Les vrais mystères de Paris
—Entrons, lui dit Salvador, il doit s'être passé ici quelque chose d'extraordinaire.
—Entrons répondit Duchemin, après avoir examiné si ses pistolets étaient en bon état.
—Ils entrèrent dans la maison, et arrivèrent sans rencontrer d'obstacles dans la pièce éclairée.
—Le chef, sa femme, ses deux filles et leurs sept camarades, étaient étendus pêle-mêle sur le sol.
—Ils sont morts ivres dit Salvador et il s'approcha de l'un d'eux. Mort! s'écria-t-il; puis regardant successivement tous les autres:
—Morts! ils sont tous morts! que veut dire ceci.
—Cela veut dire, répondit Duchemin, qui avait à son tour examiné les cadavres, que notre ami Mathéo vient de faire la besogne du Taule[206].
—Salvador et Duchemin ne pouvaient plus rester dans ce pays: après avoir pris le peu d'argent qu'ils trouvèrent dans la ferme, ils dirent adieu à la Provence et se dirigèrent vers Paris où nous allons les retrouver.
Nous dirons plus tard ce qui arriva à Servigny.
VIII.—Un tapis de la Grande Bohême.
Les lieux où se dessinent d'une manière plus franche et plus décidée que partout ailleurs les innombrables variétés des mœurs nationales, sont sans contredit les cafés. Chacun de ces établissements, à part cette masse d'individus qui n'ont point de physionomie et que l'on rencontre partout, a ses habitués, ses mœurs et ses usages. Un Anglais qui voyageait en France en véritable gentleman, fut un jour forcé, par suite d'un accident arrivé à sa chaise de poste, de s'arrêter dans la plus mauvaise auberge d'un pauvre village des Pyrénées; une ignoble maritorne lui servit un détestable dîner et il fut injurié par un hôte à moitié ivre en remontant dans sa voiture. Cet Anglais écrivit ces mots sur ses tablettes: On ne sait pas faire la cuisine en France, toutes les femmes y sont laides et sales, tous les hommes ivrognes et grossiers; cet Anglais, comme beaucoup d'autres hommes qu'il est facile de rencontrer, sans être forcé de traverser le détroit qui nous sépare du Royaume-Uni, jugeait sur l'étiquette du sac. Eh bien! conduisez le même jour un homme de ce caractère, au café Tortoni, à l'estaminet Hollandais, au café de la Régence, et il vous dira gravement: que la population parisienne est composée de spéculateurs, de militaires en retraite qui rêvent la venue d'un autre Napoléon et de joueurs d'échecs.
Nous avons à Paris le café des Variétés, rendez-vous ordinaire des gens qui font, qui vendent ou qui achètent des vaudevilles ou des drames entiers, des moitiés, des quarts de vaudevilles ou de drames; le café du Cirque, où l'on peut être sûr de rencontrer, à toute heure, de petits auteurs, de petits comédiens ou de petits musiciens; le café Desmares, qui ouvre chaque jour ses portes à nos modernes Solons, le café des Epiciers, celui des Comédiens, même celui des... Nous n'osons pas imprimer le mot, qui sert de titre à un roman de M. Paul de Kock.
Il existe encore dans ce vaste pandémonium que l'on nomme Paris, des établissements décorés avec autant et plus de luxe que ceux que nous venons de nommer, qui sont situés dans les quartiers les plus brillants de la capitale, et qui ne sont guère fréquentés que par la grande bohême parisienne: si nous n'avions pas la crainte de nous voir faire un procès en diffamation, rien ne nous serait plus facile que de nommer ces établissements.
La bohême parisienne (faisons observer en passant que cette dénomination, ainsi que celle de lorette, que nous devons au spirituel auteur des nouvelles à la main, est de création toute récente), est naturellement divisée en grande et en petite Bohême; nous ne parlerons, quant à présent, que de la grande Bohême.
Il existe à Paris une foule de gens qui habitent de magnifiques appartements, qui ont de beaux chevaux, et qui entretiennent des danseuses, et auxquels cependant on ne connaît ni rentes, ni propriétés; ces gens-là, escrocs, grecs[207], ou chevaliers d'industrie, composent cette société dans la société à laquelle on a donné, depuis quelque temps, le nom de grande bohême. Ces gens-là, cependant, sont moins mal vus dans le monde que ceux qui se bornent à être franchement et ouvertement voleurs. On reçoit dans son salon, on admet à sa table, on salue dans la rue, tel ou tel individu dont la profession n'est peut-être un secret pour personne, et qui ne doit ni à son travail ni à sa fortune, l'or qui brille à travers les réseaux de sa bourse, et l'on honnit, l'on conspue, l'on vilipende celui qui a dérobé à l'étalage d'une boutique un objet de peu de valeur, un petit pain, par exemple. Est-ce parce que messieurs les membres de la grande bohême ont des manières plus douces, un langage plus fleuri, un costume plus élégant que le commun des martyrs que l'on agit ainsi? non sans doute; c'est parce que, égoïstes que nous sommes, nous croyons tous être doués d'assez d'esprit et de perspicacité pour pouvoir facilement défendre notre bourse contre ceux dont nous n'avons pas à redouter les violences.
Les chevaliers d'industrie, les grecs, les escrocs, quelque soit le nom que l'on donne aux membres de le grande bohême parisienne, sont, nous le croyons, plus dangereux et plus coupables que les autre exploiteurs de la société, plus dangereux parce qu'ils échappent presque toujours aux lois répressives du pays; plus coupables, parce que la plupart d'entre eux, hommes instruits et doués d'une certaine capacité, pourraient certainement ne devoir qu'au travail ce qu'ils demandent à la fraude et à l'indélicatesse.
C'est presque toujours la nécessité (si l'on excepte quelque individualités semblables à celles dont nous essayons dans ce livre de tracer les portraits), c'est presque toujours la nécessité, disons-nous, qui conduit la main du voleur à ses débuts dans la carrière du crime, et souvent, lorsque cette nécessité n'est plus flagrante, il se corrige et revient à la vertu. Les bohémiens, au contraire, sont presque tous des jeunes gens de bonne famille qui après avoir follement dissipé une fortune péniblement acquise par leurs pères n'ont pas voulu renoncer aux aisances de la vie fashionnable et aux habitudes de luxe qu'ils avaient contractées. Ils ne s'amendent jamais, par la raison toute simple qu'ils peuvent facilement et presque toujours impunément exercer leur pitoyable industrie.
Quelles que soient au reste les qualités qui distinguent les bohémiens du dix-neuvième siècle, ils n'atteignent pas à la cheville de leurs devanciers. Les Cagliostro, les Casanova, les chevaliers de Saint-Georges et de la Morlière, les comtes de Saint-Germain, et cent autres dont les noms échappent n'ont pas laissé après eux de dignes successeurs.
Le bohémien qui veut marcher de loin seulement sur les traces de ces grands hommes de la corporation, doit posséder un esprit vif et cultivé, une bravoure à toute épreuve, une présence d'esprit inaltérable, une physionomie à la fois agréable et imposante, une taille élevée et bien prise.
Le bohémien qui possède toutes ces qualités n'est encore qu'un pauvre sire, s'il ne sait pas les faire valoir. Ainsi il devra, avant de se lancer sur la scène, s'être pourvu d'un nom convenable; un bohémien ne peut se nommer ni Pierre Lelong, ni Eustache Lecourt.
Sa carrière sera manquée s'il est assez sot pour se donner un nom de saint, le saint de nos jours est usé jusqu'à la corde.
Pourvu d'un nom, il doit, s'il ne l'est déjà, se pourvoir d'un tailleur à la mode, ses habits, coupés dans le dernier goût, sortiront des ateliers de Roolf ou de Chevreuil, il prendra ses gants chez Boivin, son chapeau chez Gausseran, ses bottes chez Clerx, sa canne chez Thomassin; il ne se servira que de mouchoirs sortis de chez Chapron, il conservera ses cigares dans un étui de paille de manille.
Il se logera dans une des rues nouvelles de la chaussée d'Antin; des meubles de palissandre, des draperies élégantes, des bronzes, des glaces magnifiques, des tapis de Sallandrouze garniront ses appartements.
Ses chevaux seront anglais, son tilbury du carrossier à la mode.
Son domestique ne sera ni trop jeune, ni trop vieux; perspicace, prévoyant, audacieux et fluet, il saura à propos parler des propriétés de monsieur et de ses riches et vieux parents.
Un portier complaisant est la première nécessité du bohémien de la haute, aussi le sien sera choyé, adulé et surtout généreusement payé.
Ce qui précède n'est qu'une légère esquisse des traits généraux qui constituent la physionomie du bohémien de la haute, quels que soient les moyens qu'il emploie pour se procurer de l'argent qui doit servir à entretenir le luxe dont il est entouré et à payer les plaisirs qui ne s'achètent qu'au comptant.
Les bohémiens n'ont pas d'âge, il y a parmi eux de très-jeunes gens, des hommes mûrs et des vieillards à cheveux blancs; beaucoup ont été dupes avant de devenir fripons, et ceux-là sont les plus dangereux, ceux qu'il est le moins facile de reconnaître, car ils ont conservé les manières et le langage des hommes du monde, quant aux autres, quels que soient les titres qu'ils se donnent, et malgré le costume, et les décorations dont ils se parent, il y a toujours dans leurs manières, dans leurs habitudes, quelque chose qui rappelle le fameux baron de Wormspire; quelquefois, des liaisons dangereuses se glisseront dans leurs discours, et souvent, bien qu'ils se tiennent sur la défensive, ils emploieront des expressions qui ne sont pas empruntées au vocabulaire de la bonne compagnie: au reste, si les diagnostics propres à les faire reconnaître ne sont pas aussi faciles à saisir que ceux qui sont propres aux diverses catégories de voleurs, ils n'en sont pas moins visibles, et il devient très-facile de les apercevoir, si l'on veut bien observer ces hommes avec quelque attention.
Il y a beaucoup d'anciens militaires dans la grande bohême, seulement celui qui, sous les drapeaux n'était que sous-officier, se fait appeler capitaine, le capitaine est au moins colonel, le colonel est toujours général divisionnaire, il serait maréchal de France si le gouvernement lui avait rendu justice.
Ce serait tenter une entreprise à peu près inexécutable que de vouloir dévoiler toutes les ruses, ou seulement essayer l'esquisse des principaux traits de la physionomie des bohémiens des diverses catégories, car alors il faudrait parler...
Des journalistes qui exploitent les artistes dramatiques auxquels ils accordent ou refusent des talents, suivant que le chiffre de leurs abonnements est plus ou moins élevé, de ceux qui vous menacent, si vous ne leur donnez pas une certaine somme, d'imprimer dans leur feuille, une notice biographique sur vous, votre père, votre mère ou votre sœur, ou qui vous offrent à un prix raisonnable, l'oraison funèbre de celui de vos grands parents qui vient de rendre l'âme: bohémiens?
Du vaudevilliste qui a des flons-flons pour tous les baptêmes: Bohémien?
Du poëte qui a des dithyrambes pour toutes les naissances, et des élégies pour toutes les morts: Bohémien!
Des chanteurs[208] par métier ou par occasion, qui vendent leur silence ou leur témoignage; l'honneur de la femme qu'ils ont séduite; une lettre tombée par hasard entre leurs mains et de mille autres encore: Bohémiens!
De cet homme qui, lorsqu'il se dispose à jouer, choisit d'abord la chaise la plus haute afin de dominer son adversaire; qui approche toujours les cartes le plus près possible de la personne contre laquelle il joue lorsqu'il donne à couper, afin qu'elle ne remarque pas le pont qu'il vient de faire, et qui file la carte avec une si merveilleuse adresse: Bohémien!
De ces directeurs de compagnies en commandites et par actions, dont la caisse, semblable à celle de Robert Macaire, est toujours ouverte pour recevoir les fonds des nouveaux actionnaires, et toujours fermée lorsqu'il s'agit de payer les dividendes échus: Bohémiens!
De ces directeurs d'agences d'affaires ténébreuses, de mariages, de placement ou d'enterrement, oui d'enterrement, il ne faut pas que cela vous étonne: bohémiens ou plutôt fripons; mais fripons musqués, gantés, éperonnés, décorés, tirés à quatre épingles, auxquels le procureur du roi donne la main et qui sont salués par le commissaire de police.
Dans un des passages ouverts sur le boulevard, au centre d'un des plus riches et des plus brillants quartiers de la bonne ville de Paris, tout près d'un théâtre où les rôles de père nobles, de jeunes amoureux, et de grandes coquettes, sont remplis par des bambins de huit à dix ans, est un établissement dans lequel, à toutes les heures du jour et de la soirée, on peut être certain de rencontrer quelques-uns des membres de la grande bohême parisienne: cet établissement, situé dans la partie la plus obscure du passage en question, échappe aux regards des passants. L'honnête homme, qui par hasard, entre là pour y prendre sa demi-tasse ou sa canette de bière, s'y trouve dépaysé; il y est gêné sans savoir pourquoi. Il prend pour des diplomates, tous ces gens si superbement vêtus; les rubans rouges qui brillent à toutes les boutonnières l'éblouissent, et lorsqu'il sort, il est tout prêt de demander à la dame du comptoir pardon de la liberté grande.
L'établissement dont nous venons de parler, ne ressemble pas, on le voit de reste, à celui de la rue de la Tannerie. D'élégants guéridons de marbre blanc, remplacent les tables couvertes de toile cirée; des divans tiennent la place des mauvais tabourets; le comptoir est resplendissant de dorures, et derrière, sur un siége qui ressemble beaucoup à un trône, se carre une jeune et jolie femme. Le maître de céans ne ressemble pas à un limonadier ordinaire. Il ne porte pas le gilet piqué blanc, et la cravate de mousseline que ses confrères paraissent avoir adopté. Il n'a jamais sous le bras l'indispensable serviette; sa tournure, toutes les habitudes de son corps, ses moustaches grisonnantes taillée en brosse, le font ressembler plutôt à un ex-officier de grosse cavalerie. Il donne des poignées de main à ceux de ses habitués dont la bourse paraît pour le moment bien garnie; sa voix est brève, rude même, lorsqu'il s'adresse à ceux d'entre eux qui paraissent éprouver une gêne momentanée.
Le débit des canettes de bière, des demi-tasses et des verres d'absinthe est la moindre branche du commerce de ce limonadier. Si un jeune homme de famille, disposé à manger son bien en herbe, est conduit dans son guêpier, il y sera adulé, choyé, fêté de toutes les manières: Monsieur lui racontera les campagnes qu'il n'a pas faites; madame qui ne veut pas oublier qu'elle a été jolie, lui octroiera ses plus gracieux sourires, si le jeune homme a besoin d'argent, eh bon Dieu, monsieur, lui dira-t-on, pourquoi n'avez-vous pas parlé plus tôt, je vous aurais prêté sans intérêt la somme dont vous avez besoin, mais adressez-vous à monsieur un tel, si vous voulez je vous conduirai chez lui, et le jeune homme est circonvenu de tous les côtés, on ne lui laisse pas le temps de réfléchir, il souscrit enfin des lettres de change à l'usurier qui lui donne en échange une faible somme d'argent et une collection de tableaux apocryphes; le limonadier partage le profit et le jeune homme est dépouillé du reste par les compères.
—Monsieur *** est de première force au billard, monsieur *** joue supérieurement bien à l'écarté; et il a toujours sous la main des compères prêts à le servir de toutes les manières, pourvu qu'ils aient leur part du gâteau, aussi est-il toujours prêt à jouer tout ce qu'on désire.
Monsieur *** avance de l'argent à ceux de ses habitués qui en ont besoin pour terminer une affaire, et partage avec eux les bénéfices; il donne ou fait donner sur leur compte de bons renseignements moyennant finance, etc. Enfin, il a plusieurs cordes à son arc et ces cordes sont constamment tendues.
Il était un peu plus de six heures du soir, les garçons allumaient le gaz dans l'établissement en question, et les habitués venaient de sortir pour aller dîner; il ne restait dans la salle que ceux qui étaient intéressés dans une partie engagée entre le maître de la maison et un très-beau jeune homme, et deux étrangers, placés à une table voisine de celle occupée par les joueurs, qui suivaient avec beaucoup d'intérêt toutes les phases de la partie.
La présence de ces deux hommes paraissait importuner les joueurs, qui auraient probablement manifesté le mécontentement qu'ils éprouvaient si la mine résolue et la tournure tout à fait dégagée de ces profanes, ne leur avait pas imposé une certaine retenue.
—Nous sommes dans un étouffe[209], dit à voix basse à son compagnon celui des deux qui paraissait le plus âgé, et le plus jeune des deux joueurs est un pigeon que les autres sont en train de plumer.
—Cela me fait cet effet-là.
—Il n'y a pas de doute, ce petit qu'ils ont nommé de Préval, fait le sert[210] à celui qui tient les cartes.
La partie était terminée, le jeune homme avait perdu, il tira pour payer son adversaire un portefeuille gonflé de billets de banque.
—Le sinve a le sac[211], dit le plus jeune des deux étrangers, si nous pouvions lui hisser le gandin[212], cela nous remettrait à flot.
—Laisse-moi faire et tout ira bien, répondit l'autre, puis il s'approcha du limonadier à moustaches grises et lui dit quelques mots à l'oreille, celui-ci le regarda d'un air courroucé.
—C'est comme cela, lui dit à voix basse l'étranger, sans paraître beaucoup ému de ses regards menaçants; c'est comme cela, encore cette partie, mais qu'elle soit la dernière, je ne veux pas laisser dépouiller devant moi un compatriote.
Monsieur veut peut-être le dépouiller lui-même? dit Préval, qui avait entendu les quelques paroles que nous venons de rapporter.
—Peut-être bien, mon jeune monsieur!... répondit Duchemin... Nos lecteurs, sans doute, l'ont déjà reconnu, ainsi que son compagnon Salvador. Est-ce que cela vous déplairait?
De Préval ne releva pas cette provocation indirecte et le jeune homme ayant perdu la partie avec autant de bonne grâce que la première fois. Le combat finit faute de combattants.
Quelques instants après, le jeune homme, Salvador et Duchemin, étaient à peu près seuls dans le café.
—Je crois, dit ce dernier, que nous sommes compatriotes.
—Nous sommes, au moins, de la même province! répondit gracieusement le jeune homme... Je suis du village de Pourrières en Provence.
—Et moi je suis de Trets, à moins de deux lieues de chez vous; mais vous connaissez peut-être ma famille, je me nomme Roman.
Salvador poussa le coude de son ami.
—Quelle imprudence! lui dit-il.
—Laisse donc, répondit Roman; mon centre d'altèque n'est pas plus mouchique que mon centre à l'estorgue[213].
—J'ai quitté fort jeune le pays, répondit le jeune homme; cependant je crois me rappeler qu'un notaire de ce nom habitait Pourrières.
—C'était mon oncle et mon tuteur.
Roman disait vrai.
—Je me nomme de Courtivon! dit à son tour le jeune homme qui ne pouvait, sans manquer aux convenances, cacher plus longtemps son nom à son compatriote.
—Ce jeune homme nous cache son véritable nom! dit Roman à son ami... Personne à Pourrières ne porte le nom de Courtivon.
—Qu'il se nomme Pierre, Paul ou Jean, lui répondit Salvador, l'important pour nous est de nous emparer du portefeuille.
—Tout vient à point à qui sait attendre, reprit Roman, qui continua de causer avec le jeune homme qui s'était donné le nom de Courtivon: il lui parlait des beaux sites de leur pays, de son beau ciel des jolies filles d'Arles et des beaux garçons de Tarascon. Salvador prit part à la conversation; de Courtivon charmé d'avoir rencontré d'aussi aimables compatriotes les pria de venir dîner avec lui. Salvador et Roman firent quelques façons pour la forme, mais de Courtivon ayant renouvelé ses instances, ils le suivirent au café Anglais.
De Courtivon fit très-honorablement les choses. Il fit servir à ses convives les mets les plus succulents et les vins les plus généreux, de sorte qu'au dessert la plus parfaite harmonie régnait entre ces trois personnages. Salvador et Roman, qui voulaient provoquer la confiance de leur Amphytrion, lui avaient chacun raconté une histoire, qu'ils avaient inventée pour les besoins du moment. De Courtivon ne voulant pas se montrer moins communicatif que ses nouveaux amis, prit à son tour la parole.
IX.—Le marquis de Pourrières.
—Je me nomme Alexis de Pourrières, dit le jeune homme.
—J'avais deviné que de Courtivon n'était pas votre nom, dit Roman.
—C'est par habitude que je vous ai donné ce nom que je porte déjà depuis longtemps; je n'ai plus, aujourd'hui, hélas! de raisons pour cacher celui de ma famille. Pourrières, vous le savez aussi bien que moi, est un village assez considérable du département du Var, entre Brignoles et Saint-Maximin, on remarque aux environs de ce village les ruines d'un monument élevé par Marius pour perpétuer le souvenir de la grande victoire qu'il remporta sur plus de trois cents mille barbares qui étaient sortis des sombres forêts de la Germanie, pour entreprendre la conquête de l'Espagne, et le vieux château des anciens seigneurs du village, les réparations qu'il a fallu faire à cette ancienne demeure ont beaucoup altéré sa physionomie primitive, les fossés ont été comblés, le pont-levis a été remplacé par une grille qui est surmontée de l'écusson de la famille, et dont le style rococo rappelle le règne de Louis XV, des fenêtres tiennent la place des meurtrières; les vieux portraits de famille, les trophées qui garnissaient la salle d'armes, qui n'est plus aujourd'hui qu'une vaste antichambre, ont été dispersés pendant la période révolutionnaire; cependant, tel qu'il est aujourd'hui, le château de Pourrières n'est pas indigne de l'attention des touristes; on peut encore admirer les gracieuses tourelles qui flanquent les grosses tours, les sveltes colonnettes, l'architecture denticulée et les magnifiques vitraux coloriés de la chapelle du vieux manoir féodal.
Ce vieux château, échappé par miracle au marteau démolisseur de la bande noire, fut rendu à ma famille avec tous ceux de ses biens qui n'avaient pas été vendus pendant la première révolution, lors de la première rentrée des émigrés en France; quoiqu'il eût perdu la plus grande partie de sa fortune, mon père, le marquis de Pourrières, possédait encore au moins 80,000 francs de rente lorsque je vins au monde. Cette fortune était plus que suffisante pour lui permettre de tenir à la cour un rang distingué, et les services qu'il avait rendus aux princes de la branche aînée pendant l'émigration, lui donnaient le droit de solliciter un emploi honorable. Mon père était un de ces gentilshommes que leurs princes rencontrent sur les champs de bataille et qu'ils cherchent en vain au milieu de la foule de leurs courtisans lorsque des jours sereins ont remplacé les jours d'orage; il fit cependant un voyage à Paris en 1816, mais ses manières étaient peut-être un peu rudes, il ne savait pas arrondir ses discours en périodes élégantes, en un mot il faisait une assez triste figure parmi les courtisans du nouvel Œil-de-Bœuf. Il revint chez lui sans avoir obtenu l'emploi qu'il avait sollicité, et se détermina, sans éprouver beaucoup de peine, à mener la vie de gentilhomme campagnard.
Mon père avait confié le soin de faire mon éducation à un prêtre sécularisé qui lui avait été recommandé par un de ses frères d'armes de l'armée de Condé; c'était un excellent homme; ses mœurs étaient pures, et il avait acquis une vaste érudition; en un mot, il possédait toutes les qualités hormis celles que doit posséder un instituteur. Il ne savait du monde que ce qu'il en avait appris dans ses livres, la timidité de son caractère était si grande qu'il n'osait me faire les réprimandes ou m'infliger les punitions que je méritais trop souvent, et la crainte que lui inspirait mon père était telle, qu'il ne pouvait se résoudre à solliciter son intervention.
Les enfants, comme tous les êtres faibles, sont toujours disposés à abuser de l'indulgence que l'on a pour eux. Comme vous devez bien le penser, je faisais très-peu de cas des exhortations et des réprimandes de mon digne précepteur dont je connaissais la faiblesse; au lieu d'étudier, je passais toutes mes journées à parcourir, avec les jeunes garçons de mon âge, les vastes dépendances du château. Aussi, à l'âge de douze ans, si j'étais aussi fort qu'il est possible de l'être à cet âge et doué d'une santé très-florissante, j'étais en revanche le plus ignorant polisson qu'il fût possible de rencontrer. Je savais lire, un peu écrire; j'avais retenu quelques bribes de latin, c'était tout. Mon père, qui savait mieux manier une épée qu'une plume, et qui connaissait mieux La curne de Sainte Palaye, le Miroir du vrai Gentilhomme français et le parfait Ecuyer, que le de Viris illustribus, ayant remarqué que je pratiquais avec assez de succès tous les exercices du corps, avait félicité plusieurs fois mon précepteur qui, je dois le croire, s'était à la fin persuadé que, grâce à ses bons conseils, j'étais devenu un jeune gentilhomme très-distingué.
J'avais un peu plus de dix-huit ans, lorsque mon père et mon professeur (ma mère était morte peu d'années après ma naissance), persuadés que ce n'est qu'après avoir voyagé que l'on devient un gentilhomme accompli, résolurent de me faire visiter les principales contrées de l'Europe. Mon père se serait fait volontiers mon compagnon de voyage, mais les fatigues qu'il avait supportées pendant l'émigration, l'avaient rendu valétudinaire et les blessures qu'il avait reçues l'enchaînaient au seuil du foyer patrimonial. Il fut donc décidé entre mon père et mon précepteur que ce dernier continuerait auprès de moi ses fonctions de Mentor. Mentor bien incapable, hélas! et qui avait formé un pauvre Télémaque.
