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Les vrais mystères de Paris

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Ronquetti dit le duc de Modène à M*** juge d'instruction.

«Monsieur.

»J'ai rencontré hier, dans un des couloirs de la préfecture, qui conduisent du palais de justice à la Conciergerie» (ici Ronquetti racontait les circonstances qui avaient accompagné la rencontre qu'il avait faite)... «Plus, parce que j'ai l'envie de rendre à la société un important service, que parce que le chef de la police m'a donné l'assurance que l'on me saurait un gré infini de tout ce que je pourrai faire pour aider la justice à découvrir les crimes nombreux de cet homme, qui se pare d'un nom qui n'est pas le sien et qu'il ne doit sans doute qu'à un crime épouvantable, je me suis déterminé à vous écrire cette lettre, afin de vous donner des renseignements que vous auriez vainement demandés à tout autre qu'à moi.

»J'ai été très-lié avec le marquis Alexis de Pourrières dont je fis la connaissance, il y a plusieurs années, aux eaux de Baden-Baden; j'ai été son ami le plus intime, son compagnon de voyage, nous avons parcouru ensemble les principales contrées de l'Europe, de sorte, que quand bien même je ne connaîtrais pas celui qui s'est emparé de son nom et de sa fortune, je pourrais affirmer sans crainte que cet homme est un imposteur.

»Du reste, si ce que l'on me dit est vrai, l'opinion de la justice est déjà fixée sur son compte. Quoi qu'il en soit, j'espère qu'après avoir lu cette lettre, il ne restera pas un seul doute dans votre esprit, si surtout vous voulez bien faire constater la vérité des faits que je vais avoir l'honneur de vous signaler.

»J'ai commis beaucoup de fautes depuis que je cours le monde en aventurier, mais celle de toutes ces fautes que je me reproche avec le plus d'amertume, est justement celle dont la justice des hommes ne m'a jamais demandé compte.

»Le marquis de Pourrières venait de recevoir d'un juif de Marseille, nommé Josué, avec lequel il était en relation, une assez forte somme; comme j'avais eu la veille du jour où il la reçut, une altercation assez vive avec lui, je la lui volai, et je le quittai, le laissant à Bruxelles à peu près sans le sou. Je vins à Paris; mais comme j'avais déjà à cette époque des raisons pour éviter les regards de la police, je crus devoir me faire un visage qu'elle ne connaîtrait pas, en conséquence, je teignis mes cheveux, ma barbe et mes favoris, je me basanai le teint que j'ai naturellement blanc, je changeai toutes les habitudes de mon corps, en un mot, je me grimai si bien qu'il était impossible de me reconnaître. Las de la vie aventureuse que je menais depuis plusieurs années, (j'ai été tour à tour soldat, comédien, homme de lettres, escroc, etc.), et voulant utiliser la somme assez ronde que je possédais, et que je devais au vol que j'avais commis au préjudice de mon ami Alexis de Pourrières, je fondai dans un des plus beaux quartiers de Paris, un café que je fis décorer avec tout le luxe que l'on exige dans ces sortes d'établissements, et ayant pourvu mon comptoir d'une jeune et jolie femme, j'attendis la fortune.

»La fortune ne vint pas, mais en revanche mon établissement (je dois croire que les fripons sont doués d'une puissance attractive assez semblable à celle de l'aimant), devint, en peu de temps, le rendez-vous de tout ce que la capitale renferme de grecs de faiseurs et de chevaliers d'industrie, mais j'étais si bien déguisé que pas un de ceux que j'avais précédemment connus, et ils étaient en grand nombre, ne me reconnut. Je vis un jour entrer dans mon établissement celui que j'avais si indignement trompé, ce fut même à moi qu'il demanda ce qu'il voulait qu'on lui servît. Allons, allons, me dis-je, lorsque les palpitations de cœur auxquelles sa présence avaient donné naissance furent passées, allons je suis tout à fait méconnaissable, puisque celui-ci ne me reconnaît pas; cette conviction me donna une telle confiance, que je fus assez audacieux pour faire la conversation avec Alexis de Pourrières, il faut croire que ce malheureux jeune homme me trouva de son goût, puisqu'il revint plusieurs fois chez moi, et qu'il fit la connaissance de la plupart des personnes qui fréquentaient mon établissement.

»Un jour... (Ronquetti racontait ici comment Salvador et Roman, qu'il connaissait déjà pour s'être rencontré avec eux aux époques où Salvador faisait, sous le nom d'Aymard, ses premières armes à Valenciennes, où il volait une jeune veuve devenue amoureuse de lui; à Turin où, sous celui du vicomte de Létang, il avait tenté de voler le banquier Carmagnola; à Draguignan où il volait le receveur général du Var, avaient fait la connaissance du marquis Alexis de Pourrières, il rappelait les circonstances de la partie engagée entre ce dernier et lui Ronquetti, et le banquet donné chez Lemardelay, auquel il avait assisté, ainsi que la plupart des habitués de son établissement, puis il continuait en ces termes.)

»Comme Alexis de Pourrières ou plutôt le comte de Courtivon (il avait pris ce nom pour échapper aux recherches que sa famille avait fait faire pour le retrouver lorsqu'il était parti de Marseille, emmenant avec lui la femme du maître d'armes Louiset, et il l'avait conservé par habitude), nous avait annoncé son prochain départ et que le banquet qu'il nous avait offert n'était qu'un dîner d'adieu; nous crûmes ne le voyant plus reparaître, qu'il avait réalisé son projet et qu'il vivait tranquille dans ses propriétés, ainsi que plusieurs fois il en avait manifesté l'intention. Mais, maintenant que je retrouve un homme dont j'ai été à même plusieurs fois d'apprécier le caractère, en possession de son nom et de sa fortune, je suis persuadé qu'Alexis de Pourrières a été la victime de la confiance qu'il aura témoignée à cet homme et à son digne compagnon; je suis persuadé, en un mot, qu'il aura été assassiné par ces deux individus.

»Les résultats indiquent l'intérêt qu'ils avaient à commettre le crime dont je les accuse et qu'il sera peut-être possible de prouver, si les investigations nécessaires sont faites avec soin; voici, du reste, les jalons que je suis en mesure d'indiquer à la police, pour la diriger dans ses premières recherches, et il est probable que ces jalons, ainsi que cela arrive presque toujours, lui en feront découvrir d'autres.

»Alexis de Pourrières était un peu moins grand, un peu moins fort que Salvador; ses yeux étaient noirs, ceux de Salvador sont bleus; il est extraordinaire que cette différence n'ait été encore remarquée par personne[866]. Alexis était brun, ses cheveux étaient du plus beau noir qui se puisse imaginer; ceux de Salvador, également très-beaux, sont naturellement blonds; s'ils sont noirs aujourd'hui, c'est qu'ils ont été teints; la chimie doit posséder les moyens de constater ce fait.

»Alexis de Pourrières, lorsqu'il fit la connaissance de Salvador et de Roman, logeait rue Joubert, 25; il occupait dans cette maison un logement meublé, qui lui était loué par une vieille dame dont le logement était situé au-dessus du sien; il doit être facile de retrouver cette dame, dont je regrette de ne pouvoir indiquer le nom.

»Si Salvador soutenait qu'il n'est point l'homme que je vous signale, qu'il n'est point lui, s'il peut m'être permis de m'exprimer ainsi, il serait facile de le confondre en lui rappelant qu'il est né à Toulouse, où ses parents étaient établis marchands de nouveautés et de merceries; son séjour à Valenciennes, à Turin, à Draguignan, puis, enfin, au bagne de Toulon, où on lui avait confié les fonctions de payot, et d'où il s'est évadé, en compagnie de Roman, qui avait été condamné sous le nom de Duchemin.

»Le chef de la police m'a appris que Salvador était accusé d'avoir commis un assassinat, suivi de vol, sur la personne du juif Josué, et que la nommée Catherine Fontaine, marquise de Roselly, ex-première chanteuse du grand théâtre de Marseille, était considérée comme sa complice; je ne puis vous donner des renseignements relativement à ce crime; je dois seulement vous dire que je ne serais pas étonné si les prévisions de la justice se trouvaient pleinement justifiées.

»J'ai beaucoup connu Catherine Fontaine ou plutôt, la marquise de Roselly, puisqu'il est vrai qu'un gentilhomme vénitien fut assez fou pour l'épouser, et je dois ajouter que cette femme malgré tous les charmes de sa personne et de son esprit, est capable de commettre tous les crimes.

»Je la rencontrai pour la première fois aux îles d'Hyères; elle venait d'abandonner son premier amant, un chevalier d'industrie, nommé Préval, qui a ajouté à son nom roturier une particule nobiliaire. Son extrême beauté, la tournure originale de son esprit, me séduisirent, et je lui présentai des hommages qui ne furent pas repoussés. Je jouais à cette époque un rôle de grand seigneur et j'avais assez d'or dans ma bourse pour qu'il fût possible de prendre au sérieux mon surnom de duc de Modène.

»Catherine Fontaine était douée d'une voix admirable, d'une beauté sans égale, et d'une mémoire prodigieuse; elle avait reçu une excellente éducation; il n'en faut pas tant pour réussir dans la carrière dramatique. Je lui fis la proposition de la faire entrer au grand théâtre de Marseille, dont je connaissais très-particulièrement le directeur; elle accepta cette proposition avec le plus vif empressement.

»Je me voyais déjà l'heureux époux d'une cantatrice renommée, profession fort agréable et fort recherchée de nos jeunes lions, sans doute parce qu'elle n'oblige le mari qui l'accepte et qui peut, grâce aux magnifiques revenus hypothéqués sur le larynx de madame, mener bonne et joyeuse vie, qu'à savoir fermer à propos les yeux; mais mes espérances furent déçues, Catherine Fontaine, lorsqu'elle se vit le pied dans l'étrier, oublia les nombreux services que je venais de lui rendre (j'ai négligé de vous dire, que, lorsque je la rencontrai, elle était à peu près dans la misère), et me chassa avec aussi peu de façons que si j'avais été un mauvais domestique.

»Ne croyez cependant pas, monsieur, que c'est parce que j'ai le droit de lui reprocher sa conduite à mon égard, que je vous disais tout à l'heure que je la croyais capable de tous les crimes. Je n'obéis pas en ce moment à des motifs personnels, je n'ai d'autre but que celui d'éclairer la justice. Au reste, envoyez à Marseille, où elle a laissé les plus déplorables souvenirs, une commission rogatoire, et je suis persuadé que toutes les personnes qui seront interrogées sur son compte, s'exprimeront en des termes non moins énergiques que ceux dont je viens de me servir.

»Je ne puis, monsieur, vous en dire davantage; je désire bien sincèrement que les renseignements que je viens de vous fournir, puissent aider à la manifestation de la vérité, et qu'ils engagent ceux de qui dépend mon sort à venir, à me témoigner une indulgence dont je saurai, je vous en donne l'assurance, me rendre digne par ma conduite à venir.

»J'ai l'honneur d'être, avec le plus profond respect,

»RONQUETTI, dit le duc de Modène,

»En ce moment détenu à Sainte-Pélagie, où il subit une condamnation de deux années de prison, pour banqueroute simple.»

Cette lettre, ainsi que nous l'avons déjà dit, abrégea singulièrement la tâche confiée au magistrat instructeur que nous avons mis en scène; une fois que l'on sut quel était l'homme qui avait pris le nom et la qualité de marquis de Pourrières, il devint facile de lui prouver qu'il n'était qu'un imposteur. Des commissions rogatoires furent envoyées à Toulouse, à Valenciennes, à Turin, à Draguignan, au commissariat du bagne de Toulon, et tous les renseignements qui en furent la suite vinrent successivement justifier les allégations du duc de Modène.

Une fois qu'il fut bien établi que l'homme que l'on tenait en prison n'était autre que le forçat évadé Salvador, le séquestre fut mis sur les biens de la maison de Pourrières, qui devaient être rendus, après le jugement, au jeune Fortuné, seul héritier connu du marquis Alexis de Pourrières; et l'on s'occupa de rechercher les moyens dont s'étaient servis Salvador et son complice Roman, pour se débarrasser de l'infortuné, que le premier de ces deux scélérats voulait remplacer.

Ainsi que l'avait dit Ronquetti, les jalons qu'il indiquait en firent découvrir d'autres qui amenèrent enfin la découverte de la vérité.

On chercha d'abord la femme qui avait loué au comte de Courtivon l'appartement meublé de la rue Joubert; cette femme, que l'on découvrit sans peine, se rappela de suite un locataire qui avait disparu de chez elle, en lui laissant tous ses effets, bien qu'il ne lui dût rien; elle n'avait pas fait à la police la déclaration de la disparition de ce locataire, parce que n'étant pas, à l'époque où il habitait chez elle, autorisée à loger en garni, elle avait craint d'être mise à l'amende. Elle répondit aux justes reproches qui lui furent adressés, qu'elle était une honnête femme, qu'elle n'avait jamais eu la pensée de s'approprier les effets laissés chez elle par le comte de Courtivon, effets qu'elle avait conservés avec le plus grand soin et qu'elle était en mesure de représenter; on lui donna l'ordre, qu'elle s'empressa d'exécuter, d'apporter ces effets, qui furent soumis à une visite rigoureuse. Dans la poche d'un gilet de piqué blanc, souillé de plusieurs taches de vin, ce qui fit présumer que ce gilet pouvait bien être celui qu'Alexis de Pourrières portait le jour où eut lieu, chez Lemardelay, le fameux banquet dont, grâce à Ronquetti, on connaissait tous les détails, on trouva une carte de visite au nom du comte de Courtivon, sur le dos de laquelle il avait écrit ces mots: rue Notre-Dame-des-Victoires, hôtel des Pays-Bas, Casimir de Feuillade, chambre numéro 20; cette carte et les divers effets qui avaient appartenu au comte de Courtivon, furent saisis pour servir, si cela devenait nécessaire, de pièces à conviction.

En sortant de la rue Joubert on se rendit rue Notre-Dame-des-Victoires à l'hôtel des Pays-Bas; de l'inspection du livre de police de cet hôtel, tenu par hasard avec beaucoup d'ordre, il résulta la preuve qu'à une époque qui coïncidait avec celle de la disparition du comte de Courtivon, deux individus qui se faisaient appeler messieurs de Feuillade, y avaient logé un peu plus de quinze jours et qu'ils occupaient ensemble la chambre nº 20.

Le maître de l'hôtel des Pays-Bas, doué à ce qu'il paraît d'une excellente mémoire, traça de ces deux individus qu'il avait remarqués parce qu'ils étaient ses compatriotes, un portrait qui ne pouvait s'appliquer qu'à Salvador et à Roman.

On montra à cet homme le masque en cire de Roman, il le reconnut sans hésiter un seul instant.

—La physionomie sur laquelle on a moulé ce masque, dit-il, appartenait au plus âgé des deux messieurs de Feuillade.

Voulant rendre l'épreuve plus décisive, on le manda au palais de justice un jour où Salvador était mené à l'instruction avec plusieurs autres détenus, il le reconnut parmi les individus dont il était entouré, il fit seulement observer qu'il ne comprenait pas comment de blond qu'il était, il était devenu aussi brun.

Ce maître d'hôtel garni était devenu pour l'accusation un témoin précieux; on le pria de rassembler ses souvenirs et de rendre compte à la justice de tous les faits concernant les deux individus qui avaient logé chez lui, qui pourraient lui revenir à la mémoire: d'abord il ne se rappela rien, la conduite de ses deux locataires avait été, pendant le peu de temps qu'ils étaient restés chez lui, à peu près semblable à celle de tout le monde, ils sortaient le matin et rentraient le soir, cependant après avoir longtemps cherché, il se souvint qu'un matin le plus âgé avait donné l'ordre à un des garçons de l'hôtel, d'aller lui chercher un cabriolet de place et que ce cabriolet, après l'avoir pris à l'hôtel, l'avait conduit chez un marchand de couleurs voisin.

Ce marchand de couleurs interrogé à son tour, déclara qu'il se rappelait parfaitement qu'un individu, à peu près semblable d'aspect à celui qu'on lui dépeignait, était venu chez lui vers l'époque indiquée, et qu'il lui avait acheté plusieurs litres d'essence de térébenthine, contenus dans une de ces grosses cruches de grès auxquelles on a donné le nom de dame-jeanne; il avait fait transporter cette cruche et ce qu'elle contenait dans son cabriolet, puis il était parti: le marchand de couleurs n'en savait pas davantage.

Quel besoin un homme qui paraissait n'habiter Paris que momentanément, pouvait-il avoir d'une quantité aussi considérable d'essence de térébenthine que celle qui avait été achetée par Roman? cette acquisition cachait peut-être un mystère qu'il était de l'intérêt de la justice de pénétrer? on voulut être fixé sur ce point et le chef de la police fut chargé de trouver le cocher du cabriolet qui avait pris Roman à l'hôtel des Pays-Bas, pour le mener chez le marchand de couleurs; le cocher fut retrouvé, il répondit aux questions qui lui furent adressées, qu'il avait conduit l'homme qui avait acheté chez un marchand de couleurs de la rue Notre-Dame des Victoires, une grosse cruche pleine d'un liquide dont il ne pouvait dire le nom, jusqu'à la grille du parc du Raincy, qu'arrivé là, cet homme avait pris sa cruche et l'avait quitté après l'avoir généreusement payé.

