Les vrais mystères de Paris
Le marquis de Pourrières à M. Paul Féval.
Du château de Pourrières.
«Monsieur,
»J'ai reçu votre aimable lettre et les précieuses reliques qui l'accompagnaient. J'ai baigné de mes larmes le médaillon et la boucle de cheveux bruns qui m'ont rappelé une femme que j'ai tant aimée et que je regretterais peut-être encore malgré son ingratitude, si l'ange qui a bien voulu m'accorder sa main ne me l'avait fait oublier.
»Ce que je viens de vous dire, vous a surabondamment prouvé, monsieur, qu'il ne reste de place dans mon cœur que pour la pitié que doivent inspirer à toutes les âmes sensibles des infortunes aussi grandes que celles qui ont accablées la malheureuse Jazetta, qu'elles soient ou non méritées.
»Vous me dites que Jazetta est morte avec la crainte que les torts que je pouvais lui reprocher ne m'eussent déterminé à abandonner notre enfant; cela m'étonne, monsieur, et il faut, puisque après tout cela est, que les malheurs qu'elle a éprouvés avant de mourir, aient donné à son esprit une bien fâcheuse opinion des hommes en général, pour que, me connaissant comme elle me connaissait, elle m'ait pu croire un seul instant capable d'une aussi mauvaise action.
»Si Dieu l'avait permis, monsieur, je n'aurais jamais cessé d'être pour le malheureux Fortuné le père le plus tendre et le plus dévoué, malheureusement il n'en a pas été ainsi.»
(Salvador racontait ici tout ce que nos lecteurs connaissent déjà des aventures du jeune Fortuné, et il terminait ce récit en faisant observer que quand bien même il aurait voulu abandonner cet enfant, cela ne lui aurait pas été possible, attendu qu'il lui avait donné son nom que tôt ou tard, il l'espérait, un décret de la Providence viendrait lui rendre.)
«Je vous aurais permis de grand cœur d'aller embrasser mon fils (continue-t-il, après ce passage de sa lettre), cependant, puisque vous avez l'intention de passer par Genève avant de rentrer en France, je vous prierai de voir dans cette ville toutes les personnes qui pourraient vous donner quelques renseignements de nature à nous mettre sur les traces de mon infortuné fils; je suis d'avance convaincu que toutes les démarches que vous pourrez faire seront inutiles, car j'ai déjà fait, je crois, tout ce qu'il était possible de faire en semblable occurrence, mais Dieu est si bon et le hasard est si grand.
»J'espère, M. Féval que vous voudrez bien, lors de votre retour en France, honorer de votre présence le vieux manoir de Pourrières, nous tâcherions, ma femme et moi, de vous en rendre le séjour agréable, nous avons ici une société agréable, de beaux sites, de belles ruines, et si vous aimez la chasse, je puis vous promettre une ample moisson de gibier.
»Veuillez, je vous prie, me rappeler au souvenir de madame Féval, et prier sir Lambton de vouloir bien vous accompagner à Pourrières.
»Daignez agréer, monsieur, l'assurance des sentiments affectueux avec lesquels, je suis,
»Votre très-humble et très-obéissant
»serviteur,
»A. DE POURRIÈRES.»
Roman à Salvador.
Paris.
«Mon cher ami,
»Le malheur ne se lasse pas de me poursuivre; j'ai perdu les trois billets de mille francs que tu m'as remis lorsque je suis parti de Pourrières, et quelques autres que j'ai empruntés à ce bon vicomte de Lussan qui vient de faire, j'en suis certain, une excellente affaire, car il a renouvelé son mobilier, changé ses chevaux et ses équipages.
»Je suis donc absolument sans le sou; tu comprends que je ne puis rester dans une pareille pénurie, et je suis convaincu que tu vas de suite m'envoyer une bonne petite somme.
»Ton ami,
»ROMAN.»
Salvador à Roman.
Du château de Pourrières.
«Tu t'es grossièrement trompé, mon cher ami, je ne t'enverrai pas la bonne petite somme que tu me demandes, et cela par la raison toute simple que je suis absolument dans la même position que toi, c'est-à-dire sans argent, et que pour t'en envoyer il faudrait que j'en empruntasse, ce que je ne puis faire dans ce moment.
»Il faut que la passion du jeu et l'ivrognerie t'aient rendu stupide, puisque, m'écrivant pour me demander de l'argent, que tu iras porter sur le tapis vert de quelque tripot clandestin, aussitôt que tu l'auras reçu, tu ne saisis pas cette occasion de me parler d'une foule de choses qui m'intéressent infiniment, tu le sais bien; tu as vu la marquise de Roselly, que fait-elle? que dit-elle? as-tu vu les hommes de là-bas? as-tu quelque chose en vue? il faut absolument que tu trouves un moyen quelconque de remplir notre coffre-fort, puisque tu sais si bien le mettre à sec; je viens, je crois, de faire une assez belle affaire, signale-toi à ton tour; j'ai maintenant le droit de te retourner les reproches que tu me faisais lorsque le chagrin que me causait la disparition de Silvia m'avait rendu tout à fait incapable de travailler. Cependant sois prudent, très-prudent, excessivement prudent, ne fais rien surtout avant de m'avoir consulté, ne vas pas oublier que, grâce aux deux funestes passions qui te dominent, tu n'as plus maintenant ce coup d'œil exercé et cette rare intrépidité, qui faisaient autrefois de toi un homme précieux.
»Maintenant, parlons raisonnablement, comme je ne veux pas te laisser absolument dépourvu d'argent, je t'envoie cinq cents francs, à la fin de chaque mois je t'enverrai ou je te remettrai une pareille somme; six mille francs par an, c'est je crois un revenu fort honnête, surtout pour un homme qui a fait la sottise de perdre au jeu plus de quatre cent mille francs, en quelques années, et je pense que si tu veux bien le rappeler que tu as perdu au delà de ce qui te revenait dans la succession d'Alexis, et de ce que nous ont rapporté les diverses affaires que nous avons faites, tu seras assez raisonnable pour ne pas exiger davantage.
»Adieu, mon cher Roman, sois raisonnable, c'est ce que je te souhaite.
»Ton ami,
»SALVADOR.»
Tous les mots qui composaient cette lettre, avaient été tracés entre les lignes d'une lettre insignifiante, avec de l'encre sympathique et ne devaient apparaître qu'après avoir été approchés du feu; Salvador et Roman, dans la crainte que leurs lettres ne s'égarassent à la poste, ou qu'elles ne fussent perdues, ne négligeaient jamais cette précaution, assez commune du reste, chez les gens de leur trempe.
Roman à Salvador.
Paris.
«Monsieur le marquis,
»Je viens de perdre les cinq cents francs que vous aviez bien voulu m'envoyer, et j'ai été si confus, si désespéré d'avoir commis cette nouvelle faute, que je suis de suite rentré chez moi afin de cacher à tous les yeux mon triste visage et que pour me consoler j'ai avalé sans coup férir une bouteille entière de votre excellent rhum.
»La divine liqueur de la Jamaïque a opéré dans mon esprit une telle révolution, que je ne me trouve plus maintenant aussi coupable que je me le paraissais tout à l'heure, que dis-je, je me trouve même tellement Innocent, que je suis presque étonné que tu ne m'aies pas envoyé, au lieu de morale, dont je ne me soucie guère, la robe blanche, symbole d'innocence que revêtaient les jeunes lévites avant de procéder aux sacrifices.
»Ah ça! mon cher ami, je crois vraiment que tu te moques de moi, j'ai, dis-tu, perdu tout ce qui me revenait dans l'héritage d'Alexis de Pourrières, et ma part dans les diverses affaires que nous avons faites, tu as peut-être raison, je n'ai point pris la peine de calculer, mais tu es, je le crois, possesseur d'une fortune assez considérable, et de cette fortune la moitié m'appartient, tu n'avais peut-être pas pensé à cela.
»Aie donc l'extrême bonté de m'envoyer de l'argent chaque fois que t'en demanderai, si tu veux que je ne cesse pas d'être,
»Ton meilleur ami,
Salvador à Roman.
Du château de Pourrières.
«La fortune à laquelle tu fais allusion est celle de ma femme et non la mienne, je ne puis, ni ne veux en faire le sacrifice, pour te mettre à même de satisfaire ta folle passion.
»Je t'enverrai cinq cents francs, et pas plus.
»SALVADOR.»
Roman à Salvador.
Paris.
«A ton aise, garde ton argent, puisque tu ne veux pas en sacrifier une petite partie pour obliger ton ami, je n'en ai d'ailleurs pas besoin, j'ai trouvé le moyen de m'en procurer beaucoup sans me compromettre, tant pis pour celui aux dépens de qui l'affaire sera faite.
»Tout à toi,
»ROMAN.»
La marquise de Roselly au marquis de Pourrières.
Paris.
«Mon cher Alexis, savez-vous bien que le bon M. Lebrun joue en ce moment un jeu d'enfer, et qu'il perd chaque soir des sommes énormes, le vicomte de Lussan me disait il n'y a qu'un instant, qu'hier il avait perdu au moins cinquante mille francs.
»Si le bon M. Lebrun avait fait seul une affaire qui lui eût procuré des sommes aussi considérables que celles dont il dispose maintenant, nous le saurions, car les journaux qui sont depuis quelque temps d'une monotonie désespérante, nous en auraient parlé, l'argent qu'il joue et perd ne peut donc être qu'à vous, peut-être le lui avez-vous confié pour un emploi quelconque, peut-être vous l'a-t-il dérobé; du reste, maintenant que vous êtes averti, vous vous conduirez comme vous le jugerez convenable.
»Je désire bien vous revoir, mon cher Alexis, hâtez donc votre retour à Paris.
»SILVIA.»
Le marquis de Pourrières à la marquise de Roselly.
Du château de Pourrières.
«Je vous remercie bien, ma chère Silvia, de l'avis que vous avez bien voulu me donner, quoiqu'il me soit parfaitement inutile, l'argent que M. Lebrun joue et perd en ce moment ne m'appartient pas, il se l'est procuré, je ne sais comment, mais ce n'est pas dans ma caisse qu'il l'a pris.
»Amusez-vous bien, et croyez que si vous avez hâte de me revoir, je ne suis pas moins impatient de pouvoir vous serrer dans mes bras, mais les devoirs conjugaux...
»Je quitterai Pourrières à la fin du mois prochain, peut-être avant.
M. Paul Féval à M. le marquis de Pourrières.
Genève.
«M. le marquis,
«Aussitôt notre arrivée à Genève je me suis occupé de chercher toutes les personnes en état de me donner quelques renseignements de nature à me mettre sur les traces de votre malheureux fils; j'ai vu le successeur du bon père Humbert, à l'hôtel de l'Ecu, messieurs Fazy Pasteur et Piachaut, ainsi que l'ancien bourgmestre de la ville et les divers membres du tribunal devant lequel le pauvre Fortuné, faussement accusé d'avoir assassiné celui qui avait pris soin de ses jeunes années, a été forcé de comparaître, et j'ai aujourd'hui la douleur de vous annoncer que toutes mes démarches ont été inutiles, toutes ces personnes ne m'ont appris que ce que je savais déjà.
»Excité par le désir de vous être agréable, et jaloux de m'acquitter dignement de la mission qui m'a été confiée par la malheureuse Jazetta, j'ai fait publier par toute la ville que je donnerais une bonne récompense à tous ceux qui pourraient me procurer quelques renseignements sur le jeune Fortuné. Comme le crime dont ce malheureux jeune homme a été accusé, avait eu beaucoup de retentissement, j'espérais que peut-être quelques personnes l'auraient rencontré lorsqu'il était sorti de la ville pour n'y plus revenir, et que alléchées par l'espoir d'obtenir la récompense promise, elles viendraient me dire de quel côté il avait porté ses pas.
»Mon espérance n'a pas été déçue, peu de jours après la publication de l'avis que j'avais fait insérer dans les journaux, un paysan des environs est venu me trouver et m'apprit que le jeune Fortuné, avait été recueilli lors de son départ pour Genève, par une famille de saltimbanques, dont le chef se nomme de Riberpré: cet homme que la curiosité avait engagé à assister au jugement de votre fils l'a parfaitement reconnu, et c'est de lui-même qu'il a appris que ne sachant plus que faire, puisque tous les habitants de la ville dans laquelle il avait été élevé le repoussaient durement, malgré son innocence, il s'était déterminé à courir le monde avec ces saltimbanques.
»Les renseignements que j'ai immédiatement fait prendre m'ont donné la certitude que les faits avancés par cet homme pouvaient être vrais, il y avait effectivement à Genève lors du jugement de Fortuné, une famille de saltimbanques dont le chef se nommait de Riberpré. Nous possédons donc, M. le marquis, un premier jalon, et peut-être que si nous parvenons à découvrir la famille de Riberpré, ce qui ne me paraît pas impossible, il nous sera facile de savoir ce qu'est devenu votre fils, dans le cas probable où il ne serait pas avec elle.
»J'aurais très-volontiers continué ces recherches, mais le malheureux Fortuné dont tous les habitants de Genève qui ont conservé son souvenir, se plaisent (maintenant que son innocence a été démontrée d'une manière éclatante), à louer l'extrême douceur et l'intelligence, a un père auquel je n'ai pas voulu enlever la satisfaction de tenter lui-même tout ce qu'il était humainement possible de faire pour qu'il soit rendu à sa tendresse.
»Je désire bien sincèrement, M. le marquis, que les démarches que vous allez faire soient couronnées de succès, il me serait doux d'apprendre qu'un malheureux jeune homme auquel je m'intéresse, bien que je ne le connaisse pas, a enfin recouvré le nom et la position qui lui appartiennent.
»Je ne puis accepter l'offre gracieuse que vous me faites, d'aller passer un certain temps au château de Pourrières: lorsque nous avons quitté la France, mon estimable oncle, sir Lambton, a invité deux de ses compatriotes, à venir passer le reste de la belle saison à sa terre, et il faut qu'il s'y trouve, ainsi que ma femme, à l'époque indiquée, afin de les dignement recevoir; quant à moi, diverses affaires d'intérêt m'obligeront à faire, avant de rentrer en France, où selon toute probabilité je ne serai qu'au commencement de l'hiver, un voyage en Angleterre; croyez cependant, M. le marquis, que je ne renonce pas à l'avantage de faire avec vous plus ample connaissance. L'hiver nous retrouvera tous à Paris, et j'ai l'espérance que j'aurai alors souvent le plaisir de vous rencontrer.
»Ma femme me charge de vous dire de sa part mille choses aimables, et c'est avec le plus vif empressement que je m'acquitte de cette commission.
»J'ai l'honneur d'être, M. le marquis,
»votre tout dévoué serviteur,
«PAUL FÉVAL.»
Laure Féval à Lucie de Pourrières.
Genève.
«Il vient de m'arriver, ma chère Lucie, une aventure que je ne puis résister au désir de te raconter, car je suis persuadée qu'elle l'intéressera.
»Les environs de Genève (les écrits de nos modernes touristes ont dû t'apprendre cela), sont les plus pittoresques du monde, les plus riches en beaux sites, en curiosités naturelles. Parmi ces curiosités il en est une surtout que tous les voyageurs s'empressent d'aller visiter, autant peut-être parce qu'on raconte à son sujet une assez bizarre chronique, que parce qu'elle est véritablement remarquable; c'est une grotte ou plutôt un ermitage composé de plusieurs pièces dont une sert de chapelle: entièrement taillé dans le roc vif, cet ermitage est, dit-on, l'ouvrage d'un seul homme, qui a employé plus de trente années de sa vie à l'achever; si ce que l'on dit est vrai, et je ne suis pas éloignée de le croire (car une œuvre semblable à celle de cet ermitage ne peut être que le résultat de l'exaltation religieuse ou d'un caprice inexplicable), ce qu'il a fallu à cet homme de force et de persévérance, est vraiment inimaginable; car tu ne supposes pas, je l'espère, que je crois à la chronique dont je parlais tout à l'heure, qui rapporte que l'édificateur de l'ermitage, voyant qu'il ne pouvait achever seul son œuvre, prit en désespoir de cause le parti de se faire aider par le diable.
»Pour te faire une idée de cet ermitage, ma chère Lucie, il faut que tu te figures un immense bloc de granit dans lequel on aurait taillé ton hôtel de la rue Saint-Lazare, par exemple; (j'exagère peut-être un peu, l'ermitage des environs de Genève est beaucoup moins grand que ta demeure), en commençant par la baie de porte qui serait la seule partie visible du dehors, et poursuivant ainsi de manière à ce que l'édifice, malgré la perfection de ses formes intérieures, ne fût en définitive qu'un trou artistement fait.
»Curieuse comme je le suis, je ne pouvais manquer d'éprouver le désir de visiter une aussi singulière chose, et mon bon oncle qui ne sait rien me refuser, fit demander, aussitôt que je lui en manifestai le désir, des chevaux et un guide pour nous conduire à l'ermitage en question. Je ne te parle pas de mon mari, qui vient d'être envoyé en Angleterre par mon oncle, afin de faire vendre quelques propriétés que sir Lambton possède dans le comté de Sussex, propriétés qu'il ne veut pas conserver, attendu qu'il ne veut plus quitter la France.
»La route, aux approches de l'ermitage, est extrêmement étroite et tracée entre une suite interminable de ravins et de précipices; aussi les curieux, lorsqu'ils approchent de cette retraite, ont-ils l'habitude de descendre de leur monture, afin de faire à pied le reste du trajet.
»J'allais, conformément à l'usage, quitter mon cheval, lorsque tout à coup cette maudite bête poussée je ne sais par quel diable, m'emporta avec la rapidité de l'éclair, sur la partie du chemin bordée de précipices dont je viens de te parler; j'allais infailliblement périr, ainsi que mon oncle qui s'était lancé à ma poursuite au triple galop de son cheval, afin d'arrêter le mien, lorsqu'un homme sortit tout à coup d'une touffe d'arbres qui bordaient la route et s'élança à la tête de mon cheval, qu'après beaucoup d'efforts, il parvint à maîtriser; mon oncle, maître de sa monture, l'avait arrêtée dès qu'il fut certain que je n'étais plus en danger.
»Tu as deviné, ma bonne Lucie, que la frayeur que j'avais éprouvée à la vue des précipices dans lesquels je pouvais être engloutie à la moindre déviation de mon cheval, fit que je m'évanouis dès que je me sentis à peu près hors de danger. Lorsque je recouvrai l'usage de mes sens, j'étais dans l'ermitage, où j'avais été transportée par mon oncle aidé de notre guide, et mon sauveur me prodiguait les soins les plus empressés.
»Mon sauveur, ma chère Lucie, n'était autre, (tu vas être bien étonnée), que notre bon docteur Mathéo: juge si je fus contente, j'aurais seulement remercié comme je le devais un inconnu, je ne pus m'empêcher de sauter au cou et d'embrasser plusieurs fois l'homme qui venait de me sauver la vie, et comme mon oncle paraissait étonné de cet excès de reconnaissance:
—»Monsieur, dis-je en lui désignant mon sauveur, n'est point un inconnu pour moi; et je lui appris que je connaissais depuis longtemps le docteur Mathéo, qui avait exercé son art à Paris.
»Mon oncle, tu le sais, est très-démonstratif, il serra à plusieurs reprises la main du docteur, et il voulut absolument qu'il déjeunât avec nous, le docteur, malgré sa réserve habituelle, ne put se dispenser d'accepter cette invitation.
»Après avoir visité l'ermitage dans tous ses détails, nous étalâmes sur le gazon les provisions dont nous avions eu le soin de charger notre guide, et nous fîmes le repas le plus agréable qu'il soit possible d'imaginer.
»La chaleur était extrême, et mon oncle, qui a contracté dans l'Inde l'habitude de faire la sieste après le repas du matin, s'endormit au pied d'un des vieux arbres plantés devant l'entrée de l'ermitage. Je profitai de cet instant de liberté pour demander au docteur quels étaient les motifs qui l'avaient engagé à quitter si précipitamment notre bonne ville de Paris.
—»Madame la comtesse de Neuville, qui n'a pas de secrets pour vous, me répondit-il, vous a sans doute montré la lettre que j'ai eu l'honneur de lui écrire, cette lettre et celle qui l'a suivie, ont dû vous apprendre ce que vous désirez savoir.
—»Lucie m'a effectivement fait voir la première lettre que vous lui avez écrite, répondis-je; quant à celle qui devait la suivre et que vous m'assurez lui avoir adressée, elle l'a vainement attendue.
—»Cette lettre, alors, se sera égarée à la poste, ajouta le docteur; j'en serai quitte pour en écrire une seconde à madame la comtesse de Neuville.
—»Dites à madame la marquise de Pourrières: mon amie s'est déterminée à épouser l'homme dont vous lui parliez en des termes si défavorables, sans doute parce que vous ne le connaissiez pas.
—»Est-ce bien possible! s'écria le docteur en se cachant le visage entre les mains; est-ce bien possible!
»Une de tes dernières lettres, que j'avais par hasard dans ma poche, me servit à convaincre le docteur de la vérité de ce que je venais de lui dire.
—»Vous n'aurez pas besoin d'écrire à Lucie, lui dis-je après lui avoir laissé le temps de lire ta lettre, dites-moi ce que vous vouliez lui apprendre, et je lui répéterai.
—»La marquise de Pourrières ne doit pas savoir ce que j'aurais pu apprendre à la comtesse de Neuville; dites seulement à votre amie, que dans la profonde retraite où je vais m'ensevelir, je ne cesserai de prier Dieu pour elle.
»Et le docteur se retira après m'avoir fait ses adieux et sans vouloir me permettre d'éveiller mon oncle; de sorte que je ne sais ni ce qu'il voulait t'apprendre, ni où il serait possible de le retrouver.
»Je suis assez disposée à croire que le cerveau de notre bon docteur est tant soit peu dérangé.
»Je ne t'ai rapporté ce petit événement, ma chère Lucie, qu'afin de t'enlever une espérance que, j'en sais sûre, tu n'avais pas abandonnée; et si tu es raisonnable, tu trouveras que je viens de te rendre un important service. Tu es heureuse; as-tu besoin de savoir autre chose? Le bonheur est une chose si rare, ici-bas, que je crois que nous devons l'accepter avec empressement tel qu'il se présente, et que ce serait folie de nous enquérir des causes qui nous le procurent et de celles qui peuvent nous le faire perdre.
»J'aurai bientôt, ma chère Lucie, le plaisir de te presser sur mon cœur. Genève est la dernière ville où nous devions nous arrêter avant de rentrer en France, et il est probable que dans une quinzaine de jours nous serons à Paris, où tu viendras nous voir, je l'espère.
»A revoir et tout à toi,
»Ton amie, LAURE FÉVAL.»
Le lendemain du jour où Lucie reçut cette lettre, Salvador reçut de Paris celle qui suit:
Juste, banquier, à Paris, à monsieur le marquis de Pourrières;
Paris.
«Monsieur le marquis,
»Je ne prendrais pas la liberté de vous écrire, si je ne connaissais l'amitié que vous portez à votre intendant, monsieur Lebrun; car je sais fort bien que je n'ai pas le droit de vous réclamer la moindre chose; mais des personnes estimables qui connaissent l'extrême bonté de votre cœur, et notamment monsieur le vicomte de Lussan, m'ayant donné l'assurance que vous feriez tout ce qu'il est possible de faire pour tirer monsieur Lebrun de la position fâcheuse dans laquelle il se trouve par sa faute, je me suis déterminé à vous adresser cette lettre.
»J'ai donc, monsieur le marquis, l'honneur de vous prévenir, que si d'ici à dix jours, (je vous laisse, vous le voyez, tout le temps de vous rendre à Paris) je n'ai pas reçu votre visite, je me verrai forcé de déposer au parquet de monsieur le procureur du roi, une plainte en faux contre monsieur Lebrun, à laquelle plainte seront jointes quatre lettres de change montant ensemble à la somme de cent mille francs que je n'ai escomptées que parce qu'elles portaient une signature faussement attribuée par monsieur Lebrun, à monsieur le marquis de Pourrières.
»J'ai l'espérance que vous voudrez bien épargner à votre intendant les funestes résultats d'une plainte en faux, et prendre en considération la position d'un malheureux capitaliste qui ne se trouve aujourd'hui victime, que parce qu'il a cru pouvoir accorder toute sa confiance à un homme que vous honoriez de la vôtre.
