure, ou plutôt à bientôt, crois à l'amitié constante de

»LUCIE DE POURRIÈRES

Au bas de la dernière page de cette lettre, Salvador a écrit ces quelques mots:

«Je n'ai eu que rarement, madame, le bonheur de vous voir, je n'ai cependant oublié ni vos grâces, ni votre esprit, je n'ose vous prier de vouloir bien m'accorder une petite part de l'amitié que vous avez vouée tout entière à ma femme, mais j'ai l'espérance que vous voudrez bien quelquefois me permettre de l'accompagner, lorsqu'elle ira vous visiter. Je suis impatient de connaître M. Féval, persuadé que je suis que l'homme auquel vous avez bien voulu accorder votre main, est tout à fait digne de l'amitié de tous les honnêtes gens, veuillez, je vous prie, lui présenter mes hommages.

»Daignez agréer, madame, l'assurance du profond
respect, avec lequel je suis,
»Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
»A. DE POURRIÈRES

Silvia au marquis de Pourrières.

Paris.

«J'ai vu Lebrun.» Nos lecteurs savent que Silvia appelait ainsi Roman; le vicomte de Lussan, l'ayant entendu nommer au festin donné chez Lemardelay par Alexis de Pourrières, était le seul des amis de Salvador qui connût son véritable nom. «Et je suis à peu près satisfaite de ce qu'il m'a dit, vous avez, m'a-t-il dit, été très-affligé de ma perte, et ce n'est qu'après m'avoir longtemps cherchée et fait chercher, que vous vous êtes déterminé à épouser la comtesse de Neuville.

»Je vous le répète, ce n'est point de votre mariage, qui, je le crois sans peine, pouvait seul réparer les brèches faites à votre fortune par l'inconduite de votre intendant, que je songerai à me plaindre, s'il ne me fait pas perdre votre affection.

»Est-ce que vous ne pouvez pas vous débarrasser du bon M. Lebrun, est-il absolument nécessaire que vous gardiez près de vous cet homme, qui, si je dois croire ce que m'en a dit le vicomte de Lussan, perd tous les jours au jeu des sommes considérables, qu'il ne peut prendre que dans votre caisse.

»Je sais bien qu'il connaît une foule de choses et que c'est probablement pour cela que vous lui laissez faire à peu près tout ce qu'il veut, mais il me semble qu'il existe des remèdes pour guérir tous les maux, et que dans la position ou vous vous trouvez, l'emploi même des plus énergiques ne doit pas vous épouvanter.

»Si par hasard vous aviez l'intention de vous guérir, vous pourriez compter sur moi, je serais heureuse de trouver l'occasion de vous donner une nouvelle preuve de dévouement.

»Le vicomte de Lussan m'a dit que vous étiez parti avec le dessein de passer toute la belle saison au château de Pourrières, comme sans doute vous avez annoncé ce dessein à votre femme, et qu'un changement subit de détermination pourrait lui paraître extraordinaire et lui faire croire que ses charmes ont perdu le pouvoir de vous retenir près d'elle, ne changez rien à vos projets; j'attendrai pour vous servir que vous soyez de retour à Paris; vous voyez que je suis de composition facile. Aussi j'ai l'espérance que vous me tiendrez compte plus tard de mon extrême mansuétude.

»Je dois, maintenant que la paix est à peu près faite entre nous, vous raconter tout ce qui vient de m'arriver, vous allez lire une bien singulière histoire, et que peut-être vous ne voudriez pas croire si elle n'était pour ainsi dire de notoriété publique[582]

Silvia raconte ici à Salvador des événements que nos lecteurs connaissent déjà, c'est-à-dire tout ce qui lui est arrivé depuis son enlèvement par Beppo, au moment où elle sortait de chez elle pour aller chez la devineresse de la rue des Vignes à Chaillot, jusqu'au moment où elle lui apparut dans l'église Notre-Dame de Lorette.

«Si maintenant, continue-t-elle après avoir achevé ce récit, vous me demandez ce que c'est que ce Beppo, qui m'a si audacieusement enlevée en plein jour, à deux pas de mon domicile, je vous répondrai que cet homme est celui que j'avais chargé de punir l'outrecuidance de M. de Préval, ceci demande peut-être une explication que je vous donnerai lorsque nous serons réunis.

»Le récit que je viens de vous faire vous a prouvé, je l'espère, que je n'avais absolument rien à me reprocher, et que j'avais le droit de vous parler comme je l'ai fait dans ma première lettre.

»Adieu, mon ami, écrivez-moi souvent, vos lettres me consoleront de votre absence.

»Tout à vous,

»SILVIA

P. S. «Vous avez déjà deviné que ma bourse est dans le plus piteux état qu'il soit possible d'imaginer, ayez donc la bonté de m'envoyer de suite quelques billets de mille francs, je resterai à l'hôtel des Princes jusqu'à ce que vous soyez à Paris, nous ne songerons à remonter ma maison que lorsque vous serez de retour.»