Cette dernière déclaration fut pour le chef de la police de sûreté, auquel elle fut communiquée, un véritable trait de lumière; il se rappela qu'à une époque qui coïncidait avec celle de la disparition du comte de Courtivon, qui n'était autre, il n'était plus permis d'en douter, que le marquis Alexis de Pourrières, (les lettres adressées à Alexis sous ce nom que l'on avait saisies chez Salvador, qui les conservait précieusement, par la raison toute simple qu'elles devaient servir à constater son identité, si par hasard elle était contestée, ne laissaient du reste aucun doute à cet égard); on avait découvert dans la partie la plus isolée du parc du Raincy, sous un amas de branchages et de feuilles sèches, les restes informes d'un cadavre dont les ossements étaient entièrement calcinés.

Il se fit représenter les rapports auxquels avait donné lieu cette singulière découverte, les hommes de l'art qui avaient été chargés de constater l'état dans lequel se trouvait le cadavre, après avoir déclaré qu'il était tout à fait méconnaissable, prétendaient que le feu avait été alimenté: soit par des essences, soit par d'autres matières inflammables, et en effet l'état des lieux justifiait leurs allégations, lee feuillage des arbres environnant à demi brûlé prouvait que le feu avait été très-considérable.

Cette découverte avait provoqué de la part de la police des recherches nombreuses qui demeurèrent sans résultats; on ne put jamais savoir si un crime avait été commis, ou si l'on ne devait déplorer qu'un suicide accompagné de circonstances extraordinaires; cependant dans la prévision que le hasard pourrait peut-être plus tard fournir de nouveaux indices, on avait, après avoir fait donner la sépulture aux tristes restes du cadavre, recueilli avec soin tous les objets qui avaient résisté à l'action du feu; parmi ces objets que l'on avait conservé avec soin, se trouvait une petite clé destinée, selon toute apparence, à ouvrir un meuble de forme moderne; la forme de cette clé était assez remarquable, pour qu'elle fût facilement reconnue; elle était forée, à trèfle, l'entrée et la tige étaient en acier, l'anneau, ciselé avec assez de soin, était en cuivre.

On retourna chez la vieille dame de la rue Joubert qui avait logé le comte de Courtivon pendant son séjour à Paris, on lui demanda si les meubles qui garnissaient l'appartement qu'il avait occupé, étaient toujours les mêmes, elle répondit affirmativement. La clé trouvée parmi les débris humains du parc du Raincy, fut essayée et il se trouva qu'elle ouvrait une commode pour laquelle la vieille dame se rappela qu'elle avait été forcée d'en faire fabriquer une peu de temps après la disparition de son locataire.

Il n'était plus douteux que Salvador et Roman, liés avec l'infortuné Alexis de Pourrières, l'avaient sous un prétexte quelconque, entraîné dans le parc du Raincy, où ils l'avaient assassiné, et qu'ensuite ils s'étaient, à l'aide de ses clés que sans doute ils avaient prises, puisqu'on ne les avait pas retrouvées, introduits dans son domicile pour s'emparer de ses papiers, ce qu'ils avaient pu faire sans être remarqués, grâce à la disposition des lieux; nos lecteurs n'ont pas oublié que la maison dans laquelle habitait Alexis de Pourrières, était composée de deux corps de logis, l'un sur la rue, l'autre sur un jardin qui les séparait, que l'appartement du marquis était situé au troisième étage du premier, et la loge du concierge à l'entre sol du second.

Avant d'être reconduit dans sa cellule, Salvador fut confronté avec le maître de l'hôtel des Pays-Bas, qui le reconnut parfaitement pour être le même individu qui avait logé chez lui à une époque indiquée par son livre de police, sous le nom de Casimir de Feuillade, il fit seulement remarquer de nouveau que ses cheveux, de blonds qu'ils étaient, étaient devenus noirs.

—En effet, fit observer le chef de la police, tous les témoins s'accordent à dire que le forçat Salvador avait les cheveux blonds, et comme suivant nous, il est maintenant établi que l'homme qui persiste à conserver le nom du marquis Alexis de Pourrières, n'est autre que cet individu, nous croyons que la couleur de ses cheveux pourrait bien n'être due qu'aux prodiges récents de la chimie, ne serait-il pas possible de s'en assurer?

—Très-possible, répondit le juge, nous avons fait venir devant nous, pour que cela fût fait, un très-habile chimiste; approchez, M. Arnault, examinez les cheveux de l'accusé, et dites-nous si c'est à l'art ou à la nature qu'ils doivent leur couleur.

—Le chimiste s'approcha de Salvador: Je n'ai pas besoin, dit-il, d'examiner les cheveux de l'accusé pour m'apercevoir qu'ils ont été teints, vous pouvez voir comme moi qu'ils sont blonds à leur naissance, parce que sans doute l'accusé depuis qu'il est détenu n'a pu pratiquer une opération qui demande à être renouvelée au fur et à mesure de la croissance des cheveux.

Le fait dénoncé par le chimiste fut constaté par un procès-verbal.

Le juge fit ensuite avancer Paolo: Regardez bien l'accusé, lui dit-il, figurez-vous que ses cheveux sont blonds au lieu d'être noirs, et dites-nous si vous le reconnaissez?

—Parfaitement, monsieur, répondit le bon domestique, je regrette beaucoup d'être forcé d'accuser le mari de mon excellente maîtresse, mais je dois la vérité à la justice. Monsieur est bien la personne qui fut connue à Turin sous le nom du vicomte de Létang; c'est monsieur qui m'a frappé d'un coup de poignard dont la marque est encore visible sur ma poitrine, parce que je voulais l'arrêter au moment où il venait de commettre une tentative de vol chez M. Carmagnola, que je servais à cette époque; je dois ajouter que monsieur était accompagné d'un homme plus âgé que lui, que l'on croyait son précepteur, qui se faisait appeler M. Duchemin et qui ressemblait beaucoup au masque de cire que vous venez de montrer au maître de l'hôtel des Pays-Bas, mais comme je n'ai pas vu ce dernier aussi souvent que M. le vicomte de Létang, je ne suis pas, à son égard, aussi sûr de ma mémoire.

—Vous le voyez, dit le juge à Salvador, lorsque Paolo eut achevé sa déposition; l'accusation possède à l'heure qu'il est plus d'éléments qu'il ne lui en faut pour vous confondre, vous ne devez donc pas avoir conservé l'espoir d'échapper à la justice des hommes; mais ne croyez-vous pas qu'un aveu sincère de tous les crimes que vous avez commis, aveu qui rendrait plus facile l'accomplissement de la tâche imposée aux magistrats, serait le meilleur moyen de fléchir celle de Dieu.

—J'apprécie, monsieur, l'excellente intention qui vous engage à m'adresser un semblable discours, et je vous remercie beaucoup de ce que vous voulez bien m'engager à penser à mon salut, dont je vous l'avoue, je n'ai pas en ce moment l'envie de m'occuper, car je ne me crois pas en aussi grand danger que vous le pensez; je suis innocent, monsieur, et j'ai l'espérance que mes juges, malgré les nombreuses présomptions qui s'élèvent contre moi, me rendront la justice qui m'est due: du reste, je dois vous prévenir que ne trouvant pas près de vous l'impartialité qui doit, en toute occasion, caractériser un magistrat instructeur, j'ai pris la résolution de ne plus répondre aux questions qu'il vous plaira de m'adresser.

Le juge ne crut pas devoir prendre la peine de répondre à la protestation de Salvador, dont cependant il fit prendre note. Cet homme souillé d'une multitude de crimes, commis tous dans le but d'assouvir une cupidité insatiable, et accompagnés de circonstances qui décelaient la cruauté la plus froide, lui inspirait à la fois trop de dégoût et trop de mépris, pour qu'il attachât une importance quelconque à l'accusation qu'il venait de formuler contre lui.

Il donna l'ordre de le reconduire dans sa cellule, charmé de ne plus avoir à s'en occuper que pour rédiger le rapport qui devait être soumis à la chambre des mises en accusation.

Peu de temps après Salvador et le vicomte de Lussan comparaissaient devant la cour d'assises de la Seine.

L'acte d'accusation rappelait tous les crimes commis par ces misérables; d'abord ceux commis de complicité par Salvador et Roman.

La tentative de vol commise à Turin chez le banquier Carmagnola, à une époque où Salvador se faisait appeler le vicomte de Létang, suivie d'une tentative de meurtre sur la personne de Paolo.

L'assassinat du brigadier de la gendarmerie du Beausset, à la suite de l'évasion du bagne de Toulon.

L'affiliation à la bande des frères Bisson de Trets, dont les déprédations avaient désolé les départements du Var et du Rhône à une époque correspondante à celle pendant laquelle ils en avaient fait partie.

L'assassinat du marquis Alexis de Pourrières pour s'emparer de son nom et de sa fortune, ce à quoi ils avaient réussi.

Celui du juif Josué, assassinat suivi du vol d'une somme de deux cent mille francs. Catherine Fontaine, veuve du marquis de Roselly, était accusée d'être complice de ce crime, dont elle devait avoir favorisé l'exécution en attirant et retenant chez elle la victime jusqu'au moment propice pour le commettre.

Celui des nommés Délicat, Rolet le mauvais Gueux et Desbraises dit Coco. Le vicomte de Lussan, Grand-Louis, Charles la belle Cravate et Vernier les Bas-Bleus étaient accusés d'avoir pris part à ce dernier crime.

De Lussan était accusé, ainsi que Salvador, d'avoir fait partie d'une association de malfaiteurs et d'avoir pris part, soit en aidant ses complices de sa personne, soit en leur donnant des conseils, soit en leur faisant acheter les objets volés par la fille Marie-Madeleine-Comtois dite Sans-Refus, à une infinité de vols.

Le noble vicomte avait encore à répondre du meurtre commis avec préméditation sur la personne du nommé Beppo.

La mort épargnait à ce dernier la honte d'être forcé de s'asseoir sur les bancs de la Cour d'assises, à côté de ceux qu'il avait fait prendre, car les révélations des bandits arrêtés chez la Sans-Refus avaient appris qu'il s'était rendu coupable d'une tentative de meurtre sur Préval à Hyères, et sur la marquise de Roselly, et avaient donné à la police le mot d'une énigme qui l'avait intriguée longtemps.

Enfin, l'acte d'accusation reprochait à Salvador et à Silvia l'assassinat commis sur la personne de Roman, et au premier seulement, d'avoir fabriqué un faux passe-port et d'en avoir fait usage.

Salvador, le vicomte de Lussan, le Grand Louis, Charles la belle Cravate et les autres bandits arrêtés rue de la Tannerie, comparaissaient seuls devant leurs juges; on avait en vain cherché la marquise de Roselly, la Sans-Refus et Vernier les bas Bleus.

Les débats furent longs et animés, l'attente des jolies dames qui vont demander des émotions aux sombres drames qui se jouent devant la cour d'assises ne fut pas trompée, elles trouvèrent seulement que celui dans lequel Salvador et le vicomte de Lussan jouaient les principaux rôles manquait d'imprévu; en effet, l'instruction avait été faite avec tant de soin, elle avait recueilli un si grand nombre d'éléments propres à aider l'accusation, que dès le premier jour, le résultat fut prévu. Aussi, lorsque les jurés apportèrent en sortant de la salle de leurs délibérations une réponse affirmative à toutes les questions qui leur avaient été posées, cela n'étonna personne.

Salvador, le vicomte de Lussan et la marquise de Roselly (cette dernière par contumace) furent condamnés à la peine de mort.

La Sans-Refus et Vernier les bas bleus absents, le grand Louis et Charles la belle Cravate furent condamnés aux travaux forcés à perpétuité.

Les autres bandits furent punis plus ou moins sévèrement. Cornet Tape dur, Robert et Cadet-Vincent furent les moins maltraités.

II.—Évasion.

Lorsque le président, après avoir lu les articles du code pénal applicables à Salvador et au vicomte de Lussan eut prononcé la peine de mort contre ces deux scélérats, le dernier arrangea son jabot et ses manchettes avec autant de grâce et d'aisance que s'il s'était trouvé dans la loge de sa danseuse, il passa sa main droite entre les longues boucles de sa magnifique chevelure, et après avoir salué le tribunal, les jurés et l'auditoire, il suivit le gendarme chargé de veiller sur lui. Salvador était peut-être un peu moins rassuré que son complice, il fit cependant bonne contenance.

—Eh bien! mon très-cher, dit le vicomte de Lussan à Salvador en descendant les escaliers qui, de la cour d'assises conduisent à la Conciergerie, que dites-vous, de cela?

«Belle conclusion et digne de l'exorde,»

n'est-il pas vrai?

—Que voulez-vous, vicomte, nous avons perdu la partie; la Grève est le champ de bataille sur lequel doivent se terminer les exploits des gens qui nous ressemblent, nous subissons la loi commune, nous aurions par conséquent mauvaise grâce à nous plaindre.

—Il n'est pas moins vrai qu'il est fort désagréable de mourir lorsque comme nous on est encore jeune et doué d'une santé capable de défier les meilleurs médecins, mais comme l'a fort bien dit un honorable, c'est un fait accompli.

—N'en parlons plus, alors.

Salvador et de Lussan ne restèrent que quelques minutes à la Conciergerie, une carriole ou plutôt un panier à salade, (pour conserver à ces ignobles véhicules le nom sous lequel ils sont généralement connus), les attendait pour les conduire à Bicêtre.

Le directeur de cette prison les reçut avec cette politesse que l'on a l'habitude de témoigner à tous les condamnés à mort, et de suite il donna les ordres pour qu'ils fussent placés au corridor numéro 1, derrière, du bâtiment neuf.

—De grâce, monsieur, dit de Lussan lorsque le directeur eut donné cet ordre, soyez assez bon, si cela est possible, pour nous faire placer sur le devant, afin que nous puissions nous distraire, et surtout dans un vieux bâtiment, car dans un neuf nous serions forcés d'essuyer les plâtres, ce qui est très-malsain à ce qu'on assure; je ne me soucie point, pour ma part, de contracter des douleurs rhumatismales et je crois que mon ami est de mon avis.

—Soyez sans inquiétude, M. le vicomte, répondit le directeur qui trouvait assez singulière la crainte manifestée par un homme qui avait déjà un pied dans la tombe, le bâtiment neuf n'est pas achevé d'hier, il existe depuis plus de soixante et dix ans; je puis donc vous donner l'assurance que vous n'y contracterez pas de douleurs rhumatismales.

—S'il en est ainsi, reprit le vicomte, donnez, je vous prie, l'ordre de nous conduire dans nos appartements, je suis un peu fatigué...

—Ils sont prêts vos appartements, dit un guichetier qui venait d'arriver, mais avant qu'on vous y conduise, il faut que vous vous désenfrusquiniez[867] pour le rapiot[868], allons mon homme, dépêchez-vous.

—Je ne vous comprends pas, parlez, si vous voulez que l'on vous réponde, un langage intelligible.

Le greffier mit fin à ce colloque, qui serait probablement devenu très-orageux, en expliquant au noble Breton ce que l'on exigeait de lui.

—Tous ceux qui se trouvent dans votre position, lui dit-il, doivent, en entrant ici, être rigoureusement fouillés, il faut ensuite qu'ils quittent leurs habits pour prendre ceux de la maison et qu'ils endossent la camisole.

—Il ne s'agit que de s'entendre, répondit le vicomte, je veux bien me soumettre à une règle générale, mais comme je n'ai pas été condamné à supporter les insolences et les familiarités d'un pareil manant, continua-t-il en désignant le guichetier, j'ai l'honneur de vous prévenir que je ne les tolérerais pas si elles se renouvellent.

Lorsque leur toilette de prisonnier fut achevée, on fit descendre au vicomte de Lussan et à Salvador, qui n'avait pu écouter sans rire les singulières boutades de son complice, environ trente marches en pierres de taille et après avoir parcouru plusieurs passages voûtés, éclairés seulement par la lueur pâle et tremblotante de quelques lampes fumeuses, ils se trouvèrent dans le corridor des cellules nommées cachots blancs, sans doute parce qu'elles sont un peu moins obscures et un peu plus commodes que les cachots dits de sûreté, qui ne servent plus depuis déjà longtemps.

Ils furent placés séparément, mais assez près l'un de l'autre pour pouvoir converser facilement; ils ne craignaient pas de mettre dans la confidence de leurs discours, les vétérans de faction devant les petites fenêtres qui laissaient arriver un peu de jour dans leurs cellules, attendu qu'ils connaissaient tous deux la langue du Tasse et de l'Arioste et que c'était celle dont ils se servaient après s'être assuré par une question adroitement posée qu'elle était étrangère à leur gardien.

—Eh bien? M. le marquis, dit de Lussan après avoir examiné le cachot qui devait, selon toute apparence, être sa dernière demeure, comment trouvez-vous le logement qui vient de nous être octroyé?

