Les vrais mystères de Paris
Sera pour moi de pleurs une source éternelle!
Quel bon cœur! Quelle sensibilité! Quel bon caractère! Cette Maxime, est vraiment la perle des femmes; je l'aime, j'en suis fou... Eh, mais! et ce pauvre vieux qui est, dites-vous, son père; vous ne m'en avez plus reparlé? J'espère que sa fille a pour lui, des soins et des égards qui témoignent que, chez elle, le père est infiniment au-dessus de la bête?
—Avant que je ne réponde à cette question, dit le poëte chevelu, examinez, je vous prie, la femme qui descend de cette voiture dont la portière vient d'être ouverte par une espèce de commissionnaire dont les jambes vacillantes et le regard hébété, annoncent qu'il a déjà absorbé une quantité plus que raisonnable de petits verres.
L'équipage est au moins aussi élégant que celui du rat dont je viens de vous parler; cependant la femme qui vient d'en descendre n'est pas aussi attrayante que la belle Maxime, aussi elle emploie des moyens tout différents pour soutenir le luxe dont elle s'environne; ce que la première demande aux charmes de sa personne, la seconde le trouve dans les finesses de son esprit.
Cette femme a vu s'écouler son dixième lustre; elle n'a pas cependant renoncé à l'espoir de paraître jeune; mais ses manières enfantines, ses petites minauderies, s'accordent mal avec un extérieur qui n'a rien de distingué; elle est d'une taille au-dessous de la moyenne, ses formes, d'une ampleur prononcée, rappellent celles de la Vénus Hottentote; et si son visage fortement coloré n'est pas parsemé de marbrures violacées, indices certains d'un tempérament sanguin, c'est grâce à un usage souvent répété de la pommade de concombre.
Si j'étais forcé de vous énumérer toutes les friponneries, toutes les escroqueries qu'elle a commises et que vous soyez forcé de m'écouter, nous devrions nous résigner à rester ici jusqu'à demain matin; aussi je pense qu'il vous suffira de savoir qu'elle ne recule devant rien, que tous les moyens lui sont bons lorsqu'elle veut se procurer de l'argent; elle sait à propos prendre tous les masques; toutes les ruses lui sont familières. Elle trouva même le moyen de dépouiller, de tout ce qu'elle possédait, une vieille femme qui se croyait au moins aussi fine qu'elle; et qui se faisait, je ne sais pour quelle raison, appeler la reine de Hongrie.
—En vérité, cher poëte, vous êtes un singulier conteur; depuis plus d'une heure vous me tenez le bec dans l'eau; me direz-vous enfin quels rapports existent entre Maxime et le vieux frotteur, entre la femme dont vous me parlez maintenant, et ce commissionnaire à demi ivre?
—Ah, de grâce! Un moment souffrez que je respire.
Maxime et la baronne *** (je ne vous dirai pas le nom de cette femme qui, du reste, est la même que celui d'un homme qui occupe la place la plus haute dans la hiérarchie directoriale des théâtres), roulent toutes deux sur l'or et les billets de banque; elles ont toutes deux de somptueux appartements, de riches parures, et comme vous avez pu le voir, des équipages et une livrée dignes d'être enviés par une duchesse. Maxime, sans compter le fils d'un pair de France, a ruiné déjà un bon nombre de jeunes gens de famille; la baronne ***, a escroqué l'univers entier. Cependant on pourrait peut-être trouver quelques excuses à leur conduite, si elles avaient conservé quelques-uns des bons sentiments qui existent dans le cœur de presque toutes les femmes; mais Maxime laisse son vieux père mourir de faim, et le commissionnaire est le fils unique de la baronne, qui le laisse croupir dans la plus atroce misère; vous voyez, mon cher monsieur, qu'il est possible de rencontrer à Baden-Baden, quelques-uns des mystères de Paris.
—Tron de l'air! je crois que vous avez raison.
—Est-ce la première fois que vous venez à Baden-Baden?
—Oui, cher poëte; mais j'y reviendrai, car je m'y amuse beaucoup.
Il est en effet difficile de s'y ennuyer, car on rencontre ici les gens les plus nobles, les plus distingués et les plus riches de l'Europe; et des lions de tous les pays, qui sont au moins aussi ridicules et aussi amusants que nos lions parisiens. Ici, le républicain, le carliste et le milieu juste, ils vivent ensemble en bonne intelligence: chacun d'eux, en entrant dans la ville, a laissé ses opinions politiques à la porte, comme un bagage inutile; ils ont vraiment bien d'autres choses à faire et de plus importantes que de discuter! Ne faut-il pas qu'ils luttent d'excentricité les uns contre les autres; que le luxe de celui-ci fasse pâlir celui de son voisin? Et puis les bals, les réunions, les dîners princiers donnés par le fermier des jeux à l'aristocratie des baigneurs, et surtout le jeu qui occupe si bien tous les instants des habitués de Baden-Baden, qu'ils paraissent, hommes et femmes, jeunes et vieux, appliquer toutes les facultés qu'ils possèdent à l'étude des combinaisons aléatoires de la rouge et de la noire.
Parmi ces nobles et riches étrangers, bourdonne un essaim de parasites et de fripons, qui ne viennent aux eaux que pour y pêcher de nouvelles dupes...
—Vraiment, il y a ici des parasites et des fripons? dit Roman au poëte chevelu qui s'était fait si bénévolement son cicerone; je ne le crois que parce que vous me le dites.
—Il y en a autant qu'au dîner où nous nous sommes rencontrés pour la première fois, et ce n'est pas peu dire. Nous sommes enfin dans une véritable forêt de Bondy.
A ce nom de la forêt de Bondy qui lui rappelait le crime dont Alexis de Pourrières avait été la victime, Roman ne put réprimer un mouvement convulsif, et il devint si affreusement pâle que son compagnon remarqua l'altération de ses traits.
—Qu'avez-vous donc? dit-il, vous êtes aussi pâle qu'un des malheureux ouvriers de la fabrique de blanc de céruse de Clichy.
Roman avait cent fois rappelé à son complice le crime qu'ils avaient commis ensemble, sans éprouver le moindre remords, et cette fois le nom seul d'un lieu voisin de celui où la victime avait rendu le dernier soupir venait d'éveiller toutes les voix de sa conscience, il faut le dire, et c'est une vérité consolante, la conscience n'est jamais muette[238].
—Rassurez-vous, continua le poëte! Nous ne sommes pas il est vrai, dans la forêt de Bondy, mais nous sommes proches voisins de la Forêt-Noire, et sa réputation n'est pas meilleure que celle de la forêt que je viens de nommer. Mais rassurez-vous, les bandits que vous rencontrerez à la Conversation-hauss, à l'Ursprung[239], à l'abbaye de Lichtental, au Geroldsane, à l'Angle-Vert, au Fremersberg et à Alte-Schloss, ne vous voleront ni votre bourse, ni votre montre; et parmi eux, il en est plusieurs qui sont de très-honnêtes gens dans toute l'acception du mot, qui apportent dans toutes leurs relations une extrême délicatesse, et qui cependant deviennent des fripons aussitôt qu'ils ont pris place devant une table de jeu.
Ces individus sont, pour la plupart, connus des habitués des eaux; mais ceux-ci, qui ont été leurs tributaires, se gardent bien de les faire connaître aux nouveaux venus; ils sont au contraire bien aise de voir ces derniers tomber entre les griffes de ces industriels qui jouent tous les jeux avec perfection. Ajoutez à cette science leur adresse, les cartes biseautées, et tout ce qui s'en suit, et vous pouvez facilement deviner ce qui arrive au nouveau débarqué.
Ce qui se passe à Baden-Baden, se passe aussi dans tous les lieux où l'on joue; les gens du grand monde ont fondé des cercles dans lesquels ils se réunissent pour se livrer aux plaisirs de la conversation, sabler des vins généreux, faire bonne chère, et jouer lorsque l'occasion s'en présente. Pour devenir membre de ces sortes d'établissements, il faut que le candidat soit présenté par plusieurs parrains et qu'il consente à ce que son nom soit affiché pendant un certain laps de temps, dans la salle principale du cercle, afin que s'il se trouvait par hasard des opposants à l'admission, ils pussent faire connaître à un comité ad hoc, les raisons qu'ils voudraient alléguer contre elle. Cette mesure est sage, et si elle était rigoureusement observée, les cercles seraient des lieux de réunion fort agréables; malheureusement il n'en est rien. Comme chacun de nous se croit toujours assez fort pour ne rien devoir craindre, et que généralement on ne se soucie pas de se faire des ennemis sans aucune utilité; presque toujours, si la réputation du candidat n'est que douteuse on se contente d'opiner du bonnet, si elle est tout à fait mauvaise, on s'abstient. Si le candidat est riche, s'il porte un nom aristocratique, s'il est viveur, joueur surtout, il est reçu avec acclamations. De ce que je viens de vous dire de la manière dont se font les admissions, vous pouvez conclure que les exploiteurs trouvent facilement les moyens de se glisser parmi les habitués des cercles les mieux famés, dans lesquels on ne devrait cependant rencontrer que des gens estimables; aussi peut-on dire, sans crainte d'être démenti, que l'on trouvera dans tous, quelle que soit l'heure à laquelle on s'y présente, des individus toujours prêts à coucher votre bourse en joue; il faut pourtant en convenir, ce n'est jamais là qu'ils travaillent; trop de regards expérimentés seraient à même d'y surveiller leurs opérations; mais lorsque arrive un débutant dans la carrière du dandysme et des belles manières, ils jettent de suite sur lui leur dévolu, et tôt ou tard il faut qu'il succombe. Ils trouveront mille moyens de le circonvenir, de capter sa bienveillance; l'un lui proposera de lui faire admirer des chevaux pur sang où des chiens de race, un autre lui vantera les charmes de tel rat à la mode et le résumé de toutes ces avances, est ordinairement une invitation à un dîner qui viendra d'être perdu, invitation qu'il ne pourra se dispenser d'accepter.
Après le repas, lorsque les fumées du vin de Champagne auront échauffé le cerveau de la victime, les parties seront engagées, et quel que soit le jeu choisi que ce soit la bouillotte, l'écarté, le creps où la roulette (ces messieurs ont des roulettes fabriquées en Angleterre, dont les cases sont si adroitement arrangées, qu'un léger mouvement fait à propos, rend celles qui seraient favorables au ponte, inaccessibles à la boule), elle perd toutes les sommes qu'elle pose sur le tapis.
Lorsque je vous disais, il n'y a qu'un instant, que de très-honnêtes gens, dans les relations ordinaires de la vie, étaient des fripons au jeu, vous avez secoué la tête d'un air de doute. Parce que vous êtes honnête, mon cher monsieur, et que vous ne connaissez pas encore toutes les misères de la vie parisienne; vous ne pouvez croire que l'homme qui vient de serrer affectueusement votre main dans les siennes, vous dépouillera sans scrupule, si vous vous asseyez devant lui à une table de jeu; cette incrédulité fait votre éloge; mais si vous voulez me croire, ne jouez jamais autre part que dans des établissements semblables à celui-ci, où plutôt ne jouez pas du tout, ce sera beaucoup plus sage.
Deux individus qui se placent l'un vis-à-vis de l'autre pour se disputer, les cartes ou les dés à la main, une somme plus ou moins forte, sont, tant que dure la partie, deux ennemis qui cherchent à se vaincre... Eh bien! supposez au plus honnête homme du monde le pouvoir de changer ses cartes au moment où il va perdre la partie, croyez-vous qu'il n'en usera pas?
—Eh! eh!
—C'est l'histoire du mandarin dont parle Rousseau dans je ne sais plus quel ouvrage. Beaucoup de gens qui, lorsqu'ils ont appris ce qu'ils savent, ne voulaient d'abord que se mettre en état de ne pas redouter les ruses des fripons, sont devenus les plus intrépides et les plus dangereux des exploiteurs, et cela se conçoit: si vous mettez une arme entre les mains d'un individu, il s'en servira lorsqu'il se trouvera dans la nécessité de se défendre.
Aussi, des hommes haut placés dans la hiérarchie sociale, des grands seigneurs fidèles à la religion du serment, des notaires dévots, des avocats patriotes, des négociants, auxquels la Bourse accorde une certaine considération, trouvent dans le jeu des ressources précieuses, une somme de bénéfices souvent plus importants que ceux que leur procure l'exercice de leur profession.
Ce sont ceux-là qui sont ordinairement chargés d'organiser les dîners, les parties, les soirées, à la suite desquels les dupes doivent être dépouillés.
Ainsi, s'ils ne veulent pas travailler eux-mêmes, ils introduiront chez des amis, un ou deux grecs, qui travailleront avec d'autant plus de facilité, que personne ne s'avisera de soupçonner ces nouveaux venus, présentés quelquefois par des amis de vingt ans.
Pour opérer avec plus de chances de réussite, les grecs ont presque toujours dans leurs poches deux ou trois sixains de cartes biseautées, qu'ils substituent adroitement à ceux qui se trouvent sur les tables, qu'ils font disparaître en les portant en certain lieu. Pleins de sécurité, les bonnes gens jouent sans défiance; ils perdent des sommes considérables et accusent le hasard qui n'en peut.
Le nombre de gens qui volent on qui font voler au jeu leurs amis et leurs parents, est beaucoup plus considérable qu'on ne le croit généralement; et si j'osais vous nommer ceux que je connais, que de masques vous verriez tomber et combien de gens seraient désolés d'avoir été si longtemps les amis de monsieur le marquis un tel; de monsieur le comte un tel; de monsieur le vicomte un tel.
—N'êtes-vous pas un misanthrope, cher poëte? et n'est-ce point parce qu'elle ne fait pas à vos vers l'accueil qu'ils méritent que vous traitez si mal la société?
—Oh! mon Dieu, non... nous ne savons que faire en attendant l'ouverture des salons, et nous causons pour passer le temps: voilà tout.
—C'est vrai! et puisque sans nous en apercevoir, nous avons atteint l'heure du dîner, nous allons entrer ensemble chez Chabert.
Une brillante société était déjà réunie dans le magnifique salon, orné de peintures étrusques et de superbes glaces, du Véry de Baden-Baden, lorsque Roman et son compagnon entrèrent; ils se placèrent et les premiers instants furent consacrés à satisfaire le vigoureux appétit qu'ils devaient à la longue promenade qu'ils venaient de faire.
Après le dessert, Roman qui avait écouté avec plaisir les histoires et les longues dissertations du poëte chevelu, lui demanda, s'il ne conservait pas dans les trésors de sa mémoire, quelques anecdotes concernant les personnes qui se trouvaient en ce moment dans le salon de Chabert?
—Je ne connais, dit le poëte, après avoir promené ses regards autour de lui, parmi les personnes qui sont ici, que cet homme et ces deux jolies femmes.
—Et vous pouvez, sans doute, me raconter des histoires dont ils sont les héros?
—Pour peu que cela vous fasse plaisir.—Par qui commencerai-je?
—Débarrassons-nous d'abord de l'homme qui doit être un bien grand misérable, si Lavater n'est pas un rêveur.
—On devine, à la première vue, que cet homme qui porte la tête haute et le nez au vent, et qui cherche, sans pouvoir y parvenir, à imiter les airs, le ton et les manières des gens distingués avec lesquels il cause en ce moment, est de la plus basse extraction. Examinez, avec un peu d'attention, cette taille courte et ramassée, ces épaules de portefaix, ces cheveux noirs et gras, ces petits yeux de même couleur qui ne lancent que des regards obliques, ces mains dont la rougeur et les rugosités ont résisté à toutes les pâtes d'amande et à tous les savons de toilette imaginables et ces pieds d'une dimension fantastique. Croyez-vous que tout cela puisse appartenir à une nature aristocratique? Cependant cet individu se fait appeler le comte de Bon... de Bon...»
—Hein? dit Roman.
—Son nom m'échappe, répondit le poëte chevelu.
Ce n'est que depuis peu de temps que de sa propre autorité il s'est décoré d'une qualification nobiliaire; car si nous remontons jusqu'à l'année 1830, nous le trouverons dans la principale ville de nos départements de l'Ouest, prêchant la liberté, l'égalité et la fraternité. Comme il saupoudrait souvent ses harangues d'une infinité de liaisons dangereuses, ses auditeurs à cette époque, l'avait surnommé le cuirassier ou le tanneur... Au diable! je ne puis me rappeler ni son nom véritable, ni celui qu'il s'est donné; au reste si vous êtes désireux de le connaître, compulsez la Gazette des tribunaux: ce personnage fut pendant un temps l'ennemi politique du procureur du roi, il a eu des malheurs devant la cour d'assises.
Après une assez sale faillite consommée en 1833, ce comte de contrebande s'enfuit en Belgique; mais les négociants qu'il avait mis dedans, se plaignirent, et l'extradition du comte et de la comtesse de *** (notre homme avait emmené avec lui sa chaste épouse, à laquelle nous donnerons, si vous voulez bien le permettre, le nom de Marguerite), fut demandée et obtenue.
De Bruxelles à la cour d'assises du département où le comte avait établi sa résidence, le trajet est long; aussi le comte trouva les moyens de s'évader pendant sa durée, en laissant sa femme pour otage; heureusement pour elle, les jurés ne trouvèrent pas dans la cause assez d'éléments pour éclairer leur conscience, elle fut acquittée; mais le comte fut condamné par contumace à dix années de travaux forcés.
Le comte qui était en 1830, ainsi que je viens de vous le dire, le coryphée du parti républicain de sa ville natale, devint tout à coup un fervent royaliste. Arrivé, je ne sais comment, à Londres, il s'engagea dans la légion étrangère que formait à cette époque don Carlos pour reconquérir son royaume, dans laquelle il obtint, je ne sais par quels moyens, le grade de capitaine.
Le comte de ***, malgré l'extérieur peu gracieux qu'il a reçu de dame nature, sut capter la confiance du prince espagnol, qui bientôt, lui confia tous ses secrets. Le comte n'en demandait pas davantage. Aussi, lorsqu'il sut tout ce qu'il voulait savoir, il quitta l'armée royaliste sans tambour ni trompette, et vint trouver à Paris, l'ambassadeur de Sa Majesté Marie-Christine, auquel il vendit tous les secrets de don Carlos.
L'ambassadeur, voulant récompenser dignement les services du comte de ***, le mit en rapport avec un haut personnage, grâce aux soins duquel il fut incorporé dans une des mille polices occultes qui se heurtent et se croisent à Paris.
Le comte de ***, fut immédiatement chargé par le chef d'une de ces polices, d'aller surveiller à Bourges, son ancien maître, don Carlos; mais par suite d'un malentendu entre ceux de qui il tenait cette mission et les autorités de Bourges, il fut brûlé[240] et forcé de revenir à Paris, Gros-Jean comme devant.
A cette époque, le duc de Bordeaux devant visiter l'Italie, le comte de ***, en sa qualité d'ancien officier de l'armée de don Carlos, fut chargé d'aller lui présenter ses hommages.
Arrivé à Rome, il fut d'abord parfaitement reçu; on voulut bien se souvenir d'un précédent voyage qu'il avait fait à Goritz, à l'effet de protester de son attachement et de son dévouement aux princes de la branche aînée; mais hélas! tout ici-bas a un terme! Le duc de Levis qui accompagne partout le jeune espoir des partisans de la dynastie déchue, fit un jour prier M. le comte de ***, de passer dans son cabinet.
—Monsieur, lui dit-il, nous vous connaissons, et nous savons quel est le rôle que vous venez jouer parmi nous. Le parti le plus sage que vous puissiez prendre, c'est de quitter Rome plus vite que vous n'y êtes venu, à moins cependant, que vous vouliez qu'on ne vous y fasse un très-mauvais parti.
Le comte crut devoir suivre à la lettre l'avis charitable qu'il venait de recevoir. En effet, on le regardait déjà de travers. Il s'enfuit...
Mais, oh! malheur! il trouva en arrivant à Paris, la comtesse Marguerite et son propre neveu, dans une de ces positions à la suite desquelles un mari outragé va quérir le commissaire de police afin de le prier de constater le flagrant délit.
C'est ce que fit le comte de ***.
Maintenant que vous dirai-je? Que de 1835 à 1840, M. le comte de ***, a gagné de quoi payer ceux qu'il avait floués en 1833; qu'il a purgé sa contumace; qu'il exerce toujours le métier d'espion, et qu'on le paye très-cher; c'est l'histoire de beaucoup d'autres. Au reste, ce caméléon politique qui devrait être attaché au pilori de l'opinion publique, vendra demain les hommes qu'il sert aujourd'hui, si la caisse des fonds secrets n'était plus à leur disposition[241].
—Et sait-on ici que cet homme est un mouchard?
—C'est probable; cependant on le souffre, car si on le forçait de déguerpir, ceux qui le payent enverraient à sa place quelque autre individu de même farine, qui, moins connu, serait peut-être plus dangereux.
—Ne nous occupons plus de ce personnage, et parlez-moi, je vous prie, de ces deux jolies petites dames.
—Oh! ce sont péchés mignons que ceux de ces dames; mais je ne sais si je dois...
—Parlez sans crainte, cher poëte, personne ne saura rien de ce que vous allez me dire.
—Vous n'êtes pas marié?
Bien fol est qui s'y fie.
C'est parce que ces deux vers du bon roi François Ier ne sont jamais sortis de ma mémoire, que je n'ai pas voulu choisir une ménagère.
—Puisque vous êtes garçon je puis sans crainte de vous blesser, vous raconter ce qui concerne ces deux dames. Je commence: Le... mari trompé, battu et...
—Content, s'écria Roman.
—Du tout; mécontent, répondit le poëte chevelu; mon histoire ne ressemble pas au conte de la Fontaine.