»J'ai l'honneur d'être, avec le plus profond respect,
»Monsieur le marquis,
»Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
»JUSTE.»
—Le sort en est jeté, s'écria Salvador après avoir froissé entre ses mains la lettre de Juste, il faut que tout cela finisse, et de suite; ce misérable Roman a déjà trop vécu.
Salvador, après avoir donné l'ordre à ses gens d'atteler les chevaux à la voiture qui devait le conduire jusqu'à Aix, où il comptait prendre la poste, alla trouver sa femme afin de lui annoncer son départ.
Lucie, qui venait d'achever la lecture de la lettre de Laure que nous avons plus haut mise sous les yeux de nos lecteurs, était un peu triste. Elle se leva cependant de la chaise longue sur laquelle elle était assise, afin d'aller au-devant de son mari.
Salvador l'embrassa sur le front.
—Je viens, lui dit-il, de recevoir une lettre qui m'apprend que je suis en danger de perdre une somme assez considérable; ma présence sur les lieux où mes intérêts sont compromis, pourra peut-être conjurer le malheur qui me menace; je viens donc vous prier de vouloir bien me permettre de vous laisser seule ici quelques jours.
—Partez, lui répondit Lucie, je vais prier Dieu de favoriser votre entreprise.
—Je suis, puisque telle est votre intention, certain de réussir, reprit Salvador. Les prières d'un ange tel que vous ne peuvent manquer d'être exaucées.
Quelques heures après, les vigoureux chevaux de l'administration des postes, emportaient Salvador sur la route de Paris.
VI.—Le crime puni par le crime.
Nous devons à nos lecteurs le récit des événements qui précédèrent l'envoi par Juste, à Salvador, de la dernière lettre que nous venons de mettre sous leurs yeux.
Roman, bien convaincu après avoir lu la lettre de Salvador, que son ami ne lui enverrait pas d'argent de suite, chercha les moyens de s'en procurer; le misérable, semblable du reste à tous ceux qui se laissent dominer par la funeste passion du jeu, était malade tout le jour, lorsqu'il n'avait pas l'espoir de passer sa soirée devant un tapis vert qu'il pourrait couvrir d'or.
Après avoir longtemps et inutilement cherché, il entendit un jour, pendant qu'il se promenait sur le boulevard des Italiens, prononcer près de lui, le nom de Juste, par deux jeunes gens qui se plaignaient d'avoir été volés par cet usurier.
—Il y a bien de l'or chez ce vieil arabe, se dit Roman, bien des billets de banque, bien des bijoux, est-il donc impossible de lui enlever tout ou du moins une bonne partie de ses richesses?
Et il continue son chemin en réfléchissant; tout à coup il s'arrêta, et se frappa le front après avoir jeté dans l'air une joyeuse exclamation.
—Je suis, parbleu! bien sot, s'écria-t-il, de n'avoir pas plus tôt pensé à cela; ah! ah! mons Salvador, vous ne voulez pas me donner de bonne volonté quelques misérables billets de mille francs, eh bien, cher ami, vous m'en donnerez de force une grande quantité, et ceux-là, je le crois, vous coûteront cher; c'est cela morbleu! c'est cela, il y a vingt à parier contre un que je réussirai; du reste qui ne risque rien, n'a rien, et puisque je veux avoir quelque chose, il faut que je risque beaucoup.
Roman après s'être dit ce que nous venons de rapporter, monta dans un cabriolet de régie, et se fit conduire rue Saint-Dominique d'Enfer.
Rien n'était changé ni à l'extérieur ni à l'intérieur de la demeure du vieil usurier. Le Terre-Neuve était toujours dans la cour de l'habitation, aussi vigoureux, aussi hargneux que par le passé, paraissant n'attendre qu'un signe de son maître pour se jeter sur ceux que l'usurier voudrait faire dévorer.
Juste introduisit Roman dans la pièce qui lui servait de cabinet, et après l'avoir invité à s'asseoir et s'être retranché dans son fort, il se mit sans plus de façons à achever son déjeuner, composé, comme de coutume d'une jatte de lait et d'un morceau de pain bis.
—Vous ne me reconnaissez pas, dit Roman qui ne savait trop de quelle manière il devait commencer la conversation.
—Je vous demande bien pardon, monsieur, lui répondit Juste, sans seulement prendre la peine de lever ses petits yeux vert de mer, je vous ai parfaitement reconnu, vous étiez ainsi que moi, un des convives du banquet donné chez Lemardelay, par M. de Courtivon.
—Vous êtes, M. Juste, doué à ce qu'il paraît d'une excellente mémoire.
—On le dit; mais pardon, vous êtes sans doute venu chez moi, afin de me proposer une affaire?
—Vous l'avez dit, je suis venu chez vous afin de vous proposer une affaire, une excellente affaire.
—Vrai! eh bien, s'il en est ainsi, nous pourrons facilement nous entendre, je saisis avec empressement toutes les occasions de gagner quelques sous qui se présentent à moi; parlez, monsieur, je suis prêt à vous accorder toute l'attention dont je suis capable.
—Vous connaissez madame la marquise de Roselly?
Juste prit sur un des rayons du petit bureau de bois noir devant lequel il était assis, un assez gros registre couvert de parchemin, et dont tous les feuillets étaient noircis de bizarres hiéroglyphes, classés par ordre alphabétiques, il l'ouvrit à la lettre R.
—Je ne connais pas la dame dont vous venez de me parler, dit-il, après avoir parcouru plusieurs feuillets.
—C'est singulier, vous lui avez cependant acheté une assez grande quantité de pierreries, celles du comte Colorédo.
Juste regarda Roman, il voulait lire dans ses yeux le but des questions qu'il lui adressait, le visage de Roman était impassible.
—Je ne connais pas cette dame, répéta-t-il.
—Connaissez-vous alors M. le marquis de Pourrières?
—M. le marquis de Pourrières, dit-il, après avoir ouvert le registre couvert de parchemin à la lettre P; je le connais beaucoup de réputation, il a fait quelques affaires avec un de mes confrères, qui tient sur le boulevard, un magasin de jouets d'enfants, ce confrère est très-content de lui; du reste, M. le marquis de Pourrières est très-riche par lui-même et sa fortune est augmentée depuis son mariage; on peut sans se compromettre, lui escompter deux ou trois cents mille francs.
—Ainsi, vous donneriez deux cents mille francs contre des lettres de change du marquis de Pourrières?
—Si M. le marquis m'offrait un intérêt raisonnable et une première hypothèque sur ses propriétés, nous pourrions nous entendre; mais est-ce une affaire ordinaire, que vous voulez me proposer?
—Non, répondit Roman, c'est au contraire une affaire très-extraordinaire.
—Expliquez-vous, mon cher monsieur, je ne déteste pas les affaires extraordinaires.
—Question inutile, vous ne seriez pas venu, si d'avance vous n'aviez pas été persuadé de mon extrême discrétion.
—Voici de quoi il s'agit: Je suis l'intendant, l'ami ou plutôt le complice de M. le marquis de Pourrières; je sais tant de choses, que je suis persuadé que mon maître, mon ami, mon complice, comme vous voudrez l'appeler, donnerait sans hésiter toute sa fortune, pour éviter de me voir comparaître devant une cour d'assises; car il sait qu'il n'y a personne au monde qui soit plus bavard qu'un accusé. Eh bien! si vous voulez me compter seulement soixante-dix mille francs, je vous signerai du nom du marquis de Pourrières, cent mille francs de lettres de change; cela vous va-t-il?
Juste réfléchit quelques instants.
—Je ne puis, dit-il, vous donner aujourd'hui une réponse positive, revenez me voir demain, nous causerons et je crois que l'affaire pourra s'arranger.
Roman quitta Juste beaucoup plus joyeux qu'il ne l'était lorsqu'il était entré dans la tanière de l'usurier, outre le plaisir qu'il éprouvait en pensant que le lendemain il pourrait satisfaire sa passion favorite, il était charmé de faire pièce à Salvador.
Le lendemain matin l'usurier Juste endossa l'habit que nous lui connaissons, se coiffa de son classique tricorne, et après avoir lâché son Terre-Neuve dans la cour de son habitation dont il ferma soigneusement la porte, il se rendit chez le vicomte de Lussan.
—Quel bon vent vous amène, lui dit le noble gentilhomme breton; venez-vous me demander à déjeuner.
—Nous déjeunerons, puisque vous voulez bien m'inviter, répondit Juste, puis ensuite vous me donnerez quelques conseils que je vous payerai cinq mille francs s'ils me conviennent.
Le vicomte de Lussan sonna, et donna l'ordre à son valet de chambre d'apporter dans sa chambre à coucher tout ce qu'il fallait pour déjeuner confortablement.
—Je vous écoute, M. Juste, dit-il à l'usurier lorsqu'ils furent tous deux placés devant un guéridon de bois d'acajou, sur lequel se trouvaient une poularde du Mans, un pâté de Chartres, quelques fruits magnifiques et plusieurs bouteilles d'excellent vin.
Juste raconta au vicomte de Lussan ce qui lui était arrivé la veille, et lui demanda s'il devait accepter la proposition de Lebrun.
—Si vous ne m'aviez pas promis cinq mille francs, je vous dirais de ne point faire cette affaire dont, en définitive, mon ami de Pourrières sera la seule victime, mais comme vous vous êtes montré généreux, je veux être vrai: vous pouvez sans crainte, si la solvabilité du marquis de Pourrières vous paraît suffisante, escompter les lettres de change que vous propose Lebrun.
Le vicomte, afin de prouver à l'usurier qu'il pouvait en toute sûreté suivre le conseil qu'il venait de lui donner, et sans doute aussi afin de gagner les cinq mille francs promis, lui raconta tout ce qu'il savait de Salvador et de Roman.
—C'est charmant, s'écria le bon M. Juste, c'est charmant; comment ce sont ces messieurs qui ont envoyé dans l'autre monde mon confrère Josué? la mort de ce juif m'a été trop avantageuse pour que je ne m'empresse pas d'obliger un de ceux auxquels je la dois. Adieu, M. le vicomte, vous aurez les cinq mille francs, je vous, le promets.
Juste, après avoir pris congé du vicomte de Lussan retourna de suite chez lui; il venait seulement de rentrer lorsque Roman sonna à sa porte.
Pour l'introduire dans son cabinet, l'usurier, auquel les confidences du vicomte avaient appris ce dont il était capable, prit encore plus de précautions que la veille.
—Je veux bien, lui dit-il, faire ce que vous me demandez, mais comme l'opération que vous m'avez proposée est purement aléatoire, je vous donnerai seulement cinquante mille francs. Cela vous convient-il?
—Cinquante mille francs, répondit Roman, c'est peu.
—Mes chances de perte sont aussi nombreuses, si ce n'est plus, que mes chances de gain.
—J'accepte les cinquante mille francs, M. Juste.
—Veuillez, en ce cas, me souscrire les lettres de change.
Roman eut bientôt fait ce que désirait Juste; l'usurier prit les lettres de change et sortit du cabinet, après une absence de quelques minutes, il rentra, et remit à Roman les cinquante billets de banque que celui-ci attendait avec la plus vive impatience.
—N'oubliez pas, dit l'usurier à son client lorsque ce dernier fut sur le point de mettre le pied dans la rue, que ces lettres de change seront déposées au parquet de M. le procureur du roi, si elles ne sont pas payées à leur échéance; vous avez deux mois devant vous.
—Je tâcherai de bien employer ces deux mois, répondit Roman; ce sont peut-être les deux seuls qui me restent.
Le soir même, Roman, jaloux ainsi qu'il l'avait dit, de bien employer son temps, était installé devant une table de jeu, et le sort, sans doute pour que sa chute prochaine lui parût plus cruelle, lui faisait gagner une somme assez considérable.
Les lettres qui forment la matière du chapitre précédent, nous ont appris que la fortune cessa bientôt de le favoriser. Après des alternatives de perte et de gain, il survint une dégringolade irrésistible qui fut couronnée, vers l'époque de l'échéance des lettres de change, par la perte de trente mille francs, annoncée à Salvador par Silvia.
Roman, après cette perte, rentra à l'hôtel de Pourrières. Il était presque fou. Ses yeux, dont le blanc était sillonné de petits filets sanguinolents, sortaient à moitié de leur orbite; l'expression de ses traits, empreints d'une pâleur cadavéreuse, était telle que le suisse, qui avait pris une lampe pour venir lui ouvrir, recula épouvanté, et lui demanda s'il se trouvait indisposé et s'il avait besoin de quelque chose.
—Je n'ai besoin de rien, imbécile, lui répondit Roman, qui se retira dans sa chambre, où, suivant sa coutume, il se fit apporter une bouteille de rhum qu'il but tout entière avant de se mettre au lit.
Le lendemain il était si faible qu'il fut forcé de rester couché.
Salvador, avant d'arriver à Paris, s'était arrêté à Melun, à l'hôtel de la Galère, où il avait laissé sa chaise de poste et il avait pris, pour se rendre à Paris, la voiture publique qui part à quatre heures de cette ville. Ce n'était que dans deux jours que l'usurier Juste devait réaliser la menace qu'il lui avait faite, et ces deux jours, Salvador voulait bien les employer.
—Que dois-je faire? se dit-il lorsqu'il fut seul dans les rues de la capitale, Roman une fois mort, et il mourra, s'écria-t-il, en grinçant des dents et en caressant la pointe acérée d'un tire-point renfermé dans la poche de son habit, je ne puis être forcé de payer les lettres de change remises à Juste par ce misérable; mais qui me dit que pour déterminer cet infâme usurier à lui donner de l'argent, Roman, abruti par l'usage immodéré des liqueurs fortes, aveuglé par son infernale passion, ne lui a pas fait quelques confidences dont il pourrait se servir; qui me dit que je ne serai pas inquiété au sujet de la mort de Roman si je refuse de payer cet usurier qui remuera ciel et terre afin de trouver les moyens de me compromettre, quel dédale et comment en sortir!
Je payerai, il le faut, se dit encore Salvador, après quelques minutes de réflexion, heureux, bien heureux d'en être quitte à aussi bon marché.
Lorsque la nuit fut tout à fait venue, Salvador jeta sur ses épaules le large manteau que jusqu'à ce moment, il avait porté sous son bras, il rabaissa sur ses yeux les larges bords du chapeau dont il était coiffé, et se dirigea vers la rue de Courcelle.
L'atmosphère était lourde et le ciel sombre; Salvador alla se poster à quelques pas de sa demeure. Caché sous une porte cochère, il pouvait voir, sans en être vu, tous ceux qui entraient à l'hôtel ou qui sortaient.
Il était depuis environ une heure au poste qu'il avait choisi, lorsque Roman sortit; le malheureux marchait en chancelant. Il était ivre. Il passa près de Salvador sans le remarquer. Celui-ci lui laissa faire quelques pas, puis il se mit sur ses traces. Roman, dont le grand air paraissait avoir augmenté l'ivresse, chancelait de plus en plus et se heurtait à tous les passants; cependant il marchait assez rapidement, il arriva enfin dans la rue Richelieu, et entra dans une assez belle maison, voisine du boulevard.
Roman, nos lecteurs l'ont sans doute déjà deviné, avait pris tout ce qui lui restait, et, malgré son extrême faiblesse, il allait dans le tripot clandestin où il passait toutes ses soirées, tenter une dernière fois la fortune.
Salvador ne l'avait pas perdu de vue, enveloppé dans son manteau, et les yeux cachés par son chapeau à larges bords, il se promenait sur le trottoir qui fait face à la maison dans laquelle était entré Roman; les boutiquiers riverains de ce trottoir et les gracieuses phalènes qui s'y promènent chaque soir, le remarquèrent d'abord; mais lorsque les uns et les autres se furent dit que cet homme mystérieux attendait sans doute la venue de sa belle, ils n'y firent plus attention.
Il était plus d'une heure du matin, lorsque Roman sortit de la maison devant laquelle son complice l'attendait toujours. La lueur projetée par le bec de gaz placé au-dessus de la porte cochère permit à Salvador de remarquer que son visage était extrêmement coloré.
Il fit quelques pas sur le boulevard, alors presque désert...
—Faut-il une voiture, là, mon bourgeois? lui dit un cocher de cabriolet, près duquel il s'était arrêté par hasard.
Salvador tressaillit.
—Il est sauvé s'il prend une voiture! se dit-il.
Roman hésita quelques instants, puis il se remit en route sans répondre au cocher.
—Enfin! se dit Salvador, Dieu soit loué.
Il agrafa son manteau qu'il jeta derrière ses épaules, afin de laisser à ses bras la faculté d'agir en liberté, et il prit le tire-point, dans la poche de côté de son habit.
La lame en était forte et la pointe acérée.
Salvador traversa le boulevard; il ne voulait frapper son complice que lorsqu'il serait engagé dans une des rues assez désertes qui avoisinent l'hôtel de Pourrières.
La marche de Roman était brusque et saccadée; il s'arrêtait souvent et de sourdes exclamations, d'éclatants blasphèmes s'échappaient de sa poitrine. A la hauteur de la rue Caumartin, il brisa sa canne contre une des bornes du boulevard.
Salvador suivait tous ses mouvements avec attention.
La rue de Courcelle, où est situé l'hôtel de Pourrières, n'était pas à l'époque où se passèrent les faits que nous avons voulu raconter, éclairée par le gaz de la compagnie Anglaise; et les réverbères qui, suivant leur coutume avaient compté sur la blonde Phœbé, (qui avait justement choisi cette nuit-là pour aller rendre visite à Endymion), s'étaient éteints depuis longtemps, lorsque Roman s'y engagea, elle était donc parfaitement sombre.
Salvador ne laissa à son complice que le temps d'y faire quelques pas. Semblable à la panthère qui se jette, prompte comme l'éclair, au milieu d'un troupeau de buffles, choisit une proie dans le flanc de laquelle elle enfonce ses ongles de fer et qu'elle ne quitte que lorsqu'elle est étendue privée de vie sur le sable, il se précipita sur Roman qu'il saisit par le cou afin de ne pas lui laisser la faculté d'appeler à son secours.
L'abus des liqueurs fortes avait tellement affaibli le misérable, qu'il ne lui restait plus rien de son ancienne vigueur; il fit cependant, pour se défendre, quelques efforts; mais Salvador le contint facilement, et il lui plongea, à trois reprises, son tire-point dans le cœur.
Lorsque Salvador cessa de le tenir, il tomba lourdement sur le pavé.
Il était mort.
—Et d'un, dit Salvador après l'avoir dépouillé de ses bijoux et de son portefeuille, on croira que ce sont des voleurs qui se sont rendus coupables de ce meurtre. Qui pourrait dire, dit-il d'une voix sourde, que c'est le marquis de Pourrières qui a tué cet homme?
—Moi! dit une voix de femme au-dessus de l'assassin.
Salvador leva la tête, et à la fenêtre d'un appartement situé à l'entre-sol d'une petite maison, devant laquelle était tombé son complice, il vit se dessiner dans l'ombre les formes d'une femme.
—Chut! lui dit-elle à voix basse, je vais descendre vous ouvrir.
Salvador avait reconnu la voix de Silvia.
Quelques minutes après, elle ouvrait mystérieusement la porte de sa maison, dans laquelle elle introduisait Salvador.
La fille de la Sans-Refus, était vêtue seulement d'un élégant peignoir de mousseline blanche garni de dentelles; ses pieds, petits et mignons, étaient emprisonnés dans des mules de satin rose, dignes de chausser Cendrillon; ses longues boucles de cheveux noirs, encadraient son visage encore un peu pâle.
Silvia et Salvador venaient d'entrer dans la chambre, d'où l'ex-cantatrice avait vu ce qui venait de se passer dans la rue.
—Par quel hasard vous trouvez-vous ici? lui dit Salvador; je vous croyais à l'hôtel des Princes?
Silvia, avant de répondre à son amant, ferma les volets de la croisée, puis elle sonna.
A cet appel, une grande et forte jeune fille se présenta à l'entrée de la chambre.
—Marie, lui dit Silvia, M. le Marquis de Pourrières va passer ici le reste de la nuit. Vous allez donc, ma fille, vous enfermer dans votre chambre, dont vous ne sortirez que demain matin, lorsque je vous appellerai, lorsque je vous appellerai, entendez-vous, Marie?
—Oui, madame, répondit la servante; je ne sortirai de ma chambre que lorsque vous m'appellerez, j'ai bien compris.
—C'est bien, mon enfant.
La servante se retira.
—Il faut tout prévoir, dit Silvia en souriant lorsqu'elle fut seule avec Salvador, si par hasard il vous prenait la fantaisie de me traiter de la même manière que ce pauvre M. Lebrun, cette fille resterait après moi!
—Ah! quelle pensée, s'écria Salvador en se mordant les lèvres.
—Osez dire, lui répondit Silvia en le regardant en face, que l'idée de vous débarrasser de moi ne s'est jamais présentée à votre esprit?... Du reste, je ne vous en veux pas, continua-t-elle après quelques instants de silence; la même pensée me serait peut-être venue, si j'avais été à votre place; vous ne pouvez pas lire dans mon cœur, vous ne pouvez pas deviner tout ce qu'il renferme, pour vous, de dévouement et de sentiments affectueux.
Il y avait dans la voix de Silvia, lorsqu'elle prononça ces mots, un tel accent de tendresse, que Salvador, qui venait de tuer celui que depuis près de vingt ans il avait pris l'habitude de nommer son ami, fut presque ému.
—Si je vous gêne, ajouta Silvia, si l'un de nous deux est de trop sur la terre, ne craignez pas de manifester votre volonté; dites un mot, un seul mot, j'ai assez de courage pour mourir, pourvu que ce ne soit pas votre main qui tranche le fil de mes jours.
—Mais je ne veux pas que tu meures! s'écria Salvador; tu es la seule femme au monde que je puisse aimer.
—N'est-ce pas, répondit Silvia en se précipitant entre les bras de son amant, qui la serra avec force contre sa poitrine.
L'artificieuse créature venait de reconquérir l'empire, que pendant si longtemps elle avait exercé sur Salvador.
Le bruit des pas mesurés d'une patrouille, rappela aux deux assassins (Silvia, témoin impassible du meurtre que venait de commettre son amant, ne doit-elle pas être considérée comme sa complice)? ce qui venait de se passer. Ils s'approchèrent tous deux de la fenêtre. Les soldats qui composaient la patrouille s'étaient arrêtés près du cadavre; les paroles qu'ils prononçaient arrivaient claires et distinctes aux oreilles de Salvador et de sa maîtresse.
—Il est mort, dit un des soldats.
—Bien mort, répondit un autre.
—Tout ce qu'il y a de plus mort, ajouta un troisième.
—Le résultat prouve que vous avez frappé d'une main bien assurée, dit Silvia?
Salvador serra, en souriant, la main de sa maîtresse.
—Ecoutons, lui dit-il.
—Que faut-il faire? dit un des soldats.
—Conscrit! répondit d'une voix brève le caporal, il faut aller chercher le commissaire de police.
—On va venir lever le cadavre, dit Salvador.
—A leur aise, répondit Silvia.
Les deux assassins quittèrent la place qu'ils occupaient près de la fenêtre, et vinrent s'asseoir l'un près de l'autre sur un divan.
—Vous n'avez pas répondu à la question que je vous ai adressée, lorsque je suis entré ici, dit Salvador après avoir serré les deux mains de Silvia entre les siennes.
—Vous m'avez demandé, je crois, pourquoi j'avais quitté l'hôtel des Princes, pour venir habiter cette maison?
Salvador fit un signe affirmatif.