—Il n'est pas, je dois en convenir, meublé avec autant de luxe que ceux dans lesquels nous habitions précédemment, mais tel qu'il se trouve, je m'en contenterais si cette maudite camisole ne tenait pas mes mains captives.

—Je dois en convenir, ce vêtement est véritablement très-incommode, il doit à la longue devenir un supplice.

—Oh! mon Dieu! on s'y habitue comme à tout; vous ne l'aurez pas porté quinze jours que vous n'y penserez plus.

—Quinze jours! vous êtes fou, cher marquis.

—Eh pourquoi donc? s'il vous plaît.

—Parce que je crois que vous avez l'intention de vous pourvoir en cassation.

—Telle est en effet mon intention, n'est-ce point aussi la vôtre?

—Que Dieu me préserve de commettre une pareille lâcheté, le vin est tiré, il faut le boire, le plus tôt sera le mieux.

—Puisqu'il en est ainsi, nous boirons ce nectar aussitôt que nous le pourrons; mais quoi qu'il arrive, nous devons nous attendre à rester ici au moins quarante jours, il avient très-souvent que dans l'espoir que l'ennui et la solitude amèneront les prisonniers à faire des révélations, le procureur général interjette appel.

—Mais en effet, cher ci-devant, vous devez connaître cette maison et ses usages; convenez-en cher marquis, vous m'avez trompé de la plus indigne manière; j'ai cru longtemps que vous étiez un gentilhomme de bonne maison, si j'avais su que vous étiez un forçat évadé, je n'aurais certes pas accepté les vingt-cinq mille francs que vous m'avez remis lors de notre première entrevue, ma liaison avec vous a taché mon écusson.

—En vérité, vicomte, vos singulières susceptibilités me font pouffer de rire, la justice vient de vous prouver que tous les hommes sont égaux devant elle; vos nombreux quartiers de noblesse n'ont pas empêché les juges de vous faire un sort semblable au mien, et il est probable qu'il n'empêcheront pas maître Samson de faire son devoir; du reste mon cher de Lussan, croyez-moi, je mourrai aussi noblement que vous, je me suis assez frotté à la noblesse pour avoir contracté quelques-unes de ses habitudes.

—Il est vrai; sur ce, cher marquis, je vais prier Dieu qu'il vous garde et prendre quelques instants de repos, je suis vraiment très-fatigué.

—Bonsoir alors, vicomte.

—Bonne nuit, marquis.

Le lendemain, le vicomte de Lussan fit demander l'aumônier, le respectable abbé Montès, qu'il avait vu plusieurs fois à la Conciergerie et dont il avait beaucoup goûté la conversation. On s'étonnera sans doute de ce qu'un homme semblable au vicomte de Lussan, se montrait si empressé de remplir ses devoirs de chrétien, mais à une époque où il est de bon ton de s'associer au mouvement de recrudescence religieuse qui se manifeste d'une manière si bruyante, il avait cru devoir s'inscrire avec ostentation parmi les néo-catholiques les plus prononcés; peut-être, d'ailleurs, partageait-il sur ces matières l'opinion de Montesquieu qui a dit quelque part: «Que la dévotion trouve, pour faire de mauvaises actions, des raisons qu'un simple honnête homme ne saurait trouver.»

Le digne aumônier s'empressa de se rendre à l'invitation du vicomte, qui, n'ayant pas l'intention de se pourvoir en cassation, croyait devoir se hâter de se mettre en état de grâce; l'aumônier lui apprit alors que le procureur général avait interjeté appel, et qu'ainsi il devait s'attendre à vivre encore au moins quarante jours; il ajouta que ce délai pouvait avoir un résultat satisfaisant, que dans des cas semblables, le roi examinait les pièces de la procédure et que souvent il accordait une commutation de peine.

—Une commutation de peine! s'écria le vicomte de Lussan, une commutation de peine! et en vertu de quel droit un roi peut-il changer la nature d'une peine? M'envoyer dans un bagne, moi, le vicomte de Lussan, me confondre avec de misérables voleurs qui appartiennent pour la plupart à la lie du peuple: si une pareille faveur m'était accordée, je la refuserais, soyez-en convaincu; je suis condamné, respect à la chose jugée, qu'on m'exécute.

Salvador, qui avait obtenu la permission d'assister à l'entretien qui avait lieu entre le vicomte et l'aumônier, était de l'avis de son complice, et ces deux scélérats prièrent le prêtre, lorsqu'il les quitta, de vouloir bien faire quelques démarches afin que l'arrêt qui les concernait fût immédiatement exécuté.

On a deviné que les recommandations de Salvador et du vicomte de Lussan furent parfaitement inutiles; on ne pouvait pour plaire à ces deux misérables, déroger à des usages établis.

De Lussan et Salvador étaient depuis huit jours à Bicêtre, lorsqu'un matin ce dernier éveilla son complice pour lui dire qu'il venait de faire un rêve qui lui annonçait une liberté prochaine et assurée.

Le vicomte ne put s'empêcher de rire aux dépens de la superstition de celui qu'il n'appelait plus que monsieur le ci-devant, depuis qu'un jugement solennel l'avait dépouillé de son titre et de sa fortune.

—Il ne s'agit pas de rire, monsieur le vicomte de Lussan répondit Salvador, il faut croire; les rêves, je n'en puis douter, sont des révélations de ce qui doit nous arriver; je vous assure que si seulement vous voulez prendre l'engagement de répondre par ces mots: Je ferai tout ce que vous voudrez, nous serons libres bientôt.

Je ferai tout ce que vous voudrez, cher ci-devant, ce sera un moyen comme un autre de passer le temps.

—Je puis alors compter sur vous?

—J'ai déjà eu l'honneur de vous dire que je ferai tout ce que vous voudrez.

—Très-bien alors.

Le même jour, Salvador ayant fait prier le directeur de venir le voir, il lui demanda ce qu'il fallait pour écrire; dès qu'il eût en sa possession ce qu'il désirait, il écrivit une longue lettre adressée au procureur général, qu'il ne voulut pas laisser lire à son complice.

—Votre rôle est purement passif, lui dit-il, vous devez, suivant nos conventions, vous borner à exécuter mes ordres.

—C'est vrai, cher ci-devant, c'est vrai, je ferai tout ce que vous voudrez.

Plusieurs jours après l'envoi de la lettre adressée au procureur général, Salvador fut demandé au greffe; lorsqu'il revint près de son complice, il lui apprit qu'il venait de procurer à la police l'arrestation d'une douzaine au moins d'individus couverts de crimes, et qu'il était probable que, le jour même, ils seraient transférés tous deux à la Force, attendu qu'il avait eu l'adresse de se faire impliquer avec lui dans de nouvelles affaires capitales.

—M. de Pourrières n'a pas pensé un seul instant, dit le vicomte de Lussan avec beaucoup de majesté, que je me ferais délateur pour obtenir ma liberté?

—Eh! je n'ai rien pensé du tout, s'écria Salvador, à la fin impatienté des susceptibilités de son complice, il s'agissait de nous faire transférer à la Force, et j'ai employé le seul moyen qu'il y eût pour cela; mais laissez-moi agir et ne vous inquiétez de rien, vous n'aurez dans tout ceci qu'à dire: Amen.

—Très-bien alors, et, s'il en est besoin, comptez sur un bras solide et sur un courage qui ne faiblira pas au moment du danger.

L'attente de Salvador ne fut pas trompée; à la tombée de la nuit, la carriole vint chercher les deux complices; un officier de paix préposé aux transfèrements occupait le siége de devant de ce véhicule; derrière lequel, selon l'usage, galopaient deux gendarmes.

Les compagnons de voyage de Salvador et du vicomte de Lussan, gens de sac et de corde, prêts à tout risquer pour reconquérir leur liberté, adoptèrent avec enthousiasme le projet qui leur fut soumis en peu de mots, et ils s'empressèrent de débarrasser les deux complices des entraves qui les empêchaient d'agir.

Salvador avait donné au garçon de service qui faisait son lit et celui du vicomte de Lussan, (vieux forçat qui avait conservé les bonnes traditions), quelques pièces d'or que depuis qu'il savait sa condamnation certaine il tenait en réserve pour s'en servir en cas de besoin. En échange de ces derniers débris de sa prospérité passée, ce garçon de service lui avait remis une pince de fer d'environ dix-huit pouces de long et une forte vrille, à l'aide desquelles il put enlever une des planches qui formaient le fond du panier à salade.

Salvador et de Lussan, en leur qualité d'inventeurs du plan d'évasion, avaient obtenu de leurs compagnons de voyage le privilége de passer les premiers par l'ouverture qui serait faite[869]; dès que la planche fut enlevée, ils se disposèrent à en user, mais l'ouverture était si étroite que, pour être certains de ne pas s'y trouver engagés, ils furent forcés de se mettre presque nus, c'est-à-dire de ne garder sur eux que leurs chemises et leurs pantalons; ils se laissèrent enfin choir sur la route, et se mirent à courir vers la Seine, qu'ils traversèrent à la nage, à la hauteur du château de Bercy, tandis que les gendarmes qui escortaient le panier à salade, et qui ne savaient où donner de la tête, couraient après ceux des autres prisonniers qui avaient suivi l'exemple qu'ils venaient de donner.

Ils suivirent le cours de la Seine pour joindre la barrière de Bercy. Comme il faisait tout à fait nuit lorsqu'ils entrèrent dans Paris, la singularité de leur costume ne fut pas remarquée.

—Eh bien, vicomte? dit Salvador à son compagnon lorsque la barrière fut franchie.

—Eh bien, marquis?

—Nous voilà libres, mais qu'allons-nous devenir?

—Eh! parbleu, allons chez le père Juste; il faudra bien que ce vieux scélérat nous fournisse les moyens de sortir de l'affreuse position dans laquelle nous nous trouvons.

—C'est dit, allons chez le père Juste, et s'il ne se montre pas accommodant...

—Nous le mettrons à la raison, cher marquis.

Salvador et de Lussan étaient exténués de fatigue; ils ne mirent cependant que peu de temps à franchir l'espace assez long qui sépare la barrière de Bercy de la rue Saint-Dominique-d'Enfer.

Ils frappèrent et sonnèrent plusieurs fois à la porte de la maison habitée par le vieil usurier, qui demeura sombre et silencieuse.

—Le père Juste, à ce qu'il paraît, s'est défait de son chien, dit Salvador.

—Je crois plutôt, répondit le vicomte, que Dieu a débarrassé la terre de ce vieil intrigant, car il ne sort jamais le soir, et à moins qu'il ne soit mort, il doit entendre le bruit infernal que depuis plus d'une heure nous faisons à sa porte.

Une vieille habitante de la maison voisine, lasse sans doute d'entendre le bruit que faisaient Salvador et de Lussan, mit la tête à sa fenêtre et interpella les deux amis.

—Que voulez-vous, leur dit-elle, pourquoi frappez-vous si tard et si fort à la porte d'une maison inhabitée?

—Pardonnez-nous, madame, répondit de Lussan, nous désirons parler à M. Juste, banquier.

—M. Juste le banquier? vous avez choisi une singulière heure et un singulier costume pour venir chez un banquier.

—Nous sommes voisins, reprit Salvador, et nous sommes sortis en négligé.

—Votre négligé n'est guère de mise par le temps qu'il fait; dix degrés de froid et en chemise, excusez; mais puisque vous êtes voisins, comment donc se fait-il que vous ne sachiez pas que M. Juste est mort depuis longtemps.

—M. Juste est mort, s'écria de Lussan, il ne nous manquait plus que cela.

—Oui, il est mort; son chien qu'il avait habitué à se jeter sur tous ceux qui entraient chez lui, s'est à la fin jeté sur lui et l'a dévoré bel et bien; on dit qu'il était devenu enragé parce que son maître était si avare qu'il ne lui donnait pas assez à manger.

—Oh! quel affreux malheur!

—Un malheur, c'est au contraire bien heureux pour ce vieux gueux de Juste; s'il n'était pas mort il serait à l'heure qu'il est dans les cabanons de Bicêtre avec ses deux amis, deux nobles coquins, comte et marquis chefs de bande, que j'irai voir exécuter samedi; mais bien le bonsoir, messieurs les je ne sais quoi; si vous êtes de la clique du père Juste, vous pouvez aller pleurer sur sa tombe, il est enterré à Mont-Parnasse.

La vieille ferma sa fenêtre, laissant Salvador et de Lussan aussi surpris qu'effrayés de la mort épouvantable de l'usurier Juste.

—Il ne nous reste qu'une ressource, dit de Lussan à Salvador, lorsqu'ils se furent éloignés de la maison naguère habitée par l'usurier; il nous faut faire une tentative près de Coralie.

—Nous aurions tort, je crois, de beaucoup compter sur cette femme qui ne vous a pas seulement donné signe de vie pendant tout le temps que nous sommes restés en prison.

—Que sait-on, peut-être qu'en nous voyant nus et sans pain, elle voudra bien nous donner quelques pièces d'or.

—Je crois plutôt qu'elle nous fera chasser par ses gens si elle ne nous fait pas arrêter.

—Il n'y a pas de danger. Coralie, quoique jeune aimable, jolie et riche, est d'une avarice extrême, elle n'a à son service qu'une seule femme de chambre dont nous viendrions facilement à bout si elle avait de mauvaises intentions.

—Allons donc tenter l'aventure, il faudra bien qu'elle s'exécute...

—J'allais vous le dire.

Il y avait loin de la rue Saint Dominique-d'Enfer à celle Tronchet, où demeurait la danseuse Coralie; cependant de Lussan et Salvador, aiguillonnés par la faim, le froid et le désespoir, se mirent courageusement en route.

Onze heures venaient de sonner, la nuit était sombre: les deux aventuriers, qui cherchaient à éviter la rencontre des patrouilles, marchaient silencieusement dans l'ombre. Arrivés dans une petite rue voisine du pont Saint-Michel, des clameurs, proférées par une multitude de voix vinrent tout à coup frapper leurs oreilles.

—Arrêtez! arrêtez! au voleur! à l'assassin!...

Et la rue fut envahie par plusieurs hommes qui poursuivaient un individu qui, grâce à des jarrets d'acier, gagnait à chaque instant un espace de terrain considérable.

Pour éviter la rencontre des poursuivants, parmi lesquels pouvaient fort bien se trouver quelques suppôts de dame police, Salvador et de Lussan se jetèrent brusquement dans la rue Poupée. Ils n'avaient pas fait vingt pas dans cette rue, qu'un homme tomba pour ainsi dire entre leurs bras.

—Laissez-moi passer, leur dit-il, je suis un malheureux déserteur.

Salvador et de Lussan reconnurent de suite Vernier les bas bleus. Les divers crochets qu'il venait de faire avaient fait perdre ses traces à ceux qui le poursuivaient, et il croyait avoir fait naufrage au port lorsqu'à son tour il reconnut les deux aventuriers.

—Rupin, le grand Richard, s'écria-t-il, il paraît alors que ce ne sera pas pour samedi?

—Nous l'espérons bien, dit de Lussan, si surtout tu veux nous procurer de quoi souper et un asile pour cette nuit.

—Je puis vous conduire chez moi, répondit Vernier les bas bleus, le local n'est pas beau, mais tel qu'il est je vous l'offre et de bon cœur. Vous m'avez fait gagner de l'argent lorsque vous étiez rupins, il est bien juste que je fasse aujourd'hui quelque chose pour vous.

Lorsque l'on a faim et froid, lorsqu'on n'a pas un lieu pour se reposer, on saisit, sans hésiter, la première branche qui se présente. Aussi Salvador et de Lussan s'empressèrent-ils d'accepter l'offre de Vernier les bas bleus; ils n'avaient d'ailleurs rien à craindre de cet homme dont la position n'était guère meilleure que la leur, puisque, condamné par contumace aux travaux forcés à perpétuité, il ne pouvait faire une démarche pour les livrer sans compromettre sa propre liberté.

Vernier les bas bleus occupait, dans une maison délabrée et sans portier de la rue du Four-Saint-Hilaire, un galetas situé au septième étage, meublé d'un lit sur lequel se carraient les deux plus minces matelas et quelques vieilles couvertures; d'une table boiteuse, d'un bas de buffet, de deux chaises dépaillées, et éclairé seulement par un châssis à tabatière.

—Voilà le gîte, dit-il à ses hôtes en les introduisant dans cet affreux grenier; il n'est pas beau, mais il est sûr.

—C'est tout ce qu'il nous faut pour aujourd'hui, répondit de Lussan; demain il fera jour, et, s'il plaît à Dieu, nous trouverons bien les moyens de nous en procurer un meilleur.

—Ah ça! vous qui n'avez probablement dans le bauge[870] que la mouise[871] de Tunebée[872], vous devez canner la pégrenne[873].

—Nous mangerions très-volontiers un morceau, répondit Salvador. N'est-il pas vrai vicomte?

De Lussan, qui s'était jeté sur le lit, fit un signe affirmatif.

—Je vais alors, dit Vernier les bas bleus, chercher deux doubles cholettes de picton[874], du tarton savonné[875] et un jambonneau, ça vous va-t-il?

—Allez, mon cher, achetez ce que vous voudrez, nous saurons, si Dieu nous prête vie, reconnaître plus tard ce que vous faites aujourd'hui pour nous; mais si vous voulez que votre hospitalité me soit agréable, ne me parlez plus argot. A quoi bon se servir d'un langage bas et ignoble que tout le monde comprend maintenant?