Depuis quelque temps on remarquait dans toutes les promenades et dans tous les lieux fréquentés habituellement par la fashion parisienne, aux Tuileries, à la messe de midi, à l'Assomption, au balcon du Théâtre-Italien, une petite femme dont les formes sveltes et gracieuses, et admirablement calculées, ont été modelées par la main des Amours; cette petite femme est douée, ainsi que vous pouvez le voir, d'une physionomie qui rappelle par la régularité de ses lignes, la parfaite harmonie de ses contours, et la fraîcheur de son coloris, les chefs-d'œuvre de Mignard. Ce joli visage est encadré par des cheveux plus noirs que l'ébène et dont les boucles longues et soyeuses caressent un cou aussi blanc que l'albâtre.
Cette gracieuse créature est l'épouse d'un comte étranger tant soit peu sauvage, despote et jaloux.
Les lions du boulevard Italien qui admiraient depuis longtemps cette pierre précieuse qu'un avare voulait enfouir, prirent la résolution de la lui enlever. Cette résolution une fois prise, ils tirèrent au sort à qui tenterait de toucher le cœur de cette belle, le hasard favorisa un gentilhomme lorrain fidèle habitué du café Anglais et du club Jockei qui est doué d'une physionomie agréable, d'une taille avantageuse, dont la lèvre supérieure est ornée d'une jolie moustache noire coupée avec soin, qui possède en un mot tout ce qui est nécessaire pour réussir dans la carrière amoureuse.
Après une cour assez longue, ce gentilhomme obtint enfin le doux prix de ses peines. Il était heureux depuis déjà assez longtemps, lorsque le mari, dont des propos indiscrets avaient éveillé l'attention, surveilla sa volage épouse, et finit par découvrir le lien où se réunissaient les deux amants. Cependant, soit qu'il manquât d'adresse ou de bonheur, toutes ses tentatives pour les surprendre en flagrant délit de conversation criminelle, demeurèrent sans résultats. Lassé à la fin de ronger son frein en silence, il pressa et menaça tant et si bien sa pauvre petite femme, qu'elle avoua sa faute; mais lorsqu'il voulut lui faire nommer son complice, cette femme qui n'avait pas osé se défendre elle-même, retrouva de l'énergie pour épargner un danger à celui qu'elle aimait, et opposa une résistance opiniâtre aux prières, aux menaces, aux promesses de pardon que lui fit son mari; celui-ci était furieux, il voulait absolument laver dans le sang de l'amant de sa femme, la tache faite à son écusson, mais toutes les démarches qu'il fit pour le découvrir furent inutiles. On dit que l'amour porte un bandeau, je crois plutôt qu'il en met un sur les yeux de ceux qui veulent troubler les plaisirs de ceux qu'il favorise.
Le mari était d'autant plus furieux, que ses malheurs, il le savait, étaient connus des habitués, de tous les cafés fashionables du boulevard Italien, et que chaque fois qu'il entrait dans un de ces établissements, son arrivée était saluée par quelques-uns de ces sourires ironiques que les maris mêmes n'épargnent pas, à ceux d'entre eux qui sont... malheureux.
Le pauvre mari était donc malheureux... depuis environ deux mois, lorsqu'un jour, ou plutôt un soir, ayant été à la suite d'un bon dîner, chercher des distractions dans une de ces maisons ouvertes à tous les amateurs des plaisirs faciles, l'odalisque à laquelle il avait jeté le mouchoir lui raconta sa propre histoire, en l'accompagnant de commentaires assez décolletés et sans oublier les noms des personnes.
Le pauvre homme était dans ses petits souliers, aussi; dès que l'aurore aux doigts de roses ouvrit les portes de l'orient, il se leva sans bruit, et après s'être muni d'une paire de pistolets, il se rendit chez le gentilhomme lorrain.
Le valet de chambre de celui-ci, devina de suite de quoi il s'agissait, et ne voulant pas éveiller son maître, afin de lui annoncer une mauvaise nouvelle, il répondit au mari que son maître qui s'était couché très-tard, ne serait visible qu'à deux heures après midi, et il se plaça devant la porte de la chambre à coucher, dans l'attitude d'un homme décidé à en défendre l'entrée envers et contre tous.
—A deux heures! s'écria le mari, à deux heures! mais il en est neuf à peine, et je ne puis attendre cinq heures le plaisir de brûler la cervelle à ce misérable.
Le valet de chambre charmé de trouver l'occasion de résister à un maître, faisait toujours la même réponse à tous les observations du pauvre comte.
—Monsieur a tort d'insister, j'ai reçu de mon maître la consigne de ne l'éveiller qu'à deux heures, et il faut que je lui obéisse; il n'est d'ailleurs pas poli d'éveiller les gens pour les tuer.
Le mari dut se résigner.
Deux heures sonnèrent enfin, il fut alors introduit dans l'appartement du gentilhomme lorrain, qui le reçut en bâillant.
L'explication fut chaude, l'amant nia: en pareil cas c'est le devoir d'un galant homme, le mari affirma; enfin il fut convenu qu'ils se rencontreraient les armes à la main.
Lorsque les amis du mari se présentèrent chez l'amant pour régler les conditions du combat, ce dernier prétendit qu'ayant été provoqué sans sujet, il devait avoir le choix des armes; il n'y avait pas moyen pour le mari de décliner sa position, il ne pouvait sans se couvrir de ridicule, invoquer le témoignage de sa femme qui l'avait si bien... il fut donc forcé de subir la loi de son adversaire qui choisit l'épée, arme dont il se servait à merveille.
La bonne cause succomba (historique).
Voici maintenant l'histoire du second mari.
Celui-ci est un duc de la vieille roche, qui a conservé des habitudes quelque peu régence, et qui aime surtout à se moquer des époux malheureux.
Ce noble duc aime beaucoup sa femme, il en est jaloux, très-jaloux même; ce qui ne l'empêche d'avoir pour maîtresse la sœur d'une célèbre tragédienne à laquelle un malencontreux coup de sonnette fit perdre les bonnes grâces du plus grand capitaine de l'époque.
Quelques petits faits qui ne pouvaient du reste avoir de l'importance qu'aux yeux d'un jaloux ayant éveillé l'attention du duc, il lui prit la fantaisie de s'assurer si ses soupçons étaient ou non fondés; il chargea donc un de ses anciens domestiques de suivre sa femme et de lui rendre compte de toutes ses démarches. Ce domestique, bavard et indiscret comme le sont presque tous les gens de cette classe, confia l'objet de sa mission à sa femme, celle-ci à une modiste qui en parla à la femme de chambre de la duchesse qui prévint sa maîtresse; ainsi prévenue, la duchesse se tint sur ses gardes et ne se rencontra plus avec son amant (car elle a un amant) qu'après avoir pris toutes les précautions possibles afin de n'être pas surprise. Le mari croyait s'être trompé, mais quelques paroles indiscrètes étant venu donner à sa jalousie un nouvel aliment, la surveillance redoubla; mais le surveillant malgré tout son zèle et toute sa perspicacité fut trompé d'une manière très-adroite, et voici comment:
La femme de chambre qui était à peu près de la même taille que sa maîtresse, se rendait les jours de rendez-vous chez une baronne amie de la duchesse: arrivée là, elle prenait un costume absolument semblable à celui que portait sa maîtresse (il est bien entendu que cette dernière avait dit à son mari, quelles étaient les visites qu'elle comptait faire), et lorsque celle-ci était arrivée, elle faisait sortir son Sosie, qui la figure couverte d'un voile épais et à mouches larges, montait dans la voiture, et le cocher dont l'itinéraire était tracé à l'avance, continuait sa course et s'arrêtait à toutes les maisons indiquées. La femme de chambre qui jouait à merveille le rôle de duchesse, remettait au chasseur les cartes de visite pour qu'il les déposât chez les concierges et pendant que tout ceci se passait, la notable dame sortait de chez sa complaisante amie et se rendait dans une petite maison où l'attendait l'heureux possesseur de ses charmes.
Le mari, qui de son côté redoutait la surveillance de sa femme, qui pour lui donner le change avait quelquefois témoigné des velléités de jalousie, profitait du temps qu'elle employait à faire ses visites, temps que du reste il ne songeait pas à trouver trop long pour aller rendre visite à sa maîtresse.
Ainsi que cela arrive souvent, l'amant de la femme était justement le plus intime ami du mari, qui ne lui cachait pas les moyens qu'il employait afin de tromper sa femme tout en s'assurant de sa vertu.
Il se trouvait enfin le plus heureux des maris, si bien qu'un jour un plaisant que l'amant avait mis dans la confidence et devant lequel il se félicitait de son bonheur, ne put s'empêcher de lui dire: «Vrai Dieu! cher duc, je crois que vous êtes né coiffé.» Cette plaisanterie fit froncer le sourcil au noble personnage; mais le plaisant ayant remarqué le mouvement fébrile qui venait d'assombrir son visage, ajouta de suite: «Lorsque je dis que vous êtes né coiffé, croyez bien que c'est dans l'acception honnête du mot.» Les maris sont toujours disposés à croire qu'ils font exception à la règle générale, cependant malgré la petite satisfaction qui venait d'être donnée à son amour-propre, il resta sur la physionomie et dans l'esprit du duc un nuage que malgré tous ses efforts et les rapports journaliers de son escogriffe, qui attestaient tous la conduite exemplaire de son épouse, il ne pouvait parvenir à chasser.
FIN DU DEUXIÈME VOLUME.
LES VRAIS MYSTÈRES DE PARIS.
LES
DE PARIS,
PAR VIDOCQ.
TOME TROISIÈME.
BRUXELLES,
ALPH. LEBÈGUE ET SACRÉ FILS,
IMPRIMEURS-ÉDITEURS.
1844
LES VRAIS


I.—Baden-Baden.
Cependant au bout de quelque temps le duc n'ayant rien appris de nouveau, se tranquillisa, et il en était arrivé à dormir sur ses deux oreilles, lorsque sa maîtresse, que ses petites contrariétés conjugales ne lui avaient pas fait oublier, manifesta le désir de voir Baden-Baden. Le duc qui désirait l'accompagner se plaignit de violentes douleurs de nerfs, et se fit ordonner les eaux par son médecin. L'épouse qui savait par son amant tout ce qui se passait; voulut par sa conduite justifier la bonne opinion que son mari avait d'elle, elle lui dit qu'elle ne souffrirait pas que, pendant les trois mois qu'il devait passer dans une ville étrangère, le soin de veiller à sa précieuse santé fût confié à des mains étrangères; elle voulait, disait-elle, être sa garde-malade; pouvait-il en trouver une plus dévouée? Le mari fut forcé d'accepter cette preuve de dévouement.
Les avoir à la fois auprès de lui dans un lieu comme Baden-Baden, où personne n'ayant rien à faire, aime assez à s'occuper des affaires de tout le monde, c'était bien la chose impossible; cependant l'excellent mari trouva un moyen de tout concilier: il alla prier son ami intime de venir avec lui à Baden-Baden; et comme celui-ci, pour mieux jouer son rôle, refusait, il lui dit que ce serait lui rendre un véritable service, qu'il fallait dans les relations ordinaires de la vie faire quelque chose pour ses amis, si à son tour on voulait les trouver dans l'occasion; enfin il parla tant et si bien que le beau jeune homme voulut bien se sacrifier.
Ils partirent tous à peu de jours de distance. L'amant de la duchesse accompagnait la maîtresse du duc. Je ne puis vous dire ce qui se passa entre ces deux derniers durant le voyage. Je vous ferai seulement remarquer que le jeune homme, qui apprenait à sa maîtresse tout ce que faisait son mari, ne lui avait jamais parlé de l'artiste dramatique en question, ce qui peut laisser supposer que le noble duc était à la fois trahi par l'amitié, l'hymen et les amours.
L'arrivée à Baden-Baden de ces quatre individus vient d'exciter l'étonnement général; car les deux tiers au moins des lions et des lionnes qui sont venus ici de Paris, savent tout ce que je viens de vous raconter. Le noble duc cependant n'a pas cessé de dormir sur ses deux oreilles; on dirait que la Providence se plaît à tenir un voile épais devant les yeux des maris qui sont presque tous sourds et aveugles.
—Et la conclusion de ceci? dit Roman, lorsque le poëte chevelu eut terminé le récit qui précède.
—La conclusion, la voici: c'est qu'à Baden-Baden, aussi bien qu'à Paris, on rencontre souvent des niais, des sots et des fripons;
Des observateurs par goût et par état;
Des artistes qui n'ont d'autre mérite que celui qu'ils se donnent;
Des hommes de lettres qui n'ont d'autre esprit que celui qu'ils pillent;
Des magistrats criblés de dettes;
Des députés dont la conscience est à vendre;
Des avoués, des avocats et des huissiers écorchant la pratiques;
Des banquiers usuriers;
Des soldats, héros d'antichambre, qui n'ont jamais vu d'autre feu que celui de la cuisine;
Des filous couverts de rubans de toutes les couleurs;
Des jeunes gens aimables et élégants dont toute la fortune est hypothéquée sur le tir aux pigeons, les cartes biseautées et les dés pipés;
Des faux dévots, des philanthropes inhumains, des millionnaires sans entrailles, des faux amis et des ingrats, des marchands sans probité, des femmes coquettes, jalouses et infidèles, et le reste.
Lorsque Roman et le poëte chevelu se levèrent de table, la nuit était venue, et les sons mélodieux d'un orchestre nombreux annonçaient que déjà les salons venaient d'être ouverts. Nos deux héros suivirent la foule empressée des joueurs et des amateurs de la danse, et ils se séparèrent pour se livrer chacun au plaisir qu'il préférait. Le poëte alla se mêler aux groupes de jeunes élégants et de jolies femmes qui attendaient avec impatience le moment de se livrer à la danse; Roman prit la place qu'il occupait ordinairement à la table de jeu.
La fortune était décidément lasse de le favoriser. Il perdit une première masse, puis une seconde, puis une troisième; alors le peu de raison qu'il avait conservé jusqu'alors l'abandonna tout à fait; le sang lui monta à la tête, ses artères battirent avec violence, les veines de son cou se gonflèrent; il prit sans les compter, les pièces d'or et les billets de banque pour les déposer sur le fatal tapis vert, et il ne s'arrêta que lorsqu'il ne trouva plus rien dans ses poches.
Il venait de perdre en moins d'une heure tout ce qu'il avait gagné depuis qu'il était à Baden-Baden.
Il sortit afin de respirer plus à son aise.
—C'est bien fait, se dit-il lorsqu'il fut sur la magnifique terrasse qui longe la maison de conversation, c'est bien fait, je devais, ainsi que je me l'étais promis, rester au moins huit jours sans jouer.
Roman avait recouvré tout son sang-froid au grand air, et comme après tout il ne venait de perdre que ce qu'il avait gagné précédemment, et que la somme qu'il avait apportée de Paris était encore intacte, il reprit bientôt toute sa gaieté.
Les résultats des séances qui suivirent cette dernière furent heureux; il regagna en moins de huit jours une somme à peu près équivalente à celle qu'il venait de perdre; puis vinrent des alternatives de pertes et de gains, qui furent en définitive suivies d'une débâcle générale qui, en quelques séances enleva à Roman tout ce qu'il possédait d'argent comptant.
—C'est bien, se disait-il en tâtant son portefeuille qui n'était plus gonflé de billets de banque, et en frappant sur ses poches qui ne rendaient plus ce son métallique qui résonne si agréablement aux oreilles, c'est bien, il paraît que ma martingale n'était pas infaillible. Mais pouvais-je prévoir une série de douze rouges, suivies de trois doubles zéros noirs? Allons, c'est une affaire décidée, je ne jouerai plus!
Il ne restait plus rien à Roman que sa garde-robe, qui du reste était assez bien montée, quelques bijoux et la chaise de poste qui l'avait amené à Baden-Baden. Un de ces brocanteurs, que l'on est certain de rencontrer partout où il existe des maisons de jeux, lui acheta deux mille francs des objets qui valaient au moins le double, et Roman, qui venait de se faire à lui-même le serment de ne plus jouer, s'empressa d'aller porter sur le fatal tapis vert ses dernières pièces d'or.
N'ayant plus rien à faire à Baden-Baden, qui lui paraissait une résidence très-ennuyeuse depuis qu'il n'avait plus l'espoir de ruiner l'administration des jeux, il se détermina à reprendre la route de Paris; et pour se procurer la petite somme qu'il lui fallait pour subvenir aux frais de son voyage, il fut forcé de rendre une nouvelle visite au brocanteur et de se débarrasser d'une foule de petits objets qui avaient échappé à la première vente.
Le premier soin de Roman, en arrivant à Paris, fut de se rendre chez son ami, qui devina à sa triste mine et à son piètre équipage qu'il avait été déçu dans ses espérances.
—Eh bien! lui dit-il, tu ne reviens pas millionnaire, à ce qu'il paraît?
—Il s'en faut de tout, mon cher Salvador, répondit Roman en frappant sur ses poches vides. Je reviens assez semblable au philosophe Bias, c'est-à-dire que je porte avec moi toute ma fortune.
—Tu le vois, je n'avais pas tort lorsque je te disais que cette dernière tentative ne serait pas plus heureuse que toutes les précédentes.
—Tu avais raison, je ne veux pas le nier, répondit Roman, après s'être commodément établi dans un bon fauteuil à la Voltaire; mais si tu veux bien me le permettre, nous allons causer un peu de nos petites affaires. Fais défendre ta porte.
Salvador sonna.
—Je n'y suis pour personne, dit-il au domestique qui se présenta.
—Monsieur le marquis a sans doute oublié, répondit le domestique, que madame la marquise de Roselly a fait dire qu'elle viendrait à une heure prendre monsieur le marquis pour l'accompagner au bois...
—Monsieur le marquis n'y est pour personne, dit Roman, pas même pour madame la marquise de Roselly.
Salvador fit un signe pour approuver ce que venait de dire son intendant.
Le domestique s'inclina et sortit.
—Maintenant, je t'écoute, dit Salvador lorsqu'ils furent seuls.
—Parmi les vieux proverbes qui courent le monde depuis je ne sais combien d'années, répondit Roman, il y en a un dont la vérité ne saurait être mise en doute.
—Et que dit ce proverbe?
—Il dit que nous voyons toujours la paille qui est dans l'œil de notre voisin, et que nous n'apercevons pas la poutre qui est dans le nôtre. Tu me dis que j'ai tort de jouer, qu'il est probable que si je continue je perdrai une bonne partie de ce que nous possédons...
—Est-ce vrai?
—Je ne dis pas non, aussi lorsque tu me fais de la morale, il y a longtemps que je me suis dit moi-même tout ce qu'il est possible de se dire à propos d'un pareil sujet; mais te crois-tu assez raisonnable pour avoir le droit de me morigéner?
—Si j'avais perdu au jeu deux cent cinquante mille francs en deux ans; je crois que j'irais de suite me pendre.
—Tu ne réponds pas à ma question; je te demande si tu te crois assez raisonnable pour avoir le droit de me morigéner?
—Je ne suis certes pas un Caton, mais je ne me crois pas aussi fou que toi.
—Les proverbes auront toujours raison.
—Eh! tu me fais mourir avec tes proverbes. Voyons, où veux-tu en venir?
—A te prouver que tu es aussi fou que moi, si ce n'est plus.
—Je t'écoute.
—Le marquis de Pourrières en mourant nous a laissé environ soixante mille francs de rente, n'est-ce pas? C'était un fort joli denier, et nous pouvions mener tous deux une existence fort agréable en dépensant chacun trente mille francs chaque année.
—Mais j'ai joué, et j'ai fait à cette fortune une brèche...
—Trop considérable, morbleu! deux cent cinquante mille francs en deux ans.
—J'ai eu tort; je le sais, mais puisque mon compte est établi, examinons un peu le tien.
—Les réparations et l'ameublement du vieux manoir de Pourrières ont coûté, si je ne me trompe, quarante mille francs; l'organisation et la musique de la garde nationale, dix mille francs. Je ne parle que pour mémoire de ces deux articles. Il fallait bien réparer et meubler convenablement notre demeure, et je ne suis pas fâché de voir briller ce chiffon rouge à ta boutonnière. Les fêtes, feux d'artifices et tout ce qui s'en suit, vingt-cinq mille francs; ta maison, tes chevaux et tes équipages, cinquante mille écus; la maison des Champs-Elysées, les chevaux, les équipages, les habits prune de Monsieur galonnés d'or, les vestes et les culottes de panne rouge de la livrée de madame la marquise de Roselly, au moins autant; tout cela fait à peu près trois cent soixante-cinq mille francs. Suis-je exact?
—Que trop, malheureusement.
—Nous avons donc, outre nos revenus qu'une foule de menues dépenses ont absorbé et au delà dissipé, plus de six cent mille francs, et à l'heure qu'il est il ne nous reste plus que trente mille francs de rente, quinze mille francs à chacun; c'est peu, n'est-ce pas?
—Il faudra bien cependant que nous finissions par nous contenter de cela.
—Et le plus tôt sera le mieux; pour ma part, j'en fais le serment solennel, jamais je ne poserai une pièce d'or sur un tapis vert.
—C'est bien! Mon ami, c'est bien!
—Ainsi, nous allons retourner à Pourrières, tu vas renoncer à tes rêves d'ambition et au luxe dont tu t'es environné; tu feras comprendre à ta maîtresse qu'il ne faut à deux amants bien épris l'un de l'autre, qu'une chaumière, de frais ombrages, un clair ruisseau, des fruits et du laitage.
—Dis donc, Roman, je crois que tu te moques de moi?