Lorsque mon père, m'ayant fait appeler dans son cabinet, me fit connaître la décision qui venait d'être prise, j'éprouvai tout d'abord, je dois en convenir, un vif sentiment de joie; j'étais charmé de quitter pour quelque temps le vieux château de mes pères, que je savais par cœur, les bois que j'avais parcouru en tous sens, les collines si souvent gravies par moi. Les rêves de ma jeune imagination allaient enfin se réaliser; j'allais visiter des contrées qui devaient selon moi renfermer plus de merveilles que celles parcourues par Sinbad, le marin. J'allais voir le monde!
Cependant quelque grande que fût la joie que j'éprouvais, lorsque mon père, après m'avoir tenu longtemps serré sur sa poitrine, m'eût enfin dit adieu; je sentis mes yeux se mouiller de larmes, je ne pouvais me résoudre à le quitter. Etait-ce une voix intérieure que j'entendais sans pouvoir la comprendre, qui me disait que je ne devais plus le revoir?
Avant de commencer ma tournée en Europe, je devais habiter quelques mois Marseille, chez des parents de ma mère, qui devaient guider mes premiers pas dans le monde; ces bons parents me reçurent à merveille, et l'amitié qu'ils me portaient les ayant sans doute aveuglés sur mon compte, ils eurent l'extrême bonté de me trouver charmant, tout en convenant toutefois que les voyages que j'allais entreprendre devaient me faire gagner beaucoup.
Ma mère appartenait à une ancienne famille parlementaire, dont tous les membres avaient conservé les mœurs sévères, les manières dignes et froides des anciens conseillers au parlement de Provence; mon grand-oncle et mon oncle, les seuls parents qui me restassent (je ne compte pas une foule de cousins des deux sexes et à divers degrés que je ne fis qu'entrevoir), m'aimaient beaucoup, sans doute; ils m'inspiraient infiniment de respect, mais je ne me plaisais pas chez eux, j'avais froid dans leur salon; lorsque je les voyais marcher ou parler avec une gravité composée, je me figurais avoir devant les yeux deux portraits famille, auxquels la baguette d'une fée aurait donné l'existence.
Je ne trouvais donc pas chez mes grands parents des distractions en harmonie avec mon âge et la manière dont j'avais été élevé.
J'étais possédé d'un extrême besoin de mouvement, d'une soif de voir des choses nouvelles qui ne trouvaient pas chez eux, de quoi se satisfaire; j'allai donc chercher ailleurs les distractions qui me manquaient.
Lorsque mon précepteur voulut me faire des remontrances, je lui dis, avec beaucoup de tranquillité, que je ne faisais rien que ne fissent tous les jeunes gens de mon âge et de ma condition, qu'il ne devait pas se montrer plus sévère que ne le serait mon père en pareille occasion; que je savais assez ce que je devais à la dignité de mon nom pour ne jamais le compromettre; que, du reste, j'étais assez âgé pour ne plus avoir besoin de mentor. Le brave homme se le tint pour dit; ce qu'il craignait par-dessus tout, c'étaient les discussions et pour n'en plus avoir avec moi, il me mit la bride sur le cou. Me voilà donc à dix-huit ans maître absolu ou à peu près de mes actions (mes oncles, qui comptaient sur mon précepteur, ne s'occupaient de moi que pour me donner des conseils que j'écoutais avec toutes les apparences du plus parfait recueillement).
Voulant profiter de cette douce liberté, je me mis à fréquenter les cafés et le théâtre. Je me liai avec tous les jeunes habitués de ces lieux de plaisir. Mon nom, très-estimé dans toute la Provence, la fortune que je devais posséder un jour, me donnaient une certaine autorité sur mes jeunes compagnons de plaisir, qui formaient autour de moi une petite cour toujours prête à me flatter. J'étais de toutes les parties, de toutes les fêtes et comme je ne me montrais pas très-sévère sur le choix de mes compagnons, on trouvait généralement que j'étais un très-bon garçon. Je crois vous avoir dit déjà que j'étais assez adroit à tous les exercices du corps; celui que j'affectionnais particulièrement était l'escrime; mes compagnons me parlaient sans cesse d'un maître, nommé Louiset dit Belle-Pointe, dont la salle était fréquentée par tout ce que la ville renfermait de jeunes gens riches et désœuvrés, et auquel on accordait beaucoup de talent. Je n'eus pas plutôt manifesté le désir de le connaître que mes amis me menèrent chez lui.
Louiset Belle-Pointe était maître d'armes dans toute l'acception du terme, il ne parlait que de tierces, de quartes, de coups fourrés. Il était bavard et il aimait à boire, ce qui ne l'empêchait pas d'être aussi rusé qu'un singe, d'aimer passionnément l'argent (il ne buvait que le vin qu'on lui payait), et de trouver bons tous les moyens qui pouvaient lui en procurer. Louiset reçut très-bien le jeune comte de Pourrières; il m'apprit toutes les finesses de son art, et quelques semaines ne s'étaient pas écoulées que j'étais devenu le commensal le plus assidu, l'ami le plus intime du maître d'armes.
Ce n'étaient, je vous l'assure, ni ma passion pour l'escrime, ni l'envie d'écouter les discours un peu décolletés du maître d'armes qui m'attiraient chez lui.
J'avais remarqué sa fille, et j'en étais devenu passionnément amoureux.
C'était véritablement une très-jolie fille que mademoiselle Jazetta Louiset; elle avait une de ces physionomies spirituelles et piquantes qui plaisent au premier coup d'œil, et de beaux yeux noirs admirables, des cheveux de la même couleur; ses pieds et ses mains étaient d'une forme tout à fait aristocratique; c'était, en un mot, la plus délicieuse créature qui se puisse imaginer, gaie, vive, toujours prête à chanter les plus jolis airs de notre joyeuse Provence, et dix-sept ans à peine.
Jazetta avait été élevée par une sœur de sa mère, aussi laide et disgracieuse que sa nièce était aimable et jolie, cette femme était Italienne; les amis de Louiset disaient tout bas: (le maître d'armes avait la main malheureuse), qu'elle avait exercé à Gênes, sa patrie, le plus ignoble métier, et que c'était pour se soustraire aux poursuites de la justice qu'elle s'était réfugiée à Marseille. Que ce fut ou non calomnie, toujours est-il que cette femme était la plus immorale de toutes les créatures; elle avait inculqué à sa nièce les plus détestables principes; grâce à ses leçons, Jazetta était aussi rouée à dix-sept ans que l'est ordinairement à trente une femme qui a beaucoup vécu. Ce que je vous dis là, je ne l'ai su que plus tard; je ne voyais alors les choses de la vie qu'à travers le prisme que nous avons tous devant les yeux lorsque nous avons vingt ans. J'aimais Jazetta comme on n'aime qu'une fois dans la vie, je l'aimais pauvre, je l'eusse aimée riche; je croyais qu'elle était comme moi, et vraiment il était difficile de croire que des promesses menteuses pouvaient sortir de cette bouche si rose et si fraîche, et qu'il n'y avait dans cette jeune poitrine qu'une vieille éponge raccornie à la place du cœur.
Louiset, sa fille et la vieille Génoise m'exploitaient de concert; Jazetta désirait qu'une brillante toilette ajoutât de nouveau charmes à tous ceux qu'elle possédait déjà; elle voulait, disait-elle, être toujours belle pour me plaire toujours. Je trouvais cela tout naturel, et je la mettais à même de choisir, parmi les plus-riches tissus et les bijoux les plus élégants, les objets, de sa parure. Je prêtais de l'argent à Louiset, dont je voulais conserver les bonnes grâces, et la tante, qui favorisait mes entrevues avec sa nièce, et qui me paraissait alors une très-estimable femme, trouvait tous les jours un moyen nouveau de faire de rudes saignées à ma bourse.
Ma pauvre bourse, elle était devenue étique à force d'être pressurée; j'avais emprunté à mes nouveaux amis tout ce qu'ils avaient voulu me prêter; mon précepteur, qui n'avait plus d'argent, n'osait pas en demander à mon père; il était en effet assez difficile de justifier à ses yeux la dissipation totale de la somme assez forte qu'il nous avait remise lors de notre départ de Pourrières. Jazetta, qui me demandait depuis plusieurs jours un objet d'une valeur assez considérable que je n'avais pu lui donner, me faisait la moue; Louiset, à qui l'on réclamait, (il me l'avait dit du moins), le payement d'un billet, me rudoyait; la tante avait des scrupules, j'étais désespéré.
Un certain matin, à la suite d'une légère altercation avec Jazetta, j'étais plus morose encore que d'habitude; Louiset, qui paraissait avoir bu quelques verres de vin de trop, s'approcha de moi. «Ne soyez donc pas aussi triste, me dit-il; il faut bien souffrir ce qu'on ne peut empêcher; faites comme moi, au premier jour, je vais être jeté en prison...»
—Mon pauvre Louiset, dis-je à mon tour au maître d'armes qui venait de me porter une botte secrète sans lui laisser le temps d'achever sa phrase, si j'étais le maître de ma fortune, vous n'iriez pas en prison.
—Je sais bien, je sais bien, répondit Louiset; mais si c'est que vous n'avez pas d'argent que vous êtes aussi triste, pourquoi ne cherchez-vous pas à vous en procurer?
—Et quels moyens voulez-vous que j'emploie? En demander à mon père, il ne m'en donnera pas; j'en ai emprunté à tous mes amis...
—Si j'étais le comte de Pourrières, je mettrais ma signature au bas d'une feuille de papier timbré, et j'irais trouver Josué qui m'obligerait avec infiniment de plaisir.
—Est-ce que vraiment vous croyez que ce juif...
—Le métier de Josué est d'obliger les jeunes gens de famille qui se trouvent momentanément gênés.
Les paroles de Louiset n'étaient pas tombées dans l'oreille d'un sourd; aussi le même jour il me conduisait chez le juif Josué qui voulut bien me prêter une assez forte somme à raison de 5 pour 100 d'intérêt... par mois.
Lorsque cette somme fut dans ma poche, Jazetta redevint aimable, Louiset, dont je payais les dettes réelles ou prétendues, me démontra un coup de seconde qu'il n'avait encore démontré à personne, la tante n'eut plus de scrupules. Tout alla donc au gré de mes désirs pendant un certain temps. Lorsque ma bourse fut de nouveau vide, les visages redevinrent sombres autour de moi. Je fis une nouvelle visite au juif.
Comme vous devez bien le penser, tout entier à l'amour que j'éprouvais, je négligeais beaucoup mes grands parents, j'étais plus souvent dans la salle d'armes de Louiset que dans le salon de mes oncles; ils interrogèrent mon précepteur qui ne sut que leur répondre, par l'excellente raison qu'il ne savait rien; ils me firent des remontrances, et je leur promis pour avoir la paix, de faire tout ce qu'ils exigeraient de moi.
Le meilleur moyen de me faire oublier Jazetta était de me faire quitter Marseille, ce fut aussi celui que l'on adopta, mais lorsque vint l'instant de me mettre en route pour commencer mes voyages en Europe, je refusai positivement de partir, mes oncles ne s'attendaient pas à une pareille résistance, ils s'emportèrent, je les envoyai se promener, et n'ayant plus dès-lors de ménagements à garder, je me livrai sans scrupules à tous les débordements. Les amis de Louiset devinrent mes amis les plus intimes, on me voyait partout avec eux dans les cafés, au théâtre, à la promenade; ma liaison avec Jazetta était devenue un scandale public. Tous les honnêtes gens étaient indignés de rencontrer à la fois l'amant, la fille et le père; un pareil état de choses ne pouvait être toléré plus longtemps; mon père qui avait été averti et qu'une maladie grave tenait cloué sur son lit, sollicita un ordre pour me faire enfermer quelque temps dans une maison de correction; cet ordre aurait été sans doute exécuté, mais Josué qui avait appris, je ne sais par quelle voie, ce que l'on projetait contre moi, me fit prévenir et me fournit les moyens de passer en Italie.
Louiset, à qui je comptai une somme assez ronde, voulût bien me laisser emmener sa fille dont je ne voulais pas absolument me séparer. Il est vrai qu'il me fit promettre de la lui ramener et de l'épouser aussitôt que mon père serait mort.
Jazetta, qui n'était pas fâchée de parcourir le monde, me suivit avec plaisir, l'argent ne me manquait pas; nous parcourûmes successivement l'Italie et la Suisse.
Nous courions le monde depuis environ deux ans, nous arrêtant dans tous les lieux qui nous plaisaient, nous remettant en route lorsque nous éprouvions les premières atteintes de l'ennui, lorsque Jazetta m'annonça qu'elle était enceinte.
Cette nouvelle me causa le plus vif plaisir, j'aimais si sincèrement ma maîtresse, que si je n'avais pas connu le caractère inflexible de mon père, je serais allé avec elle me jeter à ses genoux pour le prier de me la laisser prendre pour épouse.
Lorsque Jazetta m'avait annoncée qu'elle était enceinte, nous étions à Bâle, nous voyageâmes quelques mois encore; lorsqu'elle fut près de son terme, nous nous arrêtâmes à Genève, où elle accoucha très-heureusement d'un garçon, que je reconnus et auquel je donnai le nom de Fortuné.
Je confiai cet enfant à une femme estimable qui me fut indiquée par des personnes dignes de confiance. Cette femme se chargea de l'élever avec le plus grand soin et de le placer dans un pensionnat aussitôt qu'il aurait atteint l'âge de quatre ans.
Je n'ai pas cessé depuis cette époque de m'occuper de mon fils qui est maintenant âgé de quinze ans, et la personne à laquelle j'ai confié son éducation m'informe à la fin de chaque année de tout ce qui le concerne.
Josué connaissait mieux que personne l'état de la fortune qui devait me revenir après la mort de mon père, aussi il fournissait abondamment à tous mes besoins, mais l'expérience m'étant venue avec les années, j'avais établi sur de nouvelles bases mes relations avec lui; je ne lui empruntais plus à raison de 1 pour 100 par mois, il avait été convenu qu'il me fournirait 12,000 fr. par an et que je m'engagerais pour 15,000, qui devaient produire intérêt à 5 et qui seraient remboursés aussitôt après la mort de mon père.
Je m'étais lié pendant l'indisposition qui avait suivi les couches de Jazetta avec un jeune Anglais qui habitait le même hôtel que nous; cet homme m'enleva ma maîtresse qu'il emmena, je crois, à Calcutta ou à Madras.
On n'aime bien qu'une fois dans la vie, voyez-vous, et lorsque c'est à vingt ans, que nous rencontrons la femme qui doit nous inspirer ce sentiment dont nous devons toujours conserver le souvenir, les déceptions qui suivent tous les événements de la vie doivent nous paraître beaucoup plus cruelles. J'aurais dû sans doute lorsque j'appris la fuite de Jazetta me dire que sa conduite la rendait indigne de l'amour que j'avais pour elle, et chercher à l'oublier; mais fait-on toujours ce que l'on devrait faire? Je dois en convenir, je n'éprouvais qu'un regret, celui de l'avoir perdue, et au moment où je vous parle, je crois que si elle était là et qu'elle me priât de lui pardonner, je crois que j'oublierais tout ce qui s'est passé.
—Je ne sais si je dois, dit à ce moment de Pourrières en interrompant le récit qu'il faisait à Salvador et à Roman, vous raconter les événements de ma vie jusqu'au moment où nous sommes arrivés.
—Et pourquoi vous arrêteriez-vous en aussi beau chemin, répondit Roman en accompagnant ces mots d'un juron provençal, qui fit naître un sourire sur les lèvres du comte, votre récit nous intéresse beaucoup, n'est-ce pas Salvador?
Salvador fit un signe d'assentiment.
—C'est que je crains que le récit de ce qui me reste à vous raconter, ne me fasse perdre l'estime que vous êtes naturellement disposé à accorder à un compatriote.
—Ne craignez rien, dit Salvador, nous sommes indulgents.
—Et nous buvons à votre santé, monsieur le comte, ajouta Roman.
—Le chagrin que j'éprouvai en me voyant abandonné de Jazetta, me causa une maladie très-grave qui dura plusieurs mois; pendant longtemps je fus à deux doigts de la mort, que je voyais, je vous l'assure, s'approcher de moi sans éprouver beaucoup de regret; mais enfin la jeunesse fut plus forte que le mal, je recouvrai la santé.
—Pour me distraire de mes chagrins, je me rendis aux eaux de Bade; je me liai dans cette ville avec un homme qui se faisait appeler le duc de Modène.
—Je connais cet homme, s'écria Roman, son véritable nom est Ronquetti.
—C'est bien cela, répondit de Pourrières.
—Le duc de Modène possédait entre autres talents celui de se rendre la fortune favorable, après m'avoir gagné tout ce que j'avais d'argent comptant, il crut ne pouvoir mieux me témoigner l'amitié qu'il me portait, qu'en me montrant tout ce qu'il savait.
Il n'eut pas à se plaindre de son élève, qui après quelques leçons se trouva de force à lutter contre son maître: je ne voulais pas cependant faire usage des talents que je possédais, je le dis au duc de Modène:
—Laissez faire, me répondit-il, si jamais vous vous trouvez sur le point d'être vaincu, vous ne vous laisserez pas jeter à terre sans vous servir des armes que vous avez en votre possession: Ronquetti avait raison.
—Mais dit Roman en interrompant encore de Pourrières, vous vous laissiez tout à l'heure plumer bel et bien par ce limonadier à moustaches grises.
—Je voulais lui donner le courage de jouer contre moi une somme considérable, afin de le punir par où il a péché.
—Je vois maintenant que je suis venu déranger vos combinaisons.
—J'apprécie, soyez-en convaincu, mon cher compatriote, l'intention qui vous faisait agir.
Quinze années s'étaient écoulées depuis que j'avais quitté le château de Pourrières, et je n'avais pas une seule fois écrit à mon père. Ronquetti, qui avait été longtemps mon compagnon de voyage, venait de me quitter. Lassé à la fin de la vie désordonnée que je menais, je me disposais à écrire à mon père, afin de solliciter de son indulgence le pardon de mes fautes et l'oubli du passé, lorsque je reçus à Bruxelles, que j'habitais depuis quelque temps, une lettre de Josué qui m'apprit qu'il venait de mourir, et qu'il fallait absolument que je revinsse pour me faire mettre en possession de l'héritage que j'étais appelé a recueillir; le Juif m'envoyait 20,000 francs pour faire mon voyage et me mettre à même de faire une figure honorable en arrivant dans mon pays; il me disait aussi que le choléra avait enlevé mes oncles, et que j'étais le seul et le dernier rejeton de l'ancienne famille des Pourrières.
Je quittai de suite Bruxelles et je m'arrêtai à Paris, j'avais l'intention de séjourner quelques mois dans cette ville, que je n'avais pas encore vue, avant de me retirer du monde; je suis à Paris depuis moins de deux mois et dans quelques jours je quitterai cette ville sans éprouver le moindre regret, si jamais vous retournez à Trets, arrêtez-vous en passant au château de Pourrières, vous m'y trouverez menant la vie d'un gentilhomme campagnard, et m'occupant de l'éducation de mon fils, que je vais faire venir auprès de moi et qui sera, j'ose l'espérer, plus raisonnable et plus heureux que son père.
Je suis las de courir le monde: j'ai vu l'Angleterre, la Suisse, l'Italie, la Hollande, l'Espagne et le Portugal, et j'ai rencontré partout les mêmes vices et les mêmes travers. Au ciel brumeux de la vieille Angleterre, à ses vaisseaux, ses docks et son tunnel, aux glaciers de la Suisse, à l'hospitalité si vantée, et aux vertus champêtres des paysans helvétiques, aux lazzarone de Naples, aux palais de marbre de Florence, aux gondoles et aux barcarolles vénitiennes, aux brigands de la campagne de Rome et aux merveilles de la cité éternelle, aux canaux et aux tulipes de la Hollande, aux révolutions de l'Espagne et aux oranges du Portugal, je préfère maintenant le ciel bleu et les oliviers de notre belle Provence.
Je donne dans quelques jours un grand dîner d'adieux à toutes les personnes dont j'ai fait la connaissance depuis que j'habite Paris; si vous voulez y assister, vous me ferez plaisir; et si vous êtes observateurs, vous pourrez y étudier des physionomies assez curieuses.
Salvador et Roman acceptèrent avec empressement l'invitation du marquis.
La soirée était déjà avancée lorsqu'ils quittèrent le cabinet dans lequel ils avaient dîné. Le marquis, ayant manifesté l'intention de rentrer de suite chez lui, ses nouveaux amis l'accompagnèrent jusque dans l'appartement qu'il occupait seul dans une assez jolie maison de la rue Joubert, et ne le quittèrent que lorsqu'il se fut mis au lit, et après avoir pris rendez-vous pour le lendemain.
—Ceci peut nous être utile, dit Salvador à Roman lorsqu'ils furent dans la rue, en lui présentant un morceau de cire jaune.
—Ah! tu as pris l'empreinte, c'est fort bien; mais nous n'aurons pas besoin, je crois, de nous en servir, j'ai une idée que je te ferai connaître tout à l'heure.
Roman et Salvador venaient d'arriver dans la chambre garnie du modeste hôtel que le mauvais état de leur bourse les avait forcé de choisir. Salvador avait pris un siége pour se reposer quelques instants en fumant un cigare; Roman qui était resté debout, se découvrit, et fit plusieurs profondes et respectueuses révérences à son compagnon, qui le regardait avec étonnement.
—J'ai bien l'honneur, lui dit-il, de présenter mes civilités à monsieur le marquis de Pourrières, et je le prie de vouloir bien agréer mes très-sincères compliments de condoléance.
Un éclair brilla dans les yeux de Salvador; il avait compris son maître.
—A quand l'exécution de ton plan? lui dit-il.
—Il faut que je le mûrisse et que je fasse naître une occasion favorable; mais ce sera facile.
Salvador se jeta au cou de son digne camarade, qu'il tint longtemps embrassé.—C'est charmant, ajouta-t-il, c'est charmant, mon ami Roman; vous êtes un grand homme.
X.—Quelques portraits.
Si des députés patriotes veulent chercher à table les moyens de rendre à la France son influence en Europe, si des hommes de lettres veulent se brûler de l'encens sous le nez entre la poire et le fromage, si des barbistes[214] désirent, lorsque commence une nouvelle année, causer en trinquant des beaux jours de leur jeunesse, si des philanthropes veulent aviser aux moyens de soulager les misères du peuple, c'est chez le restaurateur Lemardelay qu'ils se réuniront; ce digne successeur des Baleine et des Lejay possède en effet le monopole des banquets qui doivent réunir autour de la même table un grand nombre de convives.
Le festin offert par le marquis Alexis de Pourrières à tous ceux qu'il connaissait à Paris, et auquel devaient assister Salvador et Roman, avait été commandé, plusieurs jours à l'avance, à cet aimable artiste culinaire, et ne devait, dit-on, rien laisser à désirer.
Au jour et à l'heure indiqués, le couvert était mis dans un salon élégamment décoré et éclairé par une quantité raisonnable de bougies parfumées. Brillat-Savarin, Grimod, de la Reynière, Berchoux, d'Aigrefeuille, tous les doctes en gastronomie, prétendent, et nous sommes de cet avis, qu'un excellent repas ne doit être savouré qu'aux lumières.
La table était couverte de linge damassé d'une blancheur éblouissante; de magnifiques cristaux, d'admirables porcelaines réfléchissaient mille jets lumineux; des surtouts de bronze doré, véritables chefs-d'œuvre artistiques sortis des ateliers de Denière, étaient chargés de fleurs exotiques les plus rares; les vins rafraîchissaient dans des seaux en maillechort remplis de glace; le chef et ses aides, le sommelier et les garçons de service étaient à leur poste, les convives pouvaient arriver, tout était disposé pour les recevoir.
De Pourrières, qui ne voulait pas laisser à Lemardelay le soin de recevoir ses convives, arriva le premier; Salvador et Roman le suivaient de près; il s'empressa d'aller au-devant de ses nouveaux amis, dont il serra les mains dans les siennes.
De Pourrières n'avait voulu d'abord réunir autour de lui qu'un petit nombre d'amis; mais chacun d'eux, lorsque l'on avait su qu'il ne donnait ce festin que pour adresser des adieux solennels au monde dans lequel il avait vécu jusqu'alors, avait voulu amener un ami; puis on s'était dit ensuite qu'il n'y a point de fête complète si elle n'est embellie par la présence de quelques jolies femmes; de sorte que le nombre des convives s'était insensiblement augmenté, et que la table qui, primitivement, devait être dressée dans un salon de médiocre grandeur, se carrait majestueusement dans le plus vaste et le plus orné des salons de Lemardelay.
Salvador et Roman admiraient le luxe et la parfaite ordonnance du couvert, et adressaient à l'Amphytrion des félicitations qui paraissaient le flatter, lorsque les convives les plus pressés arrivèrent; il y en avait de jeunes et de vieux; beaucoup portaient à leur boutonnière le signe révéré de l'honneur. Salvador remarqua parmi eux un beau jeune homme, doué d'une taille beaucoup au-dessus de la moyenne, et d'une physionomie gracieuse, sur laquelle cependant on pouvait remarquer l'expression d'une fierté dédaigneuse. Quel est, dit-il au marquis, ce jeune homme qui ne vous a adressé qu'un très-léger salut, et auquel tous ceux qui sont ici paraissent adresser des hommages?