—On vous obéira; j'ai trop envie d'être de mèche[876]...

—Encore!...

—De moitié; je me laisse emporter par la force de l'habitude. Je disais donc que j'ai trop envie d'être de moitié dans les affaires que déjà sans doute vous avez en vue, pour faire quelque chose qui vous soit désagréable.

Le pain, le jambonneau et le vin, offerts par Vernier les bas bleus, furent expédiés en quelques minutes.

—Ceci ne vaut ni les salmis de filets de perdreaux aux truffes, ni le vin de Chambertin, dit de Lussan; mais ça se laisse manger et paraît fort bon lorsqu'on a faim.

—Vous avez raison, répondit Salvador; c'est le besoin qu'on en a qui donne du prix aux choses les plus ordinaires; aussi, comme nous sommes exténués de fatigue, et que nous avons un extrême besoin de sommeil, je suis persuadé que nous trouverons délicieuse la couche modeste de notre ami Vernier.

Les trois bandits se couchèrent l'un près de l'autre sur le lit, qui, fort heureusement pour eux, se trouva d'une largeur plus qu'ordinaire, et bientôt on n'entendit plus, dans le galetas de la rue du Four-Saint-Hilaire, que le bruit calme et mesuré de leur respiration.

Ils s'éveillèrent à la naissance du jour. Vernier les bas bleus, qui avait voulu ménager à ses hôtes une surprise agréable, posa sur la table boiteuse une chopine d'eau-de-vie achetée la veille, et les trois complices, ayant allumé chacun une pipe chargée de caporal, tinrent conseil.

Salvador, de Lussan et Vernier les bas bleus ne possédaient pas à eux trois la valeur de trois pièces de cinq francs, et, cependant, il fallait aux deux premiers des vêtements quels qu'ils fussent, et les moyens de se déguiser, s'ils ne voulaient pas se résoudre à rester confinés dans le galetas de leur hôte.

—Je vais écrire à Coralie, dit le vicomte, notre ami Vernier portera ma lettre.

—Faites, cher vicomte. Ah! si je savais où se trouve en ce moment ma femme, nous n'aurions pas besoin de nous adresser à cette danseuse.

—Mais, vous ne le savez pas, ainsi il est inutile d'en parler.

Le vicomte de Lussan écrivit à Coralie une lettre bien pathétique, bien touchante, que Vernier, ainsi que cela venait d'être convenu, se chargea de porter.

Il arriva chez Coralie avant dix heures du matin, madame n'était pas encore levée, il fut donc forcé de remettre la missive dont il était porteur à la femme de chambre, qui voulut bien, prenant en considération ses instantes prières, la remettre à l'instant même à sa maîtresse.

Elle revint près de Vernier qui l'attendait dans l'antichambre, au bout de quelques minutes, à son air pincé, à l'expression quelque peu hautaine de ses yeux, le bandit devina qu'elle ne lui apportait pas une bonne nouvelle.

Il ne se trompait pas.

—Madame, lui dit-elle, ne connaît pas la personne qui lui demande l'aumône, elle vous prie de lui rendre cette lettre qu'elle ne veut pas conserver.

Vernier fut obligé de se retirer. Lorsqu'il sortit de chez Coralie, la rue Tronchet était pleine d'une foule de colporteurs de canards, qui criaient à tue-tête, la relation exacte et détaillée de l'évasion miraculeuse, après leur condamnation à mort, de deux particuliers très-connus dans Paris, grande récompense à ceux qui les feront arrêter; Vernier les bas bleus acheta, moyennant cinq centimes, ce monstrueux canard, qu'il fit voir à ses hôtes lorsqu'il rentra chez lui.

—Il paraît que l'on tient énormément à faire une tronche[877] de votre sorbonne[878], dit Vernier les bas bleus, lorsque Salvador et de Lussan eurent achevé la lecture du canard; puisqu'on offre une grande récompense à celui qui vous fera faucher le colas[879], c'est flatteur pour vous.

—Oui, mais c'est un peu inquiétant répondit de Lussan, en regardant fixement Vernier les bas bleus, l'espoir d'obtenir cette grande récompense peut engager à nous trahir des gens auxquels nous aurions accordé toute notre confiance.

—Il n'est que trop vrai, ajouta Salvador.

—Hé! les Rupins... ce n'est pas pour moi que vous dites ça, n'est-ce pas? J'suis un grinche[880], un escarpe[881], tout ce que vous voudrez; je buterais[882] le Père éternel pour affurer une tune[883]; mais je suis un honnête homme, trahir des amis, jamais?

Salvador et de Lussan, intérieurement charmés de voir Vernier rejeter si loin de lui et avec une indignation si énergiquement exprimée, la pensée d'une action semblable à celle qu'ils avaient paru le croire capable de commettre, s'empressèrent de le calmer.

—Ecoutez, mes amis, leur dit-il, maintenant, hélas! presque tous les pègres sont d'infâmes coquins, et pour vous il s'agit de la sorbonne[884] que l'on ne perd qu'une fois; vous ne sauriez donc prendre trop de précautions. Eh bien! si vous le voulez, pendant tout le temps que vous resterez ici, je ne sortirai pas, je n'écrirai pas; l'un de vous prendra mes habits pour aller au vague[885] et l'autre restera avec moi, ça fait que vous serez tranquilles.

—Tu sortiras, tu rentreras, tu écriras, répondit le vicomte de Lussan à Vernier les bas bleus, nous nous fions à toi, et nous sommes persuadés que notre confiance est bien placée, mais nous allons visiter ta garde-robe, dans laquelle nous trouverons peut-être de quoi nous vêtir.

Vernier les bas bleus était plus riche qu'il ne le croyait lui-même; le vicomte de Lussan trouva dans un bas de buffet, deux pantalons en assez bon état, une blouse neuve et une redingote encore propre. Il donna à Salvador la redingote et le meilleur des deux pantalons.

—C'est parce que j'ai l'intention de vous faire jouer ce soir un rôle important, dans une comédie nouvelle, que je vous permets de vous faire aussi beau que vous le serez, lorsque vous aurez endossé ces habits, dit-il à son complice.

—Je devine quel est votre projet, vous voulez reprendre en gros à Coralie ce que vous lui avez donné en détail.

—Vous l'avez dit.

—Ça se trouve bien, j'ai justement pris l'empreinte de la serrure, dit Vernier, et il montra aux deux amis une carte sur laquelle l'entrée de la serrure de Coralie était parfaitement imprimée[886].

—C'est très-bien vu, mais de quelle manière nous y prendrons-nous pour réussir.

—Laisse-moi faire, tout ira bien, et ce soir, je vous en réponds, nous aurons de l'or, beaucoup d'or, et notre ami Vernier qui nous donnera un coup de main en aura une bonne part.

—Sont-ils adroits ces rupins! s'écria Vernier les bas bleus, qui croyait déjà tenir les pièces d'or dont le vicomte de Lussan promettait une si ample moisson.

Ce dernier s'était placé devant la table et dessinait avec beaucoup de soin le fac-simile d'une clé.

—Vous êtes, dit-il à Salvador, expert en l'art du serrurier, pouvez-vous faire une clé absolument semblable à celle dont voici le portrait, je me suis déjà assuré qu'il y avait ici tout ce qu'il fallait pour cela.

—Parfaitement, répondit Salvador.

—En ce cas à l'œuvre, je vous expliquerai mon plan pendant que vous travaillerez.

Salvador, doué d'une dextérité sans égale n'eut besoin que de quelques heures de travail pour fabriquer une clé, dont le vicomte de Lussan se montra très-satisfait.

Les trois bandits passèrent à deviser joyeusement, à boire et à manger (Vernier les bas bleus avait un compte ouvert chez le marchand de vin et le charcutier), le reste de la journée.

Lorsque le soir fut venu, ils s'armèrent chacun d'un couteau-poignard (ils étaient tous les trois bien déterminés à ne point, en cas de malheur, se laisser prendre vivants), et se mirent en route pour la rue Tronchet.

Salvador et Vernier les bas bleus entrèrent chez un marchand de vin, de Lussan alla se mettre en observation vis-à-vis la porte cochère de la maison habitée par Coralie.

Il était à son poste depuis environ une demi-heure, lorsqu'il vit sortir la danseuse, il la suivit de loin et la vit entrer à l'Opéra. Bien certain alors qu'elle ne rentrerait pas chez elle de la soirée, il revint trouver ses camarades.

—Elle est sortie, leur dit-il; il ne s'agit plus maintenant que d'éloigner la servante. A vous, Vernier, songez que si vous ne réussissez pas, nous serons forcés d'employer les grands moyens, et j'en serais vraiment fâché, cette servante est une fort bonne et fort jolie fille.

Vernier, suivant les instructions qu'il avait préalablement reçues, prit sa course, et donna l'ordre à un cocher de fiacre qu'il prit sur la place la plus voisine de l'Opéra, de se rendre au domicile de Coralie, et de remettre au concierge de la maison un billet que celui-ci ferait tenir à la personne à laquelle il était destiné.

Il n'était pas à craindre que la femme de chambre s'aperçût que le billet n'avait pas été écrit par sa maîtresse. Coralie dont l'éducation avait été quelque peu négligée, se servait habituellement de secrétaires.

Le cocher, généreusement payé d'avance, s'acquitta de la mission qui venait de lui être confiée; il remit le billet au concierge et attendit.

Le concierge, suivant la louable habitude de ses confrères, n'avait pas manqué de lire le billet, qui, du reste n'était pas cacheté.

—Vite, vite, mademoiselle Hélène, dit-il à la femme de chambre de Coralie, mademoiselle Desrivières vient de se fouler le pied en entrant en scène, elle vous demande avec son châle orange; il y a en bas un fiacre pour vous emmener et v'là un billet qu'elle a donné au cocher pour vous le remettre.

—Je vous remercie bien, M. Fouché, répondit la femme de chambre après avoir lu le billet, qui ne renfermait autre chose que ce que le portier venait de lui apprendre; je vais de suite aller trouver ma maîtresse. Et comme le concierge était monté par l'escalier de service, elle descendit un étage afin de l'éclairer.

Quelques minutes après, la servante portant sous son bras le châle orange de sa maîtresse, montait dans le fiacre qui l'attendait à la porte.

—Aller d'ici à l'Opéra, expliquer sa venue à sa maîtresse, puis revenir, dit de Lussan, nous avons au moins trois quarts d'heure devant nous; c'est plus qu'il ne faut. A vous, marquis. Il y a de la lumière chez le docteur Delamarre, qui demeure au-dessous de Coralie, dites au concierge que vous allez chez lui? N'oubliez pas de jeter un coup d'œil sur les deux coupes d'agate placées sur la cheminée de la chambre à coucher. Coralie y laisse souvent des bijoux précieux. L'argent est dans une armoire à glace placée dans la chambre à coucher, qu'il vous sera facile d'ouvrir: vous avez ce qu'il faut pour cela?

—J'ai remis mes halènes[887] à Rupin, dit Vernier les bas bleus.

Salvador entra dans la maison; il y resta plus longtemps que ses complices ne s'y attendaient.

—Il lui est peut-être arrivé quelque chose, disait Vernier les bas bleus à de Lussan.

—Cela n'est pas probable, répondit celui-ci, s'il en était ainsi, nous aurions entendu du bruit.

L'arrivée de Salvador vint à point pour mettre fin à l'anxiété de ses complices.

—Eh bien! lui dit de Lussan.

—L'affaire n'est pas mauvaise, répondit-il, mais hâtons-nous de fuir. Je crois que j'ai été remarqué par le concierge.

Les trois complices franchirent rapidement l'espace qui sépare la rue Tronchet de celle du Four-Saint-Hilaire. Lorsqu'ils furent arrivés dans le galetas de Vernier les bas bleus, Salvador déposa sur la table tout ce qu'il avait volé chez Coralie.

—Quatre mille balles[888] en or, trois mille balles de bijoux à vendre au fourgat[889], s'écria Vernier les bas bleus, nous allons joliment faire pallas[890].

—As-tu un recéleur à ta disposition? lui demanda de Lussan.

—Je crois bien, Louis l'Aventurier, qui demeure à la Sorbonne; il m'achètera tout ce que je voudrai.

—Garde alors les bijoux pour ta part, et laisse-nous l'argent, cela te va-t-il?

—Très-bien! Vous êtes plus généreux que je ne le pensais.

—Soupons alors et couchons-nous; nous nous séparerons demain matin.

Les trois bandits firent honneur à un excellent poulet et à quelques autres comestibles qu'ils avaient achetés rue Dauphine, puis après ils s'endormirent.

Le lendemain matin, ainsi que cela avait été convenu la veille, ils se séparèrent.

III.—La dame au voile vert.

Le récit des faits qui précèdent a appris à nos lecteurs que c'était principalement parmi ses connaissances que le vicomte de Lussan, auquel un nom recommandable faisait ouvrir les portes des salons de la meilleure compagnie, choisissait ses victimes. On a vu que d'abord il se borna à donner à Salvador et à Roman des instructions de nature à faciliter l'exécution des vols que ceux-ci se chargeaient d'exécuter ou de faire exécuter, et que ce n'est que plus tard, peu de temps après la mort du dernier, et lorsque Salvador eut pris la résolution de ne plus retourner chez la Sans-Refus, qu'il se détermina à payer de sa personne.

Pour l'intelligence de ce qui va suivre, nous devons prier nos lecteurs de faire avec nous quelques pas en arrière.

Nous disions tout à l'heure que le vicomte de Lussan s'était fait inscrire au rang des nouveaux catholiques les plus prononcés, ce n'était pas seulement parce que la dévotion trouve pour faire de mauvaises actions des raisons qu'un simple honnête homme ne saurait trouver, qu'il avait pris ce parti; il savait que l'on est généralement disposé à accorder une grande confiance à ceux qui, tout en vivant dans le monde, s'acquittent avec exactitude de leurs devoirs religieux, et la dévotion était un masque dont il savait à propos se servir, et qui lui avait facilité l'accès des salons de plusieurs nobles douairières qui ne surent que lorsqu'un jugement solennel eut appris à tout le monde que le vicomte de Lussan, malgré l'ancienneté de son blason, n'était rien autre chose qu'un insigne bandit, qu'il ne faut pas toujours se fier aux apparence.

Quoi qu'il en soit, le vicomte avait pour confesseur un vénérable prêtre, attaché à l'église de Saint-Roch, et il avait tellement eu l'art de s'insinuer dans sa confiance, que très-souvent ce digne ecclésiastique l'invitait à dîner.

Lorsqu'il fut arrêté, rue de Varennes, à quelques pas de son domicile, le vicomte était sorti de chez lui pour se rendre chez ce prêtre que, depuis quelque temps, il visitait très-souvent.

Le récit des faits qui suivent apprendra à nos lecteurs quel était le but de ces visites.

Un jour, tandis que le vicomte et le bon prêtre étaient à table, tête à tête, on annonça à M. l'abbé la visite d'une vieille femme presque aveugle, dont la figure était cachée par un ample voile vert. Elle venait remettre, à ce dernier, une petite somme d'argent pour faire dire des messes et un anniversaire pour les trépassés. L'abbé voulait se lever pour aller recevoir la pieuse bonne femme dans une autre pièce; mais Lussan lui dit de ne pas se gêner pour lui et, même, le pria de la faire entrer. Le domestique l'ayant introduite, elle remit au vicaire une somme de quatre-vingts francs. Lussan, en observateur curieux et avide de tirer parti de tout, remarqua que cette femme était fort âgée, couverte de vêtements sordides et dégoûtants; elle portait un de ces chapeaux ballons d'une forme tout à fait mirobolante, de couleur jadis noire, mais aujourd'hui fauve et rougeâtre, qui, accompagné d'un immense garde-vue en taffetas vert, produisait cet ensemble drôlatique qui caractérise les tireuses de cartes de bas étage. Enfin, toute la mise de la vieille dévote annonçait la plus grande misère; et, pour comble, elle avait bien de la peine à se conduire, tant sa vue paraissait faible et obtuse.

Lorsqu'elle fut sortie, le vicomte fit part au bon vicaire de toutes ses remarques, et lui témoigna l'étonnement où il était de voir donner quatre-vingts francs par une femme dont le costume accusait un si complet dénûment. Celui-ci lui répondit qu'il ne fallait pas toujours s'en rapporter aux apparences, et que loin que cette bonne femme fût dans la misère, elle était au contraire riche et même fort riche; qu'elle faisait beaucoup de bien aux pauvres de la paroisse; en un mot, qu'il était à regretter que les gens de sa sorte fussent en aussi petit nombre.

—S'il en est ainsi, dit de Lussan, vous conviendrez, mon cher abbé, que c'est bien le cas de dire où la fortune va-t-elle se nicher! car la bonne femme est d'un aspect bien dégoûtant. Pour moi, il me semble que l'amour de Dieu et du prochain, la dévotion, la charité même, n'excluent pas la propreté; et, je vous l'avoue franchement, j'ai peine à croire à la fortune de cette femme, cela me paraît inconciliable avec l'état de délabrement où elle est. Je crois plutôt qu'elle n'est que l'instrument de personnes pieuses qui veulent rester inconnues, et qui, en récompense des petits services qu'elle leur rend, lui procurent des moyens d'existence.