—Tu te trompes, je te l'assure; ce qui vient de m'arriver m'a fait faire de très-sérieuses réflexions, et je crois maintenant qu'il n'est pas de vie plus agréable que celle que l'on peut mener à la campagne.
Roman s'était levé, et il se promenait dans le cabinet que nous avons décrit au premier volume de cet ouvrage, en chantonnant le refrain d'une romance devenue populaire:
On aime à voir lever l'aurore.
—Es-tu devenu fou? s'écria Salvador, en se levant à son tour.
—Ainsi donc mon pauvre ami, répondit Roman, tu n'es pas soucieux d'aller t'enterrer de nouveau à Pourrières, où nous sommes restés aussi longtemps que pour laisser à ceux qui nous connaissent le temps de nous oublier, et tu crois que ta maîtresse ne quitterait pas volontiers, sa jolie maison des Champs-Elysées, ses équipages et le reste; quant à ce qui me regarde je crois bien que le serment que je viens de faire ressemblera à tous ceux que j'ai déjà faits.
—Ecoute, nous sommes, toi et moi, dominés chacun par des passions différentes, mais dont les résultats doivent être les mêmes, et tous les efforts que nous pourrions faire pour échapper à notre destinée seraient, je le crains bien, des efforts inutiles; ainsi, je crois que le parti le plus sage que nous puissions prendre, est celui de suivre chacun l'impulsion de la nature, et d'attendre le dénoûment avec patience et résignation.
—Oh! nous n'aurons pas besoin d'attendre longtemps, le dénoûment est beaucoup plus proche que tu ne le crois peut-être. Pour me procurer de l'argent comptant, j'ai été obligé d'engager une bonne partie des revenus des terres de Pourrières; c'est tout au plus si, à l'heure qu'il est, il me reste une dizaine de mille francs, et il faut, si je ne veux pas déchoir, qu'à la fin de ce mois je paye ce que je redois à mes fournisseurs et à ceux de Silvia.
—Cette marquise de Roselly n'a donc pas de fortune?
—Eh! lorsque j'ai fait sa connaissance, elle avait déjà dissipé tout ce qu'elle possédait.
Roman et Salvador en étaient là de leur conversation lorsque le domestique, que ce dernier avait chargé de défendre sa porte, entra dans le cabinet précédant Silvia.
—M. le marquis est témoin, dit-il, que madame a forcé ma consigne.
—C'est bien, répondit Salvador, vous pouvez vous retirer.
—Vous n'êtes pas galant, M. le marquis, dit Silvia; vous me dites hier que vous m'accompagnerez au bois aujourd'hui, et lorsque je viens vous rappeler votre promesse, vous me faites répondre que vous êtes absent; cela est mal.
—Daignez croire, madame...
—Oh! je vous excuse; mais c'est parce que je vous trouve avec M. Lebrun, que je suis charmée de rencontrer ici.
—Madame la marquise est infiniment trop bonne, répondit Roman en s'inclinant avec toute l'humilité d'un serviteur de bonne maison.
—Allons! c'est décidé, se dit Silvia; je ne saurai encore rien aujourd'hui. Eh bien! partons-nous, dit elle à Salvador.
—Je suis à vos ordres, madame, répondit Salvador en se levant.
Silvia avait remis son chapeau qu'elle avait ôté en entrant, et drapé sur ses épaules l'écharpe soyeuse et légère dont elle enveloppait habituellement sa taille fine et cambrée.
—A propos dit-elle, en s'adressant à Salvador, puisque monsieur votre intendant est ici, ayez donc l'extrême obligeance de le prier de m'apporter demain une dizaine de mille francs; j'ai promis de l'argent à mes marchandes de modes, lingères, couturières, etc., et je serais désolée d'être forcée de leur manquer de parole; je vous rembourserai cette bagatelle au premier jour.
L'expression d'un vif mécontentement se peignit sur les traits de Salvador à cette demande imprévue; il allait cependant répondre par un promesse, mais Roman, auquel il venait de faire connaître l'état précaire de ses finances, ne lui en laissa pas le temps.
—Je crois, madame, qu'il ne sera pas possible à M. le marquis de vous rendre le léger service que vous lui demandez. Lorsque vous êtes entrée, j'achevais de lui rendre mes comptes; et comme il a été forcé de payer récemment de très-fortes sommes, ma caisse en ce moment et à peu près vide.
—Est-ce vrai? dit Silvia en s'adressant à Salvador.
—Que trop vrai, hélas! répondit celui-ci en laissant un long soupir s'échapper de sa poitrine.
—Seriez-vous ruiné? s'écria Silvia.
—Oh! pas tout à fait, répondit Roman en souriant; mais il faudra peut-être que M. le marquis vende une partie de ses terres.
Silvia s'était assise, et Salvador, qui avait repris sa place devant le bureau, paraissait enseveli dans de profondes et tristes réflexions.
—Il ne faut pas vous chagriner, lui dit sa maîtresse; ce n'est qu'un moment à passer; il faut diminuer le train de votre maison, supprimer une partie de vos équipages... et des miens, ajouta-t-elle à voix basse.
Salvador venait d'être piqué à l'endroit le plus sensible.
—Diminuer le train de ma maison! s'écria-t-il, supprimer une partie de mes équipages! cela est impossible! Que penserait-on de moi dans le monde? on croirait que je suis ruiné, et le ministère ne m'accorderait pas la place que je sollicite.
—Il est certain, M. le marquis, que si l'on vous voit déchoir au premier acte de votre apparition dans le monde, vos espérances dans le monde ne se réaliseront pas.
—Il faut pourtant que je sorte de cet affreux labyrinthe.
—Ah! il ne faudrait, pour vous tirer d'embarras, que la valeur de ce que je viens de voir il n'y a qu'un instant.
—Eh! qu'avez-vous donc vu, madame la marquise? dit Roman plutôt pour ne pas laisser tomber la conversation que pour satisfaire sa curiosité.
—La plus belle collection de pierres précieuses qu'il soit possible d'imaginer; des diamants, des émeraudes, des saphirs, des rubis, des améthystes, des topazes; des opales magnifiques, des perles admirables.
—Enfin, tous les trésors de Golconde et de Visapour, dit Salvador. Et quel était l'heureux possesseur de toutes ces richesses?
—Un des compatriotes de M. de Roselly, répondit Silvia, que j'ai rencontré hier chez la duchesse de Beautreillis, et qui est venu ce matin me présenter ses hommages.
—Et ces pierres étaient bien belles? reprit Roman, que la conversation commençait à intéresser.
—Admirables. Je crois voir encore briller devant mes yeux le rouge éclatant des escarboucles, le rouge plus pâle des rubis, les reflets dorés des opales, le violet mystérieux des améthystes; le bleu des saphirs, et le vert des émeraudes, qui rappellent la couleur du ciel par une belle journée d'été, et le sombre feuillage des forêts.
—Le compatriote de monsieur le marquis de Roselly est au moins le plus riche marchand joaillier de la noble ville de Venise? dit Roman.
—Vous faites erreur, ce n'est point un marchand qui possède cette riche collection de pierres précieuses, mais un gentilhomme de bonne maison. Le nom des Colorédo est écrit depuis des siècles sur le livre d'or de la noblesse vénitienne.
—Et il veut sans doute vendre ces pierreries?
—Il n'est venu à Paris que pour cela; et c'est en sortant de chez Halphen, qu'il veut charger des négociations relatives à cette vente, qu'il est venu me rendre visite.
—Je souhaite bien sincèrement que cet étranger ne se ruine pas à Paris; mais s'il monte sa maison aussi grandement que monsieur le marquis a monté la sienne, il faudra peut-être qu'après avoir vendu ses pierreries, il vende encore ses terres.
—Oh! il n'y a pas de danger, le comte de Colorédo est le plus avare de tous les mortels. Croiriez-vous qu'il se contente d'un des plus petits appartements de l'hôtel de Castiglione, et qu'il dîne à une table d'hôte à cinq francs par tête; il n'a pas d'ailleurs l'intention de se fixer à Paris. Mais nous nous amusons à parler de choses indifférentes, et nous oublions que l'heure du bois sera bientôt passée; partons-nous, monsieur le marquis?
—Je suis à vos ordres, madame.
Au moment où Salvador allait sortir, Roman le prit à part pour lui demander un billet de mille francs; et comme Salvador se récriait:
—Sois tranquille, lui dit son ami, cette fois ce n'est pas pour aller la jouer que je te demande cette somme: va t'amuser et ne t'inquiète pas de l'avenir; dans quelques jours j'aurai probablement de très-bonnes nouvelles à t'annoncer.
Roman alla de suite reprendre, à l'hôtel des Princes, ce qu'il y avait laissé avant son départ pour Baden-Baden, il fit porter le tout, qui constituait encore une garde-robe très-convenable, chez son ami; puis, lorsque cela fut fait, il sortit et prit à la porte de l'hôtel un cabriolet qui le conduisit à l'embarcadère du chemin de fer d'Orléans.
Il partit par le premier convoi et descendit à Orléans, à l'hôtel de la Boule d'or, d'où il écrivit à Salvador de lui envoyer, par la voie la plus prompte, ses malles et tout son bagage.
«Ce que je te demande te paraîtra peut-être extraordinaire, lui disait-il en terminant sa lettre, et tu seras peut-être surpris de ce que j'ai pris un autre nom que celui qui maintenant paraît m'appartenir; mais que cela ne t'empêche pas de faire ce que je te demande, je tiens à te prouver, et j'espère pouvoir y réussir, que si je sais perdre de l'argent, je sais aussi en gagner.»
Après avoir reçu ce qu'il attendait, Roman revint à Paris par la même voie que celle qui lui avait servi pour arriver à Orléans; et de l'embarcadère au chemin de fer, il se fit conduire à l'hôtel de Castiglione, où il n'arriva que le soir, enveloppé dans un vaste manteau, la tête couverte d'un bonnet de soie noire, et son mouchoir devant sa bouche, comme quelqu'un qui souffre d'un violent mal de dents.
Avant d'arrêter un appartement, il fit observer aux gens de l'hôtel, qu'il désirait, attendu son état maladif, savoir quels étaient ceux qu'il aurait pour voisins, et s'ils ne faisaient pas de bruit; on répondit à ces observations qui parurent toutes naturelles, que l'appartement qui portait le nº 11, était de tous ceux de la maison, celui qui convenait le mieux à sa position; le nº 12 étant occupé par un seigneur italien, qui ne rentrait habituellement que pour se coucher, et qui ne s'occupait, lorsque par hasard il restait chez lui, qu'à lire et à écrire; le nº 13, par une vieille dame sourde qui ne recevait personne, qui ne sortait que le soir pour aller dîner, et rentrait à onze heures au plus tard; et la pièce au-dessus, par le teneur de livres de la maison.
Roman arrêta le nº 11.
Lorsque le lendemain matin il sortit de sa chambre, Salvador, lui-même, en passant près de lui, ne l'aurait pas reconnu; de brun il était devenu blond, des moustaches et une barbe épaisse couvraient son visage, qui de plein et de coloré qu'il était ordinairement, était devenu maigre et pâle, ses yeux étaient en outre cachés sous des lunettes vertes d'une dimension plus qu'ordinaire; enfin, il paraissait si souffreteux, si malingre, si rachitique, que les propriétaires de l'hôtel, en le voyant gagner appuyé sur le bras d'un domestique la voiture qu'il avait fait demander, ne purent s'empêcher de le plaindre et qu'ils se dirent que ce malheureux étranger laisserait ses os en France.
Roman, cependant, ne pensait pas à mourir, les questions adroites qu'il avait faites aux serviteurs de l'hôtel lorsqu'il avait choisi son appartement, lui avaient appris, ainsi qu'on l'a vu, quel était celui occupé par le comte Colorédo; ce renseignement une fois obtenu, il ne lui avait pas été difficile de saisir un moment favorable pour prendre l'empreinte de la serrure, et il sortait pour se procurer les instruments qui lui étaient nécessaires pour opérer au moment opportun.
Roman qui avait déjà exercé à Paris, savait qu'on pouvait trouver au Temple et chez tous les ferrailleurs de la rue de Lappe, des clés de toutes les formes et de toutes les dimensions; il en acheta deux petits trousseaux celles de l'un devaient servir pour les portes extérieures, et celles de l'autre pour les meubles; puis des vrilles, un petit ciseau et une lime; il espérait bien cependant ne pas être forcé de se servir de ces derniers instruments, car il avait déjà remarqué que les serrures des portes et des meubles de l'hôtel de Castiglione, n'étaient, comme celles de presque toutes les maisons garnies, que des serrures de pacotille qui peuvent être ouvertes par presque toutes les clés.
Il n'eut pas de peine à se procurer ce qu'il désirait, et lorsqu'il se trouva seul dans son appartement, il se dit, en se frottant les mains et en jetant sa perruque et sa fausse barbe au plafond, que le plus difficile de l'affaire qu'il projetait était fait, et qu'il ne s'agissait plus que d'avoir de la patience; le hasard, du reste, le favorisa plus qu'il ne l'espérait.
Il était depuis cinq jours seulement à l'hôtel, lorsqu'un matin il entendit dans la chambre de son voisin un bruit inaccoutumé: on ouvrait et on fermait les meubles, on traînait des malles; ce remue-ménage semblait indiquer les apprêts d'un voyage précipité. Le cœur de Roman battit avec violence. Depuis plus d'une heure, chaque mouvement qu'il entendait, augmentait les transes mortelles auxquelles il était en proie, lorsqu'un domestique prononça ces mots fatals: Allez vite chercher une voiture, M. de Colorédo veut partir à l'instant même. Plus de doute, le trésor sur lequel il comptait allait lui échapper. Le son d'une nouvelle voix vint frapper son oreille; c'était celle de l'étranger qui disait au garçon d'hôtel de lui choisir la voiture la plus propre qu'il pourrait trouver et de la prendre à l'heure. Au surplus, ajouta-t-il, faites monter le cocher, je m'entendrai avec lui. Roman, l'oreille appliquée contre la cloison qui séparait son appartement de celui de l'étranger, retenait son souffle afin de ne pas perdre une syllabe. Le cocher demandé arriva.
—Je vous prends à l'heure, dit l'étranger, vous me conduirez d'abord chez Boivin le fameux gantier de la rue de la Paix, puis ensuite à l'ambassade d'Autriche, où vous m'attendrez jusqu'à quatre heures du soir. Combien me prendrez-vous pour tout cela?
Le cocher demanda vingt francs. Le noble italien qui était en réalité aussi avare que Silvia l'avait dit, ne voulait en donner que quinze, et il défendit ses intérêts avec tant de ténacité que le cocher fut obligé de céder. Dix minutes après, Roman, de sa fenêtre, voyait son voisin monter dans le char numéroté qui devait le conduire rue de Grenelle-Saint-Germain.
—C'est cela, dit-il, va danser chez madame d'Appony, je vais, pour ma part, faire danser tes pierreries[242].
Une heure s'étant écoulé, Roman sortit de son appartement, et après avoir jeté en haut et en bas de l'escalier un coup d'œil investigateur, il s'introduisit à l'aide des clés qu'il s'était procuré dans celui du malheureux propriétaire des pierres précieuses dont Silvia avait fait devant lui une si brillante description.
L'appartement était fait, et le comte devait être absent plusieurs heures; il avait donc devant lui plus de temps qu'il ne lui en fallait pour visiter sans craindre d'être dérangé, tous les meubles qui garnissaient ce logement. Il ferma donc la porte sur lui; il mit ses armes en état, car il était bien déterminé à ne point se laisser prendre vivant, si le hasard voulait qu'il fût surpris, et après avoir mis des chaussons de tresse, afin que le bruit de ses pas ne pût être entendu des locataires de l'étage au-dessous, il commença une visite exacte de tous les meubles. Il avait déjà fouillé tous les tiroirs de la commode, tous ceux du secrétaire et toutes les armoires qu'il avait ouverts avec la plus grande facilité, à l'aide des clés de ses deux trousseaux, et il désespérait presque du succès de son entreprise, lorsqu'il avisa dans un coin une espèce de petit chiffonnier qu'il n'avait pas remarqué d'abord.
—Le magot est là dedans, ou il n'est nulle part, se dit-il.
Et les tiroirs du chiffonnier éprouvèrent le sort de ceux des autres meubles. Roman ne s'était pas trompé: dans un des tiroirs de ce meuble, il trouva une petite boîte de chagrin dans laquelle étaient toutes les pierres précieuses dont avait parlé Silvia; il ne prit pas le temps de les examiner.
Après avoir remis tous les meubles en état, il sortit de l'appartement du comte aussi heureusement qu'il y était entré.
Son premier soin lorsqu'il fut rentré chez lui, fut de faire un peu de toilette; puis il sonna et commanda au domestique qui se présenta, d'aller lui chercher une voiture.
Roman serrant contre sa poitrine sa précieuse capture, et appuyé comme de coutume sur le bras d'un domestique, gagna sa voiture; et lorsque son cocher qui avait vigoureusement fouetté les deux bucéphales attelés à son carrosse, eût laissé bien loin derrière lui la rue et l'hôtel de Castiglione, un ouf! prolongé sortit de sa poitrine.
Au moment où Roman était monté en voiture, un véhicule numéroté, s'était arrêté devant la porte de cet hôtel, et une dame que dans sa préoccupation il n'avait pas remarquée, en était descendue, et avait demandé au concierge si le comte Colorédo était chez lui. Cette dame se retirait après avoir reçu une réponse négative, lorsqu'elle remarqua notre héros.
—C'est singulier, se dit-elle, cet homme qui paraît si malade, ressemble beaucoup, malgré la barbe, les moustaches et les lunettes vertes qui couvrent son visage, à l'intendant de monsieur le marquis de Pourrières.
—Cocher, dit-elle, en s'adressant à son Automédon, suivez cette voiture, mais de loin, et de manière à ce qu'on ne vous remarque; vingt francs pour vous, si vous vous acquittez de cette mission avec intelligence.
Il y a rien que ne puisse faire un cocher de voiture publique auquel une personne qui paraît en état de tenir sa promesse, vient d'offrir un napoléon, aussi celui de Silvia (le lecteur a déjà deviné que la dame qu'il conduisait n'était autre que la marquise de Roselly), employait-il tous ses soins pour se montrer digne de la magnifique récompense qu'il espérait obtenir.
Roman se fit conduire à la barrière de l'Etoile, où il quitta sa voiture.
—Suivez l'homme, dit Silvia à son cocher, mais de loin et de manière à ce qu'il ne puisse pas vous remarquer.
Roman entrait dans le bois de Boulogne par la porte Maillot.
—Vite, vite, dit Silvia, s'il s'engage dans les taillis nous allons le perdre.
Le cocher fouetta ses chevaux qui quittèrent à leur grand regret probablement leur paisible allure; mais lorsqu'ils arrivèrent à la porte Maillot le vieillard cacochyme qui marchait si lentement le long de la route de Neuilly, avait disparu.
—Ce vieillard est bien leste, se dit Silvia, je suis évidemment sur les traces du secret que je veux pénétrer; mais comment retrouver cet homme? Allons, c'est une occasion perdue, mais s'il plaît à Dieu...
Silvia allait donner l'ordre à son cocher de retourner, mais par une de ces inspirations subites, auxquelles on obéit sans chercher à se rendre compte du sentiment qui les a fait naître, elle lui dit de suivre l'allée dans laquelle ils se trouvaient, et qui conduit au rond-point; arrivée à cette partie du bois de Boulogne, Silvia vit sortir d'une allée transversale, et s'engager dans celle qui conduit à la grille de Passy, l'intendant du marquis de Pourrières, vêtu d'une redingote qui lui serrait la taille, et dépouillé des moustaches, de la barbe et des lunettes qui lui cachaient le visage quelques minutes auparavant.
—Enfin! dit Silvia.
Elle fit arrêter sa voiture, remit à son cocher la récompense promise, et le quitta après lui avoir donné l'ordre d'aller l'attendre à la porte Maillot.
Roman marchait avec assez de rapidité pour que Silvia éprouvât beaucoup de peine à le suivre; mais l'envie qu'elle éprouvait de réussir lui donnait à chaque instant de nouvelles forces. Roman se retournait souvent, mais Silvia qui s'était enveloppée dans son châle, et qui avait baissé son voile, ne le suivait que de loin, et il n'était pas probable que la vue d'une femme élégante, si toutefois il la remarquait, lui inspirât la moindre inquiétude; enfin, il arriva à la station de la barrière des Bons-Hommes, où il prit un cabriolet; il était temps: Silvia, dont la longue course qu'elle venait de faire avait épuisé les forces, pouvait à peine se soutenir; elle monta en voiture et fit suivre celle de Roman qui s'arrêta à la porte de l'hôtel du marquis de Pourrières.
Roman entra; Silvia attendit quelques instants avant de le suivre, et, lorsqu'elle supposa qu'il était installé dans le cabinet du marquis, elle entra, et malgré les efforts du domestique qui voulait s'opposer à son passage, elle arriva dans la pièce où se trouvaient les deux amis. Les pierreries volées au comte Colorédo, étaient étalées sur le bureau de Salvador:
dit Silvia en enlevant un journal que Roman avait jeté sur les pierreries au moment où elle était entrée dans l'appartement.
—Que voulez-vous dire? s'écria Salvador; et que signifie, madame, cette habitude que vous avez prise de forcer la consigne de mes gens, lorsque je désire être seul.
—Vous me permettrez sans doute de m'asseoir, répondit Silvia qui s'était débarrassée de son châle et de son chapeau, et avait pris un siége qu'elle avait placé près de celui de son amant. Ces pierreries appartiennent au comte Colorédo, et elles ont été volées par votre intendant M. Lebrun.