—Ce monsieur, répondit de Pourrières avec un léger sourire, est une des plus curieuses physionomies de la société parisienne; on ne lui connaît ni rentes, ni propriétés de ville ou de campagne, ni places, ni pensions; il n'est ni artiste, ni commerçant, ni homme de lettres; cependant il donne le ton aux lions les plus distingués de la capitale, il a sa place dans la loge infernale, il renouvelle souvent ses équipages et ses attelages, il joue et perd, sans froncer le sourcil, des sommes considérables; il habite un des hôtels les plus confortables du nouveau quartier de l'Europe; et lorsqu'il sort de chez lui il demande à son valet de chambre, qui lui répond toujours oui, s'il a mis de l'or dans ses poches. Aussi, monsieur le vicomte Achille de Lussan voit-il s'ouvrir devant lui les portes des plus nobles demeures; il est de tous les clubs de la bonne compagnie, de toutes les sociétés philanthropiques; les plus jeunes et les plus jolies duchesses en raffolent; et, si elles l'osaient, elles se disputeraient son cœur à la danseuse qu'il entretient, une très-jolie créature qui nous fera peut-être l'honneur d'assister à ce banquet.
—Ce monsieur de Lussan, dit Roman, me paraît un solide gaillard.
—Vous ne vous trompez pas, répondit de Pourrières; il se sert des armes qu'il a reçues de la nature avec autant d'adresse que de l'épée que lui ont léguée ses nobles aïeux; il a déjà tué quelques curieux qui avaient cherché à connaître les sources de sa fortune. Aussi a-t-on pour lui maintenant infiniment de respect.
Pendant le temps qu'avait duré la courte conversation que nous venons de rapporter, plusieurs nouveaux convives étaient arrivés, et après avoir salué l'Amphytrion, s'étaient mêlés aux divers groupes qui attendaient en causant l'heure à laquelle on devait se mettre à table.
De Pourrières continuait la conversation commencée avec Salvador et Roman.
—Si tous ces gens-là, disait-il, voulaient être sincères et raconter leur histoire, vous entendriez de singuliers aveux, et en une heure vous apprendriez plus de choses que ne peuvent vous en apprendre en dix ans tous les romans intimes que l'on a fabriqués depuis quelque temps; il y a, voyez-vous, dans les replis du cœur humain des passions mauvaises, des vices ignobles que l'œil de Dieu peut seul apercevoir, et qui ne seront jamais mis en œuvre par les romanciers.
—Oh! oh! monsieur le marquis, savez-vous que vous prêchez à ravir, dit Salvador, qui n'était que médiocrement prévenu en faveur du discours que de Pourrières venait de commencer.
—Vous avez raison, le moment est mal choisi pour faire de la morale; puisque nous sommes ici pour nous amuser, amusons-nous; mais évitez surtout de me donner mon nom; tous ceux qui sont ici ne me connaissent que sous celui de Courtivon.
Roman lança à Salvador un coup d'œil significatif.
—En attendant qu'il nous soit permis de faire honneur au festin, dit-il en s'adressant au marquis, continuez, autant du moins que cela vous sera possible, de nous faire connaître les convives.
—Avec plaisir. Ce petit monsieur qui se fait appeler de Préval, est un satellite qui gravite autour de l'astre que l'on nomme de Lussan; mais comme on connaît à peu près les moyens qu'il emploie pour soutenir le luxe qu'il affiche, on ne lui accorde pas la considération qu'on n'ose refuser au vicomte de Lussan. Les femmes qui se laissent séduire par la jolie figure, les gracieuses manières et les tirades sentimentales de M. de Préval, qu'elles soient duchesses, actrices ou femmes entretenues, sont la mine qu'il exploite; une vieille princesse russe fait les frais de son tilbury, une actrice ceux de son appartement, une fille entretenue lui fournit son argent de poche. M. de Préval, pour parer aux éventualités de sa position, a une seconde corde à son arc; il est, dit-on, plus qu'heureux au jeu...
»Cet homme qui paraît âgé d'environ soixante ans, qui est doué d'une si respectable physionomie, et qui porte à sa boutonnière la croix de la Légion d'honneur, est un des aigles du barreau et un des puritains de la chambre élective. Le bienheureux saint Yves advocatus et non latro res miranda, fut canonisé, quoique avocat; c'est peut-être jusqu'ici le seul de sa robe qui ait été admis dans le royaume des cieux, et c'est pour cela sans doute que la béatitude y est si grande; car s'il y en avait un second, le père Eternel ne serait pas sûr de finir tranquillement son bail.
»Quoi qu'il en soit, je vais vous raconter une petite anecdote très-édifiante, à l'endroit de cet avocat député qui pourrait bien, tôt ou tard, prendre place à côté de saint Yves, son digne patron, et lui enlever une partie de sa clientèle céleste.
»Voici ce que c'est. Pour me rendre plus intelligible j'adopterai, si vous voulez bien me le permettre, la forme du dialogue. Remarquez, je vous prie, que la scène se passe dans le cabinet de l'avocat en question, cabinet meublé avec tout le luxe possible. L'avocat est assis devant un bureau à cylindre; il est enveloppé dans une magnifique robe de chambre à ramages, et ses pieds sont fourrés dans des babouches orientales de maroquin rouge; une dame déjà sur le retour, mais dont la toilette est très-élégante, vient d'entrer et lui dit:
—Eh! bonjour, cher maître; comment se portent les cinq codes et leurs honorables commentaires?
Puis elle s'assied.
—Ah! belle dame, répondit l'avocat, toute ma jurisprudence est à vos genoux. D'honneur, vous êtes plus belle tous les jours.
—Toujours galant, cher maître; mais trêve d'aimables propos aujourd'hui, c'est une affaire sérieuse qui me conduit chez vous.
—De quoi s'agit-il? je suis tout oreilles.
—J'ai besoin de reprendre les choses d'un peu loin; excusez-moi si vous me trouvez prolixe, c'est un peu le défaut de mon sexe.
Vous vous rappelez, cher maître, cette époque à jamais déplorable de 1814, où une nuée de barbares vint fondre sur la France accablée; ils ramenaient dans leurs bagages ce roi fameux qui, grâce à une figure de rhétorique qui n'est pas encore bien définie, nous persuada un beau jour que nos ennemis étaient nos meilleurs amis.
—Ah! madame, dit ici l'avocat en soupirant, quels souvenirs vous évoquez, il suffit de me rappeler les maux de ma patrie pour me voir fondre en larmes.
—Cela se conçoit, pensa la dame, c'est un si grand patriote, j'aurais bien dû ne pas mettre sa sensibilité à une aussi rude épreuve; permettez-moi de continuer, dit-elle après avoir fait cette réflexion.
Parmi cette foule de barbares dont je viens de vous parler, se trouvait un grand seigneur, véritable ours mal léché, mais qui rachetait ce petit désagrément par une foule de millions de roubles. Dès les premiers jours de son arrivée à Paris, il voulut s'initier aux mœurs françaises, et pour cela il eut besoin de dépouiller le vieil homme; après avoir pourvu aux nécessités de sa toilette, il songea à ces aimables riens dont les philosophes font si peu de cas, mais dont les jolies femmes sont folles; je veux parler des bijoux.
C'est ici, cher maître, qu'à mon tour je vais mettre ma sensibilité à une bien rude épreuve, rien que le souvenir de ces malheurs me fait fondre en larmes... j'aimais tant mon mari.
Vous vous rappelez sans doute que j'étais bijoutière au Palais-Royal; le barbare vint, il me vit et vainquit. Quelques mois plus tard j'étais à l'étranger; au moyen d'un pacte fait entre mon mari et le barbare, j'étais devenue la propriété de ce dernier. Hélas! il usa de sa propriété comme de chose à lui appartenant.
Or on sait ce que l'usage produit en pareil cas; vous avez deviné que je devins mère.
Le barbare avait des sentiments, il voulut récompenser dignement ma fidélité; à ses derniers moments il fit appeler un notaire, et, dans un testament en bonne forme, il légua au fruit de nos amours une somme considérable à prendre sur les millions en question.
Peu de temps après, le bonhomme mourut! Dieu veuille avoir son âme.
—Amen. Ah! belle dame, combien ce récit m'a ému et combien je suis sensible à vos peines.
—Baste! il faut penser à autre chose! il s'agit maintenant de recueillir la succession laissée à mon fils par le vieux magot; mais cette succession est en Russie, et l'empereur Nicolas n'aime pas que les millions passent les frontières de ses Etats; il ne faut donc pas moins qu'un avocat de votre mérite pour lever toutes les difficultés qui vont surgir. Pouvez-vous vous charger de cette mission.
—Quoi! aller en Russie?
—Oui en Russie.
—Hum! c'est bien loin... et pendant ce temps, que deviendront la patrie et mon cabinet.
—Oh! ce n'est pas mon affaire, mais si je vous donne des honoraires équivalents a ceux que votre cabinet vous aurait procurés, ne voudrez-vous pas à ce prix me rendre service.
—Vous savez bien, belle dame, que je ne puis rien vous refuser.
—Eh bien! voyons, qu'exigez-vous pour vous charger de cette affaire et du voyage qu'elle nécessite.
—Ah! madame, que me demandez-vous là? Est-ce que je tiens à l'argent! mais que deviendra la France pendant mon absence! ô mon pays!...
La dame pensa quelle devait tenir compte, à un aussi grand patriote, du sacrifice qu'il allait faire en s'exilant pour elle.
—Eh bien, cher maître, dit-elle, vingt-cinq mille francs, est-ce assez?
—Que me dites-vous là? oh! France, que vas-tu devenir.
—Mais il me semble que vingt-cinq mille francs...
Bref, l'avocat accepta et la dame lui apportait le lendemain matin, les vingt-cinq mille francs en beaux billets de banque; après les avoir palpés, l'avocat reconduisit poliment sa cliente, en lui assurant que sous huit jours il serait parti.
Mais un mois s'était écoulé que notre avocat n'avait pas encore songé à prendre son passe-port; la dame, informée de cette circonstance, va le trouver et lui témoigne son étonnement; mais, en homme qui n'est jamais court, il lui donne mille raisons pour justifier son retard; la dame accorde un nouveau délai à l'expiration duquel, nouvelle visite, nouveau moyen dilatoire de la part de l'avocat.
La dame, à la fin mécontente, consulta; on lui dit que si l'avocat ne se met pas en route, c'est que sans doute des besoins d'argent le forcent à rester.
Eclairée par ce trait de lumière, elle retourne près de son cher conseil, elle lui demande si, par hasard, ce ne seraient pas quelques besoins d'argent qui l'empêchent de partir. A ce mot d'argent, la physionomie de l'avocat s'illumine.
—Oui, dit-il, c'est cela. J'ai des signatures dehors, et je ne puis m'absenter avant d'y avoir fait honneur.
—Combien vous faut-il? Lâchez le mot franchement.
—Franchement, soixante-quinze mille francs; mais à titre de prêt.
—Vous les aurez.
Le lendemain, la dame apporta les soixante-quinze bien heureux mille francs. L'avocat fait deux billets, l'un de quarante-deux mille francs, et l'autre de trente-trois mille francs. Il faut lui rendre cette justice, il faisait parfaitement les billets.
Ainsi payé, nettoyé, allégé, vous allez croire que notre avocat va se mettre en quatre pour satisfaire sa cliente?...
Erreur!
Notre avocat est député, c'est un des meilleurs orateurs de la chambre; il ne peut donc voyager comme un pékin d'avocat.
Il commence donc sa tournée par Goritz; il se fait présenter au roi de France (l'excellent roi! il est, quant à présent, d'un très-facile accès...), le roi lui demande s'il veut manger un morceau. Notre avocat quitte alors son rôle et devient homme politique, il accepte le déjeuner du roi Henri V, puis il prend sa volée vers Saint-Pétersbourg. A peine arrivé, une réclame adroitement lancée dans les journaux russes, annonça l'arrivée de l'illustre personnage. L'empereur Nicolas informé du déjeuner de Goritz, lui permit de se présenter à la cour. Voilà donc notre homme admis aux soirées, aux cavalcades, aux revues, aux parades, aux parties d'eau, aux déjeuners, aux dîners, aux petits soupers, aux concerts de l'empereur Nicolas. Un avocat dans de semblables circonstances, pouvait-il trouver le temps de s'occuper des affaires de sa cliente, lorsque l'empereur, à lui seul, dérobait tous ses instants, lui donnait tant et de si agréables occupations? C'était bien là chose impossible! Aussi, après avoir passé deux ou trois mois à Saint-Pétersbourg, et y avoir dissipé et les honoraires destinés à éclaircir l'affaire de la succession, et les soixante-quinze mille francs que l'on n'a pas oubliés, notre héros reprit le chemin de sa chère patrie.
Vous devinez qu'il ne s'empressa pas de faire appeler sa cliente pour lui rendre compte de sa mission: il voulait éviter le quart d'heure de Rabelais. La dame fut cependant informée de son retour et prit l'initiative des visites.
—Eh quoi! de retour! et vous n'êtes pas venu me voir?
—Ah! madame quel voyage, quel pays! Je suis abîmé, brisé, rompu.
—Cependant vous n'aviez pas, il me semble, cette mine fraîche et ce vernis de santé avant votre départ.
—Ah! madame, c'est l'effet des climats froids, cependant vous pouvez affirmer que je suis ruiné... de santé.
—Allons, allons, du courage! trois mois de notre excellent air français, et il n'y paraîtra plus.
—Ouf! l'affreux rhumatisme!!!
—Parlons un peu d'autre chose. Et l'affaire de mon fils?
—Oh! la, la! au diable soient les douleurs d'intestins!
—Remettez-vous; je reviendrai causer de cela une autre fois. Buvez frais et tenez-vous chaudement.
La dame revint vingt fois afin de savoir ce qu'elle devait espérer du voyage en Russie; mais vingt fois la même scène fut répétée: «Oh! la, la, mes nerfs! aïe! mon rhumatisme! ouf! mes douleurs d'intestins!»
Cependant l'échéance des billets allait arriver, l'impitoyable calendrier allait marquer la date fatale...
La dame se présenta!... Personne. Son débiteur qui faisait depuis longtemps des châteaux en Espagne, était allé faire ses dévotions en Galice, puis ensuite à Notre-Dame d'Atocha.
Revenu de ce dernier pays, le pauvre cher homme oublie et les billets faits à sa cliente et une foule d'autres engagements du même genre, le moyen, en effet, qu'un aussi bon patriote pense à payer ses dettes[215].
Ce petit homme rabougri, qui cause en ce moment avec le vicomte de Lussan, à la tournure grotesque, aux jambes torses, au gros ventre dont la tête est encaissée dans des épaules d'une largeur peu commune, dont les bras sont d'une longueur démesurée, au visage couvert d'une barbe épaisse et noire, dont toute la personne enfin rappelle l'illustre Sancho Pança fut jadis le curé d'un village des environs de Paris. Dieu, il est vrai,
Songea bien plus au fourreau qu'à la lame.
Cependant, monsieur l'abbé, vous pouvez le voir, affecte un maintien grave et vénérable, ce n'est pourtant qu'un de ces prêtres hautains, qui se croient le droit de primer partout où l'on veut bien les admettre, un de ces prêtres sans esprit et sans usage qui ne voient que le mauvais côté des choses, et qui, soit bêtise, soit orgueil, prétendent tout assujettir au ton de leurs hypocrites momeries, de ces prêtres enfin qui s'insinuent partout, dans la seule vue de tout blâmer, et qui deviennent le fléau de tous ceux qui sont assez bons ou assez faibles pour tolérer leurs révoltantes impertinences, quant à la religion, ce personnage l'exploite en véritable disciple d'Escobar; aussi ceux qui le connaissent bien assurent qu'il ne récite jamais d'autre prière que celle-ci:
Da mihi fallere, da justem sanctum que videri,
Noctem peccatis, et fraudibus objicere nubem[216].
HORACE.
Notez que cet homme s'est lancé dans de grandes entreprises, qu'il est criblé de dettes, et que, pour faire diversion à ses embarras, il rend un culte assidu à la dive bouteille.
Lorsqu'il était curé de *** il devait des sommes considérables au banquier P***, il fallait les payer ou du moins donner au banquier des signatures qui le rassurassent sur le sort de sa créance. Payer n'était pas chose facile, l'élément principal manquait: donner de bonnes signatures, autre difficulté; car, qui aurait consenti à cautionner un ecclésiastique qui n'avait d'autre fortune que le produit de sa cure? il fallait donc, pour que monsieur le curé pût arriver à son but, qu'il recourût à un de ces tours inédits, à un de ces tours que maître Lucifer inspire à ses amés et féaux pour les sortir momentanément d'affaires, sauf à les leur faire expier plus tard. Voici donc celui que monsieur le curé joua au plus honnête de ses paroissiens, nommé je crois M. François.
C'était entre Oculi et Latere de l'année 18...[217]. Le digne M. François présidait, avec toute la grâce dont il était capable, à l'enlèvement du fimum de sa basse-cour.
Cependant son éducation et sa fortune le mettaient au-dessus des soins si vulgaires; mais encouragé par l'exemple d'Hercule, qui jadis n'avait pas dédaigné de nettoyer les étables d'Augias, il croyait que tout ce qui se rattache à l'agriculture était chose respectable.
Au reste, le digne M. François n'était pas un de ces paysans incultes et grossiers dont le vocabulaire est à l'unisson des bêtes qu'ils conduisent. M. François avait fait des études dans sa jeunesse, le rudiment ne lui était pas étranger, et si la révolution n'était pas survenue, il serait aujourd'hui curé d'une paroisse ou chanoine de quelque gros chapitre; mais arrêté dans sa vocation par ce grand cataclysme, il n'avait jamais pu aller au delà des ordres mineurs, aussi en mémoire du petit collet et du rabat, qu'il avait portés jadis, l'appelle-t-on encore dans le pays l'abbé François, bien qu'il soit marié depuis longtems et père d'une assez nombreuse famille. Il justifie du reste ce titre d'abbé par la manie qu'il a de faire à propos ou hors de propos toutes les citations latines qui se sont incrustées dans sa mémoire, ce qui fait dire qu'il est aussi savant que monsieur le curé. Les ouvriers de sa ferme lui accordent la priorité.
Pour en revenir à ce que je vous disais en commençant, M. François, suivant un de ses domestiques qui conduisait aux champs une voiture du fimum susdit, rencontra au détour d'une rue fort étroite l'abbé en question, curé de la commune, celui-ci profitait du soleil printanier pour faire sa promenade dans le village, il avait tricorne en tête et le bréviaire à la main, enfin le costume rigoureusement exigé par les saints canons.
M. François était, au dire de M. le curé, une de ses brebis les plus chères, mais la chronique ajoute que la susdite brebis s'était quelque peu égarée; aussi M. le curé avait-il fait de nombreuses tentatives pour la ramener au bercail. En ce moment, et bien qu'il eût d'autres vues sur son honnête paroissien, il ne manqua pas de le prendre par son faible; élevant donc sa dextre avec solennité, il lui donna sa sainte bénédiction en l'accompagnant de ces mots:
Domine sit in animâ tuâ.
M. François, qui possédait comme je vous l'ai dit une véritable érudition, s'empressa de répondre en se découvrant et en se signant:
Ave Domine, gratias ago. Amen!
Les préliminaires ainsi terminés entre le curé et son ouaille, et tous deux satisfaits sans doute d'avoir montré le fruit de leurs études, le curé continua en ces termes:
—Il y a bien longtemps, mon bon M. François, que je n'ai eu le plaisir de vous voir au presbytère: aurais-je eu le malheur d'encourir votre disgrâce?
—Pas le moins du monde, M. le curé, répondit M. François, je n'ai jamais eu qu'à me louer de vos procédés envers moi, vous avez l'estime de tous vos paroissiens et la mienne; mais vous l'avouerai-je? plus le temps de Pâques approche, et plus je fuis le presbytère; il me semble que je ne saurais y aller sans régler certains comptes fort arriérés... vous savez...
—Allons donc, mon bon M. François, croyez-vous que je fasse de la religion dans la rue, et que je sois assez intolérant pour vous relancer jusque dans vos travaux? Combien c'est mal me connaître; si je me plains de la rareté de vos visites, mon bon M. François, c'est parce que vous êtes un aimable convive, et que depuis longtemps je n'ai eu le plaisir de me trouver avec vous; il faut pour m'en dédommager, que vous veniez sans cérémonie un de ces matins me demander à déjeuner; je vous ferai goûter d'un certain vin vieux de derrière les fagots, dont vous me direz votre sentiment, surtout ayez soin de ne pas venir un jour maigre, vous savez que le carême n'a déjà que trop de rigueurs, il faut donc que nous nous indemnisions ensemble.
M. François, flatté d'une invitation aussi polie, et certain d'ailleurs que M. le curé ne voulait pas l'entreprendre sur le chapitre de la confession générale, s'empressa d'accepter le déjeuner offert: on prit jour pour le jeudi suivant.
Le jour indiqué étant venu, le bon M. François fait un pouce de toilette et se rend au presbytère, les signes précurseurs sont du plus favorable augure. En effet, l'atmosphère environnante est agréablement parfumée de l'odeur des viandes que l'on prépare pour les estomacs pieux de nos deux personnages.
On s'assied, la table est mise avec propreté et même avec élégance, deux couverts seulement y figurent, mais les bouteilles y sont en bien plus grand nombre. Le curé qui sait le moyen de mettre son convive de bonne humeur, ne manque pas de lui dire en montrant les bouteilles: Album an atrum pota?
Aut interlibet, aut alternis vicibus, réplique M. François; là-dessus, nos gens satisfaits d'eux-mêmes, engagent la partie à fond: les morceaux se succèdent avec rapidité, on mouille d'autant, les gais propos viennent à la suite; bref, Rabelais n'a rien de mieux dans son chapitre des propos de table.
Le second service a disparu: monsieur François paraît légèrement absorbé par la digestion, son œil indécis n'a plus la même netteté, monsieur le curé, pour le remercier, le salue d'un Nunc est bibendum, pulsanda tellus pede libero?
—Dulce est desipere in loco, riposte bravement monsieur François.
Nos gens ayant ainsi prouvé qu'ils n'avaient pas oublié leur Horace, se mettent à trinquer de plus belle; les couleurs se confondent, on verse alternativement le blanc et le rouge, puis le rouge et le blanc, puis vient le café avec ses éternels accompagnements; le vieux cognac, le kirsch de la Forêt-Noire et l'anisette de Bordeaux; mais depuis longtemps monsieur le curé s'était aperçu que les yeux de son convive papillotaient, que ses jambes étaient titubantes, enfin que sa raison était ensevelie au fond des bouteilles, c'était l'état où il voulait l'amener; quant à lui, plus jeune, plus fort, plus aguerri et surtout plus maître de lui, c'était à peine si les nombreuses rasades qu'il avait absorbées lui faisaient impression. D'ailleurs, il lui fallait toute sa présence d'esprit pour arriver à ses fins.
S'étant assuré de nouveau que la langue de monsieur François, épaississait de plus en plus, que sa vue était presque à l'état d'éclipse, et sa raison dans les limbes....
—Monsieur François, dit-il, avant de nous séparer, j'espère que vous voudrez bien me rendre un petit service.
—Comment donc, monsieur le curé, mais tout ce que vous voudrez, disposez de moi, ne suis-je pas votre ami?
—Oh! je le sais, mais il s'agit de peu de chose. Vous saurez donc que monseigneur l'évêque m'a demandé quelques renseignements sur l'état moral de la paroisse, sur l'instruction primaire, etc.; ces renseignements sont rédigés, mais il faut, outre mon témoignage, qu'ils soient revêtus de la signature d'un des plus notables de la commune; or, qui est plus compétent que vous en pareille matière, vous qui venez de me parler latin comme feu Cicéron, et que tout le monde cite comme le plus érudit du pays, voici les papiers, veuillez les signer.
En achevant ce petit discours, monsieur le curé place divers papiers sur la table, monsieur François encore sous l'influence des paroles flatteuses qu'il vient d'entendre, et des nombreuses rasades qui lui ont été versées, s'arme d'une plume, et par cinq fois entoure son nom de son plus beau parafe.
Le tour était joué.
—Il faut que je dise mes offices et que j'aille visiter mes malades, dit alors monsieur le curé: adieu, mon bon monsieur François, excusez-moi si je vous quitte si vite, mais vous connaissez l'exigence de nos devoirs, principalement en ce saint temps de carême; mes civilités respectueuses à votre digne épouse et à toute votre respectable famille.
On se quitte les meilleurs amis du monde.
A six mois de là, le digne monsieur François entouré de sa famille et de ses domestiques, dînait patriarcalement, heureux du bonheur de tous ceux qui l'entouraient, lorsqu'un homme à mine rébarbative se présente, c'était une de ces figures sinistres connues de tout un arrondissement, comme l'épouvantail des grands et des petits; à cet aspect de funeste présage, toutes les mâchoires cessent de fonctionner, la foudre tombant au milieu de la famille réunie, ne l'aurait pas autant impressionnée, terrifiée!
Cependant monsieur François se lève:
—Qu'y a-t-il, maître Tenantbon? (c'était le nom du personnage, honnête huissier de son état), dit-il.
—Une misère, mon bon monsieur François, c'est une petite visite intéressée que je viens vous rendre, pour et à cette fin de recevoir de vous une somme de dix mille francs, plus les frais montant de cinq effets créés par monsieur le curé de votre commune, endossés par vous et protestés faute de payement.