Silvia, après s'être recueillie quelques instants, raconta à son amant que quelques paroles échangées entre lui et celui qui venait d'être tué, paroles qu'elle avait saisies au passage, lui avaient appris que le bon H. Lebrun qui prenait sans façon de l'argent dans la caisse de son maître, n'était pas un intendant ordinaire; que le vicomte de Lussan lui ayant appris, il y avait déjà quelque temps, que Lebrun jouait et perdait des sommes considérables, elle s'était empressée de prévenir le marquis de Pourrières, mais que la réponse qu'elle avait reçue à la lettre qu'elle lui avait adressée, ne l'avait pas satisfaite, et que bien certaine que l'argent que perdait Lebrun, avec tant de laisser aller, n'était pas le produit d'une affaire, elle avait voulu savoir ce qu'il faisait, afin d'écrire encore à son amant, s'il se présentait quelques faits nouveaux. Pour arriver au but qu'elle voulait atteindre, elle n'avait pas trouvé de meilleur moyen que celui de venir se loger près de l'hôtel de Pourrières; elle n'avait pas pour cela abandonné son logement de l'hôtel des Princes, qu'elle occupait toujours; son logement de la rue de Courcelle, n'était qu'un observatoire, en venant s'y installer suivant sa coutume de tous les jours, elle avait reconnu Salvador, malgré tous les soins qu'il avait pris pour se rendre méconnaissable; elle s'était de suite doutée qu'il ne se tenait ainsi caché, que parce qu'il avait en tête quelques projets dont le bon M. Lebrun devait être la victime. Charmée de voir enfin son amant prendre une détermination énergique, elle était venue pleine de joie se mettre à sa fenêtre d'où elle avait vu, sans être aperçue, tout ce qui s'était passé, cachée qu'elle était par les volets seulement entr'ouverts.
Le marquis de Pourrières savait le reste.
—Vous êtes, dit Salvador lorsque Silvia eut achevé le récit dont nous venons de donner la substance à nos lecteurs, une bien rusée créature; et je suis maintenant persuadé qu'il est beaucoup plus avantageux de vous avoir avec soi, que contre soi.
—Je suis heureuse de ce que vous voulez bien penser ainsi, répondit Silvia; c'est me donner la certitude que nous ne nous séparerons jamais.
Du bruit dans la rue, éveilla de nouveau l'attention de Salvador et de Silvia; ils voulaient voir ce qui allait se passer, après avoir éteint la lumière qui les éclairait, ils s'approchèrent de la fenêtre.
Le commissaire de police venait d'arriver.
Cet estimable fonctionnaire paraissait très-contrarié de ce que son premier sommeil avait été si brusquement interrompu, et plus pressé d'aller rejoindre sa couche nuptiale que de verbaliser.
Il se pencha cependant sur le cadavre de Roman, qu'il examina à la lueur d'un falot, porté par un des soldats de la patrouille.
—Cet homme, qui paraît appartenir aux classes distinguées de la société, a été dépouillé de son argent et de ses bijoux, dit-il; les assassins n'ont pas laissé sur lui un seul papier qui puisse servir à le faire connaître, il faut le porter à la Morgue.
Les soldats formèrent avec leurs fusils une sorte de brancard, sur lequel ils placèrent le cadavre du misérable Roman, et suivirent le commissaire de police.
Bientôt le bruit cadencé de leurs pas se perdit dans le lointain.
—Bon voyage, M. Lebrun, dit Silvia; j'espère bien ne jamais vous revoir, pas même dans l'autre monde, ajouta-t-elle; car j'aime à croire que notre mort est le dernier acte d'un drame qui n'a pas d'épilogue.
—Possible, répondit Salvador, très-possible, chère amie; mais le contraire aussi est possible et s'il en est ainsi, nous aurons, vous et moi, lorsque nous paraîtrons devant lui, un fameux compte à rendre au mec des mecs[584]... mais je tombe de sommeil.
Il se laissa tomber sur le divan...
VII.—Complications.
Le lendemain vers les dix heures du matin, la servante de Silvia sortit de sa chambre à la voix de sa maîtresse, et alla chercher une voiture de place dans laquelle Salvador, débarrassé de son ample manteau, monta, accompagné de Silvia qu'il conduisit à l'hôtel des Princes, il se fit ensuite mener à l'embarcadère du chemin de fer d'Orléans, qui le conduisit à Corbeil, d'où il lui fut facile de gagner Melun à l'aide des correspondances.
Il reprit dans cette dernière ville, la chaise de poste laissée à l'hôtel de la Galère et revint de suite à Paris.
Ses domestiques, savaient déjà que l'on avait relevé pendant la nuit, dans la rue de Courcelle, le cadavre d'un homme assassiné, mais aucun d'eux ne se doutait que ce cadavre était celui de l'intendant de leur maître.
—M. Lebrun est-il ici, demanda Salvador à celui qui l'avait accompagné dans sa chambre à coucher.
Pris ainsi à l'improviste, le domestique hésita quelques instants.
—Voulez-vous me répondre? ajouta Salvador.
—M. Lebrun est sorti avant hier au soir à dix heures, et il n'est pas encore rentré à l'hôtel, répondit le domestique.
—C'est bien, vous pouvez vous retirer, donnez au cocher l'ordre de faire mettre les chevaux au landau.
Resté seul, Salvador changea de costume, et lorsqu'il supposa que l'ordre qu'il venait de donner avait été exécuté, il descendit, et se fit conduire rue Saint-Dominique d'Enfer.
Il se rendait chez Juste.
L'usurier accabla le marquis de Pourrières d'une fonte de politesses.
—J'étais bien sûr, s'écria-t-il, que M. le marquis ne voudrait pas me voir victime de la confiance que j'ai témoigné à son intendant.
Salvador coupa court à ces démonstrations exagérées, dont il n'était pas la dupe.
—Je suis venu ici, dit-il à l'usurier, pour tâcher de m'entendre avec vous, relativement au payement de ces malheureuses lettres de change, et non pour écouter vos doléances, parlons donc d'affaires si vous le voulez bien.
—Que votre volonté soit faite, M. le marquis.
—Vous avez escompté à Lebrun, cent mille francs de fausses lettres de change, combien faut-il vous compter pour rentrer en possession de ces titres?
—Mais pas plus de cent mille francs.
—Vous plaisantez sans doute?
—Je ne plaisante jamais lorsqu'il s'agit d'argent; je n'ai d'ailleurs retenu à M. Lebrun, qu'un très-léger intérêt, je ne puis donc quelle que soit mon envie de vous obliger, faire le plus léger sacrifice.
—Vous risquez alors de perdre tout; je laisserai Lebrun subir les conséquences de sa faute.
—Vous en êtes le maître, M. le marquis, vous en êtes le maître.
—Voyons, M. Juste, montrez-vous digne du nom que vous portez; soixante mille francs?
—Soixante et dix?
—Impossible!
—Quatre-vingt?
—Impossible!... Je vous diminuerai dix mille francs seulement, mais je ne consens à cette concession, qu'à la condition que vous me ferez la promesse de ne vous adresser qu'à moi, lorsque vous désirerez vendre quelques objets de grande valeur.
Salvador avait affaire à un homme aussi tenace qu'il l'était lui-même, et il était en quelque sorte sous sa dépendance, il fut donc forcé de subir sa loi.
—Je me résigne, dit-il à Juste, mais comme vous devez savoir que, quelque considérable que soit la fortune que l'on possède, on n'a pas toujours quatre-vingt-dix mille francs à sa disposition, j'espère que vous voudrez bien me donner le temps de rassembler cette somme?
—Tout le temps que vous voudrez, M. le marquis, tout le temps que vous voudrez, quinze jours, un mois même; seulement, vous me souscrirez pareille somme de lettres de change et vous me consentirez une hypothèque sur vos biens.
—Je ferai tout ce que vous voudrez, M. Juste.
—Je suis charmé, M. le marquis, de ce que vous voulez bien vous montrer raisonnable, je vous remettrai demain chez votre notaire, les lettres de change souscrites par votre intendant.
—Soit, à demain dix heures, chez maître Chardon, notaire.
Juste reconduisit le marquis jusqu'à la porte de son habitation.
Lorsque Salvador fut dans la rue et qu'il eût fermé sur lui sa porte, Juste ouvrit le guichet grillé qui y était pratiqué, il colla derrière sa face ridée et parcheminée.
—M. de Pourrières, M. le marquis, s'écria-t-il.
Salvador qui allait monter en voiture se retourna.
—N'oubliez pas, je vous prie, lui dit le vieil usurier, de présenter mes hommages à madame la marquise de Roselly.
Salvador voulait demander à l'usurier l'explication de ces dernières paroles, mais Juste, sans plus de façons, lui ferma le guichet sur le nez.
—Je ne m'étais pas trompé, se dit Salvador, ce misérable usurier n'a donné de l'argent à Roman que parce que celui-ci lui a fait quelques confidences, ces deux misérables se sont entendus pour me dépouiller.
Au détour de la rue Saint-Dominique-d'Enfer, le tilbury du vicomte de Lussan croisa le landau de Salvador; le noble gentilhomme, qui avait dicté à Juste la lettre que celui-ci avait adressée au marquis de Pourrières, étant bien persuadé que son ami ne voudrait laisser à personne le droit d'outrager la mémoire du malheureux intendant, allait toucher les cinq mille francs qui lui avaient été promis.
—Voulez-vous, dit-il à Salvador, m'attendre quelques minutes; je vais emprunter de l'argent au vieil arabe qui demeure dans cette rue, comme j'ai de bons gages à lui laisser entre les mains, il me remettra de suite ce qu'il me faut; nous renverrons nos équipages et nous irons faire un tour dans le jardin du Luxembourg avant de déjeuner; j'ai à vous apprendre une nouvelle qui vous étonnera beaucoup.
—Allez, répondit Salvador, vous me retrouverez dans l'allée de l'Ouest.
Salvador renvoya sa voiture et alla attendre le vicomte de Lussan au lieu indiqué; celui-ci, ainsi qu'il l'avait promis, ne fut absent que quelques minutes.
—Vous voilà donc de retour à Paris? dit-il à son ami, j'en suis vraiment charmé, votre absence commençait à me faire faute; vous n'allez pas, je l'espère, retourner à Pourrières.
—Je resterai à Paris, puisque j'y suis; je vais aujourd'hui même écrire à ma femme de venir m'y retrouver.
—Ce cher marquis, je suis, croyez-le bien, très-heureux de votre bonheur.
Salvador, après avoir répondu comme il le devait à ces témoignages d'amitié, rappela au vicomte de Lussan qu'il venait de lui faire la promesse de lui apprendre une nouvelle qui devait, avait-il dit, beaucoup l'étonner.
—Ce pauvre Roman, dit le vicomte d'un ton affligé que démentait l'expression sardonique de son visage, quelle triste fin!
—Qu'est-il donc arrivé à Roman? répondit Salvador; je ne suis arrivé que ce matin et je ne l'ai pas encore vu, il n'avait pas passé la nuit à l'hôtel.
—Ne savez-vous pas qu'un homme a été assassiné cette nuit dans la rue de Courcelle?
—Si fait; mais qu'y a-t-il de commun, je vous prie, entre cet homme assassiné et Roman, est-ce que par hasard Roman?...
—Oh! non, heureusement; Roman est au contraire l'homme assassiné.
—Vous plaisantez?
—Du tout. Ayant lu ce matin dans un de mes journaux le récit de cet événement et le signalement de la victime, et ces détails ayant piqué ma curiosité, je suis allé de suite à la Morgue et j'ai parfaitement reconnu le cadavre du pauvre Roman.
—Je vais alors faire ma déclaration à la police, et donner des ordres afin que le corps de mon pauvre ami soit réclamé et que les honneurs funèbres lui soient rendus.
—C'est bien, mon ami, c'est bien.
—Allons déjeuner, dit Salvador; la promenade que nous venons de faire m'a donné de l'appétit, et je crois que nous ne rendrons pas la vie à Roman en nous condamnant à mourir d'inanition.
—Parfaitement raisonné, cher marquis, parfaitement raisonné.
Salvador et le vicomte de Lussan se rendirent chez Desmares, où ils se firent servir un excellent déjeuner.
—Voulez-vous, dit au dessert le vicomte de Lussan, que je vous parle avec franchise?
—Vous m'obligerez, lui répondit Salvador.
—Eh bien, je crois que vous connaissiez avant moi la mort de notre ami.
—Que voulez-vous dire?
—Vous m'avez parfaitement compris; si du reste ce que je pense est vrai, je vous approuve, il y a déjà longtemps que vous auriez dû vous débarrasser d'un homme dont les détestables habitudes vous auraient tôt ou tard compromis et qui se servait de votre fortune comme si elle eût été à lui.
—Ce cher vicomte, il a toujours le petit mot pour rire, dit Salvador en quittant la table.
Les deux amis se séparèrent en sortant de chez Desmares, et Salvador rentra de suite chez lui.
Il s'enferma dans son cabinet et s'assit devant son bureau, sur lequel il plaça plusieurs liasses de papier qu'il examina successivement avec beaucoup d'attention; ce travail l'occupa plusieurs heures.
—Il ne me restera, lorsque j'aurai payé l'usurier Juste, dit-il après l'avoir achevé, que dix mille francs de rente et le bien de ma femme qui peut rapporter vingt-cinq mille francs environ; trente-cinq mille francs par année, c'est bien peu...
Je ne puis décidément, continua-t-il après quelques instants de réflexion, me contenter d'un aussi mince revenu; le train du vicomte de Lussan, qui ne possède même pas la vieille tour ruinée qui servait d'habitation à ses nobles aïeux, est presque aussi considérable que le mien... Je ne puis donc encore cesser de travailler; j'ai des charges, des charges lourdes et nombreuses; ma maison à soutenir, celle de Silvia à monter de nouveau; je ne puis, sans compromettre l'honneur du nom que je porte, retrancher la moindre chose de mon train...
Le monologue de Salvador vient d'apprendre à nos lecteurs que cet homme, bien loin de renoncer à sa criminelle industrie, méditait au contraire de nouveaux crimes; il devait du reste en être ainsi, l'impunité dont il avait toujours joui l'avait enhardi à ce point qu'il ne pouvait croire qu'il arriverait un jour où la société lui demanderait un compte sévère de tous les crimes qu'il avait commis.
Il se replaça devant son bureau, qu'il avait quitté pour se promener dans son cabinet et écrivit à Lucie la lettre suivante:
Le marquis de Pourrières à la marquise de Pourrières.
Paris.
«Ma chère Lucie,
»J'ai terminé aussi heureusement que cela était possible la malheureuse affaire qui m'a obligé de quitter Pourrières bien avant l'époque que nous avions fixée d'un commun accord; mais ce n'est pas tout, d'autres affaires me sont survenues à l'improviste, de sorte qu'il m'est maintenant impossible d'aller vous retrouver; je ne puis cependant supporter plus longtemps votre absence, et comme je vous sais aussi bonne que vous êtes belle, j'ai l'espérance que vous voudrez bien, aussitôt que vous aurez reçu cette lettre (qui, je l'espère, vous trouvera fort ennuyée), vous mettre en route pour Paris, où je vous attends avec la plus vive impatience.
»Je vous prie d'observer, ma chère Lucie, que ce n'est pas un ordre, mais une prière que je vous adresse; si la campagne avait de tels charmes à vos yeux, que vous ne puissiez vous résoudre à là quitter encore, je vous laisse entièrement libre de ne faire que votre volonté.
»Mille baisers, et croyez à l'amour éternel de votre heureux époux,
»A. DE POURRIÈRES.»
Laure Féval à Lucie de Pourrières.
Guermantes, près Lagny.
«Nous avons achevé, ma chère Lucie, nos pérégrinations à travers l'Italie et la Suisse, et je suis, à l'heure qu'il est, installée avec mon bon oncle, dans le joli petit château que nous possédons à Guermantes, près Lagny.
»Je m'empresse de t'annoncer cette bonne nouvelle.
»Mon mari est toujours en Angleterre, il vient de nous écrire que les affaires qui ont nécessité sa présence dans ce pays, l'y retiendront encore au moins un mois, ne viendras-tu pas consoler un peu une pauvre veuve? mon bon oncle me charge de te dire qu'il ira te chercher si tu ne viens pas promptement, et comme il est très-capable de faire tout ce qu'il dit, j'ai l'espérance que tu voudras bien lui épargner la peine de faire un voyage de plus de deux cents lieues.
»Nous serions flattés, je n'ai pas besoin de te le dire, de recevoir avec toi M. le marquis de Pourrières.
»A bientôt, ma bonne Lucie, à bientôt, n'est-ce pas? Ne prends pas seulement le temps de me répondre, accours, j'ai hâte de serrer sur mon cœur ma plus ancienne et ma meilleure amie.
»LAURE FÉVAL.»
Cette dernière lettre fut remise à Lucie en même temps que celle qui précède. La jolie marquise de Pourrières, bien certaine que son mari ne lui refuserait pas la permission d'aller passer le restant de la belle saison près de son amie, qu'elle était impatiente de revoir, se détermina sans éprouver de bien vifs regrets à quitter le vieux château de Pourrières; elle écrivit donc à son mari, que conformément à son désir elle allait de suite se mettre en route et qu'elle serait à Paris presque en même temps que sa lettre.
Salvador pour la recevoir avait entièrement renouvelé son ameublement et ses équipages, et fait décorer son hôtel avec plus de luxe qu'il ne l'était auparavant.
—La demeure que vous allez habiter vous paraît-elle convenable? dit-il à sa femme après lui avoir fait admirer les mille recherches luxueuses rassemblées dans son hôtel.
Lucie ne remercia pas son mari, mais elle posa sa jolie tête sur son sein et lui serra affectueusement la main.
Salvador déposa un baiser sur le front de sa femme.
Elle ne me refusera pas ce que je veux lui demander, se dit-il.
Les deux époux étaient à ce moment dans la chambre à coucher destinée à Lucie, près d'une petite porte devant laquelle Salvador s'était arrêté à dessein.
—Je vous ai ménagé une dernière surprise, dit-il.
—Qu'est-ce donc, répondit Lucie en souriant; je ne puis, après ce que je viens d'admirer, être étonnée de quelque chose.
Salvador tira de sa poche une clé avec laquelle il ouvrit la mystérieuse petite porte, et il introduisit Lucie dans une pièce absolument semblable à celle qui lui servait de boudoir à l'hôtel de Neuville, c'était la même tenture, fond lilas semé de fleurs et d'oiseaux fantastiques, les mêmes passements verts attachés par des rosaces argentées, les mêmes stores adaptés à des fenêtres disposées de la même manière, les mêmes meubles, rien ne manquait.
—Ah! c'est charmant, s'écria Lucie.
—N'attachez pas plus de prix qu'elle n'en mérite, à cette légère prévenance, répondit Salvador, croyez seulement que je suis heureux d'avoir pu faire une chose qui vous est agréable.
Salvador consacra les premiers jours qui suivirent l'arrivée de Lucie à Paris, à visiter celles des personnes qui avaient assisté à la célébration de son mariage, qui n'avaient pas quitté la capitale, puis ensuite il mena sa femme au bois, aux concerts qui venaient de commencer, partout enfin, où son extrême beauté, la grâce parfaite de ses manières, devaient être remarquées, peut-être n'aimait-il pas Lucie, mais les nombreux hommages qu'on lui adressait, flattaient son amour-propre; il était glorieux de pouvoir se dire: cette femme si belle, si gracieuse, si pure, cette femme que vous accablez d'hommages, dont vous mendiez tous un sourire, un regard, elle est à moi, à moi que vous livreriez à vos bourreaux si vous connaissiez les événements de ma vie; elle m'aime, cette femme, tandis que moi je ne suis attiré vers elle que parce qu'elle est belle.
Salvador, tout entier au plaisir que lui procurait la satisfaction de son orgueil, avait presque oublié Silvia lorsqu'il reçut la lettre suivante:
La marquise de Roselly au marquis de Pourrières.
Paris.
«Cher marquis,
»Je ne veux pas vous ordonner de rendre votre femme malheureuse, je ne veux même pas vous prier de l'aimer un peu moins que vous ne le faites, ce serait peut-être vous demander l'impossible, madame de Pourrières, que j'ai eu l'honneur de rencontrer plusieurs fois au bois, est très-belle, plus belle que moi, et je conçois qu'il serait difficile de ne pas rendre à ses attraits la justice qui leur est due; mais si je veux bien, quant à présent, borner mes désirs à n'occuper dans votre cœur que la seconde place, vous seriez, cher marquis, le plus injuste des hommes, si vous ne veniez pas quelquefois me prouver que vous ne m'avez pas tout à fait oubliée.
»Si vous saviez, cher Alexis, combien je m'ennuie, combien je suis malheureuse, lorsque plusieurs jours se sont passés sans qu'il m'ait été permis de vous voir, vous auriez pitié de la pauvre Silvia, et vous ne la négligeriez pas autant que vous le faites. Avez-vous oublié qu'il y a dans un coin de ce Paris que vous parcourez tous les jours, accompagné de votre heureuse épouse, une pauvre femme qui vous aime, à laquelle votre abandon cause d'horribles souffrances, et qui mourra bientôt si vous ne venez la consoler un peu?
»Je ne puis le croire.
»Venez, mon cher Alexis, venez; ne me laissez pas plus longtemps en proie au sombre désespoir qui m'agite, et qui peut-être me déterminerait à prendre un parti extrême?
»J'ai l'espérance, cher Alexis, que je recevrai votre visite, soit aujourd'hui, soit demain au plus tard, c'est pour cela que je signe.
»Votre dévouée et fidèle amie,
»SILVIA.»
Silvia se moque de moi, se dit Salvador, après avoir lu cette lettre, dont le style ressemblait plus à celui d'une simple et naïve jeune fille, qu'à celui ordinairement employé par la marquise de Roselly, elle se moque de moi, c'est sûr; mais les derniers paragraphes de sa lettre renferment une menace qu'elle serait peut-être assez folle pour réaliser; allons donc chez elle, puisque je ne puis faire autrement. Ah! que ne suis-je débarrassé de cette femme.
Que les dernières paroles de Salvador n'étonnent pas trop nos lecteurs, la présence de Lucie avait quelque peu ébranlé les fondements d'un empire dont, du reste, l'artificieuse Silvia devait facilement ressaisir le sceptre.
Silvia, placée devant son piano, chantait en s'accompagnant, un air de bravoure emprunté au nouvel opéra italien, lorsque Salvador entra chez elle; elle jetait au vent les gammes les plus fabuleuses, les fioritures les plus merveilleuses, sans paraître plus s'en soucier que des couacs criards que laisse échapper la clarinette d'un aveugle.
Elle avait recouvré les brillantes couleurs de son visage, et la toilette qu'elle avait choisie donnait à ses attraits un tel relief, que Winkelmann lui-même aurait été embarrassé, s'il avait été forcé de dire laquelle de Lucie ou de Silvia était la plus belle.
—Il y a encore une fortune dans ce larynx, dit-elle en posant son doigt sur son cou admirablement modelé et plus blanc que l'albâtre.
—Pourquoi alors ne vous remettez-vous pas au théâtre, répondit Salvador.
—Le voulez-vous, s'écria Silvia, en lançant à son amant un regard de vipère, le voulez-vous? Je crois, en effet, que c'est le parti le plus sage que je puisse prendre, je trouverais facilement, si je remonte sur les planches, des gens qui m'aimeront plus que vous ne m'aimez, et qui ne me laisseront pas dans un hôtel garni, si leur fortune leur permet de me donner une autre habitation.
Ce que venait de dire l'ex-cantatrice avait laissé entrevoir à Salvador la possibilité de perdre une femme qu'il aimait, non-seulement parce qu'elle était aussi belle qu'il est possible de l'être, mais encore, parce qu'elle le connaissait, et que devant elle il n'était pas obligé de se contraindre. Quelques minutes auparavant, il s'était plaint de ce qu'il ne pouvait s'en débarrasser, et si, au moment où nous sommes arrivés, quelqu'un avait voulu la lui enlever, il ne l'aurait cédée que s'il n'avait pu faire autrement, le genre humain est plein de ces bizarres contradictions. Les destinées de Salvador et de Silvia étaient unies ensemble par des liens indissolubles, Salvador pouvait, il est vrai, tuer un jour sa maîtresse, mais il était certain qu'il la regretterait le lendemain. Silvia, douée d'une perspicacité rare, savait cela, et c'était peut-être parce qu'il en était ainsi, qu'elle conservait un amant contre lequel elle était, en quelque sorte, forcée de défendre sa vie.
—Vous êtes folle, Silvia, s'écria Salvador, vous êtes folle, ma parole d'honneur!
—Non, je ne suis pas folle, répondit Silvia, je suis seulement bien aise de vous dire que je ne veux pas être plus longtemps votre dupe.