—Madame la marquise me permettra de lui faire observer que sans doute elle a perdu l'esprit, répondit Roman.
—Laissons de côté, je vous prie, nos titres respectifs, et expliquons-nous simplement et sans formules de politesse; mais d'abord laissez-moi, mon cher monsieur Lebrun, vous prouver que je n'ai pas perdu l'esprit. Lorsque vous êtes sorti de l'hôtel de Castiglione, vous étiez enveloppé dans une houppelande de drap brun, vous aviez une perruque blonde, des moustaches et de la barbe de la même couleur; vous êtes monté dans un cabriolet à quatre roues, portant le numéro 266, qui vous a conduit jusqu'à la barrière de l'Etoile, où vous l'avez quitté; vous avez ensuite suivi la route de Neuilly, puis vous vous êtes engagé dans un des massifs de l'allée des Voleurs[243], dont vous êtes sorti vêtu du costume que vous portez maintenant, après avoir laissé sans doute dans les taillis, votre houppelande, votre perruque, votre barbe et vos moustaches; vous avez pris ensuite une autre voiture qui vous a conduit jusqu'ici. Eh bien! ai-je perdu l'esprit?
Roman, pendant que Silvia parlait avait, sans qu'elle s'en aperçût, tiré de la poche de côté de sa redingote un poignard à lame courte et triangulaire, il se leva brusquement, posa une de ses mains sur son épaule et la renversa sur le siége qu'elle occupait, il levait le bras pour la frapper, mais Salvador, qui avait remarqué ses mouvements, s'élança pour le retenir.
—As-tu perdu la tête? s'écria-t-il.
Silvia ne s'aperçut du danger qu'elle avait couru qu'au moment où elle n'avait plus rien à craindre; tous ses traits se couvrirent d'une pâleur mortelle, mais elle ne perdit pas l'usage de ses sens.
—Vous n'êtes guère prudent, mon bon M. Lebrun, dit-elle à Roman, auquel la réflexion était venue, et qui remettait dans sa poche le poignard qu'il en avait tiré.
—Remettez-vous, dit Salvador, vous n'avez rien à craindre quant à présent.
—Je suis toute remise, lui répondit Silvia, et très en état de vous écouter si toutefois vous avez quelque chose à me dire.
—J'ai en effet beaucoup de choses à vous dire. Vous saviez depuis longtemps qu'il existait un secret entre moi et Lebrun, et qu'il n'était mon intendant que pour la forme. Et bien, nous ne sommes pas seulement amis, nous sommes complices, et le crime que nous avons commis aujourd'hui n'est pas le premier; vous savez ce que vous avez à faire; quant à dénoncer le vol commis par Lebrun chez le comte Colorédo, vous ne le ferez pas, nous vous ferions passer pour notre complice. Maintenant serons-nous trois à marcher du même pas dans la même carrière, ou ne devons-nous rester que deux?
—Nous resterons trois, répondit Silvia en offrant ses deux mains à Roman et à Salvador; je tiens à avoir ma part des pierreries de ce brave comte Colorédo.
—Et vous l'aurez belle, je vous en réponds, s'écria Roman. Je vois que j'avais tort de me défier de vous, et que mon ami ne se trompait pas lorsqu'il me disait que vous étiez une femme résolue et sur laquelle on pourrait compter au besoin.
—Monsieur le marquis de Pourrières sait que je lui suis toute dévouée, répondit Silvia en appuyant sa jolie tête sur la poitrine de Salvador, qui déposa un baiser sur son front.
Si, grâce à la béquille d'un obligeant Asmodée il eut été permis à quelque nouveau don Cléophas, de voir ce qui se passait dans le cabinet du petit hôtel du faubourg Saint-Honoré, un ravissant tableau se serait offert à ses yeux, et si son cicerone lui avait demandé compte de ses impressions, voici à peu près ce qu'il aurait répondu: Je vois dans un appartement, où toutes les recherches du luxe et du confortable ont été réunies par une main intelligente, deux êtres jeunes et beaux qui se regardent amoureusement et qui se prodiguent mille caresses. Un homme à la physionomie pleine et colorée et dont les cheveux noirs commencent à grisonner, sourit à leurs ébats. C'est sans doute un bon père qui est heureux du bonheur de ses enfants; c'est fort touchant et très-patriarcal. Et si le diable, après avoir jeté dans les airs le sourire sardonique qui lui est dit-on si familier, lui avait dit ce qu'étaient les individus qui se trouvaient devant lui, le pauvre don Cléophas aurait sans doute accusé Asmodée de calomnier l'humanité. Et cela eût été naturel. On ne se représente habituellement le crime que couvert de haillons et habitant des lieux dont l'aspect est sombre et désolé; on ne peut pas croire que des gens dont la physionomie n'offre rien de remarquable, qui sont vêtus comme tout le monde, et qui habitent des demeures somptueuses, ne reculent pas devant les crimes les plus épouvantables lorsqu'il s'agit de satisfaire la passion qui les domine.
La conversation continuait entre Salvador, Silvia et Roman. Ce dernier venait d'achever le récit des moyens qu'il avait employés pour s'emparer des pierreries du comte Colorédo, et ses deux auditeurs s'étaient beaucoup égayés aux dépens de la victime.
—Ainsi, dit Silvia, l'idée de vous approprier ces pierreries vous est venue au moment même où je vous en ai parlé.
—Oh! mon Dieu oui, répondit Roman. Je conçois promptement et j'exécute de même.
—Et tu es un noble ami, ajouta Salvador; me donner ma part dans une affaire à laquelle je n'ai pas participé! c'est un beau trait.
—Ainsi tu me laisseras faire ma petite partie sans trop me gronder?
—Certainement, mon ami; et la moitié de ce que produira la vente de ces admirables cailloux te sera remise en beaux et bons billets de banque.
—Cela ne presse pas, je ne suis pas en veine dans ce moment.
—Une idée! s'écria Silvia en riant aux éclats, le comte Colorédo ne perdra pas tout, puisque vous avez laissé vos malles à l'hôtel de Castiglione.
—Ah! charmant! mais ces malles sont absolument vides; un chiffon laissé dedans aurait peut-être mis la police sur mes traces.
—Vois cependant mon cher Roman, comme le plus petit événement peut annuler les combinaisons les plus savantes: si Silvia, au lieu d'être une femme selon mon cœur, avait été une créature ordinaire, nous étions perdus.
—Mon cher camarade, tu ne sais ce que tu dis; une femme ordinaire ne m'aurait pas reconnu, n'est-il pas vrai, belle marquise?
—Je crois que vous avez raison.
—Allons, allons, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, et je crois qu'à nous trois nous pourrons faire des grandes choses.
—Lorsque notre bourse sera vide, dit Silvia, je vous parlerai d'une petite affaire dont les résultats, je l'espère, ne seront pas moins beaux que ceux que M. Lebrun vient d'obtenir.
—Je vous rappellerai votre promesse en temps utile, madame la marquise.
La conversation se prolongea sur ce ton quelque temps encore; puis enfin la question de savoir à qui les pierreries seraient vendues fut agitée. Salvador, Roman et Silvia, qui avaient plus vécu en province qu'à Paris, ne connaissaient pas encore toutes les ressources de la capitale.
—Nous pouvons dessertir nous-mêmes ces pierres et les mettre sur papier; mais à qui les vendre ou les engager? voilà la question à laquelle il faudrait pouvoir répondre, dit Salvador.
—C'est, en effet, embarrassant.
—Oh! une idée, ajouta Salvador en se frappant le front, je tiens notre affaire. Te souviens-tu de cet original que nous avons rencontré chez Lemardelay, qui avait amené avec lui une vieille femme d'une tournure si grotesque, et que tous le monde accablait de compliments et de salutations.
—M. Juste?
—Juste, je crois que cet homme est celui qu'il nous faut.
—Et tu sais où le trouver?
—Pas précisément, mais je sais où trouver le comte palatin du saint-empire romain. Tu sais, l'homme au portefeuille? et il est probable que ce noble personnage pourra m'indiquer la tanière de monsieur Juste.
—Je n'ai pas besoin de te recommander d'être prudent, de ne pas faire à ces gens-là d'ouvertures de nature à leur donner l'éveil.
—La recommandation est au moins inutile.
—C'est que je n'accorde pas beaucoup de confiance à ce comte palatin, qui a trompé si indignement son ami dans l'affaire du portefeuille.
—Sois tranquille, te dis-je, je n'ai pas oublié que les ouvriers[244] parisiens n'ont pas de probité.
—C'est qu'il ne serait pas très-agréable de faire naufrage au port, avec d'autant plus de raison que cette affaire sera probablement la dernière que nous ferons; car si les promesses qui m'ont été faites se réalisent, j'obtiendrai sous peu de temps un très-bel emploi.
—Si vous vouliez me permettre de voir le ministre et de solliciter pour vous, dit Silvia à Salvador, après avoir adressé à Roman un coup d'œil significatif, je suis bien sûre que vous n'attendriez pas longtemps.
—Au fait, c'est une idée, répondit Roman.
—Ne parlons pas de cela, je vous prie, je ne veux pas devoir aux beaux yeux de ma maîtresse l'emploi que je sollicite.
—Eh bien! c'est dit, je saurai demain où demeure M. Juste, et ce sera madame la marquise qui sera chargée de traiter l'affaire que nous voulons faire avec lui.
V.—Un usurier.
Roman savait que le comte palatin du saint-empire romain était un des plus fidèles habitués de l'établissement du limonadier à moustaches grises, et que pour rencontrer ce noble personnage, il ne fallait qu'aller passer quelques heures de l'après-midi dans cette maison où il venait tous les jours.
C'est ce que fit Roman. Il y était depuis moins d'une heure, lorsqu'il vit entrer celui qu'il attendait, il l'appela, et le comte vint avec empressement se placer près de lui. Après les politesses d'usage entre gens de bonne compagnie, le comte demanda à Roman, si les résultats de son voyage à Baden-Baden avaient été satisfaisants.
—Hélas! non, répondit celui-ci, et à l'heure qu'il est, je payerais avec bien du plaisir un excellent dîner à celui qui pourrait m'indiquer un honnête marchand d'argent disposé à escompter à un taux raisonnable du papier couvert d'excellentes signatures.
—Que ne vous adressez-vous donc au maître de céans?
—Je n'ai pas beaucoup de confiance en cet homme-là; j'ai entendu raconter, au dîner où j'ai eu le plaisir de vous rencontrer pour la première fois, une certaine histoire.
—Celle du lingot?
—Précisément; et vous conviendrez avec moi...
—Je respecte vos scrupules; mais si vous le voulez, je vais vous mener chez un marchand de jouets d'enfants qui fera votre affaire.
—Il me donnerait des polichinelles et des chevaux de bois en place d'écus.
—Si ce sont des écus que vous voulez, il n'y a que monsieur Juste qui puisse faire votre affaire.
—Monsieur Juste, dites-vous? mais ce nom-là ne m'est pas inconnu, je l'ai entendu prononcer quelque part; mais où?...
—Eh! parbleu, au dîner en question, monsieur Juste y était.
—Cet homme-là me convient, et si vous voulez me donner son adresse, j'irai demain chez lui de votre part.
Le comte donna l'adresse qu'on lui demandait, se réservant in petto de voir le soir même l'usurier, afin de stipuler avec lui la commission à laquelle il aurait droit.
Roman, ainsi qu'il l'avait promis, paya un excellent dîner au comte.
Il employa toute la journée qui suivit à recueillir des renseignements sur le compte de monsieur Juste, et ce qu'il apprit lui donna la conviction que l'on pouvait sans crainte proposer les affaires les plus louches à cet usurier, dont la discrétion était, disait-on acquise à tous ceux qui lui procuraient les moyens de gagner de l'argent. Cependant lorsqu'il rapporta à Salvador et à Silvia tout ce qu'il avait appris, il recommanda à cette dernière de n'agir qu'avec une extrême prudence, et de ne faire, si elle jugeait convenable, que des demi-ouvertures à l'usurier lors de sa première visite.
—N'ayez pas d'inquiétude, lui répondit Silvia, j'irai demain voir ce monsieur, et je vous promets que vous serez content de moi.
Le lendemain, ainsi que cela avait été convenu, Silvia sortit de chez elle pour se rendre chez monsieur Juste.
Elle se fit conduire devant la grille principale du jardin du Luxembourg, où elle laissa sa voiture; et après avoir défendu à son chasseur de la suivre, elle s'enveloppa dans son châle, abattit sur ses yeux le voile de dentelle qui ornait son chapeau, et entra dans le jardin, qu'elle traversa tout entier pour sortir par la grille de la rue d'Enfer.
Arrivée dans la rue Saint-Dominique d'Enfer, elle sonna à la porte d'une maison d'assez pauvre apparence, et attendit patiemment quelques minutes avant que quelqu'un vînt lui ouvrir. Les aboiements d'un chien, auquel la plénitude de sa voix permettait de supposer une taille formidable, répondirent seuls d'abord aux premiers tintements de la sonnette. Silvia ne s'effraya pas, et sonna de nouveau; les aboiements du chien redoublèrent; mais un petit guichet, pratiqué dans la porte, et défendu par d'assez forts barreaux de fer, fut ouvert, et lui laissa voir une figure jaune et parcheminée, éclairée par deux petits yeux vert de mer, et surmontée d'un bonnet dont la couleur primitive disparaissait sous une couche épaisse de crasse.
C'était celle de M. Juste.
—Que demandez-vous? dit-il.
—M. Juste, répondit Silvia; mais abrégez, s'il vous plaît, les formalités qui doivent précéder mon admission dans la place, ajouta-t-elle en levant assez son voile pour permettre à M. Juste de jeter un coup d'œil sur ses jolis traits.
—Bien, bien, dit le digne usurier que la vue d'un aussi joli visage avait probablement attendri; je vais vous ouvrir, laissez-moi seulement le temps d'attacher mon chien.
La porte fut enfin ouverte, et Silvia, en passant dans une petite cour qu'il fallait traverser pour arriver au bâtiment habité par M. Juste, ne put s'empêcher de remarquer le compagnon de l'usurier, terre-neuvien de la plus forte race, qui grondait dans sa loge.
—Eh! eh! dit Juste, que dites-vous du compagnon de ma solitude? Croyez-vous qu'avec un gardien de cette taille, et aussi incorruptible que celui-ci, je doive beaucoup craindre messieurs les voleurs de la bonne ville de Paris?
Une baie, fermée par une forte porte en chêne garnie d'une serrure de sûreté et de plusieurs verrous, donnait entrée dans le bâtiment d'habitation, dont toutes les fenêtres étaient garnies d'énormes barreaux de fer; et avant d'arriver au cabinet dans lequel Juste avait introduit Silvia, il fallait traverser plusieurs pièces dont les portes, la nuit, devaient être soigneusement fermées.
Ces pièces qui servaient de magasin à M. Juste étaient pleines d'une foule d'objets hétéroclites, venus de toutes les contrées du monde et appartenant à toutes les époques, rassemblés sans ordre, les uns accrochés au plafond ou le long des murs, les autres jetés pêle-mêle sur le carreau, des objets d'histoire naturelle, des boas et des oiseaux empaillés, deux cadres, un rempli d'insectes, l'autre de papillons, des échantillons et des minéraux dans une boîte de bois blanc; des coquillages de toutes les formes et de toutes les couleurs; une collection complète de Michel-Ange, de Poussin, de Salvator Rosa, de Murillo, de Paul Porter, de Mignard, de Téniers et de Rubens apocryphes, au milieu desquels on pouvait cependant trouver quelques toiles authentiques désolées d'être forcées de rester en aussi mauvaise compagnie; des souricières et des horloges de Nuremberg, tous les ours de la librairie moderne, et quelques bons vieux livres venus on ne sait comment dans ce capharnaum, des armes offensives et défensives, antiques, modernes et du moyen âge; des morions, rondaches, salades, cuirasses, masses d'armes, hallebardes, pertuisanes, épées à deux mains, arquebuses, pistolets à mèches et à rouet, claymores écossaises, crics malais, tromblon oriental, yatagan arabe, arcs, flèches, carabines tyroliennes, fusils de chasse et de munition; des porcelaines de Saxe, de la Chine et du Japon; des vieux sèvres et des poteries de Bernard de Palissy; des vases étrusques et des urnes lacrymatoires; une tête de mort couronnée d'une guirlande de roses artificielles; le calumet des peaux rouges de l'Amérique septentrionale, la chibouque des Turcs et le narguilé des Italiens; des bouteilles de vin de Champagne à brillantes étiquettes; des pots de la pommade du lion; des coupes de bronze et d'argent ciselées par Benvenuto Cellini et des encriers siphoïdes, des fœtus et des lézards conservés dans des bocaux remplis d'esprit de vin; des scapulaires, une momie égyptienne, des Agnus Dei et un reliquaire, contenant un des morceaux de la vraie croix; des instruments de musique et des ustensiles de cuisine; des médailles romaines; des paquets de bougies et des bottes d'allumettes chimiques allemandes; la tête parfaitement tatouée d'un chef des peuplades de la mer du Sud; des boîtes de sardines, les vieilles épaulettes, le sabre d'honneur et le manteau de pair d'un illustre maréchal de France: toutes les dépouilles du riche et du pauvre, de l'homme du monde, de l'artiste et du savant, toutes couvertes de poussière et de toiles d'araignées.
Quelques chaises de paille, une petite table de bois noir, devant laquelle était placé un fauteuil de canne, une cuvette et un pot à eau placés sur la cheminée, et surmontée d'une mauvaise gravure collée sur la muraille, composaient tout l'ameublement du cabinet dans lequel Juste avait introduit Silvia. Les fenêtres de ce cabinet comme celles de toutes les autres pièces, étaient garnies de forts barreaux assez rapprochés l'un de l'autre pour ne laisser pénétrer dans l'appartement qu'un jour pâle et douteux.
Les murs étaient tapissés d'un mur commun à fleurs blanches sur un fond bleu déchiré en plusieurs endroits la cheminée était garnie seulement d'une paire de petits chenets en fonte, et à la voir si propre et si nette, on devinait que même pendant les jours les plus rigoureux de l'hiver, monsieur Juste n'y faisait pas de feu.
Il offrit à Silvia une des chaises de paille qui garnissaient son cabinet, et se plaça dans le fauteuil.
—Vous permettez, dit-il, après s'être enveloppé dans la vieille redingote de molleton noir, couverte de taches et percée aux coudes dont il était vêtu, vous permettez que j'achève mon repas; je déjeunais lorsque vous avez sonné à ma porte.
—Ne vous gênez pas, répondit Silvia.
Une jatte de lait et un morceau de pain bis composait le déjeuner de Juste.
—M'expliquerez-vous, dit-il en trempant une mouillette dans sa jatte de lait, ce qui me procure l'honneur de votre visite?
Silvia essaya de prendre une voie détournée pour arriver au but qu'elle voulait atteindre.
—Vous possédez des objets très-curieux et d'un grand prix dont vous seriez bien aise de vous défaire, répondit elle, et comme il est possible que je me détermine à en acheter quelques-uns, je suis venue pour les voir.
—On vous a trompé, dit Juste, en jetant sur Silvia un regard interrogateur, les objets qui garnissent mes magasins ne sont pas à vendre, je les donne quelquefois à ceux dont j'escompte le papier; mais je les rachète aussitôt qu'ils sont vendus, si cependant vous désirez jeter un coup d'œil sur mes curiosités, je suis à vos ordres.
Silvia ayant témoigné qu'elle ne serait pas fâchée d'examiner attentivement ces objets qu'elle n'avait fait qu'entrevoir, monsieur Juste qui avait expédié la dernière bouchée de son modeste déjeuner se leva et précéda Silvia dans les pièces où étaient rassemblés tous ses bric-à-brac.
—Voilà, dit-il, de magnifiques toiles dues aux pinceaux des plus célèbres maîtres des écoles française, italienne, hollandaise et espagnole; les meilleurs ouvrages des littérateurs les plus distingués de l'époque: la Vierge de Meudon, de monsieur Groult de Tourlaville, la Ckristeide, une Blonde, le Mousse de madame Augusta Kernock, le Code des honnêtes gens et une multitude d'autres codes, et plusieurs autres chefs-d'œuvre: des Elzévirs, des Etienne, des Aldes et des Manuces. Dans ce bocal est renfermé l'aspic de la reine Cléopâtre; voilà du vin de Champagne de Moët et compagnie d'Epernay; la boîte à mouches de madame de Pompadour, le stylet dont se servit Dibutade lorsqu'elle traça sur la muraille le profil de son amant, la palette d'Appelles, un des ciseaux de Phidias, un autographe de Molière, le ruban avec lequel Androclès conduisait son lion dans les rues de Rome.
Monsieur Juste, pour faire l'énumération de toutes ces richesses, avait pris le ton d'un charlatan qui vante aux badauds rassemblés autour de lui les propriétés merveilleuses de son baume.
—Avez-vous parmi toutes vos curiosités, l'anneau de Gygès et le sceau du grand Salomon, dit Silvia en souriant.
—Est-ce que vous avez envie d'acheter ces deux objets? répondit M. Juste en fixant sur Silvia ses petits yeux vert de mer.
—S'ils étaient à vendre... l'anneau de Gygès surtout, me conviendrait infiniment; on a souvent besoin d'aller dans des lieux dans lesquels on ne voudrait pas être vue.
—Chez l'usurier Juste, par exemple.
—Vous l'avez dit, maître, répondit Silvia.
—Et peut-on connaître, madame, le motif qui vous amène dans ce lieu où vous ne voudriez pas être rencontrée?
—Vous êtes discret, M. Juste?