—Comment? quoi? qu'est-ce? que dites-vous?
—Mais! dit maître Tenantbon, de sa voix la plus mielleuse; ceux qui m'envoient ne sont pas des fous. Tenez, voyez, n'est-ce pas là votre signature.
—Ah! mon Dieu! qu'ai-je fait? s'écria monsieur François, moi qui ai cru signer des papiers pour l'évêché... malédiction! Oui, dit-il enfin à maître Tenantbon, c'est bien ma signature; mais il y a des juges à Berlin et je serai vengé!
A un mois de là, l'abbé en question, était condamné à un an de prison comme coupable d'escroquerie et d'abus de confiance; mais la Belgique est une terre hospitalière, où l'on fait collection d'hommes de bien, l'abbé alla pendant quelque temps en augmenter le nombre[218].
Deux hommes se sont retirés dans l'embrasure d'une fenêtre pour causer plus à leur aise; l'un est grand, maigre, son teint est bilieux, ses yeux d'un gris douteux sont surmontés d'épais sourcils noirs qui se joignent à la naissance du nez; c'est un de messieurs les avoués de première instance de la bonne ville de Paris; l'autre est un gros et court, aux yeux à fleur de tête, au nez couvert de légers bourgeons, c'est un des membres de la corporation des avocats. Ces deux hommes mitonnent, sans doute, quelques sales affaires, ils n'en font pas d'un autre genre.
Maître Ruinard, ainsi se nomme l'avoué, vivait, lorsqu'il était encore étudiant en droit avec une jeune femme qui devint enceinte de ses œuvres; cette malheureuse, de concert avec son amant, se fit avorter.
Lorsque l'étudiant en droit prit femme, il quitta sa maîtresse, qui s'empressa de former d'autres liens.
Devenue enceinte de nouveau, elle voulut mettre à profit les leçons qu'elle avait reçues de son premier amant; en conséquence, elle se fit avorter; mais cette fois le crime fut découvert, et elle fut traduite devant la cour d'assises de la Seine.
Par un hasard singulier, son ancien amant, celui qui avait été son complice lorsqu'elle avait commis son premier crime, faisait partie du jury qui devait décider de son sort. La femme, vous devez bien le penser, se garda bien d'user de son droit de récusation contre un homme sur l'indulgence duquel elle croyait pouvoir compter.
Lorsqu'après les débats, les jurés étaient réunis dans la chambre des délibération, l'avoué se trouva appelé le dernier à émettre son vote; cinq voix déjà étaient favorables à l'accusée; vous croyez sans doute que celle de son amant va partager les votes et qu'elle sera acquittée? eh bien! vous vous trompez; il se réunit aux jurés qui avaient voté contre l'accusée, qui fut condamnée à six ans de réclusion.
—Oh! quel homme abominable! s'écrièrent en même temps Salvador et Roman.
Après le prononcé du jugement, continua de Pourrières, l'avoué qui sortait de la cour d'assises, fut accosté par un avocat très-connu et très-recommandable, qui savait tout ce qui s'était passé jadis, entre lui et la femme qui venait d'être condamnée.
—Vous avez dû bien souffrir pendant tout le temps qu'ont duré les débats et la délibération du jury? lui dit-il.
—Que voulez-vous, mon ami, répondit l'avoué avec le plus grand calme; elle était coupable.
—Vraiment j'admire votre sang-froid, il ne vous manquerait plus que d'avoir voté contre elle.
—Mais c'est ce que j'ai fait.
—Comment, vous avez voté contre celle qui a été votre maîtresse, et après ce qui s'est passé entre elle et vous?
—Que voulez-vous, mon ami, j'étais d'autant plus convaincu de sa culpabilité, qu'elle s'est fait avorter pendant le temps qu'elle était ma maîtresse; au reste, mon cher ami, j'ai obéi à ma conscience.
L'avocat indigné, tourna le dos sans répondre un seul mot à ce Brutus d'un nouveau genre, qui se console en faisant fortune du mépris que les honnêtes gens lui témoignent[219].
Celui qui cause avec l'avoué, dont je viens de vous parler, n'est pas encore arrivé aussi haut que le député patriote. Il existe entre celui-ci et celui-là la même distance qu'entre le vicomte de Lussan et de Préval; cet avocat entretient dans les prisons, des courtiers qui sont chargés de lui procurer des affaires. On lui proposa, il y a peu de temps, de défendre un jeune voleur, accusé d'avoir soustrait une somme d'argent considérable; le jeune fripon pouvait espérer qu'il serait acquitté, s'il était habilement défendu; car aucun fait positif ne venait justifier l'accusation. L'avocat vit l'accusé, et, après l'avoir écouté, il lui donna bon espoir et lui demanda le solde de ses honoraires; l'accusé lui dit qu'il ne pourrait le payer qu'après sa mise en liberté; l'avocat crut devoir lui faire observer qu'il ne serait pas plus riche lorsqu'il serait libre, qu'il ne l'était en prison.
—Oh! que si, répondit le détenu qui connaissait de réputation le particulier auquel il avait affaire; lorsque je serai libre, je pourrai vous payer généreusement.
L'avocat qui avait dressé l'oreille au coup d'œil significatif du voleur, pressa son client, qui enfin lui avoua qu'il était réellement l'auteur du vol dont il était accusé, et que le sac qui contenait les espèces, était enterré sous le lit de sa mère. L'avocat feignit de ne pas croire le voleur; celui-ci, voulant lui donner une preuve de sa bonne foi, l'invite à retirer le sac du lieu où il se trouve caché. Prenez le magot, lui dit-il, et gardez le quart de ce qu'il contient, vous me remettrez le reste lorsque je serai libre. L'avocat se rendit à Charentonneau, petit hameau de Maisons-Alfort. Comme la mère ignorait la culpabilité de son fils, et le lieu où était caché le sac volé, il fallait pour que notre héros pût procéder à son aise, qu'il se débarrassât de la présence de cette honnête femme, ce qu'il fît en l'envoyant à Maisons-Alfort, chercher une feuille de papier timbré. Pendant son absence, la cachette fut aisément découverte, et le sac en fut tiré. L'avocat défendit le jeune voleur qui fut acquitté. Mais lorsqu'il réclama les trois quarts de la somme volée, l'avocat lui réclama ses honoraires. Le voleur aussi honteux qu'un renard qui se serait laissé prendre par une poule, jura, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus[220].
—Si jamais je suis accusé, dit Roman, je ne confierai pas à ce monsieur, le soin de me défendre.
—Vous ferez bien, répondit de Pourrières; mais si, pour des raisons à vous connues, vous désirez vendre ou louer la jolie petite maison ornée de pampres verts que vous possédez à Trets, ne vous adressez pas non plus à l'individu, porteur d'un nez pyramidal, qui se dandine sur ce sofa. Les ruses du métier qu'il exerce sont nombreuses, et vous pourriez bien vous y laisser prendre. Mais comme cet individu ne dépense pas en folies l'argent qu'il escroque, il aura bientôt acquis une brillante fortune; il achètera alors des propriétés, il sera capitaine de la milice citoyenne, chevalier de la Légion d'honneur, électeur, juré, et il condamnera impitoyablement tous ceux qui comparaîtront devant lui.
Trouvant un jour que son commerce ne lui rapportait pas d'assez beaux bénéfices, un marchand de bas et de bonnets de coton, fit annoncer dans tous les journaux qu'il livrerait moyennant la modique somme de un franc, une graine qui, plantée dans un bon terrain, devait donner naissance à un chou d'une dimension merveilleuse; malheureusement pour les horticulteurs, l'usage leur prouva que la graine du chou colossal n'était que de la graine de niais.
La physionomie colorée, les cheveux du plus beau rouge carotte qu'il soit possible de rencontrer, et l'habit noir à queue de morue de l'individu qui cause en ce moment avec l'inventeur du chou colossal, vous annonce un naturel des îles Britanniques. Celui-ci vend aux bons Parisiens un spécifique unique, propre à guérir les maux passés, présents et à venir. La panacée de cet honnête insulaire est tout simplement de la farine de lentilles que l'on achète parce qu'il la vend sous son nom scientifique, d'Ervelenta.
Voici deux hommes, que je suis très-étonné de rencontrer ensemble, quoiqu'ils soient compatriotes. Le midi de la France les a vus naître. Le premier est âgé d'environ cinquante-cinq ans; il est corpulent et de belle taille; il est doué d'une physionomie agréable, bien qu'elle soit légèrement marquée de petite vérole; ses manières sont nobles et gracieuses; on dit tout bas, bien bas, qu'il a achevé ses études au bagne, où ses camarades l'avaient surnommé le philosophe et l'avocat, et qu'il porte, sur l'épaule droite, le témoignage de ses anciens services. Depuis sa libération, trois décorations, qu'il n'avait pas au bagne, brillent sur sa poitrine.
La mise de cet homme est toujours recherchée; il joue l'aristocrate à ravir; ou peut dire sans craindre d'être démenti, que c'est un coquin de bonne compagnie.
Le second est aussi bel homme que son compatriote, mais il n'est pas comme lui, doué d'une physionomie propre au métier qu'ils exercent tous deux. La petite vérole qui n'a laissé que de légères traces sur le visage de son ami, a fait sur le sien de notables ravages. Sa barbe est blonde et épaisse; il la fait couper après une première affaire, et il la laisse croître lorsqu'il vient d'en terminer une seconde. Il dit dans les tripots, dont il est le plus fidèle habitué, qu'il est de noble origine, ancien officier de cavalerie, comte palatin du saint-empire romain; prétentions démenties par l'expression commune de son visage et sa tournure assez semblable à celle d'un souteneur de filles; il n'est en réalité, que chevalier de l'ordre énigmatique de l'Eperon d'or, dont il a acheté le brevet cinquante écus à Sartorius Corté; il donnerait, à ce qu'il assure, son brevet pour quatre cigares; je le crois; lorsqu'il acheta ce malencontreux brevet, il croyait qu'il lui donnait le droit d'attacher à sa boutonnière, le ruban de l'ordre qui est de la même couleur que celui de la Légion d'honneur, hélas! il n'en est rien.
Ces deux individus qui ne marchent jamais l'un sans l'autre, se trouvèrent un jour très-sanglés (c'est l'expression dont ils se servent), tous les deux, c'est-à-dire qu'ils avaient un très-pressant besoin d'argent. Le plus âgé dit alors au plus jeune:
—Ecoute j'ai trouvé cette nuit une mine d'or, ou plutôt, ce qui vaut mieux, une mine de billets de banque.
—Comment, lui répondit son ami, tu veux fabriquer de faux billets de banque? Cela ne me va pas. Je me moque de la police correctionnelle, mais je respecte beaucoup la cour d'Assises.
—Et qui diable te parle de fabriquer quoi que ce soit? n'est-il donc plus possible de se procurer de bons véritables billets de banque?
—Pour s'en procurer un nombre raisonnable, je ne connais que deux moyens: les faire soi-même ou voler la banque de France; et je te l'avoue, l'une ou l'autre de ces deux actions m'épouvante; tu sais que je suis honnête homme, et que l'idée seule de commettre une mauvaise action me donne des crispations.
—Mais il ne s'agit, je te l'assure, ni de voler ni de rien de semblable; il ne faut que savoir saisir adroitement un portefeuille bien plein de cet agréable et soyeux papier.
—S'il ne s'agit que de s'emparer avec adresse d'un portefeuille, je consens à t'aider; mais avant tout je désire que tu m'expliques ton plan.
—Mon plan est simple, et si demain il fait aussi beau temps qu'aujourd'hui, je suis certain du succès.
—Tu me fais mourir d'impatience avec tes réticences! dis-moi de suite de quoi il s'agit, je suis tout oreilles: parle!
—Tu as remarqué l'autre jour l'embonpoint du portefeuille de mon banquier?
—Oui, je l'ai vu et convoité. Mais ce portefeuille est comme l'arche sainte, personne ne peut y toucher.
—Cependant si demain le soleil se lève radieux, et si tu veux me seconder, demain nous en serons propriétaires.
—Je crois, mon cher, que tu es devenu fou. Il nous serait plus facile de prendre la lune avec nos dents que de nous approprier le portefeuille de ce brave usurier.
—Demain, s'il fait beau (c'est la condition sine quâ non), tu te promèneras sous les fenêtres de l'usurier en question, et si le portefeuille tombe à tes pieds, tu le ramasseras et tu disparaîtras: voilà tout ce que j'exige de toi, entends-tu?
—Oui, j'entends, mais je ne comprends pas.
—Consens-tu, oui ou non, à faire ce que j'exige de toi?
—Eh bien! oui!
—C'est bien. Alors prie Dieu que la journée de demain soit belle, et s'il exauce tes prières, avant qu'il soit midi nous serons tous deux de la fête.
—En ce cas nous nous retrouverons demain matin à sept heures au Palais-Royal, vis-à-vis de la Rotonde.
Le lendemain les deux amis se rencontrèrent au lieu et à l'heure indiqués. Le ciel était pur, le soleil brillait, tout annonçait un jour exempt d'orage. L'empressement était égal de part et d'autre, ils se dirigèrent ensemble vers le domicile de l'usurier, et le plus âgé dit à son ami:
—Avant d'entrer dans la maison, sois attentif et la fortune te tombera sur la tête.
Le comte palatin du saint-empire romain, se promenait sur le trottoir, attendant avec impatience le bienheureux aérolithe qui devait lui tomber dessus. Enfin, après une heure d'attente qui lui parut aussi longue qu'une journée passée au violon, sans argent, le portefeuille qu'il attendait tomba; il le ramassa et disparut: personne n'avait remarqué ce qui venait de se passer.
Voici ce qui était arrivé dans le cabinet de l'usurier dont, ainsi que l'avait prévu notre escroc, une des fenêtres était ouverte à cause du beau temps. Le plus âgé des deux, qui lui faisait escompter souvent certains billets qui étaient toujours bien payés à leur échéance, lui en avait présenté deux de mille francs chaque, à quatre mois de date. Le compte fait, il revenait à notre homme quinze cent et soixante francs: le brave usurier ne donnait pas ses coquilles. Le portefeuille fut retiré de la caisse, et trois billets de cinq cents francs en furent extraits, tournés et retournés dix fois et remis enfin, accompagnés d'un long soupir; cela fait, l'usurier comme il en avait l'habitude, plaça le portefeuille à côté de lui enfin de puiser dans sa caisse les soixante francs qui devaient compléter la somme qu'il devait remettre à son client, à ce moment l'escroc saisit le portefeuille qu'il jeta par la fenêtre, qui fut fermée aussitôt.
L'usurier avait été si surpris, qu'il resta au moins une minute sans pouvoir dire un mot; enfin il reprit ses sens et poussa des cris perçants, on accourut; l'escroc était assis dans un des coins de la pièce, son bordereau d'escompte et les trois billets de banque qu'il avait reçus, à la main. «Je crois, dit-il aux personnes accourues aux cris de l'usurier, que ce respectable monsieur est subitement devenu fou». Le commissaire de police, mandé d'après les ordres du banquier, arriva enfin; notre héros est fouillé, on ne trouve rien sur lui, il explique par A plus B sa présence chez l'usurier, qui, seulement alors, se rappelle que le portefeuille a été jeté par la fenêtre; tout le monde remarque qu'elle est hermétiquement fermée et que celui qu'on accuse, est placé à une extrémité opposée; de son côté, il assure qu'elle était dans cet état lorsqu'il est entré. Le malheureux usurier qui devine que son argent, ce qu'il a de plus cher au monde, est à jamais, perdu pour lui, se livre à tous les transports du plus furieux désespoir; ses excès font croire qu'il a perdu l'esprit. Cependant, on interroge celui qu'il inculpe. Son air patelin, la vue de ses décorations convainquirent tout le monde de son innocence. On fut chez lui, où il obtint d'excellents renseignements, il fut enfin relaxé.
Comme vous le pensez bien, il craignait d'être suivi, aussi il prit des précautions pour aller rejoindre son ami, enfin, vers six heures du soir, ils se rencontrèrent au café qui fait le coin du boulevard et de la rue Montmartre; ils se saluèrent comme des connaissances qui ont été quelque temps sans se voir, puis ils allèrent dîner chez Véfour.
Entre la poire et le fromage; le plus vieux dit à son ami:
—Eh bien! combien as-tu trouvé? l'usurier prétend qu'il contenait 50,000 francs.
—Que dis-tu? 50,000 francs, comment, où?
—Mais dans le portefeuille de ce matin.
—De quoi me parles-tu, ma parole d'honneur je ne te comprends pas.
—C'est assez plaisanter, combien y avait-il, voilà le principal?
—Mais tu es donc devenu imbécile?
—Tu es un brave camarade, n'est-ce pas?
—Sans doute.
—Eh bien, ne me tiens pas plus longtemps dans l'incertitude, partageons et que tout soit dit.
—Eh! de par tous les diables, est-ce pour me faire tourner en bourrique que tu me payes à dîner, explique-toi, de grâce.
Il s'expliqua. Lorsqu'il eut achevé son discours, le comte palatin, après de nombreux éclats de rire, lui répondit qu'il ne savait ce qu'il voulait dire, alors, mais alors seulement, le plus âgé des deux larrons vit que son camarade voulait s'approprier le contenu du portefeuille, il se leva et lui dit d'une voix solennelle: J'avais cru jusqu'à ce jour que tu étais un honnête homme, je me suis trompé. Adieu; Dieu te punira[221].
Une petite actrice assez gentille d'un petit théâtre du boulevard du Temple, avait un amant. Il n'y a rien là qui doive vous étonner; mais ce qu'il y a d'extraordinaire c'est que cette jeune actrice aimait son amant. Un beau matin l'actrice et son amant furent arrêtés au saut du lit. Le jeune homme était accusé d'un crime assez grave et l'on était assez peu galant pour accuser la jeune prêtresse de Thalie d'être sa complice; mais dame Thémis ayant reconnu son erreur, elle fut rendue aux habitués de son théâtre. La jeune actrice n'était pas de ces gens qui oublient leurs amis lorsqu'ils sont dans l'infortune. Son amant était resté sous les verroux, il fallait essayer de le tirer d'embarras; elle alla trouver l'homme qui est assis à côté des deux larrons dont je viens de vous parler. Cet homme, qui fut longtemps l'une des colonnes du parti légitimiste, exerçait en province la profession d'avocat lorsqu'il fut envoyé à la chambre élective. Il tranquillisa la jeune beauté qui venait de s'adresser à lui, et empocha une somme de 1,500 francs; cela fait, l'avocat député ne s'occupa pas plus de son client que s'il n'avait jamais existé; il avait vraiment bien d'autres choses à faire en ce moment; mais la jeune femme, qui ne voulait pas supporter plus longtemps les cruels tourments de l'absence, se plaignit à la chambre des avocats; des explications furent demandées par le bâtonnier de l'ordre. Le député légitimiste, ne pouvant pas, à ce qu'il faut croire, les donner satisfaisantes, pria ses collègues de l'une et de l'autre chambre de vouloir bien accepter sa démission pure et simple.
Il cause en ce moment avec un de ces littérateurs auxquels on peut appliquer les vers de Voltaire contre l'abbé Desfontaines:
L'esprit d'autrui par complément servait.
Il compilait, compilait, compilait.
Voulez-vous l'histoire de n'importe quelle nation ou de n'importe quel grand homme; voulez-vous un roman de mœurs, un roman maritime ou un roman intime, des contes bruns, roses, noirs, de toutes les couleurs; la physiologie de n'importe quoi, la biographie de n'importe qui, un traité de physique, d'histoire naturelle ou de métaphysique, demandez et vous serez servis, cet illustre inconnu s'armera des grands ciseaux qui sont en permanence sur son bureau, et au jour et à l'heure indiqués, il vous livrera ce que vous lui aurez commandé, à moins cependant que vous ne l'ayez payé d'avance.
—Je vois que nous allons dîner avec tout ce que Paris renferme d'hommes tarés, ajouta Salvador.
—Détrompez-vous, mon cher compatriote; à part quelques rares exceptions, tous les hommes qui sont ici sont des personnages très-recommandables; les uns sont riches ou paraissent l'être, les autres exercent des professions honorables, quelques-uns occupent des places qui ne sont ordinairement accordées qu'à des hommes vertueux, ce n'est que tout bas que l'on dit ce que je viens de raconter et lorsque l'on rencontre ces gens-là dans un salon, on leur fait bon visage.
—Eh! bonjour donc, monsieur de Courtivon, dit un beau jeune homme qui tendait à de Pourrières une main parfaitement gantée que celui-ci serra dans la sienne. Le jeune homme, après avoir échangé quelques paroles avec l'Amphytrion, alla se mêler aux groupes déjà nombreux qui se formaient dans la salle.
—Est-il possible de refuser la main qui vous est tendue lorsqu'elle est aussi bien gantée que celle de ce beau jeune homme? dit de Pourrières en souriant.
—Cela serait en effet difficile, lui répondit Salvador, si surtout cet individu est un peu moins coquin que tous ceux dont vous venez de nous raconter l'histoire.
—Ce jeune homme est un assez habile médecin, mais quelle que soit la science qu'il ait acquise sur les bancs de l'école, son savoir sera toujours au-dessous de son savoir-faire, aussi sa clientèle est-elle une des plus distinguées et des plus lucratives.
Une femme dont le mari est absent, et qui redoute les suites d'une conversation quelque peu criminelle avec le neveu, le caissier ou l'intendant de son mari, fait venir le docteur Delamarre, qui se charge de dissiper ses craintes. Les jeunes personnes de nobles familles qui ne veulent pas que leur écusson soit taché; les lorettes, qui veulent esquiver les conséquences d'un souper à la Maison-d'Or, les grisettes qui ne veulent pas laisser de traces d'une soirée orageuse à l'Ile d'Amour, trouvent chez lui assistance et délivrance lorsqu'elles ont de l'argent.
Voulez-vous un héritier, cet habile docteur saura vous en procurer un; si vous en avez un de trop il vous en débarrassera; en un mot ce galant homme est la providence de toutes les vertus douteuses et de toutes les ambitions. Pour achever de vous faire connaître ce personnage, je vais vous raconter un des traits les moins saillants de sa vie.
Un septuagénaire de ses amis, qui voulait mystifier ses neveux et qui probablement avait oublié le refrain de la romance populaire,
Feront toujours mauvais ménage.
se leva un matin avec l'idée de prendre femme. Il jeta alors les yeux sur une jeune fille aussi belle qu'elle était innocente, et ce n'est pas peu dire, car elle est bien belle; jugez-en, sa taille est svelte et bien prise, ses yeux bleus fendus en amande et ombragés de longs cils promettaient de lancer des éclairs, ses cheveux, du plus beau blond cendré et légèrement ondulés, rappellent les vierges de Léonard de Vinci; sa peau, légèrement rosée, est d'une blancheur éblouissante; sa bouche est peut-être un peu grande, mais lorsqu'elle s'ouvre pour sourire, elle laisse apercevoir trente-deux petites dents bien rangées, qui font naître l'envie de se laisser mordre par elles.
Cette jeune fille avait été élevée par des religieuses, et depuis six mois elle avait quitté le village pour venir habiter près d'une tante qui cachait sous les apparences d'une sévérité exagérée, l'espérance qu'elle avait conçue depuis longtemps d'exploiter à son profit les attraits de sa nièce; aussi lorsque le vieux podagre demanda la main de la jeune houri en question, elle lui répondit que sa recherche lui faisait beaucoup d'honneur, et que sa nièce serait charmée d'épouser un aussi galant homme.
Le mariage fut conclu, mais il ne fut pas consommé. Le lendemain des noces, le malheureux septuagénaire vint trouver son ami; sa mine allongée et son regard terne annonçaient un homme dont les espérances ont été déçues.
—Eh bien? lui dit le docteur.
—Impossible! mon cher, impossible!
—Diable! mais je ne puis augmenter la dose sans risquer de vous envoyer dans l'autre monde.
—Mais je ne veux pas laisser ma fortune à mes neveux, s'écria le vieillard.
—Il y a bien un moyen, répondit le complaisant docteur.
Il dit quelques mots à l'oreille du vieillard.
—Cela me va, et vous aurez les 5,000 fr. que vous me demandez si la chose réussit, mais vous m'assurez qu'après ce sera plus facile.
—Sans doute.
—Eh bien, mon cher, essayez.
—Donnez-moi carte blanche et tout ira bien, je vous réponds du succès.
Le médecin communiqua son plan à la vieille tante, qui, moyennant finance, voulut bien prêter les mains à la plus infâme de toutes les immoralités; elle fit croire à sa nièce que dans le cas où elle se trouvait, le médecin avait mission de consommer le mariage par procuration.
La jeune fille, il est permis de le croire, trouva le fondé de pouvoir plus agréable que son mari, le docteur, de son côté, était charmé d'avoir rencontré une aussi bonne aubaine; enfin il est né de ce joli commerce deux beaux enfants, qui font la joie du bonhomme en question et le désespoir de ses neveux.
L'air respectable et les manières distinguées quoique sans prétentions de ce monsieur, vous l'ont sans doute fait prendre pour un négociant de premier ordre, c'est un faiseur. Savez-vous ce que c'est qu'un faiseur?
—Non, répondirent en même temps Salvador et Roman.
Eh bien! les faiseurs sont des individus qui se donnent la qualité de banquiers, de négociants ou de commissionnaires en marchandises, pour usurper la confiance des véritables commerçants.