—Mais, qu'avez-vous, et quel sujet a fait naître cette colère, vous ai-je refusé quelque chose, parlez qu'exigez-vous? Vous savez bien que s'il m'est possible de vous satisfaire, je ne vous refuserai pas.
—Eh! je me soucie bien moi de tout ce que vous pouvez me donner, croyez-vous par hasard, que si je voulais, je n'aurais pas demain tout ce qui me manque à cette heure.
—Eh! bon Dieu! j'en suis persuadé; je n'ai jamais douté de vos capacités; mais vous ne me dites pas quel est le sujet qui a fait naître cette sainte colère, et qui a provoqué la lettre ridicule que je viens de recevoir?
—Vous me le demandez! s'écria Silvia, en proie à une exaltation qui croissait d'instants en instants; vous me le demandez! mais vous avez donc cru un instant que je consentirais à me laisser négliger pour une autre femme! non, non, M. le marquis de Pourrières, il n'en sera pas ainsi, j'en atteste le ciel.
Ce ne fut pas sans peine que Salvador parvint à faire comprendre à sa maîtresse que sa position dans le monde l'obligeait à de certains ménagements qu'il ne pouvait négliger sans s'exposer à être montré au doigt. La vue de Lucie, peut-être, ainsi qu'elle l'avait dit, plus belle qu'elle ne l'était elle-même, car il y avait sur ses traits une expression sereine due à une conscience pure, qui manquait aux siens, avait fait naître dans son cœur un sentiment qu'elle n'avait jamais éprouvé, la jalousie.
—Je ferai à l'avenir tout ce que vous désirez, dit Silvia, après avoir écouté le discours assez long que Salvador lui débita; mais je veux auparavant que, pendant quinze jours, vous me promeniez dans Paris; que vous me meniez au bois, aux concerts, partout, enfin, où vous avez mené votre femme; je suis lasse, à la fin, de mener la vie d'une recluse, je ne suis pas sortie d'une prison pour entrer dans une autre, et cet appartement, dont je ne sors presque jamais, est-il autre chose?
—Mais ce que vous me demandez est impossible, répondit Salvador; que dirait le monde pour lequel les relations qui jadis ont existé entre nous ne sont pas un mystère, que dirait ma femme?
—Je me soucie fort peu et du monde et de votre femme; le monde a beaucoup d'égards pour tous ceux qui éblouissent ses regards; quant à votre femme, vous pouvez l'envoyer d'où elle vient.
—Soyez raisonnable, Silvia, ne me demandez pas ce que je ne puis vous accorder.
—Mais, en vérité, je ne conçois pas que vous puissiez me refuser la faveur que je vous demande; nous prierons M. le vicomte de Lussan de nous accompagner, sa présence sauvera les apparences. Du reste, vous trouverez ou non ma volonté déraisonnable, absurde même, il faudra bien que vous vous y soumettiez.
—Mais avez-vous oublié, s'écria Salvador, emporté par une colère que depuis quelques instants il ne contenait qu'à grand'peine, avez-vous oublié que je puis vous briser comme un verre?
—Eh bien! tuez-moi, si telle est votre volonté, j'aime mieux être morte que de penser que vous m'oubliez près d'une autre femme; mais, je vous en avertis, votre mort suivra de près la mienne. Je vois de loin, M. le marquis, et pour qu'il en soit ainsi, j'ai pris la précaution de déposer chez un notaire un testament qui, s'il était ouvert, pourrait bien vous compromettre.
—Vous avez fait cela?
—Eh pourquoi non? qu'est-ce que cela peut vous faire, si vraiment vous m'aimez autant que je vous aime?
—Votre amour, infernale créature, est celui d'une bête fauve.
—N'est-ce pas celui qui vous convient, et voudriez-vous, par hasard, que nous allassions tous deux une houlette à la main, nous adorer bien tranquillement sous l'ombrage?
L'idée de se voir, ainsi que sa maîtresse, accoutré comme les bergers de M. de Florian et disant des phébus sous les vieux arbres d'une verte prairie, parut si comique à Salvador, qu'il ne put s'empêcher de rire aux éclats.
Silvia l'imita.
—Voyons, dit-elle, lorsque cet accès d'hilarité fut passé, soyez raisonnable, vous pouvez bien, après toutes les preuves de dévouement que je vous ai données, me donner à votre tour celle que j'exige de vous.
—Je ferai tout ce que vous voudrez, répondit Salvador, il arrivera, ce qu'il plaira au diable.
—A la bonne heure! s'écria Silvia; j'étais bien sûre qu'après avoir un peu crié, vous finiriez par faire tout ce que je voudrais; mais, puisque j'ai remporté la victoire, je veux être un vainqueur généreux. Je sais, non cher Alexis, que vous devez ménager les justes susceptibilités du monde dans lequel vous vivez, et que vous ne pouvez faire ce que je ne vous demandais tout à l'heure qu'afin de m'assurer que j'avais encore un peu d'empire sur vous; je ne vous demande plus maintenant qu'une seule chose, venez souvent me voir, consacrez-moi autant de temps que vous en consacrerez à votre femme et je serai contente, je n'ai jamais voulu, croyez-le bien, vous forcer à mettre le public dans la confidence de nos amours.
Salvador s'attendait si peu à voir Silvia faire aux exigences du monde le sacrifice d'une seule de ses volontés, qu'il crut d'abord qu'elle voulait se moquer de lui, et que cette feinte condescendance cachait un piège qu'il ne pouvait apercevoir; il fallut pour qu'il fût persuadé qu'elle avait parlé sincèrement qu'elle lui répétât plusieurs fois ce qu'elle venait de dire...
Salvador et Silvia ne se séparèrent qu'après s'être juré que rien de ce qui pouvait arriver ne leur ferait oublier ce qu'ils se devaient, et en apparence et en réalité enchantés l'un de l'autre.
Le visage de Salvador était radieux lorsqu'il rentra chez lui; Lucie qui voulait le prier de lui accorder une faveur à l'obtention de laquelle elle tenait infiniment, fut intérieurement charmée de le voir d'aussi bonne humeur.
Tandis que Salvador était chez sa maîtresse, Lucie avait reçu une lettre de son amie; Laure lui disait qu'elle avait appris son retour à Paris, et qu'elle était extrêmement fâchée de ce qu'elle n'était pas encore venue la voir. «Il ne faut pas, disait Laure en achevant sa lettre, que l'amour te fasse oublier l'amitié; viens, je t'en prie, passer quelques jours près d'une amie que tu négliges plus que tu ne le devrais et qui t'en voudrait si elle ne t'aimait pas autant.»
Lucie avait été touchée des justes reproches de son amie, et c'était la permission d'aller passer quelques jours auprès d'elle, qu'elle voulait solliciter de son mari.
—Je vais, lui dit-elle, semblable aux châtelaines du temps passé, vous prier de m'octroyer un don?
—Quel qu'il soit, noble dame, répondit Salvador, il vous est accordé d'avance.
Lucie mit entre les mains de Salvador, la lettre qu'elle venait de recevoir.
—Savez-vous, noble dame, que si vous ne m'aviez pas fait donner ma parole, je vous refuserais peut-être ce que vous me demandez; ce n'est pas sans éprouver une bien vive peine, que je consentirai à me séparer de vous.
—Vous pouvez, ajouta timidement Lucie, si vos affaires ne vous retiennent pas à Paris, m'accompagner chez mon amie; elle m'a dit plusieurs fois, que son oncle, sir Lambton, un très-digne gentilhomme, vous recevrait avec le plus vif plaisir.
—Je trouve très-naturel le désir que vous éprouvez, et je suis un chevalier trop courtois pour m'opposer à ce que vous le satisfassiez. Allez donc ma chère Lucie, voir votre amie, restez près d'elle aussi longtemps que vous le voudrez, je serai heureux si vous vous trouvez heureuse, et si l'amitié ne vous fait pas oublier l'amour que j'ai pour vous; je regrette beaucoup que des affaires m'empêchent de vous accompagner, mais vous m'excuserez auprès de sir Lambton, et vous lui direz que je prendrai sur mes occupations, le temps d'aller souvent vous visiter tous.
—Puisque vous voulez bien me permettre d'aller voir mon amie, je partirai demain si vous le jugez convenable.
—Vos volontés sont les miennes, ma chère Lucie.
Salvador, nos lecteurs l'ont déjà deviné, était charmé de ce que sa femme, au moment où il cherchait les moyens de se débarrasser d'elle pendant quelques jours qu'il voulait consacrer tout entiers à Silvia, lui avait demandé la permission de s'absenter; Lucie, de son côté, était charmée de la grâce avec laquelle son mari lui avait accordé ce qu'elle désirait, et elle s'occupait avec gaieté de rassembler mille petits objets épars dans le salon, qu'elle voulait emporter avec elle à la campagne, lorsque le vicomte de Lussan se fit annoncer.
—Je vous laisse avec M. le vicomte de Lussan, dit-elle à son mari après avoir adressé au gentilhomme breton une gracieuse révérence; vous savez que j'ai aujourd'hui beaucoup de choses à faire.
—Ne vous gênez pas, ma chère amie, lui répondit Salvador après l'avoir embrassée sur le front, M. le vicomte voudra bien vous excuser.
Lucie sortit du salon et laissa seuls Salvador et le vicomte de Lussan.
Ce dernier ferma lui-même toutes les portes du salon, puis il prit un fauteuil et vint se placer près de Salvador qui s'était assis sur un divan.
—Avez-vous besoin d'argent, cher marquis?
—On a toujours besoin d'argent, cher vicomte, et je ne crains pas de vous avouer qu'en ce moment je suis horriblement gêné.
—Voulez-vous faire avec moi une affaire qui pourra, si elle réussit, nous rapporter à chacun près de cent mille francs.
—De semblables affaires ne se refusent pas, de quoi s'agit il?
—D'enlever d'un château, habité seulement par un vieillard, une jeune fille et quelques domestiques, une quantité raisonnable de lingots d'or, que Juste nous achètera deux cent mille francs.
—Les risques?
—Peu nombreux.
—Qu'importe! après tout, qui ne risque rien n'a rien.
—J'aime à vous entendre parler ainsi, et je suis tellement persuadé de la vérité de ce que vous venez de dire, que cette fois, comme je veux recevoir ma part entière du gâteau, je ne me bornerai pas au rôle d'indicateur; je prendrai une part active à l'expédition.
—C'est très-bien; mais quels seront nos moyens d'exécution? qui doit nous donner les indications nécessaires? par qui serons-nous aidés?
—Si vous acceptez, je vous apprendrai en route, tout ce qu'il est nécessaire que vous sachiez; je dois, du reste, vous dire que persuadé que vous consentiriez à être des nôtres, j'ai déjà tout disposé.
—Très-bien! comptez sur moi; quand nous mettons-nous en campagne?
—A l'instant même; allez embrasser votre femme,
—Comment? à l'instant?
—C'est absolument nécessaire, il faut qu'aujourd'hui même nous soyons à huit lieues de Paris.
—C'est bien.
Salvador alla retrouver sa femme dans sa chambre à coucher; Lucie aidée d'une de ses femmes qu'elle voulait emmener, plaçait avec soin dans des cartons et de grandes caisses, divers objets de toilette qu'elle voulait emporter avec elle.
—Je suis charmé, lui dit Salvador, que vous partiez demain pour la campagne, car j'aurais été forcé de vous laisser seule; le vicomte de Lussan vient de m'apprendre une nouvelle qui m'oblige de m'absenter pendant quelques jours.
—Ce n'est pas au moins une mauvaise nouvelle qui nécessite ce prompt départ?
—Elle n'est pas du moins assez mauvaise pour vous empêcher de vous divertir si vous en trouvez l'occasion; j'ai des capitaux engagés dans diverses entreprises, plusieurs de ces entreprises sont bonnes, quelques-unes sont mauvaises, et je m'occupe en ce moment de faire rentrer ceux de ces capitaux qui sont mal engagés, voilà tout.
Ce n'était que parce qu'il voulait faire pressentir à sa femme des pertes possibles que Salvador donnait, au voyage qu'il allait entreprendre, le motif qu'il venait d'énoncer; mais comme ce qu'il venait de dire n'était que le premier jalon planté sur la route qu'il voulait parcourir avant d'arriver au but qu'il voulait atteindre, il ne quitta Lucie qu'après l'avoir tranquillisée.
Il retrouva dans le salon le vicomte de Lussan et sortit avec lui.
VIII.—Catastrophe.
A quelques portées de fusil de Lagny, sur le chemin vicinal qui conduit de cette ville à Guermantes, il existe une auberge isolée, fréquentée seulement par les routiers, par les voyageurs dont la bourse n'est pas assez bien garnie pour qu'ils se permettent d'aller demander l'hospitalité au propriétaire de l'Ours, le meilleur hôtel (peut-être parce qu'il est le seul) de Lagny.
Nous trouverons, dans la salle principale de cette auberge, grande pièce qui sert à la fois de cuisine, de salon de réunion et de salle à manger, un personnage que nos lecteurs connaissent déjà, Vernier les bas bleus.
Il est presque nuit, et malgré l'extrême chaleur de la saison, des sarments et des parements de fagots brûlent dans la vaste cheminée sous le manteau de laquelle Vernier les bas bleus a pris place.
Le bandit est vêtu d'un costume complet de roulier, sa blouse neuve de toile bleue est enjolivée d'un triple rang de broderies de diverses couleurs; ses jambes sont couvertes de longues guêtres de peau, et son chapeau de feutre ciré, est orné d'une profusion de rubans roses, verts, jaunes, de toutes les couleurs.
Une grosse servante, douée d'une physionomie ronde et colorée, et d'appas formidables, récure dans un coin les assiettes d'étain et les cuivres, ornements brillants d'un vaste dressoir placé vis-à-vis de la cheminée; cette servante et Vernier les bas bleus sont seuls dans la salle, les autres habitants de l'auberge se sont assis sur les deux bancs de pierre placés devant la porte afin de respirer l'air frais de la soirée.
Lorsque la grosse servante cesse un instant, afin de reprendre haleine, de frotter vigoureusement les plats et les casseroles qu'elle s'est chargée de faire reluire, elle jette des regards d'intérêt sur Vernier les bas bleus, qui alors se rapproche du feu et laisse de sourds gémissements s'échapper de sa poitrine.
Nous n'avons pas encore dit à nos lecteurs que Vernier les bas bleus est un très-bel homme qu'il est doué d'une physionomie pleine et colorée, ornée d'une magnifique paire de favoris noirs, bien capable de tourner la tête d'une servante d'auberge.
Un gémissement plus fort et mieux accentué que tous ceux qui l'avaient précédé, fit brusquement lever la tête à la grosse fille; elle laissa tomber à terre le chiffon imprégné de sablon et le plat d'étain qu'en ce moment elle tenait entre ses mains.
—Ça ne va donc pas mieux? dit-elle à Vernier les bas bleus.
—Ça va plus mal, au contraire, ma bonne demoiselle, répondit le bandit.
—Voulez-vous queuque chose? reprit la servante, intérieurement flattée de s'entendre appeler mademoiselle.
—Je vous remercie bien, ça se calme.
—Pourquoi qu'vous avez voulu vous lever? lorsqu'on est malade il faut rester au lit.
—J'avais froid, et j'ai pensé qu'un air de feu me ferait un peu de bien.
—Faut convenir que vous n'avez guère de chance tout d'même, être comme ça forcé de vous arrêter en route au retour de vot'premier voyage; les rubans que vous avez mis à vot'chapeau ne vous ont pas porté bonheur.
—Ah! bah! le malheur n'est pas grand; puisque j'ai pu mener mes marchandises à bon port et que j'suis à vide à c'te heure. Et puis! vous me croirez si vous voulez, continua Vernier les bas bleus en regardant tendrement la grosse servante, vrai, je ne suis pas fâché d'être comme ça subitement tombé malade dans vot'auberge, puisque ça m'a procuré le plaisir de faire vot'connaissance.
—Vous êtes bien honnête tout d'même, monsieur... Comment donc qu'on vous appelle?
—Jérôme Carré; pour vous servir si j'en étais capable, ma belle demoiselle.
—Allons, v'là que vous faites le galant à c'te heure; ça va donc mieux?
—Beaucoup mieux, le feu m'a fait du bien, et j'crois que je pourrai me mettre en route cette nuit ou demain dans la journée.
—Ça ne serait peut-être pas prudent.
—Ah! bah! au petit bonheur, je n'ai pas envie de rester garçon, et pour me marier il faut que je m'amasse des gros sous. J'ai t'y tort?
—Je ne dis pas cela, monsieur Jérôme, mais faut avant tout conserver vot'santé.
—Vous êtes une bonne fille, mademoiselle Madeleine, et si vous vouliez...
—Nous parlerons de cela plus tard, enjoleux, dit la grosse servante, pourpre de satisfaction.
L'arrivée devant la porte de l'auberge d'un cabriolet, d'où descendirent deux élégants personnages, autour desquels s'empressaient tous les habitants de l'auberge, mit fin à la conversation de Vernier les bas bleus, et de la servante.
Les deux nouveaux venus échangèrent un rapide regard avec Vernier les bas bleus, qui reprit sous le manteau de la cheminée la place qu'il venait de quitter pour se rapprocher de la servante.
Nos lecteurs ont deviné, et ils ne sont pas trompés, que les nouveaux personnages qui viennent d'entrer dans l'auberge où nous avons rencontré Vernier les bas bleus, ne sont autres que Salvador et le vicomte de Lussan, et que ce n'est pas le hasard qui vient de faire rencontrer ces trois bandits.
—Faites boire notre cheval et donnez-lui de l'avoine, dit Salvador.
L'aubergiste et son garçon d'écurie sortirent.
—J'ai une soif de tous les diables, dit le Vicomte à la maîtresse de l'auberge. Voulez-vous, madame, avoir l'extrême complaisance de nous servir une bouteille de votre meilleur vin.
La femme de l'aubergiste alluma une chandelle et descendit à la cave.
Il ne restait plus dans la salle que la grosse servante qui s'était remis à sa besogne et qui ne pouvait se lasser de regarder les nouveaux venus.
La pauvre fille n'avait jamais vu chez ses maîtres d'aussi beaux messieurs.
—Mademoiselle Madeleine, dit Vernier les bas bleus d'une voix piteuse, voulez-vous avoir la complaisance d'aller prendre dans la poche de ma veste qui est restée sur mon lit, un petit paquet que vous m'apporterez.
La grosse fille, charmée de pouvoir faire quelque chose pour monsieur Jérôme Carré, quitta précipitamment sa besogne et grimpa aussi lestement que le lui permettait la rotondité plus que raisonnable de sa personne, les quelques marches d'une échelle de meunier qui conduisait à l'étage supérieur.
—C'est bien, dit le vicomte de Lussan à Vernier les bas bleus lorsqu'ils se trouvèrent seuls tous trois dans la salle, vous êtes à votre poste.
—Et je puis y rester sans donner naissance au plus léger soupçon jusqu'à la nuit prochaine si cela est nécessaire, tâchez cependant que l'affaire se fasse cette nuit.
—Il n'y faut pas penser, ce sera pour demain.
—A votre aise, j'en serai quitte pour me chauffer un jour de plus, je ne crains rien, mes papiers sont en règle, le brigadier de gendarmerie qui les a examinés doit m'apporter ce soir la recette d'un remède propre à guérir la fièvre que je me suis donnée, et je fais la cour à la servante, qui me cacherait sous ses jupons, s'il devait m'arriver quelque chose de désagréable.
—Très-bien, ainsi c'est convenu, vous serez à l'endroit indiqué avec votre chariot, dans la nuit de demain à après demain, à deux heures précises du matin.
—C'est convenu, je serais exact.
—Et de notre côté nous serons exacts à vous payer ce qui vous a été promis; dix mille francs si nous réussissons, mille francs que voilà en cas de non-succès.
—Merci, vous pouvez compter sur moi.
—A demain, deux heures du matin.
—A demain, deux heures du matin.
L'aubergiste, sa femme, son garçon et Madeleine, rentrèrent à la fois dans la salle.
—Voilà du vin, messieurs, dit la femme de l'aubergiste, et du bon, je m'en vante.
—Nous n'en doutons pas, madame, répondit le vicomte de Lussan, mais nous en serons beaucoup plus sûrs après l'avoir goûté.
Et sans faire plus de façons, il se plaça avec Salvador à l'un des coins de la grande table, meuble principal de la salle dans laquelle ils se trouvaient.
La servante n'avait pas trouvé dans la poche de Vernier les bas bleus le petit paquet qu'il l'avait envoyé y chercher.
—C'est que je l'aurai égaré, répondit le bandit, pour mettre fin à ses doléances.
Lorsque le cheval attelé au cabriolet qui avait amené Salvador et Lussan fut suffisamment repu, les deux amis prirent congé; après qu'ils eurent échangé avec Vernier les bas bleus un imperceptible coup d'œil, Salvador tira de sa poche deux pièces de cinq francs qu'il jeta sur la table.
—Le reste, s'il y en a, sera pour cette bonne grosse mère, dit-il en frappant légèrement le visage rouge et joufflu de Madeleine.
—Voilà des bourgeois bien dangereux, dit Vernier les bas bleus lorsque Salvador et le vicomte de Lussan furent partis.
—C'est si riche, répondit l'aubergiste.
Le vicomte de Lussan et Salvador, emportés par un vigoureux cheval, franchirent en peu de temps l'espace qui sépare de Lagny l'auberge où nous avons laissé Vernier les bas bleus; arrivés dans cette ville, ils descendirent à l'hôtel de l'Ours.
Partis précipitamment de Paris, et ne s'étant arrêtés en route que pour dire quelques mots à Vernier les bas bleus, ils étaient en proie à une faim dévorante; aussi leur premier soin fut de se faire servir un excellent repas.
—M'expliquerez-vous, cher vicomte, dit Salvador lorsque les premiers plats furent expédiés, quelle est l'affaire que nous allons faire, et de quelle manière nous allons procéder.
—Je ne puis, mon ami, vous dire autre chose que ce que vous savez déjà, répondit le vicomte, mais voici quelqu'un qui pourra vous satisfaire complétement, ajouta-t-il en désignant un nouveau personnage qui entrait à ce moment dans la salle où ils s'étaient fait servir.
Ce nouveau personnage était un petit vieillard vêtu d'un habit noisette, d'une culotte de ratine noire, d'un gilet de piqué blanc, il avait des bas de coton bleu, de forts souliers à larges boucles d'argent, et était coiffé d'un tricorne.
—M. Juste, s'écria Salvador.
—Lui-même, répondit le vicomte de Lussan, c'est à ce brave et digne M. Juste, que nous devons la bonne fortune qui nous arrive aujourd'hui.
L'usurier, en entrant dans la salle avait salué les deux amis comme s'il ne les connaissait pas, et s'était placé près d'eux afin de se faire servir à dîner ou plutôt à souper.
Nos lecteurs savent qu'il n'y a dans la salle à manger de la plupart des hôtelleries de Province, qu'une seule grande table qui sert à tout le monde; ils savent aussi que nulle part on ne peut causer plus à l'aise que dans la salle à manger d'un hôtel de petit ville, lorsque les heures du départ et de l'arrivée des voitures publiques sont passées.
—Vous arrivez à propos, M. Juste, dit le vicomte de Lussan; voilà plus d'une heure que M. le marquis de Pourrières me tourmente, afin que je lui apprenne des choses que, jusqu'à présent, vous êtes le seul à savoir.
—Je vais avoir l'honneur de satisfaire la légitime curiosité de M. le marquis, M. de Lussan.
Voici les faits, il est bon que vous n'en ignoriez aucun, afin d'agir en conséquence.
Personne plus que moi n'aime à obliger ses amis. M. le vicomte de Lussan, à qui j'ai pu rendre quelques légers services, est là pour me démentir, si ce que j'avance n'est pas vrai. J'aurais pu réclamer, au besoin, le témoignage du malheureux M. Lebrun, si le fer d'un assassin n'avait pas prématurément mis fin à ses jours.
—Passons, monsieur Juste, passons, je sais que vous êtes un très-galant homme, et mon ami de Pourrières veut bien me croire sur parole, n'est-il pas vrai, marquis?
Salvador fit un signe affirmatif.