—Très-discret, belle dame, surtout lorsque j'y trouve mon compte.
—Si vous le voulez, nous ferons ensemble une affaire dont vous n'aurez pas à vous plaindre.
—Et quelle est cet affaire?
—Vous êtes bien pressé...
—Excusez mon impatience, elle est toute naturelle, l'affaire que vous voulez me proposer est, dites-vous, très-avantageuse.
—Vous allez en juger: mais procédons par ordre. Vous ne me connaissez pas, et comme je vis dans un monde où vous n'êtes pas admis, il n'est pas probable que vous puissiez me retrouver une fois que je serai sortie de votre maison; je puis donc sans me compromettre; vous dire ce qui m'amène près de vous.
—Très-vrai! aimable dame.
—Si l'on vous offrait, moyennant cent mille francs, des pierres précieuses qui valent au moins cinquante mille francs de plus, accepteriez-vous la proposition?
M. Juste regarda fixement Silvia pendant quelques minutes avant de lui répondre, puis il se rapprocha d'elle et lui souffla ces quelques mots dans l'oreille.
—Si les pierreries valent réellement cinquante mille écus, je vous compterai la somme que vous exigez, quand bien même ces pierreries seraient celles qui ont été volées, il y a deux jours, au comte Colorédo.
—Je vois que vous êtes un homme raisonnable et qu'il y a moyen de s'entendre avec vous; mais si je vous apportais dans quelques heures les pierreries en question, seriez-vous en mesure de me compter immédiatement la somme en billets de banque?
—Immédiatement; en billets de banque, ou en or: à votre choix.
—En ce cas, maître, ouvrez votre caisse, j'ai apporté les pierreries avec moi.
—J'en étais sûr! et ce sont celles du comte Colorédo?
—Que vous importe? si elles valent réellement cinquante mille écus.
—Vous avez raison; mais voulez-vous me permettre d'examiner ces pierres?
—Rien de plus juste, je n'ai pas l'intention de vous vendre chat en poche.
Silvia avait mis la main à l'aumônière attachée à sa ceinture pour en tirer le petit paquet qui contenait les pierreries, et le vieux Juste essuyait les verres de ses lunettes, lorsqu'un vigoureux coup de sonnette, accompagné de formidables aboiements du chien de garde, vint tout à coup les frapper d'épouvante; Silvia était pâle, et ses yeux, fixés sur ceux de l'usurier, semblaient lui demander l'explication de cette visite inopportune. Juste posa sur son bras une de ses mains décharnées.
—Rassurez-vous, lui dit-il, vous n'avez rien à redouter ici; je vais voir quel est celui qui a tiré la sonnette avec tant de violence; c'est sans doute un client qui vient me demander de l'argent après avoir passé la nuit au jeu.
Juste sortit en effet après avoir mis dans sa poche la clé de son bureau.
Silvia, lorsqu'elle se trouva seule dans le bazar de M. Juste, se dit, bien qu'une trahison de la part de l'usurier ne fût pas à redouter, qu'il était cependant possible que la police fût sur les traces de l'auteur du vol commis à l'hôtel de Castiglione: que peut-être elle avait été suivie, et que, dans ce cas, elle devait se débarrasser des pierreries qu'elle portait sur elle; cette résolution une fois prise, elle songea à l'exécuter; elle avisa dans un coin un vase soi-disant antique, à col très-étroit, qui était à demi caché sous un monceau de vieilles armes de toutes les espèces, et couvert d'une vénérable poussière, elle y introduisit toutes les pierreries; ce qui lui fut facile lorsqu'elle les eût retirées du papier qui les enveloppait; elle avait terminé cette opération lorsque monsieur Juste rentra: la plus complète satisfaction était peinte sur sa physionomie, il souriait presque!
—Soyez sans crainte, madame, dit-il, ce n'est rien, c'est un général de mes amis qui vient, en sortant du club, me prier de lui prêter cinquante mille francs que je vais lui remettre. Je l'ai prié de m'attendre quelques instants dans une pièce voisine, afin de vous laisser le temps de vous cacher, si, comme je le crois, vous ne voulez pas être vue.
Juste conduisit Silvia derrière une cloison treillagée, garnie de petits rideaux de toile verte, qui séparait le cabinet en deux parties égales; il lui avança un siége, et après lui avoir donné de nouveau l'assurance qu'il ne la ferait pas attendre longtemps, il introduisit le général dans le cabinet.
Silvia, de la place qu'elle occupait, pouvait entendre tout ce que disaient l'usurier et le général, et le tissu des petits rideaux verts qui couvraient le treillage était si mince qu'elle pouvait presque distinguer leurs traits.
Le général, à peine quadragénaire, était bel homme dans toute l'acception du mot, ses formes gracieuses, et le timbre flatteur de sa voix indiquaient un homme de la meilleure compagnie.
—Vraiment, mon cher Juste, dit-il en entrant dans le cabinet de l'usurier, à la difficulté que l'on éprouve avant d'arriver à votre sanctum sanctorum, on serait presque tenté de croire que vous êtes en bonne fortune.
—Eh! eh! répondit Juste, pourquoi ne me serait-il pas permis de demander quelques distractions aux amours.
—Oh! je sais que vous êtes assez riche pour acheter les bonnes grâces des plus jolies femmes.
—Acheter! acheter! mais, général, croyez-vous donc que je puisse devoir mes bonnes fortunes qu'à mon argent.
Et le petit monstre se caressait le menton et se regardait complaisamment dans un petit miroir de toilette accroché à l'espagnolette de la fenêtre.
—Pardonnez-moi, mon cher Juste, vous ne m'avez pas compris; je voulais dire seulement que les hommes les mieux faits sont quelquefois obligés de faire des sacrifices pour satisfaire les petites fantaisies d'une femme aimable et jolie.
—C'est possible, mais jusqu'à ce jour j'ai été assez heureux pour éviter les pièges des coquettes.
—Cela est facile, lorsque l'on est, comme vous, ferme dans ses résolutions; mais, hélas! je ne suis pas doué d'une semblable force de caractère, et les cinquante mille francs que vous allez me prêter, sont, vous le savez, destinés à ma maîtresse.
—Général, vous êtes un cornichon! une somme aussi considérable à une femme qui se moque de vous!
—Vous ne diriez pas cela si vous connaissiez cette adorable créature que tout le monde accable d'hommages et qui n'aime que moi.
—Et vos billets de banque!
—Vous vous trompez, vous ne rendez pas à Coralie, la justice qui lui est due.
—C'est possible; mais je crois que ce n'est pas dans les coulisses de l'Opéra qu'il faut aller chercher des femmes désintéressées.
—Permettez-moi de ne pas être de votre avis; ce n'est que depuis que je suis aimé de Coralie que je connais le véritable bonheur.
—Alors je vous félicite; mais revenons à nos moutons?
Silvia, qui ne savait pas que Juste avait retiré et mis en lieu de sûreté la clé qui servait à fermer la porte de la cloison, tremblait qu'il ne vînt au général la pensée de s'assurer si ses soupçons, à l'endroit des velléités amoureuses du marchand d'argent, étaient fondés. Juste ne lui laissa pas le temps de s'inquiéter davantage.
—Vous désirez, dit-il au général, que je vous prête cinquante mille francs? je suis, comme toujours, disposé à vous obliger.
—Très-bien, mon ami; mais cette fois, je vous en avertis, c'est de l'argent qu'il me faut; je ne veux plus de vos marchandises qui ne sortent de chez vous que pour y revenir.
—De l'argent! de l'argent! s'écria Juste, mais où diable voulez-vous que je prenne une somme aussi forte que celle que vous me demandez?
—Vous prendrez cette somme dans votre coffre-fort, mon maître, et je ne vous donnerai en échange que ces chiffons de papier.
Le général tira de son portefeuille plusieurs feuilles de papier timbré qu'il remit à l'usurier.
—Vous le voyez, dit-il, lorsque Juste après, avoir achevé la lecture d'une de ces pièces, la posa sur la petite table, l'acte est parfaitement en règle, il ne s'agit plus que d'y ajouter le nom du prêteur.
—Oh! du moment que madame la comtesse s'engage solidairement avec vous, cela change totalement la face des choses, et je suis prêt à vous compter la somme en question.
—Eh bien! alors c'est une affaire faite.
—Vous me prendrez seulement dix mille francs de curiosités et d'objets antiques.
—Je ne prendrai pas seulement le plus petit objet. Cinq mille francs de prime et dix pour cent d'intérêts c'est, je crois, très-raisonnable.
—Allons, allons, je vais vous chercher votre somme, mais vous me promettez de ne plus faire d'affaires avec mon confrère Josué?
—Je vous promets de ne m'adresser à ce juif que pour les affaires que vous refuserez.
—Très-bien! très-bien! s'écria Juste en se frottant les mains; s'il fait une affaire refusée par moi, il perdra de l'argent et ce sera bien fait.
—Vous détestez donc bien messire Josué?
—Je déteste tous les juifs; mais ne parlons plus de ce païen, dont je ne puis entendre prononcer le nom sans me mettre en colère, et terminons notre affaire.
—Je vous attends.
Juste reprit l'acte qu'il lut une seconde fois avec la plus scrupuleuse attention, s'arrêtant à la fin de chaque phrase, et en commentant mentalement tous les termes; bien convaincu qu'il était parfait en la forme, il dit au général de remplir de ses noms et prénoms les blancs laissés à dessein, et il lui rappela qu'outre cet acte, il devait lui remettre des lettres de change à trois, quatre et six mois, revêtues de l'aval de sa femme.
—Voici les lettres de change, mon cher Juste, dit le général; chose promise, chose due.
L'usurier sortit après avoir examiné les lettres de change avec autant d'attention qu'il en avait mis à examiner l'acte.
Après quelques instants d'absence, il rentra dans le cabinet, portant sous son bras un vieux portefeuille de maroquin vert dont il tira, l'un après l'autre, cinquante billets de banque qu'il remit à son client.
Le général, charmé de tenir enfin la somme qu'il désirait, sortit après avoir affectueusement serré la main de l'usurier qui le reconduisit jusqu'à la porte de la rue.
Lorsqu'il eut ouvert à Silvia la porte de la cloison, il lui montra le portefeuille vert.—Il reste encore dans ce portefeuille, dit-il en frappant dessus, de quoi vous satisfaire, et si vous voulez me permettre d'examiner ces pierreries dont les journaux ont fait un si pompeux éloge, nous aurons bientôt terminé.
Silvia prit le vase antique, et fit tomber sur la tablette du grillage qui entourait la petite table de l'usurier tout ce qu'il contenait.
—Ah! madame, s'écria Juste d'une voix profondément attendrie et les yeux pleins de larmes, vous êtes une personne bien estimable, une semblable précaution au moment où vous paraissiez si troublée, vous me rappelez, par vos traits et par votre présence d'esprit, ma pauvre défunte.
—Je suis très-flattée de ressembler à feu madame Juste, répondit Silvia en souriant.
Juste ne l'écoutait plus; les regards ardents qu'il attachait sur les pierreries du comte Colorédo résumaient toutes ses facultés. Ses petits yeux étincelaient sous le verre de ses lunettes, et il exprimait par des exclamations et des petits cris inarticulés sa vive admiration. Quels beaux diamants, disait-il; quelles magnifiques émeraudes! Tout cela vaut au moins deux cent mille francs, s'écria-t-il enfin, cédant sans y penser à la joie que lui causait la certitude d'acquérir, moyennant la moitié de leur valeur, toutes les richesses étalées devant ses yeux.
—Ah! ah! lui dit Silvia, cela vaut au moins deux cent mille francs. En ce cas maître, vous m'en donnerez bien cent cinquante mille.
Cette observation intempestive rendit à l'usurier tout le sang-froid que l'admiration lui avait fait perdre.
—Je vais vous donner, dit-il, la somme convenue et pas un liard avec. Ces pierreries sont celles du comte Colorédo, et pour en tirer parti, il faut que je les envoie en Angleterre ou en Hollande, et que je charge de les vendre un de mes confrères auquel je serai forcé d'allouer une très-forte commission, de sorte que mes bénéfices seront beaucoup moins considérables que vous ne le supposez.
—C'est bien! tenons-nous-en à ce qui a été convenu.
Juste remit à Silvia quatre-vingt-dix-neuf billets de mille francs.
—Il en manque un, dit-elle après les avoir comptés.
—Je le sais bien, répondit l'usurier. Mais comme vous avez sans doute une bibliothèque, j'ai pensé que vous voudriez bien m'acheter quelques livres.
—Vous plaisantez, mon cher! que voulez-vous que je fasse de vos bouquins?
—Des bouquins! Une blonde, la Vierge de Meudon, et le Code des honnêtes gens! ah! belle dame, vous n'appréciez pas à leur juste valeur les œuvres les plus remarquables de littérateurs distingués.
—C'est possible, mais j'aime mieux mon billet de mille francs: donnez-le-moi ou rien de fait.
—Le voilà. Vous voyez que je suis rond en affaires; ainsi, si de nouvelles occasions se présentent, c'est à moi, je l'espère, que vous vous adresserez.
—Sans nul doute.
—N'allez pas surtout trouver mon confrère Josué, c'est un misérable sans foi qui écorche ses clients.
—Vous paraissez détester cordialement cet homme.
—Pourquoi aussi, a-t-il quitté Marseille pour venir s'établir à Paris, et m'enlever une bonne partie de ma clientèle?
—Ah! messire Josué de Marseille est maintenant à Paris! dit Silvia, se parlant à elle-même.
—Vous le connaissez?
—Pas personnellement, mais une dame de mes amies a fait quelques affaires avec lui.
—Envoyez-moi cette dame, je suis beaucoup plus raisonnable et j'ai beaucoup plus d'argent que Josué.
—Plus d'argent que Josué! cela me paraît difficile: on assure que ce Juif est trois ou quatre fois millionnaire.
—Je suis plus riche que lui, dit Juste en accompagnant ces paroles d'un sourire d'orgueilleuse satisfaction.
—Oh! oh!
—Si vous ne me croyez pas, parlez de moi au général que vous rencontrez, dites-vous, dans le monde, et vous serez édifiée.
—Je vous crois. Mais dites-moi? cher M. Juste, je rencontre en effet assez souvent ce général dans le monde, et je serais bien aise de savoir tout ce qui le regarde: ne pouvez vous rien m'apprendre?
—Vous êtes mademoiselle Coralie! s'écria Juste.
Silvia se mit à rire aux éclats.
—Vous n'allez donc jamais à l'Opéra? dit-elle.
—Jamais; c'est un plaisir qui coûte trop cher.
—Alors je m'explique votre erreur, mais parlons du général.
—Oh! je ne sais si je dois: un client...
—M. Juste, il faut me témoigner de la confiance, si vous voulez qu'à l'avenir je ne m'adresse pas à votre confrère Josué. J'ai vraiment besoin de savoir tout ce qui concerne ce général, et par la nature de vos relations avec lui, vous devez connaître ses affaires aussi bien que lui-même. Parlez, je vous écoute.
—Il faut donc faire tout ce que vous voulez, on ne peut pas appliquer aux fils des grands hommes de l'époque impériale le proverbe si connu, tel père, tel fils. En effet, à part quelques rares exceptions, les fils des favoris du grand empereur ramassent la boue des ruisseaux pour en tacher leur nouvel écusson.
Le général qui vient de sortir d'ici est le fils unique d'un des plus braves généraux de l'empire, rejeton dégénéré d'une noble souche, mon client n'a rien hérité de son père si ce n'est de sa belle prestance, et de sa physionomie mâle et expressive. Au reste, je ne vous apprends rien que vous ne sachiez déjà, puisque, ainsi que vous venez de me le dire, vous l'avez rencontré plusieurs fois dans le monde.
Le chef intrépide de la demi-brigade la plus valeureuse de la république et de l'empire, laissa à son fils une fortune assez considérable et qui lui permettait de tenir dans le monde un rang distingué.
Mon client, jeune, riche et porteur d'un nom auquel se rattachaient tant et de si glorieux souvenirs, fut très-bien accueilli lors de ses débuts dans la société. Le moment, il est vrai, était favorable: c'était peu de temps après les événements de juillet 1830, et, à cette époque, tous ceux qui portaient un nom illustre dans les fastes de la période impériale, voyaient s'ouvrir devant eux toutes les avenues qui conduisent à la fortune.
A cette époque l'amour de la garde nationale avait tourné toutes les têtes; les bourgeois les plus débonnaires apprenaient la charge en douze temps, et laissaient croître leurs moustaches; les femmes habillaient leurs enfants en voltigeurs de la milice citoyenne; c'étaient en un mot une manie universelle et je crois que si l'on y cherchait bien, on trouverait chez moi un vieil uniforme de soldat citoyen tout couvert de poussière.
Mon client, grâce aux gens puissants qui le protégeaient (on ne manque jamais de protecteurs lorsque l'on n'a besoin de rien) obtint le poste qu'il occupe encore aujourd'hui de général d'une des brigades de la garde nationale parisienne.
Je vois, dit Silvia, que je me suis étrangement trompée, je croyais, moi, que ce général était l'un des héros de notre jeune armée d'Afrique, un émule des Changarnier et des Lamoricière.
Vous vous êtes en effet étrangement trompée. Mon client, tout général qu'il est, et malgré les décorations qui brillent sur sa poitrine, ne possède aucune des excellentes qualités de son père, dont la probité, la bravoure et le dévouement étaient à l'ordre du jour des armées de la république et de l'empire, et dont le nom est resté pur au milieu des souillures de notre époque.
Devenu général, mon client vit s'ouvrir devant lui les salons de toutes les sommités du jour, il fut même reçu à la cour; mais cela ne dura pas longtemps. Le grand train que menait cet honorable personnage, les dîners de Lucullus qu'il donnait aux officiers supérieurs de la brigade citoyenne placée sous ses ordres, ses jolies femmes qu'il entretenait, ses équipages qui rivalisaient, s'ils ne surpassaient pas ceux des princes, tout cela lui coûtait par année, une somme au moins triple de celle à laquelle s'élevaient ses revenus, de sorte qu'un beau jour il se trouva veuf de son dernier billet de mille francs. La position était embarrassante.
Diable, diable, se dit le général, après quelques instants de réflexions, la caisse est vide, je ne puis pourtant pas me passer d'argent, il m'en faut pour mes gens et pour mes maîtresses; mais, comment m'en procurer?
—Monsieur le comte est embarrassé! lui dit son valet de chambre, véritable Frontin de comédie, qui avait entendu le monologue de son maître. Cette interrogation intempestive n'offensa point le général, qui connaissait trop bien le caractère parfaitement convenable de son valet, pour ne pas deviner de suite que s'il se permettait d'adresser la parole à son maître dans un moment où celui-ci paraissait si vivement contrarié, c'est qu'il pouvait, ainsi que cela du reste, lui était arrivé plusieurs fois, lui donner quelques bons conseils; aussi bien loin de le rudoyer, il l'engagea à s'expliquer sans crainte, et voici à peu près ce que le valet de chambre lui dit après lui avoir demandé pardon de la liberté grande.
—Monsieur le comte est jeune, la position qu'il occupe dans le monde est excessivement honorable, et, bien que toutes les propriétés de monsieur le comte soient grevées d'hypothèques il trouverait facilement, s'il voulait se marier, une femme qui lui apporterait une dot très-considérable.
—Est-ce que vous avez une femme à me proposer monsieur Frédéric, répondit en souriant mon client qui, pour la première fois de sa vie, envisagea sans frémir la nécessité de se marier.
—Monsieur le comte veut rire, répondit le Frontin il sait bien de qui je veux parler.
Le général savait en effet quelle était la personne à laquelle son valet faisait allusion. L'un des officiers supérieurs de sa brigade était le père d'une jeune fille que tous les beaux de l'état-major accablaient d'hommages et de petits soins; étaient-ils séduits par les attraits de la demoiselle ou par les beaux yeux de la cassette du papa? je ne puis répondre à cette question d'une manière positive. Tout ce que je puis vous dire, c'est que la jeune fille était ravissante, et que la cassette du père était dit-on respectable. Quoi qu'il en soit cette jeune fille, semblable en cela à presque toutes les femmes, dédaignait tous ceux qui composaient la foule de ses adorateurs, et était toute disposée à accueillir avec beaucoup d'indulgence le seul homme qui paraissait vouloir contester la puissance de ses charmes.
Cet homme, je n'ai pas besoin de vous le dire, n'était autre que le général en question. Aussi, lorsqu'à son tour il se mit sur les rangs, tous ceux qui, jusqu'à ce moment avaient été soufferts comme en cas, furent successivement écartés, ce fut à lui désormais que le soin de porter le bouquet et l'éventail de la demoiselle, lorsqu'ils se trouvaient ensemble au bal, fut confié, et je dois en convenir, il s'acquittait avec beaucoup de grâce des fonctions de cavalier servant.
Le père de la jeune personne, la borne la plus mal taillée qu'il soit possible de rencontrer, ne voyait pas sans éprouver un certain plaisir son général faire une cour assidue à sa fille; la position élevée de mon client flattait son amour-propre, et bien qu'il sût quelque chose du mauvais état de ses affaires, son nom, ses épaulettes étoilées et son écharpe tricolore garnie de franges d'argent, excusaient, aux yeux de la borne en question, les peccadilles du passé.
Le mariage fut conclu.
Hélas! hélas! pourquoi les jours de la lune de miel sont-ils si peu nombreux? pourquoi sont-ils si courts?