Les faiseurs peuvent être divisés en deux classes: la première n'est composée que des hommes capables de la corporation, de ceux qui opèrent en grand; ces pauvres diables que vous pourrez voir dans l'allée du Palais-Royal qui fait face au café de Foi composent la seconde. A chaque renouvellement d'année, on les voit reparaître sur l'horizon, pâles et décharnés, les yeux mornes et vitreux; cassés quoique jeunes encore, toujours vêtus du même costume, toujours tristes et soucieux, ils ne font que peu ou point d'affaires; leur unique métier est de vendre leur signature à leurs confrères du grand genre.
Ceux-là, et monsieur Roulin est un des plus distingués de la corporation, procèdent à peu près de cette manière:
Ils louent dans un beau quartier un vaste local qu'ils ont soin de meubler avec un luxe propre à inspirer de la confiance aux plus défiants; leur caissier porte souvent un ruban rouge à sa boutonnière, et les allants et venants peuvent remarquer dans leurs bureaux des commis qui paraissent ne pas manquer de besogne, et des ballots de marchandises qui semblent prêts à être expédiés dans toutes les villes du monde.
Après quelques jours d'établissement, la maison adresse des lettres et des circulaires à tous ceux avec lesquels elle désire se mettre en relation. Jamais le nombre de ces lettres n'épouvante un de ces prétendus négociants. M. Roulin, notamment, mit le même jour six cents lettres à la poste.
En réponse aux offres de service du faiseur, on lui adresse des valeurs à recouvrer; à son tour aussi, il en envoie sur de bonnes maisons parmi lesquelles il glisse quelques billets de bricole, les bons font passer les mauvais, et comme ces derniers aussi bien que les premiers sont payés à l'échéance par des confrères, apostés ad hoc, des noms inconnus acquièrent bientôt une certaine valeur dans le monde commercial.
Le faiseur qui ne veut point paraître avoir besoin d'argent, ne demande point ses fonds de suite, il les laisse quelque temps entre les mains de ses correspondants.
Lorsque le faiseur a reçu une certaine quantité de valeurs, il les encaisse ou les négocie, et, en échange, il retourne des lettres de change tirées souvent sur des êtres imaginaires, des individus qui jamais n'ont entendu parler de lui, et des billets sans valeur.
L'unique industrie d'autres faiseurs qui ne sont pas encore arrivés à la hauteur de M. Roulin, est d'acheter des marchandises qu'ils ne payeront jamais, ceux-là s'associent trois ou quatre, placent quelques fonds chez un banquier, et fondent plusieurs maisons de commerce sous diverses raison sociales. L'une sera la maison Pierre et compagnie; l'autre, la maison Jacques et compagnie, et ainsi de suite; de sorte qu'il en existe bientôt sur la place quatre ou cinq qui agissent de concert, et se renseignent l'une et l'autre.
Lorsqu'ils ne peuvent plus marcher, les plus adroits déposent leur bilan et s'arrangent avec leurs créanciers, qui souvent s'estiment très-heureux de recevoir dix ou quinze pour cent; les autres disparaissent en laissant la clé sur la porte d'un appartement vide.
Vous nommer toutes les sociétés en commandites qui sont mortes entre les mains de cet individu, continua de Pourrières en montrant à Salvador et à Roman un homme gros et court, à la physionomie joyeuse, qui cachait sous des besicles d'or, des petits yeux clignotants, et qu'il était facile de reconnaître pour un enfant d'Israël, ce serait vouloir faire une chose impossible; cet homme aurait inventé la commandite si elle n'avait pas existé; entre ses mains l'actionnaire devient une pâte molle qu'il pétrit à son gré, à laquelle il fait prendre toutes les formes et toutes les couleurs; cet homme est un grand génie, il a inventé les intérêts garantis, les primes mirobolantes et les dividendes prélevés sur le capital. Il a tout exploité, mines de houille, mines de fer, d'or et d'argent, bitumes de toutes les espèces et de toutes les couleurs; chemins de fer et bateaux remorqueurs; journaux catholiques, politiques, commerciaux, artistiques, littéraires, des femmes et de la jeunesse: la caisse de chacune des entreprises n'est que rarement ouverte pour payer les intérêts et les dividendes échus; mais en revanche, le caissier est toujours à son poste lorsqu'il s'agit de recevoir les fonds des nouveaux actionnaires; les bénéfices d'une affaire servent à réparer les pertes de l'autre; lorsque toutes les caisses sont vides, ce qui arrive plus souvent que ne le voudrait cet honnête industriel; des annonces, et qu'elles annonces! sont lancées dans tous les journaux, et de tous les coins de la France surgissent de nouveaux actionnaires empressés de prendre leur place au banquet de la commandite; somme toute, cet homme est un très-grand homme.
Tout ceux qui devaient prendre part au festin étaient arrivés; de Pourrières allait faire connaître à ses amis un petit vieillard assez pauvrement vêtu, que tout le monde saluait avec les marques du plus profond respect; lorsque le vicomte de Lussan s'approcha de lui:
—Je crois, dit-il, après avoir salué Salvador et Roman, que tous vos convives sont arrivés; ne ferions-nous pas bien en attendant les dames, qui sans doute ne se feront pas attendre longtemps, de passer dans un petit salon dans lequel nous trouverons, à ce que vient de m'assurer Lemardelay, toutes les liqueurs apéritives possibles.
—C'est une excellente idée que vous avez là, monsieur le vicomte, répondit le marquis.
Toute la compagnie, conduite par de Pourrières, entra dans un petit salon, voisin de celui où avait été dressé le couvert. Sur une table ronde d'acajou, on avait placé plusieurs flacons et des verres à pattes en cristal taillé; l'absinthe aux reflets d'émeraude, le vermout, le stougthon-madère, furent servis aux convives avec une généreuse profusion.
Les femmes arrivèrent.
La première se nommait Mina, c'était une belle et forte femme, ses cheveux noirs et luisants, se déroulaient en longs anneaux sur des épaules d'une blancheur éblouissante, ses grands yeux noirs brillaient d'un vif éclat, ses lèvres un peu épaisses peut-être, mais d'un rouge aussi vif que celui d'une grenade, laissaient apercevoir des dents blanches et bien rangées; bien que cette femme fût douée d'une taille élevée, tous ses mouvements étaient souples et harmonieux et elle avait adopté des ajustements qui ajoutaient de nouveaux charmes à sa merveilleuse beauté. Un robe de pou-de-soie cerise garnie de dentelles en points d'Angleterre, emprisonnait des formes aussi pures que celles de la Diane chasseresse, ses cheveux étaient tenus par un cercle d'or, et un collier formé d'une magnifique opale et d'un triple rang de perles de moyenne grosseur, ornait son cou dont les muscles saillants annonçaient une grande force.
Elle était accompagnée d'une femme qui formait avec elle le plus parfait contraste, celle-ci qui se faisait appeler Félicité Beaupertuis, était aussi frêle, aussi mignonne que son amie était forte et puissante; envisagés séparément, ses traits n'étaient pas irréprochables; mais ils composaient un ensemble qui plaisait au premier coup d'œil. L'expression sereine de sa physionomie, la placidité de ses regards indiquaient un excellent naturel, ses mains et ses pieds étaient d'une élégance et d'une petitesse vraiment remarquables; son costume était simple, mais élégant; Mina était admirable, Félicité était jolie; laissons à nos lectrices le soin de décider de la valeur respective de ces deux éminentes qualités.
L'entrée de ces deux femmes dans le petit salon où se trouvaient réunis les convives de Pourrières, fut saluée par d'unanimes acclamations. Tous, jeunes et vieux, s'empressaient autour d'elles, et elles recevaient les hommages avec autant d'aisance qu'une belle reine reçoit ceux de ses plus dévoués courtisans; cependant une légère rougeur venait animer les joues un peu pâles de Félicité. Lorsque l'admiration qu'on lui témoignait s'exprimait en termes trop énergiques.
—Voilà, dit Salvador à de Pourrières, une petite personne très-séduisante.
—N'est-ce pas? répondit-il, eh bien, cette jeune fille est aussi bonne quelle est jolie, et peut-être que si elle s'était trouvée placée dans d'autres circonstances, elle serait l'ornement des salons du meilleur monde..... Mais quelle est la nouvelle divinité qui nous arrive? eh! parbleu, c'est la danseuse de monsieur le vicomte de Lussan.
Le vicomte en effet était allé au-devant d'une jeune femme d'une parfaite beauté; ses traits fatigués, le léger cercle noir qui entourait ses yeux bruns, la nonchalance des habitudes de son corps, la faisaient ressembler à un beau lis qui s'incline vers la terre après avoir supporté longtemps les efforts de l'orage.
D'autre femmes suivirent, toutes jeunes, jolies et richement parées; chacune en entrant, était abordée par ceux de convives qu'elle connaissait. Une seule demeurait solitaire dans le coin le plus obscur du salon sans que personne songeât à s'occuper d'elle; cette femme, il est vrai, était vieille, laide, et plus que modestement vêtue; l'isolement dans lequel on la laissait, paraissait contrarier beaucoup le petit vieillard dont de Pourrières allait parler à ses deux amis lorsque de Lussan l'avait abordé; il se remuait en tous sens, il ôtait et remettait le tricorne qui se balançait sur son chef dénudé.
Une si bonne femme! disait-il entre ses dents, ils n'ont des yeux que pour ces poupées bien habillées, enfin il alla prendre par la main dans le coin qu'elle occupait, la vieille femme dont nous venons de parler, et il l'amena au milieu du cercle:
—Messieurs et mesdames, dit-il, j'ai l'honneur de vous présenter mon épouse, madame Juste.
Salvador et Roman croyaient que l'aspect hétéroclite de ce couple allait exciter des éclats de rire universels; leur attente fut trompée, à leur grand surprise, la plupart de ceux qui s'empressaient autour des femmes jeunes et jolies dont nous venons de parler, les quittèrent pour venir offrir leurs hommages à la vieille madame Juste.
—Il ne faut pas que cela vous étonne, leur dit de Pourrières, monsieur Juste est un très-riche usurier, et il prête de l'argent à la plupart des jeunes gens de famille qui sont ici.
—Nous avons donc ici des jeunes gens de famille?
—Sans doute, croyez-vous par hasard que c'est par moi qu'ont été invités les fripons dont je viens de vous parler?
—S'il n'en est pas ainsi, comment donc se trouvent-ils ici?
—Tous ces gens-là tripotent des affaires, aussi ils cherchent à se lier avec tous les jeunes gens qui débutent dans la vie, et ils réussissent souvent; car on n'est pas ordinairement très-difficile sur le choix de ses liaisons, lorsque l'on ne possède pas encore cette expérience qui ne s'acquiert qu'avec les années; je suis moi-même une preuve vivante de la vérité de ce que j'avance, ne vous ai-je pas dit que durant les premières années de ma vie, je m'étais lié avec Ronquetti?
Huit heures sonnèrent à la magnifique pendule de bronze doré qui ornait la cheminée du salon.
—A table! s'écrièrent tout d'une voix les convives... à table!...
De Pourrières prit la main de Félicité Beaupertuis, l'avocat député franco-russe offrit la sienne à madame Juste, et l'on passa dans la salle du festin.
Lemardelay avait mis à contribution toutes les contrées de la France et de l'étranger. L'air, la mer, les fleuves, les forêts, et les jardins avaient fourni tout ce qu'ils produisent de plus beau et de plus recherché, le pluvier, au plumage doré, le noble faisan, les cailles en caisse, le rouget de la Méditerranée, le saumon de la Loire, l'éperlan délicat, l'esturgeon, le sterlet du Volga, le chevreuil, le lièvre, la hure du sanglier des Ardennes, les pattes de l'ours blanc du Groenland, devaient figurer sur la table.
FIN DU PREMIER VOLUME.
LES VRAIS MYSTÈRES DE PARIS.
LES
DE PARIS,
PAR VIDOCQ.
TOME DEUXIÈME.
BRUXELLES,
ALPH. LEBÈGUE ET SACRÉ FILS,
IMPRIMEURS-ÉDITEURS.
1844
LES VRAIS


I.—Histoire de Felicité Beaupertuis.
Le premier service d'un grand repas est habituellement très-silencieux, les convives charmés de pouvoir enfin satisfaire un vigoureux appétit, sont trop agréablement occupés pour perdre le temps en discours inutiles; c'est à peine si quelques paroles sont échangées pour louer la saveur d'un excellent potage aux bisques d'écrevisses ou à la Crécy, ou le fumet odorant d'un délicieux rosbif. Au second service, comme ce n'est plus tout à fait pour satisfaire le plus impérieux des besoins de la nature que l'on mange, chacun alors commence à s'occuper de son voisin, et des digressions politiques et littéraires, des lamentations sur le dernier cours des fonds publics, l'éloge de la danseuse à la mode, viennent se mêler aux acclamations admiratives arrachées aux convives par l'apparition inattendue d'une respectable poularde du Mans, raisonnablement bourrée de ces précieux tubercules récoltés dans le Périgord, ou d'une succulente carpe du Rhin. Mais au dessert, lorsque les vins généreux de la Bourgogne et du Bordelais n'ont pas été épargnés pendant les deux premiers services, la conversation devient générale, alors si les convives sont des gens de joyeuse humeur et pas trop collets montés, c'est un feu roulant d'épigrammes et de gais propos, d'éclats de rire et de refrains recommencés sans cesse et jamais achevés, auquel se mêle la détonation des bouchons qui vont frapper le plafond et le pétillement dans ces verres de cristal de si gracieuse forme de la divine liqueur champenoise.
Le banquet offert par de Pourrières devait se passer comme toutes les fêtes de semblable nature. Le premier et le second services se passèrent très-convenablement, et si durant le temps que l'on mit à les faire disparaître, un étranger était entré dans le salon, la physionomie respectable de quelques-uns des convives, l'air de bonne compagnie et la tenue parfaite de tous, auraient pu lui faire croire qu'il se trouvait au milieu d'une réunion de pairs de France ou de députés. Faisons cependant observer en passant que quelques physionomies, notamment celle de l'usurier, de sa femme et du comte palatin du saint empire romain, faisaient ombre au tableau.
L'apport sur la table du plus beau dessert qui se puisse imaginer, excita de la part des convives des cris unanimes d'admiration. En effet, Lemardelay s'était surpassé, et ce n'est pas peu dire, il avait voulu satisfaire à la fois presque tous les sens des convives; l'odeur parfumée des limons de Barbarie, des oranges de Sétubal et de l'ananas des tropiques, saisissait agréablement l'odorat; les vives couleurs de la cerise de Montmorency, et de la fraise des bois, flattaient les regards. On devait certainement éprouver un bien vif plaisir à enlever aux magnifiques pêches de Montreuil et aux chasselas de Fontainebleau, le duvet velouté qu'ils n'avaient pas encore perdu. Des pâtisseries, petits chefs-d'œuvre de l'illustre Félix, des conserves et des fruits secs de toutes les espèces, des confitures de Bar, des fromages de tous les pays, parmi lesquels le vénérable fromage de Brie, qui, grâce à monsieur de Talleyrand, fit triompher la France au congrès de Vienne, occupait la place d'honneur; des pièces montées, si brillantes d'aspect, si élégantes de formes, que ce n'est pas sans éprouver un vif sentiment de regret que l'on se détermine à les détruire, furent en même temps déposés sur la table.
Des flacons couverts d'une vénérable poussière; les uns, assez allongés, au col légèrement renflé, d'un verre mince, de teinte presque jaune, annonçaient le Joannisberg venu directement du clos de monsieur de Metternich, accompagné de son certificat d'origine; d'autres, délicatement enveloppés de petits joncs tressés avec art qui devaient, lorsque l'on aurait brisé le cachet de cire verte sur lequel on pouvait lire en caractères persans une sentence de l'Alcoran, laisser s'échapper cette liqueur si chère aux sectateurs du prophète, connue sous le nom de vin de Schiras, accompagnaient ce mirifique dessert.
—Messieurs, dit de Préval, je propose la santé de notre Amphytrion, à monsieur de Courtivon!
—A monsieur de Courtivon! s'écrièrent tous les convives en levant leurs verres; à monsieur de Courtivon!
—Nous ne serons pas assez injustes pour oublier l'habile traducteur de ses intentions, ajouta le vicomte de Lussan. Messieurs, je bois à Lemardelay!
Ce toast comme le premier, fut accueilli par d'unanimes acclamations, et l'estimable artiste fut forcé de venir dans le salon recevoir les hommages de ces chaleureux admirateurs de ses talents culinaires.
Jusque-là, tout s'était passé très-convenablement; mais à ce moment, le fumet des vins capiteux servis avec profusion aux convives, leur étant monté à la tête, et le café et les liqueurs françaises et des îles ayant achevé une besogne si bien commencée, la conversation prit tout à coup des allures très-décolletées. Ainsi que cela arrive presque toujours, ce furent les femmes qui donnèrent le signal des propos hasardés et des épigrammes licencieuses.
—Eh bien! M. de Courtivon, dit la danseuse, vous êtes donc déterminé à quitter le monde?
—Hélas! oui, madame, répondit de Pourrières, je renonce à Satan, à ses pompes et à ses œuvres.
—C'est très-édifiant, reprit Mina.
—Et tout à fait pastoral, ajouta la danseuse.
—Tiendrez-vous à la main, lorsque vous serez aux champs, une houlette enjolivée de petits rubans roses?
—Mais certainement, j'aurai une houlette, une pannetière, un troupeau de jolis moutons, et peut-être bien une Philis, si j'en puis trouver une.
—Oh! M. de Courtivon, emmenez-moi, je vous prie, dit une femme qui n'avait pas encore parlé; je vous assure que je vous serai fidèle, et que je ne me laisserai pas séduire par les bergers d'alentour.
—Je ne veux pas priver le quartier Notre-Dame-de-Lorette de son plus bel ornement.
—Vous n'êtes pas très-galant, mon cher.
—Assez de phébus comme cela, dit le docteur Delamarre... A boire!
—A boire! s'écrièrent tous les convives, et que l'on nous apporte d'autres verres que ceux-ci.
Des verres d'une capacité monstrueuse furent apportés, remplis jusqu'aux bords de vin de Champagne, et religieusement vidés. Le docteur remplit son verre une seconde fois, et avala d'un trait, sans en laisser une seule goutte, la liqueur qu'il contenait; sa face était horriblement injectée, ses yeux paraissaient hagards, il ne sortait plus de sa poitrine que des sons rauques et inarticulés.
—Ce pauvre Delamarre est déjà ivre, dit le vicomte de Lussan, il n'en fait jamais d'autres. Delamarre, lui cria-t-il aux oreilles, est-ce parce que les fantômes de tous ceux que tu as envoyés dans les limbes viennent de t'apparaître, que tu es si triste et si morose?
—A boire, répondit le docteur qui tomba la tête sur la table.
—Cela commence bien, dit Salvador à de Pourrières.
—Ce n'est rien, répondit celui-ci; puis il fit un signe aux garçons de service qui quittèrent discrètement le salon.
L'ivresse prématurée du docteur avait produit sur les convives un effet à peu près semblable à celui que produisait sur les jeunes Lacédémoniens, la vue des malheureux Ilotes, que l'on exposait à leurs yeux après leur avoir fait boire outre mesure; du vin de Syracuse; personne ne paraissait disposé à achever dignement une fête si bien commencée.
—Est-ce parce que ce pauvre diable qui ne sait pas ménager le peu de force qu'il possède, est tombé avant d'avoir combattu, que nous paraissons redouter le combat? dit le vicomte de Lussan. De Préval, viens m'aider à transporter dans un coin ce malappris dont la vue nous attriste.
De Préval s'empressa de faire ce que désirait le vicomte de Lussan; le docteur fut transporté dans l'embrasure d'une fenêtre, et l'on laissa retomber sur lui les draperies de lampas rouge dont elle était ornée.
—Maintenant que nous sommes chez nous, dit l'abbé, et que monsieur le vicomte a bien voulu nous débarrasser de la vue de cet ivrogne, j'aurai l'honneur, messieurs, de vous proposer la santé des dames.
—Vive monsieur l'abbé! et buvons à ces dames, répondit le député patriote; je vois avec plaisir, mon cher monsieur, que votre dévotion n'est pas intolérante.
—Monsieur l'abbé est un très-aimable homme, reprit la danseuse, et ce n'est jamais à lui, je vous l'assure, que l'on chantera la fameuse chanson:
Vous allez vous casser le nez.
—Monsieur l'abbé est très-indulgent.
—Il est tolérant.
—Il excuse, parce qu'il les pratique, toutes les faiblesses de la pauvre humanité.
—L'esprit est prompt et la chair est faible.
—Hé l'abbé! quand serez-vous nommé curé de l'une des paroisses de Paris? dit le député patriote.
—Quand vous reprendrez votre place à la chambre élective, répondit l'abbé, qui venait de s'apercevoir que l'on se moquait de lui.
—Bien répondu, s'écrièrent tous les convives, bien répondu; à boire!
De nouvelles rasades furent versées et vidées à la ronde.
—Pas de personnalités, messieurs, ou notre festin finira aussi tristement que celui des Lapithes, dit le comte palatin du saint-empire romain.
—Monsieur le comte a raison; ne nous cherchons pas des poux à la tête.
—Ah! quelle ignoble comparaison, s'écria la majestueuse Mina. On voit bien, mon cher, que vous êtes devenu tout à fait limonadier! Ne pouviez-vous employer une expression plus convenable!
—Garçon, une demi-tasse.
—Une bouteille de bière.
—Un petit verre.
Le limonadier à moustaches grises qui se trouvait au nombre des convives, paraissait en proie à une violente colère; son visage ordinairement très-pâle, était successivement passé du blanc au rouge, du rouge au bleu, et du bleu au vert.
—Eh! eh! monsieur, si vous vous mettez en colère, je vais raconter à ces messieurs l'anecdote du lingot, dit le vicomte de Lussan.
—C'est ça, racontez-nous l'anecdote du lingot; cela nous aidera à passer le temps.
—Faut-il? demanda Lussan au malheureux limonadier.
Celui-ci fit un signe négatif.
—Prions plutôt ces dames de nous raconter leur histoire, dit un jeune homme dont les regards langoureux, les longs cheveux blonds, toutes les allures annonçaient un poëte incompris.
—Ce monsieur a besoin d'un sujet de vaudeville, répondit la lorette.
—De roman, ajouta la danseuse.
—Vous brûlez toutes du désir de nous raconter votre histoire, dit l'avocat; et de notre coté, nous brûlons du désir de vous entendre; n'est-il pas vrai, messieurs.
—Sans doute, répondirent en même temps de Pourrières, Salvador et Roman.
—Qu'entendrons-nous d'abord, continua l'avocat, le vaudeville ou le roman?
—Le vaudeville, dit l'abbé.
—Le roman, dit Salvador.
—Les avis sont partagés, ajouta Mina; si, pour mettre tout le monde d'accord, nous écoutions un drame?
—Va pour le drame; mais qui nous le racontera? dit Roman.
—Eh parbleu! Félicité Beaupertuis, répondit Mina; son histoire, j'en suis sûre, est très-attendrissante.
—Voyons! Félicité, exécute-toi, ma chère, ajouta la danseuse.
Félicité hésita quelques minutes avant de se déterminer à prendre la parole; mais Salvador lui ayant versé un verre de vin de Champagne qu'elle but lentement:
—C'est une bien bonne chose que le vin de Champagne, dit-elle; lorsque l'on a bu quelques rasades de ce vin généreux, tous les événements de la vie nous apparaissent couleur de rose.
—Vide encore un verre et commence ton histoire, dit la danseuse.
Félicité repoussa de la main le verre qu'on lui présentait.
—Je n'ai plus soif, dit-elle.
Puis s'étant affermie sur son siége, elle commença ainsi:
—Vous voulez que je vous raconte mon histoire, je vais vous satisfaire; ne faut-il pas que je paye le dîner que vous venez de me donner?
—Félicité, vous êtes méchante ce soir, dit le vicomte de Lussan.
—C'est vrai, j'ai tort.
—On te pardonne, ma fille; mais l'histoire, l'histoire.
—Je suis née à Dijon...
—Ville renommée pour son excellente moutarde, dit un jeune homme qui paraissait très-fier de ses joues colorées, de ses belles dents, de ses deux gros yeux bêtes à fleur de tête, et qui parut très-étonné de ne pas voir ce qu'il regardait comme une excellente plaisanterie exciter des éclats de rire universels.
Félicité, tout interdite, s'était arrêtée:
—Continue, lui dit Mina; si ce jeune monsieur recommence ses facéties, nous le prierons d'aller jouer au loto.
«Je suis née à Dijon, reprit Félicité, sur la place de l'hôtel de ville, en face de l'ancien palais des ducs de Bourgogne; il y a une jolie petite maison, dont les contrevents sont peints en vert et dont les murailles sont cachées par des touffes épaisses de capucines, et de pois de senteur qui courent sur un treillage de fil d'archal; cette maison est celle de ma famille; j'ai passé là les plus belles années de ma vie. A quinze ans j'étais aussi heureuse que peut l'être une innocente jeune fille, que les événements de la vie ne sont pas encore venus désillusionner; lorsque j'allais me coucher, après une journée bien employée et que mon père avait déposé sur mon front un bon gros baiser, presque toujours des songes couleur de rose venaient caresser mon sommeil.
»J'avais atteint ma seizième année, lorsqu'un jour mon bon père, après m'avoir embrassée encore plus tendrement que de coutume, me demanda si je serais bien aise de me marier.