—Je vous disais donc, continua Juste, que personne plus que moi n'aimait à obliger ses amis; cela étant, vous devinez que je saisis avec empressement toutes les occasions qui se présentent, de leur être agréable.
Il y a de cela quelques jours, un riche gentilhomme anglais, qui habite la France depuis peu de temps, se présenta chez moi et me dit qu'il venait de recevoir, de son correspondant d'Amsterdam, une lettre qui lui apprenait que la plus grande partie d'un envoi de lingots d'or et d'argent, qui allait m'être fait par le dit correspondant qui est aussi le mien, lui était destinée; il venait me prier de lui envoyer ces lingots, aussitôt qu'ils me seraient parvenus, à sa maison de campagne, située ici près; je lui promis de faire ce qu'il désirait, et comme la valeur des objets que je devais lui remettre était fort considérable, je lui dis que je désirais, pour mettre ma responsabilité à couvert, les lui porter moi-même au lieu indiqué, afin d'en recevoir une décharge; je pensais déjà à vous, M. le vicomte.
L'Anglais, un très-digne gentilhomme, ma foi! approuva fort ma prudence et me dit qu'il me recevrait avec plaisir à sa maison de campagne.
Les lingots me sont arrivés il y a deux jours, et, de suite, j'ai fait charger sur une voiture ceux qui ne m'appartenaient pas, et après avoir fait prévenir M. le vicomte de Lussan de ce qu'il avait à faire, je me suis empressé de les apporter moi-même à leur légitime propriétaire.
Il s'agit maintenant de s'approprier adroitement ces lingots, que je m'engage à vous payer deux cent mille francs.
—Mais vous ne nous dites pas, s'écria Salvador, quels moyens nous devons employer pour cela.
—Patience! un peu de patience, je vous prie, tout vient à point à qui sait attendre; vous avez deviné que je ne voulais porter moi-même les lingots, qu'afin de savoir dans quel endroit ils seraient placés et d'étudier les lieux; il me reste à vous faire part de mes observations.
Les lingots ont été déposés dans un petit cabinet contigu à une chambre à coucher qui fait partie d'un pavillon en aile; cette pièce, ainsi du reste que tout le pavillon, est, quant à présent, inhabitée; les lingots, renfermés dans plusieurs petites caisses, sont placés près d'une commode et ont été recouverts d'un vieux tapis; on peut facilement s'introduire, à l'aide d'escalade, dans la chambre du pavillon, dont les fenêtres sont ouvertes sur la grande route; si la porte du cabinet est fermée, ce qui est probable, il vous sera facile de l'ouvrir à l'aide des merveilleux instruments dont, sans doute, vous avez eu soin de vous munir.
Il n'y a pas de chien de garde dans la maison. Les gens chez lesquels vous allez travailler[585] ne devraient pas habiter la campagne privés d'un aussi fidèle serviteur. L'homme que vous venez de voir et auquel M. le vicomte de Lussan a procuré un équipage complet de roulier, transportera la camelotte[586] au pavillon de Choisy-le-Roi, chez M. de Pourrières; c'est là où j'en prendrai livraison; le reste me regarde.
—La réussite de cette affaire ne me paraît pas impossible, dit Salvador après avoir attentivement écouté Juste, mais il faut en prévoir les suites; et d'abord est-il bien certain que Vernier, lorsqu'il aura à sa disposition les susdits lingots, ne cherchera pas à nous frustrer de tout ou partie de ce qui nous appartiendra?
—Vernier ne sachant pas quelle est l'importance du vol, puisque les lingots sont en caisse, sera content de la somme assez ronde que nous voulons bien lui allouer; nous pouvons donc, jusqu'à un certain point, compter sur lui; rien, au surplus, ne nous empêchera de le suivre de loin jusqu'à ce qu'il soit arrivé à Choisy.
—Voici, pour le reste, comment nous devons procéder, ajouta le vicomte de Lussan: nous passerons la journée de demain à visiter les environs de cette ville, sous le prétexte de chercher une propriété à vendre; notre présence ici sera donc justifiée sans que nous soyons forcés de décliner nos noms; nous quitterons cette auberge à dix heures du soir, et nous attendrons, en nous promenant, que le moment d'agir soit venu; nous remettrons à M. Juste, que nous trouverons à l'heure indiquée, près de la maison en question, notre cabriolet qu'il conduira à petits pas sur la route de Paris, une fois l'affaire faite, il nous sera facile de le rattraper, et, s'il plaît à Dieu, nous rentrerons dans notre bonne ville, à la naissance du jour, un peu plus riches que nous ne le sommes maintenant.
Remarquez je vous prie, cher marquis, qu'à moins d'être pris en flagrant délit, et ce cas échéant (je pense que vous savez comme moi ce que vous avez à faire), nous ne risquons absolument rien; les gendarmes, lorsqu'ils rencontrent des gens comme nous, des gentilshommes riches et bien posés dans le monde, un capitaliste qui possède assez d'or pour remplir le tonneau des Danaïdes, se contentent de les saluer.
—Allons c'est bien, dit Salvador, si le plan est aussi bien exécuté qu'il a été bien conçu, la réussite est infaillible.
—Et maintenant, répondit le vicomte de Lussan, ne parlons plus de l'affaire qui nous amène ici.
Juste, Salvador et le vicomte de Lussan, après la conversation que nous venons de rapporter, achevèrent fort tranquillement de souper, et se retirèrent chacun dans l'appartement qui leur avait été préparé.
Le vicomte et Salvador avaient demandé une chambre à deux lits.
—Savez-vous cher vicomte, dit Salvador lorsqu'il se trouva seul avec son ami, que ce M. Juste est vraiment un homme précieux.
—Très-précieux, marquis, c'est pour cela que je serais désolé s'il lui arrivait malheur.
—Il est bien riche?
—Très-riche, excessivement riche, même, mais je suis persuadé qu'il se laisserait hacher en morceaux ou scier entre deux planches, plutôt que de dire en quel lien de sa maison il a caché les immenses richesses qu'il possède, et qu'une fois qu'on se serait débarrassé de lui et de son terre-neuve, sur lequel, soit dit en passant, il paraît beaucoup trop compter, il faudrait démolir sa maison de fond en comble afin de découvrir la caisse qui renferme ses trésors.
—Bonsoir, vicomte; je suis si fatigué que je vais, je crois, dormir du sommeil du juste.
—Bonsoir, marquis, ne rêvez pas de ce pauvre Roman.
—Ah! bah! fit Salvador qui essaya, mais en vain, de comprimer un énorme bâillement.
Salvador et le vicomte passèrent, ainsi qu'ils en étaient convenus, la journée du lendemain à parcourir les environs de la petite ville de Lagny-sur-Marne, sous le prétexte de chercher une propriété à leur convenance.
L'hôte de l'Ours, ébloui par la recherche de leur costume et leurs manières aristocratiques, avait absolument voulu leur servir de guide; le vicomte de Lussan n'avait pas cru devoir refuser des offres de services si gracieusement faites. Grâce à l'obligeance de son hôte, Salvador et lui avaient été introduits chez plusieurs propriétaires des environs de Lagny, et ils avaient pu, grâce encore à la faconde inépuisable de leur cicerone, recueillir une foule de renseignements dont ils se promirent de se servir à l'occasion; on a deviné que lorsque le soir arriva, ils n'avaient pas trouvé ce qu'ils paraissaient chercher; ils avaient cependant visité une grande quantité de propriétés, mais les unes étaient trop considérables, les autres ne l'étaient pas assez.
Ils rentrèrent à l'hôtel de l'Ours à la nuit tombante, et, après avoir fait honneur à un excellent repas qu'ils voulurent absolument faire partager à leur hôte, ils firent atteler le cheval à leur cabriolet et partirent.
Deux heures sonnaient à l'horloge communale du petit village de Guermantes lorsqu'ils arrivèrent près de la maison qu'ils devaient dévaliser. La nuit était calme et silencieuse, seulement, à de rares intervalles, on entendait retentir les aboiements du chien de garde de quelque ferme éloignée; Vernier les bas bleus, vêtu du costume qu'il portait la veille, et conduisant un chariot attelé de deux bons chevaux normands qu'il avait fait arrêter à quelques pas de la maison, attendait, assis depuis quelques minutes sur le revers d'un fossé, la venue de ses complices. Salvador et le vicomte de Lussan passèrent devant lui après lui avoir adressé un signe d'intelligence, et suivirent la grande route jusqu'à ce qu'ils rencontrassent Juste qui cheminait paisiblement: ils lui remirent leur cabriolet après avoir tiré du coffre ce qui leur était nécessaire, deux blouses bleues dont ils se vêtirent immédiatement, des armes, des fausses clés et une échelle de cordes très-artistement travaillée, puis ils retournèrent sur leurs pas, après avoir recommandé à l'usurier de n'aller qu'assez doucement pour qu'ils pussent facilement le rattraper.
La maison dans laquelle ils devaient trouver les richesses qu'ils convoitaient était aussi calme et aussi silencieuse que la campagne au milieu de laquelle elle était située; il n'apparaissait aucune lumière à l'intérieur, le moment était favorable pour agir.
—Ah ça! ne perdons pas de temps, dit le vicomte de Lussan, ne nous laissons pas surprendre par le jour.
—Ce serait très-maladroit, répondit Salvador.
—Quel est celui de nous deux qui va le premier tenter l'aventure?
—Eh! parbleu! ce sera moi; je suis plus habitué que vous à ces sortes d'expéditions.
—Allez donc, et que Dieu vous protége.
Salvador jeta avec beaucoup d'adresse l'échelle de cordes sur le balcon de la fenêtre par laquelle il devait s'introduire dans la maison, et lorsqu'il se fût assuré qu'elle était solidement accrochée, il commença, avec toute l'agilité d'un écureuil, sa périlleuse ascension.
Le vicomte de Lussan était au pied de la muraille, prêt à s'élever dans l'air aussitôt que Salvador serait entré dans la maison.
Vernier les bas bleus avait quitté la place qu'il occupait, et se promenait sur la route en fumant sa pipe.
Salvador, après avoir franchi l'espace qui le séparait de la fenêtre, se dressa sur l'appui, et à l'aide d'un diamant enchâssé dans une bague chevalière qu'il portait au doigt, il enleva sans bruit la plus grande partie d'un carreau, il passa ensuite son bras par l'ouverture qu'il avait faite, et ouvrit facilement la fenêtre.
Il s'élança dans l'appartement.
Comme il le croyait inhabité, il marcha sans crainte vers la porte qui, si les indications données par l'usurier Juste étaient exactes, conduisait au cabinet dans lequel les lingots devaient être déposés.
Le craquement de ses bottes sur le parquet et le pétillement de l'allumette chimique avec laquelle il alluma une bougie, dont il avait eu soin de se munir, réveillèrent deux femmes couchées dans deux lits parallèles placés dans une alcôve, qui faisait face à la fenêtre par laquelle il s'était introduit.
Ces deux femmes, effrayées de voir dans leur chambre un homme dont l'extérieur n'était rien moins que rassurant (nos lecteurs n'ont pas oublié que Salvador avait mis une blouse par-dessus ses habits), poussèrent des cris perçants, et, cédant à un mouvement machinal elles se jetèrent toutes deux dans la ruelle de leurs lits.
—Taisez-vous morbleu! s'écria Salvador, taisez-vous ou vous êtes mortes! Et comme les deux femmes, en proie à une agitation fiévreuse qui ne leur laissait pas le libre usage de leurs facultés, ne cessaient de crier, il prit dans la poche de son habit le tire-point dont il s'était servi contre Roman, et s'élança vers elles pour les frapper.
—Dieu, mon mari!
—Le marquis de Pourrières!
Ces trois exclamations partirent en même temps, les deux femmes sur lesquelles Salvador venait de lever un fer homicide, n'étaient autres, en effet, que la pauvre Lucie et son amie Laure.
—Monsieur, monsieur, s'écria Lucie, ne nous tuez pas, nous ne dirons rien, je vous le promets.
La pauvre femme était plus pâle qu'un cadavre, et elle ne pouvait détacher ses yeux de son mari, dont le singulier accoutrement n'annonçait que trop clairement les criminels desseins.
Laure s'était retranchée derrière son lit et tremblait de tous ses membres: elle ne disait rien.
La scène qui précède s'était passée en moins de temps qu'il ne nous en a fallu pour la raconter.
Salvador s'élança vers la fenêtre, le vicomte de Lussan avait entendu les cris poussés par les deux femmes, présumant qu'ils pouvaient être entendus des autres habitants de la maison et les attirer sur le lieu de la scène, et ne voulant pas laisser son ami supporter seul les chances d'une lutte inégale, il gravissait les degrés de l'échelle de corde, il s'aidait d'une main, de l'autre il tenait ses deux magnifiques Kukenreiters.
—Cavalez-vous, dit Salvador à ses deux complices, l'affaire est marronnée[587]. Je vous rejoins dans quelques minutes.
Sans demander de plus longues explications, le vicomte descendit les degrés de l'échelle de corde. Vernier les bas bleus se plaça à la tête de ses chevaux, qui se mirent en route dès qu'ils eurent entendu les claquements répétés de son fouet.
Salvador revint près des deux femmes qui étaient restées à la même place, pétrifiées d'étonnement, et qui n'avaient pas eu encore la force d'échanger une seule parole.
—Je ne veux pas, madame, dit-il, en s'adressant à Lucie, chercher à vous dissimuler le motif qui m'avait amené dans cette maison, où, du reste, je ne croyais pas vous rencontrer; ce serait inutile: le déguisement dont je suis couvert, la manière inusitée dont je me suis introduit dans cet appartement, vous ont déjà appris quel était mon dessein; je suis en même temps fâché et satisfait de ce qui vient d'arriver, je suis fâché de vous avoir causé une frayeur qui, je le crains bien sera funeste à votre santé, et d'avoir perdu à la fois votre estime et votre amitié, auxquelles, je dois le reconnaître, je n'ai plus aucun droit, je suis satisfait de ce que votre présence m'a arrêté sur le bord d'un abîme, dans lequel de funestes conseils allaient me précipiter. Lorsque vous connaîtrez les raisons de ma conduite, je vous paraîtrai sans doute beaucoup moins coupable que je ne vous le parais en ce moment j'ai donc l'espérance que vous voudrez bien, ainsi que votre amie, ne parler à personne de ce qui vient de se passer.
J'aurai, du reste, demain, l'honneur de me présenter chez sir Lambton.
Salvador ne laissa pas aux deux femmes stupéfaites d'étonnement, le temps de lui répondre, dès qu'il eût achevé le petit discours que nous venons de rapporter, il sortit par la fenêtre comme il était entré.
Il rejoignit l'usurier Juste et le vicomte de Lussan, qui conduisaient doucement le cabriolet sur la route de Paris.
Vernier les bas bleus, conduisant son chariot, avait suivi une autre direction.
Nous laisserons pour un instant ces trois bandits, pour retourner près de Lucie et de Laure.
Salvador n'avait jeté qu'un coup d'œil superficiel sur la lettre que sa femme lui avait donnée à lire lorsqu'elle lui avait demandé la permission d'aller passer quelques jours près de son amie, et le vicomte de Lussan étant venu, ainsi qu'on a vu, le prendre à l'improviste pour l'emmener avec lui, il n'avait pas songé à demander à sa femme où était située la campagne de sir Lambton; on a vu que l'usurier et le vicomte, soit à dessein, soit par hasard, avaient évité de prononcer le nom de la personne qu'il s'agissait de dévaliser, de sorte que rien n'avait pu donner l'éveil à Salvador; son apparition dans la chambre occupée par sa femme et Laure, ne doit donc pas paraître étonnante.
Lucie, ainsi que cela avait été convenu, était partie le lendemain du départ de son mari avec le vicomte de Lussan, et elle était arrivée de bonne heure à la campagne de sir Lambton; le bon gentilhomme l'avait reçue avec infiniment d'affabilité, et autant peut-être pour satisfaire sa petite vanité de propriétaire et d'homme riche, que pour lui faire agréablement passer la journée, il avait absolument voulu lui faire admirer toutes les merveilles rassemblées à grands frais dans sa maison de campagne, de sorte, que Lucie et Laure qui voulaient se communiquer une foule de ces petits secrets que les femmes, en général, et particulièrement les nouvelles mariées, ne laissent jamais tomber dans l'oreille des profanes, n'avaient pu trouver, durant toute la journée, un moment pour s'entretenir en secret, la présence continuelle de sir Lambton qui, cependant, faisait tout ce qu'il pouvait afin de leur être agréable, avait d'abord contrarié quelque peu les deux amies; mais elles n'avaient pas tardé à en prendre leur parti et elles se promirent de se dédommager amplement lorsque sonnerait l'heure de la retraite, c'est pour cela que Laure fit dresser un lit pour elle dans la chambre du pavillon, que l'on avait disposée pour Lucie.
FIN DU SEPTIÈME VOLUME.
LES VRAIS MYSTÈRES DE PARIS.
LES
DE PARIS,
PAR VIDOCQ.
TOME HUITIÈME.
BRUXELLES,
ALPH. LEBÈGUE ET SACRÉ FILS,
IMPRIMEURS-ÉDITEURS.
1844
LES VRAIS


I.—Catastrophe. (Suite.)
Lucie et Laure se retirèrent de bonne heure; elles avaient tant de choses à se dire! Lucie surtout était impatiente d'apprendre à son amie une nouvelle dont le matin même elle avait eu la révélation, et qu'elle se faisait une fête d'apprendre à son mari lors de sa première visite chez le bon sir Lambton.
Lucie allait être mère.
Après avoir longtemps causé, les deux amies, vaincues par le sommeil, s'endormirent heureuses d'être l'une près de l'autre.
Nos lecteurs savent quel fut leur réveil.
Restées seules, Lucie et Laure demeurèrent assez longtemps sans se parler.
Lucie, la tête cachée entre ses mains, ses beaux cheveux noirs épars sur ses épaules nues, pleurait à se briser la poitrine.
Laure, assise sur une chaise longue, à quelques pas d'elle, la regardait en silence et des larmes coulaient le long de ses joues pâlies par la terreur. La clarté mystérieuse de la lune éclairait seule cette triste scène.
Laure se leva péniblement de son siége et s'approcha de son amie abîmée dans la douleur, et qui paraissait n'avoir conservé que pour souffrir le peu de force qui lui restait; elle l'embrassa sur le front.
—Pauvre, pauvre amie! dit-elle.
Lucie leva sur Laure ses yeux baignés de larmes.
—Je ne te fais donc pas horreur, dit-elle à son amie.
—Et pourquoi, grand Dieu! m'inspirerais-tu de l'horreur? s'écria Laure qui prit Lucie entre ses bras et la serra avec force contre sa poitrine; dois-je te punir d'une faute qui n'est pas la tienne, et l'amitié qui nous lie est-elle si peu solide qu'elle doive être brisée au premier choc?
—Oh! non, répondit Lucie; je ne veux pas que tu cesses de m'aimer, ton amitié est maintenant le seul bien qui me reste.
—Et elle ne te fera pas faute, je te le promets.
Les protestations de Laure calmèrent quelque peu Lucie; la pauvre femme se trouvait un peu moins malheureuse de savoir qu'elle pouvait compter sur l'amitié dévouée et désintéressée de la compagne de ses jeunes années.
La glace une fois brisée, Laure fit tout ce qu'il était possible de faire en semblable occasion pour apporter un peu de soulagement à la douleur si vive de son amie. Malgré la secrète antipathie qu'elle éprouvait pour le marquis de Pourrières, elle croyait qu'il avait dit la vérité lorsqu'il s'était vu découvert; elle fit donc observer à Lucie que quelque grave que fût le crime de son mari, elle ne devait pas désespérer de l'avenir.
—Qui sait, continua-t-elle, si un jour tu ne devras pas bénir la Providence de ce qui vient de t'arriver aujourd'hui; ton mari vient de te dire, et je crois qu'il disait vrai que ta présence l'avait arrêté sur le bord de l'abîme dans lequel il allait se laisser entraîner. Eh bien! il t'aime, tu lui parleras, et il est permis d'espérer que lorsqu'il saura que bientôt tu seras mère, il voudra conserver pur à son enfant le nom qu'il a reçu de ses ancêtres.
—Je désire bien vivement, ma chère Laure, que tes prévisions se réalisent, mais je ne l'espère pas. Mon mari, vois-tu, n'est pas ce qu'il paraît être, il y a dans la vie de cet homme, j'en suis maintenant certaine, quelque fatal secret que j'apprendrai tôt ou tard. Pourquoi, grand Dieu! n'ai-je pas suivi les conseils du docteur Mathéo.
—Tu as fait, ma bonne Lucie, ce que tu devais faire, tu ne pouvais ajouter foi à une lettre qui n'énonçait aucuns faits positifs, lorsque surtout celui qui avait écrit cette lettre laissait, par sa fuite, à toutes les accusations le droit de se produire.
Lucie écoutait attentivement, mais ses larmes ne cessaient pas de couler le long de ses joues pâles.
—Laure, ma bonne Laure! s'écria-t-elle enfin, combien je suis reconnaissante des efforts que tu fais pour me consoler; mais ils sont inutiles. Unie pour toujours à un voleur!... à un assassin peut-être!... ah! j'en mourrai...
—Lucie, Lucie, dit Laure d'une voix solennelle, as-tu donc oublié que tu vas devenir mère.
—C'est vrai, grand Dieu! répondit Lucie; c'est vrai, qui donc, si je mourais, prendrait soin de l'innocente créature que je porte dans mon sein?
—C'est bien, mon amie, ajouta Laure, Dieu, sois-en sûre, ne voudra pas que tu sois éternellement malheureuse.
La jeune femme, lorsqu'elle prononçait ces simples paroles, paraissait si convaincue de ce qu'elle avançait, sa voix était si émue, l'expression de son regard, levé vers le ciel, annonçait une telle confiance, que la pauvre Lucie se sentit quelque peu consolée.
—Je te crois, dit-elle à son amie, j'ai besoin de te croire.
—Il faut, lui répondit Laure, que tout le monde ignore ce qui s'est passé ici cette nuit, et pour éviter que la pâleur de nos visages ne donne sujet à mon oncle de nous adresser des questions auxquelles nous ne saurions que répondre, il faut que nous nous résolvions à prendre quelques instants de repos. Voyons, Lucie, couche-toi, je vais m'occuper de faire disparaître les traces du passage de M. de Pourrières.
Laure acheva de briser la vitre par laquelle Salvador s'était introduit dans la chambre, et tira à elle l'échelle de corde qui était restée accrochée au balcon; elle porta ensuite sur le lit la pauvre Lucie, qui, du reste, se laissait faire comme une enfant.
Ainsi que cela arrive souvent à ceux qui viennent d'éprouver un violent chagrin, un sommeil de plomb vint bientôt clore les paupières des deux amies, qui ne s'éveillèrent que lorsque la matinée était déjà avancée.
—Si tu avais prévu ce qui t'attendait ici, dit sir Lambton à sa nièce, après avoir affectueusement salué Lucie, tu ne te serais pas levée aussi tard.
Laure mit sur le compte d'une légère indisposition la paresse inaccoutumée, à propos de laquelle son oncle lui faisait la guerre.
Le bon sir Lambton remarqua alors l'extrême pâleur et les traits fatigués des deux jeunes amies.
—Mais vous êtes toutes les deux malades, s'écria-t-il; je vais de suite envoyer chercher le médecin.
—C'est inutile, mon bon oncle, répondit Laure, je vous assure que c'est inutile; dites-nous plutôt quelle est la personne qui va déjeuner avec nous?
Les quelques paroles qui précèdent étaient échangées dans la salle à manger, et Laure faisait observer à son oncle qu'il y avait cinq couverts sur la table qui venait d'être dressée pour le déjeuner.
—Tu n'as pas deviné? lui dit sir Lambton.
—Mon mari! s'écria Laure, et un éclair de joie vint tout à coup illuminer sa charmante physionomie.
—Lui-même, dit Servigny, qui, pour obéir à sir Lambton, qui avait voulu ménager à sa nièce une surprise agréable, s'était jusqu'à ce moment tenu caché dans un petit cabinet attenant à la salle à manger.
Le bon jeune homme prit sa femme entre ses bras et la serra avec force contre sa poitrine, avant de songer à présenter ses hommages à la marquise de Pourrières.