Le marquis de Pourrières à la marquise de Roselly.

Du château de Pourrières.

«Je viens de recevoir votre lettre, ma chère Silvia, et l'empressement que je mets à vous répondre vous donnera la mesure du plaisir qu'elle m'a fait éprouver.

»Je suis aussi satisfait qu'il est possible de l'être, des explications que vous avez bien voulu me donner, et je reconnais sans peine que vous n'avez absolument rien à vous reprocher et que vous aviez le droit de me parler comme vous l'avez fait.

»Je resterai, puisque vous voulez bien me le permettre, jusqu'à la fin de l'été au château de Pourrières.

»Nous parlerons lorsque je serai de retour à Paris, du bon M. Lebrun; ce que vous me dites de cet excellent serviteur me prouve que nous nous entendons parfaitement sans avoir besoin de nous adresser de longs discours, et que les souffrances que vous venez d'éprouver ne vous ont pas fait perdre une seule de vos brillantes qualités.

»Je vous envoie dix mille francs en un mandat sur M. Mathieu Durand, banquier à Paris, ne ménagez pas l'argent, je puis, Dieu merci, sans me gêner, subvenir largement à tous vos besoins, et si je puis me guérir de la maladie dont je suis attaqué, je pense qu'il en sera toujours de même.

»Votre maison sera remontée lors de mon retour à Paris, et avec plus de luxe qu'elle ne l'était, vous savez sans doute qu'une somme assez considérable, produite par la vente de tous les objets vous appartenant, qui garnissaient votre hôtel de l'avenue Châteaubriand, est déposée à la caisse des consignations, il est peut-être possible de recouvrer cette somme, nous y aviserons.

»N'y aurait-il pas moyen de se débarrasser de ce Beppo, qui me paraît un homme fort dangereux?

»Adieu, ma chère Silvia, comptez toujours sur l'affection et l'entier dévouement de votre fidèle amant.

»A. DE POURRIÈRES

—Ainsi, se dit Salvador après avoir cacheté cette lettre, il faudra, lorsque je me serai débarrassé de Roman, que je satisfasse tous les caprices de cette femme dont maintenant je n'ai que faire. Il n'en sera pas ainsi, madame la marquise de Roselly; je me servirai de vous, puisque vous m'offrez votre concours; et ma foi, après... Mais de combien de victimes se composera la sanglante hécatombe que je dois sacrifier à ma sûreté?

Salvador demeura quelques instants la tête cachée entre ses mains; puis il sonna, et ordonna au domestique qui se présenta, d'aller mettre à la poste la lettre qu'il venait d'écrire.

Laure Féval, à la marquise de Pourrières.

Florence.

«Tes deux lettres, ma chère Lucie, viennent de m'être remises à la fois; elles étaient arrivées avant nous à Florence, car nous nous sommes arrêtés dans plusieurs villes d'Italie: à Gênes, à Milan, à Venise, avant d'arriver à Florence; mais comme nous avions écrit dans cette dernière ville pour retenir nos logements, on les a conservées pour me les remettre.

»Je t'ai un peu négligée, j'en conviens; je suis certaine, cependant, que tu n'as pas cru un seul instant que je t'avais oubliée.

»Ainsi, te voilà mariée; tu as épousé cet homme qui te faisait tant peur; je n'avais donc pas tort, lorsque je te disais que tu t'occupais trop de lui pour qu'il te fût indifférent.

»Je suis charmée de ce que tu es heureuse; cela, du reste, ne m'étonne pas; tu es si belle, si bonne, si aimable, que quand bien même M. le marquis de Pourrières ne posséderait pas une seule des qualités que tout le monde lui accorde, il lui serait impossible de ne pas t'aimer; et je crois qu'il est impossible de rendre malheureux ceux que l'on aime. J'ai souvent entendu dire, il est vrai, qu'il existait des gens si malheureusement organisés, qu'ils ne pouvaient aimer personne; mais je ne crois pas cela, et quand bien même cela serait, M. le marquis de Pourrières n'est pas de ces gens-là.

»Je suis aussi heureuse que toi, ma chère Lucie; et tous les jours je bénis le ciel de ce qu'il a bien voulu associer ma destinée à celle de l'homme estimable qui est devenu mon époux. Mon mari a été bien malheureux, ma chère Lucie; un jour, peut-être, il me sera permis de te raconter son histoire, et je suis d'avance persuadée, que tu me diras que ma constante étude doit être celle de chercher à lui faire oublier les peines de ses premières années.

»Tu as tort de me rappeler ce que je te disais autrefois de M. le marquis de Pourrières; c'étaient des folies de jeune fille que rien ne justifiait et auxquelles tu as eu le bon esprit de ne pas attacher plus d'importance qu'elles n'en méritaient. J'accorderais bien volontiers, à l'homme qui fait le bonheur de ma plus chère amie, une bonne part dans mon estime et dans mon amitié; mais si par hasard il changeait de conduite, oh! alors, ce serait entre nous une guerre acharnée, et je serais brave, s'il s'agissait de te défendre.

»Je ne te parlerai pas des villes de l'Italie, que nous avons déjà visitées; les livres de nos touristes t'ont appris beaucoup plus de belles choses que je ne suis capable de t'en écrire; et puis, quoique je trouve très-beau tout ce que nous avons déjà vu, tout cela, vois-tu, ne vaut pas notre bonne vieille France que l'on regrette dès qu'on l'a perdue de vue, et que l'on revoit toujours avec plaisir; si cependant il nous arrive quelques aventures, avant notre retour à Paris, je n'oublierai pas de te les raconter.

»Nous devons visiter Rome et sa campagne, la Savoie, la Suisse; nous arrêter quelques jours à Genève, et puis rentrer en France; toutes ces courses ne nous prendront pas plus de deux mois, de sorte que nous serons à Paris vers la fin de l'été; nous resterons là jusque vers le milieu de l'automne, j'espère bien que tu viendras nous y voir.

»Mon bon oncle me charge de déposer deux gros baisers sur chacune de tes deux joues, et je m'acquitte de la commission, sans en demander la permission à M. le marquis de Pourrières qui, je l'espère bien, ne s'avisera pas d'être jaloux.

»Mon mari écrit, par le même courrier, à M. le marquis de Pourrières; sans doute pour le remercier des choses aimables qu'il a bien voulu lui adresser.

»J'ai écrit à madame de Bourgerel; je n'ai pas besoin de te dire que je suis aussi contente que toi de la savoir heureuse.

»A bientôt, ma chère Lucie, je suis impatiente de te presser sur mon cœur.

»Ton amie,

»LAURE FÉVAL

M. Paul Féval à M. le marquis de Pourrières.

Florence.

«M. le marquis,

»Ma femme m'a fait lire les quelques mots que vous lui avez adressés; je suis, vous devez le croire, excessivement sensible à votre extrême politesse et je suis charmé de ce que le hasard me fournit l'occasion de vous prouver ma reconnaissance.»

Servigny raconte ici la rencontre qu'il a faite dans l'Inde de Jazetta, et les circonstances qui ont accompagné la mort de cette malheureuse femme.

«Je vous envoie, M. le marquis, les objets qu'elle me confia au moment de rendre son âme à Dieu, afin que je vous les remisse, si par hasard je vous rencontrais; vous recevrez, j'en suis convaincu, avec une douloureuse satisfaction, ces objets qui vous rappelleront une femme dont vous avez eu bien à vous plaindre; mais dont les longues souffrances ont racheté les fautes et qui est morte pleine de repentir et de résignation.

»Cette infortunée, M. le marquis, est morte avec la crainte que ses fautes ne vous aient déterminé à abandonner son fils; elle se trompait, sans doute, et je suis persuadé que vous avez toujours été, pour le jeune Fortuné, un père aussi tendre qu'indulgent.

»Si vous voulez bien me le permettre M. le marquis, et dans le cas où votre fils serait encore dans cette ville, je verrai, en passant à Genève, cet enfant qui doit être maintenant presque un homme; j'ai promis à sa mère mourante de lui porter ses dernières paroles, et je voudrais qu'il me fût permis d'accomplir ce dernier vœu d'une femme coupable, il est vrai, mais bien malheureuse.

»Les liens qui vous attachent à la meilleure amie de ma femme, me donnent l'espoir, M. le marquis, que vous voudrez bien m'accorder votre estime d'abord, et plus tard votre amitié; je tâcherai, du reste, de me montrer digne de l'une et de l'autre.

»Daignez agréer, M. le marquis, l'assurance de la parfaite considération avec laquelle j'ai l'honneur d'être,

»Votre très-humble et très-obéissant

»serviteur,

»PAUL FÉVAL

La situation se complique, dit Salvador après avoir lu cette lettre. Du diable, si je croyais jamais entendre parler de Jazetta et de son fils infortuné; il est du reste fort heureux pour moi que la mère soit morte et que le fils qui, peut-être, est encore de ce monde, ignore le nom qu'il a le droit de porter[583]. Montrons-nous donc à la fois, puisque cela ne me coûtera rien et ne peut me compromettre, homme sensible et excellent père.

Je crois vraiment que ce M. Paul Féval qui me paraît un très-brave homme aurait ramené en France la pauvre Jazetta, si elle n'était pas morte si à propos.

Après ce petit monologue, Salvador écrivit la lettre servante qu'il envoya de suite à Servigny.

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