»Ce mot de mariage, qui cause ordinairement tant et de si douces émotions aux jeunes filles, je dois vous l'avouer, ne me causa que de l'épouvante. La première pensée qui me vint à l'esprit fut, que lorsque je serais mariée, je serais forcée de quitter mon père que j'aimais tant, les jolis oiseaux de ma volière dont les chants joyeux m'éveillaient chaque matin, et les belles fleurs de mon petit parterre que je cultivais avec tant de plaisir. Aussi je fondis en larmes et je me jetai sur le sein de mon père, en le priant de me garder auprès de lui.
»Le bon vieillard m'embrassa en souriant:
—»Il ne faut pas, me dit-il, que ce que je te dis te cause le plus léger chagrin, tu ne seras peut-être pas forcée de me quitter, et ce n'est que de ton plein gré que tu épouseras celui que je te destine. Je voulais que mon père me promît de ne plus me parler de mariage; mais il me fit observer qu'il était déjà vieux, que les blessures qu'il avait reçues et ses nombreuses infirmités, ne lui permettaient pas d'espérer une bien longue existence; que mon frère (j'avais un frère alors), forcé de suivre partout le régiment auquel il appartenait, en qualité de lieutenant, ne pouvait pas me servir de protecteur, et que lui, ne mourrait pas tranquille s'il devait quitter la vie en me laissant seule au monde.
»Celui qui avait demandé ma main, me fut enfin présenté par mon père; c'était le chirurgien-major d'un régiment, alors en garnison dans notre ville; c'était un beau jeune homme, de trente ans environ, les manières et le langage d'un homme de bonne compagnie; son père avait été l'ami du mien; quoique jeune il avait déjà fait plusieurs campagnes, et le signe de l'honneur brillait sur sa poitrine. Après qu'il m'eût parlé trois ou quatre fois, je commençai à croire que je l'épouserais sans peine. Un mois ne s'était pas écoulé que je l'aimais de toutes les puissances de mon âme, toutes ses paroles trouvaient un écho dans mon cœur, lorsqu'il n'était pas auprès de moi je désirais son retour, lorsque j'entendais le bruit de ses pas retentir sur le seuil de notre porte, une sueur froide inondait tout mon corps et mon front devenait brûlant. Eh bien! savez-vous ce qui arriva? cet homme, que ses camarades estimaient, car il est brave, à ce qu'ils assurent; cet homme, auquel mon père avait accordé une place à son foyer, parce qu'il avait cru, le pauvre vieux soldat, que la croix qu'il portait sur sa poitrine était la meilleure garantie de probité qu'il pût exiger; cet homme dont il serrait chaque matin la main dans les siennes, eh bien! cet homme employa tout ce qu'il possédait de facultés pour égarer le cœur et les sens d'une pauvre jeune fille; il l'entraîna loin du foyer paternel, et lorsqu'il en eut obtenu tout ce qu'elle pouvait lui donner, il la quitta sans s'inquiéter de ce qu'elle allait devenir.
»J'avais donc suivi mon amant, et je dois l'avouer, ce ne fut que lorsqu'il m'eût quittée, que je pensai à mon père, que la disparition de sa fille chérie, devait avoir plongé dans le désespoir.
»Mon amant m'avait abandonnée dans un hôtel garni, au moment où j'allais devenir mère. A partir de cette époque, huit jours, pendant lesquels je ne sais ce qui m'arriva, doivent être retranchés de ma vie. Lorsque je repris mes sens j'étais couchée dans une des salles de l'hospice de la maternité; les faits qui venaient de se passer étaient confus dans ma mémoire. Je voulus absolument qu'on me les rappelât. Ce fut alors seulement que j'appris qu'après avoir lu la lettre de mon amant, par laquelle il m'annonçait son départ et m'engageait à former, pour me distraire, disait-il, une autre liaison, j'étais tombée sur le carreau, froide et inanimée; pendant deux jours on m'avait gardée à l'hôtel que j'habitais; mais le médecin qui me soignait, voyant que je ne reprenais pas mes sens et que je manquais de tout, avait voulu qu'on me transportât à l'hospice. Tout à coup un souvenir me revint à l'esprit... «Et mon enfant?» m'écriai-je. Je compris au silence que l'on garda, et aux tristes regards que l'on jeta sur moi qu'il était mort avant d'avoir vu le jour.»
—Pauvre fille! dit la lorette.
—Oh! ce n'est rien, reprit Félicité; donnez-moi à boire, ajouta-t-elle en tendant son verre au vicomte de Lussan.
«La jeunesse et une excellente constitution furent plus forts que le mal; je guéris; et avec la santé je recouvrai la paix de l'âme. Je ne regrettais plus, je n'aimais plus celui qui m'avait séduite; je n'éprouvais plus pour lui que le mépris que devait inspirer son indigne conduite.
»Lorsque l'on me mit à la porte de l'hospice, j'étais encore un peu pâle, je n'avais pas recouvré toutes mes forces, et je fus contrainte de m'arrêter plus d'une fois pour me reposer avant d'arriver à l'hôtel garni que j'habitais avant mon entrée à l'hôpital. La maîtresse de cette maison parut charmée de me voir rétablie. Je la priai de me conduire à la petite chambre qui avait été la mienne, elle me demanda de l'argent, et me fit clairement comprendre qu'elle ne me remettrait le peu de hardes que j'avais laissées chez elle que lorsque je lui aurais payé la petite somme qu'elle me réclamait. Comme je versais des larmes amères, elle me fit observer que j'avais tort de me désoler, et qu'à Paris une jeune et jolie fille ne devait pas être embarrassée de sa personne.
»Je sortis de chez mon hôtesse sans savoir où j'allais porter mes pas; j'errai toute la journée dans les rues de Paris; la nuit vint. Il faisait froid, mes dents claquaient les unes contre les autres, je n'avais rien pris depuis la veille. Je m'arrêtai près d'une borne, dans une rue que je ne connaissais pas, et je pleurai; la pluie tombait sur moi sans que j'y fisse attention. Une vieille femme, abritée sous un mauvais parapluie vert, s'approcha de moi.
»Elle me demanda le sujet qui faisait couler mes larmes, et pourquoi je restais exposée à la pluie. Je ne sais ce que je lui répondis, mais elle m'emmena chez un marchand de vin et me fit asseoir près d'un poêle dans lequel brûlait un bon feu. Lorsque, grâce à une douce chaleur, le sang circula de nouveau dans mes veines, elle se fit apporter une tasse de vin chaud sucré et quelques biscuits. Un demi-verre de vin et un biscuit me ranimèrent un peu, et je pus raconter à la vieille tout ce qui m'était arrivé. Lorsque je lui eus dit que je ne savais où passer la nuit, elle me répondit de ne pas m'inquiéter, qu'elle allait me conduire dans son domicile, et que le lendemain elle me placerait comme ouvrière dans une maison où je me trouverais très-bien.
»Le lendemain en effet, elle me conduisit dans une maison d'assez belle apparence, et me présenta à une dame qui, après m'avoir examinée avec la plus scrupuleuse attention, lui dit qu'elle m'acceptait, puis elle donna quelques pièces d'argent à la vieille, qui me recommanda de faire tout ce que l'on exigerait, si je voulais que l'on continuât de s'intéresser à moi. Je lui promis tout ce qu'elle voulut. La vieille et la dame à laquelle elle venait de me présenter, parurent charmées de ma docilité, la vieille, avant de me quitter, voulut absolument m'embrasser.
—»Vous êtes bien jeune, me dit-elle, mais soyez tranquille, on vous formera: vous êtes ici à bonne école.
»Je ne comprenais pas alors l'horrible sens qu'elle attachait à ses paroles.
»J'étais en effet à bonne école. Cependant durant les quelques premiers jours que je passai dans la maison de madame Dinville, je me trouvais assez heureuse. Cette femme m'avait retiré les vêtements plus que simples que je portais lorsque j'étais entrée dans sa maison, et elle m'avait donné en place des ajustements qui me paraissaient au-dessus de la condition d'une pauvre ouvrière. Elle me faisait servir dans ma chambre les mets les plus délicats et les vins les plus exquis, et elle me prodiguait les soins les plus empressés.
»Presque toujours elle me tenait compagnie, lorsque je prenais mes repas; alors, elle m'excitait à boire, et lorsque les fumées du vin commençaient à me monter au cerveau, elle me tenait les discours les plus singuliers.
»J'étais depuis huit jours chez cette femme, lorsqu'un matin, elle me dit de m'habiller et de la suivre; je m'empressai de lui obéir.
»Une voiture nous attendait à la porte. Madame Dinville me conduisit dans plusieurs magasins où elle fit quelques acquisitions; elle n'achetait pas un bijou, on une pièce d'étoffe, sans me consulter; et elle me fit observer qu'elle me destinait plusieurs des objets qu'elle venait de choisir; et comme je me récriais, elle me dit en m'embrassant: taisez-vous, petite friponne, vous, êtes jolie comme un ange, vous me ferez regagner tout cela.
»La voiture nous déposa dans une petite rue sombre et étroite, devant une maison d'assez pauvre apparence, dans laquelle on entrait par une longue allée. Lorsque je m'y engageai, à la suite de ma conductrice, des hommes de mauvaise mine étaient arrêtés devant la porte d'un marchand de vin voisin; l'un d'eux dit à un de ses camarades:
—»Elle n'est pas mouche[222], la débutante. C'est ça qui ferait une chouette marmitte[223].
»Et cet homme me lança un regard qui me fit baisser les yeux.
»Quelques secondes après ce petit événement, j'étais avec madame Dinville dans une assez grande salle où se trouvaient déjà plusieurs femmes qui paraissaient attendre qu'on les introduisit dans une autre pièce, où elles restaient quelques instants; après quoi, elles se hâtaient de quitter celle dans laquelle nous faisions antichambre. Ces femmes étaient aussi différentes de physionomies que de costumes. Les unes étaient jeunes et jolies; les autres déjà sur le retour, étaient aussi laides qu'il est possible de l'être. Les unes étaient couvertes de soie et de velours, coiffées d'élégants chapeaux et drapées dans de magnifiques cachemires. Les autres étaient à peine vêtues de quelques mauvaises guenilles; cependant, elles paraissaient toutes se connaître, et causaient entre elles du ton le plus amical. Quelquefois, une de ces femmes, qui était entrée en riant dans la mystérieuse petite pièce, en sortait tout en larmes, accompagnée d'un garde municipal.
»Je n'étais pas à mon aise dans ce lieu; j'éprouvais de la crainte sans savoir pourquoi; je le dis à madame Dinville, qui me répondit que j'étais une enfant, et qu'il ne fallait pas que je m'épouvantasse de ce que je voyais.
»Un vieillard, assez ignoble d'aspect, auquel madame Dinville en entrant avait donné son nom et le mien, nous appela; introduites à notre tour, dans la petite pièce, nous y trouvâmes un homme, assis devant un bureau de bois noir, et courbé sur un gros registre; il ne leva pas seulement les yeux pour nous regarder. Il me demanda mon nom, mon âge, le lieu de ma naissance. Je lui répondis machinalement. J'étais tellement étonnée de tout ce que je voyais, que je n'avais plus la conscience de mes actions;
»Numéro 3797, murmura l'homme qui achevait de transcrire sur son gros registre, mes réponses à ses questions.
»Ce ne fut pas tout: on me conduisit dans un cabinet où je trouvai plusieurs hommes dont l'aspect et la physionomie annonçaient d'honnêtes gens, c'étaient des médecins. Comme je restais devant eux les yeux baissés et la contenance embarrassée, l'un d'eux fit observer à ma conductrice qu'ils n'avaient pas le temps d'attendre mon bon plaisir. Lorsqu'elle m'eut expliqué ce que l'on exigeait, je m'évanouis, le voile qui couvrait mes yeux venait enfin de se déchirer.
»Lorsque je repris mes sens, j'étais dans la voiture qui nous avait amenées; madame Dinville était auprès de moi. Elle ne me dit pas un mot, elle comprenait, l'infâme mégère, qu'elle devait laisser à la douleur si vive que j'éprouvais le temps de se calmer. Lorsque nous fûmes arrivées chez elle, je voulais qu'elle me rendit mes pauvres vêtements et qu'elle me laissât sortir de la maison.
»Elle me dit que j'étais une folle, que je refusais mon bonheur; elle me fit une peinture effroyable de la misère qui allait me saisir aussitôt que j'aurais passé le seuil de sa porte. Comme je ne voulais absolument rien entendre, elle m'apprit enfin que je ne m'appartenais plus, que j'étais devenue, sous le numéro 3797, la propriété de la police, qu'il fallait, en un mot, mourir d'inanition ou rester attachée à la glèbe de la prostitution.
»Madame Dinville parut sensible aux reproches amers que je lui fis; elle me dit qu'elle n'aurait pas agi ainsi si la vieille qui m'avait amenée ne l'avait pas trompée. Enfin, elle me proposa de rester, mais seulement en qualité d'ouvrière. Que pouvais-je faire, quel parti pouvais-je prendre, si ce n'est celui de mourir? Et mourir lorsque l'on est aussi jeune que je l'étais alors, cela paraît bien dur, je restai.
»Les pensionnaires de madame Dinville n'étaient plus alors cachées à mes yeux, et ces femmes, sans doute pour plaire à leur maîtresse, ne cessaient de me vanter les charmes de leur métier. Madame Dinville, de son côté, n'avait pas cessé de m'accabler de petits soins.
»Elle m'avait mis entre les mains des livres infâmes que j'avais d'abord jetés loin de moi avec horreur, et qu'ensuite j'avais lus, poussée par cette irrésistible envie de tout savoir qui tourmente toutes les jeunes filles. Ces lectures, les propos de mes compagnes, le régime alimentaire auquel m'avait soumise madame Dinville, produisirent enfin l'effet qu'elle en attendait; un mois ne s'était pas écoulé, que je n'étais plus reconnaissable; je riais et je pleurais sans sujet, toutes mes nuits étaient remplies par des songes érotiques; j'étais à moitié folle. Enfin, un soir madame Dinville me fit boire je ne sais quelle infernale drogue, elle me couvrit de riches ajustements, et, au lieu de m'enfermer dans ma chambre, ainsi qu'elle en avait l'habitude, elle me fit rester dans le salon, où se tenaient, tant que durait la soirée, celles qui étaient devenues mes compagnes. Des hommes vinrent, qui nous firent boire du vin de Champagne, et le lendemain j'étais tout à fait perdue.
»A partir de ce moment, ma vie ne fut plus qu'une suite continuelle de folles journées, suivies de nuits plus folles encore.
»Un soir madame Dinville introduisit plusieurs officiers dans le salon où nous nous tenions; il fut convenu que chacun de ces officiers passerait la nuit avec l'une de nous. Comme j'étais la plus jeune de toutes les pensionnaires de madame Dinville, je fus choisie par le plus jeune de ces officiers, c'était un capitaine des chasseurs d'Afrique. Il était doué de la plus aimable physionomie; ses grands yeux noirs, qui laissaient tomber sur moi des regards de commisération, étaient empreints d'une remarquable expression de mélancolie. Sans pouvoir me rendre compte du sentiment auquel j'obéissais, moi qui n'acceptais jamais sans me faire violence les amants du hasard auxquels j'étais condamnée, j'attendais avec une certaine impatience le moment où il me serait permis de me retirer avec ce jeune officier. Et cependant, j'en atteste le ciel, aucune des pensées que vous me supposez sans doute, ne m'étaient venues à l'esprit.
»Enfin, après avoir bu beaucoup de vin de Champagne et vidé une quantité raisonnable de bols de punch glacé, l'heure de la retraite arriva; toutes mes compagnes étaient plus ou moins émues, et ce n'était pas sans peine que leurs cavaliers pouvaient se tenir sur leurs jambes; contre mon habitude, je n'avais pas voulu prendre part à ces libations, j'avais remarqué que le jeune officier trempait seulement ses lèvres dans son verre chaque fois que ses camarades avalaient de copieuses rasades, et j'avais voulu l'imiter.
»Le lendemain matin lorsque je m'éveillai, le jeune officier qui avait passé la nuit auprès de moi, l'était sans doute depuis longtemps, car le cigare qu'il fumait était plus d'à moitié consumé; il me regardait avec le même regard mélancolique que j'avais remarqué la veille, je ne sais comment cela se fit, mais je devinai ses pensées, je cachai mon visage sur sa poitrine et je versai des larmes amères.
»Il m'embrassa sur le front:—Pauvre, pauvre fille, dit-il.
»J'avais enfin trouvé quelqu'un qui me plaignait, j'appartenais donc encore à l'humanité. Cette pensée me fit du bien; je continuai de pleurer, mais les larmes que je répandais étaient douces, elles ne ressemblaient pas à celles que j'avais déjà répandues et qui me retombaient sur le cœur après avoir brûlé mes paupières.
»Le jeune officier qui n'avait pas cessé de me regarder, employait toutes ses forces pour se contenir; cependant une larme s'échappa de ses paupières, elle s'arrêta une seconde dans le profond sillon que le yatagan d'un arabe avait tracé sur son visage, puis elle glissa le long de sa joue et resta suspendue comme une brillante goutte de rosée à l'extrémité de ses moustaches. Oh! j'aurais bien voulu sécher, sous un chaste baiser, cette précieuse larme; je ne l'osai pas.
»Comment s'établit entre deux êtres qui ne se sont jamais vus, cette mystérieuse communauté de sensations qui fait qu'ils se comprennent sans avoir besoin de se parler: c'est une énigme dont nous ne trouverons jamais le mot.
»J'éprouvais un irrésistible désir de raconter à cet homme les événements qui m'avaient amenée dans le lieu où je me trouvais; je ne voulais pas qu'il me quittât en emportant l'idée que je me plaisais chez madame Dinville, je lui dis tout ce que je viens de vous dire.
»A mesure que j'avançais dans mon récit, les traits de l'officier se couvraient d'une affreuse pâleur.
—»Où êtes-vous née? quel est votre nom? me dit-il lorsque j'eus terminé; et comme j'hésitais:
—»Répondez-moi, s'écria-t-il, il faut que vous me répondiez!
»Je lui dis le nom de mon père; un sourd gémissement sortit de sa poitrine, il se cacha le visage dans ses deux mains et il demeura quelques instants sans me répondre.
—»C'était mon frère!!...
»Elevé dans une école militaire, il avait quitté la maison paternelle lorsque je n'étais encore qu'une enfant, et depuis, les nécessités de sa profession l'en avaient toujours tenu éloigné; mais les lettres qu'il avait reçues de notre père, lui avaient appris les circonstances de ma fuite avec le chirurgien-major que je devais épouser, et c'était la similitude de faits qu'il avait remarquée entre ce qui était arrivé à sa sœur et à la fille publique qui lui racontait son histoire, qui l'avait engagé à me demander mon nom.
»Je n'essayerai pas de vous peindre l'affreux désespoir qui me saisit lorsque je fis cette horrible découverte; mes sanglots éclatèrent avec une telle force, qu'ils attirèrent dans ma chambre mes compagnes et les camarades de mon frère; nous fûmes alors forcés de jouer une ignoble comédie, il nous fallut supposer une brouille provoquée par une de ces vulgaires circonstances, de nature à être comprise de ceux qui nous interrogeaient.
»Ils nous laissèrent seuls afin que nous puissions faire la paix.»
Après quelques instants de silence, Félicité Beauperthuis continua le récit qu'elle avait commencé:
«Lorsque nous fûmes seuls, dit-elle, mon frère me fit observer que nous ne pouvions rien contre des faits accomplis, et que nous avions le droit d'espérer que Dieu nous pardonnerait le crime que nous venions de commettre, car nous étions, en réalité, plus malheureux que coupables. Il ne faut pas, ajouta-t-il, nous laisser abattre par le désespoir; il faut d'abord que vous puissiez quitter cette infâme maison, et je vais de suite m'occuper de vous en procurer les moyens.
»Mon frère sortit avec ses camarades après m'avoir promis de revenir avant la fin de la journée. J'eus beaucoup à souffrir pendant son absence; madame Dinville et ses pensionnaires, qui avaient remarqué sur mon visage les traces des larmes que j'avais versées, ne cessaient de m'interroger, et comme je refusais de leur répondre, elles se mirent à faire des conjectures à perte de vue sur ce qui s'était passé entre moi et le jeune capitaine. Chacune de leurs suppositions, chacune de leurs paroles me paraissait, je ne sais pourquoi, une sanglante insulte; et je devais tout entendre sans me plaindre!...
»Mon frère revint; enfin il manifesta à madame Dinville le désir de me conduire au théâtre; comme il offrait de lui payer très-généreusement le droit de m'emmener, elle ne crut pas devoir le refuser.
»Il me conduisit dans une petite chambre de l'hôtel qu'il habitait, et, à partir de ce moment, il employa toutes ses journées à chercher pour moi une honnête maison dans laquelle on voulût bien me recevoir; le sort qui n'était pas las de me poursuivre ne voulut pas que ses démarches fussent couronnées de succès.
»La permission qu'il avait obtenue était sur le point d'expirer, il allait donc être forcé de partir avant d'avoir pu assurer mon sort d'une manière convenable; cette pensée le désolait, et tous les jours son front devenait plus sombre.
»J'avais beaucoup réfléchi, depuis environ un mois, que je vivais presque seule, et j'avais pris une détermination que je voulus communiquer à mon frère. Je le fis donc un soir prier d'entrer chez moi (il n'y venait que lorsque la nécessité l'y forçait); je lui dis alors qu'après ce qui s'était passé, je ne devais plus vouloir rentrer dans le monde, et que le parti le plus sage que je pouvais prendre était celui d'aller achever ma vie dans un couvent. Mon frère n'essaya pas de me faire changer de résolution, il comprenait qu'elle ne m'était inspirée que par les nécessités de ma position; aussi sans perdre de temps, il fit toutes les démarches nécessaires, et la veille de son départ pour l'Afrique, il put me conduire au couvent des sœurs de Saint-Vincent de Paul.
»J'étais employée depuis environ huit mois dans un des hôpitaux de Paris, et je m'étais toujours acquittée de tous les devoirs qui m'étaient imposés avec assez de soin et d'exactitude pour mériter les éloges de mes supérieures. Les lettres que je recevais de mon frère me permettaient d'espérer qu'à une époque très-rapprochée, il me serait permis d'aller embrasser mon père; enfin, si je n'étais pas complétement heureuse, j'avais du moins recouvré la paix de l'âme.
»Toutes mes espérances furent détruites en un moment, et je me trouvai tout à coup replongée dans une plus affreuse position que celle où je me trouvais lorsque je fis la rencontre de la femme à laquelle je devais tous mes malheurs. Une des pensionnaires de la Dinville, qui était affligée d'une affreuse maladie, fut placée dans une des salles de mon service. Cette femme, malgré le costume que je portais et les changements qu'avait fait subir à ma physionomie une vie à la fois calme et active, me reconnut; je la suppliai de ne pas me trahir, elle me le promit; mais deux jours ne s'étaient pas écoulés que tout le monde savait qu'avant d'appartenir à Dieu j'avais appartenu à la police. Un matin, la mère supérieure me fit demander dans son cabinet, et lorsque nous fûmes seules, elle me dit qu'elle devait reconnaître que depuis que j'étais placée sous ses ordres, elle n'avait pas trouvé l'occasion de m'adresser un reproche, mais que mes antécédents s'opposaient à ce que je restasse plus longtemps parmi les saintes filles dont je portais l'habit.
»Je n'essayai pas d'attendrir cette religieuse; ses regards ternes et froids, sa parole brève et sèche, me disaient trop que toutes les supplications seraient inutiles, je me résignai.
»Je quittai mes habits de religieuse qui furent remplacés par des vêtements simples, mais propres, que me fit donner la mère supérieure.
»Comme je passais pour me retirer devant le lit occupé par la femme qui m'avait trahie: Au revoir, me dit-elle. Ces paroles et le sourire sardonique qui les accompagna m'affectèrent plus que l'affront que je venais de subir; elles venaient de m'apprendre que le malheur avait tracé autour de moi un cercle infranchissable, et qu'il n'existe pas ici-bas de voies ouvertes au repentir.
»Je pris à ce moment la résolution de faire mentir cet oracle.
»Au moment où j'allais franchir le seuil de l'hospice, le concierge me remit deux lettres; cet homme, auquel j'avais prodigué les soins les plus affectueux pendant tout le temps qu'avait duré une maladie qu'il venait de faire, trouva le moyen de rendre encore plus douloureuse la blessure qui me faisait souffrir. Donnez-moi votre adresse, ma sœur, me dit-il, j'irai peut-être vous voir. Et il accompagna ces ignobles paroles d'un sourire plus ignoble encore.
»Arrivée sur le quai, je m'arrêtai afin de lire les deux lettres que je venais de recevoir; alors seulement je remarquai qu'elles étaient toutes deux cachetées de noir. Je fus saisie d'un tremblement convulsif: l'une de ces lettres m'apprit que mon père était mort après une longue et douloureuse maladie, l'autre que mon frère avait été tué en Afrique en chargeant à la tête de sa compagnie un goum de Bédouins; je ne jetai pas un cri, je ne versai pas une larme, je regardai tristement la Seine, dont les eaux coulaient calmes et limpides, je me dis que j'avais assez souffert pour qu'il me fût permis de chercher un refuge dans la mort, et je restai longtemps appuyée sur le parapet.