—Heureuse Laure! dit tout bas Lucie à l'épouse de Servigny.
—Oui, je suis heureuse, lui répondit Laure, cependant l'appréhension d'un malheur possible vient sans cesse empoisonner mes jours et troubler mes nuits; hélas! ma pauvre amie, nous avons tous, pauvres créatures que nous sommes, une bien lourde croix à porter.
—Toi aussi... ma bonne Laure... est-ce que ton mari?....
Paul est le plus parfait modèle de toutes les bonnes qualités et cependant..... Je te dirai un secret que je t'ai caché jusqu'à ce jour, parce que je ne voulais pas te donner un sujet d'affliction, et tu verras que tu n'es pas la seule à plaindre.
Les deux femmes ne purent en dire davantage, sir Lambton, et Servigny, qui s'étaient retirés pour causer dans l'embrasure d'une fenêtre, s'approchèrent d'elles et les invitèrent à prendre leur place à table.
Le déjeuner ne fut pas triste. Les plus heureux résultats avaient couronné le voyage en Angleterre que Servigny venait d'achever; aussi sir Lambton était-il très-satisfait, et il faisait tous les efforts imaginables pour égayer les deux amies, qui, de leur côté, ne voulant pas laisser supposer qu'il existait entre elles un secret qu'elles voulaient absolument cacher, dissimulaient, autant du moins qu'elles le pouvaient, la tristesse à laquelle elles étaient en proie.
Peu de jours après l'arrivée de Servigny, Lucie reçut une lettre de son mari, qui l'avertissait que le lendemain il se présenterait chez sir Lambton.
—J'ai cru devoir, disait-il, vous annoncer cette visite (que je ne ferais pas si ma négligence ne devait pas sembler extraordinaire à sir Lambton), afin de vous laisser le temps de prévenir votre amie et pour que ma présence, qui, je le sens, doit, après ce qui s'est passé, vous impressionner désagréablement, ne vous surprît pas à l'improviste.»
Le premier soin de Lucie, après avoir reçu cette lettre, fut de prévenir son amie et de lui demander ce qu'elle devait faire en semblable occurrence.
—Il ne faut pas, lui répondit Laure, te montrer trop rigoureuse, la lettre qu'il vient de t'écrire prouve qu'il comprend toute l'énormité de son crime, puisqu'il ne cherche pas à s'excuser, et celui qui est humble est bien près de se repentir, s'il ne se repent déjà.
—Je ferai ce que tu me conseilles, ma chère Laure, je lui parlerai et j'espère que Dieu voudra bien m'accorder le don de la persuasion.
Le lendemain, en effet, Salvador, ainsi qu'il l'avait annoncé à sa femme, se présenta chez sir Lambton.
Servigny, qu'une affaire de peu d'importance avait appelé à Lagny, était absent en ce moment.
Sir Lambton fit à Salvador l'accueil le plus empressé, et voulut lui arracher la promesse de passer au moins deux ou trois jours à sa campagne.
Salvador se trouvait dans une position assez embarrassante, il ne savait quelles raisons alléguer pour refuser sir Lambton, et la crainte de désobliger Laure à laquelle sa présence, après ce qui s'était passé quelques jours auparavant, devait inspirer l'épouvante, l'empêchait d'accepter la gracieuse invitation du bon gentilhomme.
—Vous ne me donnez pas de bonnes raisons, M. le marquis, dit à la fin sir Lambton visiblement contrarié des refus persévérants de son hôte, vous resterez, si vous ne voulez pas me laisser croire que ma compagnie n'a pas le bonheur de vous plaire.
Salvador jeta sur Laure et sur sa femme un regard suppliant.
Les deux jeunes femmes le prirent en pitié.
—Restez, M. le marquis, lui dit Laure après avoir serré entre les siennes les deux mains de son amie; restez, ne refusez pas à mon oncle une faveur à laquelle il paraît tant tenir.
—Je sais trop, madame, ce que je vous dois pour ne pas vous obéir, répondit Salvador après s'être respectueusement incliné.
—Que vous êtes heureuse! s'écria joyeusement sir Lambton en s'adressant aux deux amies, que vous êtes heureuses d'être femmes et jolies, on ne sait rien vous refuser.
Sir Lambton, jaloux de bien recevoir le mari de la plus chère amie de sa nièce, et désireux de donner au marquis de Pourrières un splendide échantillon de l'hospitalité britannique, laissa seuls un instant Salvador et les deux femmes, afin d'aller donner des ordres en conséquence.
Salvador voulut mettre à profit cet instant de liberté.
—Ah! mesdames, dit-il en donnant à sa voix une expression pénétrée; ah! mesdames, combien votre bonté est grande! et comment pourrai-je vous faire oublier?...
Laure ne lui laissa pas le temps d'achever la phrase qu'il venait de commencer.
—Ne parlons pas de ce qui s'est passé, lui dit-elle avec dignité, ce n'est pas M. le marquis de Pourrières qui a levé sur nos têtes le fer d'un assassin; nous avons eu affaire à un misérable fou, qui, nous aimons à le croire, a recouvré la raison.
—M. le marquis de Pourrières, dit sir Lambton en rentrant dans le salon où il avait laissé Salvador et les deux femmes, suivi de Servigny qui venait d'arriver au château, j'ai l'honneur de vous présenter mon neveu.
Salvador s'empressa de quitter le siége sur lequel il était assis, et s'inclina devant Servigny, qui lui rendit son salut.
Lorsqu'ils se trouvèrent face à face, ces deux hommes reculèrent simultanément en arrière, comme s'ils avaient tous deux marché sur une vipère.
Ils s'étaient reconnus.
Les brusques mouvements de Servigny et de Salvador, n'avaient échappé ni aux deux femmes ni à sir Lambton, les deux femmes ne dirent rien, mais sir Lambton qui n'avait pas pour se taire les mêmes raisons qu'elles, leur demanda s'ils se connaissaient.
Un instant leur avait suffi pour se remettre.
Salvador répondit le premier avec beaucoup de sang-froid.
—Je vois aujourd'hui pour la première fois M. Paul Féval, mais je vous l'avoue, votre neveu ressemble tellement à un gentilhomme Italien avec lequel je m'étais lié lors d'un séjour que je fis à Venise il y a quelques années, que je n'ai pu retenir un premier mouvement de surprise bien naturelle, du reste, car le gentilhomme en question est mort depuis longtemps.
Cette explication, que Servigny ne crut pas devoir démentir de suite, parut toute naturel à sir Lambton, qui n'avait, du reste, attaché aucune importance à la question qu'il venait de faire.
Il n'en était pas de même des deux femmes.
—Ils se connaissent, ma pauvre amie, dit Lucie à Laure en lui serrant la main avec force; ils se connaissent. Ah! je suis encore plus malheureuse que je ne le croyais!
Laure, afin de lui donner le courage de supporter sa triste position, avait dit à son amie quels étaient les antécédents de son mari et Lucie venait de deviner en quel lieu son époux et celui de son amie avaient pu se connaître.
Servigny, inquiet plus qu'on ne saurait se l'imaginer, d'avoir rencontré chez l'oncle de sa femme, un homme dont il avait été à même d'apprécier les mœurs et le caractère, était impatient d'avoir avec lui une conversation qui fût de nature à lui apprendre ce qu'il en devait craindre, il pria donc sa femme à laquelle il ne cachait rien de ce qui l'intéressait, de faire tout ce qui lui serait possible, afin qu'il restât seul avec le marquis de Pourrières.
—Je vous ferai connaître ce soir, lui dit-il, les raisons qui m'engagent à vous prier de me rendre ce service.
—Je les devine, lui répondit Laure, après lui avoir serré la main, et je vais vous obéir.
—Mon bon oncle, dit-elle à sir Lambton, lorsque la compagnie eut savouré d'excellent café, versé dans des tasses de vermeil délicieusement ciselées, vous allez, si vous le voulez bien, nous mener mon amie et moi promener dans la campagne, on dit, et l'on a raison, qu'il ne faut pas se gêner à la campagne, ces messieurs, qui, s'ils ne veulent pas sortir de leur côté, ont à leur disposition un excellent billard, voudront bien, j'en suis sûre, nous permettre de les laisser seuls quelques instants.
—Mais, objecta sir Lambton, qui ne concevait rien à la fantaisie manifestée par sa nièce, il me semble que puisque vous avez l'envie de vous promener, nous pourrions faire atteler et sortir tous ensemble.
—Non, mon bon petit oncle, nous sortirons à pied si vous le voulez bien, et nous laisserons ici ces messieurs, que je ne veux pas mettre dans le secret de ce que nous allons faire.
Sir Lambton, habitué à faire toutes les volontés de sa nièce, qu'il traitait en véritable enfant gâtée, prit sa canne, son chapeau, et après avoir prié le marquis de Pourrières d'agréer ses excuses, il sortit accompagné des deux femmes.
Salvador et Servigny étaient à peu près aussi embarrassés l'un que l'autre, Salvador surtout, qui avait deviné que Laure n'avait tant insisté pour sortir accompagnée de son oncle et de Lucie, qu'afin de le laisser seul avec son mari, ce fut lui cependant qui se détermina le premier à prendre la parole.
—Je crois, monsieur, dit-il à Servigny, qu'il est inutile que nous dissimulions plus longtemps, nous nous sommes reconnus...
—Il est vrai, monsieur, répondit Servigny, et je vous avoue que je ne m'attendais pas à vous rencontrer ici.
—Mon étonnement n'a pas été moins grand que le vôtre; est-ce bien vous? vous que nous dûmes abandonner en si piteux état après le combat que nous fûmes forcés de livrer aux gendarmes de la brigade du Beausset, que je trouve aujourd'hui l'époux d'une femme charmante, et non moins riche à ce qu'on assure qu'elle n'est belle.
—Permettez-moi de vous faire observer, à mon tour, que je n'ai pas moins que vous le droit d'être grandement étonné de vous rencontrer ici porteur d'un nom qui sans doute n'est pas le vôtre, et possesseur de richesses dont la source n'est probablement pas légitime.
—Ces doutes m'offensent, dit Salvador d'un ton piqué, et je crois qu'ils seraient un peu mieux placés dans une autre bouche que la vôtre, je puis, M. Servigny, vous prouver par des titres authentiques, que mon nom et mes richesses sont l'héritage de mes aïeux; M. Féval peut-être aurait infiniment de peine à établir la généalogie des Féval.
—Le ton peu convenable que vous prenez pour répondre à des observations qui devraient vous paraître toutes naturelles, pourrait m'engager, prenez-y garde, à prendre un parti violent qui, je dois en convenir, nous précipiterait tous deux dans un abîme sans fond; mais soyez en convaincu, je ne reculerais pas devant ce que je regarderais comme l'accomplissement d'un devoir.
—La menace est presque toujours l'arme des lâches, dit Salvador.
—Monsieur! s'écria Servigny.
—Laissez-moi achever, continua Salvador; vous pouvez, il est vrai, me faire beaucoup de mal, mais, ainsi que je viens de vous le dire, la menace est l'arme des lâches, et je crois assez vous connaître pour être certain que vous ne voudrez pas vous en servir. Vous succomberiez infailliblement si une lutte s'engageait entre nous, car il me serait facile d'établir un alibi incontestable du jour de ma naissance à celui-ci, tandis que sur un mot de moi au respectable sir Lambton, vous seriez, malgré les liens qui vous attachent à ce digne gentilhomme, chassé ignominieusement d'ici.
—Vous êtes dans l'erreur: sir Lambton et ma femme savent, grâce à Dieu, qui je suis; je bénis le ciel de n'avoir pas voulu tromper mon généreux bienfaiteur; on sait que Paul Féval, n'est autre que le malheureux Servigny, on sait quelles sont les circonstances qui m'ont précipité dans l'abîme d'où je suis parvenu à sortir à force de courage et de persévérance.
Ce que Servigny venait de dire à Salvador causa, on doit bien le penser, un profond étonnement à ce dernier; il se trouvait, pour ainsi dire, à la discrétion du mari de Laure. Il pouvait, il est vrai, espérer que Laure, cédant aux prières qui sans doute lui seraient faites par son amie, ne mettrait pas son époux dans la confidence de ce qui s'était passé il y avait quelques jours. Il crut donc devoir, pour conjurer autant que possible le danger qui le menaçait, changer à la fois de ton et de langage.
—Votre langage, dit-il à Servigny, après s'être promené quelques instants de long en large dans l'appartement, est celui d'un homme d'honneur, d'un homme qui déplore les erreurs, quelles qu'elles soient, de sa jeunesse, qui veut, par tous les moyens possibles, faire oublier à la société et oublier lui-même qu'il a jadis porté la casaque du forçat; j'approuve infiniment votre conduite, et je veux bien croire que vous avez les intentions les plus pures, les sentiments les plus nobles; mais, s'il en est ainsi, si vraiment vous vous êtes purifié à l'école du malheur, serez-vous assez injuste pour croire que vous êtes le seul qui ait été capable de revenir au bien, après une vie d'erreurs et de désordres?
—Que Dieu me pardonne, si jamais une semblable pensée a été la mienne, mais un pressentiment que je ne puis vaincre, la tristesse de madame de Pourrières qui semble annoncer qu'elle n'est pas aussi heureuse qu'elle devrait l'être, tout cela me fait croire que Salvador et Duchemin que j'ai rencontré à Paris il y a quelque temps, sont incorrigibles ou à peu près.
—Duchemin est mort, répondit Salvador; quand à Salvador, comme il ne veut pas laisser dans votre esprit la moindre impression fâcheuse, il désire vous raconter tous les événements de sa vie passée, et il espère que le récit qu'il va vous faire vous donnera de lui une opinion moins défavorable. Etes-vous disposé à l'écouter?
Servigny, curieux de savoir quelles étaient les raisons qui allaient être alléguées par Salvador pour justifier les fautes ou plutôt les crimes de sa vie passée, fit un signe affirmatif.
Salvador prit un air de componction, et après s'être recueilli quelques instants, il raconta à Servigny une histoire à peu près semblable à celle qu'il avait fabriquée pour le docteur Mathéo, histoire assez vraisemblable, si nos lecteurs s'en souviennent, que Servigny plus que tout autre individu devait facilement croire, et qui se termina par ces paroles: Vous voyez, M. Servigny, par mon exemple, par le vôtre même, qu'après avoir commis de grandes fautes il est encore permis de rentrer dans la bonne voie.
La bonne et franche nature de Servigny le rendait incapable de croire qu'il fût possible à une créature humaine de feindre avec autant d'habileté et de hardiesse que le faisait Salvador, des sentiments qui ne seraient pas les siens, aussi après avoir attentivement écouté le marquis de Pourrières, il lui tendit la main et lui dit: Je vous crois, M. de Pourrières, (ce nom est désormais le seul que vous entendrez sortir de ma bouche); j'ai besoin de vous croire; le bonheur de ma femme est aussi nécessaire au mien que l'air que je respire, et je sais qu'elle serait malheureuse si son amie l'était.
—Croyez-bien, M. Féval, que je ferai pour assurer le bonheur de madame de Pourrières, et par contre celui de votre aimable épouse, tout ce qui dépendra de moi; mais laissons, je vous prie, pour un instant, ce sujet de conversation qui me rappelle ainsi qu'à vous de tristes souvenirs, et parlez-moi de ce que vous avez fait pour moi à Genève; puis-je en effet conserver l'espoir de retrouver les traces de mon malheureux fils?
Servigny répéta à Salvador, avec infiniment plus de détails, ce que la lettre que nous avons mise sous leurs yeux a déjà appris à nos lecteurs. Je crois, dit-il en achevant, que ce n'est que très-difficilement que vous arriverez au but que vous voulez atteindre, mais cependant la réalisation de votre désir ne me paraît pas impossible; le saltimbanque de Riberpré (si vous parvenez à le trouver), pourra sans doute vous dire de quel côté votre fils a porté ses pas après l'avoir quitté, et, en marchant ainsi de jalons en jalons, vous arriverez, s'il plaît à Dieu, au lieu où il se trouve maintenant.
—Que le Ciel vous entende. C'est, croyez-le bien, le vœu le plus cher à mon cœur, répondit Salvador, je n'ai pas besoin de vous recommander le silence, ajouta-t-il, je ne veux apprendre à madame de Pourrières l'existence de mon fils, que si je parviens à le découvrir.
Le désir, manifesté par Salvador, était trop naturel pour que Servigny ne lui fit pas la promesse de se taire.
La conversation entre ces deux hommes fut interrompue par le retour des dames et de sir Lambton.
La physionomie pleine et colorée du bon gentilhomme était rayonnante de joie.
—Vous avez fait à ce qu'il paraît, lui dit Salvador, une excellente promenade.
—Excellente, en effet, répondit sir Lambton, et à l'heure qu'il est je suis vraiment honteux d'avoir fait autant de façons pour sortir; c'était pour nous associer à une bonne action, que ma chère petite nièce voulait absolument emmener avec elle madame de Pourrières et moi; il s'agissait de porter des secours à une malheureuse famille ruinée par un incendie, et dont le chef est en ce moment assez gravement malade.
Le fait énoncé par sir Lambton était vrai dans tous ses détails. Quelques paysans avaient signalé à la charité inépuisable de Laure, l'infortune dont sir Lambton venait de parler, la jeune femme avait saisi l'occasion d'entraîner son oncle et son amie chez les pauvres gens que le feu et la maladie venaient de réduire à la misère, et les avait tenus près d'eux autant de temps qu'il en avait fallu à son mari pour causer avec M. de Pourrières; cela ne lui avait pas été difficile, sir Lambton et Lucie étaient ainsi qu'elle doués chacun d'un cœur d'or, et ils ne laissaient jamais échapper l'occasion de soulager une infortune lorsqu'elle leur paraissait digne d'inspirer de la pitié.
—Madame Féval, nous l'espérons, voudra bien nous permettre de faire aussi quelque chose pour ses protégés, dit Salvador.
Sir Lambton ne laissa pas à sa nièce, d'ailleurs assez étonnée de ce que son mari acceptait par son silence une communauté quelconque avec le marquis de Pourrières, le temps de répondre.
—Vous arrivez trop tard, monsieur, dit-il; les braves gens que nous avons secourus ont maintenant à peu près tout ce qu'il leur faut, leur modeste demeure sera réédifiée, leurs semences seront remplacées, et ils peuvent sans crainte attendre que le chef de la famille puisse de nouveau se livrer aux rudes travaux qui les faisaient vivre; faire plus pour eux, ce serait leur apprendre à ne plus compter sur eux-mêmes, si par hasard de nouveaux malheurs venaient les frapper, et enlever à d'autres pauvres gens ce qui leur appartient légitimement; il faut tout faire ici-bas avec discrétion, même le bien; le mal souvent est à côté des meilleures choses, mes chers amis, et dépasser le but, ce n'est pas l'atteindre.
Il n'y avait rien à répondre à d'aussi sages paroles, aussi n'y fut-il rien répondu.
Comme l'heure de se retirer n'était pas encore arrivée, Salvador proposa à Sir Lambton de faire avec lui une partie de billard.
—Cela, dit-il, nous aidera à tuer le temps, qui, du reste, ne nous semblera pas long, si ces dames veulent bien être les juges de la lice.
Sir Lambton, comme la plupart de ses compatriotes, aimait passionnément tous les jeux d'adresse, il s'empressa donc d'accepter la proposition du marquis de Pourrières.
Salvador était de première force au noble jeu de billard, pour nous servir de l'expression adoptée par les adeptes; aussi il vainquit sans peine le bon gentilhomme, bien que celui-ci fût loin d'être une mazette (toujours pour nous servir, de l'expression des adeptes).
Sir Lambton n'était pas habitué à se voir ainsi peloté, et comme il était naturellement assez vif, la mauvaise humeur que depuis quelque temps il éprouvait intérieurement ne tarda pas à se manifester.
—Les joueurs, quels que soient d'ailleurs leurs vices ou leurs vertus, sont tous les mêmes, se dit Salvador, ce n'est pas tant la perte de leur argent, que les blessures que la perte fait à leur amour-propre qui leur fait perdre la raison lorsqu'ils se livrent au démon du jeu. Voilà un homme raisonnable et vertueux dans toute l'acception du mot, auquel je gagnerais, si je le voulais, une somme considérable.
Pourquoi ne le ferais-je pas, se dit-il, après un carambolage magnifique.
Sir Lambton, transporté de fureur, jeta si violemment sa queue sur le parquet qu'elle se brisa en plusieurs morceaux.
Salvador posa doucement la sienne sur le billard.
—Je crois, dit-il à son adversaire, que vous n'êtes pas en ce moment maître de vos moyens, nous ferions peut-être bien de nous en tenir là?
—Du tout, du tout! s'écria sir Lambton; si vous ne continuez pas la partie, je croirai que vous vous êtes formalisé du petit mouvement de colère que je viens de me permettre.
—Au fait, c'est une idée se dit Salvador en reprenant sa queue, je ne savais que dire à ma femme; en me donnant le seul défaut que je ne possède pas, j'aurai trouvé la meilleure de toutes les excuses.
Servigny et les deux femmes s'étaient retirés depuis longtemps, de sorte que Salvador, sir Lambton et un domestique, chargé de marquer leurs points, étaient seuls dans la salle de billard.
—Intéressons la partie, dit Salvador, vous aurez peut-être un peu plus de sang-froid lorsque vous aurez votre bourse à défendre.
—Soit, répondit sir Lambton. Que voulez-vous jouer?
—Mais peu de chose: cinq cents francs en trente points, par exemple.
—Va pour cinq cents francs.
Sir Lambton prit au râtelier une nouvelle queue qu'il frotta soigneusement de blanc, et les parties recommencèrent.
La courte interruption qui venait d'avoir lieu avait laissé à la mauvaise humeur de sir Lambton le temps de se dissiper; aussi, à partir de ce moment, il joua avec beaucoup plus de sang-froid qu'il ne l'avait fait jusqu'alors, et il trouva plus d'une fois l'occasion de signaler son adresse par des coups merveilleux.
Salvador qui voulait perdre une somme importante (nos lecteurs sans doute ne lui supposaient pas cette intention), ménageait à son adversaire des coups dont celui-ci ne manquait pas de profiter, mais il avait soin de diriger son jeu avec assez d'adresse pour ne pas laisser deviner à sir Lambton que s'il perdait, c'est qu'il le voulait bien. La victoire vivement disputée ne paraissait que plus agréable au bon gentilhomme qui, enivré par les succès et charmé de battre à son tour celui qui venait de le si bien battre, accablait le marquis de Pourrières sous le poids des railleries.
Salvador perdit en assez peu de temps une somme de trois mille francs.
—Vous êtes décidément beaucoup plus fort que moi, dit-il en prenant dans son portefeuille trois billets de banque qu'il remit à sir Lambton; c'est en vain que je lutterais plus longtemps avec vous, je m'avoue vaincu.
—En ce cas, cessons la partie, répondit sir Lambton, et allons nous coucher; la victoire que je viens de remporter est vraiment la plus glorieuse qu'il soit possible d'imaginer.
Salvador et sir Lambton se séparèrent charmés l'un et l'autre d'avoir atteint le but qu'ils se proposaient. Sir Lambton avait voulu gagner, seulement parce que son amour-propre (les hommes les plus sages ont de ces petites faiblesses), ne s'avouait qu'avec peine qu'il était possible de jouer mieux que lui au billard; Salvador avait voulu perdre parce qu'il avait en tête un dessein, que ce qui suit va faire connaître.
Lucie, bien certaine que son mari viendrait lui rendre visite avant de se retirer dans l'appartement qui lui avait été préparé, ne s'était pas couchée, elle lisait en l'attendant.
—Je vous attendais, monsieur, lui dit-elle lorsqu'il entra dans sa chambre, veuillez prendre un siége.
Salvador obéit sans répondre.
—Etes-vous, monsieur, disposé à m'écouter et à me prêter toute votre attention? continua Lucie après quelques instants de silence.
—J'étais venu, madame, répondit Salvador, non pour me justifier, je sais que cela est impossible, mais afin de vous faire connaître les événements qui m'ont conduit près de l'abîme dans lequel je serais infailliblement tombé si votre présence ne m'avait pas retenu sur ses bords au moment où j'allais me rendre coupable d'un premier crime; mais puisque vous avez quelque chose à me dire, j'attendrai pour m'expliquer que vous ayez achevé.