—Vous êtes dans l'erreur M. le vicomte, répondit le vicaire; elle est riche, et quand je parle ainsi, c'est que je le sais. Je puis même d'autant mieux vous l'assurer que j'ai vu, ce qui s'appelle de mes propres yeux, vu, tout ce qui compose sa fortune, dans les circonstances que je vais vous citer:

Il n'y a pas plus de deux mois que cette femme vint pour la première fois me charger de dire quelques messes pour le repos de l'âme de ses père et mère, décédés il y a longtemps; elle me remit, en outre, quarante francs pour les indigents et autant pour l'église. Ses visites se renouvelèrent plusieurs fois et toujours elle se montrait aussi généreuse. Je ne pouvais comprendre d'où, ni comment, lui venaient les sommes dont elle disposait, tant sa misère apparente faisait contraste avec ses œuvres de charité; mais je ne tardai pas à être au fait de cette espèce de mystère.

Il y a de cela quinze jours au plus, elle vint me prier de vouloir bien passer chez elle pour me faire une confidence importante, confidence que, disait-elle, elle ne pouvait me faire ailleurs que dans son appartement. Je vous avoue que cette invitation me parut si extraordinaire de sa part, que pendant trois ou quatre jours j'hésitai à m'y rendre; mais enfin, après y avoir bien réfléchi, je crus devoir lui donner cette satisfaction.

Arrivé à sa demeure, l'aspect ridicule du concierge, ses questions insolites, et ensuite celles non moins extraordinaires de son épouse, firent naître en moi de singulières idées. Quoi qu'il en soit, après avoir subi un interrogatoire en règle, je fus conduit par le cerbère femelle, chez la dame au voile vert. Après avoir frappé d'une certaine manière, un guichet s'ouvrit, je déclinai mon nom:

—Ah! c'est vous, M. le vicaire, me dit la vieille, entrez, je vous prie.

Alors elle ouvrit deux serrures fermées à plusieurs tours; puis, lorsque je fus entré, elle les refermera avec un soin et une précaution qui piquèrent vivement ma curiosité, sans toutefois que j'en éprouvasse la moindre crainte. Je fus alors introduit dans un rez-de-chaussée, composé de plusieurs pièces en désordre, et aussi malpropres que la maîtresse de la maison. La dame, après s'être excusée sur son grand âge et ses infirmités, de me recevoir si peu convenablement, prit la parole en ces termes:

—M. le vicaire, vous êtes un homme en qui j'ai la plus grande confiance, et je vais immédiatement vous en donner la preuve: Je suis vieille et assez riche; je possède en or, argent, billets de banque et bijoux, environ deux cent mille francs; j'ai, en outre, une rente de cinq mille francs au porteur, inscrite sur le grand livre. Je n'ai sur la terre qu'une seule personne qui me touche par les liens du sang, c'est ma fille; mais depuis longtemps je n'ai entendu parler d'elle, j'ignore absolument sa destinée. Elle exceptée, je n'ai ni parents, et il faut bien le dire, ni amis. Dieu peut d'un instant à l'autre me rappeler à lui, et toutes mes richesses seraient à peu près perdues si je venais à mourir sans indiquer l'endroit où elles sont renfermées. Je ne puis mieux m'adresser qu'à vous, M. le vicaire, pour révéler un secret de cette nature. Je vais donc indiquer où tous ces objets sont cachés, et je vous autorise, après ma mort, à en disposer du mieux que vous l'entendrez, sauf la réserve que je vous ferai connaître tout à l'heure. Voici un écrit cacheté qui renferme à cet égard mes volontés formelles; veuillez vous en constituer le dépositaire pour ne l'ouvrir qu'après ma mort.

Surpris de ce langage, et n'ayant jamais voulu m'immiscer dans les affaires mondaines, que je connais fort peu, je voulus en décliner un si rare témoignage de confiance; la vieille dame ne voulut accepter aucune excuse; elle pria, pressa avec tant d'instances, qu'enfin j'acceptai. Alors elle m'engagea à passer dans sa chambre à coucher, et, après avoir tiré son lit hors de l'alcôve, elle leva une tapisserie et me fit voir une petite porte artistement pratiquée dans le mur. Elle l'ouvrit, et retira de cette cachette une jolie boîte en ébène, garnie en argent ciselé, portant des armoiries et une couronne ducale. Cette boîte contenait de l'or en grande quantité, des billets de banque, des diamants, et des inscriptions de rentes au porteur. Bref, je pus me convaincre qu'elle renfermait au moins trois cents mille francs en valeurs réelles.

—Voilà tout ce que je possède, dit la vieille. Si la personne nommée dans mon testament existe encore, poursuivit-elle, et que par sa conduite elle soit digne de mes bienfaits, vous partagerez ma succession avec elle. Dans le cas contraire, tout est à vous pour en faire de bonnes œuvres. Telle est, ô digne et respectable ministre du Seigneur, ma dernière volonté; que celle de Dieu soit faite en toutes choses!

Quelques observations que je fisse de nouveau pour la détourner du dessein où elle était à mon égard, elle ne voulut rien entendre, et, après avoir replacé la cassette dans l'armoire pratiquée dans le mur, elle en referma la porte, et exigea encore une fois que je lui promisse d'exécuter ponctuellement ses intentions. En considération du bien qui pouvait en résulter pour les pauvres, je crus devoir m'y engager non-seulement sans restriction, mais encore de manière à mériter l'approbation du monde et de mes supérieurs. Du reste, vous me connaissez assez, M. le vicomte, pour être convaincu que je m'acquitterai avec zèle et exactitude de ce mandat important.

Maintenant, s'il m'est permis de vous dire mon opinion sur cette femme, je pense que son intention est de réparer après sa mort les torts d'une vie passée dans le désordre et peut-être même dans le crime. Ce qui me le fait croire, c'est que son langage, qui n'est pas très-pur, est celui d'une femme du peuple, que le manque d'éducation n'a pas dû rendre difficile sur les moyens de faire fortune.

Il est encore une autre raison qui donne à l'opinion que je viens d'exprimer une certaine force, et cette raison la voici:

Je dois croire sincère la dévotion de cette femme, ses bonnes œuvres en sont un témoignage suffisant; eh bien! quoiqu'elle écoute avec beaucoup de recueillement les exhortations religieuses que j'ai cru devoir lui adresser, bien qu'elle assiste à tous les offices, elle n'a pas encore voulu se confesser.

—Je ne suis pas encore prête, a-t-elle dit lorsque je l'ai engagée à s'approcher du tribunal de la pénitence; plus tard, monsieur l'abbé, je n'ose pas encore vous révéler les fautes nombreuses, les crimes mêmes de ma vie passée, mais je me repens, soyez-en sûr.

Je n'ai pas cru devoir insister, les choses en sont là.

Pendant ce récit, le vicomte était tout yeux et tout oreilles, il avait peine à contenir la joie intérieure qu'il éprouvait, et déjà même il combinait les moyens de s'emparer du trésor de la vieille. A la vérité, l'abbé n'avait pas indiqué l'adresse de la dame au voile vert, mais dans tout le reste, il s'était montré d'une indiscrétion que le nom seul du vicomte et la piété sincère qu'il lui supposait, peuvent seuls faire excuser. Quoi qu'il en soit, avec des hommes de la trempe de Lussan, l'absence d'un renseignement de cette nature n'était pas un grand obstacle; il savait que le service commandé par la vieille devait avoir lieu le lendemain, et qu'elle devait y assister; cela lui suffisait. En effet, il se rendit à Saint-Roch, et même il était tellement pressé d'y arriver, qu'il se trouva à l'église une heure trop tôt. Enfin, la vieille qu'il attendait avec tant d'impatience arriva. Elle n'avait pas ce jour-là son inséparable voile vert, mais un voile noir fort épais, qui donnait à sa figure et à tout le reste de sa personne une teinte des plus lugubres: elle s'agenouilla et pria longtemps avec une ferveur telle que le service était fini depuis plus d'une heure qu'absorbée dans sa prière, elle ne songeait pas à quitter l'église. Le vicomte qui avait l'intention de la suivre à sa sortie, afin de découvrir sa demeure, enrageait de toute son âme d'être forcé de l'imiter et de simuler une dévotion qui était loin de son cœur; car Dieu sait les sinistres projets qu'il méditait en ce moment. Enfin, après avoir été faire de nombreuses révérences et génuflexions devant toutes les chapelles, la vieille dame prit de l'eau bénite et sortit. Tout cela fut encore fort long à cause de la difficulté qu'elle éprouvait à se conduire, et qui la faisait presque trébucher à chaque pas dans les chaises; mais enfin une fois sortie, et suivant les murs avec précaution, elle ne tarda pas à rentrer chez elle, rue Thérèse, numéro 25.

De Lussan, adroit et intelligent, comme nous le connaissons, s'assura que c'était bien là qu'elle demeurait; puis il se retira, et remit à un autre jour les investigations dont il pouvait avoir besoin pour mettre ses projets à exécution. Il ne dormit pas de toute la nuit tant l'impatience, le désir de s'emparer du trésor de la vieille femme au voile vert avaient exalté ses esprits. A peine fit-il jour le lendemain, qu'il se mit en course pour prendre des renseignements dans le quartier de la vieille dame; il apprit qu'elle y était connue sous le nom de la dame au voile vert, ou de l'aveugle. Du reste, on ne savait rien de précis sur son compte, chacun faisait une histoire à sa manière: les uns disaient qu'elle tirait les cartes, les autres, que c'était quelque vieille pécheresse qui, par esprit de pénitence, se livrait aux brocards de la multitude. Enfin, d'autres ajoutaient que s'il voulait connaître plus particulièrement cette femme, qui était une énigme pour tout le monde, il fallait qu'il s'adressât au père Fleurus et à son épouse, concierges du numéro 25, qui paraissaient les seuls qui fussent dans la confidence mystérieuse; que toutefois il serait aussi possible que l'épicier en face lui donnât également quelques renseignements utiles.

L'épicier, adroitement interpellé par le vicomte, répondit que cette dame n'était pas sa pratique, et qu'il ne savait absolument rien sur son compte; mais il ajouta que sa voisine la mère Grignac, la fruitière, pourrait le satisfaire: C'est la plus fameuse bavarde de Paris, dit-il, il ne faudra pas de grands efforts pour que vous obteniez d'elle tout ce que vous désirez savoir. De Lussan remercia l'épicier fait homme, et en deux pas il fut chez la mère Grignac.

Il lui fallut tout son sang-froid pour ne pas éclater de rire au nez de l'énorme fruitière! Imaginez-vous une masse de chair informe, des membres aussi mal taillés que mal attachés, une taille aussi haute que large; une figure joufflue, carrée, diaprée de rouge, de blanc, de bleu, etc., çà et là recouverte d'une couche épaisse de poussière de charbon; un nez en pied de marmite, c'est-à-dire gros, court, bourgeonné et véritable succursale de l'entrepôt des tabacs; des yeux horriblement louches, éraillés et cireux; une bouche ornée de trente-deux dents incontestablement blanches, mais appartenant plutôt à l'ordre des ruminants qu'à l'espèce humaine; des lèvres épaisses et retroussées; enfin une véritable caricature. Mais ce qui complétait cet être, idéal du grotesque et des bizarreries de la nature, c'était des vêtements en drap grossier, luisants de graisse, et dont la façon était en harmonie avec la matière; sa coiffure était composée d'un foulard jaune orange, mais si sale que la couleur en était devenue tout à fait problématique. Somme toute, un Sancho Pança femelle, dont l'ensemble était aussi repoussant que hideux à voir.

De Lussan, avec cette exquise politesse qu'il apportait en toute chose, principalement avec les petits afin de leur en imposer plus facilement, s'adressa, le chapeau à la main, à la futaille organisée dont nous venons d'esquisser le véridique portrait.

—Est-ce à madame de Grignac, lui dit-il, que j'ai l'honneur de parler?

—Ou..... oui, mossieu, lui répondit-elle, avec un accent charabias très-prononcé, tout en avalant le reste de son café et s'essuyant la bouche avec le bas d'un tablier sale et crotté: oui, mossieu, pour vous servir.

—Mon Dieu, madame de Grignac, pardonnez si je vous dérange pour un objet étranger à votre commerce. Je voudrais avoir, mais sous le sceau du secret, quelques renseignements sur l'une de vos voisines qui est aussi, je crois, l'une de vos pratiques.

—Une de mes praquites, que vous dites? mais j'en ai guiablement des praquites, et des bonnes encore! De laquelle que vous voulez parler, mon bon mossieu?

—Avant de vous la nommer je veux savoir si vous garderez le secret?

—Le checret... fich'tra! la mèrre Grrignac est connue dans le quartier pour la discrétion même, fich'tra! et il n'y a pas une âme au monde qui puisse dire que je suis une mauvaise langue, allez! Moi, bavarde, à quoi bon, s'il vous plaît? A quoi me servirait de vous dire que la merchière est entretenue par le boulanger du coin, qui vend son pain à faux poids pour lui donner des robes de choie, et qu'à son tour la merchière elle donne des culottes et des cravates au fils du père Gublin, concierge du nº 13. Puis, que le traiteur va faire banqueroute parce que son banquetier, qu'est brouillé avec madame la traiteuse, ne veut plus lui donner d'argent. Et puis, que l'épicier de vis-jà-vis n'a rien dans sa boutique; que les pains de sucre sont en carton, ainsi que les paquets de bougies et de chandelles; que les boîtes sont vides et les bocaux pleins d'eaux de toutes les couleurs pour éblouir la praquite et les passants. Eh! mon doux Jésus! à quoi bon parler de chela, est-ce que chela me regarde et vous aussi? pour moi je déteste la médisance; allez, mon bon mossieu, vous devez voir que je ne suis pas une mauvaise langue, et que je n'aime pas de m'occuper des affaires de mes voigins...

Pendant que la fruitière débitait cette infernale kirielle, le vicomte avait peine à se contenir; vingt fois il lui prit envie d'envoyer à tous les diables ce vieux magot qui, tout en disant qu'elle ne voulait pas se mêler des affaires de ses voisins, les déchirait tous sans pitié; mais l'intérêt qu'il avait de connaître la femme au voile vert, lui fit prendre son mal en patience.

—Enfin, reprit l'imperturbable fruitière, quoi donc que vous me demandiez tout à l'heure? je ne m'en rappelle déjà plus.

—Je vous demandais, madame de Grignac, si vous connaissiez, ici après, au nº 25, une respectable dame qui porte habituellement un voile vert et qui paraît presque aveugle?

—Ah! ah! j'y suis, j'y suis! répliqua la Grignac: c'hest c'te vieille maligne qui fait l'aveugle pour tromper Dieu et le diable! si je la connais, je le crois bien fich'tra! c'hest une vieille chorchière qui a autant de vices que d'écus!

—Pourriez-vous, ma bonne madame de Grignac, me dire son nom, d'où elle vient, ce qu'elle fait, enfin me donner quelques détails précis sur ses habitudes?

—Son nom, je ne le sais pas, ni personne. D'où qu'alle vient? elle vient certainement du sabbat! d'où voulez-vous donc que cha vienne un vieux loup-garou pareil?

—Pardon, ma bonne dame, mais on m'a dit qu'elle était compatissante, charitable!...

—Oui, cha c'hest vrai qu'on dit tout chela, mais personne ne le sait au juste; m'est avis à moi que c'hest une vieille chorchière, une vieille donneuse de sort, qui ne fait rien sans consulter Luchifer avec qui qu'elle est enfermée du matin au soir; aussi personne n'entre jamais chez elle, c'est pire que dans une prison. Allez, mossieu, il y a quelque chose là-dessous, et bien sûr qu'elle a fait un pacte avec le malin et qu'elle lui à vendu son âme, car un soir que je lui portais un demi-quarteron de beurre, j'ai vu le diable comme je vous vois.

—Vraiment, ma bonne madame de Grignac, vous en êtes bien digne, et je vous crois. Mais tâchez donc de me mettre un peu au courant de l'histoire de cette vieille sorcière, j'y suis plus intéressé que vous ne pensez.

—Je veux bien vous chatisfaire, mais surtout n'allez pas lui répéter ce que je vais vous dire, car elle me jetterait un chort, et que deviendrait la mèrrre Grrignac si on lui jetait un chort, vous me le promettez n'est-ce pas? alors écoutez-moi bien:

Il n'y a pas plus de trois mois que la vieille elle est tombée ichi à côté comme une bombe, sans que l'on sache si elle venait du chiel ou de l'enfer. En arrivant dans le quartier, elle loua l'appartement où elle est, au rez-de-chaussée, toutes les fenêtres en étaient grillées, mais non contente de cela elle en fit doubler les volets en fer, ainsi que la porte principale, dans laquelle elle fit pratiquer un guichet; cette porte est fermée de trois ou quatre cherrures de chureté, et elle ne l'ouvre jamais à personne. Quand elle sort pour aller à la messe ou au salut, le père Fleurus, son concierge, garde la porte à vue; notre saint-père le pape lui-même ne pourrait pas y entrer. Allez, mossieu, je suis bien chure de ce que je dis, c'hest une vieille chorchière qui fait de la fausse monnaie pendant la nuit: il y en a même qui disent qu'elle a la poule noire!!! Mais, mon doux Jésus, je tremble en vous disant tout cela; surtout qu'elle ne sache jamais que je vous ai parlé d'elle, car elle serait capable de me changer en chien ou en chèvre, et, qui sait? peut-être même en poulet d'Inde!