Le général qui, durant les premiers mois de son mariage, avait paru enchanté, charmé de sa femme; qui vantait ses charmes, son esprit et ses grâces à tous ceux qui voulaient bien l'entendre, se refroidit insensiblement. D'abord, monsieur et madame qui, chaque soir se retiraient dans le même appartement, eurent chacun un logis séparé; puis madame fut forcée de faire ses visites et d'aller au bois sans être accompagnée de monsieur; puis enfin, monsieur, ennuyé à ce qu'il paraît d'entendre les reproches de madame, qui n'avait pas accepté sans se plaindre la position qui lui était faite, position que du reste elle ne méritait pas, car elle était jeune, jolie, spirituelle, et, ce qui est plus rare, elle aimait son mari; monsieur, dis-je, reprit tout à coup les habitudes échevelées de sa vie de garçon.
Ses dettes avaient été payées lors de son mariage, il en fit de nouvelles. J'ai eu fort souvent le plaisir de lui prêter de l'argent.
—En prenant vos sûretés, dit Silvia.
—Bien entendu, répondit Juste. Lorsqu'on ne voulut plus lui prêter d'argent, il acheta des marchandises de toutes natures afin de les revendre à vil prix. Vous dire tout ce qu'il a acheté, serait beaucoup trop long; qu'il vous suffise de savoir qu'il doit sur la place au moins seize cents mille francs.
—Tant que cela!
—Tout autant; et il est probable qu'il devrait beaucoup plus, si plusieurs de ceux qu'il a essayé de mettre dedans, n'étaient allés chercher près du chef de certain établissement que le ciel confonde, certains renseignements qui dérangèrent une bonne partie de ses combinaisons.
Il trouva cependant les moyens d'acheter à un marchand de vins des environs de Paris, cent cinquante mille francs de vins de Bordeaux; la réussite de cette opération lui fit naître l'idée d'en tenter une autre; il se dit que puisqu'il avait du vin, il devait acheter des bouteilles et des bouchons, et à cet effet il s'adressa à un honnête marchand de ces deux articles; mais celui-ci mieux avisé que le marchand de vins de Bordeaux, ne se laissa pas éblouir par le grade éminent les décorations et les belles manières du personnage, il se dit qu'il ne serait pas prudent de livrer, sans avoir pris certaines précautions, trente-deux mille francs de bouteilles et de bouchons; il alla donc à son tour demander des renseignements à l'établissement en question, et ceux qu'il obtint furent de telles nature, qu'il garda, et fit bien, ses bouteilles et ses bouchons.
Le vin fut vendu par les soins d'un de ces courtiers d'affaires ténébreuses, à cinquante cinq pour cent de perte.
Le marchand qui l'avait vendu au général, n'étant pas payé à l'échéance de ses lettres de change, et ne pouvant faire mettre son débiteur à Clichy, seul moyen de le contraindre à s'exécuter; (mon client, j'ai oublié de vous dire cela, était député, et grâce à ses fonctions législatives, il se moquait de messieurs les gardes du commerce et de ses créanciers tant que durait la session des chambres) le marchand fut donc obligé de faire contre fortune bon cœur, et de prendre son mal en patience.
Cette affaire et beaucoup d'autres, qu'il serait trop long de vous rappeler, excitèrent quelques légères rumeurs dans le monde honorable où mon client était reçu; des gens rigoristes qui ne veulent pas absolument faire à notre époque les concessions qu'elle exige ces gens-là s'en allèrent partout, disant à qui voulait les entendre, qu'un fripon bien habillé n'en était pas moins un fripon. Le général fit d'abord tête à l'orage, il traita de calomnie et de méchants propos les bruits que l'on faisait courir sur son compte, de sorte que beaucoup de gens le voyant si calme au milieu de la tempête, ne purent s'empêcher de dire:
Mais lorsque toutes les portes se fermèrent devant lui, lorsque des gens qui jusque-là avaient paru le rechercher, tournèrent la tête lorsqu'ils passaient à côté de lui, afin de n'être pas forcés de lui rendre son salut, il fut enfin forcé de s'émouvoir.
Aujourd'hui ce n'est qu'avec la signature de sa femme qu'il peut obtenir de l'argent, et vous avez pu voir qu'il ne se fait pas faute de s'en servir, et pour satisfaire les caprices les plus frivoles.
—Est-ce que vraiment il va donner à cette Coralie les cinquante mille francs que vous venez de lui prêter?
—Sans doute. Coralie, à ce qu'on assure, est une de ces femmes qui n'accordent leurs bonnes grâces qu'aux gens qui payent argent comptant, et qui sait tirer un bon parti de tous ceux qu'elle a séduits; ainsi, il est plus que certain que l'argent extorqué à la femme servira à acheter les faveurs de la maîtresse.
—Ainsi, dit Silvia qui avait écouté avec la plus sérieuse attention tout ce que venait de lui dire Juste, vous pensez sans doute que la recommandation de ce général ne serait pas d'une grande utilité à quelqu'un qui solliciterait des fonctions d'une certaine importance?
—Je crois au contraire, aimable dame, qu'elle ne pourrait que lui nuire; car je vous le dis en confidence, mon client est maintenant un astre à son déclin, et si mes prévisions ne me trompent pas, d'ici à peu de temps il sera forcé de donner sa démission de général; on dit même, tout bas, qu'il a l'intention d'aller se fixer à Rome, afin de solliciter de notre Saint-Père, le grade de généralissime des troupes papales.
Silvia, lorsque Juste eut achevé de lui raconter tout ce qu'il savait sur le compte du général qu'elle venait de rencontrer chez lui, sortit de sa maison, empressée d'aller rejoindre Salvador et Roman, qui l'attendaient sans doute avec la plus vive impatience. Elle était charmée d'être à même de leur prouver qu'ils n'avaient pas eu tort de lui confier la négociation de l'affaire si délicate qu'elle venait de terminer avec tant d'intelligence et de bonheur, et qu'elle était digne d'être en tiers dans l'association qu'ils avaient formée. Elle était encore très-satisfaite de ce que le hasard lui avait fourni les moyens d'éclairer sont amant sur le compte du général; car Salvador, lorsqu'il était arrivé à Paris, était porteur d'une lettre de recommandation adressée au général par une personne notable de son département, de laquelle, sans doute, ce dernier n'était pas connu sous son véritable jour; et il comptait beaucoup sur les promesses qui lui avaient été faites par ce noble personnage.
Si le lecteur veut bien nous le permettre, nous laisserons Silvia aller retrouver ceux que maintenant nous pouvons nommer ses complices, et nous resterons quelques instants encore chez l'usurier Juste, où nous rencontrerons quelques personnages nouveaux qui doivent, ainsi que lui, jouer un certain rôle dans la suite de cet ouvrage, et qui nous fourniront l'occasion d'initier nos lecteurs à quelques nouveaux mystères de la vie parisienne.
Il s'exerce dans Paris et au grand jour, une foule de commerces et d'industries, qui, très-honnêtes en apparence, ne sont en réalité que des officines de ruses et d'escroqueries.
Au centre des plus beaux quartiers de la capitale, dans la partie la plus en vue d'une rue brillante, on est souvent étonné de rencontrer un trou noir et mal éclairé, laissé par hasard au pied d'une construction élégante, dont cependant il augmente de quelques centaines de francs les valeurs locatives; ce trou, dédaigné longtemps par tous les petits industriels, cesse un jour d'être inoccupé; ses murs humides et salpêtrés, sont garnis de rayons achetés rue Chapon; un comptoir de bois de chêne et quelques chaises viennent compléter l'ameublement du trou en question et une enseigne hissée au dessus de la porte, est chargée d'apprendre aux passants que monsieur un tel, vient de s'établir marchand d'habits, et qu'il dégage les effets du mont-de-piété afin d'en procurer la vente.
Une certaine quantité de vêtements d'homme, achetés aux ventes du mont-de-piété, quelques uniformes et deux ou trois paires de vieilles épaulettes, telles sont ordinairement les marchandises étalées aux yeux du public, par les propriétaires de ces bazars ténébreux; gouffres sans fond où tout vient s'engloutir.
Celui qui a besoin d'une petite somme vient vendre dans ces boutiques, tout ou une partie de sa garde-robe, que viendra acheter celui qui veut se procurer sans dépenser beaucoup d'argent, l'équipement d'un fashionable; c'est là, en effet, la branche connue du commerce de messieurs les fripiers; c'est aussi celle qui leur rapporte le moins de bénéfices, et l'on peut croire, lorsqu'on les connaît bien, qu'ils ne l'exercent que pour se donner une contenance et pour voiler aux yeux trop curieux, la partie occulte de leurs affaires.
Supposons un instant, qu'une personne qui vient de lire ce qui précède, et qui veut avoir le mot de ce qui, jusqu'à ce moment, lui a paru une énigme, est montée dans une voiture qu'elle a fait arrêter au coin d'une rue donnant sur le boulevard qui sert de promenade habituelle aux élégants de notre bonne ville, il verra entrer dans une petite boutique d'assez piètre apparence, des individus arrivés les uns à pied, les autres en carrosse, qui en sortiront quelques minutes après, couverts d'un riche et nouveau costume, de chaînes d'or, de bijoux et le reste.
Voici comment cela se fait:
Un individu qui a eu besoin d'argent, est venu chez ce fripier, auquel il a vendu sa malle et tout ce qu'elle contient, sa montre ses bijoux, voire même sa canne.
Mais, ne voulant ou ne pouvant pas rester couvert toujours des mêmes vêtements, il est convenu d'avance, avec le fripier usurier, que chaque fois qu'il aurait besoin de changer de costume, il en aurait la facilité, moyennant le payement d'une prime de cinq, de dix ou de vingt francs, et le dépôt préalable de la défroque ancienne et d'une somme quelconque pour rétablir l'équilibre.
On rencontre dans les galeries de l'Opéra, sur le boulevard des Italiens, au divan, à l'estaminet du Grand balcon et ailleurs, une foule de dandys, fashionables, gants jaunes, lions, comme on voudra les appeler, qui n'ont jamais changé de costume que chez le fripier en question, qui a donné à ses clients le nom de lézards.
La boutique du père des lézards, est constamment pleine d'une foule de ces sauriens; les uns vendent, les autres achètent; quelques-uns engagent, mais tous vivent en bonne intelligence avec leur père, père du reste rempli d'indulgence, et qui ne peut pas plus se passer de ses enfants, que ceux-ci ne peuvent se passer de lui.
Un jour, un cabriolet très-élégant, derrière lequel était juché un nègre, vêtu d'une magnifique livrée, chapeau à galon d'or, redingote de fin drap marron à boutons de métal armoriés, culottes de peau de daim, bottes à revers et gants blancs, s'arrête devant la porte du père des lézards, et de ce brillant véhicule descend un fort bel homme, vicomte de son métier, qui entre sans façon dans la boutique, tire une chemise de son chapeau et demande cinq francs à son père, auquel il offre pour garantie la chemise susdite. Le gage était peut-être un peu exigu; mais le père des lézards est un homme très-accommodant: il sait qu'il n'y a pas de petite opération qui, répétée souvent, ne finisse par rapporter des bénéfices importants; et que plusieurs petits ruisseaux réunis forment à la fin une grande rivière. La pièce de cinq francs fut octroyée avec une grâce tout aristocratique, et le noble vicomte, charmé, probablement du résultat de cette importante négociation, remonta dans son cabriolet de louage qui partit au galop.
Il existe, pour les femmes, des maisons semblables à celles du père des lézards; nous trouverons probablement l'occasion d'en parler dans la suite de cet ouvrage.
Silvia venait de sortir de chez M. Juste, et le vieil usurier calculait les bénéfices probables de l'affaire qu'il venait de faire avec elle, lorsque les tintements de la sonnette et les aboiements de son chien, lui annoncèrent une nouvelle visite; il se leva et courut à l'entrée de son habitation.
Après avoir, suivant sa coutume, examiné celui qui demandait à être admis dans son fort, il ouvrit sa porte; il venait de reconnaître la physionomie d'un ami, ou plutôt d'une personne de laquelle il ne devait rien craindre; car monsieur Juste, ainsi du reste que la plupart des gens de son espèce et de sa profession, n'avait ni amis, ni parents.
—Ah! ah! c'est vous, Rigobert!... dit-il au nouveau venu lorsqu'il l'eût introduit dans son cabinet. Comment vont les affaires et quel bon vent vous amène?
—Les affaires vont mal, M. Juste, et le vent qui m'amène ne souffle pas du bon côté, répondit le nouveau venu; je viens vous demander de l'argent!
—Ce que vous me dites là m'étonne; comment se fait-il qu'étant à la tête d'un commerce dont les bénéfices sont très-considérables, vous vous trouviez aujourd'hui forcé d'avoir recours à moi?
—Eh! bon Dieu! s'écria Rigobert, les jours se suivent et ne se ressemblent pas: si maintenant je suis gêné, c'est que j'ai voulu marcher sur vos traces.
—L'ambition perd l'homme, mon cher élève! j'ai commencé comme vous; mais ce n'est que lorsque je me suis trouvé possesseur d'une bonne somme, que j'ai agrandi le cercle de mes opérations. Mais je ne veux pas jouer auprès de vous le rôle de ce magister qui faisait de la morale à l'enfant qui se noyait, vous avez besoin d'argent, combien vous faut-il?
—Il me faut dix mille francs: prêtez-moi cette somme et je suis sauvé!
—Vraiment? Eh bien! mon ami, apportez-moi demain une partie de marchandises d'une valeur équivalente à la somme dont vous avez besoin, et cette somme vous sera comptée à l'instant même.
Rigobert (le lecteur sans doute a déjà deviné que cet individu n'était autre que le père des lézards), tout usurier qu'il était, ne l'était cependant pas encore assez pour s'attendre à voir M. Juste le traiter comme il aurait traité le premier individu qui se serait adressé à lui.
—Eh! eh! dit celui-ci qui avait remarqué son étonnement, vous avez donc cru que je vous prêterais de l'argent sans prendre mes sûretés? vous vous êtes trompé, mon cher enfant. Que ce qui vous arrive aujourd'hui vous serve de leçon; et rappelez-vous à l'avenir, que lorsqu'il s'agit d'affaires, et surtout d'affaires d'argent, il faut oublier les liens qui nous attachent aux gens qui s'adressent à nous. Si vous aviez toujours tenu vos lézards à distance, vous ne seriez pas obligé aujourd'hui de venir supplier le père Juste de venir à votre secours.
—Enfin, M. Juste, ce qui est fait est fait; mais comme vous le dites, ce qui m'arrive aujourd'hui me servira de leçon; si vous voulez bien prendre la peine de passer, vous choisirez dans mon magasin les marchandises qui devront vous servir de garantie. A quel taux me prêterez-vous ces dix mille francs?
—Six pour cent...
—Très-bien, s'écria Rigobert, charmé de rencontrer un aussi honnête marchand d'argent, je suis sauvé! six pour cent par an, c'est très-bien.
—Mais je n'ai pas dit cela, répondit Juste, je veux bien vous prêter dix mille francs sur nantissement, mais à raison de six pour cent par mois, c'est ce que me rapportent ordinairement mes capitaux.
—Au diable! se dit Rigobert; j'avais à ce qu'il paraît tort de croire que ce vieux podagre se rappellerait les services que j'ai pu lui rendre.—Et comme il restait sans parler:
—Une fois, deux fois, cela vous va-t-il? dit Juste.
—Vous êtes dur, père Juste, répondit-il; mais il faut bien faire tout ce que veut celui qui tient les cordons de la bourse.
—Allons, allons, mon cher élève, vous en serez quitte pour tenir à vos lézards la dragée un peu plus haute.
—Il le faudra bien ainsi. C'est convenu: vous viendrez demain chez moi.
Quelque dures que fussent les conditions qui lui étaient imposées, Rigobert, qui avait un très-pressant besoin d'argent, se trouva trop heureux de les accepter; car, en réalité, cet argent qui devait lui coûter soixante-douze pour cent, allait lui rendre un très-grand service. C'est que les ressources du métier qu'il faisait sont incalculables, et que Dieu seul et l'usurier qui la prête, peuvent savoir ce qu'une pièce de cinq francs prêtée sur gage à un lézard, est susceptible de rapporter. Hâtons-nous de dire, afin que nos lecteurs ne nous accusent de n'être pas d'accord avec nous-même, que si M. Rigobert se trouvait momentanément gêné, les causes de cette gêne lui étaient toutes personnelles, et qu'il n'en accusait pas son commerce qui jamais au contraire n'avait été plus prospère.
Juste, après lui avoir de nouveau promis d'aller le lendemain lui rendre visite, reconduisit Rigobert jusqu'à la porte de sa maison qu'il ne fit qu'entre-bâiller pour le laisser sortir, ainsi qu'il en avait l'habitude.
Lorsque Rigobert lui eut tourné le dos, il voulut fermer sa porte, mais il en fut empêché par un homme de haute taille doué d'une physionomie agréable et dont l'élégant négligé du matin annonçait un homme de très-bonne compagnie, qui passa son bras entre la porte et le chambranle et ferma vivement la porte lorsqu'il fut entré dans la petite cour.
Juste, qui ignorait le but de ce qui venait de se passer, tremblait de tous ses membres n'osait prononcer un seul mot; il était tout prêt à supposer à cet individu quelques intentions criminelles, lorsque le vicomte de Lussan (car c'était lui) le rassura quelque peu en lui disant en riant aux éclats:
—Vous voyez bien, M. Juste, que toutes vos précautions peuvent être mises en défaut: vous voici à ma discrétion.
L'usurier, que l'étonnement paraissait avoir pétrifié et qui tremblait toujours un peu, voulut cependant essayer de persuader à ce visiteur importun, qu'il n'avait pas conservé la moindre crainte du moment qu'il l'avait reconnu.
—L'entrée inopinée es assez brusque d'un individu que je croyais étranger, dit-il, m'avait, il est vrai, épouvanté; mais maintenant que je sais que j'ai l'honneur de parler à un estimable gentilhomme, j'ai recouvré tout mon sang-froid et je suis parfaitement tranquille.
—Malgré vos assertions, répondit le vicomte de Lussan en regardant l'usurier qui ne paraissait pas encore très-rassuré, je suis persuadé que vous avez conservé des soupçons, puisque vous ne me conduisez pas dans votre cabinet; savez-vous M. Juste, qu'il n'est pas très-poli de me recevoir sous ce vestibule.
—Je dois avouer à M. le vicomte, que la manière peut-être un peu brutale dont il s'est introduit chez moi, m'a causé une certaine frayeur, et avec d'autant plus de raison, que M. de Lussan est ordinairement très-poli et excessivement réservé; mais à l'heure qu'il est, je suis, je vous le répète, parfaitement tranquille.
De Lussan, dont un excellent déjeuner avait excité la gaieté, s'apercevant que l'usurier, malgré tous ses efforts, ne pouvait vaincre la peur qui le travaillait, voulut se donner le plaisir de l'épouvanter davantage.
—Vous allez donc de suite m'introduire dans votre cabinet, je veux y entrer de gré ou de force; mais daignez croire, mon cher Juste, que je n'ai pas pris la respectueuse liberté de vous arracher à vos importantes occupations, sans y être forcé par un puissant motif.
Juste aurait bien voulu pouvoir se dispenser de faire ce qu'exigeait le vicomte de Lussan, car il venait de se rappeler que son portefeuille de maroquin vert, qui contenait encore, malgré les deux fortes saignés qu'il venait de lui faire, une très-forte somme en billets de banque et autres valeurs, était resté sur la cheminée de son cabinet, et il craignait, par-dessus tout, qu'il ne vînt à frapper les regards de son noble visiteur; il essaya, par des paroles insidieuses, de le retenir dans une des pièces d'entrée où tout en causant ils étaient arrivés.
Le vicomte regarda quelques minutes l'usurier, dont la mine piteuse était vraiment comique, puis il se mit à rire aux éclats!
—Monsieur Juste, lui dit-il lorsque cet excès d'hilarité fut passé, vous êtes un vieil imbécile! suis-je donc un étranger pour vous? Je crois vous avoir donné assez de preuves de loyauté pour mériter votre confiance.
—Monsieur le vicomte a raison; je n'ai jamais eu qu'à me louer des ses bons procédés; mais il me permettra de lui faire observer que je suis seul, que j'habite un quartier presque désert, que tous les jours on entend parler d'assassinats suivis de vol, et que d'après cela, il doit m'être permis de me tenir un peu sur mes gardes. Je dois encore ajouter que votre langage et vos manières me paraissent aujourd'hui si peu en harmonie avec vos principes et vos habitudes, que j'ai dû craindre un moment pour ma fortune et pour ma vie.
—Votre franchise, mon cher, m'oblige à vous dire toute la vérité. Avant de venir ici, j'avais déjeuné chez Desmares avec des députés de ma province, nous avons fêté Bacchus avec ferveur; et lorsque je suis arrivé à votre porte, j'avais encore dans le cerveau les fumées du champagne et du chambertin. Je venais vous trouver afin de vous parler de diverses affaires, et je n'avais, je vous l'assure, nullement l'envie de vous épouvanter; mais l'occasion de vous prouver que les hommes les plus prévoyants peuvent être mis en défaut, s'est présentée, et ma foi je ne l'ai pas laissée s'échapper. J'ai voulu plaisanter un moment, voilà tout; vous avez eu peur, j'ai continué afin de vous épouvanter davantage; il paraît que j'ai réussi au delà de mes espérances. Du reste, je vous donne ma parole de noble breton, que je n'ai l'intention de nuire ni à votre personne, ni à votre fortune.
—Vous me donnez donc votre parole de gentilhomme que je n'ai rien à craindre?