—Ecoutez-moi, monsieur, reprit Lucie d'un ton à la fois tendre et solennel, je puis, en vous menaçant de divulguer ce qui s'est passé, vous forcer de consentir à une séparation, vous êtes bien persuadé de cela, n'est-ce pas?
—Sans nul doute, madame, répondit Salvador, la volonté que les paroles de Lucie laissaient apercevoir l'inquiétait visiblement.
—Rassurez-vous, monsieur, ajouta Lucie, telle n'est pas mon intention: ma destinée, devant Dieu et devant les hommes, a été liée à la vôtre, et je ne crois pas qu'il soit bien de rompre des nœuds consacrés par notre sainte religion; je resterai donc votre épouse, quoi qu'il arrive; et si je suis destinée à subir de nouvelles épreuves, si votre conduite à venir ne me fait pas oublier votre conduite passée, eh bien! il me sera tenu compte dans le ciel des peines que j'aurai supportées ici bas.
—Ah! madame, s'écria Salvador, chassez loin de votre esprit ces tristes pensées. J'ai pu, cédant à de perfides conseils, oublier un instant que je suis le marquis de Pourrières et que j'ai l'honneur d'être votre mari, mais, croyez-le bien, mon cœur n'est pas dégradé au point de n'être plus capable d'apprécier votre noble caractère.
—S'il en est ainsi, monsieur, il nous est permis d'espérer encore quelques jours heureux; je suis oublieuse du mal, monsieur, jamais une parole de moi ne vous rappellera ce qui s'est passé dans cette chambre il y a quelques jours, mais, au nom du ciel, au nom de ce que vous avez de plus cher ici-bas, si jamais, ce qu'à Dieu ne plaise, vous vous trouviez tenté de nouveau par ceux qui vous ont tenté une première fois, rappelez-vous que vous avez levé un fer homicide sur une femme qui vous aime, sur une femme qui va vous rendre père...
Ces derniers mots furent prononcés d'une voix si déchirante que, malgré la triple enveloppe dont son cœur était entouré, Salvador se sentit presque ému.
—Voilà ce que je voulais vous dire, monsieur, continua Lucie, vous allez être père, vous n'avez plus seulement à ménager votre propre honneur; vous êtes, à partir de ce moment, le dépositaire de celui de l'enfant que le ciel vous envoie et auquel vous devez transmettre un nom pur et sans tache; vous ne l'oublierez pas, n'est-ce pas?
—Non, madame, non, je ne l'oublierai pas.
Il est permis de croire que Salvador était sincère lorsqu'il faisait cette promesse que, peut-être, il aurait tenue si, plus tard, une fatale influence ne la lui avait fait oublier; il reste toujours dans le cœur de l'homme, quelque soit le degré de corruption qu'il ait atteint, quelques cordes qui résonnent lorsque l'on invoque auprès de lui l'un de ces nobles sentiments qui semblent avoir été mis dans tous les cœurs pour rappeler à l'esprit sa céleste origine.
Salvador se leva du siége qu'il occupait, et durant quelques minutes, il se promena dans la chambre; il avait besoin de rassembler ses idées quelque peu troublées par la révélation que Lucie venait de lui faire.
—Il me reste, madame, dit-il enfin, un devoir à remplir, je vais m'en acquitter. J'ai reçu de la nature quelques bonnes qualités, je ne crains pas de le dire; mais la civilisation a développé, en moi, le germe d'un vice qui resta longtemps caché, et ce vice, ternit l'éclat de toutes les bonnes qualités dont je puis être doué. En un mot, madame, je suis joueur; c'est en rougissant que je vous fais cet aveu. Il n'est pas de passion dont l'influence soit plus funeste que celle du jeu. Le joueur, dans les relations ordinaires de la vie, est quelquefois excellent époux, bon père, ami dévoué; mais dès qu'il s'est placé devant un tapis vert, sitôt qu'il a pris des cartes dans sa main, il oublie femme, enfant, ami, pour ne songer qu'aux bizarres combinaisons du hasard; si vous venez lui dire que sa mère se meurt, que sa famille est en proie à la plus affreuse misère, que son meilleur ami vient d'être tué, il ne vous écoutera pas; mais parlez lui d'une martingale capable de faire sauter la banque, de la manière la plus avantageuse de grouper les chiffres, de celle de neutraliser les chances fatales des zéros rouges et noirs et des refaits de trente et un, il sera tout oreilles. Ce n'est pas tout: lorsque les moyens de satisfaire sa malheureuse passion viendront à lui manquer, il risquera tout pour se les procurer, sa vie, celle de ses proches, son honneur même. C'est ce qui m'est arrivé. Des spéculations malheureuses venaient de m'enlever une partie de ma fortune, mais ce qui me restait était plus que suffisant pour me permettre d'occuper dans le monde la place à laquelle me donne droit le nom que j'ai reçu de mes aïeux, lorsque le hasard me conduisit dans un de ces infâmes tripots constamment ouverts, malgré la guerre acharnée que leur fait la police.
L'or et les billets de banque ruisselaient sous mes yeux, une voix, celle de mon mauvais ange sans doute, me dit à l'oreille, que je pouvais, en risquant une faible somme, récupérer en peu de temps ce que je venais de perdre. J'écoutai cette voix infernale, je jouai! L'exécrable démon, qui préside à nos destinées, ne voulant pas qu'une déception vînt d'abord éclairer sa victime, et l'arrêter sur le bord de l'abîme permit que je gagnasse. J'étais perdu, perdu sans ressources; à des séances heureuses, succédèrent des séances négatives remplies par des alternatives de pertes et de gain; puis, ce furent des séances malheureuses, durant lesquelles je m'arrachais les cheveux et me meurtrissais la poitrine, sans seulement m'apercevoir de ce que je faisais. En un mot, je passai en peu de temps par toutes les phases de la joie, de l'espérance et du désespoir.
Salvador s'arrêta quelques instants pour reprendre haleine, cet homme était un si parfait comédien, que l'expression de son visage était venue compléter la hideuse peinture qu'il venait de dérouler sous les yeux effrayés de sa malheureuse femme. Ses yeux étaient hagards, ses joues pâles, ses cheveux, plus noirs que l'ébène, se hérissaient sur sa tête.
Lucie sanglotait silencieusement.
Salvador, après s'être frappé le front plusieurs fois, continua en ces termes:
Un jour, lorsque je voulus prendre de l'or pour aller encore une fois tenter la fortune, ma caisse se trouva vide; ce fut alors qu'un homme, dont j'avais fait la connaissance dans une des maisons dont je viens de vous parler, vint à moi et me proposa de l'aider à accomplir un projet qu'il méditait; je n'ai pas besoin de vous dire quel était ce projet. Cet homme était doué d'une éloquence fatale, je me laissai séduire; vous savez le reste.
Et maintenant, me croirez-vous, si je vous dis que la crainte d'être forcé de diminuer quelque peu le luxe dont je m'étais plu à vous entourer, contribua peut-être autant que la fatale passion à laquelle j'étais en proie, à me faire envisager sans effroi le crime dont maintenant je déplore les conséquences? Me croirez-vous, si je vous dis que c'est parce que je vous aime avec frénésie, parce que je ne pouvais me résoudre à vous faire la confidence de ma triste position, que je suis devenu coupable?
Après la scène qui a eu lieu dans cette chambre, je rejoignis mon complice et je le forçai à quitter les environs de cette maison, dans laquelle il voulait entrer, afin d'accomplir seul son projet. Rentré chez moi, l'énergie factice qui m'avait soutenu jusque-là, m'abandonna tout à coup; durant plusieurs jours, je demeurai dans un état complet de prostration, état dont je ne sortis que pour envisager avec horreur la triste position dans laquelle je m'étais mis par ma faute.
Je fis alors le serment solennel de ne jamais mettre le pied dans une maison de jeu, de ne jamais m'approcher d'un tapis vert, de ne jamais toucher une carte, de ne jamais jouer enfin et ce serment, madame, j'y ai manqué ce soir même!
Salvador, alors, raconta à Lucie tout ce qui venait de se passer entre lui et sir Lambton, en donnant à ce fait beaucoup plus d'importance qu'il n'en avait en réalité.
Mais quand bien même mes cheveux devraient blanchir sur ma tête, quand bien même mes mains devraient se dessécher, ce qui m'est arrivé ne se renouvellera plus.
—Je vous ai écouté avec la plus sérieuse attention, dit Lucie lorsque Salvador s'arrêta, et je ne crains pas de vous le dire, vos paroles étaient empreintes d'une telle expression de vérité, que j'y ajoute une foi entière; je crois que vous n'avez cédé qu'à l'entraînement d'une passion irrésistible et à de perfides conseils, je crois, puisque vous me l'avez dit, que c'est en partie pour moi que vous vous êtes rendu coupable; je crois surtout que vous tiendrez le serment que vous venez de me faire, mais pour qu'il en soit ainsi, il faut, voyez-vous, prendre des mesures énergiques, et quelles qu'elles soient, j'ai l'espérance que vous ne reculerez pas devant la nécessité de les employer.
—Parlez, madame, répondit Salvador, parlez, je suis prêt à vous obéir, que faut-il que je fasse?
—Vous êtes, si j'ai bien saisi vos paroles, complètement ruiné.
—Non, madame, je ne suis pas, grâce à Dieu, réduit à la misère, seulement une partie de mes revenus est engagée, presque toutes mes propriétés sont grevées d'hypothèques, mais je puis encore prendre des arrangements avec mes créanciers, et par quelques années d'économie réparer le désordre de ma fortune.
—Eh bien! c'est ce qu'il faut faire. Je suis certaine de la discrétion de mon amie, je n'ai pas besoin d'ajouter que jamais pour ma part, je ne vous adresserai un reproche; vous pouvez donc à partir de ce moment, jeter sur le passé un voile épais, qui jamais ne sera levé, car c'est de bon cœur et sans arrière-pensée, que je vous pardonne.
Salvador prit une des mains de Lucie qu'il serra affectueusement entre les siennes en levant ses yeux vers le ciel:
—Cher ange, dit-il d'une voix profondément pénétrée.
Lucie, touchée du profond repentir manifesté par son mari, répondit peut-être sans s'en apercevoir à la douce pression de sa main.
—Il y a, dit l'Evangile, continua Lucie, plus de joie dans le ciel pour un coupable qui vient à résipiscence, que pour dix justes qui n'ont jamais péché, c'est sans doute pour cela que Dieu ouvre une si large voie au repentir; vous allez donc renoncer à toutes les habitudes de votre vie passée, cela peut-être, vous sera beaucoup plus facile que vous ne le croyez. Vous ferez cela pour moi d'abord, à qui vous venez de le promettre et ensuite parce que vous vous rappellerez que tôt ou tard les mauvaises actions sont punies, et que celles qui échappent par hasard à la justice des hommes, n'échappent pas à celle de Dieu.
Vous vous rappellerez qu'avec un nom honorable, vous devez transmettre intacte à votre enfant, la fortune que vous ont laissée vos pères; et vous ferez pour qu'il en soit ainsi, tout ce que la prudence et l'expérience vous suggéreront; quelles que soient les résolutions que vous preniez, comme elles seront honorables, je n'en doute pas, vous pouvez compter sur un concours actif et désintéressé de ma part, et pour que vous ne puissiez pas douter un seul instant de la sincérité de mes paroles, je me mets dès à présent à votre disposition, afin que vous puissiez dégager vos revenus, dégrever vos propriétés et payer vos créanciers, tout ce que je possède, c'est je crois la chose la plus pressée à faire; car il ne faut pas laisser aux intérêts usuraires la possibilité de nous enlever les économies que nous pourrons faire sur nos revenus en vivant retirés et sans faste à la campagne; je présume, qu'ainsi que moi, vous serez bien aise d'aller passer quelques années soit au château de Pourrières, soit ailleurs, je vous laisse parfaitement libre de choisir à votre gré, le lieu qui doit nous servir de retraite.
—Tout ce que vous venez de me prescrire, madame, sera exécuté à la lettre et dès demain si vous le voulez bien, nous retournerons, à Pourrières que je regretterais d'avoir quitté pour venir à Paris, si ce n'était dans cette ville que j'ai eu le bonheur de rencontrer la plus indulgente et la meilleure de toutes les femmes.
—Nous partirons demain si vous l'exigez, monsieur, j'aurais cependant bien voulu passer quelques jours encore près de mon amie...
—Mais madame ce n'était qu'afin de vous donner la preuve que je suis prêt à faire toutes vos volontés, que je voulais partir de suite; restez ici plusieurs jours encore puisque tel est votre désir.
Salvador après avoir encore échangé avec sa femme quelques paroles, la quitta afin de lui laisser la faculté de se livrer au repos; nous le suivrons dans la chambre qui lui avait été préparée, et nous rapporterons à nos lecteurs le discours qu'il s'adressa à lui-même, lorsqu'il se trouva seul.
Son premier soin, en arrivant dans la chambre, fut d'ôter son habit qu'il jeta sur un meuble, en se plaignant de la chaleur; cela fait, il alluma un cigare et approcha de sa fenêtre un fauteuil à Voltaire sur lequel il s'assit.
Le ciel bleu et pur, était semé de mille étoiles brillantes. Le silence de la nuit n'était interrompu que par le bruissement du feuillage des grands arbres qui environnaient la propriété de sir Lambton; doucement agité par le souffle léger des zéphirs, la brise tiède et parfumée caressait agréablement les nerfs olfactifs de Salvador.
—Ma foi, se dit-il, en envoyant dans l'air les capricieuses spirales qui s'échappaient de son cigare; c'est un très-agréable séjour que celui de la campagne, j'aime ces étoiles brillantes qui étincellent sur l'azur du ciel, j'aime cette nature calme et silencieuse, les grands arbres au vert feuillage, les senteurs odorantes de la brise du soir, le chant du rossignol qui se balance sur la branche flexible, le cri du grillon qui se cache sous l'herbe, le léger bourdonnement de la demoiselle au corsage allongé, aux longues ailes bleues qui rase timidement la surface argentée d'un lac paisible, j'aime toutes ces mystérieuses harmonies qui semblent chanter les louanges de leur créateur dans une langue inconnue...
Eh! eh! s'écria Salvador, après avoir débité la tirade qui précède d'une voix emphatique, que l'on vienne à l'heure qu'il est, me dire que la lecture des romans de l'époque est plutôt nuisible qu'utile, je recevrais bien le paltoquet qui me tiendrait un pareil langage, tout ce phébus est emprunté, ou à peu près à la dernière œuvre d'un de nos plus célèbres bas-bleus, et je suis certain qu'il ferait couler de douces larmes le long des joues pâles de ma très-vertueuse épouse.
Je devrais peut-être suivre ses conseils, dire adieu à tous les enivrements de la vie parisienne, et aller vivre près d'elle à la campagne, son exemple me ferait sans doute aimer la vertu. Dieu, m'a-t-elle dit ouvre une large voie au repentir!... Allons donc! il est trop tard, aimer la vertu, moi, Salvador, c'est impossible; vivre à la campagne, loin du bruit, du faste, oh non! non! Il me faut une vie active, agitée, qui ne me laisse pas le temps de penser aux événements de ma vie passée.
Il était tard ou plutôt il était matin, car les premières lueurs du jour commençaient à dorer l'horizon, lorsque Salvador, après avoir achevé son cigare, se jeta sur son lit afin de prendre quelques instants de repos.
Servigny et Laure s'étaient retirés dans leur appartement, laissant Salvador et sir Lambton tout entiers aux parties de billards dont nous avons rapportés les diverses péripéties.
Nous avons dit déjà que Servigny n'avait pas de secrets pour sa femme, aussi son premier soin, lorsqu'ils se trouvèrent seuls, fût-il de lui apprendre qu'il ne l'avait pas priée d'emmener sir Lambton et la marquise de Pourrières, que parce qu'il désirait rester seul quelques instants avec le marquis de Pourrières, qu'il avait connu au bagne de Toulon sous le nom de Salvador.
Servigny instruisit ensuite sa femme de tout ce qui s'était passé entre lui et Salvador, pendant le temps qu'ils étaient restés ensemble.
—J'aurais peut-être ajouté foi à l'histoire qu'il m'a racontée pour justifier sa nouvelle position, sans une circonstance qui n'est venue frapper mon esprit que depuis quelques instants; je me rappelle parfaitement que le payot Salvador, qui habitait en même temps que moi le bagne, avec lequel je me suis évadé, avait les cheveux du plus beau blond qui se puisse imaginer, et ses cheveux sont aujourd'hui aussi noirs que l'ébène, cette différence cache assurément un mystère d'iniquité, que peut-être, au risque de ce qui pourra m'arriver, je dois chercher à pénétrer.
Laure, il est facile de le penser, éprouva un profond étonnement, et un bien vif chagrin, lorsque son mari lui eut fait cette révélation; les antécédents de Salvador lui expliquaient tout à coup, en les colorant d'une teinte sinistre, une foule de faits qui jusqu'à ce moment lui avaient paru à peu près insignifiants; la présence du marquis de Pourrières dans le bouge de la rue de la Tannerie, la lettre du docteur Mathéo, et en dernier lieu la tentative de vol commise quelques jours auparavant chez sir Lambton, juste au moment où des lingots venaient d'y être apportés. Cette tentative ne lui parut plus un fait isolé, qui, sans être excusable, pouvait être pardonné, en raison du profond repentir manifesté par celui qui s'en était rendu coupable, elle lui apparut comme le dernier crime d'un homme, qui probablement en avait commis un nombre incalculable.
L'aimable et douce Lucie, cette amie qu'elle chérissait comme une sœur et révérait comme une mère, était-elle donc devenue la proie d'un affreux scélérat? Laure ne pouvait croire que le ciel eut permis un aussi monstrueux assemblage, mais c'est en vain que son cœur repoussait une semblable idée, sa raison lui disait qu'elle devait adopter la triste anomalie que repoussait son cœur, que devait-elle donc faire? avertir son amie, mais Lucie douée ou plutôt affligée d'organes d'une extrême délicatesse, et déjà à demi brisée, serait-elle assez forte pour supporter un coup aussi affreux? et quand bien même il en serait ainsi, Laure connaissait assez le caractère de son amie pour être persuadée d'avance qu'en lui faisant connaître les antécédents de son mari, elle briserait son cœur, sans cependant pouvoir la déterminer à adopter le seul parti que, dans sa position, il était convenable de prendre, elle prévoyait la réponse que Lucie lui ferait, si, après l'avoir instruite, elle l'exhortait à abandonner son mari.
—Puisque Dieu a permis mon union avec cet homme, c'est que probablement cela entrait dans les vues de sa divine sagesse devant laquelle je dois, quoiqu'il puisse m'arriver, m'incliner en silence; la mort seule doit dénouer, sur la terre, des nœuds dont il a été pris note dans le ciel.
—Pauvre Lucie! pauvre Lucie! se dit Laure, toi, si pure, si bonne, étais-tu donc destinée à être si malheureuse? Que dois-je faire, grand Dieu! pour conjurer les malheurs qui te menacent. Et de grosses larmes coulaient le long des joues de la jeune femme.
Laure, après avoir recouvré un peu de calme, fit part à son mari des réflexions qu'elle venait de faire. Elle ne crut pas devoir lui laisser ignorer la tentative de vol commise chez sir Lambton quelques jours auparavant.
—Je crois, lui répondit Servigny, que, si tel est, en effet, le caractère de votre amie, nous devons, quant à présent, lui laisser ignorer ce que le hasard vient de nous apprendre. L'instruire; ce serait, ainsi que vous l'avez pensé, mettre ses jours en danger, et, si elle ne succombait pas, rendre sa vie plus malheureuse encore qu'elle ne l'est maintenant.
Le marquis de Pourrières, ou plutôt Salvador, car je ne puis croire que cet homme soit le rejeton de la noble famille dont il porte le nom, est, sans contredit, un homme très-dangereux, probablement couvert de crimes; mais si mon sort est, pour ainsi dire, entre ses mains, le sien aussi m'appartient; et comme grâce à Dieu, je suis de force à me défendre, et qu'il le sait, je n'ai rien à redouter de lui.
Voici donc, si je ne me trompe, le parti le plus sage que nous puissions prendre.
Nous ferons tout ce qui nous sera possible pour empêcher votre amie de retourner près de son mari; il ne faut pas que cette âme si pure se flétrisse au contact d'un homme comme Salvador, et je crois qu'il ne nous sera pas difficile de la déterminer à rester près de nous; nous veillerons à la fois sur sa personne et sur sa fortune, qu'elle ne voudra pas, je pense, laisser dilapider par son mari, car elle désirera sans doute la conserver intacte à son enfant.
Le marquis de Pourrières est bien certainement le chef, ou du moins l'un des chefs de la bande de malfaiteurs qui, depuis quelque temps, infestent et désolent la capitale et ses environs; il recevra tôt ou tard la juste punition de ses crimes; il faut que la malheureuse Lucie ne soit pas entraînée par le naufrage qui doit engloutir à la fois sa personne et sa fortune; voilà le but que nous devons nous proposer et que nous atteindrons si Dieu veut bien nous aider.
Laure serra son mari entre ses bras lorsqu'il eut achevé; la jeune femme était heureuse de voir l'époux qu'elle chérissait embrasser si chaleureusement les intérêts de son amie.
II.—Comment un cocher anglais se servit de son fouet.
Silvia, on ne l'a point oublié, habitait toujours l'hôtel des princes; Salvador fournissait amplement à tous ses besoins; mais l'altière créature ayant rencontré, lors de ses excursions journalières dans tous les lieux où se réunit la fashion parisienne, quelques-unes des personnes qu'elle avait précédemment vues dans le monde, et ces personnes lui ayant demandé si bientôt elle monterait sa maison, que tous les gens comme il faut regrettaient, à ce qu'elles assuraient; Silvia se dit qu'elle ne voulait pas rester plus longtemps dans une maison garnie, lorsque sa rivale (elle avait l'audace d'appeler ainsi la malheureuse veuve du comte de Neuville) habitait un hôtel magnifique et vivait entourée de toutes les recherches du luxe et du confort.
Silvia ne savait ce que c'était que de retarder l'exécution d'une résolution prise; elle écrivit donc de suite à son amant une lettre qu'un exprès fut chargé de lui porter; elle lui disait que la vie qu'elle menait lui était devenue insupportable, à ce point, qu'elle ne voulait pas qu'elle durât plus longtemps; que les gens sensés se moqueraient d'elle, si, jeune et belle comme elle l'était, elle se contentait du sort plus que modeste qu'il voulait bien lui faire, que s'il ne voulait pas faire quelques sacrifices en sa faveur, c'est-à-dire remettre les choses sur leur ancien pied, elle serait forcée d'accepter les offres brillantes qui lui étaient faites en ce moment par un riche étranger; que, du reste, comme elle craignait qu'il ne l'oubliât s'il restait trop longtemps près de sa femme, elle était bien déterminée à aller le chercher elle-même à la campagne de sir Lambton s'il ne revenait pas avec le messager chargé de lui remettre sa lettre.
Salvador n'avait pu dire à sa maîtresse, puisqu'au moment du départ de sa femme il l'ignorait lui-même, en quel lieu se trouvait la campagne de sir Lambton; mais Silvia s'était facilement procuré le renseignement qui lui manquait, en faisant adroitement interroger les domestiques de l'hôtel de Fourrières et ceux de sir Lambton.
Salvador, soit qu'il fût bien convaincu que sa maîtresse était très-capable de faire ce dont elle le menaçait, soit qu'il fut bien aise d'avoir à ses propres yeux un prétexte pour abandonner la position assez embarrassante qui était la sienne près de Lucie et de Laure, prit de suite son parti et annonça son départ à sir Lambton; mais comme il prévoyait bien qu'il allait être forcé d'obéir aux exigences de Silvia, et que, pour cela, ainsi que pour payer l'usurier Juste, il lui fallait de l'argent, il prit la résolution d'en demander à sa femme.
Il monta donc chez elle avant qu'on ne servit le déjeuner.
Lucie était un peu moins triste qu'elle ne l'était la veille; elle venait d'achever sa toilette et se préparait à descendre, lorsque Salvador, qui lui avait préalablement fait demander la permission de se présenter chez elle (permission qui lui avait été accordée sans difficulté, puisqu'une quasi-réconciliation avait eu lieu quelques heures auparavant entre les deux époux), entra dans sa chambre.
De toutes les passions qui déshonorent la malheureuse espèce humaine, celle du jeu, dont nous avons entendu Salvador faire une si effroyable peinture, est, sans contredit la plus affreuse, la plus féconde en funestes résultats; car on a presque constamment la force de jouer, on n'a pas toujours celle de boire, de courtiser les belles, etc. Le joueur est de la nature des polypes, il n'a point de cœur dans sa poitrine. Il ne connaît ni famille ni patrie, il donnerait, s'il le pouvait, l'univers entier et tout ce qu'il enserre, pour jouer un dernier coup. Dans les relations ordinaires de la vie, il est ordinairement froid et monotone; il ne s'émeut que lorsqu'il est placé devant un tapis vert et lorsqu'il voit briller devant ses yeux l'or et les billets de banque qu'il convoite, lorsque la voix nazillarde du croupier lance dans son oreille ces mots sacramentels: Monsieur, faites votre jeu, le jeu est fait, rien ne va plus.
Frappé alors d'une commotion électrique, ses joues s'allument, ses yeux s'animent, il suit, tout pantelant, les capricieuses évolutions de la boule d'ivoire qui doit décider de son sort; il attend, la bouche béante, la carte rouge ou noire qui doit lui apprendre s'il a perdu ou gagné. Si la chance lui est favorable, de hideux sourires, semblables à ceux qui doivent éclairer le visage des démons, lorsqu'ils reçoivent une âme damnée dans leur ténébreux empire, contracteront ses lèvres; si, au contraire, il perd, il rougit ou pâlit, selon qu'il est sanguin ou lymphatique; toutes les couleurs de l'arc-en-ciel passent successivement sur son visage.
Voilà en peu de mots ce que c'est qu'un joueur; le portrait n'est pas flatté, mais il est exact. Eh bien! par une de ces bizarreries du cœur humain qu'il est à peu près impossible d'expliquer, le joueur est celui de tous les hommes qui se laissent dominer par une passion mauvaise, celui auquel les femmes pardonnent le plus.
Lucie, dans son malheur, se trouvait encore heureuse de ce que le crime que son mari avait tenté de commettre n'était que la suite d'une gêne occasionnée par une passion insurmontable; elle était heureuse de ce que le marquis de Pourrières n'était pas un voleur, et si nous ajoutons qu'elle croyait aux protestations de repentir qu'il venait de lui faire, on ne sera plus étonné de sa conduite envers lui.
Salvador, après avoir salué sa femme avec toutes les marques du plus profond respect, lui dit qu'il était bien déterminé à suivre à la lettre tous les conseils qu'elle lui avait donnés; il venait donc la prier de vouloir bien l'autoriser à disposer d'une somme de trois cent mille francs, déposée chez son notaire et qui lui appartenait en propre. Cette somme, lui dit-il, était à peu près suffisante pour dégrever ses propriétés, dégager une partie de ses revenus, et payer ses créanciers les plus nécessiteux qu'il voulait absolument satisfaire avant de se retirer dans ses terres; car il tenait à ne point laisser derrière lui la réputation d'un débiteur qui s'est soustrait, par la fuite, aux justes exigences de ceux auxquels il doit.
Cette susceptibilité plut à Lucie, dont le noble caractère comprenait toutes les délicatesses.
—Vous ne voulez pas me tromper, n'est-ce pas? dit-elle en jetant sur son mari un regard que celui-ci soutint avec un visage impassible.
—Ah! madame, s'écria Salvador, pouvez-vous bien me croire capable d'une pareille infamie? Mais je n'ai pas le droit de me plaindre, ajouta-t-il après quelques instants de silence.
Il donna à sa voix, en prononçant ces mots, une intonation si profondément émue, que Lucie fut convaincue.
Elle ne répondit rien, mais elle s'approcha d'une petite table sur laquelle se trouvait déposé tout ce qu'il fallait pour écrire, et traça rapidement ce billet qu'elle remit à Salvador.
«Maître Chardon,
«Veuillez, je vous prie, remettre à mon mari, monsieur le marquis de Pourrières, tous les fonds que vous tenez à ma disposition.
«La présente vous servira de décharge, etc.»
—Monsieur Chardon qui vous connaît, lui dit-elle, vous remettra sans difficultés tous mes fonds; vous en ferez un bon usage, j'en suis convaincue, si vous voulez bien vous rappeler que c'est de la fortune de votre enfant qu'il s'agit.
—Ah! madame, s'écria Salvador, si je ne me montrais pas digne de la confiance que vous voulez bien me témoigner je serais le plus misérable de tous les hommes.
Il prit la main de Lucie qu'il baisa à plusieurs reprises, et descendit avec elle pour le déjeuner.
Salvador, après le déjeuner, annonça à sir Lambton qu'il allait partir pour Paris à l'instant même. Sir Lambton essaya de le retenir, mais le marquis de Pourrières ayant allégué que des affaires fort importantes l'appelaient à Paris, il n'insista plus, lorsque surtout Salvador lui eut fait observer que sa femme s'était déterminée à passer près de lui et de sa famille le reste de la belle saison.
La voiture qui l'avait amené chez sir Lambton l'emmena à Paris.
Sa première visite fut pour Silvia. Il trouva la brillante marquise de Roselly entourée d'un cercle nombreux d'adorateurs, parmi lesquels se faisait remarquer, par l'étrangeté de son costume et la profusion de bijoux dont il était couvert, un homme encore jeune, que son teint, aussi blanc que celui d'une femme, ses grands yeux bleus, fendus en amande, et ses longs cheveux d'un blond quelque peu hasardé, faisaient de suite reconnaître pour un enfant des contrées hyperboréennes.
Salvador, qui devina de suite que cet étranger, qui se montrait le plus empressé de tous ceux qui en ce moment entouraient sa maîtresse, n'était autre que celui auquel elle avait fait allusion ne put réprimer quelques légers signes de mauvaise humeur, auxquels Silvia ne daigna pas d'abord accorder la moindre attention; cependant, après avoir savouré avec une volupté toute féminine la petite vengeance que le hasard s'était chargé de lui fournir, Silvia congédia successivement tous ses adorateurs et demeura seule avec son amant.
—Enfin! s'écria Salvador, ils ont bien fait de partir, j'aurais éclaté s'ils étaient restés plus longtemps.
Salvador, à tous ses défauts, joignait celui d'être jaloux de l'artificieuse créature dont il subissait l'influence.
—Et pourquoi, s'il vous plaît, auriez-vous éclaté? lui répondit Silvia. Vous ne voulez pas, je le suppose, me contester le droit de recevoir quelques visites pour m'aider à supporter votre absence?
—Mais j'ai deviné que ce ridicule Tatare n'est autre que l'étranger dont vous me parlez dans la lettre que je viens de recevoir, est-il donc étonnant que sa présence chez vous, au moment où j'arrive afin de vous dire qu'il m'est enfin possible de faire ce que vous désirez, me paraisse désagréable.
—Vous êtes fou, dit Silvia, après avoir adressé à Salvador le plus gracieux sourire qui se puisse imaginer, vous êtes fou! Il ne faut pas croire tout ce que les femmes disent ou écrivent. J'accepterai avec plaisir ce que vous voulez bien faire pour moi, car la vie que je mène ici n'est véritablement pas supportable; mais, croyez-le-bien, je n'exigerais rien si votre fortune ne vous permettait pas d'être généreux, si même vous étiez pauvre, je vous serais aussi fidèle et aussi dévouée que je l'ai été jusqu'à présent.
—Vous êtes une enchanteresse, une véritable fée.
Salvador et Silvia consacrèrent cette première journée à chercher un hôtel propre à servir d'habitation à la marquise de Roselly; celles qui suivirent furent consacrées à pourvoir la demeure choisie de tout ce qui pouvait la rendre agréable; cela coûta beaucoup d'argent, mais n'empêcha pas, cependant, Salvador de consacrer la presque totalité des trois cent mille francs qu'il avait pris chez le notaire de sa femme à payer ses dettes et les diverses sommes qu'il avait empruntées sur les biens de la maison de Pourrières. Nos lecteurs ont deviné que le fruit de nouvelles rapines commises de complicité avec le vicomte de Lussan, firent les frais de l'hôtel de Silvia, de ses ameublements, de ses chevaux et de ses équipages.
Voici, au moment où nous sommes arrivés, quel était l'état de la fortune dont pouvait disposer Salvador.
Les biens de la maison de Pourrières, ainsi que nous avons eu déjà l'occasion de le dire, rapportaient bon an, mal an, un peu plus de trente mille francs; les fonds appartenant à Lucie, ayant servi à éteindre toutes les dettes, Salvador pouvait disposer de ce revenu; il lui restait seulement à payer quatre-vingt-dix mille francs, somme égale au montant des lettres de change souscrites au profit de l'usurier Juste; sa position financière malgré les pertes énormes faites au jeu par Roman, et les dépenses considérables qu'il avait faites, était donc encore assez belle pour lui permettre de mener une vie agréable, sans demander des ressources au crime; il n'en était pas de même de celle de Lucie, les trois cent mille francs dont elle avait avec tant d'abandon, confié l'emploi à son mari, formaient la moitié au moins de sa fortune, les grands biens du comte de Neuville et de la marquise de Villerbanne qui étaient morts tous deux ab intestat, étant retournés à des collatéraux éloignés.
Salvador depuis son mariage et le dernier séjour qu'il avait fait à Pourrières, n'avait pas remis les pieds chez la mère Sans-Refus; débarrassé de Roman, il avait voulu cesser avec les scélérats de bas étage qui fréquentaient cet infâme bouge, des relations qui tôt ou tard l'auraient compromis, mais il n'avait pas pour cela (nous venons de le dire) abandonné une profession qu'il exerçait avec une si merveilleuse adresse, qu'il en était arrivé à se croire de bonne foi invulnérable, il s'était entendu avec le vicomte de Lussan, auquel il n'avait pas eu de peine à faire comprendre que deux hommes, adroits, résolus et reçus avec empressement dans la meilleure compagnie, pouvaient faire autant, si ce n'est plus à eux seuls que toute une bande de malfaiteurs.
Le succès avait justifié les prévisions de Salvador. Les deux associés avaient successivement volés un pair de France, qui venait de prêter son soixante et dix-neuvième serment; un député qui venait de prononcer un magnifique discours en faveur de la concession des lignes de chemin de fer aux compagnies; un riche banquier qui devait partir le lendemain pour l'Angleterre; une danseuse de l'Opéra, qui avait reçu, la veille, la première visite d'un prince Russe; ces affaires, il n'est pas nécessaire de le dire, avaient produit des résultats aussi magnifiques qu'il était permis de les espérer; le pair était un très-habile diplomate, le député était éloquent, le banquier était habile, et la danseuse jolie.
Dès que Salvador eut entre les mains les divers titres qui établissaient qu'il avait satisfait ses créanciers, il alla chez sir Lambton afin de montrer à sa femme, qui lui avait déjà écrit plusieurs fois, qu'il avait fait un bon usage des fonds qu'elle lui avait confiés.
Sir Lambton le reçut avec son affabilité ordinaire, Lucie à laquelle il dit tout d'abord qu'elle serait contente de lui, et qu'il lui apportait les preuves qu'il était corrigé, puisque ayant eu une somme considérable à sa disposition, il n'avait pas mis les pieds dans une maison de jeu, lui serra la main en signe de contentement; mais Servigny et Laure lui montrèrent un visage si glacial, qu'il devina de suite, que les deux époux avaient échangé des confidences dont le résultat ne lui avait pas été avantageux.
Salvador, après s'être entretenu assez longtemps avec sa femme, repartit aussitôt, il ne voulut pas même dîner chez sir Lambton, qui, ayant remarqué que sa présence n'était agréable ni à sa nièce ni à Servigny, ne fit pas de grandes instances pour le retenir.
Le soir, pendant que sir Lambton et Servigny jouaient ensemble au billard, (le bon gentilhomme aurait beaucoup mieux aimé avoir pour adversaire le marquis de Pourrières qui lui faisait acheter très-cher toute ses victoires, tandis qu'il était forcé de rendre des points à son neveu), Lucie et Laure, assises l'une près de l'autre dans l'embrasure d'une fenêtre ouverte sur le jardin, causaient ensemble à voix basse.
Laure venait de demander à son amie, quel usage son mari avait fait des fonds qu'elle lui avait confiés.
—Un excellent usage, répondit Lucie, grâce à Dieu, cette fois les tristes pressentiments auxquels tes conseils, dont du reste je reconnais la sagesse, avaient donné naissance, ne se sont pas réalisés; il a étalé sous mes yeux des titres irrécusables et qui prouvent jusqu'à l'évidence, que maintenant tous ses créanciers sont satisfaits; mais c'est égal, je le reconnais, j'ai été imprudente, je dois veiller moi-même sur la fortune de mon enfant.
—Oui mon amie, tu dois veiller toi-même sur la fortune de ton enfant; ton mari, je veux bien le croire, s'est corrigé, mais tu as le droit d'exiger quant à présent toutes les garanties imaginables et ce droit il ne faut pas l'abandonner encore: ne peut-il pas se laisser entraîner de nouveau par de perfides conseils?
—Ah! Laure, Laure, pourquoi sans cesse me laisser entrevoir la possibilité de malheurs encore plus grands que ceux qui viennent de me frapper.
—Parce que je veux que tu sois forte, si, ce qu'à Dieu ne plaise, tu dois être éprouvée par de nouvelles souffrances; parce que je veux qu'au moment du danger, s'il arrive, tu sois capable d'envisager sans frémir, toute la profondeur du précipice alors ouvert sous tes pas; parce que je veux, quoiqu'il avienne, conserver mon amie. Notre vie, ma pauvre amie, est un vaste océan parsemé d'écueils, nous devons à chaque instant nous attendre à faire naufrage.
—Laure, tu sais quelque chose que tu ne veux pas m'apprendre.
—Je ne sais rien.
—Ton mari ne t'a rien dit?
—Paul ne connaît pas M. de Pourrières, qu'il a vu ici pour la première fois.
—Oh! merci, mon Dieu! s'écria Lucie en levant ses mains vers le ciel, merci; je serais morte si ce que je croyais avait été vrai.
Nous laisserons Lucie achever de passer paisiblement la belle saison à la campagne de sir Lambton, et nous suivrons Salvador à Paris, où de grands événements doivent s'accomplir.
Ainsi que cela arrive presque toujours à la veille de toutes les grandes catastrophes, la fortune semblait se plaire à favoriser toutes les entreprises de Salvador et du vicomte de Lussan; aussi, ces deux personnages roulaient-ils sur l'or et les billets de banque.
Le vicomte de Lussan, ne sachant que faire de ses capitaux, avaient renouvelé l'ameublement et les équipages de la danseuse Coralie, à laquelle il avait pardonné sa fugue avec le général rencontré par Silvia chez l'usurier Juste.
Salvador, malgré les dépenses énormes de sa maison et de celle de Silvia, avait acquitté les lettres de change, souscrites pour couvrir la dernière faute de Roman, et payé le restant de ce qu'il devait à divers créanciers.
Il avait le soin d'écrire souvent à Lucie, afin de la tenir au courant de ce que, soi-disant, il faisait pour mettre de l'ordre dans ses affaires, et comme toutes les nouvelles qu'il lui transmettait étaient satisfaisantes, la pauvre Lucie, qui dans la profonde retraite où elle vivait, ignorait ce qui se passait à Paris, recouvrait peu à peu la paix de l'âme, le plus précieux de tous les biens. Ses lettres, cependant, demandaient souvent à Salvador si bientôt il se déterminerait à l'emmener à Pourrières, car elle ne pouvait s'empêcher de trembler lorsqu'elle se disait que dans une ville comme Paris, son mari devait à chaque pas qu'il faisait, trouver une occasion nouvelle de se livrer à la funeste passion qui l'avait conduit sur le bord d'un abîme; mais Salvador ne faisait que des réponses évasives, lorsqu'elle lui rappelait la promesse qu'il lui avait faite, il ne pouvait, disait-il, quitter Paris en ce moment; il voulait, avant d'aller s'ensevelir dans la retraite, avoir regagné les trois cents mille francs qu'elle lui avait prêtés; mais cela serait beaucoup moins long qu'elle ne le supposait; il ne s'agissait que d'avoir un peu de patience.
Salvador consacrait à Silvia tout le temps qu'il ne passait pas avec le vicomte de Lussan; il ne voulait pas laisser au prince Russe, qui était devenu éperdument amoureux de l'ex-cantatrice, la faculté d'approcher d'elle.
Silvia, du reste, savait exploiter adroitement la jalousie de son amant, lorsqu'elle voulait qu'il lui accordât quelque chose; elle le menaçait, bien qu'intérieurement elle n'eût aucune envie de réaliser ses menaces, d'écouter le Kalmouk, (c'est ainsi qu'elle appelait le sujet de l'autocrate de toute les Russies), dont elle savait à propos mettre en relief les immenses richesses et les brillantes qualités; et Salvador se trouvait alors trop heureux d'obéir.
Salvador et Silvia, accompagnés souvent du vicomte de Lussan, allaient presque chaque jour, traînés dans un magnifique équipage qui appartenait à la marquise de Roselly, parcourir les allées du bois de Boulogne, qui sont habituellement fréquentées par la fashion parisienne.
Salvador était glorieux de mener partout avec lui, l'orgueilleuse beauté qui excitait l'admiration générale, et Silvia, de son côté, n'était pas fâchée d'étaler à tous les yeux, le luxe dont elle était entourée.
Elle dit cependant un jour à son amant, que les poudreuses allées du bois de Boulogne commençaient a lui paraître monotones et qu'elle ne serait pas fâchée de varier quelque peu ses promenades quotidiennes.
—Mais rien n'est plus facile, lui dit Salvador, notre bonne ville, grâce à Dieu, est entourée de promenades beaucoup plus agréables que le bois de Boulogne, que la mode, je ne sais pourquoi, a pris sous sa protection; si vous le voulez bien, nous nous ferons conduire, aujourd'hui, au bois de Vincennes.
—Va pour le bois de Vincennes, répondit Silvia, si cette promenade ne me convient pas, nous verrons les autres ensuite.
Silvia, Salvador et le vicomte de Lussan, montèrent en calèche et se firent conduire. Le ciel était magnifique et de nombreux promeneurs sillonnaient en tous sens les sombres allées du bois.
—Mais c'est charmant, disait à chaque instant, Silvia, à ses deux compagnons, c'est charmant; en vérité, il y a ici au moins des arbres et de l'ombre; nous y reviendrons.
Au détour d'une allée assez obscure, dans laquelle il s'était engagé pour obéir à sa maîtresse, le cocher de Silvia fut obligé de s'arrêter afin de ne point écraser un homme qui marchait lentement devant la voiture et qui paraissait enseveli dans de profondes réflexions.
Les cris répétés du cocher, arrachèrent enfin cet homme à ses réflexions; il se rangea précipitamment sur un des côtés de l'allée, et ses yeux se portèrent par hasard sur les personnes qui étaient dans la calèche, à laquelle il venait de livrer passage.
—Silvia! s'écria-t-il assez haut pour être entendu de la marquise de Roselly et de ses deux compagnons, Silvia!
—Qu'est-ce, dit Salvador, et que vous veut cet homme; le connaissez-vous?
—Brûlez le pavé, dit Silvia à son cocher avant de répondre à Salvador, brûlez le pavé.
La marquise de Roselly venait de reconnaître Beppo.
Le cocher, jaloux d'obéir à sa maîtresse, avait vigoureusement fouetté ses chevaux, et la calèche roulait rapide comme l'éclair le long d'une des grandes allées du bois.
Salvador et le vicomte de Lussan ne savaient à quoi attribuer la terreur évidente et la singulière conduite de leur compagne; elle les instruisit en peu de mots.
Salvador tourna la tête et vit courir derrière la calèche l'homme que Silvia paraissait si fort redouter; il était éloigné de vingt pas environ, sa conduite indiquait suffisamment quelle était son intention; il voulait suivre la voiture, afin de connaître le nom et le domicile de ceux qu'il venait de rencontrer.
Le vicomte de Lussan avait imité le mouvement de Salvador.
—Mais je connais cet homme là, dit-il à voix basse à son compagnon.
—Je le crois parbleu bien! répondit Salvador; cet homme est celui que nous avons fait entrer chez la Sans-Refus, lorsqu'il venait d'assassiner la marquise.
—Diable! diable! mais il ne faut pas que cet individu, qui me paraît un gaillard résolu, sache qui nous sommes.
La calèche roulait toujours avec la même rapidité, mais l'homme qui courait derrière paraissait la suivre sans trop de difficulté; il en était toujours à la même distance.
—Le drôle a des jarrets d'acier, dit le vicomte de Lussan.
—Mais ne me débarrasserez-vous pas de cet homme? s'écria Silvia en proie à la plus violente exaspération. Ah! si j'avais autant de force que je me sens de courage.
—Nous ferions très-volontiers ce que vous paraissez si vivement désirer, belle marquise, répondit le vicomte, mais le lieu n'est guère propice, et votre cocher est un témoin incommode.
—Il y a un moyen, s'écria Salvador. Tu es adroit, continua-t-il en s'adressant au cocher de Silvia, robuste gaillard, que son teint coloré et sa chevelure du plus beau rouge carotte qu'il fût possible de voir, faisait de suite reconnaître pour un naturel des îles Britanniques.
—Très-adroit, M. le marquis répondit le cocher.
—Tu sais te servir de ton fouet?
—Aussi bien que vous de votre épée.
—Eh bien! il y a vingt-cinq napoléons pour toi, si tu t'en sers de manière à ôter l'envie, à ce malotru, de suivre plus longtemps notre voiture; tu sais ce que tu as à faire?
—Parfaitement, M. le marquis; vous allez être content de moi.
—Que diable va-t-il faire? dit le vicomte de Lussan à Salvador.
—Oh! de la bonne besogne, j'en suis convaincu, répondit celui-ci; un fouet, entre les mains d'un cocher anglais, est une arme formidable.
Le cocher ralentit insensiblement le pas de ses chevaux, de sorte que Beppo se trouva bientôt à sa portée. L'ex-pêcheur ne dit rien à ceux qui étaient dans la calèche; mais il continua de courir près de la voiture, réglant sa course sur le pas des chevaux et lançant à Silvia, chaque fois que ses yeux rencontraient les siens, des regards empreints d'une sombre jalousie.
Le cocher saisit un moment favorable et lui lança un coup de fouet qui, tombant en pleine figure, traça sur son visage, un sillon bleuâtre et sanguinolent.
Beppo, transporté de fureur, voulut se jeter à la tête des chevaux et les saisir par le mors, afin de les forcer de s'arrêter; mais le cocher ne lui laissa pas le temps d'accomplir son dessein; il redoubla ses coups, dont le dernier enleva un œil au malheureux pêcheur.
Vaincu par la douleur, Beppo tomba en hurlant sur le gazon.
—Faut-il lui passer sur le corps? dit le cocher.
—Non, répondit Salvador, c'est inutile.
Les cris de Beppo avaient rassemblé autour de lui quelques promeneurs, et Salvador était impatient d'échapper à l'attention qui, du blessé, devait infailliblement se porter sur la cause de la blessure.
Aiguillonnés par de nombreux coups de fouet, les chevaux emportèrent la calèche qui disparut derrière un nuage de poussière au moment où ceux qui d'abord s'étaient occupés de Beppo, se disposaient à la poursuivre.
Beppo, qui souffrait horriblement, fut d'abord porté dans un cabaret voisin du lieu où il avait été blessé; puis, lorsqu'un médecin de Vincennes eut posé sur les nombreuses blessures qui sillonnaient son visage, un premier appareil, il se trouva assez fort pour se faire conduire au logement de la rue Contrescarpe-Saint-Marcel, qu'il habitait toujours avec sa mère.
—Je me vengerai, dit-il lorsque la voiture qui l'avait pris au cabaret dans lequel il avait été pansé, passa près du lieu où il avait été blessé, pour le reconduire à son domicile; je me vengerai, et ma vengeance sera terrible; j'en fais ici un serment solennel!...