—Soyez tranquille, madame de Grignac, je suis homme discret, et d'ailleurs, comme je vous l'ai dit, j'ai plus d'intérêt que vous à me taire. Maintenant, s'il m'est permis de vous faire une observation, je vous dirai que vos craintes me paraissent par trop exagérées, et que loin que cette femme ait autant de pouvoir que vous lui en supposez, elle me paraît au contraire fort malheureuse et avoir bien de la peine à vivre.

—De la peine à vivre, quand on a la poule noire, et qui gnia qu'à faire tourner le tamis pour avoir de l'argent? on voit bien que vous n'entendez pas ces choses-là comme moi, mossieu, et puis d'ailleurs c'hest qu'alle a encore des rentes voyagères.

—Oui, on dit tout cela, mais on n'en sait rien, répliqua le vicomte: pour moi, je crois qu'elle est dans la misère jusque par-dessus la tête!

—Si elle était si pauvre, reprit la mère Grignac avec sécheresse, pourquoi prendrait-elle tant de précautions pour empêcher le monde d'entrer chez elle? Allez, mossieu, bien chur elle a un trésor, et un fameux encore! Le père Fleurus et sa femme ils chavent tout chela, mais ce sont de fins matois, vous auriez beau les questionner, ils ne vous diraient rien.

—Ainsi, bonne madame Grignac, vous croyez qu'elle a de l'argent et même beaucoup?

—Tiens, c'hte malice! c'hest-y donc si difficile d'avoir un trésor quand on est chorchière: J'suis chure qu'elle a des milards!!!

—D'après les détails que vous venez de me donner, ma chère bonne dame, je ne pense pas que cette dame soit celle que ma famille recherche et dont la tête est dérangée. Au surplus, je vais m'informer auprès du père Fleurus et de sa femme, si cette dame est la comtesse de Gipavas, dont malheureusement le cerveau est détraqué depuis quelque temps.

—Ah! ah! ah! ah! une comtesse! merci, j'chors d'en prendre! c'hest une drôle de comtesse celle-là, qui va au chabbat toutes les nuits avec Luchifer!

—Adieu, madame Grignac, jusqu'au revoir dit Lussan, en poussant avec affectation une pièce d'or sur son comptoir.

—Adieu, adieu, mossieu. Mais, me fait-il rire avec sa comtesse! c'est la comtesse Progerpine sans doute, et elle est noble de la fabrique du diable!—C'hest égal, il est bien comme il faut ce mossieu, et je n'ai pas trop perdu mon temps à jacasser avec lui, ajouta-t-elle, en ramassant la pièce d'or: voilà un petit chou comme on les aime dans mon pays?

Pendant que la mère Grignac continuait à marronner entre ses dents, Lussan était allé droit à la maison nº 25; il en examine avec soin, mais rapidement l'extérieur, car plus il approche du but, et plus il apporte de circonspection dans ses démarches. Il entre d'abord dans la cour, revient sur ses pas, et entre dans la loge du concierge, située sous la porte à gauche, et où par hasard il ne se trouvait personne en ce moment. Il est bon de dire que la porte de la loge est surmontée de cette inscription en lettres de six pouces de haut: «Adressez-vous à monsieur le concierge S. V. P.» et qu'à côté on lit, sur une ardoise attachée près de la croisée, cette autre inscription tracée en plus petits caractères:

SÉCURITÉ. DISCRÉTION.

«Le citoyen Fleurus et madame son épouse font les ménages dans la maison seulement.»

Diable, dit Lussan, voici des républicains qui ne se prodiguent pas! Enfin, maître pour un instant de la loge, il la parcourt rapidement des yeux, et fait ses petites remarques. Il la trouve d'une propreté irréprochable et passablement meublée: une pendule à colonnes en bois de citronnier, avec vases assortis garnis de fleurs; quelques gravures, dont une représentant la bataille de Fontenoy, et pour pendant, celle de Fleurus qui avait eu l'honneur de donner son nom à l'intrépide gardien de la maison. Une paire de fleurets en croix, des gants de buffle et un plastron, le tout formant trophée, témoignent de son culte pour les jeux de Mars et de Bellone. Au-dessous de ces instruments de mort, est un petit cadre en bois noir, renfermant le congé de réforme du nommé Jean-Chrysostôme Gringilliard, natif de Gaudiempré en Artois, maître en fait d'armes. En ce moment le vicomte est interrompu dans sa lecture par l'arrivée d'un homme d'environ soixante-huit ans, d'une taille de cinq pieds huit pouces environ, maigre, mais d'une constitution athlétique, coiffé d'un bonnet de police orné d'une grenade, qu'il porte crânement sur l'oreille droite, cravaté militairement; au total, propre et ce qu'on appelle tiré à quatre épingles; mais le vieux brave, à la suite d'une blessure, avait en la main gauche amputée. En voyant le vicomte, il saisit son bonnet de police, le lève, étend le bras, et d'un geste gracieusement calqué sur ceux du télégraphe, il salue en trois temps avec gravité.

—Pardon et excuse, mon coronel, dit-il au vicomte; quoique vous désirez? Ce disant, il replaça son bonnet de police avec ces mouvements automatiques qui caractérisent le vieux grognard.

—C'est moi, mon brave, dit le vicomte, qui vous demande pardon d'être entré chez vous en votre absence. Je suis d'autant plus charmé de vous rencontrer que je désire causer avec vous.

—J'en suis t'enchanté, répond l'intrépide Janitor; vous n'avez sans doute pas l'honneur de me connaître, mais c'est z'égal: un ancien curassier, c'est solide z'au poste. Parlez mon coronel!

—Il s'agit, citoyen Fleurus...

—Tiens! vous savez donc mon nom, interrompt le citoyen? D'où donc q'vous venez pour savoir que j'suis le citoyen Fleurus?

—Vous le saurez plus tard, dit le vicomte. Il s'agit pour l'instant, citoyen Fleurus de me rendre un service: c'est de me donner quelques renseignements sur la dame qui demeure chez vous et qui porte presque toujours un voile vert.

—Ah! vous voulez dire madame l'alolyme, madame l'incomito, comme qui l'appelle dans la maison: je suis à vos ordres; mais si vous voulez me permettre d'appeler Philippine Craperel, ou pour mieux dire, mon épouse, madame Fleurus, c'est z'elle qui peut z'avoir celui de vous satisfaire; elle a t'une langue dorée, et parle comme les aristocrates de Colblance, enfin c'est une frilosophe!

—Ne dérangez pas madame, je vous en prie, dit le vicomte.

Mais sans s'arrêter à cette prière, notre homme donne un coup de sifflet, et deux minutes après, entre dans la loge une femme de belle taille, droite et roide comme un échalas, âgée de soixante à soixante-cinq ans environ. Sa mise, qui paraît dater de la fin du règne de Louis XV, est d'une propreté peu commune: sa tête est encaissée dans une coiffure en dentelle à carcasse plissée, elle porte un caraco à manches courtes et dos froncé, le jupon de dessus est retroussé avec grâce dans les fentes des poches, et laisse voir celui de dessous, qui est en belle calmande à grandes rayes; elle est chaussée de mules en maroquin vert à hauts talons, et sa jambe que rehausse l'éclat d'un bas fin et d'une irréprochable blancheur, laisse apercevoir des contours qui ne sont pas sans charme. Enfin, l'ensemble de son costume, et son maintien, avaient ce genre d'élégance que nos pères admiraient chez les soubrettes de bonne maison, il y a trois quarts de siècle. Du reste, madame Fleurus avait dû être belle, car ses traits quoiqu'un peu flétris par l'âge, étaient encore fort bien.

En voyant le vicomte dans la loge, elle lui fit une profonde et gracieuse révérence; puis après l'avoir prié de l'excuser de ce qu'elle l'avait fait attendre, elle lui offrit une chaise, en réclamant son indulgence pour son mari, qui avait eu l'impolitesse de le laisser debout.

—Je suis confus de vos bontés, madame, dit le vicomte, et je vous...

—Dis donc, madame, interrompit maître Gringilliard, ce mossieur a t'un service à te demander une confinence à te faire.

M. Fleurus, dit aigrement madame son épouse, il me semble que vous n'auriez pas dû vous permettre d'interrompre monsieur. Ensuite, est-ce qu'il ne vous serait pas possible de vous défaire de cette manière de parler, de ces liaisons dangereuses qui sont l'écueil de votre langue à chaque instant? On voit bien, mon ami, que vous avez servi dans les cuirassiers!...

—Un peu, mon neveu, j'm'en flatte, répliqua vivement le père Fleurus, en se redressant et en posant devant sa femme. J'ai servi avec honneur et gloire, j'ai t'été blessé en servant la république une invisible et intarissable, à preuve qu'en v'là les marques, ajouta-t-il en montrant son moignon.

—C'est vrai, dit le vicomte, cela vous honore et je vous en félicite de tout mon cœur. Vous êtes un bon Français!

—Y a gros à parier, qu'j'en suis t'un de bon Français; mais gnia pas de quoi faire tant de bruit quand on a fait son devoir! J'avais juré de vivre libre ou de mourir en franc républicain, ce n'est pas ma faute si la république s'est périe avant moi!...

—Oui, reprit madame Gringilliard, dont les opinions ne sympathisaient pas avec celles de son mari, la république vous a joliment récompensé; elle vous a laissé la liberté..... de tirer toute votre vie le cordon d'une main.

—Et vous donc, madame la ci-devant? quéqu'ça vous a donc rapporté d'avoir zété à Colblance avec Pitt et Cobourg, et avec tous vos aristocrates? Vous y avez appris à faire la révérence, à parler du français qu'est un tas de blagues où je ne comprends rien; faut-y pas faire tant d'embarras pour ça!

—Taisez-vous, vieille croûte! sachez que j'ai appris à vivre dans le grand monde, moi, et que je ne serais pas déplacée dans un salon; tandis que vous, vous vous en feriez chasser par la grossièreté de votre langage et de vos manières populacières!

—J'suis du peuple! c'est vrai, mais du peuple souverain, madame Fleurus! Tâchez à l'avenir d'en parler avec respect du peuple souverain, entendez-vous? Un soldat républicain n'a que faire de science pour se battre, et je soutiens qu'entre ses mains un bancal vaut mieux que toutes vos grand'mères et toutes vos rhitouriques, qui sont autant d'inventions d'un tas de faignants! Du fer et du pain, mille cartouches, c'est assez pour aller à la gloire! Je parle sans illusions, moi; et qu'importe que vous saviez vous tirer d'affaire dans un salon, lorsque votre position vous force de rester à la porte avec votre digne époux?

—Le savoir aura toujours son prix, dit madame Fleurus, avec son air pincé, et je vois avec peine, mon cher mari, que vous ne soyez pas compétent pour trancher la question. Quant à votre république, je l'ai en horreur à cause de tout le mal qu'elle a fait: elle a tout détruit, religion, morale, royauté légitime!... Hélas! prions et craignons Dieu, car tout bon et miséricordieux qu'il est il se lassera, et peut-être le jour n'est pas loin où il punira les hommes d'avoir porté une main parricide et sacrilége sur le trône et l'autel!

—Pardon, continua madame Fleurus, en s'adressant au vicomte, pardon d'avoir poussé si loin cette discussion en votre présence; mais mon mari a beau dire et beau faire, je n'oublierai jamais tout ce que je dois à la noblesse!

—Respect à l'opinion de chacun, madame Fleurus, dit le vicomte, même à celle de votre mari, quoique par le privilége de ma naissance je doive me ranger à la vôtre. En effet, et quoiqu'il n'entre pas dans mes habitudes de tirer vanité de ce qui n'est qu'un jeu de la destinée, je vous apprendrai avec bonheur que je suis né gentilhomme!

—Je l'aurais deviné, monsieur, dit madame Fleurus, en prenant son ton le plus aimable, je l'aurais deviné à vos manières polies, qui sont l'apanage des gens de qualité.—Enfin, ajouta-t-elle, veuillez me dire en quoi je puis vous servir?

—Voici, madame, le motif qui m'amène chez vous:

Je suis originaire de la Flandre française; ma famille réside à Saint-Sylvestre-Cappel, et je me nomme le marquis de Woolblek. Lors de la dernière révolution, ma grand'mère a perdu la tête, et, il y a environ un an qu'elle s'est enfuie du château, emportant une somme de quatre à cinq mille francs. Je suis à sa recherche, et, d'après des renseignements précis que l'on m'a fournis récemment, j'ai lieu de croire que c'est dans cette maison qu'elle s'est retirée, et où elle est connue sous le nom de la dame au voile vert.

—Je regrette d'avoir à détruire vos espérances, M. le marquis, dit madame Fleurus, mais la dame dont vous parlez habite ici depuis deux ans, elle ne peut donc être votre parente.

Madame Fleurus mentait lorsqu'elle disait que la dame au voile vert habitait depuis deux ans la maison confiée à la garde de son époux. De Lussan le savait bien, mais il ne pouvait lui laisser voir qu'il était instruit de ce qu'il paraissait vouloir apprendre; la portière, d'ailleurs, ne faisait, suivant toutes les probabilités, qu'obéir aux instructions qu'elle avait reçues.

—En effet, répliqua de Lussan, un peu déconcerté, s'il est vrai qu'il y ait deux ans que cette dame est votre locataire, elle ne peut être celle que je cherche. Vous excuserez donc, madame, une démarche qui, comme vous le voyez, était fondée sur une curiosité fort naturelle. Toutefois, ce qui avait le plus contribué à me faire ajouter foi aux renseignements que l'on m'avait donnés, c'est que la dame que vous avez chez vous passe, dans le voisinage, pour folle, ce qui lui donne un grand air de ressemblance avec ma malheureuse grand'mère.

—Hélas! M. le marquis, répondit madame Fleurus, le monde est bien sot, bien méchant! on traite cette dame de folle parce qu'elle ne voit personne et qu'elle est assidue à l'église; mais la vérité est qu'elle n'est pas folle du tout, je puis vous l'attester.

—Ah! bah! dit maître Fleurus, si elle n'est pas folle, c'est bien d'hasard. Quoi donc qu'elle va faire tous les jours du matin jusqu'au soir avec ses calotins, si elle n'est pas folle?

—M. Fleurus, lui répondit sa femme, il me semble que vous devriez parler avec plus de politesse, d'une dame qui vous fait vivre, et d'une classe d'individus qui ont droit au respect de tous.

—De quoi qui m'fait vivre? Si je l'y garde son magot, n'est-y pas juste qué m'paye? Et quant à tous vos églisiers, quoi que je tiens d'eux, donc moi? Je ne connais que les curés de la république, les théophilou-en-troupe!...

—Elle a donc de la fortune, la dame au voile vert? ajouta de Lussan.

—A cet égard, je n'ai point de réponse à faire à M. le marquis, dit madame Fleurus. Je ne me suis jamais permis d'adresser à cette dame la moindre question sur sa position, parce que les affaires de nos locataires ne me regardent pas, et M. le marquis est trop bien élevé pour provoquer une indiscrétion.

—Vous vous méprenez sur le but de ma question, répondit le vicomte un peu piqué; je n'ai nul motif d'être curieux de ces sortes de choses, et si je vous ai demandé si cette dame avait de la fortune, c'est tout machinalement, et surtout sans l'intention de vous faire manquer à vos devoirs.

Le vicomte vit bien qu'il n'y avait rien à espérer, ni de cette vieille caricature, ni de son imbécile de mari: d'ailleurs il suffisait de les voir un instant pour être persuadé que, pour que la vieille eût conservé son bon sens, jamais elle n'aurait choisi de pareils confidents. Il prit donc le parti de laisser croire qu'il n'avait éprouvé aucune contrariété de la manière dont la précieuse concierge lui avait fermé la bouche, et, quoique peu satisfait du résultat de son enquête, il en savait du moins assez pour dresser d'autres batteries qui le missent à même de venir à bout de ses desseins. Il se retira donc en comblant les Fleurus de politesses et de salutations.

Nous connaissons trop de Lussan comme homme de résolution pour croire qu'il se rebute devant les obstacles, et qu'il se tienne pour battu par la puissance d'inertie des Fleurus. Il éprouva bien quelques regrets d'avoir si mal réussi d'abord auprès de ces cerbères; mais l'espoir d'être plus heureux une autre fois releva son courage. Deux cent mille francs en or, argent, diamants, en billets de banque, cent mille francs, en rentes au porteur. Quelle immense proie! se disait-il; la laisserai-je donc échapper? Vrai supplice de Tantale, j'y touche, je ne puis... mais non, dussé-je y périr, il faut absolument que j'en vienne à bout!