Le vicomte de Lussan répondit par l'affirmative à cette question de l'usurier. Juste qui paraissait très rassuré depuis que le vicomte de Lussan lui avait donné sa foi de gentilhomme que sa personne et ses biens seraient respectés, l'introduisit enfin dans son cabinet. Il n'oublia pas cependant de jeter, en entrant, son mouchoir sur le portefeuille; et ce mouvement ayant, selon toute apparence, échappé à son compagnon, il se sentit soulagé d'un grand poids.
Il offrit un siége au vicomte et s'assit dans son vieux fauteuil de canne.
—Vous pouvez vous vanter de m'avoir fait une furieuse peur, monsieur le vicomte, dit Juste une fois qu'il se fut retranché derrière le grillage qui formait une espèce de rempart autour de la petite table qui lui servait de bureau.
Nous devons maintenant expliquer à nos lecteurs, quels étaient les moyens employés par Juste, pour se mettre à l'abri des tentatives de ceux de ses clients qu'il croyait capables de lui nuire.
Le chien de Terre-Neuve, animal qu'il avait élevé et dressé lui-même avec le plus grand soin, était véritablement un gardien formidable et très-capable de dévorer un homme sur un signe de son maître; aussi était-il toujours en liberté. Le père Juste qui comptait sur sa vigilance et son incorruptibilité, qualités que diverses fois il avait fait éprouver et qui jamais n'avaient été mises en défaut, était parfaitement tranquille.
Lorsqu'on sonnait, il n'ouvrait sa porte qu'après avoir reconnu à travers le petit guichet dont nous avons parlé, quelle était la personne qui sollicitait son admission. Lorsqu'il l'avait admise, il la faisait entrer dans son cabinet et lui se retirait dans son espèce de fort, dont la porte se fermait en dedans et ne pouvait être ouverte qu'à l'aide d'un cordon placé à la droite de l'usurier. Si quelqu'un avait voulu tenter de forcer le grillage, il pouvait se retirer dans la cour auprès de son fidèle gardien, qui alors l'aurait défendu jusqu'à la mort. La pièce qu'il appelait son cabinet, était ci-devant une chambre à coucher dont l'alcôve treillagée et garnie de petits rideaux verts, existait encore. C'est dans cette alcôve que Silvia s'était tenue cachée pendant tout le temps que le général était resté chez Juste.
De ce qui précède, on doit naturellement conclure que Juste pouvait, jusqu'à un certain point, recevoir chez lui, sans avoir rien à redouter de leur part, les gens suspects avec lesquels il était en relations réglées: en effet, dans sa cour il avait son gardien à sa disposition, et, à son défaut même, il pouvait demander du secours à ses voisins, dont les fenêtres en dominaient l'intérieur; il n'était pas du reste probable que l'on osât y commettre un attentat contre sa personne.
Lussan causait depuis quelques instants avec l'usurier, et n'avait pas encore abordé le sujet de sa visite, les fumées qui obscurcissaient son cerveau ne s'étaient pas encore tout à fait dissipées.
—Vous ne me rendez pas justice, disait-il sans cesse; croyez-vous qu'un gentilhomme d'aussi bonne maison que votre serviteur ait jamais manqué à sa parole?
En achevant ces mots, il enleva avec le bout de sa canne le mouchoir à petits carreaux bleus qui cachait le bienheureux portefeuille dont il s'empara.
La physionomie de Juste, en voyant son trésor à la disposition du comte de Lussan, prit tout à coup une expression de douloureuse anxiété, que toutes les paroles imaginables seraient incapables de peindre: on pouvait seulement entendre quelques sourds gémissements s'échapper de sa poitrine, et ce n'est qu'à grand peine qu'il put réunir assez de force pour articuler ces quelques paroles:
—Monsieur le vicomte!... mon portefeuille... votre parole... rendez-moi mon portefeuille!
Le vicomte avait ouvert le vieux portefeuille et examinait avec beaucoup d'attention tout ce qu'il contenait.
—Diable! dit-il enfin, sans paraître remarquer la profonde consternation empreinte sur tous les traits de Juste, des billets de banque, des bank-notes, des mandats sur les receveurs généraux, d'excellentes actions au porteur: il y a toute une fortune dans ce vieux portefeuille.
—Monsieur le vicomte répétait toujours le pauvre Juste, vous m'avez donné votre parole de gentilhomme, je suis sans inquiétude.
De Lussan, que les transes mortelles du malheureux usurier amusaient singulièrement paraissait ne pas vouloir l'entendre.
—Je disais donc, continua-t-il, qu'il y a dans ce portefeuille toute une fortune; et si je le voulais, je pourrais sortir d'ici en l'emportant sans que vous tentassiez de vous opposer à mon passage, il est même probable que vous n'iriez pas faire à la police la confidence de ce qui vous serait arrivé.
—C'est vrai, dit Juste, je vous aime trop pour avoir le courage de vous dénoncer; mais je suis ruiné... mort...
—Vous n'êtes ni mort, ni ruiné; mais vous êtes et vous serez toujours un vieil imbécile, un pince-maille, un vieux juif, tout chrétien que vous êtes; vous méritez sans aucun doute une sévère leçon, mais je n'ai pas oublié que je vous ai donné ma parole.
Et le vicomte de Lussan tendit à Juste, par le guichet pratiqué dans le grillage, le vieux portefeuille et tout ce qu'il contenait.
Il n'y a pas dans notre langue d'expression assez énergiques pour retracer fidèlement le changement qui s'opéra soudainement sur le visage de l'usurier à cette restitution si inattendue; les plus brillantes couleurs remplacèrent tout à coup l'affreuse pâleur qui couvrait son visage; il faudrait en un mot être usurier et avare afin de pouvoir peindre convenablement la vive satisfaction qu'il éprouva.
—J'ai voulu seulement continuer la plaisanterie, lui avait dit le comte en lui remettant son trésor, mais je crois bien que maintenant vous êtes corrigé, et que vous ne serez plus tenté de vous méfier d'un homme comme moi.
—Ah! monsieur le vicomte, que de reconnaissance, s'écria Juste après avoir enfoui le portefeuille dans une des vastes poches de sa vieille houppelande; si jamais vous avez besoin de quelques billets de mille francs, je vous les prêterai... Moyennant de bonnes et valables garanties, et un intérêt raisonnable, s'empressa-t-il d'ajouter, dans la crainte que celui auquel il s'adressait ne voulût de suite mettre sa bonne volonté à l'épreuve.
—Laissons toutes ces fadaises et parlons de l'objet qui m'amène, dit le comte; vous êtes maintenant, je crois, en état de m'écouter?
—Oui, monsieur le vicomte.
—J'ai rencontré il y a déjà quelques temps chez une noble dame de charité, le joaillier chez lequel elle se fournit depuis environ dix ans; j'ai causé avec cet homme, qui m'a fait, ainsi que cela se pratique, ses offres de services, et m'a instamment prié d'aller lui rendre visite si par hasard j'avais quelques acquisitions à faire. Vous avez déjà deviné, digne père Juste, que peu de jours après cette rencontre, il me prit la fantaisie d'acheter quelques bijoux et que je me rendis chez le joaillier en question, où je dépensai quelques centaines de francs.
Lors de cette première visite, que j'ai fait durer aussi longtemps que cela m'a été possible, j'ai trouvé l'occasion d'adresser quelques paroles aimables à la femme et à la fille de mon homme, qui sont du reste toutes deux de très-jolies et de très-aimables femmes.
Je suis retourné plusieurs fois faire de nouvelles emplettes chez cet honnête marchand. Grâce à mon extrême politesse, aux compliments que j'adresse sans cesse aux deux dames, qui sont un peu, comme toutes les femmes, disposées à accorder une confiance sans bornes à tous ceux qui les adulent, à quelques fleurs offertes à propos, je n'ai pas eu de peine à devenir le plus intime ami de la maison; de sorte que j'ai pu facilement prendre l'empreinte des trois serrures de sûreté qui ferment la porte de l'appartement, et que le joaillier croit invulnérables.
—C'est une affaire magnifique! Est-elle mûre?
—Pas encore tout à fait; mais je voudrais avoir sous la main, pour m'en servir en temps utile, deux hommes adroits et déterminés pour l'exécution: pouvez-vous me procurer cela?
—Mais que ne prenez-vous Lion le Taffeur et Maladetta, ou bien Robert et Cadet-Vincent?
—Lion et Maladetta sont des hommes spéciaux qui ne conviennent pas à cette affaire; et je ne veux pas avoir, vous le savez bien, de relations directes avec les deux autres, dont le ton et les manières sont de nature à compromettre le plus honnête homme du monde.
—Ah! diable! à qui donc confier l'exécution de cette affaire?
—Voyez, demandez à la Sans-Refus, il doit y avoir parmi les habitués de son établissement quelqu'un à qui il soit possible de parler sans compromettre sa réputation.
—Voulez-vous Délicat, Coco-Desbraises, Rolet le mauvais Gueux, Charles la belle Cravate, le Grand-Louis, Vernier les Bas bleus; je ferai parler par la mère Sans-Refus à ceux d'entre eux qui vous conviendraient.
—Vous êtes fou, Juste! il faut que je donne moi-même les instructions nécessaires, et je ne puis vraiment me commettre avec un seul des misérables que vous venez de nommer.
—Mais si vous les connaissez, ils ne vous connaissent pas plus qu'ils ne me connaissent moi-même, et vous pouvez sans inconvénient vous rencontrer avec les deux plus propres, Charles la belle Cravate et Vernier les Bas bleus par exemple.
Le vicomte de Lussan réfléchit quelques instants.
—Décidément, dit-il, je ne veux aucun de ces misérables; tous ces gens-là ont un langage atroce, de pitoyables costumes, et de si dégoûtantes manières qu'ils me font mal au cœur. Cherchez, père Juste, vous devez avoir parmi vos connaissances ce qui me convient: les deux que vous m'avez procurés pour l'affaire du marchand papetier.
—Ah! vous voulez parler de Fanfan la Grenouille et de Poil aux Lèvres; ces deux braves garçons viennent d'être arrêtés; par suite de révélations: ils sont là-bas.
—J'en suis désespéré. Mais vous pourrez sans doute en trouver d'autres: j'attendrai, rien ne presse.
—S'il n'y a pas péril en la demeure, je vous y engage. Je crois que si vous me laissez un peu de temps devant moi, il me sera possible de vous procurer des gens avec lesquels vous pourrez facilement vous entendre.
Juste, lorsqu'il faisait cette promesse au vicomte de Lussan, pensait à la femme à laquelle il avait, quelques heures auparavant, acheté les pierreries du comte Colorédo, il supposait, et nos lecteurs savent que ses conjectures étaient fondées, que cette femme n'était qu'un émissaire des individus qui avaient commis le vol, individus qui ne s'en tiendraient probablement pas là, et que tôt ou tard il finirait par connaître.
—Maintenant que nous sommes parfaitement bien ensemble, dit le vicomte de Lussan, il faut que je vous fasse comprendre que toutes les précautions dont vous vous entourez seraient inutiles, si un individu comme moi par exemple, voulait vous assassiner afin de vous voler ensuite. D'abord on pourrait sans peine empoisonner votre Cerbère.
Et comme l'usurier secouait la tête et faisait une grimace négative.
—Il y a de si friandes boulettes, reprit le vicomte qu'elles tentent les chiens les mieux élevés et les plus sobres. Du reste si de ce côté votre animal est invulnérable; ne connaît-on pas mille moyens de charmer les chiens, et de rendre aussi doux qu'un mouton, le plus féroce de ces animaux, et puis vous vivez seul, et, depuis la mort de madame Juste, vous ne sortez que rarement, de sorte que vous seriez mort depuis longtemps lorsqu'on commencerait à s'inquiéter de vous.
—Oui, tout cela est possible; mais quand je serais mort, qui indiquerait aux assassins le lieu qui renferme mon or et mon portefeuille? car c'est par extraordinaire que je l'avais apporté avec moi; c'est une imprudence que j'ai commise aujourd'hui pour la première fois, et qui ne se renouvellera plus, je vous l'assure: il est vrai que je n'avais eu à traiter qu'avec une femme et un général de mes amis, et que je ne devais rien craindre de ces deux personnages.
—Ainsi donc, vous êtes persuadé qu'il serait impossible de découvrir votre cachette?
—Oui, M. le vicomte.
—Quelle erreur est la vôtre, mon cher Juste! on la découvrirait, gardez-vous d'en douter. Mais tranquillisez-vous: aucun de ceux avec lesquels vous êtes en relations ne songe à vous faire le moindre mal; car admettons un moment qu'on vous enlève quelques centaines de mille francs, qui, partagés entre trois ou quatre personnes seraient bientôt dissipés, où trouverait-on après un homme comme vous! car vous êtes vraiment notre providence! Quel que soit le chiffre d'une affaire, vous payez comptant; tandis que vos confrères ne donnent que des à-compte; vous savez si bien faire disparaître les objets que vous achetez, qu'une fois qu'ils sont entrés chez vous, on n'en entend plus parler. Avec vous on termine de suite: il est vrai que vous donnez le moins possible; mais qu'est-ce que cela fait? Vous voyez que nous avons le plus grand intérêt à vous conserver. Que deviendrions-nous sans vous? vous nous êtes nécessaire, indispensable; soyez donc sans inquiétude sur votre sort, vous n'avez rien à redouter: on ménage toujours les gens dont on a besoin; et puis d'ailleurs ne vous ai-je pas prouvé la vérité de ce que je viens de vous dire en vous rendant votre portefeuille, que je pouvais garder impunément.
—C'est vrai, mais tous mes clients ne sont pas des nobles gentilshommes bretons. Si ce portefeuille était tombé entre les mains de Coco-Desbraises ou de Délicat, ils l'auraient gardé.
—Il faut convenir, mon cher Juste, que vous faisiez une piteuse grimace à la fois épouvantable et risible tandis qu'il était entre mes mains, la mort était vraiment sur vos lèvres. Vous aimez donc bien l'argent, M. Juste?
—Oh! oui, je l'aime! L'argent et Dieu, voyez-vous, sont les seuls objets de mon culte! L'argent!... mais que faire ici-bas sans argent! N'est-ce pas avec ce métal, avec ce vil métal, comme disent ceux qui n'en possèdent pas, que l'on peut se procurer tous les bonheurs et toutes les satisfactions de cette vie, et toutes les béatitudes de l'autre?
—Je sais, répondit de Lussan, que lorsque l'on possède beaucoup d'argent il devient facile d'obtenir des honneurs, des grades et des places; que pour avoir de superbes chevaux, des équipages magnifiques, de jolies maîtresses, tous les plaisirs enfin, il en faut beaucoup; mais à vous, père Juste, qui vivez comme un anachorète, qui êtes toujours mal vêtu, et qui ne déjeunez jamais au café Anglais, à quoi vous sert, dites-le-moi, tout celui que vous possédez, puisque vous ne savez pas en jouir?
—Je ne sais pas en jouir, M. de Lussan, je ne sais pas en jouir? quelle erreur est la vôtre! Je jouis beaucoup plus que vous; je savoure toutes les délices, tout le bonheur dont vous faites tant de cas; je m'enivre à la coupe que vos lèvres effleurent à peine, et mes jouissances sont d'autant plus grandes et plus délicieuses qu'elles n'entraînent pas après elles les regrets et les désillusions de la vie commune. J'ai comme vous des maîtresses, des chevaux et des équipages: des maîtresses, plus pimpantes et plus jolies, des chevaux de meilleure race, des équipages plus brillants que les vôtres, M. le vicomte de Lussan!
—Vous m'étonnez, cher Juste! Je vous avoue que je ne m'étais pas douté que vous possédiez tant et de si belles choses. Mais où sont-elles donc? je suis vraiment désireux de voir toutes ces merveilles.
Juste tira de la poche de sa houppelande le vieux portefeuille de maroquin vert, puis il en tira les billets de banque, bank-notes, mandats et actions au porteur qu'il renfermait et qu'il étala sur sa petite table de bois noir, puis il s'écria avec enthousiasme:
—Voilà mes salons dorés, mes boudoirs parfumés, mes bains de jaspe et de porphyre, mes équipages du carrossier à la mode, mes chevaux anglais, mes chiens de race et mes valets dorés sur toutes les coutures! voilà mes maîtresses! et celles-là sont douées de toutes les beautés que mon imagination leur prête! brunes et blondes, fougueuses on naïves, enjouées ou mélancoliques, fidèles même si cela me convient; car avec de l'argent, voyez-vous, on achète tout, même de la fidélité, la marchandise la plus rare.
Le vicomte de Lussan écoutait l'usurier d'un air profondément étonné; il ne s'attendait pas à trouver sous une aussi ignoble enveloppe des idées aussi poétiques que celles que venait d'exprimer le vieux Juste.
—Continuez, dit-il, je vous écoute avec beaucoup d'attention, et je vous avoue que, que jusqu'à ce jour, je ne m'étais pas douté que le père Juste, ce vieux bonhomme que très-souvent j'ai vu grelotter dans une pièce sans feu, durant les plus rudes journées de l'hiver, et souffler dans ses doigts pour se réchauffer, était susceptible d'éprouver d'aussi vives jouissances.
—Des jouissances! mais en est-il de plus vives, de plus réelles que celle de plonger dans un bain d'or, de serrer contre sa poitrine plusieurs millions en billets de banque, et de pouvoir se dire: Quand je le voudrai, je pourrai satisfaire toutes mes fantaisies et tous mes caprices: des femmes, j'en aurai de tous les pays et de toutes les conditions: des cantatrices et des danseuses, des aimées et des bayadères, si cela me convient, j'ai le moyen de les payer le prix qu'elles se vendent; quand je le voudrai la poitrine du vieil usurier de la rue Saint-Dominique-d'Enfer sera couverte de rubans de toutes les couleurs et de croix de tous les ordres; quand je voudrai, je ne serai plus le père Juste, mais M. de Saint-Juste.
—Mais, M. Juste, puisque vous comprenez si bien les jouissances de la vie, pourquoi diable, puisque vous en avez les moyens, vous contentez-vous de l'ombre lorsque vous pouvez vous procurer la réalité?
L'usurier, en proie à une surexcitation presque fébrile, avait oublié toute prudence; il attacha quelques instants ses petits yeux vert de mer, qui brillaient comme deux escarboucles, sur le vicomte de Lussan, puis il se mit à rire aux éclats.
—Ah! ah! dit-il, vous n'êtes poëtes qu'à demi, vous autres gens du monde; vous me dites que j'ai tort de me contenter de l'ombre lorsque je puis me procurer la réalité, vous avez la vue courte, M. le vicomte de Lussan. Mais vous ne savez donc pas que tous les jours mon trésor devient plus considérable; et qu'avec lui s'augmente la somme des désirs que je puis satisfaire. Il existe un plaisir, et celui-là je le possède, qui les renferme tous, c'est d'avoir beaucoup d'or, beaucoup plus que vous ne pourriez le croire, si je vous disais la somme à laquelle s'élèvent mes richesses, beaucoup plus que n'en possèdent des gens qui se croient infiniment plus riches que moi, et cet or, il n'est pas dans les caisses de l'Etat, ni dans celle d'un banquier, il est ici. Je puis chaque soir, si cela me plaît, me rouler sur un lit de pièces d'or et de billets de banque, et ce lit me paraîtra plus doux que le lit de pétales de roses de Lucullus; je puis en ramasser une certaine quantité et me dire, sans craindre que qui que ce soit vienne me démentir: «Avec cela je suis au-dessus de tous les hommes, que je puis à mon gré rendre souples et rampants; avec cela je tiens entre mes mains l'honneur des filles et des femmes, celui des pères et des maris; je puis me faire ouvrir toutes les portes, faire fléchir devant moi toutes les consciences; je puis enfin me faire rendre le culte qui n'est dû qu'à Dieu.»
La physionomie du vieil usurier, pendant tout le temps qu'il avait employé pour débiter cette longue tirade, avait exprimé tour à tour la joie la plus fanatique, et la plus délirante satisfaction. Son teint, ordinairement si pâle et si terreux, brillait de plus vives couleurs.
—Ma foi, mon cher Juste, lui dit le vicomte de Lussan, vous êtes si éloquent et si persuasif que je suis forcé d'être de votre avis, et de croire que le vrai bonheur est celui que vous savez si bien peindre; je veux à l'avenir marcher sur vos traces; mais, pour goûter le bonheur dont vous faites tant de cas, il me manque les premiers éléments. Le père Loisseau me fournira, je l'espère, les premières pierres de l'édifice que je veux bâtir.
—Il faut le croire, M. le vicomte, répondit Juste en tendant, à travers le guichet de son grillage, sa main décharnée au vicomte de Lussan, il faut le croire.
Le vicomte sortit.
VI.—Le vicomte de Lussan.
Ainsi que nous l'avons dit en commençant cette histoire, la mère Sans-Refus était la fille naturelle d'un assassin rompu vif en 1787, dans une des cours de Bicêtre, et d'une fille Marianne Lempave, condamnée pour vol à plusieurs années de prison.
Après l'exécution de son père, à laquelle, par suite de circonstances que nous rapporterons en temps utile, elle avait été forcée d'assister, Marie-Madeleine Colette Comtois, ou plutôt la mère Sans-Refus (nous conserverons à cette femme le nom sous lequel, jusqu'au moment où nous sommes arrivés, elle a été connue de nos lecteurs), qui jusqu'alors avait exercé, dans la rue Grenier-sur-l'Eau un commerce qui n'a pas de nom dans la langue des honnêtes gens, prit pour son compte l'ancien établissement de la rue de la Tannerie, dans lequel nous avons plusieurs fois déjà introduit nos lecteurs.