»Je fus arrachée aux sombres réflexions qui m'accablaient par la voix d'une vieille femme qui me demandait ce que je faisais là. J'attends, répondis-je, que la nuit soit venue afin de me jeter dans la rivière; cette réponse était la continuation des pensées qui occupaient mon esprit.
»La vieille me saisit le bras, alors seulement je reconnus une femme de ménage que j'avais eue à mon service peu de temps auparavant.
—»Etes-vous folle, ma sœur, me dit-elle, et que vous est-il donc arrivé?
»En m'adressant cette question, elle me regardait d'un air affectueux. Toutes les glaces dont j'avais cuirassé mon cœur se fondirent devant les doux regards de cette pauvre femme. Je pleurai. Déjà les oisifs s'arrêtaient autour de nous:
—»Venez chez moi, me dit la vieille, nous serons plus à notre aise pour causer.
»Elle n'avait pas quitté mon bras qu'elle avait passé sous le sien, je la suivis sans opposer de résistance dans la plus pauvre mansarde d'une pauvre maison de la rue des Rats.
—»Restez là, me dit-elle, remettez-vous; j'ai besoin de sortir, mais je ne resterai pas longtemps dehors. Lorsque je serai de retour, vous me raconterez ce qui vous est arrivé, et peut-être que je pourrai vous être utile; je suis bien pauvre, c'est vrai, mais quand on a de la bonne volonté il est toujours possible de faire un peu de bien.
»La vieille rentra après une heure environ d'absence, elle prépara avec une activité au-dessus de son âge, un léger repas dont elle m'engagea à prendre ma part. J'avais le cœur trop gros pour essayer de la satisfaire, cependant pour ne pas la désobliger, j'acceptai une tasse de bouillon dont j'avalai quelques gorgées.
»La vieille avait achevé son modeste repas.
—»Eh bien? mon enfant, me dit-elle.
»Je lui dis tout ce qui m'était arrivé, et je lui fis lire les deux lettres que je venais de recevoir.
—»Vous êtes bien malheureuse, me dit-elle; vous avez déjà supporté de bien cruelles épreuves, et peut-être que l'avenir vous en réserve de plus cruelles encore; mais cela-ne vous donne pas le droit de disposer de votre vie; c'est de Dieu que vous tenez l'existence, mon enfant, et vous devez attendre pour mourir, l'instant où il lui plaira de vous reprendre ce qu'il vous a donné. En quittant la maison de votre père pour suivre votre amant, vous avez commis une grande faute, acceptez donc comme une expiation toutes les souffrances qui vous sont envoyées.
»Je regardais avec étonnement cette pauvre femme, qui appartenait évidemment aux dernières classes de la société, et qui trouvait, pour consoler une affligée, des paroles éloquentes.
—»Mais il faudra donc, m'écriai-je, que je retourne dans l'abominable maison de madame Dinville.
—»Non, mon enfant, me répondit la bonne vieille, vous ne retournerez pas dans la maison de cette femme; ce n'est pas en vain que Dieu m'a conduite sur votre chemin au moment où vous alliez commettre un crime. Je vous l'ai déjà dit, avec de la bonne volonté, on peut faire beaucoup de choses. Ainsi, ne vous désespérez pas, je chercherai, et il est probable que je trouverai ce qui vous convient; en attendant, restez ici, et priez Dieu de vous donner assez de courage pour supporter les peines de cette vie.
»Ainsi qu'elle me l'avait promis, ma respectable hôtesse se mit en campagne, et, après quelques jours, elle m'annonça qu'elle avait enfin trouvé une place pour moi, et elle me mena chez un vieillard et sa femme, qui voulurent bien, sur sa recommandation, me recevoir chez eux.
»J'étais depuis environ un mois dans cette maison, lorsqu'un jour je fus accostée dans la rue par deux individus d'assez mauvaise mine, qui m'abordèrent en me demandant si je ne me nommais pas Louise Durand. Comme ces noms ne m'appartenaient pas, je leur répondis qu'ils se trompaient; ils insistèrent. Impatientée à la fin, de ce qu'ils ne voulaient pas me laisser tranquille, je finis par leur dire mon véritable nom. Je ne m'étais donc pas trompé, dit l'un d'eux, en changeant subitement de ton et de langage; eh bien, puisque vous êtes la demoiselle ***, vous allez avoir la bonté de venir avec nous; vous pouvez, ma princesse, vous vanter de nous avoir joliment fait trimer. Ces deux hommes étaient deux agents de cette division de la police à laquelle on a donné le nom d'attribution des mœurs. Ils me conduisirent dans un corps de garde, où ils rédigèrent le procès-verbal de mon arrestation. Cela fait, ils me menèrent à la préfecture de police, et je fus jetée au milieu d'une cinquantaine de femmes qui ne paraissaient pas très affligées de leur sort.
»Les vêtements noirs que je portais, à cause de la mort de mon père et de mon frère, et que j'avais achetés avec le peu d'argent que la supérieure m'avait remis avant de me congédier, m'attirèrent d'abord quelques brocards; mais, voyant que je ne répondais rien à leurs sottes plaisanteries, et que je ne bougeais pas du coin dans lequel je m'étais réfugiée en entrant dans la salle, ces femmes finirent par me laisser tranquille.
»Le lendemain matin, mon nom retentit dans les couloirs de la prison et un geôlier me remit entre les mains du garde municipal chargé de me conduire devant mon juge. Je fus forcée de traverser toutes les cours de la préfecture, accompagnée de mon guide, pour arriver à la maison où j'étais déjà venue avec madame Dinville. Les passants s'arrêtaient pour me regarder, et ils paraissaient étonnés, de ce que je cachais mon visage sous mon mouchoir.
»Je fus introduite dans le cabinet d'un commissaire interrogateur; je n'essayai pas de l'apitoyer sur mon sort; je savais trop bien que cela serait inutile; je me bornai seulement à répondre, par oui, et par non, aux questions qu'il m'adressa, et je l'attendis, sans éprouver beaucoup d'émotion, me condamner à trois mois de prison.
»On me conduisit à la prison de Saint-Lazare. Je retrouvai dans cette maison, qui doit ressembler à toutes les autres prisons, plusieurs femmes que j'avais eu occasion de connaître pendant le temps que j'avais passé chez madame Dinville. Ces femmes me plaignirent, elles blâmèrent beaucoup celle qui, en me trahissant, m'avait fait perdre la position que j'occupais à l'hospice.
»—Si seulement, me dit l'une d'elles, tu n'avais été rencontrée par les agents qu'un mois plus tard, tu aurais pu rester chez les braves gens où t'avait placée cette bonne vieille femme! car après un an, tu aurais été rayée d'office.
»Cette femme disait vrai: un mois de plus, et la police à laquelle j'appartenais encore corps et âme, consentait à lâcher sa proie.
»—Que veux-tu ma pauvre amie? c'est comme cela, me disait souvent cette femme avec laquelle je m'étais liée parce qu'elle me paraissait un peu moins dévergondée que toutes mes autre compagnes de captivé, une fois que notre nom est inscrit sur le Livre rouge[224], il faut qu'il y reste, et le parti le plus sage que nous puissions prendre, c'est de bien employer notre jeunesse, et d'attendre, pour nous désoler, que nous soyons vieilles et laides.
»Je commençais à croire qu'elle pouvait bien avoir raison. J'avais en effet usé toutes mes forces dans la terrible lutte que je soutenais depuis si longtemps, et tous mes efforts avaient été inutiles; j'étais lasse de souffrir, et je ne voulais plus mourir: je jetai, comme on dit, le manche après la cognée, et comme je ne recevais de secours de personne, j'écrivis à madame Dinville de m'en envoyer, et je lui promis de rentrer chez elle aussitôt que serais en liberté. Sa réponse ne se fit pas attendre; elle était plus affectueuse que je ne l'espérais, et accompagnée d'argent et de toutes les bagatelles qui pouvaient adoucir ma captivité.
»Ma vie, à partir du jour où je fus mise en liberté, a été celle de toutes les femmes de ma sorte; mais je puis le dire parce que c'est la vérité, souvent, pendant les ignobles orgies au milieu desquelles je jouais quelquefois le rôle le plus actif, je regrettais les jours que j'avais passés à soigner les malades de l'hospice; mais lorsque cela m'arrivait, je cherchais des consolations au fond d'un verre de vin de Champagne.»
—Verse-moi à boire, superbe vicomte de Lussan! dit ici Félicité Beauperthuis, en interrompant son récit.
Le vicomte s'empressa d'obéir.
—C'est vraiment une chose curieuse, continua-t-elle en élevant son verre au-dessus de sa tête, que de voir le dernier rejeton, à ce qu'on dit, d'une des plus illustres familles de la Bretagne, servir d'échanson à une courtisane. Messieurs, je bois à votre santé, vous ne valez pas mieux que moi.
—Bravo! Félicité, s'écrièrent toutes les femmes, c'est très bien! Mais achève ton histoire.
Félicité chancelait sur sa chaise, ses yeux regardaient sans voir, la pauvre fille commençait à ressentir les premières atteintes de l'ivresse.
—Ah! oui, dit-elle, il faut que j'achève mon histoire. Eh bien! moi aussi j'ai eu du bonheur, comme toi, Mina, comme vous toutes, mesdames ou mesdemoiselles, j'ai trouvé un homme qui paye ma marchande de modes, mon bijoutier et mes laquais; mais cet homme qui est vieux et laid, il ne m'aime pas, il m'a achetée comme il aurait acheté un cheval ou un chien de prix; je suis pour lui un objet de luxe, et il me quitterait demain si je cessais d'être à la mode... mais je suis à la mode! aussi je suis bien parée, j'ai des diamants et des laquais, et je dors sur la plume. Cela durera tant que dureront ma jeunesse et mes attraits... tant que je serai drôle, comme dit monsieur chose,... après, l'hôpital; c'est ce qui nous attend toutes... Lorsque j'y serai pour y mourir, on ne m'en chassera peut-être pas...
Félicité Beauperthuis prit le verre placé à côté d'elle, et, bien qu'il fût vide, elle essaya de le porter à ses lèvres, mais elle n'eut pas la force de le soutenir, elle le laissa tomber, et il se brisa sur le parquet; puis elle promena autour d'elle des regards étonnés, sa tête tomba sur sa poitrine, et elle s'endormit profondément.
Le récit qu'elle venait de faire avait diversement impressionné les convives; de Pourrières, quelques jeunes gens et les femmes étaient tous disposés à la croire et à la plaindre, les autres pensaient qu'elle avait voulu seulement se rendre intéressante.
—Je n'aime ni les romans ni les drames, dit le limonadier à moustaches grises, et si ces dames ne peuvent nous raconter que des histoires à peu près semblables à celle que nous venons d'écouter, elles feront mieux de se taire; c'était très-ennuyeux.
—Vous vous exprimez avec bien de la rudesse, mon cher, lui répondit la danseuse.
—Ce n'est pas de la rudesse mais de la bonne franchise militaire.
—Allons, allons, vous calomniez les militaires, ils sont en général très-polis, même ceux qui servent dans la grosse cavalerie.
—De Lussan, l'histoire du lingot, dit Mina?
—Je crains de mettre notre ami en colère, répondit le vicomte.
—Allons donc, il n'est pas aussi méchant que l'animal dont parle la chanson, quand on l'attaque, il ne se défend pas.
Le limonadier à moustaches grises quitta sans dire un mot le siége qu'il occupait, et sortit du salon en se glissant le long des murs, afin de ne pas être aperçu.
—Un individu d'une probité plus que douteuse, dit de Lussan lorsqu'il fut dehors, se dit un jour, que ce serait faire quelque chose de très-drôle, et qui ferait bien rire messire Satan, que de trouver les moyens de mettre dedans notre estimable ami; après avoir longtemps réfléchi, voici comment il s'y prit pour arriver à son but.
Il alla trouver cet honorable négociant, qu'il pria de lui accorder un entretien secret, et auquel, lorsqu'ils furent seuls, il tint à peu près ce langage:
—J'exerçais en province la profession de marchand bijoutier; par suite d'affaires malheureuses, j'ai été forcé de quitter le commerce; et il ne me reste plus de tout ce que j'ai possédé, qu'un lingot d'or qui peut valoir environ dix mille francs; la position dans laquelle je me trouve m'interdit la faculté de vendre ouvertement ce lingot, formé de bijoux que j'ai trouvé le moyen de soustraire à mes créanciers à l'époque de ma faillite; si vous voulez me l'acheter, je serai assez raisonnable pour vous laisser la possibilité de réaliser un joli bénéfice.»
Une semblable proposition devait être accueillie par notre ami, on prit jour pour conclure le marché.
Le propriétaire du lingot fit observer au limonadier à moustaches grises, qu'ils ne devaient pas traiter coram populo une affaire aussi délicate; notre ami comprit la justesse de cette observation et il s'empressa de louer une petite mansarde au sixième étage d'un très-modeste hôtel garni, dans laquelle il se trouva au moment indiqué.
—Avez-vous apporté tout ce qu'il faut pour essayer le titre de l'or, lui dit le possesseur du lingot.
—Ma foi, non.
—Comment faire, alors.
—C'est très-embarrassant.
—Eh! mais j'y pense, j'ai justement sur moi une petite scie, nous allons en détacher un morceau que vous irez faire essayer chez le premier bijoutier.
Le lingot fut tiré de son enveloppe et posé sur une table; notre ami se chargea de le tenir pendant que l'autre sciait, un morceau enlevé en quelques traits de scie, tomba à terre; le fripon se baissa, le ramassa, et le remit à notre digne ami qui l'examina quelques instants avant de sortir pour le faire essayer.
—C'est de l'or, et du meilleur, lui dit le bijoutier auquel il s'adressa.
Rien ne s'opposant plus à la conclusion du marché, notre ami compta six beaux billets de mille francs au fripon en question, qui se retira, aussi satisfait qu'un juif qui vient de tromper un chrétien.
Quelques jours après, le lingot était devenu la propriété d'un honnête banquier qui l'avait acheté de confiance; mais lorsqu'on voulut en faire usage, on s'aperçut que ce n'était que du cuivre première qualité; de là, procès: avoués et huissiers d'entrer en campagne, de sorte qu'en définitive notre ami fut forcé de restituer au banquier la somme qu'il en avait reçue et qu'il se trouva avoir payé six mille francs un morceau de cuivre pesant quelques livres.
Le malheureux marchand d'eau chaude ne s'était pas aperçu que le fripon, lorsqu'il s'était baissé, avait adroitement substitué un morceau de l'or le plus pur à celui qui avait été détaché du lingot.
—Ce limonadier se plaignit sans doute, et le voleur fut puni, dit le jeune poëte incompris.
Vous êtes dans l'erreur, mon cher monsieur, lui répondit de Préval, il ne se plaignit pas et le voleur ne fut pas puni; des gens qui se respectent ne mettent jamais la justice dans la confidence de leurs affaires. Si chaque fois que l'on a sujet de se plaindre d'un ami, on allait trouver le procureur du roi, nous ne verrions pas aujourd'hui Oreste et Pylade assis à la même table, l'un à côté de l'autre; Préval désignait le comte palatin du saint-empire romain et son inséparable ami.
—Le passé est un songe, répondit ce dernier.
—C'est vrai! dit Mina; occupons-nous seulement du présent, et prions cet ex-légitimiste de nous raconter l'histoire de sa conversion.
—Il est défendu de parler politique dans une réunion de plus de vingt personnes; répondit celui auquel Mina s'était adressée.
—Dites donc, mon honorable ami, reprit le député patriote, ne serez-vous pas un peu embarrassé, lorsqu'il faudra que vous rendiez vos comptes à vos commettants?
—Pas plus que vous, mon très-cher; car on dit dans le monde que depuis que l'on ne voit, chez vous, que des boiteux et des louches, tout y va de travers.
—Vous êtes un paltoquet.
—Vous en êtes un autre.
—La! la! messieurs! avez-vous oublié que ce n'est qu'en famille qu'il faut laver son linge sale? dit Roman.
—Vous nous devez une histoire, ajouta de Préval, en s'adressant à la danseuse; vous exécuterez-vous avec autant de bonne grâce que notre amie Félicité?
—Certainement, je suis toute prête à vous obéir, mais si vous le vouliez, monsieur de Préval, vous pourriez nous raconter une histoire beaucoup plus intéressante que tout ce que je pourrais vous dire.
—Et laquelle, bon Dieu?
—Mais la vôtre, parbleu! Croyez-vous, par hasard, que nous ne savons pas ce qui s'est passé aux îles d'Hyères, entre vous et cette jeune fille de la Légion d'honneur?
—Dis donc, de Préval, il paraît que c'était une maîtresse femme? dit de Lussan.
—Souffrez-vous encore du coup de couteau qu'elle vous a fait donner par un pêcheur provençal? reprit la danseuse.
—Non, je suis maintenant tout à fait guéri; mais ne parlons plus de cela, je vous prie.
—Est-il vrai que cette petite fille est devenue une admirable cantatrice, et que, sous le nom de Silvia, elle a obtenu à Marseille un succès colossal?
—Est-il vrai qu'elle soit la fille d'une femme nommée ou surnommée la mère Sans-Refus, qui tient une maison suspecte dans la rue de la Tannerie?
Ces nombreuses questions contrariaient infiniment le pauvre de Préval, qui essaya plusieurs fois, sans pouvoir y parvenir, de changer le sujet de cette conversation: cependant, lorsqu'on fut las de le taquiner, on rappela à la danseuse la promesse qu'elle venait de faire.
—Quels sont ceux d'entre vous qui se rappellent le bal de la Grande chaumière? dit-elle.
—Moi, moi, s'écrièrent tous ceux de la compagnie, qui appartenaient au barreau ou à la médecine.
—Eh bien! leur répondit la danseuse, convenez avec moi que c'est un lieu charmant. La Grande chaumière! A l'audition de ces mots, semblables au vieux coursier qui vient de sentir l'aiguillon, le grave magistrat qui allait s'endormir sur son siége, l'avocat, studieux qui lisait attentivement les pièces poudreuses d'un volumineux dossier, le docteur émérite qui cherchait la solution d'un problème médical, lèvent la tête et un sourire vient éclairer leurs physionomies si soucieuses il n'y a qu'un instant, et tous les événements de leur vie passée se déroulent devant eux; ce sont les luttes orageuses du parterre de l'Odéon, les rencontres sous les vieux marronniers du Luxembourg, les pipes culottées et la mansarde où l'on se trouvait si bien avec une jolie grisette.
«Nous avons le bonheur de posséder parmi nous deux des célébrités du barreau moderne et un honnête médecin dont le sommeil paraît très-agité. Eh bien! je suis certaine que ces graves personnages donneraient beaucoup de choses pour qu'il leur fût permis de boire encore quelques gouttes à la coupe qu'ils ont vidée tant de fois.
»La Grande chaumière, voyez-vous, c'est l'Eldorado des disciple de Cujas, de Barthole et d'Hippocrate, et de ces jolis oiseaux du quartier latin dont le nid est partout où il y a du vin de Chablis, des huîtres, des filets sautés et des cigarettes de Maryland. Chacun trouve là ce qui lui convient; les étudiants de jolies grisettes qui ne sont pas des Lucrèces, les grisettes des soins empressés, de la bière mousseuse et des échaudés tous les jours; des glaces et des soupers fins durant les premiers jours de chaque mois.
»J'étais une modeste petite ouvrière lorsque je fus conduite dans ce lieu de délices par une de mes compagnes d'atelier; je n'avais jamais rien vu de si beau, les sons mélodieux du flageolet et du cornet à piston, les soins empressés d'un beau jeune homme, qui me dit entre une valse et une contredanse qu'il mourrait si je ne consentais à prendre pitié de ses peines, me firent oublier l'heure à laquelle je devais rentrer chez nous. Mon père était un pauvre ouvrier dont l'éducation n'avait pas corrigé les défauts qu'il avait reçus de dame nature; aussi était-il rude, brutal même. Au lieu de me faire des observations que j'aurais écoutées avec respect, il me maltraita d'une manière horrible et me mit à la porte de la maison paternelle, en me disant de retourner d'où je venais. Ma mère, qui trop souvent déjà avait éprouvé les cruels effets des colères de mon père, pleurait dans un coin, sans oser me défendre.
»Outrée du châtiment que je venais de recevoir pour une faute en réalité assez légère, je quittai notre maison sans éprouver de bien vifs regrets, et j'allai passer la nuit chez l'amie qui m'avait menée à la Grande chaumière; elle me reçut bien et me dit que je pouvais demeurer avec elle tant que cela me ferait plaisir.
»L'amant de cette jeune fille était le plus intime ami de celui qui m'avait si vivement courtisée à la Grande chaumière; je revis ce jeune homme, il recommença ses poursuites; j'étais jeune, inexpérimentée, il ne me déplaisait pas: vous avez déjà deviné qu'il devint mon amant.
»J'apportai dans cette liaison une délicatesse de cœur et une pureté de sentiments que mon amant n'était pas capable de comprendre; aussi trois mois ne s'étaient pas écoulés lorsqu'il me quitta pour s'atteler au char d'un nouvel astre qui venait de se lever sur l'horizon du quartier latin.
Cet abandon que rien ne justifiait me blessa, mais comme je suis, Dieu merci, douée d'une dose de philosophie assez raisonnable, je ne pensai pas un seul instant à mourir; je jetai un coup d'œil en arrière afin d'examiner toute ma vie jusqu'au moment où j'étais arrivée, et voici ce que je me dis: Jusqu'à l'âge de dix-huit ans ma conduite a été irréprochable; j'étais douce, modeste, je travaillais avec ardeur et j'apportais religieusement mon salaire à la maison paternelle; cependant mes parents au lieu de m'aider à suivre la voie dans laquelle je paraissais vouloir m'engager, semblaient chercher tous les moyens possibles de m'ôter l'envie de bien faire, et parce qu'un jour j'ai passé quelques heures de plus que je ne le devais dans un bal public, mon père, au lieu des sages remontrances et des conseils affectueux que j'avais le droit d'attendre, m'a frappée et jetée hors de sa maison, au milieu de la nuit, sans s'inquiéter de ce que j'allais devenir. Il n'avait cependant pas le droit de se montrer aussi sévère, lui qui passe au cabaret la plus grande partie de ses journées et qui ne répond que par des mauvais traitements aux justes reproches que lui adresse sa compagne; un homme est venu, et m'a dit qu'il m'aimait, je l'ai cru, et cette homme, après avoir obtenu de moi tout ce que je pouvais lui donner, m'a quittée avec autant d'indifférence que l'on se débarrasse d'un vêtement dont on ne veut plus se servir. Serais-je toujours la dupe de mes bonnes qualités? non! je suis pauvre, il n'existe pas une personne au monde sur l'amitié de laquelle je puisse compter, mais je suis jeune, je suis belle, très-belle même, l'avenir est à moi; je ferai comme font toutes ces femmes qui, parce que je suis modestement vêtue, me regardent d'un air si dédaigneux lorsque je passe près d'elles; tant que dureront ma jeunesse et ma beauté, je mènerai bonne et joyeuse vie: lorsque mes beaux cheveux noirs seront devenus blancs, lorsque ma taille, à l'heure qu'il est si svelte si bien prise sera courbée, par l'âge, lorsque les trente-deux perles qui garnissent ma bouche seront devenues de misérables petits os jaunes tremblotants dans leurs alvéoles, je ne serai pas malheureuse, car je veux avoir le soin de faire chaque jour la part de l'avenir.
»Cette résolution prise au moment où je venais d'être lâchement abandonnée par celui que j'aimais, a été depuis lors la règle constante de toutes les actions de ma vie; j'ai senti que si je voulais réussir dans la carrière que j'ai choisie, je devais me laisser aimer par tous ceux à qui cela pourrait faire plaisir, et ne jamais aimer personne; je me suis rappelée les courtisanes célèbres qui sont mortes à l'hôpital après s'être roulée sur des monceaux d'or; aussi je n'ai jamais aimé personne, pas même vous, monsieur le vicomte de Lussan, qui êtes en ce moment l'heureux possesseur de mes charmes, et j'ai converti en bonnes inscriptions sur le trésor la plus grande partie de ce que m'ont rapporté mes sourires, mes œillades et mes douces paroles.
»Vous allez peut-être trouver que je suis une créature bien ignoble, bien égoïste; qu'est-ce que cela me fait? n'avez-vous pas dit tous avec je ne sais plus quel poëte, que la vertu sans argent était un meuble inutile, et toutes vos actions ne sont elles pas la conséquence de cette maxime; pourquoi donc ne me serait-il pas permis de faire ce que vous faites.
«On dit que des ministres vendent leur pays, que des députés vendent leur conscience, que les électeurs vendent leurs votes, que des généraux vendent leurs armées à l'ennemi; le pape, à ce que l'on assure, vend des indulgences, des dispenses et la croix de l'Eperon d'or; monsieur l'abbé vendait l'absolution à ses ouailles; on dit que des juges vénals, vendent des acquittements et des condamnations, que des hommes influents vendent les places, les grades et les priviléges dont ils peuvent disposer; des avocats, des avoués et des huissiers vendent leurs clients; les portiers et les domestiques vendent leurs maîtres, j'ai acheté des éloges à cet illustre littérateur; j'achèterais des sonnets à ce jeune poëte chevelu si ses vers valaient quelque chose; le docteur Delamarre vend aux femmes trompées des conseils qui le conduiront tôt ou tard devant la cour d'assises, cet Anglais, qui tout à l'heure va tomber sous la table, et cet ex-marchand de bonnets de coton, vendent de la graine de niais aux badauds; cet honnête gérant de commandite, vend à ses actionnaires la poudre qu'il leur jette aux yeux; des maris vendent leurs femmes, des mères vendent leurs filles; monsieur Juste vend au poids de l'or de l'argent aux jeunes gens de famille; il paraît enfin que dans notre moderne Babylone, la moitié du monde vend l'autre moité. Je vends des sourires, des œillades et des doux propos, que ceux d'entre vous qui ne trouvent pas la marchandise de bonne qualité le disent, et on leur rendra leur argent.»
—Bravo! Coralie, s'écria M. Roulin lorsque la danseuse eut achevé cette longue tirade, bravo! à chacun son compte, le diable n'y perdra rien.
—Vous êtes bien prompt à m'applaudir, est-ce parce que je vous ai oublié?...
—M. Roulin ne vend rien, il achète au contraire tout ce qui se présente, dit le comte palatin du saint-empire romain.
—Excepté votre croix de chevalier de l'Eperon d'or.
—Messieurs, dit Salvador, qu'elle est la conclusion qu'il faut tirer de tout ce que nous venons d'entendre.
—Voulez-vous que je vous réponde avec franchise? dit le député franco-russe.
—Vous me ferez plaisir.
—Eh bien! celui qui a dit que les sots étaient ici-bas pour nous menus plaisirs, celui-là a mis au jour une vérité qui est de tous les temps et de tous les pays.
—Amen, dit l'ex-curé.
Il était tard, et les convives éprouvaient tous le besoin d'aller prendre quelques instants de repos. De Pourrières fit apporter un énorme bol de punch; chacun en prit sa part, et l'on se sépara.
—Nous vous raconterons notre histoire une autre fois, dirent en même temps Mina et la lorette, avant de quitter le marquis de Pourrières et ses deux amis.
II.—Deux meurtres.
Le surlendemain Salvador et Roman se rendirent chez leur Amphytrion. Bien qu'il fut déjà tard, de Pourrières qui avait fêté l'avant-veille Bacchus et Comus avec beaucoup d'ardeur, était encore couché, et se plaignait d'avoir la tête lourde et l'estomac embarrassé.
—Je suis tellement malade, dit-il à ses nouveaux amis, que je crois bien qu'il me sera impossible de me mettre en route demain, ainsi que j'en avais l'intention.
—C'est que vous nous avez donné un véritable festin de Balthazar, répondit Roman, et vous avez un peu prêché d'exemple pour encourager les convives.
—Je suis étonné, dit Salvador, de n'avoir pas vu apparaître sur les murs de la salle du festin, les trois mots qui annoncèrent aux convives de Balthazar la ruine de Babylone.
—Ce qui n'est pas arrivé hier, arrivera peut-être demain, ajouta Roman; mais occupons-nous d'autre chose: le ciel est serein, le soleil brille, si vous le voulez, monsieur le marquis, nous irons tous ensemble déjeuner à la provençale chez un de nos compatriotes qui habite Villemomble, un joli petit village à deux lieues de Paris.
De Pourrières qui était véritablement indisposé, ne voulait pas d'abord accepter l'invitation qui lui était faite, mais Salvador et Roman ayant redoublé leurs instances, et lui ayant fait observer qu'une promenade à la campagne dissiperait les nuages qui obscurcissaient son cerveau et lui rendrait toute sa vigueur, il se détermina à les suivre.
Salvador et Roman, depuis qu'ils avaient fait la rencontre du marquis de Pourrières, n'avaient pas laissé se passer un seul jour sans aller lui rendre visite, et de simples connaissances ils étaient devenus ses plus intimes amis; Roman surtout que sa qualité de compatriote rendait cher au jeune homme, avait conquis toute sa confiance, et ce dernier avait pris l'habitude de le consulter sur tout ce qu'il voulait faire.
Il lui avait fait lire toute sa correspondance avec le juif Josué et la femme de Genève qui était chargée d'élever son fils, ainsi que la copie du testament de son père, et les divers codicilles qui l'accompagnaient. La lecture de ces pièces avait prouvé à Roman que l'idée de substituer Salvador au marquis de Pourrières, en faisant disparaître ce dernier, était très-réalisable. En effet, le choléra avait enlevé les plus proches parents du marquis et tous les vieux serviteurs de la famille, à l'exception d'un seul que son grand âge devait rendre facile à tromper.
Roman et Salvador avaient amené avec eux un cabriolet de louage, qu'un commissionnaire avait été chargé de garder pendant le temps qu'ils avaient passé chez leur ami.
—Nous serons peut-être un peu gênés, dit Roman à de Pourrières avant de monter en voiture, mais à la guerre comme à la guerre, le cabriolet nous mènera bien jusqu'à Bondy où nous le laisserons, et nous traverserons à pied le parc du Raincy. Cette course nous donnera de l'appétit, en même temps qu'elle vous fera connaître une des plus agréables promenades des environs de Paris, un beau château et une superbe avenue.
Salvador, le marquis et Roman prirent place dans le cabriolet qui se trouva assez grand pour les recevoir tous trois sans qu'ils éprouvassent trop de gêne. Salvador qui s'était placé au milieu, prit les rênes et l'on partit.
Le cheval qui paraissait assez vigoureux pour fournir une course beaucoup plus longue que celle que l'on exigeait de lui, trottait à ravir, et l'espace qui sépare la rue Joubert du joli village de Bondy, fut franchi avec rapidité.
Après avoir traversé ce village, les voyageurs, ainsi que cela avait été convenu, descendirent de voiture, et après avoir pris chacun un verre de genièvre chez l'aubergiste du Cheval rouge, auquel ils confièrent le cheval et le cabriolet, ils se mirent en route pour Villemomble.
C'était par une belle matinée de juillet, le ciel était bleu et semé de petits nuages argentés, le soleil qui s'était levé radieux dorait la cime des arbres sur lesquels tremblotaient encore les perles étincelantes de la rosée du matin; les pinsons, les linots gazouillaient sous la feuillée en voltigeant de branche en branche, et chaque bouffée de vent apportait avec elle les senteurs parfumées des fleurs des champs.
Lorsque l'on vient de quitter une ville aussi tumultueuse que Paris, l'aspect de la campagne quand elle est revêtue de sa belle parure et que tout semble sourire dans la nature, impressionne toujours vivement: on se sent plus léger qu'on ne l'était un instant auparavant, on hume l'air de toute la force de ses poumons, et l'on est tout disposé à croire que l'on vient de faire un nouveau bail avec la vie.
Telle était la disposition d'esprit d'Alexis de Pourrières qui marchait devant Salvador et Roman, en fumant un cigare de la Havane.
Il s'arrêta tout à coup.
—Vraiment, dit-il, je vous suis obligé d'être venus me chercher ce matin, et surtout d'avoir insisté pour m'emmener; si je ne vous avais pas suivi, je serais encore dans mon lit, aussi malade qu'il est possible de l'être après une forte débauche, tandis que maintenant je suis gai, dispos, et tout prêt à trouver excellents les mets simples que notre compatriote va nous servir.
—J'aimerais mieux être forcé de combattre seul dix gendarmes pour reconquérir ma liberté, dit Salvador à voix basse, que d'assassiner cet homme aussi lâchement que nous l'allons faire.
—Des scrupules! lui répondit Roman sur le même ton; vraiment, le moment est bien choisi; as-tu donc oublié que nous n'avons plus d'argent, et qu'il faut absolument que nous nous tenions tranquilles pendant quelque temps si nous ne voulons pas retourner là-bas.
—Notre position est embarrassante, c'est vrai; mais cet homme nous témoigne tant de confiance...
—Eh! qui diable te prie de mettre la main à la pâte. Lorsque arrivera le moment d'agir, tu tourneras la tête, ce sera absolument comme si tu n'étais pas là.
—De quoi parlez-vous donc, dit de Pourrières qui marchait toujours en avant.
—Oh! de choses très-peu intéressantes, répondit Roman, de la pluie et du beau temps. Tu peux, si tu le veux, rester en arrière, continua-t-il en s'adressant à son compagnon, dans cinq minutes l'affaire sera faite.
Ils étaient arrivés dans la partie la plus obscure et la moins fréquentée du parc.
—Par ici, monsieur le marquis, dit Roman à de Pourrières qui avait traversé la route pour courir après un papillon dont les ailes diaprées étincelaient au soleil comme une mosaïque de pierres précieuses, par ici, en suivant ce sentier, nous arrivons un quart d'heure plus tôt à Villemomble.
De Pourrières revint sur ses pas, et Roman le laissa passer le premier dans l'étroit sentier qu'il lui désignait.
—J'ai une faim de diable, dit-il après avoir fait quelques pas.
Roman avait promené ses regards autour de lui. Tout était calme, le ciel était serein; la fauvette et le chardonneret chantaient leurs amours sous le feuillage des vieux chênes.
Sa main caressait, dans une des poches de son paletot, un instrument de mort de dix à onze pouces de long, formé de cinq à six brins de baleine réunies ensemble, et terminé aux extrémités par deux boules de plomb de la grosseur d'un œuf, pesant chacune une livre et recouvertes ainsi que la branche qui les unissait l'une à l'autre par un tissu de cuir tressé avec art.
Il s'était rapproché du marquis.
—Va déjeuner chez Satan, dit-il.
De Pourrières tomba comme s'il avait été frappé de la foudre.
A ce moment, le cri d'un oiseau de proie, qui fendait les airs pour s'abattre sur deux innocents ramiers, retentit aux oreilles de l'assassin; et par un de ces changements de temps si communs pendant les jours caniculaires, le ciel devint sombre et gris, l'éclair sillonna la nue, le tonnerre gronda dans le lointain, et une pluie battante et continue eut bientôt changé en une scène de désolation le paysage, il n'y a qu'un instant si riant et si animé.
Salvador s'était rapproché de Roman et regardait avec des yeux effrayés le cadavre du marquis de Pourrières étendu sur le sol.
—Cet orage si subit ne nous présage rien de bon, dit-il après quelques minutes de silence.
—Cet orage est au contraire un événement très-heureux pour nous, répondit Roman qui avait repris tout son sang-froid; il nous donne la certitude que nous ne serons pas interrompus; mais hâtons-nous, il ne nous reste pas trop de temps pour tout ce que nous avons à faire.
Roman tira de dessous un amas de branches mortes et de feuilles sèches amoncelées au pied d'un vieil orme, une de ces grosses cruches de grès, auxquelles on a donné le nom de dame-jeanne; et lorsque Salvador eut pris le portefeuille et tout ce qui se trouvait dans les poches du marquis de Pourrières, il en vida le contenu sur le cadavre, en ayant soin d'en bien imbiber tous les vêtements.
—C'est de l'essence de térébenthine, dit-il. Cinq minutes après que nous y aurons mis le feu, il ne restera plus de ce cadavre que des lambeaux informes, auxquels il sera impossible de donner un nom.
Que l'on ne nous accuse pas de broyer du noir dans le seul but d'effrayer nos lecteurs; nous l'avons déjà dit et nous le répétons, la plupart des événements que nous rapportons dans ce livre sont vrais, rigoureusement vrais, et si nous n'avions pas la crainte d'augmenter les notes déjà si nombreuses de notre ouvrage, nous pourrions presque toujours citer une autorité à l'appui de ce que nous avançons[225].
Salvador et Roman, après que ce dernier eut mis le feu au tas de ramées qu'il avait réunies autour et au-dessus du cadavre se hâtèrent de quitter le théâtre du crime qu'ils venaient de commettre et regagnèrent à pas pressés l'auberge de Bondy dans laquelle ils avaient laissé leur voiture.
Salvador était toujours extrêmement pâle, Roman le laissa sur le seuil de l'auberge et alla seul reprendre le cabriolet auquel, suivant l'ordre qu'il avait donné, le cheval était encore attelé.
—Vous avez été surpris par l'orage, et cela a dérangé votre promenade, lui dit l'hôtelier du Cheval rouge.
—C'est un malheur dont nous nous consolerons facilement, répondit Roman.—Il avait amené la voiture devant la porte charretière sous laquelle Salvador s'était tenu.—Allons, messieurs, dit-il de manière à être entendu, montez. Adieu, notre hôte.
—Bon voyage, messieurs, répondit l'aubergiste sans seulement tourner la tête.
—Si nous devons un jour rendre compte aux hommes de la mort du marquis de Pourrières, dit-il à son complice, celui-là ne pourra pas déposer contre nous, il n'a pas remarqué que nous sommes arrivés trois, et que nous ne sommes que deux au départ.
La maison dans laquelle se trouvait l'appartement habité par de Pourrières, était composée de deux corps de logis, l'un sur la rue, l'autre sur un jardin qui les séparait; l'appartement du marquis était situé au troisième étage du premier, et la loge du concierge était à l'entre-sol du deuxième; il était donc très-facile de s'introduire, sans être vu, dans cet appartement.
Salvador et Roman qui, ainsi que nous l'avons dit, avaient pris dans les poches du marquis son portefeuille et ses clés, s'introduisirent chez lui à la tombée de la nuit, après avoir ramené la voiture chez le loueur de carrosse de la rue Basse-du-Rempart où ils l'avaient prise.
Ils s'emparèrent de tout l'argent et des billets de banque, des divers bijoux, et de tous les papiers, lettres et passe-ports qu'ils trouvèrent, et ils furent assez heureux pour ne rencontrer personne lorsqu'ils se retirèrent.
Après cette expédition, les deux complices qui étaient brisés de fatigue, se hâtèrent de rentrer chez eux. Salvador était aussi pâle qu'un cadavre, et des mouvements convulsifs qu'il ne pouvait comprimer, annonçaient qu'il était en proie à une fièvre ardente, Roman, au contraire, était aussi tranquille et aussi gai que de coutume.
—Mon cher élève, dit-il à Salvador lorsqu'ils furent rentrés dans leur petite chambre, il faut tâcher de changer de physionomie; si les sergents de ville devant lesquels nous sommes passés pour nous rendre ici avaient remarqué ta figure, ils auraient sans doute deviné que tu venais de faire un mauvais coup.
—Oh! répondit Salvador, j'aurais toujours devant les yeux l'image de ce malheureux.
—Si c'était ton premier coup d'escarpe[226], je comprendrais que tu ne fus pas très à ton aise, ces sortes d'affaires chiffonnent toujours un peu la première fois; mais il n'en est pas ainsi. As-tu donc oublié le domestique du banquier Carmagnola, et le brigadier de la gendarmerie du Beausset?
—Oh! ce n'est pas la même chose! ceux-là, si je les ai frappés c'était pour me défendre; mais cet homme, Roman, cet homme que nous avons tué lorsqu'il nous croyait ses amis!...
—N'en parlons plus, ce sera beaucoup plus sage, et occupons-nous de nos petites affaires. Te voilà maintenant, à peu près certain d'hériter du nom et de la fortune du marquis de Pourrières, auras-tu assez de courage et de présence d'esprit pour marcher en avant.
—J'espère que tu n'en doutes pas?
—Tu es plus jeune que le défunt, mais cela n'y fait rien: tu as toujours paru un peu plus âgé que tu ne l'étais; tu ne lui ressembles pas positivement, mais tes traits et ta taille, ont de l'analogie avec les siens: tu es blond, mais grâce aux prodiges récents de la chimie, il sera facile de faire de toi le plus beau brun du monde. Tes yeux sont bleus et les siens étaient noirs; mais cette différence échappera d'autant plus facilement à tous les regards, que personne ne songera à contester ton identité.
—Mais il reste à ce qu'il paraît un vieux domestique de la famille.
—C'est vrai, mais l'âge doit avoir affaibli toutes les facultés de cet homme que nous ferons disparaître, si cela devient absolument nécessaire.
—Nous serons aussi forcés de voir le juif Josué.
—Je me présenterai chez lui comme ton fondé de pouvoirs, je ne me montrerai pas trop sévère lorsqu'il s'agira de régler le chapitre des intérêts et ce juif n'en demandera pas davantage; l'enfant du défunt et de Jazetta n'est pas un obstacle sérieux, il devient ton fils à dater d'aujourd'hui; nous verrons plus tard ce que nous pourrons en faire.
—Allons, allons, tout est pour le mieux, me voilà marquis de Pourrières et possesseur d'au moins soixante mille francs de rente, s'écria Salvador qui avait repris toute sa gaieté.
—Tu veux dire, reprit Roman, que nous voilà marquis de Pourrières et possesseurs de soixante mille francs de rente.
—Cela coule de source; nous ne pouvons plus nous séparer maintenant.
Le premier soin de Roman et de Salvador, fut de quitter, pour se loger plus convenablement, l'hôtel qu'ils habitaient sous des noms d'emprunt depuis leur arrivée à Paris. Ils ne craignaient pas du reste le résultat des recherches provoquées par la découverte que l'on avait faite du cadavre de leur victime, certains qu'ils étaient qu'on ne pourrait appliquer un nom à ces restes informes.
Ils étaient retournés souvent au café dans lequel ils avaient rencontré pour la première fois l'infortuné de Pourrières, personne ne s'enquit auprès d'eux de celui qui n'était connu que sous le nom de Courtivon, et qui du reste avait annoncé son prochain départ à tous ceux qui le connaissaient.
Après avoir bien étudié leur rôle et lorsque Salvador, qui possédait un très-grand talent de faussaire, fut parvenu à imiter parfaitement l'écriture du défunt, ils partirent pour Aix.
Ils avaient pris la poste pour arriver dans cette ville, Salvador avait tous les papiers du marquis de Pourrières qui étaient parfaitement en règle, il avait fait teindre ses cheveux avec le plus grand soin, et cette opération avait tout à fait changé l'expression de sa physionomie; Roman avait pris le nom de Lebrun et se faisait passer pour son intendant.
Il fut décidé que Salvador resterait à Aix, et que Roman, chargé d'une lettre dont l'écriture imitait à s'y méprendre celle du marquis, se rendrait seul chez le notaire dépositaire du testament, afin de prendre connaissance des affaires de la succession; il devait trouver bien et donner son approbation à tout ce qui avait été fait, tout en ayant soin de se montrer défenseur soigneux des intérêts de son maître.
Le notaire qui du reste était un très-honnête homme, le reçut très-bien, et huit jours ne s'étaient pas écoulés qu'il avait accordé toute son estime à M. Lebrun; il était en effet difficile de rencontrer un intendant à la fois plus honnête homme et moins méticuleux.
Le notaire, oncle et tuteur de Roman, était mort depuis longtemps, et comme le compagnon de Salvador n'était venu quinze ans auparavant que deux ou trois fois au village de Pourrières, il ne craignait pas d'être reconnu, il était donc parfaitement tranquille et il employait tous les instants qu'il ne passait pas avec le notaire, à recueillir à Pourrières et dans les environs, tous les renseignements de nature à faciliter l'entrée de son compagnon sur la scène; il apprit avec plaisir que le choléra avait fait dans cette partie de la Provence de tels ravages, que la moitié au moins de la population était descendue dans la tombe.
Lors de sa première visite au château de Pourrières, il était accompagné du notaire; c'était en quelque sorte une démarche officielle, mais voulant, à ce qu'il disait, faire plus ample connaissance avec ceux qui allaient devenir ses camarades; il y revint seul plusieurs fois. Les domestiques, tous nouveaux serviteurs, craignaient que le jeune marquis ne les gardât pas à son service, encouragés par l'air bonhomme et la jovialité de M. l'intendant, ils osèrent lui faire part de leurs craintes; Roman les rassura: son maître, disait-il, ne voulait causer de peine à personne, il saurait au contraire récompenser les services de ceux que le défunt marquis aurait oubliés dans son testament; quant à vous, disait-il souvent au vieil Ambroise, vous n'aurez pas à vous plaindre; M. le marquis m'a fait part de ses intentions à votre égard, et comme vous n'êtes pas de ce pays, si vous désirez vous retirer dans votre village, il ajoutera douze cents francs de rente à ce que vous a laissé feu monsieur son père.
—Mon jeune maître est bien bon, M. Lebrun, répondait toujours Ambroise à cette insinuation qu'il ne considérait cependant que comme un témoignage d'intérêt, mais j'habite la Provence depuis mon enfance et j'ai l'intention d'y terminer mes jours; à mon âge, voyez-vous, on a besoin de soleil.
—S'il t'arrive malheur, c'est que tu l'auras voulu, vieux belître, se disait alors Roman.
Roman puisait dans les longs entretiens qu'il avait souvent avec Ambroise, une foule de renseignements utiles qu'il transmettait journellement à Salvador, afin de lui donner le temps de les graver dans sa mémoire; Ambroise qui avait voué à la maison de Pourrières un attachement semblable à celui qu'éprouvait le vieux Caleb pour la maison des Rawensvood, aimait beaucoup à raconter; aussi était-il charmé lorsque M. l'intendant l'ayant fait demander dans sa chambre, dans laquelle il était toujours sûr de trouver une vieille bouteille de vin cuit, le mettait sur le chapitre de la famille; c'était en éprouvant le plus vif plaisir qu'il racontait les prouesses de son vieux maître à l'armée des princes et les premières fredaines du jeune marquis, et ses yeux étaient humides lorsqu'il parlait des chagrins qu'avait causé au vieux gentilhomme qu'il avait servi si longtemps l'absence prolongée de son fils.
Ambroise, tout vieux qu'il était, paraissait avoir une excellente mémoire; il se rappelait très-bien son jeune maître, qu'il avait, disait-il souvent, fait sauter plus d'une fois sur ses genoux.
—Je crois bien que je le reconnaîtrai; cependant il doit être bien changé: cette phrase terminait ordinairement ses discours.
Ambroise était un obstacle sans doute, mais cet obstacle n'était pas de nature à faire renoncer à leur entreprise des hommes aussi audacieux que l'étaient Salvador et Roman; il fut donc décidé que le premier qui avait eu le temps de bien étudier le rôle qu'il devait jouer, ne ferait pas attendre plus longtemps à ses vassaux, le marquis Alexis de Pourrières.
Salvador partit d'Aix, assez tard pour n'arriver à Pourrières qu'à la naissance de la nuit. Il se rendit de suite chez le notaire, et lorsqu'il se fut nommé, l'officier ministériel qui cependant avait vu souvent Alexis de Pourrières lorsqu'il était déjà âgé de plus de dix ans, s'empressa de le reconnaître, afin de faire preuve de perspicacité.
Rassuré par l'heureux résultat de cette première démarche, Salvador, qui d'abord avait été quelque peu embarrassé, se sentit assez d'aplomb pour ne plus rien craindre. Après avoir approuvé à son tour tout ce que Roman avait trouvé bien, il parla au notaire de ses voyages, des égarements de sa jeunesse, et des regrets que lui inspirait la mort de son père, dont il aurait voulu fermer les yeux; puis il lui demanda des nouvelles d'Ambroise, de ce vieux et loyal serviteur de la famille, qu'il espérait, disait-il, retrouver encore plein de verdeur malgré son âge avancé.
Le notaire, pour faire sa cour au nouveau seigneur de Pourrières, lui proposa d'envoyer chercher ce vieux domestique, et comme Salvador s'était empressé d'acquiescer à la proposition qui lui était faite, un clerc fut dépêché à l'instant même, après avoir reçu l'ordre de ne point revenir sans amener Ambroise avec lui.
Le premier soin de ce jeune homme, qui avait entendu tout ce que venaient de dire le notaire et Salvador, fut de rapporter au vieux domestique, que son patron qui n'avait vu le marquis de Pourrières que lorsqu'il était âgé de dix ans, l'avait cependant reconnu de suite et que cela avait paru singulièrement flatter monsieur le marquis.
Ambroise parut charmé du retour de son jeune maître.
—Si votre patron l'a reconnu de suite, dit-il au jeune clerc, je suis bien sûr de le reconnaître aussi.
Ambroise, aussitôt son arrivée, fut introduit dans le cabinet du notaire.
—Te voilà donc, mon vieil ami? lui dit Salvador; il y a bien longtemps que nous ne nous sommes vus; allons, viens m'embrasser!...
Salvador qui était vêtu d'un costume complet de deuil, paraissait vivement ému. Ambroise à qui sa présence rappelait une foule de vieux souvenirs, se jeta dans les bras de son jeune maître, qui le tint longtemps serré contre sa poitrine.
A ce moment on annonça M. Lebrun. Roman, après avoir salué son maître avec beaucoup de respect, prit part à la conversation et fit un éloge pompeux du vieux domestique, qui paraissait charmé de l'accueil qui lui était fait, et dont la satisfaction fut portée è son comble, lorsque le notaire ayant prié le marquis de partager le souper impromptu qu'il venait de faire servir: il accepta, à la condition qu'Ambroise prendrait à table sa part de ce repas.
Pendant tout le temps que dura le souper, Salvador ne cessa de prodiguer à Ambroise les témoignages de son attachement, et lorsque l'heure de la retraite étant arrivée, il se retira avec Roman, le vieux domestique était aussi satisfait qu'il est possible de l'être.
Les affaires de la succession n'étaient pas difficiles à régler; on devait au juif à peu près six cent mille francs; mais le vieux marquis qui dépensait au plus la moitié de son revenu, avait laissé, en argent comptant une somme très-considérable. Roman se chargea d'aller régler avec ce juif, qu'il trouva dans sa masure du quartier Saint-Jean, occupé, comme toujours, à compter l'or qu'il avait extorqué à quelques malheureuses dupes, de sorte que Josué désintéressé, il devait rester au marquis de Pourrières, environ cinquante mille francs de rentes en biens-fonds.