On pense bien que dès le jour même de l'entretien qu'il avait eu avec le vicaire de Saint-Roch, et par suite duquel il avait été instruit de tout ce qui se rattachait à la dame au voile vert, de Lussan n'avait pas manqué d'en rendre compte à son ami Salvador. Tous deux s'étaient ingéniés à qui mieux mieux pour mettre la vigilance des Fleurus en défaut; mais la bêtise du mari, plus redoutable encore que l'esprit et l'astuce de la femme, avait déconcerté tous leurs projets. Vainement ils leur avaient lâché émissaires, sur émissaires le père Fleurus, en esclave docile de sa femme, qu'il regardait comme un oracle, les renvoyait à celle-ci et ne répondait jamais autre chose que: Adressez-vous tà mame Fleurus, moi j'ignore la chose de mame l'Alolyme. Quant à madame Fleurus, élevée avec les grands, au milieu de ce monde tout confit en menteries, feint, fardé et dangereux, elle possédait au suprême degré l'art de dissimuler, et après une heure d'entretien avec elle, on se trouvait tout étonné de ce que ses phrases filandreuses n'avaient pas fait faire un pas à la question.

Il fallait don renoncer à cette importante affaire qui promettait un si beau résultat: c'est à quoi ne pouvaient se résoudre ni de Lussan, ni Salvador, et ils cherchaient tous les moyens d'arriver au but qu'ils voulaient absolument atteindre, lorsqu'ils furent arrêtés tous deux.

IV.—Suite du précédent.

Les exigences de notre récit nous forcent à conduire nos lecteurs dans un lieu que nous ne nommerons pas; mais que la courte description que nous allons essayer d'en faire fera suffisamment connaître.

De la boutique d'une maison sise dans une des petites rues qui débouchent sur le boulevard Bonne-Nouvelle, on a fait un petit salon, tapissé seulement d'un papier rouge commun. Ce salon (puisque salon il y a), est meublé seulement d'une grande table ronde, couverte d'un tapis vert, d'un canapé en velours d'Utrecht jaune, et de quelques chaises en cerisier couvertes en crin, quelques mauvaises lithographies dans des cadres dorés sont appendues aux murs, une pendule d'albâtre et deux vases de porcelaine dorée, dans lesquels se prélassent deux grosses touffes de fleurs artificielles ornent la cheminée.

Un bon feu brûle dans l'âtre, et répand dans le salon une douce chaleur qui paraît réjouir fort ceux qui s'y trouvent.

D'abord six femmes encore jeunes et à peu près jolies, décolletées, vêtues seulement, bien que la température soit froide et qu'elles soient forcées de sortir de quart d'heure en quart d'heure, de robes de soie assez légères, de couleurs claires; ensuite deux hommes dont la physionomie ressemble à celle de tout le monde, si ce n'est qu'elle est plus belle que celles que l'on rencontre ordinairement. L'un de ces hommes est vêtu d'une redingote et d'un pantalon bleus assez propres; l'autre, d'un pantalon de velours côtelé et d'une blouse de chasse de toile grise presque neuve.

Nous venons de dire que la physionomie de ces deux hommes était plus belle que celles que l'on rencontre ordinairement; nous devons ajouter, cependant, que celui qui est vêtu d'une redingote porte des lunettes vertes qui font un assez vilain effet, et que l'autre a l'œil droit couvert d'un bandeau de taffetas noir. Tels qu'ils sont, cependant, ces messieurs paraissent plaire infiniment aux habitantes du lieu dans lequel ils se trouvent, qui toutes, à l'exception d'une fort jolie brune qui est assise à l'écart et ne paraît pas s'occuper de ce qui se passe autour d'elle, leur prodiguent une foule de petits soins et de gracieux sourires.

Nos lecteurs comprendront l'empressement et l'amabilité de ces dames, lorsque nous leur aurons dit que les deux messieurs ont commandé un énorme bol d'eau-de-vie brûlée qu'une servante vient d'apporter tout enflammée sur la table.

—Allons, Flamant, versez du punch à ces dames; dit à son compagnon l'homme aux lunettes vertes.

—Très-volontiers, mon cher Albert, répondit Flamant, qui prit avec une grâce toute particulière la cuiller à potage digne accompagnement d'un punch servi dans un saladier, et qui remplit jusqu'aux bords les verres destinés aux dames.

—Eh bien! Elisabeth, dit une de ces dernières à la jolie brune assise à l'écart, tu ne viens donc pas prendre un verre de punch?

—Je n'ai pas soif, répondit Elisabeth d'une voix brève.

—Viens donc, bête, il est bon, et ces messieurs disent que quand il n'y en aura plus il y en aura encore.

Elisabeth ne prit seulement pas la peine de lever la tête pour regarder celle qui l'interpellait.

—Laisse-la donc, dit une des femmes à celle qui venait de parler, ne sais-tu pas que lorsqu'elle s'est fourré quelque chose dans la tête, il n'y a pas moyen de la faire changer d'idée?

—Ah! il n'y a pas moyen de me faire changer d'idée! s'écria Elisabeth en se levant brusquement du siége qu'elle occupait. Eh bien! c'est ce qui vous trompe, j'en vais boire du punch et plus que vous encore; et joignant l'effet aux paroles, Elisabeth prit l'un après l'autre plusieurs verres et les vida chacun d'un seul trait.

—Cette malheureuse est folle, dit à voix basse Flamant à celle des femmes qui se trouvait près de lui.

—Un peu, répondit la fille, mais c'est égal, c'est une bonne camarade, et ses accès ne durent pas longtemps.

—Et on la garde ici?

—Elle est jeune, elle est jolie, n'est-ce pas tout ce qu'il faut?

Pendant que Flamant et la fille échangeaient ensemble les quelques paroles qui précèdent, Elisabeth, qui était restée debout près de la table, s'approcha doucement d'Albert; elle s'assit sur ses genoux et après lui avoir adressé le plus gracieux sourire qui se puisse imaginer, elle lui demanda une petite somme que celui-ci s'empressa de lui donner. Lorsqu'elle eût obtenu ce qu'elle désirait, elle sortit en courant du salon.

La femme qui causait avec Flamant avait remarqué ce qui venait de se passer.

—Vous lui avez donné de l'argent? dit-elle à Albert.

—Oh! peu de chose, répondit-il, mais que signifie tout ceci?

—Raconte à ces messieurs l'histoire d'Elisabeth Neveux, dit une des femmes, ça les amusera, c'est plus drôle qu'un mélodrame de la Gaieté.

—Je ne demande pas mieux si ça peut leur faire plaisir.

—Contez, charmante, répondit Flamant à cette question indirecte, contez, vous parlez si bien que nous vous écouterons avec infiniment de plaisir, n'est-il pas vrai, cher Albert?

Celui-ci fit un signe affirmatif.

—Je commence alors, dit la fille après avoir avalé un verre de punch.

—Nous t'écoutons:

«Elisabeth Neveux appartient à une famille d'honnêtes cultivateurs de la Lorraine, elle est née à Lacroix-Dieu, un joli petit village des environs de Lunéville; Elisabeth avait si souvent entendu parler de Paris, les gens de son village, que le hasard avait conduits dans la grande ville, faisaient un si beau récit des choses merveilleuses que l'on y voyait, qu'elle mourait d'envie d'y venir à son tour; aussi, lorsqu'elle eut atteint ses dix-huit ans, elle pria son père de la laisser partir et le bon homme qui ne savait rien refuser à sa fille, la conduisit un beau jour à la diligence, et la vit partir sans inquiétude, parce qu'il savait qu'elle serait reçue à sa descente de la voiture par l'aîné de la famille qui était depuis longtemps à Paris, où il exerçait la profession d'ouvrier serrurier. Elisabeth alla donc en arrivant à Paris loger chez son frère, et pendant quelque temps sa conduite fut irréprochable. Tout te monde vantait sa sagesse et sa modestie en même temps que sa beauté; malheureusement son frère, qui cherchait à lui procurer toutes les distractions que lui permettait sa fortune, la conduisit un soir à un petit bal de la rue Saint-Antoine, que l'on appelle le bal des Acacias. A ce bal elle fit la rencontre d'un beau jeune homme; ce beau jeune homme lui fit la cour, et ma foi il lui arriva ce qui est arrivé à plus d'une jeune fille, elle se laissa séduire, et un soir son frère l'attendit vainement pour souper. Elle était partie avec le jeune homme en question.

»Pierre Neveux, le frère d'Elisabeth, chercha longtemps sa sœur sans pouvoir la trouver; ce ne fut que par hasard qu'il apprit longtemps après qu'elle habitait sous le nom madame Lion...

—De madame Lion? dit Flamant.

—Est-ce que vous connaissez l'amant d'Elisabeth? répondit la narratrice: c'était un voleur.

—Je n'ai pas de pareilles connaissances, mais je sais en partie le reste de l'histoire de votre compagne. Son frère se présenta un jour chez elle, rue des Lions-Saint-Paul, elle venait d'avoir une violente altercation avec son amant qui était rentré ivre, accompagné d'un de ses pareils, nommé, je crois, Maladetta, Pierre Neveux voulut prendre le parti de sa sœur, que les deux voleurs se permettaient de maltraiter devant lui; ces derniers essayèrent de le malmener à son tour, et ma foi, comme il était doué d'une force herculéenne et qu'il tenait à la main un de ces forts marteaux dont se servent habituellement les gens de son état, il tua les deux bandits et ensuite s'esquiva; ce sont les journaux du temps qui m'ont appris ce que je viens de vous dire, quant au reste je l'ignore.

—Voilà ce qui arriva ensuite: Elisabeth fut arrêtée. Diverses circonstances ayant fait supposer qu'elle savait quel était l'assassin, on voulait qu'elle le fît connaître à la justice, c'est ce qu'elle ne voulait pas faire; elle ne pouvait se résoudre à dénoncer son frère, son frère qui ne s'était rendu coupable que parce qu'il avait voulu la défendre; aussi elle resta longtemps en prison, elle ne fut mise en liberté que lorsque l'on fut parvenu à s'emparer de Pierre Neveux. Le malheureux ouvrier fut traduit en cour d'assises et condamné à dix ans de travaux forcés; Elisabeth fut tellement affligée d'être la cause de la condamnation de son frère, qu'elle perdit complétement la raison. Elle fut mise à la Salpêtrière; les célèbres docteurs attachés à cet établissement lui rendirent à peu près la raison après un traitement d'une année; elle fut alors mise dans la rue, il faisait froid, elle était à peine couverte de quelques mauvais vêtements, elle avait faim. Elle ne pouvait, après ce qui s'était passé, penser à retourner dans sa famille: que pouvait elle faire? Elle entra ici, mais il faut croire que le métier ne lui convient pas, car depuis quelque temps sa tête s'est dérangée de nouveau. Souvent elle est triste, elle ne dit rien à personne, quelquefois elle est d'une gaieté folle, alors elle boit outre mesure, sans doute pour s'étourdir, mais quelles que soient les préoccupations qui l'agitent, qu'elle soit triste ou gaie, elle n'oublie jamais que son malheureux frère est au bagne de Toulon, qu'il souffre et qu'elle est la cause de ses malheurs; elle met de côté tout l'argent qu'elle peut se procurer, et lorsqu'elle est parvenue à amasser une petite somme, elle l'adresse à Pierre Neveux, qui ne sait pas ce que fait sa sœur. Comme ces envois se sont renouvelés et se renouvellent assez souvent, il est probable que ce pauvre garçon, qui à ce que l'on assure se conduit parfaitement bien, trouvera en sortant du bagne une somme qui lui facilitera les moyens de fonder un petit établissement; mais il ne trouvera pas sa sœur, les médecins disent qu'elle porte dans son sein le germe d'une maladie mortelle et que c'est tout au plus si elle a encore deux ans à vivre, et ce n'est que dans six que Pierre Neveux sera mis en liberté.

La narration fut interrompue par l'entrée dans le salon d'un homme, dont le brillant costume arracha à toutes les femmes des exclamations admiratives. Il était vêtu d'un superbe paletot sauce poulette, d'un pantalon bleu haïti, une chaîne d'or décrivait de nombreux contours sur son gilet de velours noir, son cou était emprisonné dans une cravate de satin rouge, il était coiffé d'un chapeau à longs poils, chaussé de bottes vernies, et il tenait à la main un magnifique jonc à pomme d'or; tout cela était neuf.

—Vous vous êtes bien amusés mes gaillards, tandis que je m'échinais à courir, dit-il à Flamant et à Albert; mais ça m'est égal, tout est arrangé pour le mieux, et je vais avoir mon tour. Du punch! s'écria-t-il, en frappant à coups redoublés sur la table, du punch!

—La maîtresse du lieu accourut tout effarée, et demanda d'une voix revêche, pourquoi l'on faisait un tel tapage dans une maison honnête.

—Parce que nous voulons du punch, et du soigné, répondit le fashionable, en jetant négligemment deux pièces d'or sur le tapis vert qui couvrait la table.

La vue de l'or calma subitement la vieille mégère; ses traits renfrognés se rassérénèrent.

—On va vous servir, mon poulet, dit-elle, on va vous servir, un peu de patience, causez avec ces dames en attendant.

Le fashionable se jeta négligemment sur le canapé de velours d'Utrecht.

—Il est à moitié ivre, dit Albert à son compagnon.

—Cela ne m'étonne pas, dès que ces misérables ont quelques pièces d'or à leur disposition, voilà l'usage qu'ils en font.

—Je ne lui en voudrai pas, s'il s'est acquitté avec intelligence des diverses missions dont nous l'avons chargé.

—C'est ce qu'il faudrait savoir.

Flamant et Albert s'étaient retirés à l'extrémité du salon, pour échanger les quelques paroles qui précèdent; ils firent signe au fashionable de venir les y trouver.

Celui-ci qui avait préalablement demandé aux dames si la fumée du tabac ne les incommodait pas, et qui avait obtenu une réponse conforme à ses désirs, tira de sa poche une pipe de terre culottée, qu'il alluma avant de s'approcher d'eux.

—Voyons, mon cher Vernier, lui dit Albert (nos lecteurs ont déjà deviné que cet individu n'était autre que Salvador, et que celui que jusqu'à présent nous avons appelé Flamant était le vicomte de Lussan), vous êtes quelque peu gai, mais vous êtes en état de nous écouter et de nous répondre, n'est-ce pas?

—A mort, j'ai bu quelques glacis de lance d'aff[891]; mais je suis aussi sain d'esprit que de corps, et ce n'est pas peu dire, le coffre est bon, tonnerre!

—Dites-nous alors ce que vous avez fait depuis ce matin?

—Très-volontiers, et vous allez voir que j'ai bon pied bon œil; en vous quittant, je suis allé trouver Louis l'Aventurier, il m'a donné, ainsi que je m'y attendais, trois mille balles[892] des bijoux de la danseuse, et il m'a de plus renfrusquiné[893].

—Ensuite?

—Ensuite, comme je savais que vous n'auriez pas, dans la maison où je vous avais prié de m'attendre, le temps de vous ennuyer, je suis allé déjeuner copieusement.

—Ensuite?

—J'ai pris un cabriolet, et je suis allé retrouver Louis l'Aventurier qui m'attendait chez un marchand de vins de la cour Saint-Martin, nous nous sommes de suite mis en campagne, et après avoir longtemps cherché, nous avons enfin trouvé dans une maison isolée et sans portier, de la rue de l'Ouest, ce qu'il vous fallait: un petit appartement composé de deux pièces et d'une cuisine. L'appartement a été loué par Louis l'Aventurier qui a donné son nom et son adresse, soi-disant pour deux parents qui arrivent ce soir ou demain matin de la province; l'appartement a été meublé de suite, on y a apporté des malles pleines de linge et d'habits de sorte que vous pouvez y arriver les deux mains dans vos poches, sans inspirer le moindre soupçon, à l'heure qu'il est il est prêt à vous recevoir, et j'ose dire que vous y serez en sûreté; voici votre clé et le passe-partout; pour que vous ne vous trompiez pas, j'ai écrit sur la porte le nouveau nom de Rupin.

—Et Louis l'Aventurier ne sait pas pour qui il a loué cet appartement?

—Il sait seulement qu'il doit être habité par deux grinches[894] qui viennent de s'évader de là-bas, il a donné les nouveaux noms que vous avez adoptés et tout a été dit. Louis l'Aventurier fait tout ce qu'on veut lorsqu'on le paye bien, aujourd'hui cependant il s'est montré bon zigue[895], il ne m'a pris que mille francs pour le tout.

—Nous allons te les remettre.

—Je n'en veux pas, il me reste deux mille francs, c'est assez pour attendre, en menant joyeuse vie, une nouvelle affaire.

—Nous n'en ferons plus qu'une à Paris, mon cher Vernier, mais celle-là sera bonne, je t'en réponds.

—Celle de la dame au voile vert dont vous parliez ce matin avec Rupin?

—Tu l'as dit.

—Elle demeure toujours rue Thérèse, 25, je m'en suis assuré.

—Réussirons-nous? dit Salvador, qui avait jusque-là écouté, sans y prendre part, les propos échangés entre Vernier les bas bleus et le vicomte de Lussan.

—Il le faudra bien, mon cher Albert, dussions-nous pour entrer chez cette vieille mégère, passer par le trou de la serrure; nous ne pouvons avec la misérable somme que nous possédons songer à passer à l'étranger.

—Vous l'avez dit, nous risquerons le tout pour le tout, et si nous échouons, on ne nous prendra pas vivants.

—Cela coule de source; je ne me soucie pas pour ma part de retourner à Bicêtre, cette maison me déplaît horriblement, on y traite un gentilhomme absolument comme le dernier des manants.

—Et je suis des vôtres? ajouta Vernier.

—C'est convenu, nous nous mettrons à l'œuvre dès que notre ami aura fabriqué les papiers qui nous sont nécessaires pour quitter la France.

La conversation des trois bandits fut interrompue, par l'entrée dans le salon d'une bonne qui portait un vase d'une plus grande capacité que celui qui venait d'être servi et plein jusqu'aux bords, d'un punch flamboyant; elle était suivie par la maîtresse du lieu, qui posa sur la table deux assiettes de porcelaine, sur lesquelles se prélassaient quelques douzaines de biscuits de Reims.

La bonne qui n'avait pas remarqué les trois hommes qui causaient ensemble à l'extrémité du salon, allait se retirer, après avoir posé sur la table le vase dont elle était chargée; elle en fut empêchée par une des femmes.

—Reste avec nous, Céleste, lui dit cette femme, tu boiras un verre de punch et tu nous chanteras quelque chose.

—Je n'ai pas le temps, répondit Céleste, c'est aujourd'hui mon jour de sortie; ce n'est que parce que j'avais oublié quelque chose que je suis rentrée; je vais ressortir.

—Je t'en prie, ma bonne Céleste, reprit la femme qui venait de parler, chante-nous quelque chose.

—Je ne vous chanterai rien; vous avez de douces paroles dans la bouche lorsque vous voulez obtenir quelque chose, et vous vous moquez de ma laideur, vous m'appelez la mouchique[896], lorsque vous avez obtenu ce que vous désiriez; je ne vous chanterai rien.

—Messieurs, messieurs, joignez-vous à ces dames dit la maîtresse du lieu, priez Céleste de chanter; vous n'en serez pas fâchés, elle chante à ravir, et en musique encore.

De Lussan, toujours excessivement poli, crut devoir adresser quelques mots à la femme dont on vantait avec tant d'emphase le talent musical.

Céleste regarda le vicomte avec tant de fixité que celui-ci en fut presque troublé, et l'effroyable laideur de cette femme lui fit faire un pas en arrière.

—Je n'ai rien à refuser à d'aussi gracieuses invitations, répondit Céleste, et, sans plus se faire prier elle attaqua les premières mesures du grand air de la Reine de Chypre.

—C'est la marquise de Roselly, dit de Lussan à Salvador, tandis qu'elle chantait.

—Il n'est que trop vrai, répondit celui-ci, et je crois qu'elle nous a reconnus.

—Que faire?

—Attendre, nous ne risquons rien; elle n'a pas sujet de se plaindre de nous et sa position n'est guère meilleure que la nôtre, nous n'avons donc rien à redouter.

Salvador ne se trompait pas, Silvia les avait reconnus. Tandis que les autres femmes et Vernier les bas biens, émerveillés, l'applaudissaient avec fureur, elle s'approcha des deux amis et leur dit à voix basse:

—M. le marquis de Pourrières et M. le vicomte de Lussan sont-ils contents de la chanteuse?

—Pas d'imprudence, ma chère Silvia, lui répondit Salvador, suivez-nous lorsque nous sortirons d'ici, mais ne nous abordez que lorsque nous serons arrivés chez nous.

—C'est bien; mais n'espérez pas m'échapper, j'aurai l'œil sur vous.

Lorsque minuit sonna, Salvador et de Lussan manifestèrent l'intention de quitter les aimables habitantes du lieu quelque peu suspect dans lequel ils se trouvaient; toutes les instances qu'on fit pour les retenir furent inutiles.

—Nous vous embarrassons depuis assez longtemps, dirent-ils à la maîtresse du lieu, une séance de douze heures nous paraît suffisante pour une première visite, mais nous vous laissons notre ami pour vous consoler de notre absence, c'est un joyeux compagnon dont vous serez satisfaite.

Vernier les bas bleus avait en effet déclaré à ses deux compagnons qu'il se trouvait en trop bonne compagnie pour quitter la place avant le lendemain matin.

Salvador et de Lussan arrivèrent sans encombre à leur nouveau domicile; Silvia, qui, ainsi que cela avait été convenu, les avait suivi sans leur parler, entra avec eux.

Silvia ne pouvait savoir mauvais gré à Salvador, que les événements s'étaient chargés de justifier à ses yeux, de ce qu'il l'avait abandonnée au moment où le sort venait de la frapper si cruellement; elle ne lui fit donc aucun reproche et parut très-joyeuse de ce qu'il avait pu se soustraire à la triste fin qui lui était destinée; elle lui expliqua comment, après avoir reçu le petit billet qu'il lui avait adressé au moment où il se disposait à quitter Paris, elle s'était empressée de quitter sa demeure, emportant avec elle ce qu'elle possédait de plus précieux. De chez elle, elle s'était fait conduire dans une maison de santé où elle s'était fait passer pour une dame italienne, ce qui lui avait été facile, attendu qu'elle connaissait parfaitement la langue du pays dont elle se disait native. Elle était restée dans cette maison assez longtemps, mais ses ressources étant à peu près épuisées, elle avait été forcée d'en sortir. Elle avait d'abord essayé d'utiliser ses connaissances musicales, mais cela ne lui avait pas été possible, attendu que sa figure était devenue si affreuse qu'elle épouvantait ses jeunes élèves; enfin, de chute en chute et ne sachant de quel bois faire flèche, elle était tombée, après avoir vainement cherché sa mère, dans la maison où il venait de la rencontrer.

Silvia, Salvador et de Lussan furent éveillés le lendemain matin par Vernier les bas bleus, qui entra chez eux suivi de deux garçons restaurateurs qui apportaient tout ce qu'il fallait pour faire un somptueux déjeuner; quelques mots lui expliquèrent la présence de Silvia.

—Elle n'est pas belle la particulière, dit-il, mais c'est égal si le bêcheur[897] n'a pas menti, c'est une luronne et je suis bien aise qu'elle soit avec nous, si surtout elle plaît à Rupin.

—Elle ne me plaît pas, répondit Salvador, mais je la supporte; il le faut bien.

—Eh bien, alors, reprit Vernier les bas bleus, pourquoi ne pas s'en débarrasser; et il fit un geste significatif, traduction fidèle de sa pensée.

—Par exemple, s'écria de Lussan, une compagne d'infortune!

—Et qui, après tout, peut nous être utile, ajouta Salvador.

—A table! dit Silvia qui venait d'achever de mettre le couvert et qui n'avait pas entendu les paroles échangées entre les trois complices, à table!...

Ils s'empressèrent tous d'obéir à cette invitation, et ils firent honneur aux vins fins et aux mets délicats apportés par Vernier les bas bleus.

Plusieurs jours se passèrent ainsi; grâce à l'obligeance intéressée de Louis l'Aventurier et au talent de faussaire de Salvador, les membres de cette société de bandits étaient tous munis de passe-ports en règle; il ne leur manquait plus que de l'argent pour être en mesure de quitter la France, ainsi qu'ils en avaient l'intention. Celui qu'ils avaient volé à la danseuse Coralie commençant à s'épuiser, il était donc temps de penser à la dame au voile vert.

De nouvelles démarches furent faites, mais les obstacles devant lesquels avaient échoué les ruses précédemment mises en œuvre existaient toujours; comment les surmonter?

Salvador et de Lussan s'étaient plaint à plusieurs reprises devant Silvia des difficultés insurmontables que présentait cette entreprise et de la nécessité où ils seraient de l'abandonner, et toujours elle avait paru indifférente à leurs soucis. Mais enfin, vaincue par leurs doléances, et voyant qu'ils avaient épuisé sans succès tous les moyens, toutes les ressources, jalouse de leur montrer sa supériorité, elle leur rappela la part qu'elle avait prise à l'affaire du père Josué, et elle leur jura qu'elle viendrait à bout de celle-ci.

—Oui, messieurs, ajouta-t-elle, en s'exaltant, je réussirai si vous me promettez de suivre docilement mon plan; vous reconnaîtrez encore une fois que rien ne résiste à l'imagination et au génie d'une femme douée d'une volonté forte. En disant ces mots, ses yeux brillent d'un éclat sinistre; l'inspiration satanique dont elle vient de recevoir la commotion perce à la surface!

Salvador et de Lussan, confiants dans une parole qui ne leur a jamais manqué, partagent l'enthousiasme de Silvia; ils la pressent tour à tour dans leurs bras, et, malgré l'horreur que doivent inspirer ses traits, ils la proclament la première femme du monde!

—Demain matin, dit-elle, je me mettrai à l'œuvre; tenez-vous prêts à me seconder.

Cette promesse porte leur joie au comble: ils épuisent les formules adulatrices; l'encens brûle devant l'horrible divinité! Mais enfin, quand leurs sens sont un peu plus calmes, de Lussan, dont le caractère soupçonneux s'ouvre difficilement à la confiance, ne veut pas se livrer en aveugle aux entreprises de l'artificieuse Silvia.

—Au nom du ciel, lui dit-il, je vous en conjure, dites-nous quels sont les moyens que vous comptez employer pour réussir; je brûle d'impatience d'être initié à ce secret important.

—Ecoutez-moi, dit Silvia avec emphase et du ton d'une sybille qu'agite un fanatisme sacré: l'impuissance de vos conceptions, le secours que vous êtes forcé d'implorer d'une femme privée des avantages naturels de son sexe, tout m'annonce que vous touchez à une décadence prochaine. Vous avez jusqu'ici vécu dans une position brillante, grâce à quelques expéditions heureuses auxquelles j'ai pris une assez grande part; mais, rappelez-vous le bien, une longue suite de hasards est une chaîne fatale dont le prolongement amène nécessairement le malheur. Une catastrophe me paraît donc certaine, inévitable, et vous y succomberez; car, dans la carrière du crime, malheur à qui s'arrête ou regarde en arrière! Quant à moi, j'espère d'autant mieux échapper à l'adversité que c'est dans mon propre malheur que je veux puiser les chances de réussite. En un mot, c'est sur ma laideur, oui, sur cette figure, jadis si belle, aujourd'hui si horrible, que repose le succès de cette dernière entreprise. A une autre époque, je dus mon bonheur à la régularité de mes traits; eh bien! je veux dompter la nature, et que la laideur même me serve à vaincre les obstacles devant lesquels vous êtes venus vous briser. Je bénis donc mon destin, tout affreux qu'il est, puisqu'il m'est permis encore une fois de vous guider dans la carrière...

A demain l'attaque!

Le lendemain matin, Silvia fut exacte. Elle développa son plan, dans tous ses détails, à ses complices. Ils le trouvèrent si adroitement conçu qu'ils l'applaudirent à plusieurs reprises.

—Trouvez-vous, leur dit-elle, à Saint-Roch, à neuf heures, vous jugerez par vous-mêmes si mon déguisement n'inspire aucun soupçon, et, en même temps, de l'effet que ma présence produira sur la femme au voile vert.

A l'heure indiquée, les deux bandits étaient au poste. La vieille dame ne tarda pas à arriver; elle alla se placer à quelques pas du confessionnal qui se trouve près de la chapelle de la Vierge. Au bout de quelques instants, ils virent arriver une autre femme couverte de vêtements en lambeaux, et dont les couleurs primitives, effacées, maculées, indiquaient néanmoins par leurs vestiges, que celle qui les portait avait été dans l'aisance; c'était Silvia, mais, sous cet accoutrement, elle était méconnaissable. Sans regarder autour d'elle, elle se plaça sur les marches du tribunal de la pénitence, et tira d'un petit cabas qu'elle portait, un livre de prières qui, par un reste de fermoir en vermeil, indiquait avoir été orné avec luxe, mais, du reste véritable bouquin, et sale comme tout le reste du costume de la pénitente; elle l'ouvrit et se mit à prier avec une grande ferveur apparente. La messe finie, elle ne parut pas songer à se retirer, mais, au contraire, elle entama une autre série de prières dans lesquelles elle paraissait complétement absorbée. La dame au voile vert était restée priant, sur sa chaise, près de là, un chapelet à la main. Tout à coup elle le laissa tomber et se baissa pour le ramasser; mais la faiblesse de sa vue la faisait tâtonner à droite et à gauche, sans le retrouver d'abord. Silvia voyant son embarras, se baisse, le ramasse, et le présente à la vieille dame. Celle-ci lui adressa mille remercîments, qu'elle termine en lui disant:

—Dieu vous bénira, ma chère dame, puisque vous compatissez aux souffrances des affligés!...

—Grand merci de vos souhaits, vénérable dame, répondit Silvia, j'en ai grand besoin, car je suis bien malheureuse!

—Persévérez dans la voie sainte où vous êtes, ma fille; confiez-vous en Dieu, il ne vous abandonnera jamais.

—C'est aussi ce que je veux faire, répondit Silvia, et c'est pour me donner la force de supporter les coups de l'adversité que je viens me jeter aux pieds du vicaire de cette paroisse, que l'on m'a indiqué comme un homme aussi bon que pieux et charitable. Je veux lui faire l'aveu de mes fautes et m'entourer de ses conseils, car le malheur m'a persécutée avec tant d'acharnement, que souvent l'idée me prend de mettre fin à mon existence. Je l'aurais même déjà fait, si je n'avais été retenue par un reste des sentiments religieux qui vivent encore dans mon âme.

—Ah! ciel! que me dites-vous? répliqua la vieille; Dieu vous préserve d'une telle pensée, ce serait courir à votre damnation éternelle! Vous ferez bien de voir le digne vicaire dont le confessionnal est dans cette chapelle; je compte d'autant plus sur l'efficacité de ses consolations, que j'en ai éprouvé moi-même toute la puissance depuis qu'il me les prodigue.

—J'y compte aussi, madame, dit Silvia; mais quand on manque de tout et que l'on meurt de faim, que faut-il faire?

—Quoi! vous seriez réduite à cette affreuse nécessité, dit la vieille; tenez, prenez ce peu de monnaie; voici aussi un petit pain que j'avais acheté pour moi, mangez-le.

Silvia se précipita sur les mains sales et décharnées de sa bienfaitrice, les pressa, les baigna de ses larmes, et en un clin d'œil elle eut avalé le pain.

—Dieu vous récompensera, dit-elle à la vieille, vous m'avez sauvé la vie!

—Mais, lui répliqua celle-ci, vous êtes encore jeune, qui donc vous empêche de travailler?

—Hélas! dit Silvia, depuis que j'ai eu le malheur d'avoir la figure brûlée, je ne puis obtenir d'ouvrage, tant on me trouve laide! Tenez, voyez-vous même.

En disant ces mots, elle leva un mauvais voile qui lui couvrait le visage; la vieille s'étant approchée de plus près, à cause du mauvais état de sa vue, recula de surprise et d'horreur en voyant cette monstrueuse figure.

Enfin, pour ne pas trop la désoler, elle lui dit froidement:—il est vrai que yeux ont été bien maltraités, mais vous n'avez pas cessé d'être un membre de la grande famille, et il faut que vous viviez. Si vous voulez venir ici tous les jours, je vous donnerai douze sols pour vivre, en attendant mieux. Je vous le répète, soyez confiante en la Providence, elle ne vous abandonnera pas.

—Oh! merci, bonne et respectable dame, merci de vos secours inespérés; je les accepte avec joie, ainsi que vos sages conseils.

La dame au voile vert s'étant retirée en ce moment, Salvador et de Lussan la suivirent.

Pendant ce temps-là, Silvia était restée à l'église, attendant le vicaire pour se confesser: il ne tarda pas à venir, et la voyant agenouillée dans ce pieux dessein, d'un geste il l'invita à prendre place au confessionnal. Silvia s'approcha, et après avoir récité son confiteor, elle commença l'aveu de ses fautes sur lesquelles elle s'étendit largement; puis, prenant sa voix la plus douce, la plus insinuante, elle se mit à raconter une histoire si lamentable, et avec un tel accent de vérité, qu'elle fit verser des larmes au digne et trop crédule ecclésiastique qui l'écoutait attentivement. Bref, en peu d'instants, la perfide créature avait su se rendre intéressante, et convaincu son confesseur de ses malheurs imaginaires. Le digne homme en fut tellement touché qu'il lui remit quelques pièces de monnaie en lui promettant sa protection. Enfin, elle se retira; mais ayant aperçu de Lussan et Salvador, qui depuis quelques instants étaient rentrés dans l'église, et avaient été témoins de ses manœuvres hypocrites, elle leur remit une adresse ainsi conçue:

«Mademoiselle Aimée Dufresne, rue Maubuée nº 13, chambre 37, au sixième.»

Dans la soirée, Salvador et de Lussan, très modestement vêtus, se rendirent à cette adresse, ils trouvèrent Silvia dans un misérable galetas dont Gresset semble avoir dessiné le plan et l'ameublement, quand il a dit dans sa Chartreuse:

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