Ce n'est pas sans raisons, que nous avons dit l'ancien établissement, car certaines maisons, certaines rues même, paraissent fatalement destinées à n'être habitées que par la partie vicieuse ou misérable de la population. Malgré les changements apportés dans nos mœurs et dans nos habitudes par la civilisation, toutes celles des rues, assignées par les anciennes ordonnances de nos rois à l'infâme commerce de la prostitution, qui n'ont pas été démolies de fond en comble, sont encore aujourd'hui habitées par des prostituées et par ceux qui vivent de leur commerce, et pour n'employer qu'un exemple entre plusieurs qui pourraient servir à prouver la vérité de ce que nous avançons: nous citerons seulement celle dans laquelle Marie Madeleine Colette Comtois fit ses premières armes, la rue Grenier-sur-l'Eau.
Cette rue vient d'être démolie en entier, des constructions élégantes ont remplacé les masures sombres et fétides qui servaient autrefois d'asile à des individus d'un aspect plus hideux encore que celui des lieux qu'ils habitaient, il y a maintenant de l'air et du soleil dans la rue Grenier-sur-l'Eau; eh bien! une des anciennes masures de cette rue, sise au coin de celle Geoffroy-l'Asnier, n'a pas subi le sort de ses compagnes, elle a échappé, par hasard, à la démolition générale qui vient d'être faite; vous croyez peut-être que, forcée de paraître au grand jour, la vieille effrontée a changé de mœurs; qu'elle essaye au moins de faire oublier les fautes de son passé, du tout; elle est aujourd'hui ce qu'elle était il y a trente ans, il y a cinquante ans, il y a plus longtemps peut-être; elle est ce qu'elle sera dans cinquante ans si elle existe encore un mauvais lieu!
L'établissement de la mère Sans-Refus fut d'abord fréquenté par tous les malfaiteurs qui avaient connu son père et sa mère; mais à mesure que les années s'écoulaient, leurs rangs s'éclaircissaient de plus en plus, et bientôt il n'en resta plus que quelques-uns dont l'âge avait blanchi la tête et courbé l'épine dorsale, trop vieux, en un mot, pour mettre de nouveau la main à la pâte[245], mais encore très-capables, à ce qu'ils disaient, et la suite prouvera qu'ils ne mentaient pas, de faire d'excellents élèves.
Ces misérables débris des luttes précédemment engagées contre la société, restèrent les seuls habitués fidèles, il est vrai, mais très-peu capables de faire la fortune d'un semblable établissement, en raison de la réserve que leur imposait l'inaction dans laquelle ils étaient forcés de vivre, aussi la mère Sans-Refus se désolait-elle à chaque instant du jour, et toutes ses lamentations trouvaient un écho dans le cœur de ses fidèles.
—Ecoute, ma fille, lui dit un jour l'un d'eux, vieillard de quatre-vingt-quatre ans, qui avait passé les deux tiers, au moins, de cette longue existence dans les bagnes et dans les maisons centrales[246], ton boccart[247] tombera tout à fait, si tu ne veux pas joindre une nouvelle branche à ton commerce. Les fanandels[248] dépensent leur auber[249] là où ils trouvent à fourguer[250], c'est tout simple.
Il fut donc convenu que la mère Sans-Refus ferait savoir à tous ceux que cette nouvelle pouvait intéresser, qu'elle était prête à donner un prix raisonnable de toutes les marchandises qui lui seraient proposées.
Cette résolution une fois prise, le vieil ami de la mère Sans-Refus, ce Nestor du crime, qui était doué d'une éloquence si persuasive que l'on pouvait dire de lui comme du roi de Pylos, que lorsqu'il parlait ses paroles étaient plus douces que le miel du mont Hymète, se chargea de voir la nouvelle génération de malfaiteurs qui avait remplacé ceux qui avaient connu la mère Sans-Refus lors de ses débuts dans la rue Grenier-sur-l'Eau.
Ses démarches furent tout d'abord couronnées de succès. Il fut accueilli dans tous les tapis[251] qu'il visita, avec le respect et les égards que l'on croyait devoir accorder à un brave garçon[252], éprouvé par un long séjour dans les bagnes et dans les prisons, et les ouvertures qu'il fit aux habitués des mauvais lieux qui infestent encore les rues Aubry-le-Boucher, de Bondy, de Bièvre, du Plâtre-Saint-Jacques, des Marmouzets, la place Maubert, le boulevard du Temple, furent accueillies avec le plus vif empressement, et tous lui promirent (lorsqu'il eut convenablement fait valoir les raisons qui militaient en faveur de la mère Sans-Refus) que ce ne serait jamais qu'après s'être adressés à elle qu'ils iraient rendre visite à la Tête-de-Mort[253], à la Pomme-Rouge[254], ou à Fouille-au-Pot[255].
Ils se montrèrent fidèles observateurs de la parole qu'ils avaient donnée à leur doyen et l'établissement de la mère Sans-Refus, à peu près désert quelques jours auparavant, devint tout à coup le plus florissant de tous ceux du même genre.
Semblables à ces oiseaux voyageurs qui quittent sans regret nos climats à la naissance des mauvais jours, ses odalisques avaient toutes successivement abandonné son harem, faute d'y rencontrer un sultan, elles y revinrent en foule avec le beau temps.
La mère Sans-Refus eut bientôt acheté à ceux de ses habitués que le lecteur connaît déjà, une quantité si considérable de bijoux et d'argenterie qu'elle dut songer à s'en défaire afin de réaliser une somme qui lui permit de continuer ses opérations.
Cadet Filoux, ainsi se nommait le vieillard dont nous venons de parler, fut encore cette fois la Providence de la mère Sans-Refus. Vêtu d'un costume qu'il devait à la munificence de la tavernière, et qui donnait du relief à sa physionomie respectable et à ses magnifiques cheveux blancs, il se mit en quête et après de nombreuses recherches, il finit par découvrir l'honnête M. Juste.
Celui-ci était déjà en relations avec tout ce que la capitale renferme de fripons titrés et décorés, lorsque Cadet Filoux vint lui rendre visite, et il lui était arrivé plus souvent qu'il ne voulait en convenir, d'acheter, soit à l'un, soit à l'autre, un riche bracelet, une broche de grande valeur enlevés par son cavalier à une jolie duchesse ou à quelque coquette financière, au milieu des enivrements d'une valse ou d'un galop ou d'une polka; ces objets, aussitôt qu'ils étaient achetés, étaient immédiatement expédiés secrètement en Angleterre ou en Hollande, pays dans lesquels le père Juste s'était ménagé des correspondants intelligents qu'il servait dans la capitale avec un zèle égal à celui qu'ils déployaient pour lui toutes les fois que l'occasion s'en présentait.
Lorsque Cadet Filoux, après avoir employé les précautions oratoires qui ne devaient pas être négligées en semblable occurrence, eut fait connaître à M. Juste l'objet de sa visite, ce dernier ne se montra pas d'abord très-empressé d'établir avec la mère Sans-Refus les relations que lui proposait le Nestor des bagnes; mais celui-ci lui fit tant et de si beaux discours, qu'il le détermina enfin à voir sa protégée, et que séance tenante, jour et heure furent pris pour la première entrevue.
Juste et la mère Sans-Refus s'entendirent facilement ensemble; il fut convenu que Juste achèterait et payerait comptant, mais seulement les deux tiers de leur valeur réelle tous les objets d'or et d'argent qui lui seraient offerts par la tavernière, qui traiterait à ses risques et périls avec les derniers possesseurs qui ne devraient jamais le connaître.
Toutes les clauses de ce contrat que les deux parties avaient un intérêt égal à respecter furent rigoureusement observées, seulement, la mère Sans-Refus, un peu plus communicative que le père Juste, lui fit successivement connaître tous ceux qu'elle appelait ses ouvriers, ce qui explique comment le père Juste put lorsque l'occasion se présenta, mettre en rapport avec des hommes d'exécution le vicomte de Lussan, jeune gentilhomme breton, qui après avoir été successivement chevalier d'industrie grec, était devenu ce qu'en terme du métier on nomme un donneur d'affaires.
Du récit des faits qui précèdent nos lecteurs ont dû naturellement conclure qu'à l'époque où nous sommes arrivés, il existait dans la capitale tous les éléments d'une association de malfaiteurs, et que de ces événements, une fois qu'ils seraient réunis et dirigés par une ou plusieurs mains habiles, il devait résulter une société dans la société, plus dangereuse cent fois que toutes les associations dont nous venons de voir se dérouler les fastes devant la cour d'assises de la Seine.
En effet, celle-là pouvait être nombreuse, composée d'individus résolus et de toutes les classes, et dirigée par des hommes, auxquels le nom qu'il portaient et la position qu'ils occupaient dans le monde, devaient en quelque sorte donner la certitude de l'impunité. Mais tous ces hommes dont les uns vivaient dans l'atmosphère enfumée du bouge de la rue de la Tannerie, tandis que les autres donnaient le ton dans les salons les plus aristocratiques de notre bonne ville, devaient-ils enfin se réunir et marcher tous ensemble du même pas vers un but commun? Hélas! oui.
Prenez une quantité quelconque de mercure que vous jetterez avec force sur le parquet, le métal se divisera d'abord en plusieurs milliers de molécules imperceptibles, puis peu à peu et insensiblement ces molécules se joindront l'une à l'autre et bientôt toutes ces parties éparses auront formé un tout parfaitement homogène, il en est à peu près de même des malfaiteurs de toutes les catégories, ils se rencontrent sans se chercher, sans se connaître, ils se devinent avant même de s'être parlé, est-ce à dire qu'en se rapprochant ainsi l'un de l'autre ils obéissent à une loi fatale de leur organisation? Non grâce à Dieu, mais ce qui est vrai, c'est que l'habitude de vivre continuellement en garde contre tout le monde (et telle est la loi de l'existence des malfaiteurs) donne au corps certains tics qui sont imperceptibles aux yeux du vulgaire, mais qui se laissent facilement saisir par des gens expérimentés.
Un nouveau crime, commis par Salvador, Silvia et Roman devait unir entre eux les anneaux épars de cette longue chaîne qui traînait à la fois dans les plus nobles demeures et dans le bouge infect de la mère Sans-Refus.
Les mauvais instincts de la jolie Silvia n'avaient pas attendu pour se développer l'époque à laquelle nous sommes arrivés, les événements de sa vie que nous avons déjà rapportés, ont prouvé jusqu'à l'évidence que cette femme était capable de commettre tous les crimes, lorsqu'il s'agissait de satisfaire l'un d'eux, qu'en un mot elle cachait sous une gracieuse enveloppe une âme bien digne d'appartenir au dernier rejeton des affreux scélérats auxquels elle devait le jour.
Continuellement en contact avec deux hommes aussi peu scrupuleux que l'étaient Salvador et Roman, dont elle avait été à même d'apprécier l'audace et pour l'un desquels elle ressentait une vive affection, l'orgueil qui ainsi qu'on a pu le voir était un des traits dominants de son caractère, devait lui inspirer l'envie de se montrer digne d'eux, de les surpasser même si l'occasion s'en présentait.
Au moment même où Silvia, par la découverte des pierreries volées au comte Colorédo, acquérait relativement à son amant, et à l'homme qui se faisait passer pour l'intendant de ce dernier, la certitude d'un fait que la conversation qu'elle avait entendue dans le parc du château de Pourrières lui avait permis de supposer, elle avait conçu l'idée d'un crime dont le juif Josué devait être la victime, pendant son entretien avec l'usurier Juste, elle se dit que ce dernier ne devait pas non plus être négligé et que ce serait un coup de maître que de dépouiller à la fois le chrétien et l'israélite.
Cet entretien lui ayant appris que Josué était à Paris, tandis qu'elle le supposait à Marseille, elle avait adroitement interrogé Juste, afin d'arriver à connaître sa demeure; mais cet usurier qui craignait qu'elle n'eût l'intention d'aller trouver son digne confrère, s'était constamment tenu sur la réserve: de sorte qu'il lui avait été impossible malgré toute son adresse et les questions détournées qu'elle lui avait faites, d'arriver au but qu'elle voulait atteindre.
Après avoir rendu compte à Salvador et à Roman des résultats plus que satisfaisants de la mission qu'elle venait d'accomplir, et avoir reçu avec une orgueilleuse satisfaction les louanges que méritaient son audace et son intelligence, elle leur communiqua, sans se donner la peine de prendre les précautions oratoires qu'une semblable ouverture paraissait nécessiter, les projets qu'elle avait conçus.
—Mais pour opérer de cette manière il faudrait absolument se défaire de ces deux hommes qui sont continuellement sur leurs gardes, s'écria Salvador, lorsque Silvia eût achevé d'exposer le plan qu'elle avait conçu.
Silvia ne répondit pas à cette observation qui paraissait renfermer un blâme implicite.
La contenance de Roman était embarrassée, il craignait que la proposition de Silvia, dont il appréciait l'extrême malice, ne fût une pierre de touche destinée à lui faire connaître les véritables sentiments de ses deux compagnons.
—Il paraît que ces deux opérations ne vous conviennent pas? dit Silvia, que la froideur de son amant et du bon M. Lebrun, c'est ainsi qu'elle nommait ordinairement Roman, étonnait singulièrement.
Ce dernier cependant se détermina enfin à rompre la glace, mais en évitant cependant de répondre d'une manière positive.
—On peut toujours, dit-il, se procurer l'adresse du juif Josué, examiner les lieux qu'il habite et prendre quelques renseignements sur son compte; ces démarches ne nous engageront à rien quant à présent, et leurs résultats pourront nous servir à l'avenir.
—L'avenir, l'avenir, dit Silvia, celui que nous avons devant nous n'est pas très-brillant, les cent billets de mille francs que je viens de vous apporter ne nous mèneront pas très-loin.
—C'est vrai, répondit Roman, il faut absolument que nous fassions une saignée au coffre-fort de messire Josué, qu'en dis-tu? continua-t-il en s'adressant à Salvador.
—Je suis de ton avis, mais si nous pouvions arriver à notre but sans être forcés de...
—Impossible; s'écria Silvia d'un ton qui ne permettait pas de douter de sa bonne foi; et puis d'ailleurs ce sera rendre un véritable service à la société que de débarrasser la terre d'un pareil misérable.
—Allons, allons, reprit Roman, je vois que nous sommes bien près de nous entendre, il ne s'agit plus que de découvrir le domicile de messire Josué, et c'est ce dont je vais de suite m'occuper.
Roman, en effet, se mit immédiatement en quête, mais comme il était obligé de n'agir qu'avec une extrême réserve, ce ne fut qu'après avoir employé plusieurs jours en recherches, qu'il découvrit la demeure de Josué.
Ce juif habitait dans la rue Saint-Gervais, nº 4, au coin de celle du Roi-Doré, une maison entourée de tous les côtés par une forte grille de fer scellée dans un mur de hauteur d'appui en pierres de taille et surmontée de fers de lance. Cette maison existe encore aujourd'hui. Toutes les fenêtres du bâtiment d'habitation situé au bout d'un jardin planté de petits arbres rabougris et de quelques fleurs étiolées, aujourd'hui converti en cour, étaient garnies, à l'intérieur, de forts volets en chêne doublés de tôle, et défendues extérieurement par des persiennes en fer. Josué se tenait habituellement dans un grand cabinet situé au rez-de-chaussée de sa maison et d'où il pouvait voir tout ceux qui se présentaient à la grille, de sorte qu'il ne faisait ouvrir qu'aux personnes qu'il avait l'intention de recevoir, sa chambre était située au premier étage, précisément au-dessus du cabinet, et l'on croyait que c'était dans cette pièce, dans laquelle il ne laissait pénétrer personne et qui était fermée par une porte épaisse, garnie de plusieurs fortes serrures, ressemblant plus à la porte d'une prison qu'à celle d'un appartement, qu'il conservait son trésor. Ce n'est pas tout: le juif Josué à ce qu'assuraient les bonnes femmes de son quartier, avait le sommeil très-léger, et au moindre bruit, au plus léger mouvement qui lui paraissait insolite, il se levait afin de regarder, soit par un judas de quinze pouces environ, qu'il avait fait pratiquer dans le plancher de sa chambre à coucher, soit par des ouvertures adroitement ménagées dans les volets et la porte, s'il ne se passait rien d'extraordinaire autour de son fort. On assurait encore que tous les soirs des fils de laiton qui correspondaient à une grosse sonnette placée au chevet de son lit étaient tendus en tous sens dans toutes les pièces de son appartement.
Une très-vieille femme que l'on disait sa sœur et un jeune israélite auquel il apprenait les premiers éléments du métier d'usurier, et qui lui servait à la fois de commis et de domestique, habitaient avec lui la maison de la rue Saint-Gervais, qui ne restait jamais seule. Du reste Josué n'accordait à ses commensaux que la confiance que lui donnait la solidité de son coffre et les nombreuses précautions dont il s'était entouré.
Roman qui avait d'abord pensé que c'était chez lui qu'il fallait attaquer le vieux juif, reconnut, lorsqu'il sut tout ce que nous venons d'apprendre à nos lecteurs, que cela n'était pas facile, pour ne pas dire impossible, et que le plan proposé par Silvia, offrait des chances de réussite beaucoup plus nombreuses, ce fut donc celui que l'on adopta, après lui avoir fait subir, à la suite de discussions nombreuses et animées, quelques légères modifications.
Comme il fallait avant tout se mettre en rapport avec Josué, et qu'on ne voulait ni se présenter chez lui ni lui écrire, attendu qu'après une visite on pouvait être reconnu et qu'une lettre pouvait, s'il survenait des événements qu'il était impossible de prévoir, compromettre les trois associés, Silvia fut chargée de guetter la victime au passage.
Silvia savait que ce juif, comme tous les gens de sa religion en général, et en particulier comme tous ceux qui exercent une industrie illicite, qu'ils soient juifs ou chrétiens, était excessivement dévot, au moins en apparence, ainsi il devait tous les samedis, si ce n'était tous les matins, se rendre à la synagogue; elle fit donc un samedi matin à l'heure convenable, arrêter une voiture de place, rue du Temple, au coin de celle Notre-Dame-de-Nazareth, où est situé le consistoire israélite; son attente ne fut pas trompée, dix heures sonnaient lorsqu'elle vit au loin celui qu'elle attendait s'avancer vers la place où elle se trouvait, elle dit alors à son cocher de marcher et au moment où sa voiture passait devant le juif, elle frappa à la glace de la portière, devant laquelle il se trouvait; Josué tourna la tête et ayant de suite reconnu la jolie cantatrice du grand théâtre de Marseille, il s'arrêta aussitôt et la voyant en si brillante toilette il lui fit une multitude de révérences. L'épine dorsale de ce digne enfant d'Abraham, était au moins aussi flexible que celle d'un solliciteur qui vient d'être admis dans le cabinet d'un ministre, ou que celle d'un candidat à la députation, qui rend visite aux électeurs de son arrondissement.
—Ah! vous voilà mon bon Josué, s'écria Silvia, qui avait donné l'ordre à son cocher d'ouvrir la portière de la voiture et de remonter sur son siége, je suis vraiment charmée de vous rencontrer, mais vous avez donc quitté Marseille pour venir vous fixer à Paris?
—Oui, madame, j'ai quitté Marseille, mais depuis quelques mois seulement.
—Montez donc près de moi, j'ai besoin de causer avec vous.
—Je suis désolé de ne pouvoir accepter votre aimable invitation, mais c'est aujourd'hui samedi et nous ne pouvons nous permettre de monter en voiture le jour du sabbat.
—Vous êtes dévot, M. Josué, c'est bien, aussi je ne veux pas vous distraire plus longtemps de vos devoirs religieux, mais venez me voir demain de midi à une heure, j'ai à vous proposer une excellente affaire.
Silvia remit sa carte au juif.
—Lorsque vous vous présenterez chez moi, ajouta-t-elle, vous donnerez sans dire un seul mot cette carte à ma femme de chambre qui me la remettra, et de suite vous serez introduit. Vous m'avez compris?
—Parfaitement, madame, parfaitement; je serai demain chez vous à l'heure indiquée, répondit Josué, qui ne se retira qu'après avoir recommencé une nouvelle série de salutations.
Le vieux juif avait été instruit du mariage de Silvia avec le marquis de Roselly, qu'il avait toujours cru très-riche; il fut donc assez surpris de rencontrer en fiacre son ancienne connaissance. Serait-elle ruinée, se disait-il en se retirant; en tous cas, je me tiendrai sur mes gardes, comme on connaît les saints on les adore.
Les quelques mots qui précèdent avaient été échangés à voix basse entre Silvia et le juif, et le cocher du coupé avait profité pour s'endormir de cette station qui avait duré environ vingt-cinq minutes. Ce ne fut pas sans peine que Silvia parvint à le réveiller.
—Conduisez-moi, lui dit-elle, après lui avoir laissé le temps de se frotter les yeux, rue Notre-Dame-de-Lorette, nº 21.
Arrivée au lien qu'elle avait indiqué, elle paya son cocher, et entra dans la maison où elle s'était fait conduire. Après avoir demandé au concierge le premier nom qui lui vint à l'esprit, elle en sortit et alla prendre à la place de la rue Fléchier, une autre voiture qui la conduisit faubourg du Roule, au coin de la rue d'Angoulême, où elle la quitta; elle voulait rentrer chez elle à pied ainsi qu'elle en était sortie quelques heures auparavant.
Son premier soin fut de rendre compte à ses deux associés des résultats qu'elle venait d'obtenir; ils en parurent charmés, Roman surtout, qui lui donna l'assurance que ses débuts avaient dépassé toutes ses prévisions.
—Vous étiez la seule femme, digne de M. le marquis de Pourrières, lui dit-il.
—C'est vrai, répondit Salvador, et nous pouvons dire sans craindre que l'on vienne nous démentir: