Les vrais mystères de Paris
The Project Gutenberg eBook of Les vrais mystères de Paris
Title: Les vrais mystères de Paris
Author: Eugène François Vidocq
Release date: June 5, 2012 [eBook #39921]
Most recently updated: January 25, 2021
Language: French
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| Notes de transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. |
| TABLE |
LES VRAIS MYSTÈRES DE PARIS.
LES
DE PARIS,
PAR VIDOCQ.
TOME PREMIER.
BRUXELLES,
ALPH. LEBÈGUE ET SACRÉ FILS,
IMPRIMEURS-ÉDITEURS.
1844
LES VRAIS


I.—Préliminaires.
Du château construit à Choisy-le-Roi, en 1682, sur les dessins de l'architecte François Mansard, et successivement possédé par madame de Louvois, le grand dauphin, fils de Louis XIV, et la princesse de Condé; et du petit château construit en 1739, à peu de distance du premier, dont le roi Louis XV venait de faire l'acquisition, par l'architecte Gabriel, pour madame de Pompadour; il ne reste plus maintenant que quelques bâtiments accessoires, et les restes d'une belle terrasse, contre laquelle viennent se briser les flots de la Seine, et d'où l'œil découvre une campagne éminemment romantique.
Le temps et les révolutions ont cependant respecté l'ancien pavillon des gardes, placé jadis à l'entrée de la cour d'honneur. Le style coquet des ornements de ce pavillon, qui sont dus aux ciseaux des sculpteurs les plus distingués de l'époque à laquelle il fut construit, est d'autant plus remarquable, que l'édifice se trouve placé au centre d'un site dont les habitants du pays ne paraissent guère apprécier l'aspect pittoresque.
La route de Versailles passe sous les fenêtres de ce petit édifice; mais cette route, tracée en cet endroit au milieu d'un bouquet d'arbres de haute futaie, est très-peu fréquentée. On peut donc, lorsque le ciel est pur, aller de ce côté, s'asseoir au pied d'un vieux marronnier ou d'un chêne séculaire, sans craindre que les chants discordants de quelque rustre, ou les clameurs avinées de quelques bons drilles en goguettes, ne viennent interrompre les douces rêveries auxquelles on s'est livré.
De la cour d'honneur devant laquelle se trouvait placé ce pavillon, on a fait un jardin potager; de succulents légumes croissent paisiblement sur le sol foulé anciennement par les spirituels gentilshommes, les belles et nobles dames et les jolis petits pages du temps de Louis le Bien-Aimé; hélas! on file la laine, on teint des étoffes, on fabrique des allumettes chimiques, que savons-nous, dans ce qui reste des bâtiments du château de madame de Pompadour. Celui qui serait venu dire à l'orgueilleuse marquise, que moins d'un siècle après sa mort, il ne resterait plus de sa noble demeure, que quelques bâtiments ruinés et un pauvre petit pavillon, qui, bientôt, sans doute, disparaîtra à son tour, celui-là, certes, aurait été accueilli par un immense éclat de rire. Etait-il en effet possible de croire que ce beau château, si solidement bâti, durerait moins que les gravures qu'on a faites au temps de sa splendeur, et dont nous avons vu un exemplaire, entouré d'un modeste cadre de bois noir, chez un habitant de Choisy-le-Roi, qui le conserve comme une précieuse relique.
Le chemin de fer de Paris à Orléans a pris une partie notable de la magnifique terrasse qui existait autrefois devant le château, du côté de la Seine. Ce qui en reste est encore aujourd'hui le point le plus élevé de Choisy-le-Roi; rien de plus riant, de plus animé, de plus attrayant, que le paysage qui frappe les regards du spectateur qui s'y trouve placé par une belle journée d'été.
Les bords de la Seine, à cet endroit, sont couverts d'une végétation luxuriante et semés de jolies habitations qui se détachent blanches sur le fond vert du paysage, et se mirent dans le fleuve dont les ondes argentées coulent entre deux rives fleuries; souvent le clapotement de l'eau et une colonne de fumée qui se détache en capricieuses spirales sur le fond bleu du ciel, annonce l'arrivée d'un bateau à vapeur, qui conduit à Corbeil, à Ris, ou à Soisy-sous-Etiolles, les bons citadins, qui vont oublier sous de frais ombrages, les soucis de la veille et ceux du lendemain.
Le pavillon dont nous venons de parler avait été réparé et décoré avec goût, par les soins d'un propriétaire spéculateur; et peu de temps avant le jour où commence cette histoire, une élégante calèche y avait amené les personnes qui venaient de le louer.
C'étaient deux hommes dont le costume et les manières annonçaient des gens distingués; le plus jeune portait à la boutonnière de son frac le ruban rouge de la Légion d'honneur; le plus âgé était porteur d'une de ces bonnes et joviales physionomies qui annoncent que celui auquel elles appartiennent est parfaitement content de son sort. La rotondité de toute sa personne, l'ampleur calculée de ses habits, coupés sans prétention, la magnifique épingle qui attachait sa cravate à une chemise de fine toile de Hollande, et la chaîne d'or dont les nombreux anneaux brillaient sur son gilet de piqué blanc, lui donnaient l'aspect d'un riche financier. Ces deux hommes, après avoir examiné avec la plus scrupuleuse attention l'habitation dont le propriétaire leur faisait les honneurs avec cette politesse obséquieuse qui caractérise le spéculateur qui vient de terminer une excellente affaire, parurent assez contents de ce qu'ils venaient de voir, et le plus jeune donna l'ordre au chasseur doré sur toutes les coutures qui le suivait à distance, de faire décharger des voitures de déménagement qui venaient d'arriver, amenant tout un monde de domestiques et de tapissiers-décorateurs.
Le propriétaire attendait avec une certaine impatience l'ouverture des caisses qui contenaient les meubles qui devaient garnir les lieux; il était persuadé d'avance qu'ils étaient d'une valeur plus que suffisante pour répondre des loyers; cependant il était bien aise de les voir; son attente ne fut pas trompée, tous les meubles étaient neufs et du meilleur goût. D'autres caisses renfermaient de magnifiques cristaux, des porcelaines peintes et dorées, de l'argenterie et bien d'autres choses encore. Les tapissiers-décorateurs, aidés par les domestiques du nouveau locataire, eurent bientôt mis tout en place. Cela fait, les étrangers, après avoir donné à tout le coup d'œil du maître et fait rectifier ce qui ne leur parut pas convenable, se retirèrent emportés par le brillant véhicule qui les avait amenés.
Tant que dura la belle saison, ils reçurent à leur pavillon belle et nombreuse compagnie; mais au commencement de l'automne qui suivit, tous les services furent emballés et remportés à Paris; les étrangers ne firent plus à Choisy-le-Roi que de rares apparitions, et les volets et les portes du pavillon restèrent constamment fermés.
Cette histoire commence vers la fin d'une sombre journée du mois de février. L'aspect du paysage dont nous avons esquissé les traits principaux est bien changé; le loriot au plumage doré ne siffle plus sous la ramée; les bateaux à vapeur ne glissent plus joyeusement sur les ondes unies de la Seine; le soleil n'éclaire plus les habitations qui couronnent les deux rives du fleuve. Le ciel d'un gris terne ressemble à une immense nappe de plomb; une pluie fine qui tombe depuis le matin avec un bruit monotone a détrempé le sol qui est couvert de larges flaques d'eau; le vent gémit à travers les vieux arbres; les eaux du fleuve, si limpides lorsqu'elles réfléchissaient l'azur d'un beau ciel, sont devenues ternes et limoneuses.
Deux hommes, misérablement vêtus, rôdaient depuis quelques instants autour du pavillon des gardes. Avec la nuit, le froid était devenu plus vif et avait converti en brillants stalactites chaque goutte de pluie qui s'était arrêtée sur les rameaux dépouillés.
Il n'apparaissait pas de lumière à l'intérieur. Les deux hommes qui marchaient près l'un de l'autre s'arrêtèrent au même instant, comme s'ils avaient obéi à la même pensée. Tout était calme autour d'eux; seulement à de rares intervalles, on entendait retentir le son aigu du sifflet des conducteurs de wagons, ou les aboiements du chien de garde de quelque ferme isolée.
—Tu le vois, je ne me suis pas trompé, dit à voix basse à son compagnon l'un de ces deux hommes, la taule[1] n'est pas habitée.
—C'est bien, il ne s'agit plus que d'enquiller[2]. Tu as les halènes[3]?
—Comme tu dis, Fifi.
L'homme releva un vieux bourgeron de toile bleue qui composait, avec un mauvais pantalon de treillis, un costume très-peu capable de le défendre contre les rigueurs de la saison, et fit voir à son camarade que son buste était entouré d'une corde de grosseur moyenne.
—V'là la tourtousse[4]! dit-il.
—C'est tout ce qu'il faut. J'ai une vanterne sans loches, des bûches plombantes et des caroubles dans les valades de ma pelure[5].
—Tu es bien heureux d'avoir une pelure[6], car il fait diablement vert[7].
En effet, le givre tombait sur les membres presque nus du misérable qui s'était débarrassé de la corde qui ceignait son corps; des petits glaçons pendaient après les poils incultes qui ombrageaient sa lèvre supérieure; ses dents claquaient avec force. Il se tenait courbé et il se battait les flancs sans pouvoir parvenir à se réchauffer.
—Allons, de l'atou[8], lui dit son compagnon, si le chopin[9] est bon, tu pourras demain au matois[10] abloquir des frusquins à la forêt Noire[11].
—Oh! qu'oui, qu'j'irai à la forêt Noire, et que je m'collerai[12] une castorine toute batifonne[13] et doublée en lyonnaise[14], dans les bons numéros.
Tout en parlant, l'homme avait cherché sur le sol et il avait ramassé une pierre d'une certaine grosseur.
—Voilà je crois ce qu'il nous faut, dit-il.
L'autre individu, qui avait fait plusieurs nœuds à la corde, attacha la pierre à une de ses extrémités et la lança sur le chaperon du mur. La pierre tomba de l'autre côté. Il tira la corde à lui, il s'y cramponna avec force, et, lorsqu'il se fut assuré qu'elle était bien assujetie:
—A gaye, dit-il[15].
Il se suspendit à la corde, et, en un instant, il eut atteint la crête du mur sur lequel il se mit à cheval. Son camarade l'imita.
Ils n'eurent besoin pour descendre, que de répéter la même manœuvre.
Après avoir traversé la cour, ils se trouvèrent sous un élégant péristyle devant une porte en chêne qui paraissait solide. De chaque côté de cette porte, il y avait des fenêtres à hauteur d'appui qu'ils examinèrent d'abord. Ces fenêtres étaient fermées de fortes persiennes assujetties par de larges barres de fermeture en fer méplat et à clavettes, et fermées à l'intérieur par des cadenas à secrets.
—Il y a des crapauds aux vanternes[16] impossible d'enquiller[17] par là, voyons la lourde[18].
—Tiens, c'est une entrée tourmentée.
—Forée?
—Non, bénarde.
—C'est bon, nous pourrons peut-être bien débrider[19].
Les deux larrons avaient essayé presque toutes les fausses clés de leur trousseau lorsque la porte roula sur ses gonds. Ils s'arrêtèrent quelques instants.
—Prêtons loches[20], dit l'un d'eux avant de se déterminer à entrer.
—Je n'entends que nibergue[21] répondit l'autre, coque la camoufle[22] et au petit bonheur.
—La piole est rupine[23], il doit y avoir gras[24].
Ils venaient de fermer la porte du vestibule, et ils se croyaient chez eux, lorsqu'ils entendirent le bruit des pas de deux personnes qui marchaient sur le gravier de la route et qui s'arrêtèrent devant la grille qui défendait l'entrée de la cour; une clé tourna dans la serrure, la grille fut ouverte, et deux hommes enveloppés de larges manteaux, entrèrent dans la cour et se dirigèrent vers la maison, après avoir fermé avec soin.
Les premiers arrivés avaient vu à travers deux guichets à claire-voie pratiqués dans les panneaux de la porte tout ce qui venait de se passer.
—Merci, nous sommes marrons[25], dit le plus misérable des deux, planquons-nous[26].
—Il tremble toujours ce Délicat, n'avons-nous pas des lingres[27] bien affilés.
—Oui, mais ces deux chênes[28] paraissent de taille à se défendre, le plus sûr est de nous esgarer[29], nous trouverons peut-être notre belle lorsqu'ils seront dans le pieu[30] et s'il faut les refroidir[31], ma foi alors comme alors.
Après ces quelques paroles échangées rapidement et à voix basse, ils se blottirent derrière la porte d'un petit dégagement, après avoir éteint la bougie de leur lanterne sourde.
Il était temps; les nouveaux venus entraient dans la pièce qu'ils venaient de quitter et peu d'instants après ils allumaient une lampe.
Les larrons cachés dans le petit dégagement ne pouvaient rien voir mais ils pouvaient tout entendre.
—Qui de nous ira à la cave, dit un des nouveaux venus?
—Ce sera vous, monsieur le marquis.
—Soit, pendant ce temps, monsieur mon intendant vous ferez du feu, j'ai besoin de me réchauffer un peu.
Le marquis prit une clé accrochée au mur près de la porte du dégagement et sortit de la salle.
—As-tu entendu, dit Délicat à son camarade, il paraît que c'est des messières de la haute[32], un marquis et un intendant, pus qu'ça d'monnaie.
—Veux-tu bien taire ta menteuse[33], V'là l'marquis qui rapplique[34].
Le marquis rentrait en effet dans la salle qu'il venait de quitter, le feu flambait dans l'âtre, il prit deux verres et quelques biscuits dans une armoire:
—Voilà, dit-il, une de ces vieilles bouteilles du clos Vougeot que nous ne débouchons que dans les grandes occasions, à la santé du père Loiseau.
—Ce pauvre orphelin[35] n'est pas, à l'heure qu'il est, aussi content que nos zigues[36].
—Il faut en convenir, ce vicomte de Lussan est une véritable providence, il est comme le solitaire, il sait tout, il voit tout, il est partout.
—Tu lui as coqué son fade[37]?
—Gy[38], dix mille balles en taillebins d'altèque[39], il s'est contenté de cela, le vicomte est raisonnable.
—Et prudent: les taillebins n'ont pas de centre[40].
—Allumans un peu cette camelotte[41].
—Entraves-tu[42] comme ils jaspinent bigorne[43]? dit Délicat, c'est des grinches[44].
—T'as raison, c'est des pègres[45] et de la haute[46] encore.
—Et qui viennent de faire un fameux chopin[47] les gueux.
—Rembroque[48] ces mirzalles[49], disait le marquis à son intendant, tandis que Délicat et son compagnon causaient à voix basse dans le petit dégagement, tant rondines[50] piquantes[51] cadennes[52] et durailles sur mince[53]. Il y en a pour plus de cinquante mille balles[54].
—Tu vois, mon cher marquis, que je travaille toujours assez bien, soit dit entre nous, bon cheval n'est jamais rosse.
—C'est vrai.
—Les caroubles débridaient bien[55], n'est-ce pas?
—Le père Loiseau n'aurait pas ouvert plus facilement avec ses clés.
Le marquis tira sa montre.
—Bientôt neuf heures, dit-il, il est temps de partir, nous avons beaucoup de choses à faire ce soir; va porter la camelotte[56] à la planque[57], et partons, nous attrimerons plus tard au fourgat[58].
L'intendant réunit dans la forme de son chapeau plusieurs petites boîtes de maroquin vert et rouge qu'il en avait tirées, et sortit de la pièce.
—C'est fait, dit-il en rentrant après une absence de quelques minutes, maintenant, partons.
—Qué chance, mon vieux Coco-Desbraises ils vont décaniller.
—Oui, qu'ils se la donnent[59] et nous dirons deux mots à la planque de ces rupins[60].
Après le départ du marquis et de son intendant, Délicat et Coco-Desbraises sortirent du petit dégagement dans lequel ils s'étaient tenus blottis, avec l'espérance de découvrir la cachette dont ils avaient entendu parler. Ils se disposaient à briser les meubles, mais les clés étaient sur toutes les serrures et tous les meubles étaient vides; ils cherchèrent avec un acharnement sauvage sans pouvoir rien trouver; ils voulurent enfin se venger sur la cave, dont ils ouvrirent la porte avec la clé accrochée dans la salle à manger; mais cette cave, comme tous les meubles qu'ils avaient déjà visités, était complétement vide; ils y trouvèrent seulement une bouteille de vin blanc, qu'ils vidèrent en deux coups.
—En v'là une dure, en v'là une criminelle! pas un fenin[61] chez un marquis, dit Délicat, c'est le raboin[62] qui s'en mêle.
—Tout ça n'est pas naturel, répondit Coco-Desbraises, mais ous donc qu'ils ont planqué la camelotte de l'orphelin qu'ils ont nettoyé[63]?
—J'en paume la sorbonne[64]; si tu veux, nous allons recommencer à rapioter[65] partout; la camelotte[66] est ici, c'est sûr; il faut la trouver.
De nouvelles recherches furent tout aussi infructueuses que celles qui venaient d'être faites.
—Niente[67], dit Coco-Desbraises, qui paraissait en proie à une violente colère.
—Foi de bon zigue[68], répondit Délicat; si tu veux, nous allons coquer le riffle à la piole[69], puisque nous ne pouvons rien trouver.
—Ça serait pas juste, y ne sont peut-être pas les propriétaires.
—Pourquoi que ça n'serait pas eux, puisque l'un de ces grinches[70] est marquis, et que l'autre est son intendant? C'est-y drôle que des nobles qui sont nobles soient des pègres[71], et des chouettes pègres[72] encore.
—C'est vrai que c'est drôle; car s'ils sont riflards[73], pourquoi qu'ils risquent leur peau pour poisser[74]?
—Dis donc, si c'était des railles[75]?
—En v'là une de loffitude[76]. Si c'étaient des rousses[77], est-ce qu'ils seraient marquis et intendant? Ah! que j'marronne[78] de n'avoir pas pu les remoucher[79].
—As-tu remarqué comme ils parlent? qu'on dirait des charabias ou des Gascons.
—En tout cas, y sont vicieux, les coquins, d'avoir si bien planqué[80] leur camelotte[81].
—T'as raison; mais quand on est si de la bonne[82], s'exposer à aller au pré[83], c'est pavillonner[84].
—C'est peut-être une passion; mais quand on a des chopins de cinquante mille balles à fourguer[85], on peut bien risquer quelque chose. C'est-y ça un grinchissage[86]! Sont-y heureux les scélérats!
—T'auras beau te morfiller le dardant[87], tu n'empêcheras pas que ça ne soit comme ça; l'eau va toujours à la rivière.
Tout en conversant, Délicat et Coco-Desbraises avaient parcouru la maison dans tous les sens; mais à leur grand regret, ils n'avaient rien trouvé de bon à prendre; seulement Délicat, ayant découvert dans une remise une redingote et un pantalon oubliés depuis longtemps et couverts de poussière, voulut absolument s'en vêtir.
Délicat et Coco-Desbraises employèrent, pour sortir du pavillon, le moyen qui leur avait servi pour y entrer; et, après avoir suivi quelques instants un petit sentier tracé à travers les terres labourées, ils se trouvèrent sur la route pavée qui conduit à Paris.
—Nous avons un bon ruban de queue d'ici à Pantin[88], dit Coco-Desbraises.
—C'est égal, répondit Délicat; je n'ai plus taffetas du vert[89], et je puis aller jusqu'au bout du monde, maintenant que j'ai un montant[90] et une bonne pelure[91] sur les andosses[92].
Le marquis et son intendant qui avaient pris le chemin de fer pour revenir à Paris se quittèrent à la station; l'intendant était monté dans un cabriolet, et le marquis avait continué sa route à pied, le visage à moitié couvert par un cache-nez et le corps bien enveloppé dans son manteau. Arrivé sur le boulevard de l'Hôpital, il s'arrêta quelques minutes; puis il revint sur ses pas. Après avoir recommencé plusieurs fois la même manœuvre, il entra dans une maison sans portier, dont la porte était fermée par une serrure à secret; il gravit lestement quatre étages, et entra dans une petite pièce carrée dont il ferma soigneusement la porte.
Sans perdre de temps, il quitta le costume assez élégant dont il était couvert pour se revêtir de celui que portent habituellement les patrons ou conducteurs de bateaux; cela fait, il sortit, et après avoir traversé le quai, il descendit sur la berge, puis détacha un bateau du piquet auquel il était retenu, et s'abandonna au cours de la Seine. Arrivé à la hauteur de la place de l'hôtel de ville, et après avoir solidement amarré son bateau à un des gros anneaux de fer scellés dans le parapet, il s'engagea dans l'étroite et sombre ruelle à laquelle on a donné le nom de rue des Teinturiers.
II.—Chez la mère Sans-Refus.
Chaque jour, Paris perd quelques-uns des traits de sa physionomie primitive; grâce aux soins de notre édilité, des voies larges et aérées, viennent à chaque instant remplacer les ruelles étroites et sombres de la vieille cité parisienne, les artistes regrettent les vieilles maisons à pignon, les fenêtres en ogive, les légères tournelles du moyen âge, dont bientôt les dernières traces seront effacées; nos nouvelles constructions, à peu près semblables entre elles, nos rues larges bordées de trottoirs et éclairées par le gaz, n'ont pas, nous devons en convenir, cette couleur fantastique qui plaît tant aux imaginations rêveuses, aussi nous comprenons les regrets des amateurs du pittoresque et des archéologues, mais nous avouerons, dût-on nous trouver quelque peu prosaïque, que nous préférons les choses d'aujourd'hui à celles d'autrefois.
La capitale, surtout depuis une dizaine d'années, s'est singulièrement embellie, cependant il existe encore çà et là, quelques constructions, quelques rues même, qui rappellent le Paris de nos bons aïeux, ces constructions, ces rues, pressées de tous les côtés par la ville nouvelle, ne tarderont pas sans doute à disparaître à leur tour.
Quel est celui de nos lecteurs qui, après avoir parcouru le soir un quartier bien bâti, populeux, éclairé par les mille rayons lumineux du gaz, ne s'est pas senti frappé d'étonnement en se trouvant tout à coup, au détour d'une rue, dans une de ces ruelles où l'on ne passe que par hasard et dont personne ne sait le nom; rues du Clos-Georgeot, des Trois-Sabres, de la Masure, de la Tuerie de la Vieille-Lanterne, Grenier-sur-l'Eau, Saint-Bon, Brise-Miche, etc., etc.
La rue de la Tannerie est une de ces rues dans lesquelles on ne peut passer sans éprouver une sensation de malaise inexplicable, qui fait que l'on presse le pas, sans que pourtant on cherche à se rendre compte du sentiment auquel on obéit, le soir elle est à peine éclairée par la flamme pâle et douteuse d'un antique réverbère, le jour elle est plus triste encore.
Toutes les maisons de cette rue paraissent si peu solides sur leurs fondements, qu'au moindre choc, au plus léger coup de vent, on est étonné de ne pas les voir tomber l'une sur l'autre, comme ces capucins de cartes sur lesquels vient de souffler un enfant.
Ces masures ne ressemblent pas à ces ruines que l'on rencontre parfois au milieu d'une belle campagne, qui, à de certaines heures, sont dorées par les rayons du soleil et sur lesquelles s'épanouissent le lierre aux larges feuilles d'un vert sombre et le liseron aux clochettes bleues qui semblent avoir été mis là par la main du Créateur, pour nous rappeler que rien de ce qui existe ici-bas ne peut périr sans être immédiatement remplacé par autre chose; les masures de la rue de la Tannerie, n'ont rien de vénérable, elles rappellent la décrépitude du vice.
On y entre par des portes basses et difformes, elles sont éclairées par des baies fermées de cette espèce de fenêtre que le peuple, pendant notre première révolution, a nommées fenêtres à guillotine, sans doute parce que leur forme lui rappelait celle du terrible instrument qui fonctionnait alors sur la place publique.
L'humidité qui décime les malheureux habitants de ces bouges, (des individus naissent, vivent, aiment et meurent dans la rue de la Tannerie et dans toutes celles qui lui ressemblent), suinte à travers des murs mal recrépis et s'écoule en gouttelettes noirâtres qui exhalent une odeur nauséabonde.
Dans la rue de la Tannerie, il n'y a pas un seul atelier, pas un seul magasin consacré à une industrie s'exerçant au grand jour. Les espèces de caves auxquelles de présomptueux propriétaires ont donné le nom de boutique, sont toutes occupées par des gens qui exercent des industries douteuses, des marchands fripiers du dernier étage, des marchands de vieilles chaussures, des chiffonniers, des ferrailleurs, des rogomistes.
Si l'on excepte celui qui occupe le coin de la rue Planche-Mibray, il n'y a pas dans la rue de la Tannerie un seul marchand de vin; on ne boit pas de vin dans la rue de la Tannerie, de l'eau-de-vie, à la bonne heure.
La rue de la Tannerie, est coupée par une ruelle assez étroite, pour que deux hommes ne puissent y passer de front; c'est la rue des Teinturiers: Cette rue commence à celle de la Vannerie et débouche sur la Seine, en passant sous le quai de Gèvres; mais depuis quelques années, l'administration a fait fermer par de fortes grilles, la partie qui de la rue de la Tannerie conduisait sur la rive du fleuve.
L'une de ces grilles est scellée d'un côté dans le gros mur de la maison qui porte le nº 31, sur la rue de la Tannerie. Cette maison est élevée de quatre étages, une porte de chêne cintrée, ferrée avec soin et dans laquelle on a pratiqué un guichet défendu par trois tringles en fer carré qui peut être fermé par une petite porte en forte tôle, laisse apercevoir, lorsqu'elle est ouverte, un escalier en spirale qui conduit aux étages supérieurs et auquel sert de rampe une corde à puits noire et luisante; cette porte et la boutique qui occupe le rez-de-chaussée sont peintes en vert.
Toutes les vitres de cette maison ont été enduites d'une couche épaisse de blanc d'Espagne; on a cependant ménagé dans une de celles de la boutique, qui forme à elle seule le rez-de-chaussée, un petit espace circulaire dans lequel apparaît souvent un œil provocateur, chargé d'indiquer aux passants inexpérimentés, l'industrie exercée rue de la Tannerie, nº 31.
Cette boutique est divisée en deux parties, séparées par une cloison jadis vitrée, dont les carreaux, depuis longtemps brisés, ont été remplacés par du papier huilé; la boutique proprement dite, est garnie seulement de quelques tables couvertes de toile cirée, qui ne sont jamais essuyées si ce n'est par les manches des consommateurs, de quelques chaises et de plusieurs grossiers tabourets. Le comptoir sur lequel se carrent quelques bouteilles, des verres ébréchés et une série de mesures d'étain, est formé d'un vieux bas de buffet en chêne vermoulu; le fauteuil de madame, placé derrière, est recouvert d'une basane, qui de noir est presque devenue rouge; ce fauteuil a perdu un de ses bras dans une des batailles qui se sont livrées en ce lieu, et des nombreuses blessures qui le couvrent, s'échappent le crin et la bourre qu'il renferme dans ses flancs.
Ce modeste trône est occupé par une femme âgée d'environ cinquante-cinq ans, grande, maigre, les yeux d'un bleu pâle; un usage immodéré du tabac a considérablement élargi les méplats de son nez long et pointu; sa bouche, d'une grandeur plus qu'ordinaire, n'est garnie que de dents noires et mal rangées; ses lèvres sont pâles et minces; quelques poils gris sont mêlés à sa chevelure rousse, elle est coiffée d'un mouchoir rouge posé en marmotte; les pendeloques qui garnissent ses oreilles, sont formés de brillants assez beaux; ses doigts maigres et peut-être un peu sales, sont tous ornés de bagues; une chaîne en jaseron, qui supporte une grosse montre d'or, fait quinze ou vingt cercles autour de son cou; à sa ceinture pend un clavier d'argent, qui enserre des clés et un couteau.
Cette femme a placé près d'elle une bouteille d'absinthe, à laquelle elle donne assez fréquemment, les accolades les plus fraternelles.
Les odalisques de son modeste harem sont diversement occupées; plusieurs boivent, quelques-unes se tirent les cartes, d'autres, faute de cigarettes, fument du caporal dans des pipes culottées.
Si le lecteur veut bien nous le permettre, nous ne nous arrêterons pas auprès de ces pauvres filles, et nous entrerons dans l'arrière-salle; lorsque nos yeux auront percé le nuage épais de fumée qui charge l'atmosphère de cette pièce, nous pourrons examiner les individus qui s'y trouvent.
Leur aspect n'offre rien de bien remarquable, ils sont vêtus, à peu près, comme tout le monde, si ce n'est qu'ils paraissent avoir une prédilection singulière pour les couleurs éclatantes, la toilette de quelques-uns serait irréprochable, si de grosses chaînes d'or, des breloques très-apparentes ne venaient pas lui donner un cachet de mauvais goût tout particulier; le costume des autres est celui d'honnêtes ouvriers endimanchés, ceux qui ne sont vêtus seulement que d'un bougeron et d'un large pantalon de toile, se tiennent dans l'ombre: au reste, quel que soit le costume qu'ils portent, tous ces hommes paraissent se connaître; c'est que nous sommes dans un vrai Tapis franc, et que les hommes parmi lesquels nous avons introduit le lecteur, sont les habitués de ce lieu, dont le nom maintenant est connu de tout le monde.
Il y a des Tapis francs dans les quartiers les plus brillants de la capitale, comme dans les rues sales et tortueuses de la Cité et du quartier de l'hôtel de ville, de quelques faubourgs et de la place Maubert. Il y en a pour toutes les catégories de malfaiteurs, pour les pégriots et les blavinistes[93], et pour les voleurs titrés et décorés de la bonne compagnie.
Il ne faut pas chercher à se le dissimuler, il existe certains malfaiteurs qui se croiraient déshonorés... déshonorés! c'est le mot, s'ils allaient boire dans un lieu semblable à celui dans lequel les nécessités de notre sujet nous ont forcé d'introduire nos lecteurs.
Les Tapis francs de la grande Bohême, dont nous parlerons plus tard, sont décorés avec luxe, éclairés à giorno; on n'y rencontre que des gens portant gants jaunes et bottes vernies: est-ce pour cela qu'ils échappent à la surveillance de la police, et ne fait-elle la guerre au vice, que lorsqu'il est couvert de guenilles?
Il existe une notable différence entre les Tapis francs et ces ignobles cabarets dans lesquels vont boire, non-seulement les voleurs qui vont un peu partout, mais les ouvriers dérangés, les cochers de voitures publiques, les souteneurs de filles et les vagabonds, le nom de Tapis franc, n'est pas applicable à ces derniers établissements; il n'est pas nécessaire en effet, d'être franc ou affranchi[94], pour être à la tête d'un établissement, dans lequel on se borne à servir à boire à tous venants.
La police qui visite souvent ces cabarets, y pêche, pour ainsi dire, en eau trouble; à chaque coup d'épervier qu'elle y jette, elle ramène un voleur en recherche, un forçat ayant rompu son ban, cependant elle échoue quelquefois: lorsque cela arrive, elle établit une souricière, mais le maître du cabaret dont l'intérêt est de protéger ceux qui le font vivre, et qui sait que la police donne un peu trop d'extension au proverbe: «Ce qui est bon à prendre, est bon à rendre,» se sert d'un mot d'ordre ou d'un signal, pour avertir sa clientèle lorsque la raille[95] est chez lui: une bouteille posée d'une certaine manière, un pain de quatre livres placé contre les carreaux, etc.
Le vrai Tapis franc, (le nombre de ces établissements dangereux dans tous les grands centres de population, est beaucoup plus considérable qu'on ne le croit généralement), est un lieu connu de la police, qui y exerce une surveillance continuelle, qui, cependant, demeure presque toujours sans résultat; car ceux qui tiennent ces sortes d'établissements, sont de leur côté constamment sur leurs gardes, et font tous leurs efforts pour annihiler des mesures qui doivent leur être fatales.
La profession du maître ou de la maîtresse du Tapis franc, qu'ils soient logeurs, rogomistes, ou maîtres de mauvais lieu, est destinée à voiler l'industrie qu'ils exercent en réalité, celle de recéleurs; c'est au Tapis franc que les voleurs déposent ou fabriquent leurs instruments de travail, qu'ils se déguisent, qu'ils apportent leur butin, qu'ils procèdent aux partages, qu'ils se réfugient sous de faux noms, lorsqu'ils sont trop vivement poursuivis.
Les maîtres de Tapis francs, sont pour les voleurs de profession, ce que la Mère est pour les compagnons du tour de France; le voleur évadé ou libéré, qui veut continuer l'exercice de sa profession, y trouve, sans bourse délier, s'il est connu, ou seulement s'il peut se recommander de quelque voleur fameux qu'il a laissé au bagne ou dans les prisons, un logement, des habits convenables au genre de vol qu'il pratique, des passe-ports, des certificats et les instruments nécessaires, l'homme de peine[96] est admis de droit à prendre part à la première affaire: s'il désire s'abstenir, il reçoit un bouquet[97] de vingt-cinq pour cent sur le produit de la vente du chopin[98].
—Rengraciez[99] dit un homme placé à une table du fond, en s'adressant à tous ceux qui se trouvaient dans la salle, prêtez loches[100].
Le bourdonnement des conversations particulières, cessa tout à coup et chacun se rapprocha de l'homme qui venait de parler.
Cet homme, d'une taille élevée et bien prise, paraissait âgé d'à peu près trente à trente-cinq ans, son visage encadré dans un collier de barbe noire parfaitement coupé, avait un caractère particulier de distinction, et il aurait fallu toute la perspicacité d'un observateur attentif, pour découvrir, sur sa physionomie, une certaine expression de dureté, qui devait échapper aux yeux du vulgaire. Son costume se composait d'une veste bleue à boutons noirs en os, d'un large pantalon de coutil à raies rouges, retenu sur les hanches par une ceinture en escot de même couleur; sa chemise de cotonnade à carreaux, était fermée sur sa poitrine par une petite ancre d'argent à facettes, et de dessous son chapeau de cuir verni, de forme très-basse et à larges bords, s'échappaient de grosses boucles de cheveux d'un noir d'ébène.
Cet homme qui portait le costume des conducteurs de bateaux, n'était pas cependant un de ces laborieux ouvriers, car ses mains n'accusaient pas les rudes travaux auxquels ils se livrent.
—Douze plombes crossent à la vergne, l'instant de la décarade[101] est arrivé, continua-t-il, avancez à l'ordre, et que chacun tâche de faire son profit de ce que je vais lui dire; à vous, messieurs les fourlineurs[102].
Deux hommes parfaitement costumés, habit à la française, chapeau Gibus, bottes vernies et le reste, s'avancèrent près de lui.
—Messieurs Mimi et Lenain, c'est vous qui sonderez les valades[103] au foyer de l'Opéra; Dejean la Main d'or et Petit Crépine, seront à l'encarrade[104]; Maladetta et Lion le Taffeur, à la décarrade[105]; vous pouvez sans taffetas vous esbatre dans la trêpe[106], toutes les mesures sont prises en conséquence, de tous les rousses[107] que la police a envoyés au bal de l'Opéra, un seul est à craindre, c'est le coup de deux[108]; au reste, c'est le seul qui vous connaisse; mais le grand Richard est chargé de ne pas le quitter, et lorsqu'il le verra se diriger de votre côté, il vous fera le saint Jean[109] et vous rengracierez, il faudra que ce rousse ait bien du vice, s'il vous paume marron[110] voilà vos taillebins d'encarrade, camoufflez-vous avec des doubles vanternes[111], et bonne chance.
Vous, Robert et Cadet Vincent, mettez une blouse par-dessus vos vêtements, allez à la flan[112] et ne passez pas sans vous arrêter devant les boucards bons à esquinter[113]. Voilà un jeu de carouble et une ripe[114] dont vous me direz des nouvelles.
Les charrieurs à la mécanique[115] ne sortiront que vers deux ou trois heures pour épouffer[116] les panés qui quitteront le bal sans roulotte[117].
Les Goupineurs de poivriers[118] et les saute-dessus peuvent se donner de l'air; Délicat et Coco-Desbraises exploiteront les boulevards et le quartier du Temple, Biscuit et Cornet tape Dur les rues environnant les halles.
Les deux mômes[119] et Lasaline iront à la chasse aux bleus[120], surtout, mes amis, pas d'esgard[121] et que chacun respecte notre devise: probité quand même.
Ce discours de l'homme au costume de marinier que nous n'avons rapporté que parce qu'il nous fournissait l'occasion de nommer quelques-uns des personnages qui doivent figurer dans cette histoire, fut débité tout d'une haleine, d'une voix brève et avec un accent qui ne permettait pas à l'observation le droit de se faire place, il fut écouté avec la plus sérieuse attention, et lorsqu'il fut achevé, chacun se disposa à se rendre au poste qui lui avait été indiqué.
Le marinier sortit après avoir dit quelques mots à la vieille femme placée au comptoir.
—C'est bien Rupin[122], c'est bien, lui répondit-elle on exécutera tes ordres, mon garçon, voilà un carouble[123], allons, mes poulettes, continua-t-elle en s'adressant à ses odalisques, il y aura gras pendant la sorgue[124] au dodo.
Les femme allèrent se coucher, et il ne resta dans la salle où nous avons introduit le lecteur que ceux qui ne devaient sortir que beaucoup plus tard.
La maîtresse du lieu n'avait pas quitté la place qu'elle occupait et continuait à caresser sa bouteille. La sourde rumeur qui partait de l'arrière-salle n'inquiétait pas la vieille femme qui connaissait par expérience la turbulence de ses habitués.
Un individu dont la physionomie décelait l'odieux caractère, prit la parole après le départ de Rupin, c'était Délicat qui venait d'échanger quelques paroles avec Coco-Desbraises.
—Sommes-nous les larbins[125] de Rupin pour qu'il se donne le genre de nous envoyer au vague[126], dit-il, allez, qu'il nous dit, esquintez les boucards et les cambriolles[127] escarpez les messières et balancez-les à la lance, mais aboulez icigo le pèze, les bogues les bêtes à cornes la blanquette et toute la camelotte; je solirai le tout et je prendrai double fade pour mézigue[128], est-ce juste ça?
—Non, non, ça n'est pas juste, dirent tous ceux qui avaient écouté Délicat.
—Mais ça n'est pas tout, continua ce dernier, il faut coquer leur fade à ces batteurs d'entifles qui ne goupinent que du chiffon rouge, ils nous coquent, c'est vrai, des affaires qui ne sont pas mouchiques, mais pour notre truc cela n'est pas nécessaire; nous trouvons en baladant tout ce qu'il nous faut[129].
—C'est vrai tout de même, reprit un homme que les autres nommaient Mauvais gueux, surnom que du reste il méritait à tous égards. C'est donc pour les regarder faire les mecs[130] que nous courons le risque de nous faire gerber à vioque ou à la passe[131], c'est être par trop melon que de flouer si grand flouant[132] pour des particuliers qui nous nazent[133] lorsqu'ils nous rencontrent dans la rue.
—Et qui vous disent: Monsieur, je n'ai pas l'honneur de vous connaître, si vous leur offrez un petit canon, ajouta Coco-Desbraises.
—Si vous aviez autant de toupet[134] que moi, vous ne coqueriez quelpoique à ces épateurs[135].
—Il ne faut plus risquer notre viande pour ces frileux[136].
—Des frileux! s'écria un individu qui n'avait pas encore parlé, des frileux, vous ne bonniriez pas de pareilles loffitudes si vous les aviez vus à l'ouvrage[137]; des frileux eux qui escarperaient[138] le Père éternel plutôt que de se laisser agrafer[139], au surplus ce n'est pas pendant qu'ils sont absents qu'il faut les écorner[140], quand ils seront là à la bonne heure.
—Ecoutez, Vernier les bas bleus, si vous voulez vous faire esquinter[141], reprit Délicat, allez-vous y faire mordre, Rupin et ce brigand de Provençal vous arrangeront comme ils ont arrangé le grand Louis et Charles la belle cravate.
—Vous me faites tous suer avec vos boniments[142], dit Mauvais gueux, c'est-y donc si difficile que de se débarrasser de ces messieurs, si vous voulez me faire none[143], je me charge de régler leur compte.
—C'est-ty du flan[144], dit Coco-Desbraises, si c'en est, je vais vous communiquer une idée lumineuse.
—Voyons ton idée, ton idée, s'écrièrent-ils tous.
—Eh bien! si vous êtes tous d'accord il y aura un bon chopin[145] et sans morasse[146]. On filera[147] ces deux particuliers de sorte qu'on saura où ils perchent[148], on restera à la planque[149] très-tard et le lendemain on sera à leur porte à six heures du matin pour les voir décarrer[150], à la première occasion, on les estourbira[151], et lorsqu'ils seront refroidis[152], on enquillera[153] chez eux.
—Bravo! bravo! s'écria toute la bande.
—Que ceux qui veulent qu'on refroidisse les Rupins lèvent la main, dit Délicat.
Tous, hormis Vernier les bas bleus, imitèrent Délicat; cette opposition au désir général suscita une tempête contre cet homme.
—Ah! vous voulez escarper[154] vos camarades pour les grinchir[155], dit-il à ces brigands; ils vous commandent, dites-vous, et cela ne vous convient pas, alors travaillez[156] seuls, mais escarper des hommes qui vous donnent chaque jour des leçons à l'aide desquelles vous pouvez grinchir presque impunément. C'est de la reconnaissance à la Capahut[157], mais votre projet ne s'accomplira pas, j'avertirai Rupin.
—Si nous t'en laissons le temps, s'écria Coco-Desbraises.
Durant le temps qu'avait duré cette discussion plusieurs litres avaient été vidés, aussi les cerveaux étaient-ils très-échauffés, l'opposition de Vernier les bas bleus fut donc on ne peut plus mal accueillie.
—Non! nous ne te laisserons pas le temps de prévenir les rupins, dit Délicat.
—C'est cela, ajouta Mauvais gueux, il faut le buter[158].
Vernier les bas bleus n'était pas homme à se laisser intimider; cependant, tous les bandits s'étant armés de couteaux, allaient, excités par Délicat, Mauvais gueux et Coco-Desbraises, se précipiter sur lui, il comprit que ce serait folie qu'essayer de résister seul à une dizaine d'hommes animés par le vin et la colère: il recula jusqu'à la porte de la boutique, qu'il ouvrit précipitamment, et se sauva par la petite rue des Teinturiers.
Les agresseurs, qui ne voulaient pas engager dans la rue une lutte qui aurait infailliblement attiré du monde sur le lieu de la scène, n'avaient point songé à poursuivre Vernier les bas bleus; cependant celui-ci qui croyait les avoir tous à ses trousses, courait avec tant de vélocité, qu'il renversa deux femmes en traversant la rue de la Tannerie.
La surprise, la douleur et la crainte firent jeter des cris perçants à ces deux femmes; elles demandaient du secours, mais le plus profond silence régnait dans cette rue déserte et mal éclairée, dont l'aspect sinistre augmentait encore leur anxiété: l'une d'elles étant parvenue à se relever, faisait de vains efforts pour aider sa compagne à l'imiter, sans pouvoir y parvenir, celle-ci qui sentait ses forces l'abandonner, dit à son amie:
—Hâte-toi, ma chère Laure, frappe à la porte la plus voisine, je meurs si je ne suis bientôt secourue. Eperdue, Laure courut d'abord à l'extrémité de la rue afin de chercher le cocher de la voiture qui les avait amenées. Malheureusement elle ne le trouva pas; elle revint de suite à la place où était restée son amie, à laquelle la douleur et la crainte arrachaient des larmes. Laure, en regardant autour d'elle, crut remarquer une faible lumière à l'intérieur de la maison d'où était sorti l'homme qui les avait renversées; elle frappa à la porte avec ses poings, personne ne répondit; impatientée, elle ramassa par terre un morceau de platras et frappa de nouveau à coups redoublés.
—Sainte mère de Dieu qué qui cogne si tard? répondit de l'intérieur une voix dont toutes les cordes paraissaient cassées. Quoiqu'vous voulez?
—Du secours pour une dame qui vient d'être blessée! répondit Laure d'une voix suppliante.
—Pas si cher on aquige à la lourde[159]! dit la même voix.
La porte fut ouverte et la femme que nous connaissons déjà parut sur le seuil; elle tenait à la main une espèce de lampion, dont la flamme tremblotante semblait prête à s'éteindre. Un mouvement de surprise et d'intérêt, tout à la fois, se peignit sur la physionomie de la mère Sans-Refus (la tavernière avait reçu de ses habitués ce surnom qui indiquait sa constante bonne volonté), à la vue de la jeune fille dont la gracieuse physionomie, éclairée par les pâles rayons que projetait le lampion, rappelait les délicieuses créations qui se détachent sur les fonds obscurs d'Esteban Murillo.
Laure, avait été sur le point de fuir à l'aspect ignoble et repoussant de cette femme, mais elle se rappela que son amie attendait des secours et elle surmonta la répugnance qu'elle éprouvait.
—Ous donc qu'elle est vot'dame que j'lui porte queuque chose pour la ravigoter, j'sommes heureuse, ma petite chatte, d'pouvoir être utile à des jolies jeunesses comme vous.
En achevant ces mots la mère Sans-Refus prit une bouteille, versa de l'eau-de-vie dans un verre, prit son lampion de l'autre main et dit à Laure:
—A c't'heure, allons voir c'te dame, que je la soulage.
Laure la conduisit près de son amie qui s'était enveloppée de sa pelisse et attendait avec résignation qu'on vînt la secourir.
La vieille femme posa son lampion sur les gravois, dont une partie servait de siége à la comtesse Lucie de Neuville (ainsi se nommait la femme blessée); puis elle lui offrit le breuvage qu'elle avait apporté.
—Merci! merci! bonne dame, je n'ai besoin de rien, dit-elle en repoussant le verre; aidez-moi, seulement, à gagner ma voiture.
La mère Sans-Refus lampa la liqueur et mit le verre dans la poche de son tablier.
—Entrez un instant chez moi, dit-elle; vous serez mieux que dans la rue.
Laure et la mère Sans-Refus, soulevèrent la comtesse, qui fut introduite dans la boutique, éclairée seulement alors par la faible lueur qui se faisait jour à travers les carreaux de papier huilé de la cloison.
La mère Sans-Refus, qui avait replacé son lampion dans la niche pratiquée dans un mur de refend pour le recevoir, examinait avec intérêt les traits de la comtesse.
—Doux Jésus! se disait-elle... Est-elle giroffle la rupine[160], aussi giroffle que ma pauvre Nichon. Qué broquille[161], qué bride[162], qué chouette pelure sur ses endosses[163], qué chance qu'elle n'ait pas été rembroquée[164] par les fanandels[165], ils l'auraient grinchie d'autor[166], mais ils n'auront que nibergue[167], les scélérats.
La comtesse se trouvait un peu mieux et elle essayait de se lever; la mère Sans-Refus s'y opposa.
—N'grouillez pas, lui dit-elle, vous vous feriez du mal, vous êtes ici plus en sûreté que chez le curé de la paroisse; nous allons, votre amie et moi, chercher votre cocher, et puis après nous vous conduirons à votre voiture, ça n'sera pas long: au surplus soyez sans crainte, j'vas brider le boucart[168].
La mère Sans-Refus frappa sur la cloison et dit seulement ces deux mots: du maigre[169].
Cela fait, elle sortit, emmenant Laure avec elle.
Lucie demeura seule et attendit quelques instants avec résignation; cependant elle n'était pas tranquille, elle éprouvait un sentiment de terreur indéfinissable qu'augmentait encore l'aspect misérable de tout ce qui l'entourait, tout à coup le bruit confus de plusieurs voix venant de la pièce formée par la cloison, frappa son oreille, elle réunit toutes ses forces pour s'en approcher, puis se cachant, se blottissant, pour ainsi dire, derrière l'espèce de comptoir près duquel l'avait fait asseoir sa singulière hôtesse, et retenant son haleine, émue, tremblante, elle écouta!...
Les individus cachés par la cloison, parlaient à voix basse, Lucie ne pouvait donc saisir que quelques-unes de leurs paroles, qui, du reste, ne disaient rien à son imagination, c'était un mélange confus de mots hétéroclites, de locutions vicieuses entremêlées d'horribles blasphèmes.
De plus en plus épouvantée, Lucie comprit enfin l'affreuse position dans laquelle elle se trouvait placée, à chaque instant elle s'attendait à devenir victime des hommes qu'elle entendait dans la pièce voisine; en ce moment la porte pratiquée dans la cloison s'ouvrit; Lucie se crut perdue; elle eut cependant assez de présence d'esprit pour conserver sa position, un homme vint allumer sa pipe au lampion que la mère Sans-Refus avait replacé dans sa niche, tout en répondant à un individu resté dans l'arrière salle:
—Foi de Coco Desbraises! dit-il, si elle me fait des traits, je lui faucherai le colas[170].
Lucie, sans bien comprendre le sens de ces paroles, devina cependant, à l'accent de celui qui venait de les prononcer, qu'elles renfermaient une horrible menace, elle fit un léger mouvement, l'homme tourna la tête vers le comptoir comme s'il avait entendu quelque bruit, et, à la lueur du papier enflammé avec lequel il avait allumé sa pipe, et qu'il avait jeté sur le sol, ayant éclairé la place où se tenait Lucie, elle vit distinctement, sous le comptoir derrière lequel elle s'était accroupie, le cadavre d'un homme jeune encore, enveloppé seulement d'une mauvaise serpillière: l'homme attendit un instant, puis il entra dans la salle en disant:
—Allons, mes bijoux, un glacis d'eau d'aff[171].
Une sueur froide, dont les gouttes abondantes ruisselaient sur son visage, inonda le corps de Lucie, tout son sang reflua vers son cœur; mais puisant du courage dans l'excès même du péril, elle ne perdit pas totalement l'usage de ses sens; à chaque instant cependant elle croyait entendre sonner sa dernière heure, les minutes lui paraissaient des siècles, mille affreuses images traversaient son imagination; pourquoi l'avait-on enfermée? pourquoi avait-on emmené sa compagne? elle allait être volée, assassinée peut-être; enfin sa terreur devint si grande, qu'elle allait crier pour implorer du secours, lorsque le bruit de la clé tournant dans la serrure, la rappela à elle. Voulant savoir si enfin c'était son amie et la vieille femme, elle leva la tête, et à la faible lueur du réverbère à laquelle donnait passage la porte qui était demeurée entr'ouverte, elle aperçut un homme sur le seuil, c'était celui auquel nous avons entendu la mère Sans-Refus donner le nom de Rupin; sa main droite était appuyée sur la clé restée dans la serrure, dans l'autre il tenait un rouleau de ces petits cordages dont se servent habituellement les mariniers; il restait immobile sur le seuil, comme s'il attendait l'arrivée de quelqu'un.
Le son de plusieurs voix et le bruit d'une voiture vinrent fort à propos ranimer quelque peu le courage de Lucie, que tant d'émotions avaient brisée; elle fit un mouvement involontaire, l'attention de l'homme fut éveillée; il se retourna, et ses regards se dirigèrent vers la place occupée par Lucie; la blancheur de ses vêtements et le feu de ses diamants, qui brillaient dans l'ombre, la trahirent.
Rupin s'approcha d'elle vivement, il lui saisit les deux mains en s'écriant: «Tron de l'air, qu'elle est chouette la menesse[172], c'est du fruit nouveau que d'allumer une calège de la haute dans le tapis de la mère Sans-Refus[173]. N'ayez pas peur, belle étrangère, nous connaissons les manières qu'il faut employer avec les calèges[174]; vous serez traitée avec égards et politesse.
—De grâce, laissez-moi sortir d'ici, lui répondit Lucie, laissez-moi sortir, je vous en supplie.
—Oui, tu sortiras, bel ange, mais avant de sortir, il faudra payer le passage, allons, embrasse-moi. Et, joignant le geste aux paroles, il saisit Lucie par la taille.
La jeune femme jeta un cri perçant, la porte du repaire intérieur s'ouvrit et la boutique se trouva tout à coup encombrée par une foule d'individus, porteurs de sinistres physionomies, l'un d'eux, qui tenait une chandelle à la main, s'approcha de Lucie, et déjà il allongeait la main pour saisir son collier.
Rupin le repoussa brusquement, et changeant subitement de ton et de langage:
—Oh! pardonnez-moi, madame, dit-il à Lucie, mais par quel hasard une femme de votre monde se trouve-t-elle à cette heure dans un pareil lieu?
Lucie n'eut pas le temps de lui répondre; Laure et la mère Sans-Refus entraient à ce moment dans la boutique, suivies de plusieurs individus attirés par ses cris; l'un d'eux voulut saisir Rupin, mais celui-ci, doué d'une vigueur peu commune, se débarrassa facilement de son agresseur qui alla tomber sur le comptoir; le choc fut si rude, que les verres, les bouteilles et les mesures d'étain tombèrent sur le sol avec un bruit épouvantable.
La mère Sans-Refus entendit dans le lointain le bruit des pas mesurés d'une patrouille.
—Enquillez à la planque, la sime aboule icigo[175], s'écria-t-elle.
Rupin et les autres malfaiteurs disparurent par l'arrière-salle, et il ne restait plus dans la boutique, lorsque la patrouille arriva, que les curieux attirés par le bruit.
Lucie, soutenue et guidée par Laure, avait profité du trouble pour s'esquiver et rejoindre la voiture qui les avait amenées, elle donna cependant sa bourse à la mère Sans-Refus, dont l'étrange et dangereuse hospitalité fut généreusement payée.
Une demi-heure après, cette scène, qui avait duré moins de temps qu'il ne nous en a fallu pour essayer de la décrire, Lucie et Laure rentraient chez elles.
III.—Les voleurs aristocratiques.
La haute pègre[176] est une association d'hommes qui, dans la guerre qu'ils font à la société, se sont donné l'un à l'autre des preuves de dévouement et de capacité, qui exercent depuis déjà longtemps, qui ont inventé ou pratiqué avec succès un genre quelconque de vol; le pègre de la haute[177] fera voler, mais il ne volera pas lui-même un objet d'une importance minime, il croirait compromette sa dignité d'homme capable; il ne fait que des affaires importantes, et méprise ceux qui volent des bagatelles; ceux-là, il les domine.
A une époque qui n'est pas éloignée, les pègres de la haute avaient leurs lois, lois qui n'étaient écrites dans aucun code, mais qui, cependant, étaient plus exactement observées que la plupart de celles qui régissent notre ordre social; ces lois sont maintenant tombées en désuétude, mais encore aujourd'hui le pègre de la haute, qui n'a pas trahi ses camarades au moment du danger, n'est pas abandonné par eux lorsqu'à son tour il se trouve dans la peine[178]; il reçoit des secours en prison, au bagne, et quelquefois même au pied de l'échafaud.
On rencontre partout le pègre de la haute, au Coq hardi[179] et à la Maison dorée, au bal Chicard[180] et au balcon du théâtre italien; qu'il soit vêtu d'un costume élégant, d'une veste ronde, ou seulement d'une blouse, il porte convenablement le costume que les nécessités du moment l'ont forcé d'adopter; il sait prendre toutes les formes et parler tous les langages; celui de la bonne compagnie lui est aussi familier que celui des bagnes et des prisons.
Le pègre de la haute aime son métier et les émotions qu'il procure, et une qualité qu'on ne peut lui refuser est celle d'excellent jurisconsulte; aussi il ne procède pour ainsi dire que le code à la main, et s'il a adopté un genre particulier de vol, il acquiert bientôt une telle habileté, qu'il peut en quelque sorte exercer impunément; cela est si vrai que ce n'est qu'à des circonstances imprévues on des délations qu'on a dû l'arrestation de ceux d'entre eux qui ont comparu devant les tribunaux.
Plusieurs nuances distinguent entre eux les pègres de la haute: la plus facile à saisir est celle qui sépare les voleurs parisiens des voleurs provinciaux; les premiers n'adoptent guère que les genres qui demandent de l'adresse et de la subtilité, la tire[181], la détourne[182]; les seconds, au contraire, moins adroits, mais plus audacieux, seront caroubleurs[183], vanterniers[184] ou roulottiers[185]. Mais il existe des organisations encyclopédiques, aussi les grands hommes de la corporation exercent-ils indifféremment tous les genres, rien ne leur paraît difficile; ils ne reculent devant quoi que ce soit. Souvent même leur tête est l'enjeu de la partie qu'ils jouent contre la société.
Introduisons maintenant le lecteur dans un cabinet de travail qui fait partie d'un joli petit hôtel du faubourg Saint-Honoré; les tentures et les rideaux sont de couleur sombre, mais ornés d'embrasses et de crépines d'argent; sur les murs sont attachés quelques tableaux de nos premiers maîtres, la cheminée en marbre griotte d'Italie, sur laquelle on a placé une pendule formée d'un seul bloc de marbre noir et deux coupes délicieusement ciselées, est surmontée d'une immense glace, encadrée seulement d'une étroite baguette de cuivre argenté. Les meubles en palissandre sont ornés d'incrustations en argent; sur les rayons d'une élégante bibliothèque sont rangés, richement reliés, les meilleurs ouvrages de notre littérature; en un mot, le goût le plus sévère a procédé à l'ameublement et à la décoration de cette pièce.
Devant un bureau à cylindre, couvert de papiers, de journaux, de brochures et de ces mille superfluités qui sont indispensables pour constituer un luxe bien entendu, est assis un homme enveloppé dans une élégante robe de chambre; il tient entre ses mains un petit carnet d'écaille, enrichi d'incrustations en or, qu'il examine avec beaucoup d'attention.
A quelque distance, assis sur un fauteuil à la Voltaire, avec tout le laisser aller d'un ami intime, est un homme plus âgé que celui dont nous venons de parler, cependant le sans façon de ses manières peut paraître quelque peu extraordinaire, car son costume noir des pieds à la tête, sa culotte courte, ses bas de soie, ses souliers à petites boucles d'or annoncent sinon un domestique, du moins un subalterne.
L'homme placé devant le bureau est monsieur le marquis de Pourrières, auditeur au conseil d'Etat et chevalier de l'ordre royal de la Légion d'honneur. Cependant cet homme ne nous est pas inconnu, nous l'avons rencontré chez la mère Sans-Refus, donnant sous le nom de Rupin des instructions à une bande de malfaiteurs.
Un moment, lecteur; quel que soit votre étonnement, ne criez pas encore à l'invraisemblance, on ne rencontre pas, il est vrai, des grands seigneurs dans les bouges infâmes du Paris moderne, à moins qu'ils n'y soient allés pour y étudier des mœurs exceptionnelles; mais souvent il arrive que les habitants de ces bouges quittent tout à coup leur place pour prendre celle des grands seigneurs sans que cependant ils renoncent à cultiver leur ancienne industrie.
C'est un fait fâcheux, mais il existe. Il y a dans le meilleur monde, dans la plus haute société, des hommes sortis des bagnes et des prisons du royaume; à chaque pas que vous faites dans un salon vous pouvez être coudoyé par un escroc, un voleur, un assassin même. Un ancien forçat, qui certes avait bien mérité la peine à laquelle il avait été condamné, Guy de Chambreuil, était, en 1815, directeur général des haras de France et chef de la police du château. Qui ne se rappelle le fameux Cognard, qui sous le nom du comte de Pontis de Sainte-Hélène, était parvenu à se faire nommer colonel de la légion de la Seine[186].
M. le marquis de Pourrières, auditeur au conseil d'Etat et chevalier de la Légion d'honneur, malgré son hôtel, ses équipages sortis des ateliers du carrossier à la mode, ses magnifiques attelages, son nom, sa place et ses décorations qui lui faisaient ouvrir à deux battants les plus aristocratiques demeures, n'était rien autre chose qu'un des membres les plus distingués de la haute pègre.
Il tenait toujours à la main le petit carnet d'écaille.
—Comprends-tu cela, toi, dit-il à son compagnon; rencontrer une comtesse chez la mère Sans-Refus, une vraie comtesse, vrai Dieu!
—Une vraie comtesse! une vraie comtesse! c'est possible, mais le contraire aussi est possible, tout ce qui reluit n'est pas or, nous sommes nous-mêmes une preuve de la vérité de ce vieux proverbe.
—Mais butor! ne t'ai-je pas fait connaître l'événement qui avait amené là cette femme.
—Tu viens de me parler d'une chute, c'est vrai, mais peux-tu me dire ce que cette comtesse était venue chercher à plus de minuit dans la rue de la Tannerie?
—Non, je sais seulement que cette femme est très-capable d'inspirer une violente passion à un honnête homme; au reste, je me suis trouvé là à propos pour empêcher Délicat de lui faire un mauvais parti, l'éclat de ses diamants avait ébloui le misérable.
—Mais ce que tu as fait n'est pas très-adroit; si vraiment ces diamants étaient aussi beaux que tu le dis, c'est une bonne occasion de perdue, et tous les jours elles deviennent plus rares...
—Mais, maître sot, ne savez-vous pas que la mère Sans-Refus que nous devons ménager, car nous trouverions difficilement un tapis plus commode que le sien, ne veut pas que l'on répande du raisinet[187] chez elle; et puis la bonne femme s'était éprise de cette belle comtesse qui, à ce qu'elle prétend, ressemble à sa fille.
—Est-ce vrai?
—Il y a quelque chose.
—En ce cas, tu dois en être amoureux; c'est ce qui t'arrive chaque fois que tu rencontres une femme qui de près ou de loin ressemble à la petite Nichon.
—Tu sais, mon cher Roman, que les plaisirs ne me font jamais négliger les affaires.
—Est-ce que vraiment tu as l'intention de revoir cette femme?
—Sans doute.
—Mais elle te reconnaîtra!
—Je le crois.
—Elle jasera.
—Qu'est-ce que cela me fait; crois-tu qu'il me sera difficile de justifier à ses yeux ma présence chez la mère Sans-Refus et mon déguisement; autrefois les grands seigneurs allaient aux Porcherons et chez Ramponneau; ils peuvent bien maintenant aller dans les mauvais lieux, c'est tout simple; mais comme il faut avant tout donner à la belle comtesse une bonne opinion de ma personne, je vais lui faire remettre ce carnet dans lequel j'ai trouvé ses cartes et ces deux billets de mille francs.
Le marquis, qui tout en conversant avec Roman, avait écrit quelques mots sur une feuille de papier ambré et timbré à ses armes, mit le carnet, les deux billets de banque et sa lettre sous enveloppe, puis il sonna; un domestique vêtu d'une élégante livrée se présenta.
—Rendez-vous, lui dit-il, chez madame la comtesse de Neuville, vous lui ferez remettre ceci; si l'on vous interroge, vous ne répondrez rien, vous ne direz même pas à qui vous appartenez.
Le domestique s'inclina et sortit.
Roman soupira lorsqu'il fut dehors; la restitution de ces deux billets de mille francs lui paraissait une chose monstrueuse.
Le marquis de Pourrières et Roman continuaient la conversation dont nous venons de donner le commencement, lorsque l'on annonça le vicomte de Lussan.
—Faites entrer, s'écria le marquis, Richard ne pouvait arriver plus à propos, ajouta-t-il en s'adressant à Roman.
Le vicomte de Lussan était un beau jeune homme, d'une taille de beaucoup au-dessus de la moyenne, mais que faisait excuser l'extrême aisance et la grâce parfaite de ses manières.
—Bonjour, marquis, dit-il en saluant de Pourrières avec une politesse tout à fait aristocratique: vous le voyez, je suis exact; je vous apporte votre part et celle de votre fidèle Achate, ajouta-t-il en souriant gracieusement à Roman.
—Y a-t-il gras[188]? répondit celui-ci.
—Vraiment, mon cher Roman, s'écria le vicomte de Lussan, vous êtes insupportable; ne pouvez-vous, lorsque nous sommes entre nous, employer le langage des honnêtes gens; je ne sais si vous êtes comme moi, Marquis, mais je ne puis entendre prononcer un mot d'argot sans me sentir les nerfs agacés.
—Allons, cher vicomte, ne faites pas la guerre à ce pauvre Roman et parlons d'affaires. Que nous apportez-vous?
—Deux mille francs pour vous et Roman.
—Ce n'est guère, dit celui-ci.
La moisson au bal de l'Opéra n'a pas été aussi bonne que nous l'espérions, Maladetta et Lion ne se sont pas trouvés à leur poste.
—Cela m'étonne, dit encore Roman, Maladetta et Lion sont ordinairement très-exacts.
—Leur absence nous a été très-préjudiciable; Robert et Cadet-Vincent ont été assez heureux; ils ont dévalisé complètement la boutique d'un petit orfévre de la rue Pastourelle; les deux enfants et Lasaline ont rapporté quelques manteaux; on a retiré du tout six mille francs, le tiers pour vous et Roman, mille francs pour moi, le reste a été partagé entre les autres.
—Les charrieurs à la mécanique et les autres ont-ils rapporté quelque chose?
—Ils ne sont pas sortis. Vraiment, marquis, vous devriez nous débarrasser de cette canaille.
—Pourquoi? ce sont des gens intrépides qui se contentent de peu et qui seront très-utiles si l'occasion de les employer se présente. Mais parlons d'autre chose. Vous connaissez sans doute, vous qui êtes reçu dans la bonne compagnie, madame la comtesse de Neuville?
—Je suis de toutes ses réunions.
—Ainsi vous pouvez me présenter chez elle.
—Non pas chez elle, cher marquis, mais chez la marquise de Villerbanne, tante de son mari; mais, permettez... pour quelles raisons désirez-vous être présenté à madame de Neuville?
—Cette comtesse ressemble à la Nichon, dit Roman... Et Pourrières qui l'a vue par hasard est devenu amoureux d'elle.
—Diable, diable, mais c'est que moi aussi je suis presque amoureux de madame de Neuville et je ne sais si je dois donner à de Pourrières des armes pour me combattre.
—Comment, vicomte, vous me craignez!
—Oh! ce n'est pas sans peine que je ferai ce que vous désirez.
—Allons donc, mon cher de Lussan, nous agirons chacun de notre côté, le plus heureux ou le plus adroit réussira; mais comme vous êtes plus jeune et beaucoup plus joli garçon que moi, toutes les chances sont en votre faveur.
—Je le souhaite, cher marquis... Au reste, ce que vous désirez sera fait.
Roman, qui depuis quelques instants lisait un journal qu'il avait pris sur le bureau du marquis, jeta tout à coup un cri de surprise:
—Qu'y a-t-il donc? demandèrent en même temps de Pourrières et de Lussan.
—Je ne suis plus étonné de ce que Maladetta et Lion ne se sont pas trouvés à leur poste! dit Roman... Ils sont morts.
—Morts! s'écria de Lussan.
—Oui, morts! ajouta Roman, tout ce qu'il y a de plus mort, écoutez ceci:
«Paris, 10 février 1839.
»Une jeune femme douée de la plus agréable physionomie, habitait avec un jeune homme, un modeste logement de la rue des Lions Saint-Paul. Depuis quelque temps, cette jeune femme qui s'était d'abord fait remarquer par sa pétulance et sa vive gaieté, était triste, et souvent ses voisines remarquèrent le matin l'extrême pâleur de son visage et la trace de larmes répandues, sans doute, pendant la nuit.
»Elle ne répondit jamais aux questions obligeantes qui lui furent adressées. On sut cependant bientôt, que le jeune homme avec lequel elle vivait la maltraitait d'une manière horrible.
»Hier, dans la matinée, elle eut avec lui une violente altercation durant laquelle une voisine, qui, attirée par le bruit, s'était approchée de sa porte, entendit distinctement le jeune homme prononcer ces mots: Je ne changerai pas de conduite pour te plaire.» Cette voisine ne put en entendre davantage. La porte de l'appartement dans lequel se trouvaient les deux jeunes gens, fut ouverte avec précipitation et le jeune homme sortit en disant: «Ne m'attends pas cette nuit, je vais au bal de l'Opéra.»
»Sur les neuf heures du soir, un homme que l'on croit être un ouvrier serrurier, qui portait sur l'épaule cette trousse que l'on nomme communément le sac en ville, et qui tenait à la main un marteau, vint demander dans la maison une demoiselle Elisabeth Neveux. La portière répondit que ce nom lui était inconnu, mais l'ouvrier dépeignit si exactement la physionomie, les allures, le costume habituel de la personne à laquelle il donnait le nom d'Elisabeth Neveux, que la portière l'envoya chez la jeune femme dont nous parlons, qui n'était connue dans la maison que sous le nom de madame Lion.
»L'ouvrier était chez elle depuis environ une heure et demie, lorsque le sieur Lion rentra, accompagné d'un jeune Italien nommé Maladetta, qui venait souvent le voir. Ces jeunes gens n'étaient pas ivres, mais on pouvait sans peine s'apercevoir qu'ils avaient copieusement dîné.
»Quelques instants après, on entendit dans l'appartement du sieur Lion, le bruit des sanglots de la jeune femme, puis des cris perçants. Les voisins accouraient, lorsqu'un homme, l'ouvrier qui était venu demander la dame Lion sous le nom d'Elisabeth Neveux, descendit l'escalier renversant tout ceux qui voulurent s'opposer à son passage et prit la fuite.
»Un horrible spectacle vint épouvanter les regards des premières personnes qui entrèrent dans l'appartement du sieur Lion, les deux hommes que moins d'une demi-heure auparavant, on avait vus pleins de vie et de santé, étaient étendus sur le carreau, morts tous deux et horriblement défigurés par les effroyables blessures qu'ils avaient reçues.
»La justice a été immédiatement avertie et un substitut de monsieur le procureur du roi s'est rendu sur les lieux, accompagné d'un juge d'instruction.
»La jeune femme a été mise sous la main de la justice; cependant les circonstances qui paraissent avoir accompagné cet abominable assassinat ne sont pas de nature à démontrer d'une manière positive sa culpabilité; cependant, lorsqu'on lui a demandé si elle connaissait l'auteur du crime, elle a positivement refusé de donner son nom, bien qu'il soit certain qu'il ne lui est pas inconnu.
»Une circonstance imprévue est venue augmenter les ténèbres qui enveloppaient déjà ce tragique événement. Dans une armoire cachée derrière un secrétaire, on a découvert une énorme quantité de montres, de tabatières, de bijoux de toute espèce. Faut-il conclure de cette découverte, que les deux victimes appartenaient à cette catégorie de voleurs, qu'en termes de police on nomme tireurs ou fourlineurs, ou bien étaient-ils des recéleurs? C'est ce que l'instruction décidera.
»L'assassin a laissé sur le théâtre du crime, l'instrument qui lui a servi pour le commettre; c'est un de ces forts marteaux dont se servent habituellement les ouvriers serruriers. On a aussi trouvé son sac, dans lequel sont ses outils.»
—Il ne reste plus, dit Roman, interrompant sa lecture, que de Pourrières et Lussan avaient écoutée avec beaucoup d'attention, que le commentaire obligé du journaliste.
«Ce crime commis avec tant d'audace, à dix heures et demie du soir, au centre d'un quartier populeux, est venu tout à coup jeter l'épouvante dans la population. Chacun se demande à quoi sert une police, etc., etc.»
—Ce n'est point un escarpe[189] qui a réglé le compte de nos amis, dit Roman, lorsqu'il eut achevé la lecture du journal.
—Je ne regrette pas ces deux individus, répondit de Lussan, les nécessités de notre industrie me forçaient de me trouver souvent avec eux, et je vous assure, cher marquis, que cela me faisait beaucoup souffrir, c'étaient des hommes sans éducation qui n'avaient nulle élégance dans les manières. Je m'étais cependant intéressé à Lion, je l'avais conduit chez mon tailleur, un véritable artiste, peines perdues, mon cher.
—C'étaient de braves garçons, ajouta de Pourrières. Mais, après tout, j'aime mieux les savoir morts qu'arrêtés; c'est beaucoup plus sûr. Les morts sont discrets.
La conversation continua quelques instants encore, puis de Lussan quitta de Pourrières et Roman, après avoir salué le marquis et son ami avec cette grâce et cette urbanité, apanage ordinaire d'un gentilhomme de bonne maison.
IV.—La comtesse de Neuville
Madame de Neuville et Laure de Beaumont, son amie, habitaient rue Saint-Lazare, près celle Larochefoucault, une de ces anciennes et vastes demeures qui ne ressemblent en rien aux constructions de notre époque, auxquelles une main parcimonieuse paraît avoir mesuré l'air et l'espace. Le comte de Neuville, gentilhomme de bonne souche, était, au moment où commence cette histoire, colonel au corps royal d'état-major, et tous ses grades avaient été acquis sur le champ de bataille, toutes les décorations qui brillaient sur sa poitrine, avaient été le prix du sang ou d'une action d'éclat, ce qui n'est pas commun par le temps qui court.
Le comte de Neuville était doué de cette franchise de cœur, apanage ordinaire des hommes qui ont longtemps vécu dans les camps; et les seuls défauts qu'il eût été possible de lui reprocher avec quelque apparence de raison, étaient une extrême susceptibilité et une certaine violence de caractère qui seraient passées inaperçues chez tout autre individu, mais que faisaient remarquer son âge et sa position dans le monde.
Comme on le pense bien, Lucie, en épousant le comte de Neuville, n'avait pas contracté un mariage d'inclination; mais comme elle n'était, avant son mariage, jamais sortie du pensionnat dans lequel elle avait été élevée, elle avait accepté sans éprouver le moindre chagrin un homme que des qualités estimables et un extérieur qui, sans être séduisant, n'était pas dépourvu d'un certain charme, recommandaient suffisamment.
Grâce aux soins éclairés des personnes qui avaient fait son éducation, elle n'avait pas lu les productions échevelées des femmes incomprises de notre époque; aussi elle avait envisagé sa position sans répugnance, et les bonnes qualités de son époux aidant, elle en était venue à éprouver pour lui cet attachement calme et réfléchi qui dure souvent plus longtemps que l'amour, et presque toujours conduit au port après une vie parfaitement heureuse, lorsque des événements imprévus ne viennent pas déranger le cours ordinaire de l'existence.
La comtesse Lucie de Neuville était une très-jeune et très-jolie femme, quelque peu capricieuse, assez volontaire, mais bonne, spirituelle, douée en un mot de cette générosité grande, et de cette parfaite distinction qui paraissent n'appartenir qu'à de certaines individualités.
Lucie avait perdu son père quelques mois après son mariage; son frère aîné, élevé loin d'elle, avait été tué en Afrique lorsqu'elle n'était encore qu'une enfant; son mari était donc le seul homme au monde dont la protection lui fût acquise.
Laure de Beaumont était orpheline, mais un oncle maternel qui habitait une contrée éloignée s'intéressait à elle, et à la fin de chaque semestre faisait tenir à la maîtresse du pensionnat dans lequel elle avait été élevée avec madame de Neuville, une somme assez considérable pour lui assurer tous les soins et tous les égards imaginables.
Lorsque Lucie eut épousé le comte de Neuville, désirant ne pas être séparée de Laure qu'elle aimait et dont elle était aimée, elle avait voulu qu'elle vînt habiter son hôtel et en avait fait son amie et sa compagne de tous les instants.
L'oncle de Laure, dont le comte de Neuville avait sollicité le consentement, avait approuvé cet arrangement, qui permettait à sa nièce de quitter son pensionnat et lui donnait dans le monde une position convenable.
Laure avait dix-huit ans: c'était une blonde charmante, rien n'était plus séduisant que la gracieuse désinvolture de ses mouvements; le bleu azuré de ses yeux faisait excuser la pâleur de son visage, et ses traits, empreints de cette distinction, apanage ordinaire des races privilégiées, décelaient une belle âme; on ne pouvait l'entendre sans éprouver une douce émotion; en un mot, cette jeune fille paraissait être la réalisation d'un de ces rêves qui viennent quelquefois caresser notre imagination lorsque nous avons vingt ans, rêves dorés dont nous conservons toujours le souvenir.
Voilà quelles étaient les deux femmes que nous avons rencontrées chez la mère Sans-Refus. Nous devons maintenant faire connaître à nos lecteurs l'événement qui avait conduit madame de Neuville et sa compagne dans cet ignoble lieu.
Monsieur de Neuville, que le ministre de la guerre avait nommé chef de l'état-major d'une division employée en Algérie, était parti quelques jours auparavant pour se rendre à son poste. Ce départ avait beaucoup contrarié sa jeune épouse, qui redoutait pour lui les dangers qu'il allait courir; mais le colonel, en partant, l'avait rassurée autant du moins que cela lui avait été possible, et ne voulant pas que son absence, pendant la saison des bals et des réunions, privât la jeune femme des plaisirs que sans doute elle avait espérés, il lui avait fait promettre qu'elle irait dans le monde, il lui avait surtout recommandé de ne pas négliger une de ses parentes, la marquise de Villerbanne.
Les salons de la marquise de Villerbanne, qui habitait un des hôtels de la place Royale, étaient un terrain neutre sur lequel se rencontraient tous les hommes distingués de la société parisienne; gentilshommes, artistes, militaires, littérateurs ou diplomates y étaient bien reçus, lorsque des qualités personnelles les rendaient dignes de la position qu'ils occupaient dans le monde; aussi ces réunions étaient-elles brillantes, animées, et, ce qui est rare, on ne s'y ennuyait jamais.
Madame de Neuville et Laure, belles toutes deux d'une beauté différente, toutes deux jeunes et pleines de grâces, étaient les reines de ce salon, dans lequel cependant il n'était pas rare de rencontrer de très-jeunes, très-jolies et très-aimables femmes.
Quelle est la femme; quelque dose de sagesse qu'on lui suppose, qui n'est pas flattée d'être l'objet des hommages empressés d'une foule d'hommes distingués, surtout lorsque ces hommages peuvent paraître désintéressés et provoqués seulement par une admiration vivement sentie.
On ne sera donc pas étonné lorsque nous dirons que toutes les recommandations que monsieur de Neuville avait faites à sa femme, celle de ne pas négliger madame de Villerbanne était la plus exactement observée.
Madame de Neuville et Laure, après avoir donné à leur toilette ce soin consciencieux que de jolies femmes ne négligent jamais, et qui doit ajouter une nouvelle force à la puissance de leurs attraits, attendaient dans le salon que les chevaux fussent attelés au coupé, lorsque Paolo entra.
Paolo avait trente-cinq ans, il était depuis six ans au service du baron de Noirmont, père de madame de Neuville, lors du mariage de celle-ci. C'était un savoisien dont plusieurs années de séjour à Paris n'avaient pas changé les mœurs primitives, bon, franc, loyal, plein de dévouement, type de ces domestiques que l'on ne rencontre maintenant que dans les romans ou dans les opéras-comiques, il se croyait un des membres de la famille qu'il servait, il respectait monsieur de Neuville, il aimait sa jeune maîtresse.
Il était entré dans le salon pour annoncer que les chevaux allaient être prêts dans quelques minutes, cela fait il resta, Lucie devina qu'il avait quelque chose à lui dire.
—Vous avez quelque chose à me dire, Paolo, lui dit-elle en accompagnant ces paroles du plus gracieux sourire.
—C'est vrai, madame la comtesse, mais je ne sais si je dois...
—Allons, ne craignez rien et expliquez-vous.
—Paolo sortit une lettre de la poche de son gilet: On m'a prié de vous remettre cette lettre, mais elle vient d'une personne à laquelle monsieur le comte a fait défendre la porte de l'hôtel, à mademoiselle de Mirbel et je n'ose...
—Une lettre d'Eugénie, dit Lucie, après ce qui s'est passé.
—Cette lettre vient de m'être remise par une vieille femme en guenilles, mademoiselle de Mirbel est, à ce qu'elle assure, très-malade et très-malheureuse, j'ai pensé que madame la comtesse... Les yeux du bon serviteur étaient pleins de larmes, madame de Neuville vit qu'il n'osait pas lui dire tout ce qu'il savait.
—Vous avez bien fait, Paolo, lui dit-elle, donnez-moi la lettre de mademoiselle de Mirbel, laissez-nous maintenant, je sonnerai si j'ai besoin de vous.
—Tu n'as pas oublié Eugénie de Mirbel, dit madame de Neuville après avoir parcouru la lettre qu'elle avait décachetée.
—Eugénie de Mirbel, répondit Laure, une jolie brune qui est entrée dans le monde quelques mois après mon arrivée au pensionnat.
—Oui, je sais maintenant pourquoi monsieur de Neuville m'a défendu de la recevoir, ah! les hommes ont bien peu d'indulgence pour les fautes qu'ils nous font commettre, écoute ceci:
«Avez-vous oublié, celle qui fut votre amie lorsqu'elle était rieuse et innocente jeune fille? je ne le crois pas. S'il en est ainsi, si vous avez conservé le souvenir de la pauvre Eugénie de Mirbel, au nom de tout ce que avez de plus cher au monde, je vous en supplie, venez à mon secours, ou plutôt venez au secours de mon enfant. Il faut, Lucie que je sois bien misérable pour oser vous écrire après ce qui s'est passé, si j'étais seule à souffrir, si je n'avais pas à côté de moi, sur le grabat que je ne dois plus quitter, une faible et innocente créature, qui elle aussi va mourir si personne ne vient la secourir, j'aurais eu assez de courage pour quitter la vie sans presser une main amie, sans rencontrer pour m'aider à mourir, un regard affectueux; mais je suis mère! Lucie, puissiez-vous ne jamais connaître les horribles souffrances d'une mère qui ne peut rien faire pour son enfant, qui va mourir à côté d'elle de froid et de faim. De froid et de faim, Lucie! Si vous craignez de désobéir à monsieur de Neuville, lisez-lui ma lettre, mettez-vous à genoux devant lui, dites-lui que l'on pardonne beaucoup à ceux qui vont mourir, et il vous laissera venir, mais au nom du ciel, au nom de votre respectable père qui était l'ami du mien, hâtez-vous; mes seins sont desséchés, ma pauvre petite fille pleure et je n'ai pas seulement un sou, un sou! pour lui acheter un peu de lait.»
—Partons de suite, Lucie, dit Laure lorsque madame de Neuville eut achevé la lecture de cette lettre; partons de suite, si M. de Neuville était ici, il viendrait avec nous, j'en suis sûre.
—Oh! oui, répondit Lucie, M. de Neuville m'a défendu de voir Eugénie, et il avait raison, mais elle n'était pas malheureuse alors.
Lucie et Laure jetèrent une pelisse sur leurs épaules puis madame de Neuville sonna, ce fut Paolo qui se présenta.
—Vous allez me chercher un fiacre sur la place la plus voisine, vous le conduirez près de la petite porte du jardin, rue Larochefoucault, où vous m'attendrez, lui dit-elle.
Bien qu'elle n'eût pas l'intention de cacher à son mari la démarche qu'elle allait faire, madame de Neuville croyait devoir se servir d'une voiture de place, afin de ne pas se trouver, pour ainsi dire, obligée de déduire à ses gens, les raisons qui l'engageaient à visiter une personne qui demeurait dans la rue de la Tannerie, au lieu d'aller passer la soirée chez madame de Villerbanne.
La soirée était déjà avancée, lorsque Lucie et Laure montèrent en voiture après avoir traversé le vaste jardin de l'hôtel.
—Cette pauvre Eugénie, disait madame de Neuville en montant en voiture, il faut qu'elle soit bien malheureuse, pour s'être déterminée à m'écrire une lettre semblable à celle que je viens de recevoir; oh! mon amie, combien nous devons nous trouver heureuses, si nous comparons notre sort à celui de la pauvre Eugénie de Mirbel.
La comtesse ne dit plus rien pendant tout le temps que le fiacre mit à franchir l'espace qui sépare la rue Saint-Lazare de la rue de la Tannerie; le sort malheureux de son ancienne amie paraissait l'affecter vivement, et Laure, sur laquelle la tristesse qui assombrissait ses traits paraissait réagir, n'osait troubler ses réflexions.
On démolissait en ce moment, dans la rue de la Tannerie, les vieilles masures qui ont fait place aux constructions nouvelles, qui avoisinent maintenant la place de l'hôtel de ville; la rue, déjà étroite, était encombrée de gravois, qui la rendait impraticable aux voitures, aussi avait-elle été barrée; les deux femmes avaient donc été forcées de laisser le fiacre qui les avait amenées au coin de la rue Planche-Mibray.
Elles trouvèrent sans difficulté la demeure d'Eugénie de Mirbel, la pauvre fille n'avait pas fait une peinture exagérée de son affreuse misère, dont l'aspect navra le cœur de madame de Neuville.
Les murs de la mansarde qu'elle habitait étaient nus, et le vent s'y frayait un passage, malgré les tampons de chiffons avec lesquels on avait essayé de remplacer les vitres absentes, du châssis d'imposte qui éclairait ce galetas, Eugénie était couchée sur un mince matelas d'étoupes, posé sur un mauvais lit de sangle, et couverte seulement d'une légère couverture de coton, jadis blanche; elle tenait entre ses bras une jolie petite fille âgée au plus de trois mois, les yeux de la pauvre mère, profondément enfoncés dans leur orbite et entourés d'un cercle noir, annonçaient qu'elle était en proie à une fièvre dévorante.
—Ah! te voilà, dit-elle lorsqu'elle vit entrer madame de Neuville suivie de Laure; je croyais que tu ne viendrais pas, je suis si malheureuse!
—Ma pauvre Eugénie! s'écria Lucie en fondant en larmes, oh! oui, tu es bien malheureuse!... Mais pourquoi ne m'as-tu pas écrit plus tôt?
—Ecoute, Lucie, je vais mourir, dit Eugénie en attirant vers elle la comtesse de Neuville pour lui montrer son enfant; je vais mourir, mais tu prendras soin de ma fille; tu me le promets, n'est-ce pas?
—Non, tu ne mourras pas, ma pauvre amie, tu es jeune, la nature est forte à ton âge.
Eugénie secoua tristement la tête.
—Occupe-toi de ma fille, dit-elle en mettant son enfant entre les bras de la comtesse.
Lucie envoya chercher un médecin, une garde, fit acheter tout ce qui était nécessaire pour attendre qu'Eugénie eût repris assez de forces pour pouvoir être transportée dans une maison de santé: elle donna un peu d'argent à la vieille femme qui avait apporté la lettre de son ancienne amie; tous ces soins avaient nécessité un temps assez long, aussi était-il près de minuit lorsqu'elle quitta son amie, en lui promettant de venir la voir dans la journée du lendemain. Le lecteur sait comment elle fut, ainsi que Laure, renversée par Vernier les bas bleus, qui se sauvait de chez la mère Sans-Refus à la suite d'une querelle, et quelles furent les suites de cette chute.
Une demi-heure après sa sortie de chez la mère Sans-Refus, la comtesse de Neuville, ainsi que nous l'avons dit, rentrait à son hôtel, avec Laure, par la petite porte du jardin, près de laquelle, fidèle à la consigne qu'il avait reçue, Paolo était démeuré en faction.
La blessure de madame de Neuville, sans être très-grave, nécessitait cependant des soins immédiats; elle fit donc appeler de suite le docteur Matheo, médecin ordinaire de l'hôtel.
Les remèdes du docteur l'avaient beaucoup soulagée; cependant, ainsi que cela arrive souvent lorsque l'on vient d'éprouver de violentes sensations, elle passa une nuit très-agitée; des songes qui retraçaient à son esprit les événements qui venaient de se passer, vinrent troubler son sommeil; et lorsqu'elle s'éveillait le front baigné de sueur, la pensée des dangers qu'elle avait courus, et auxquels elle avait exposé sa jeune amie, venait porter le trouble dans tous ses sens.
Toutes ses inquiétudes redoublèrent lorsqu'elle s'aperçut qu'on lui avait volé un petit carnet orné d'incrustations qui contenait, outre ses cartes, deux billets de banque de mille francs.
Laure, qui avait passé la nuit près d'elle, et à laquelle elle faisait connaître cette circonstance, et les craintes qu'elle lui inspirait, cherchait à la consoler de son mieux. Nous avons commis, lui disait Lucie, une grave inconséquence en nous risquant à une heure indue dans un quartier désert...
—A-t-on le temps de penser à tout, lorsqu'il s'agit de faire une bonne action? lui répondit Laure. Au reste, c'est sans raison que tu t'inquiètes; celui qui a volé ton carnet ne s'attachera sans doute qu'à la valeur des billets.
—Mais cet homme, d'abord si brutal et qui a pris si subitement le ton, les manières et le langage d'un homme du monde, et qui a empêché l'un de ceux qui sont sortis de la salle du fond de me prendre mon collier, qui peut-il être?
—Sans doute un honnête ouvrier qui n'a pas voulu voir commettre en sa présence un vol qu'il pouvait empêcher.
—Tu te trompes, Laure, cet homme n'est pas un ouvrier, et je ne sais pourquoi, mais ce que je crains le plus, c'est que ce soit entre ses mains que soit tombé mon carnet.
—De grâce, tranquillise-toi, ma chère Lucie, il y a mille à parier contre un que ce que tu crains n'arrivera pas.
Laure parlait encore, lorsqu'une femme de chambre annonça le valet qui avait été expédié par le marquis de Pourrières, madame de Neuville brisa le cachet armorié du paquet qui lui fut remis, et en ouvrit l'enveloppe en tremblant, il contenait le carnet, les deux billets de banque, et parmi les cartes, un petit billet dont voici le contenu:
«Je bénis le ciel qui a fait tomber entre mes mains le carnet que vous avez perdu dans la maison où je vous ai rencontrée; j'espère, madame la comtesse, qu'il me sera permis de vous présenter mes hommages en un lieu plus convenable.»
La comtesse ne put rien apprendre du domestique qu'elle voulut questionner elle-même, il obéit scrupuleusement à la consigne qu'il avait reçue.
Les armes qui ornaient la lettre et la main qui l'avait tracée, étaient tout à fait inconnues à madame de Neuville.
V.—Les débuts d'un grand homme.
Un marchand de nouveautés et de mercerie, et sa femme, habitaient depuis plusieurs années une jolie petite maison de la rue des Consuls à Toulouse.
Le succès avait couronné la constante activité et la loyauté bien connue de ce marchand qui, petit à petit, était devenu un négociant recommandable et avait acquis une fortune qui, chaque jour, devenait plus rondelette; le père Salvador, il se nommait ainsi, avait longtemps désiré un enfant, enfin le ciel avait exaucé ses vœux et après dix ans d'union, son alerte et intelligente ménagère avait donné le jour à un fils dont la venue ici-bas avait été célébrée par une fête à laquelle avaient été conviés tous les amis et voisins.
Un de ces repas homériques comme il ne s'en fait qu'en province, repas qui durent plusieurs heures pendant lesquelles on débouche les vieilles bouteilles réservées pour les grandes occasions, et dont on conserve le souvenir pendant plusieurs années avait couronné la fête.
Le fils du père Salvador, à quatorze ans, paraissait en avoir dix-huit, tant il était grand et bien constitué. Les jeunes filles remarquaient déjà la régularité de ses traits, ses beaux yeux bleus et ses magnifiques cheveux blonds dont les longues boucles tombaient jusque sur ses épaules.
La nature avait accordé au jeune Salvador ses plus précieuses faveurs, son intelligence n'était pas au-dessous des agréments de sa personne, aussi avait-il obtenu au collège les plus éclatants succès, à quinze ans il allait passer son examen de bachelier ès-lettres, et ses parents, dont il était l'orgueil et la joie, voulaient en faire un avocat. «Notre fils sera bien sûr un avocat distingué, et maintenant un avocat distingué peut tout espérer,» disait souvent à sa ménagère le bon père Salvador, qui lisait les journaux du temps et qui n'était pas aussi simple que le prétendaient ses voisins.
La maison du père Salvador était assez vaste pour qu'il lui restât quelques chambres sans emploi; l'honnête négociant qui savait tirer parti de tout, avait fait meubler ces chambres, qu'il louait soit à des marchands étrangers, soit à des officiers de la garnison, mais le père Salvador n'admettait pas tout le monde au nombre de ses locataires, en fait de marchands, il ne recevait que ceux qui se recommandaient d'un de ses correspondants; il ne voulait en fait d'officiers que ceux dont l'âge et le grade pouvaient garantir la conduite, une seule fois, il avait dérogé à ses habitudes; un homme qui s'était dit négociant à Marseille, et dont au reste les papiers de sûreté étaient parfaitement en règle, s'était présenté chez lui sans être porteur de la recommandation obligée, le père Salvador aurait bien voulu ne pas lui accorder sa demande, mais cet homme était doué d'une physionomie si honnête, il s'exprimait avec tant de politesse, qu'il n'avait pas osé le refuser.
Cet homme était revenu plusieurs fois, et sa conduite d'une rigidité exemplaire, qui ne s'était pas démentie depuis plusieurs années, la constante régularité de ses habitudes, lui avaient acquis enfin la confiance des époux Salvador, qui avaient pris l'habitude de le consulter lorsqu'il s'agissait pour eux d'une affaire importante.
Cet étranger, qui se faisait appeler Duchemin, paraissait aimer beaucoup le jeune Salvador, qui, de son côté, le voyait toujours arriver chez son père avec un nouveau plaisir. Il causait souvent avec lui de ses études, il lui faisait raconter les nombreux voyages qu'il disait avoir faits, et le jeune homme qui rêvait une vie aventureuse, s'enthousiasmait à ces récits combinés avec assez d'art pour éveiller son imagination sans blesser les susceptibilités des parents. Ceux-ci, charmés de ce qu'on fournissait à leur fils l'occasion de faire montre des connaissances qu'il avait acquises, accordaient à l'étranger une légère portion de l'attachement qu'ils avaient voué à leur unique enfant.
Duchemin, que les nécessités de son commerce amenaient deux ou trois fois par année à Toulouse, se trouvait chez les époux Salvador au moment où leur fils se disposait à passer son examen de bachelier ès-lettres. Duchemin, qui avait annoncé son départ, le retarda pour assister au triomphe du jeune homme, il fut reçu, cela n'étonna personne; cependant la joie de ses parents fut grande, et Duchemin fut invité à prendre part à la petite fête qui fut donnée à cette occasion.
Le lendemain, Duchemin annonça qu'il devait aller à Muret, où il resterait trois jours; il fit naître au jeune homme l'idée de demander à ses parents la permission de l'accompagner. Le père Salvador ne pouvait rien refuser à son fils après un triomphe aussi éclatant que celui qu'il venait d'obtenir, aussi s'empressa-t-il d'accorder au jeune homme la légère faveur qu'il sollicitait, et le lendemain, à sept heures du matin, une voiture de louage vint prendre les voyageurs. Le temps était superbe, et le ciel bleu, parsemé de petits nuages argentés, annonçait une belle journée, tout le monde était joyeux; cependant, en voyant son fils bien-aimé quitter pour la première fois le toit paternel, la mère ne put retenir ses larmes; une voix secrète qu'elle s'efforçait en vain d'étouffer, un pressentiment que rien n'avait pu faire naître et que rien ne justifiait, lui disait qu'elle ne reverrait plus son enfant: elle cherchait sans pouvoir y parvenir à chasser les pensées affligeantes qui traversaient son esprit et elle allait déclarer qu'elle ne pouvait consentir à se séparer de son fils, lorsque le cheval prenant le petit trot, la voiture s'éloigna.
—Que Dieu et la sainte Vierge le protègent! dit madame Salvador, lorsque la carriole d'osier, qui emportait son cher fils, disparut au milieu des tourbillons de poussière qu'elle soulevait sur la route.
Le ciel n'exauça pas les vœux de la pauvre mère, le soleil qui devait éclairer la journée du retour se leva radieux et le fils ne revint pas. Des semaines, des mois, des années se passèrent sans que ses parents entendissent parler de lui; enfin, brisés par la douleur, ils tombèrent après avoir répandu leur dernière larme.
Duchemin (nous connaîtrons plus tard le véritable nom de cet homme) appartenait à une honnête famille du midi de la France; il avait reçu une assez bonne éducation, et était doué de capacités assez éminentes pour occuper dans le monde une position honorable.
Ses parents étant morts lorsqu'il n'était encore qu'un enfant, sa tutelle avait été confiée à un homme trop égoïste pour comprendre les devoirs qu'imposent d'aussi saintes fonctions, cet homme cependant avait administré la petite fortune de son pupille avec assez d'intelligence et de probité, et lorsque celui-ci avait été majeur, il lui avait remis son compte en livres, sous et deniers; puis il s'était fait donner une décharge, avait souhaité au jeune homme toutes sortes de prospérités et ne s'était plus occupé de lui.
Duchemin s'était donc trouvé à vingt ans maître absolu de ses actions et possesseur d'une somme qu'il se hâta de dissiper.
C'est ce qui devait arriver.
Après quelques années durant lesquelles il ne trouva pas un instant pour réfléchir, Duchemin s'aperçut un matin que son coffre était vide. Il fallait dire adieu aux plaisirs, chercher l'emploi de ses facultés, et demander à un travail de tous les instants une fortune peut-être moindre que celle qu'il avait si vite dissipée. Duchemin n'eut pas assez de courage pour faire cela.
Ce n'étaient donc pas les nécessités d'un commerce honorable qui amenaient Duchemin à Toulouse; il ne venait dans cette ville que pour vendre à un joaillier juif les bijoux et les pièces d'argenterie, fruit des rapines d'une association de malfaiteurs qui infestait le bois de Cuges à laquelle il était affilié.
Voulant exercer avec sécurité sa dangereuse industrie, Duchemin avait compris que le premier de ses soins devait être celui d'éviter les soupçons qui, à tort ou à raison, atteignent toujours l'étranger dont la présence dans une ville de province ne paraît pas suffisamment justifiée, si surtout il n'a pas eu la précaution de se loger dans ce qu'on appelle une maison bien famée. Aussi échangeait-il une faible partie de la somme que lui comptait le joaillier juif contre des marchandises que souvent il vendait à perte dans une autre ville; et lors de son première voyage à Toulouse, il avait d'abord songé à se procurer un logis tel qu'il le désirait. Le juif lui avait indiqué la maison du père Salvador, dont son extérieur honnête, et l'urbanité de ses manières lui avait fait ouvrir les portes.
Duchemin, doué d'une assez grande perspicacité, avait découvert, au milieu des brillantes qualités que possédait le jeune Salvador, le germe de plusieurs vices. Cette découverte et l'espérance qu'elle lui fit concevoir de se créer un complice sur lequel il pût compter dans tous les événements de sa vie aventureuse, le déterminèrent à enlever ce jeune homme à sa famille.
—Il n'eut pas beaucoup de peine à gagner l'amitié et la confiance du jeune Salvador, qui eut bientôt oublié ses parents et qui se lança avec une ardeur toute juvénile au milieu des plaisirs faciles que Duchemin faisait en quelque sorte naître sous ses pas.
Salvador, pour échapper aux recherches actives qui avaient été faites par sa famille, avait d'abord pris le nom d'Aymard. Ce fut sous ce nom qu'il fit ses premières armes. Arrivé, après avoir parcouru une notable partie de la France, dans une des villes du nord, il fut reçu chez une jeune veuve fort riche à laquelle il avait su inspirer de l'amour; il lui vola, à l'instigation de Duchemin, un écrin d'une valeur considérable. La jeune femme ne pensa pas un seul instant à accuser celui qu'elle aimait, et ce premier succès ayant enhardi Salvador, il fabriqua plusieurs faux, au moyen desquels des sommes considérables furent enlevées à divers banquiers de la France et de la Belgique.
Un certain jour, la fortune se lassa de favoriser les entreprises du jeune homme, il fut arrêté au moment où il venait de commettre un vol chez un riche bourgeois de Valenciennes où il se trouvait alors, mais aidé par ses complices qui, plus heureux que lui, n'avaient pas été pris, il parvint à se tirer des mains de la gendarmerie.
Duchemin et le jeune homme qu'il était allé arracher au foyer paternel pour en faire son complice, étaient vivement poursuivis; on savait qu'ils étaient auteurs des faux nombreux qui venaient d'épouvanter le commerce, et le signalement de ces deux malfaiteurs avait été envoyé dans toutes les communes du royaume. Duchemin et Salvador, pour laisser aux recherches le temps de se ralentir, quittèrent la France, qu'ils traversèrent et s'embarquèrent à Marseille sur un paquebot qui faisait voile pour l'Italie.
L'argent ne leur manquait pas: ils arrivèrent donc à Turin en grand équipage. Salvador prit le nom de vicomte de Lestang, et se fit passer pour un jeune homme de noble famille qui voyageait accompagné de son gouverneur pour achever son éducation. Les maisons les plus honorables de Turin furent ouvertes au jeune gentilhomme français, dont tout le monde, et particulièrement les femmes, admiraient la beauté et les excellentes manières. Salvador avait capté les bonnes grâces de madame Carmagnola, l'une des femmes les plus distinguées de la ville, cette dame, encore très-désirable, avait cependant atteint l'âge auquel une femme peut sans se compromettre témoigner de l'intérêt à un aimable jeune homme, Salvador était devenu un des plus intimes de son petit cercle. Duchemin, en sa qualité de gouverneur, accompagnait partout son élève il examinait les lieux, prenait adroitement une empreinte, des fausses clés étaient fabriquées, et bientôt on entendait parler dans la ville d'un vol, dans les yeux peu exercés de la police turinaise ne pouvaient deviner les moyens d'exécution.
—Salvador et Duchemin avaient retrouvé à Turin plusieurs de leurs complices, auxquels ils avaient écrit de venir les joindre, ils formèrent entre eux le projet de voler la caisse de la maison Carmagnola. Tout fut préparé pour assurer la réussite de ce crime: des fausses clés furent préparées et, au moment indiqué, les complices se réunirent près du lieu où ils devaient opérer; la nuit était obscure, et grâce à une forte pluie, les rues étaient désertes: toutes les portes de la maison du riche banquier Carmagnola furent ouvertes avec une dextérité surprenante, et les malfaiteurs arrivèrent sans obstacle dans la pièce où se trouvait la caisse qu'il s'agissait de vider; c'était un coffre en bois de chêne recouvert d'une plaque de fer d'une épaisseur raisonnable, scellé dans le mur par de fortes lames de fer, et fermé par trois serrures dont Duchemin n'avait pu se procurer les empreintes, il fallait donc les forcer, ce que les malfaiteurs essayèrent, en se servant d'un cric et de coins en buis, elles allaient céder sous les efforts redoublés de quatre hommes vigoureux, qui croyaient déjà tenir l'or et les billets de banque; lorsque tout à coup une bruyante détonation se fit entendre.
Les voleurs prirent la fuite; les coups de pistolets qui les avaient si fort effrayés, et les avaient arrêtés au moment où le vol qu'ils projetaient allait être consommé, n'étaient cependant pas dirigés contre eux. Le banquier Carmagnola qui devait le lendemain faire un petit voyage, avait remis ses pistolets à son domestique, en lui ordonnant de les mettre en état, et celui-ci avait déchargé imprudemment ces armes dans le jardin, sur lequel donnait la fenêtre de la petite pièce dans laquelle se trouvaient alors les voleurs.
Ceux-ci, en se sauvant, renversèrent presque le domestique qui, étonné de rencontrer au milieu de la nuit quatre individus dans le jardin de son maître, se mit sans hésiter à leur poursuite; il allait atteindre l'un d'eux, et les cris qu'il poussait allaient infailliblement amener du monde sur le lieu de la scène: le bandit se retourna l'attendit de pied ferme et lui porta en pleine poitrine un coup de poignard qui l'étendit sur le sol.
Débarrassés du domestique, les voleurs, que rien ne vint plus contrarier dans leur fuite, purent quitter l'hôtel Carmagnola, et se disperser sans être davantage inquiétés.
—Vous allez bien, mon cher, dit Duchemin à Salvador, lorsque tous deux se trouvèrent réunis devant un bon feu dans la chambre de l'hôtel de la Bonne-femme qu'ils habitaient, vous allez bien, c'est une justice à vous rendre; un homme blessé, tué peut-être.
—Ne fallait-il pas me laisser prendre? répondit Salvador, je tuerais dix hommes plutôt que de faire connaissance avec les prisons italiennes.
—Très-bien, mon cher élève. Un jour, je l'espère, vous surpasserez votre maître. Mais quels seront les résultats de tout ceci?
—Nuls; ce domestique, s'il n'est pas mort, ne pourra reconnaître personne puisque, suivant notre coutume, nous étions masqués.
Duchemin et Salvador en étaient là de leur conversation, lorsqu'un domestique de l'hôtel vint les prévenir qu'un inconnu désirait leur parler. Salvador répondit qu'on pouvait faire entrer.
—Demandez des chevaux de poste et partez à l'instant même, leur dit celui qu'on avait introduit auprès d'eux, et qui n'était autre qu'un de ceux qui les avait aidés dans la tentative de vol qui venait d'échouer, partez, si vous ne voulez pas être arrêtés dans quelques heures. La rumeur publique, corroborée par les assertions du domestique que vous avez blessé et qui prétend avoir reconnu M. le vicomte de Lestang, vous accuse hautement.
—Mais cela est impossible, s'écria Salvador, nous étions tous masqués.
—Votre masque se sera dérangé; vous avez peut-être dit quelques mots; tout ce que je puis vous dire, c'est que vous êtes reconnus, que je suis certain de ce que j'avance, et que les gens de justice sont actuellement chez le banquier. Faites maintenant ce que vous voudrez.
Salvador voulait rester et tenir tête à l'orage, mais Duchemin crut qu'il était plus sage de partir.
—Lorsque l'on a du beurre sur la tête, dit-il à son compagnon, il ne faut pas aller au soleil; le beurre fond et tache[190].
L'avis de Duchemin l'emporta, et quelques minutes après l'entretien que nous venons de rapporter, une voiture des frères Bonnafous emportait Salvador et ses deux compagnons.
A peine rentrés en France, ils volèrent le receveur général du Var, à Draguignan, auquel ils enlevèrent une somme de près de 35,000 francs, avec des circonstances assez singulières, que nous rapporterons pour donner à nos lecteurs la mesure du caractère audacieux de Salvador et de ses complices.
Salvador, en échangeant des espèces contre des mandats au porteur, sur divers receveurs généraux, mandats qui s'escomptent partout avec facilité, avait pu prendre toutes les empreintes qui étaient nécessaires; Duchemin, de son côté, qui de gouverneur du vicomte de Lestang était devenu son valet de chambre, avait si adroitement manœuvré, qu'il était parvenu à se lier avec le domestique de confiance du receveur-général.
Ce domestique couchait dans la pièce où se trouvait la caisse. C'était un très-honnête garçon et Duchemin vit de suite qu'il ne fallait pas songer à le corrompre. L'attaquer, le mettre, non pas peut-être en quartiers, mais au moins dans l'impossibilité de s'opposer à la réussite de leur entreprise, Salvador et ses compagnons l'eussent fait volontiers, mais le domestique, semblable à ce chien dont parle le bon la Fontaine, était de taille à se vaillamment défendre. Duchemin avait donc cru devoir l'aborder très-humblement. Quelques bouteilles de vin de Jurançon, offertes à propos, délièrent la langue du domestique, qui raconta toute son histoire à Duchemin.
Cette histoire était celle de tout le monde; cependant elle renfermait l'énonciation d'un fait dont Duchemin crut qu'il pourrait tirer parti. Le valet, dans le cours de sa narration, ayant parlé d'un vieux château, situé dans son pays, dans lequel, suivant lui, il revenait des esprits, Duchemin s'était mis à rire.
—Si vous aviez vu, comme moi, ces esprits, vous n'auriez pas envie de rire, s'était écrié le domestique.
—Vraiment, lui répondit Duchemin qui venait de concevoir les moyens de mener à bien l'entreprise qu'il méditait et avait repris son sérieux. Vraiment vous avez vu des esprits?
—Comme je vous vois.
Et le domestique raconta une de ces longues et lamentables chroniques qui se disent aux veillées.
La nuit était venue, et Duchemin et le domestique qui s'étaient arrêtés dans une petite auberge des environs de Draguignan, songèrent à rentrer en ville. La journée avait été chaude, et à des certains intervalles des flammes du feu Saint-Elme, si commun dans le Midi, apparaissaient dans la campagne. Le domestique, encore sous l'impression du récit qu'il venait de faire, paraissait en proie à la plus vive frayeur.
—J'ai toujours cru, disait-il en saisissant le bras de Duchemin, que ces petites flammes bleues étaient des âmes en peine.
—Vous pourriez bien avoir raison, lui répondait celui-ci.
Arrivés en ville ils se quittèrent.
Salvador avait approuvé le projet qu'avait conçu Duchemin.
Vêtus tous deux d'un costume complet de pénitent noir, ils s'introduisirent heureusement dans la pièce où couchait le domestique qui était comme nous l'avons dit, celle dans laquelle se trouvait la caisse. Leur compagnon faisait le guet.
Le pauvre gardien dont les rêves retraçaient les images dont il s'était occupé toute la journée, s'étant éveillé fut saisi d'une telle frayeur à la vue des deux effroyables fantômes qui se trouvaient devant ses yeux, qu'il n'eut pas la force de jeter un seul cri. Salvador et Duchemin ne perdirent pas de temps; tandis que le premier ouvrait la caisse avec les fausses clés qu'ils avaient fabriquées, le second jetait de la poudre de Lycopode sur la flamme d'une petite bougie qu'il tenait à la main.
Le malheureux domestique, qui se serait défendu avec courage s'il avait su avoir affaire à deux malfaiteurs, n'avait pas de force contre des esprits. Il perdit l'usage de ses sens.
Salvador et Duchemin se retirèrent sans rencontrer d'obstacles; mais par une fatalité singulière, le lendemain du jour où fut commis ce vol, les deux amis furent arrêtés, par un gendarme intelligent, au moment où ils allaient monter en diligence.
Traduits devant la cour d'assises d'Aix, ils furent condamnés tous deux à dix années de travaux forcés, et conduits au bagne de Toulon.
Lorsqu'un voleur, qui durant le cours de sa carrière s'est fait connaître par quelques action d'éclat, arrive au bagne, il a le droit que personne ne songe à lui contester de choisir la meilleure place du banc[191]; les braves garçons[192] lui apportent tous les petits objets qui sont nécessaires à un forçat; ils dégarnissent même leur serpentin[193] pour améliorer celui du nouveau venu.
Les argousins, dont depuis quelque temps on a fait des adjudants, ont pour ces hommes une sorte de respect et des égards qu'ils n'accordent pas aux forçats qui expient un crime de peu d'importance.
L'entrée de Duchemin et de Salvador dans la salle nº 3[194], fut saluée par d'unanimes acclamations; les forçats se cotisèrent, le vin coula à flots, chacun raconta son histoire, et comme on le pense bien, ce furent les plus criminels qui obtinrent les plus bruyants applaudissements.
Salvador, lorsque Duchemin eut raconté son histoire aux doyens de la salle nº 3, obtint une légère part de la considération que l'on accordait à son compagnon; on loua beaucoup surtout sa présence d'esprit et son courage dans la tentative de vol commise chez le banquier Carmagnola.
Les deux amis s'étaient procurés, aussitôt leur arrivée au bagne, tous les petits objets qui sont nécessaires à un forçat; ils s'étaient, en un mot, conduits comme des hommes résignés à subir une punition qu'ils reconnaissent avoir méritée; cependant telle n'était par leur intention; Duchemin portait sur lui une assez forte somme en billets de banque qu'il avait su soustraire à tous les regards, et comme au bagne aussi bien que partout ailleurs on trouve tout ce que l'on désire, lorsqu'on est en mesure de payer, il n'avait pas eu de peine à se procurer un de ces étuis de fer-blanc ou d'ivoire de quatre pouces de long sur environ douze lignes de diamètre qui peuvent contenir un passe-port, une scie et sa monture et auquel les voleurs ont donné le nom de bastrigue.
La jeunesse de Salvador, avait intéressé en sa faveur le commissaire du bagne, qui lui avait accordé une des places de sous-payot.
Les places de payot et de sous-payot, sont les plus belles et les plus lucratives de toutes celles qui peuvent être accordées aux forçats qui, par leur conduite ou leur éducation, se montrent dignes des faveurs de l'administration. Le payot, comme tous les autres sous-officiers de galère, est déferré et ne va pas à la fatigue[195]; mais il a de plus qu'eux, la permission de circuler librement dans l'intérieur du bague.
Duchemin et Salvador avaient tout préparé pour faciliter leur évasion, et ils attendaient avec patience un moment favorable, lorsqu'à des indices qui ne pouvaient échapper à des yeux aussi clairvoyants que ceux de Duchemin, ils s'aperçurent que leur projet avait été deviné par un de leurs compagnons d'infortune.
Duchemin n'avait pas obtenu les même faveurs que Salvador, il était accouplé et allait à la fatigue; son compagnon de chaîne, qui subissait une condamnation à cinq ans, était un homme de vingt-trois à vingt-cinq ans, fortement constitué, ses traits, d'une régularité parfaite, étaient empreints d'une remarquable expression de résolution: nous dirons les causes qui avaient amené au bagne de Toulon, cet homme qui doit jouer un rôle important dans la suite de cette histoire.
VI.—Une cantatrice.
Le voyageur qui, après avoir parcouru les contrées du nord et de l'est de la France, arrive dans une de nos cités méridionales, pourrait croire qu'il se trouve transporté sur une terre étrangère, si l'uniforme des douaniers et des gendarmes, ne venait à chaque pas qu'il fait, lui rappeler qu'il n'a pas quitté le bon royaume de France; les peuples du midi, excités sans doute par l'ardeur du soleil qui brille sur leurs têtes, se passionnent avec la plus grande facilité; leur imagination, d'une extrême mobilité, court sans cesse les champs après toutes les occasions qui peuvent se présenter de l'occuper durant quelques instants. Qu'une des célébrités de l'époque, que ce soit un brave militaire, un artiste célèbre, ou un grand écrivain, arrive dans une des cités du Languedoc, de la Provence ou de la Guienne, si l'homme célèbre est quelque peu populaire, toutes les voix se résumeront en un immense vivat, il n'y aura pas dans la ville assez d'instruments de musique, pour suffire à toutes les sérénades, et si le ciel est serein, et qu'une main rencontre par hasard celle qui se trouve près d'elle, une immense farandole est exécutée à l'instant sur la place publique.
C'est des pays méridionaux qu'est venue la mode d'accorder aux artistes dramatiques, ces ovations gigantesques, qui doivent laisser à celui qui en est l'objet, la crainte d'être enseveli vivant sous une avalanche de fleurs, mode du reste qui a fait plus de chemin que la liberté, car à l'heure qu'il est, elle a déjà fait le tour du monde.
Après cette légère esquisse du caractère de nos compatriotes du midi, nos lecteurs ne seront pas étonnés lorsque nous leur dirons que les débuts d'une jeune cantatrice qui, pour parler comme l'affiche, n'avait encore paru sur aucun théâtre, occupait toute la population de l'antique cité phocéenne: on racontait des merveilles de cette jeune femme, elle était, disait-on, plus belle que la mère des Amours, sa voix devait faire oublier celle d'Henriette Sontag, la célébrité de l'époque; elle n'avait pas encore eu l'occasion de donner les preuves de l'immense talent qu'on lui supposait, et déjà l'on craignait que la capitale, que l'on maudissait par anticipation, ne vînt enlever à la ville de Marseille, le plus beau diamant de sa couronne.
Le jour des débuts arriva, toute la ville s'était donné rendez-vous dans la rue de la Comédie; les spéculateurs qui, depuis le matin, obstruaient toutes les avenues des bureaux de location, gagnèrent des sommes énormes; on se battit aux portes du théâtre, plus d'un lion marseillais laissa, sur le champ de bataille, les parties les plus essentielles de sa parure, il y eut des épaules démises et des chapeaux enfoncés, des bras et des jambes cassés, et des habits et des redingotes transformés en vestes rondes; enfin l'on entra.
Un cri partit à la fois de toutes les poitrines, lorsque la toile se leva: la débutante! la débutante! le public ne voulut pas écouter la petite pièce qui devait commencer le spectacle. Un religieux silence s'établit, lorsque l'orchestre attaqua les premières mesures de l'ouverture de l'opéra, dans lequel devait paraître la débutante. Malgré l'expression paterne que l'on pouvait remarquer sur la physionomie de la plupart des individus qui se trouvaient dans la salle, on eut, bien certainement, très-rudement jeté à la porte celui qu'une quinte aurait surpris à l'improviste; c'est qu'il faut peu de chose pour aigrir la bile des Marseillais, braves gens, du reste, si ce n'est qu'ils paraissent être constamment en colère, et que l'on peut croire qu'ils sont prêts à se battre, lorsqu'ils parlent entre eux d'affaires ou de plaisirs.
La débutante parut enfin, c'était une très-belle personne, grande, bien faite, ses cheveux noirs et luisants comme l'aile du corbeau, dont les longues boucles tombaient sur ses épaules d'une blancheur éblouissante, encadraient un visage d'un ovale parfait; ses traits d'une régularité tout à fait artistique, rappelaient les gracieuses créations que nous a légué le ciseau des vieux sculpteurs, ses yeux bleus, à demi cachés sous des cils longs et soyeux, semblaient lancer des éclairs.
Elle chanta; les espérances qu'elle avait fait concevoir ne furent pas déçues; sa voix, d'une pureté et d'une fraîcheur remarquables, atteignait sans efforts les notes les plus élevées du registre, c'était un déluge de cadences perlées, d'admirables fioritures se succédant toujours nouvelles avec une rapidité merveilleuse.
Presque toujours, les passions violentes, lorsque l'événement qui doit en déterminer l'explosion agit sur une nature impressionnable, naissent spontanément dans le cœur de celui qui doit en éprouver les effets; aussi un jeune homme, que le hasard avait conduit au théâtre eut toute la nuit devant les yeux l'image de la brillante cantatrice.
Ce jeune homme que nous nommerons Servigny, avait réalisé une somme d'environ vingt mille francs, qu'il avait déposée chez un notaire de Paris qui devait la lui faire tenir à Marseille, et il attendait dans cette ville qu'un navire mît à la voile pour les Indes orientales, contrées qu'il brûlait du désir de visiter; lorsque la vue de Silvia, (ainsi se faisait nommer la jeune cantatrice dont nous venons de raconter les débuts), vint tout à coup changer la résolution qu'il avait prise.
Il n'est pas difficile de se faire présenter à une actrice de province, obligée de ménager une foule de petites autorités, elle est forcée d'ouvrir son salon à tous ceux qui, directement ou indirectement, exercent sur l'opinion du public une certaine influence. Servigny put donc facilement arriver auprès de celle qu'il n'avait vue qu'une fois et que déjà il aimait.
Silvia reçut Servigny avec beaucoup de grâce; les actrices (il est bon de rappeler qu'il n'existe pas de règle sans exception) ont ordinairement beaucoup d'indulgence pour ceux qui se montrent disposés à courber la tête devant la puissance de leurs charmes. Servigny était jeune, beau, et son introducteur autant pour se donner du relief que pour le servir, lui avait de sa propre autorité donné la fortune d'un nabab indien, aussi Silvia employa pour achever de le séduire les plus ravissantes coquetteries, les œillades les plus provocatrices. Elles voulut bien lui chanter les plus jolis airs de son répertoire, et lorsque le pauvre jeune homme eut à moitié perdu la raison, elle lui serra la main, lui accorda un de ses plus doux regards, et le congédia, cent fois plus amoureux qu'il ne l'était lorsqu'il s'était présenté chez elle.
Silvia était beaucoup plus expérimentée que ne permettait de le supposer son extrême jeunesse, et nous devons dire qu'elle était toute disposée à se faire de ses charmes un moyen de fortune. Servigny qu'elle croyait beaucoup plus riche qu'il ne l'était en réalité, lui paraissait une proie qu'elle ne devait pas négliger.
Il existe des familles dans lesquelles le crime se transmet de génération en générations, et qui ne paraissent exister que pour prouver la vérité du vieux proverbe qui dit que tout bon chien chasse de race.
La tavernière de la rue de la Tannerie; la hideuse Sans-Refus était la fille naturelle d'un voleur nommé Comtois, rompu vif en 1788, dans la cour de Bicêtre, et de la fille Marianne Lempave, qui fut un peu plus tard condamnée pour vol à plusieurs années de prison.
Deux voleurs du plus bas étage, les nommés Nifflet et Dubois l'insolpé[196], revendiquaient la paternité d'une petite fille à laquelle sa mère, la Sans-Refus, avait donné les noms de Désirée-Céleste Comtois, et que nous venons de rencontrer prima donna au théâtre de Marseille, sous le nom de Silvia.
La beauté de cette fille, à laquelle nous conserverons jusqu'à nouvel ordre le nom de Silvia, fut remarquée dès sa naissance; on admirait surtout l'extrême blancheur de sa peau et la pureté admirables de ses formes.
Elle fut mise en nourrice à Crepy en Valois, où elle resta jusqu'à l'âge de cinq ans; la nourrice était fière d'avoir élevé cette petite fille, dont l'excellente santé et la beauté étaient le témoignage vivant des soins qu'elle prodiguait à ses nourrissons.
Les bénéfices que procurait à la mère Sans-Refus l'honnête industrie qu'elle exerçait, étaient assez considérables pour lui permettre d'espérer qu'elle pourrait un jour se retirer des affaires avec une jolie fortune.
La mère Sans-Refus n'aimait rien au monde que sa fille, et nous l'avons vue prodiguer les soins que les plus empressés et les plus désintéressés à la comtesse de Neuville, seulement parce que les traits de cette dame lui rappelaient ceux de sa fille qui lui avait été enlevée dans les circonstances que nous allons rapporter.
Un certain monsieur de Préval, rencontra un jour aux Tuileries, une jeune fille de quinze à seize ans au plus, dont il admira l'extrême beauté; cette jeune fille était accompagnée d'une dame d'un âge et d'une physionomie respectables. Préval, qui ce jour-là ne savait que faire, suivit ces deux femmes pour passer le temps.
Sur la terrasse du bord de l'eau elles abordèrent un homme décoré qui paraissait les attendre, elles prirent des chaises, Préval fit comme elles, et, protégé par le piédestal de la statue contre lequel étaient les chaises occupées par les trois individus qu'il épiait; il put, sans être aperçu, écouter toute leur conversation; il apprit que l'homme décoré était le père de la jeune personne, et que cette dernière était élevée à l'institution de Saint-Denis en sa qualité de fille d'un officier de la Légion d'honneur; Préval fut énormément surpris de ce qu'il entendait; il connaissait beaucoup l'homme décoré qui causait avec les deux femmes qu'il avait suivies; il savait que cet homme était veuf et que l'unique fille qu'il avait eue de son mariage était de longtemps en apprentissage chez une marchande lingère de Rambouillet.
Préval, qui savait où retrouver l'homme décoré lorsqu'il en aurait besoin, le laissa donc partir sans s'en inquiéter davantage, il savait tout ce qu'il désirait savoir.
Le soir même, Préval abordait cet officier de la Légion d'honneur, dans un salon ouvert clandestinement aux amateurs de la roulette et du trente et quarante, et avait avec lui la conversation suivante:
—Eh bien, monsieur Fontaine, la fortune vous favorise-t-elle ce soir?
—Je ne suis pas mécontent, mon cher de Préval, répondit Fontaine en ramenant à lui une certaine quantité de pièces d'or.
—Si vous continuez ainsi, vous pourrez octroyer une très-belle dot à mademoiselle Fontaine.
—Les destins et les flots sont changeants! reprit Fontaine, auquel un refait de trente et un venait d'enlever une petite partie de ce qu'il avait gagné. Si ma fille attend pour se marier la dot que je lui donnerai, je crois qu'elle sera forcée de mourir fille.
—Sainte Catherine ne tresse pas des couronnes pour celles qui sont aussi jolies que mademoiselle Fontaine.
—Catherine Fontaine jolie, s'écria le vieil officier de la Légion d'honneur profondément étonné, je suis bien fâché pour elle d'être forcé de vous démentir, mais Catherine ressemble à son père, et il prit la position du soldat qui doit subir l'inspection d'un officier supérieur.
Fontaine n'était pas beau, et si ce qu'il venait de dire était vrai, la pauvre Catherine ne devait pas rencontrer beaucoup d'adorateurs.
—Si votre fille est aussi laide... que vous le dites, ajouta de Préval, quelle est donc la charmante personne qui ce matin aux Tuileries vous appelait son père.
—L'étonnement de Fontaine fut si grand, qu'il oublia de pointer sur la carte qu'il tenait à la main la couleur qui venait de passer.
—Ah! vous avez vu ma fille ce matin, dit-il en balbutiant.
—Oui, monsieur Fontaine, j'ai vu aussi votre nouvelle épouse, je ne croyais pas que vous vous seriez remarié sans me prier d'assister à vos noces.
Fontaine se mit à rire aux éclats.
—Monsieur de Préval, dit-il lorsque cet accès d'hilarité fut passé, je devine vos intentions, la petite que vous avez vue ce matin vous plaît, et vous désirez vous en faire aimer; rien de plus facile, mon très-cher, je vais, si vous voulez me promettre le secret, vous raconter tout ce qu'il est nécessaire que vous sachiez afin de réussir dans ce que vous projetez.
De Préval fit toutes les promesses imaginables, et Fontaine lui raconta ce qui suit:
—J'avais demandé à l'institution de Saint-Denis, pour ma fille, une place, à laquelle lui donnait droit ma qualité d'officier de la Légion d'honneur; lorsque l'on m'eut accordé ma demande, je pensai que ma fille serait beaucoup plus heureuse si au lieu de la faire élever à Saint-Denis, je la plaçais dans une maison de manière à ce qu'il ne fût plus nécessaire que je m'occupasse d'elle; cette détermination prise je ne savais plus que faire de l'ordre d'admission que j'avais obtenu pour ma fille, lorsqu'une respectable dame qui désirait faire donner à sa fille une éducation soignée...
—Sans doute celle qui ce matin accompagnait la jeune fille.
—Non, mon cher de Préval, la dame de ce matin est seulement une de celles qui sont attachées à l'institution. La mère de la jeune fille en question tient un de ses établissements qui n'ont pas de nom dans la bonne compagnie; elle demeure rue de la Tannerie, nº 31, et les habitués de sa maison l'ont surnommée la mère Sans-Refus.
—Mais je connais cette femme, s'écria de Préval.
—Ah! vous connaissez cette femme, ajouta Fontaine profondément étonné; j'en suis bien aise. Cette femme donc me proposa de m'acheter pour sa fille la place qui devait être occupée par la mienne; elle veut absolument faire une femme du monde de sa fille, qu'elle ne voit jamais, dans la crainte de la compromettre.
—Elle est assez riche pour se passer cette fantaisie.
—J'avais besoin d'argent, j'acceptai; et maintenant la jeune Désirée-Céleste Comtois est élevée à Saint-Denis sous les noms de Catherine Fontaine.
Vous désirez sans doute maintenant que je vous donne quelques détails sur le caractère de cette jeune fille? Elle est belle, vous le savez puisque vous l'avez vue; elle a beaucoup d'esprit, elle est excellente musicienne, elle chante à ravir: voilà ses qualités; elle est dissimulée, vindicative, jalouse: voilà ses défauts. Si maintenant vous désirez en faire votre maîtresse, je ne m'y oppose pas.
—Vous ne voulez pas me servir?
—Je ne le puis pas.
—En ce cas, j'agirai seul. Une seule question: avez-vous déjà écrit à Saint-Denis?
—Jamais.
—En ce cas, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.
De Préval laissa Fontaine à ses combinaisons aléatoires, et se rendit chez lui afin d'y mûrir le plan qu'il avait conçu pour se rendre maître de la jeune Céleste. Le lendemain, après avoir fait la plus brillante toilette, et s'être procuré une voiture élégante et des gens de bonne mine, il se rendit à Saint-Denis et demanda à parler à la directrice de l'institution.
On reçoit toujours bien celui qui arrive en équipage et dont l'extérieur annonce un homme bien placé dans le monde. De Préval, qui avait cru devoir orner la boutonnière de son habit d'une brochette de décorations, fut admis sans difficulté dans le cabinet de madame la directrice; il lui dit que Fontaine venait d'obtenir la protection du général dont lui, Préval, était l'aide de camp, et que ce général, qui désirait présenter à sa femme la fille de son protégé, l'avait chargé de venir chercher à Saint-Denis la jeune Catherine. Les règlements s'opposaient à la demande qu'il venait de faire; elle lui fut cependant accordée, mais la directrice qui voulait satisfaire le grand personnage au nom duquel Préval s'était présenté, sans manquer aux convenances, ne consentit à laisser sortir Céleste qu'accompagnée d'une institutrice.
—Est-ce qu'il faudra que j'enlève aussi la vieille? se dit de Préval lorsqu'il vit la respectable matrone qui devait l'accompagner.
De Préval, fit monter les deux femmes dans sa voiture et se plaça modestement sur le devant; il se montra, du reste, si réservé dans ses discours, si rempli de petites prévenances et de délicates attentions, que la vieille dame, qui d'abord l'avait regardé comme un ennemi qu'elle devait surveiller, finit par lui accorder les plus gracieux sourires. La voiture s'étant arrêtée devant un riche magasin de nouveautés, de Préval dit à l'institutrice que son général l'avait chargé de faire quelques acquisitions qu'il désirait offrir à Catherine, et il pria les dames de vouloir bien descendre afin de l'éclairer de leurs conseils.
Des femmes auxquelles on propose d'aller examiner les riches étoffes et les mille futilités qui servent à leur toilette, qu'elles soient jeunes ou vieilles, laides ou jolies, acceptent sans se faire beaucoup prier. Les dames entrèrent avec de Préval dans le magasin; des commis portaient dans la voiture tout ce qui plaisait à ces dames, qui jamais ne s'étaient vues à pareille fête, Préval paya sans marchander tout ce qu'elles avaient choisi. Les acquisitions étaient faites, Céleste, aussi joyeuse qu'un pinson, avait repris sa place dans la voiture, lorsqu'un commis, auquel de Préval avait donné le mot, appela l'institutrice en lui disant qu'elle oubliait quelque chose et l'entraîna au fond du magasin, de Préval se plaça promptement auprès de Céleste, et, sur un signe qu'il fit au cocher, les chevaux partirent au galop.
—Vous ne me conduisez donc pas chez le général dont vous me parliez il n'y a qu'un instant, dit Céleste après quelques instants de silence.
De Préval voulut protester.
—Vous cherchez en vain à me tromper, dit Céleste; si vous me conduisiez auprès de mon père, vous ne laisseriez pas ici ma conductrice; au reste, je vous ai reconnu de suite, c'est vous qui, hier, me suiviez aux Tuileries.
—Ah! vous m'avez reconnu, dit de Préval, que la parole brève et le ton décidé de la jeune fille étonnaient singulièrement.
—Oui, et maintenant, au lieu de me conduire chez un général qui ne sait seulement pas si j'existe, vous me conduisez probablement dans quelque lieu écarté, dans une petite maison peut-être; c'est ainsi que cela se pratique dans les romans que j'ai lus en cachette.
Céleste, se mit à rire aux éclats; l'étonnement de de Préval était si complet qu'il ne savait plus ce qu'il devait dire.
—Au reste, continua la jeune fille, cela m'est égal, je ne crains rien, et vous ne me ferez faire que ce qui me conviendra.
—Ah! c'est comme cela, se dit de Préval, je crois que j'ai fait une conquête plus précieuse que je ne l'espérais. Faut-il, continua-t-il en s'adressant à Céleste, donner l'ordre au cocher de nous ramener à Saint-Denis.
—Laissez ce brave homme continuer son chemin, je ne veux plus retourner à Saint-Denis, je verrai plus tard ce qu'il me sera possible de faire pour vous.
De Préval conduisit Céleste dans le logement qu'il avait fait préparer pour elle, et la quitta après l'y avoir installée.
—Peste, disait-il quelques jours après à Fontaine qui lui demandait si son entreprise avait réussi, quelle gaillarde que cette petite fille, elle a plus d'énergie que beaucoup d'hommes, et si elle était tombée entre les mains de mon ami de Lussan, elle serait allée loin si on ne l'avait pas arrêtée; mais c'est égal, elle est admirablement belle, et je crois qu'il me sera possible d'en tirer un excellent parti.
M. de Préval, l'élégant jeune homme aux manières gracieuses, voulait exploiter à son profit la beauté d'une femme. Il ne faut pas que cela vous étonne, cher lecteur. On rencontre dans toutes les classes de la société des hommes de cette trempe. La fille des rues est exploitée par ces hommes dont on trouve le nom dans la Pucelle de Voltaire; la lorette, par l'amant de cœur, qu'il ne faut pas confondre avec l'Arthur; l'actrice prête de l'argent aux artistes incompris et aux journalistes inconnus; la femme du monde fait distribuer, à ses protégés, des places et des décorations; ainsi va le monde.
De Préval qui supportait, non sans le savoir (il était trop expérimenté pour qu'il en fût ainsi), le joug que devaient porter tous ceux qui connaîtraient Céleste, et qui voulait cacher à tous les yeux la précieuse conquête qu'il avait faite, l'emmena aux îles d'Hyères.
La jeune fille s'était laissée vaincre sans se défendre; mais le Préval n'était pas satisfait de sa victoire, Céleste avait cédé sans hésitation, de propos délibéré, parce qu'elle ne pouvait faire autrement. De Préval avait compris que ce n'était pas l'amour qu'il inspirait qui avait amené la chute de sa maîtresse, aussi il cherchait par tous les moyens en son pouvoir à conquérir le cœur de celle dont il possédait déjà le corps.
—Mais tu ne m'aimes donc pas, lui dit-il un jour.
—Je ne t'aime pas comme je puis aimer, lui répondit Céleste; si tu me quittais, je ne te ferais pas de mal.
De Préval jouait parfaitement tous les jeux, il savait même, lorsque cela était nécessaire, corriger la fortune; mais il n'avait pas, ainsi qu'il l'espérait, trouvé aux îles d'Hyères, l'occasion d'exercer ses talents; aussi, sa bourse étant presque vide, il ordonna à Céleste de se tenir prête à partir pour Paris.
—Vous voulez retourner à Paris? lui dit-elle... A votre aise, mon ami, quant à moi je reste ici.
—Vous voulez rester ici?
—Sans doute ne suis-je pas libre?...
—Mais que ferez-vous?
—Que cela ne vous inquiète pas, je ne suis pas embarrassée de ma personne.
—Vous ne savez ce que vous dites, vous me suivrez à Paris, je le veux; nous verrons qui de nous deux cédera.
—Ce ne sera pas moi.
Une violente querelle s'engagea et de Préval, qui tenait à la main une petite cravache, en porta un coup à Céleste.
Elle ne fit pas un geste, ne dit pas un mot; mais ses yeux lancèrent des éclairs, ses joues devinrent affreusement pâles, de Préval comprit qu'il avait été trop loin et voulut s'excuser.
—C'est bien! lui dit Céleste, c'est bien, si vous partez je partirai avec vous.
Quelques heures après cette scène, de Préval sortait du cercle où il passait toutes les soirées. Au détour d'une petite rue qu'il devait suivre pour se rendre à l'hôtel qu'il habitait, il fut abordé par un homme enveloppé dans un de ces cabans que portent les pêcheurs provençaux.
—Si tu pars, elle partira avec toi, lui dit cet homme. Et sans laisser à Préval le temps de se reconnaître, il lui porta un violent coup de couteau qui l'étendit par terre.
Des passants relevèrent de Préval et le portèrent à son hôtel, la blessure qu'il avait reçue, quoique très-grave, n'était pas mortelle. Céleste était partie. De Préval qui craignait, par-dessus tout, d'être forcé de mettre la justice dans la confidence de ses affaires, ne dit rien de nature à la compromettre, et lorsqu'il fut rétabli, il retourna à Paris.
Nous connaîtrons plus tard les événements qui, à partir de ce moment, précédèrent les débuts de Céleste au grand théâtre de Marseille, où, sous le nom de Silvia, nous l'avons vue obtenir les plus brillants succès.
Supposons un instant que plusieurs jours se sont écoulés durant le temps que nous avons mis à vous raconter les événements qui précèdent, et nous entendrons Servigny, que nous retrouverons dans le boudoir de Silvia, lui adresser cette question:
—Mais tu ne m'aimes donc pas?
—Silvia ne répondit pas à Servigny avec autant de franchise qu'elle l'avait fait lorsque Préval lui avait adressé la même question, elle avait devant les yeux, au moment où nous sommes arrivés, un but qu'elle voulait atteindre.
—Si je ne vous aimais pas, seriez-vous ici, lorsque j'ai fait défendre ma porte à tout le monde.
—Mais si vous m'aimez, Silvia, pourquoi ne me confiez-vous pas toutes vos pensées.
—Mais je n'ai vraiment rien à vous confier, dit Silvia, en adressant à Servigny un de ses plus gracieux sourires.
—Vous me trompez, Silvia, depuis quelques jours vous êtes triste, préoccupée; je vous en prie, ne me laissez pas ignorer plus longtemps le sujet de vos peines.
—Puisque vous l'exigez, je vais vous satisfaire; mais, songez-y bien, je vous défends de vous moquer de moi.
—Je vous écoute avec la plus sérieuse attention.
Silvia était aussi bonne comédienne dans son boudoir que sur les planches de son théâtre; elle baissa modestement ses beaux yeux.
—C'est une bien heureuse vie, n'est-ce pas, que celle d'une comédienne à laquelle le public veut bien accorder un peu de talent, dit-elle après quelques instants d'hésitation. Une actrice fait tout ce qu'elle veut, elle peut écouter tous les compliments qu'on lui adresse; les hommes les plus distingués s'empressent autour d'elle, c'est fort agréable sans doute: c'est le beau côté de la médaille dont voici le revers: Si prenant le temps comme il vient, nous cherchons dans une affection réelle une distraction aux ennuis incessants de notre profession, on nous méprise; si nous restons sages, on nous calomnie; nous sommes forcées, surtout en province, d'obéir à mille petites influences; il faut que nous recevions une foule de gens qui nous déplaisent, parce qu'ils iraient nous siffler au théâtre si nous ne les recevions pas dans notre salon; mais trouverons-nous parmi nos camarades ce que nous ne pouvons pas rencontrer dans le monde?... Ah! n'allez pas le croire; ceux de nos camarades qui ont moins de talent que nous, nous jalousent; ceux qui en on plus, nous méprisent; et tous cherchent à nous nuire: les hommes en faisant manquer nos entrées et les effets sur lesquels nous comptions, les femmes soit en ameutant contre nous ceux qui sont leur amants et ceux qui cherchent à le devenir, soit en cherchant à nous écraser par un luxe auquel nous ne pouvons atteindre.
Silvia pleura en achevant ce petit discours dont Servigny ne devinait pas la conclusion; ses larmes qui paraissaient sincères, touchèrent le pauvre jeune homme.
Silvia appréciant l'effet qu'elle avait produit, vit qu'elle pouvait continuer, ce qu'elle fit en ses termes:
—J'ai une parure d'opales et d'émeraudes assez belle, je tiens à cette parure, non pas à cause de sa valeur qui n'est pas considérable, mais parce qu'elle a appartenu à ma pauvre mère (ici une pause, puis quelques nouvelles larmes), cependant, lors de mes débuts, n'ayant pas assez d'argent pour acheter les costumes qui m'étaient indispensables, je la confiai à un juif qui me prêta la somme dont j'avais besoin, il fut stipulé que si je ne lui rendais pas cette somme à une époque indiquée, la parure deviendrait sa propriété. J'espérais être en mesure à l'époque convenue, je ne savais pas alors qu'au commencement de notre carrière nous devons être exploitée par nos directeurs. Ce matin, le juif est venu chez moi, il ne veut plus attendre, et ce soir, si aujourd'hui je ne lui paye pas une assez forte somme, ma parure sera vendue.
—Calmez-vous, ma chère Silvia; calmez-vous. Je vais aller voir ce juif, et il faudra bien qu'il attende quelques jours encore.
—Il ne voudra rien entendre. Je sais que le marquis de Roselli, que je n'ai pas voulu recevoir, parce que je vous aime, Servigny, veut acheter cette parure pour la donner à la seconde chanteuse.
Si Servigny avait eu à sa disposition la petite fortune qu'il possédait, il eut séché de suite les larmes qui coulaient le long des joues de la femme qu'il aimait; mais ne voulant pas lui laisser concevoir une espérance que, peut être, il ne pourrait pas réaliser, il sortit se bornant à l'engager à souffrir avec résignation ce qu'elle ne pouvait empêcher. Silvia qui avait remarqué la préoccupation à laquelle il paraissait en proie, et qui devinait que c'était d'elle qu'il allait s'occuper, se mit à rire aussitôt qu'il fut sorti.
—C'est bien! se dit-elle, c'est bien! Je crois que je puis sans me compromettre prier Dieu qu'il te fasse réussir dans tout ce que tu vas entreprendre.
Le juif qui servait de compère à Silvia, car la parure d'opales et d'émeraudes n'avait été engagée que pour la mise en scène de la comédie qu'elle voulait jouer, possédait tous les défauts qui constituent les qualités des enfants d'Israël. Il était laid, sale, rusé et fripon; et toutes les fois qu'il rencontrait l'occasion de jouer, tout en gagnant quelques écus, un bon tour à un goï[197], il la saisissait avec le plus vif empressement.
Ce moderne Schilock, qui était cependant la providence de toute la fashion marseillaise, habitait la plus vieille masure de la plus sale rue du triste quartier Saint-Jean. Il reçut Servigny avec un empressement qui parut de bon augure à celui-ci.
—Vous voulez dégager la parure de mademoiselle Silvia, dit-il, lorsque le jeune homme lui eût fait connaître l'objet de sa visite; vous avez bien raison, mon jeune monsieur; c'est une bien jolie femme que mademoiselle Silvia, et qui vous aime bien, à ce que l'on dit.
—Ah! on dit cela, répondit Servigny, intérieurement flatté, de ce qu'on savait qu'il était aimé d'une aussi jolie femme que Silvia.
—Voici la parure, ajouta le juif posant sur une petite table, devant laquelle il était assis, une petite boîte de maroquin qu'il avait prise dans un tiroir; voilà une parure, dit-il, qui ne serait pas restée longtemps entre mes mains, si mademoiselle Silvia l'avait voulu. Monsieur le marquis de Roselli, une jeune seigneur italien, était disposé à faire pour elle tous les sacrifices possibles.
Il ouvrit la petite boîte, Servigny se dit que Silvia devait être bien belle lorsqu'elle était parée de ces pierres qui reflétaient toutes les brillantes couleurs de l'iris, il fit un pas, et son corps obéissant machinalement à sa pensée, il tendit la main pour les recevoir, le juif couvrit la petite boîte de ces deux mains longues et osseuses.
—Il faut me compter cinq mille francs, dit-il.
—Je n'ai pas d'argent, dit Servigny, mais...
Le juif ne lui laissa pas le temps d'en dire davantage, il remit la petite boîte dans le tiroir qu'il ferma et dont il mit la clé dans sa poche.
—Il faut me compter cinq mille francs dit-il encore.
—Voulez-vous prendre la peine de m'écouter, monsieur, lui dit Servigny. Les manières, la voix, le regard du juif, étaient changés depuis que Servigny avait laissé s'échapper de ses lèvres ces fatales paroles: «Je n'ai pas d'argent!» D'obséquieux, ils étaient devenus à peu près insolents, il fit cependant signe qu'il était disposé à l'écouter.
—Servigny lui fit alors comprendre que s'il n'avait pas à sa disposition immédiate la somme nécessaire pour le satisfaire, il n'était cependant pas dépourvu de ressources; il lui apprit qu'il possédait une somme considérable déposée chez un notaire de Paris, et qu'il pouvait disposer de cette somme.
—Je comprends bien, répondit le juif, je comprends bien; mais puisque je puis aujourd'hui même recevoir mon argent en vendant, au marquis de Roselli cette parure, qui m'appartiendra ce soir, pourquoi attendrais-je encore huit jours au moins? Si cependant vous m'offriez des sûretés et un intérêt raisonnable, nous pourrions peut-être nous entendre. Le juif avait examiné avec la plus sérieuse attention les pièces qui attestaient la vérité de ce qu'avançait Servigny.
—Qu'à cela ne tienne! si vous voulez vous contenter d'une lettre de change à quinze jours de date de 5,500 fr...
—Vous n'y pensez pas, je puis recevoir mon argent ce soir et gagner plus que vous ne m'offrez en vendant cette parure au marquis de Roselli.
—Alors dites-moi ce que vous exigez.
—Voilà: les pièces que vous me présentez sont en règle, et attestent, il est vrai, que Me Bénard, notaire à Paris, tient entre ses mains un somme de 20,000 francs qui vous appartient, et qu'il doit vous remettre, lorsque vous la demanderez; c'est très-bien. Voilà vos pièces; je veux bien m'en rapporter à votre parole! Vous me ferez seulement une lettre de change à quinze jours de 7,125 fr., capital 7 mille fr., intérêts du capital à cinq pour cent pendant six mois, cent vingt-cinq francs, bénéfice que j'aurais fait en vendant la parure au marquis de Roselli deux mille francs, je ne puis pas perdre cette somme pour vous obliger, quel que soit l'intérêt que je vous porte.
—Que maudit soit cet infâme usurier, pensa Servigny, mais je ne puis faire autrement, j'accepte, dit-il.
—Vous êtes bien sûr de me payer à l'échéance, répondit le Juif.
—Très-sûr! parbleu! Je vais écrire ce soir même à mon notaire de m'envoyer mes fonds.
—Il doit alors vous être indifférent d'ajouter un autre nom au vôtre, celui de M. Mathieu Durand, par exemple, le juif nommait un des négociants recommandables de Marseille, dont vous imiterez tant bien que mal la signature sur les billets que vous allez passer à mon ordre.
—Mais c'est un faux que vous voulez que je fasse, misérable que vous êtes, s'écria Servigny, qui ne put écouter sans éprouver une vive colère une aussi étrange proposition.
—Vous refusez? admettons alors que nous n'avons rien dit, et le juif retira du tiroir la petite boîte, et fit scintiller les pierres dans le rayon de soleil qui passait à grand peine à travers les énormes barreaux de fer qui garnissaient l'étroite fenêtre de sa tanière. Très-souvent, cependant, j'ai fait de semblables affaires, et puis ce que vous regardez comme une mauvaise action, ne fait en réalité de tort à personne, en prenant votre billet je sais que c'est un faux, vous, vous êtes certain de payer à l'échéance; il ne sortira pas de mes mains: nous sommes au 25 juin, je vous le remettrai le 10 juillet en échange de la somme de 7,125 fr., il est du reste bien entendu que vous allez me remettre de suite cent francs, que coûteraient les actes, et enregistrement que nécessiterait une délégation à non profit sur la somme déposée chez votre notaire, si nous traitions d'une autre manière.
Servigny hésita longtemps, cependant comme en faisant ce que le juif exigeait, il ne croyait pas blesser les lois de la probité, et qu'il était bien certain de payer, avant même son échéance, la lettre de change, sur laquelle il allait apposer le nom du négociant Mathieu Durand; il signa.
Servigny emportant la parure d'émeraudes et d'opales, était à peine sorti de chez lui, que le juif s'empressa de se rendre chez Silvia, à laquelle il raconta ce qui venait de se passer: Je crois bien, lui dit-il, que vous ne pourrez arracher que cette aile à l'oiseau qui est venu se prendre dans vos filets; le jeune homme n'est pas aussi riche que vous le supposiez, il ne possède maintenant qu'une dixaine de mille francs, au plus.
—Cela pourra durer à peu près un mois, répondit Silvia.
—Je crois que vous feriez bien de laisser à ce jeune homme ce qui lui reste, et de vous occuper du marquis de Roselli, que vos rigueurs commencent à lasser.
—Vous êtes la sagesse même, digne enfant d'Abraham, vos avis seront peut-être pris en considération.
—Eh! eh! dit le juif en riant en dedans, comme le Nathaniel Bunppo de Fenimore Cooper, nous pourrions, à nous deux, faire d'excellentes affaires, mais il faudrait pour cela jouer cartes sur table.
Silvia jeta sur lui un regard si incisif, qu'il baissa presque les yeux.
—Lequel de nous deux tromperait l'autre, honnête Josué? dit-elle.
—Vraiment, je ne sais, répondit Josué en donnant cours à l'hilarité qu'il comprimait à peine, ah! si vous étiez une fille de Jacob.
—Restons comme nous sommes, vous m'apprendriez, sans doute, beaucoup de choses utiles, mais j'ai remarqué que les instituteurs veulent exploiter leurs élèves, et cela ne me convient pas. J'ai parcouru, à peu près, toute l'Europe, en la compagnie d'un homme avec lequel je me serais peut-être entendue, s'il avait voulu prendre sa part et me laisser la mienne. Si j'en trouve un qui soit plus juste et aussi habile que le duc de Modène, nous pourrons peut-être nous entendre.
—Le duc de Modène est un grand homme, dit le juif, il a trouvé le moyen de me mettre dedans.
Le soir même, Servigny, qui dans la journée avait fait remettre à Silvia la parure, rencontra dans sa loge le marquis de Roselli, cependant il n'osa se plaindre. Silvia, lorsque le marquis fut parti, lui témoigna tant de reconnaissance, de ce qu'il avait fait pour elle, elle se montra si gracieuse, si enjouée, qu'il craignit lui faire injure en la soupçonnant.
Le lendemain matin, le marquis de Roselli sortait de chez Silvia, lorsqu'il y entrait il essaya de faire comprendre à sa maîtresse, qu'elle ne devait pas recevoir cet homme, dont les prétentions étaient connues de toute la ville. Silvia lui répondit qu'elle se souciait peu de ce que pouvaient penser les oisifs; puis elle se mit à rire, et ajouta qu'elle était charmée de pouvoir enlever un adorateur à sa rivale, la seconde chanteuse.
—Ainsi vous recevrez de nouveau ce marquis italien?
—Si cela me plaît, mon très-cher, ne suis-je pas libre?
—Non, tu n'es pas libre de faire ce qui me déplaît, ce qui me blesse.
—Ah! déjà de la tyrannie! je vous en avertis, je n'aime pas les jaloux.
—Vous croyez donc, que vous pourrez recevoir chez vous tous les beaux fils de la ville, et qu'il ne me sera pas permis de m'y opposer? cela ne sera pas, vrai Dieu!
—Ah! ah! vous voulez déjà que je vous paye l'intérêt de votre argent. Et Silvia lança à Servigny un regard de dédain indéfinissable.
Le jeune homme bondit sous ce regard comme s'il eût été frappé d'une étincelle électrique, un éclair lumineux qui traversa sa pensée, lui fit durant un instant, voir tels qu'étaient en réalité tous les faits qui venaient de se passer; il sortit pour ne pas éclater. Silvia ne fit pas un pas pour le retenir, cependant il n'attribua d'abord qu'à un caprice, à une de ces idées fantasques, qui traversent si souvent l'imagination des femmes, la conduite de sa maîtresse.
«En payant ce que je devais au juif Josué, vous m'avez rendu un très-grand service, soyez donc assuré de ma reconnaissance, mais vous connaissez trop bien les usages de la bonne compagnie, pour vous faire un titre de ce service; je vous ai aimé, je vous l'ai prouvé aussi bien que cela m'a été possible, hier je vous aimais encore: aujourd'hui je ne vous aime plus, et je vous l'écris, afin de m'éviter la peine de vous le dire; ne venez plus chez moi, vous pourriez y rencontrer le marquis de Roselli.»
Silvia avait signé cette lettre, qui fut remise à Servigny lorsqu'il rentra chez lui. Il aurait dû sans doute considérer ce qui lui arrivait comme une leçon dont il devait faire son profit et ne plus s'occuper de Silvia. Mais, si l'on veut bien considérer qu'il ne possédait pas encore cette expérience qui ne s'acquiert qu'avec les années, et surtout qu'il aimait véritablement Silvia, on pourra peut-être trouver sa conduite toute naturelle. Sa raison, il est vrai, condamnait cette femme, mais son cœur, vivement épris, cherchait à l'excuser; il ne pouvait croire qu'elle eût agi de son propre mouvement, elle devait, suivant lui, avoir obéi à des influences étrangères. Il voulait la voir encore, elle n'oserait lui avouer qu'elle était l'auteur d'une lettre aussi odieuse que celle qu'il venait de recevoir? «Il n'est pas possible, se disait-il, que si jeune, si belle, elle ait déjà atteint ce degré de corruption.» Puis, relisant la lettre qu'il venait de recevoir, il la commentait avec la plus scrupuleuse attention, et cet examen venait corroborer son opinion.
Il se rendit de suite chez Silvia; la cantatrice le reçut dans son boudoir, elle était étendue sur un divan, et seulement vêtue d'un peignoir de satin noir, qui faisait admirablement ressortir l'éclatante blancheur de sa carnation; en la voyant si belle, le premier désir qu'il éprouva fut celui de tomber à ses genoux. Il se contraignit cependant.
—Ce n'est pas vous sans doute, Silvia, qui avez écrit cette lettre? lui dit-il.
Lorsque Servigny adressait cette question à celle qui avait été sa maîtresse, il n'espérait plus une dénégation; la froide ironie qui étincelait dans les yeux de Silvia, lui faisait pressentir sa réponse, ses prévisions ne furent pas trompées; cependant, elle ne répondit pas d'une manière directe.
—Je n'espérais plus vous revoir, lui dit-elle, je croyais que vous auriez bien voulu me comprendre.
—Ainsi vous pensez tout ce qui est écrit sur cette feuille de papier?
—Sans doute: je vous aimais, je le crois du moins, je ne vous aime plus, j'en suis sûre. Y a-t-il là quelque chose qui doive vous étonner?
Servigny avait le cœur trop bien placé et trop d'énergie dans le caractère pour essayer de répondre à des paroles qui accusaient chez celle qui venait de les prononcer une sécheresse d'âme et un cynisme véritablement inexplicables, il allait quitter le boudoir de Silvia, lorsque celle-ci, qui sans doute espérait une scène de désespoir et de larmes, et qui semblait trouver du plaisir à remuer le poignard dans la blessure qu'elle avait faite, lui dit:
—C'est cela, mon très-cher, partez, mais hâtez-vous, j'attends le marquis de Roselli.
C'en était trop; l'infernale méchanceté de Silvia méritait une punition exemplaire: Servigny la frappa au visage, puis il s'enfuit, effrayé de l'odieuse action qu'il venait de commettre.
—Et de deux, dit Silvia.
—Il paraît que c'est comme cela qu'on vous quitte, dit un homme qui s'était tenu caché derrière les rideaux du boudoir, pendant tout le temps qu'avait duré la scène que nous venons de décrire, faut-il encore aller tuer celui-là.
Cet homme portait le costume des pêcheurs provençaux.
—Que me voulez-vous, s'écria Silvia, qui malgré l'audace de son caractère, ne put s'empêcher de trembler sous le regard implacable de l'homme qui se trouvait devant elle.
—J'étais venu pour vous tuer, répondit le pêcheur en lui montrant un couteau bien affilé.
Silvia saisit le cordon d'une sonnette qui se trouvait à sa portée.
—Ne craignez rien, lui dit le pêcheur, je ne vous tuerai pas aujourd'hui, puis il disparut par la fenêtre avec l'agilité d'un chat sauvage.
Restée seule, Silvia écrivait une petite lettre qu'elle ne signa pas et qu'elle fit porter chez le substitut du procureur du roi.
Le lendemain, à six heures du matin, Servigny était arrêté à son domicile comme prévenu de faux en écriture de commerce.
Il répondit avec franchise à toutes les questions qui lui furent adressées, il dit dans quelles circonstances il avait remis au juif Josué la lettre de change sur laquelle il avait opposé la signature du négociant Mathieu Durand, qu'il avait ensuite endossée; mais le juif qui ne voulait pas faire connaître à la justice les petits secrets de son commerce, soutint qu'il avait escompté la lettre de change, croyant de bonne foi qu'elle avait été souscrite par celui dont elle portait la signature.
Servigny, bien certain d'être sous peu de jours en mesure de payer, ne redoutait pas les résultats de la faute qu'il avait commise, mais un événement qu'il était bien loin de prévoir, vint tout à coup le plonger dans le plus profond désespoir, au lieu de l'argent sur lequel il comptait, il reçut une lettre qui lui apprit que le notaire auquel il avait confié sa petite fortune, venait de prendre la fuite, emportant tous les fonds que lui avaient confiés ses clients.
Servigny comparut devant la cour d'assises d'Aix; sa jeunesse et la franchise de ses aveux intéressèrent tout le monde, il fut cependant, ainsi que nous l'avons dit, condamné à cinq années de travaux forcés, sans exposition.
Les hommes doués d'une certaine dose d'énergie, puisent assez souvent du calme, dans l'excès même de leur malheur; Servigny était un de ces hommes: il envisagea sans sourciller le sombre avenir qui se déroulait devant ses yeux, et, lorsqu'il fut seul dans la chambre qu'il occupait en prison, il s'écria:
Il arrivera ce qu'il plaira à Dieu d'ordonner, mais je ne subirai pas la peine à laquelle je viens d'être condamné.
VII.—L'Évasion.
Ainsi que nous l'avons dit, Duchemin, à des indices qui ne pouvaient échapper à des yeux aussi exercés que les siens, s'était aperçu que les projets qu'il méditait étaient connus de son compagnon de chaîne, il pouvait donc craindre que cet homme ne les dévoilât, pour se ménager quelques faveurs; il fit part à Salvador des craintes qu'il éprouvait, craintes que celui-ci partagea.
—Il y a cependant un moyen, lui dit Duchemin: cet homme paraît fort et résolu, ne pourrions-nous pas lui confier entièrement notre projet, et lui faire partager nos moyens d'évasion? Si par la suite il nous gêne, nous saurons bien nous en débarrasser.
Salvador, beaucoup plus prudent cette fois que Duchemin, lui fit observer que celui dont ils redoutaient l'indiscrétion ne savait, après tout, rien de bien positif, et qu'il était beaucoup plus sage d'attendre encore. Duchemin se rendit à ces raisons.
Plusieurs jours s'écoulèrent sans qu'il arrivât rien qui pût leur faire supposer qu'ils avaient été trahis.
Il survint pendant ce temps un événement qui non-seulement les détermina à faire partager à Servigny les moyens d'évasion qu'ils s'étaient ménagés, mais encore leur donna le désir de se l'attacher.
Un vieux forçat, que sa force prodigieuse et la férocité de son caractère avaient rendu la terreur de tous les malheureux habitants du bagne, voulut un jour que Servigny et Duchemin l'aidassent à commettre un vol dans l'arsenal. Duchemin, qui craignait que si ce vol venait à être découvert, on ne le resserrât plus complétement, ne se souciait pas de le commettre; Servigny refusa positivement son assistance, et ne daigna même pas alléguer quelques raisons pour justifier son refus. Toute la fureur du vieux forçat se tourna contre lui.
—Ah! tu veux pas m'aider! lui dit-il, eh bien, mauvais fagot[198], tu n'aideras jamais personne, il faut que je te refroidisse[199].
Et, joignant l'effet aux menaces, il se précipita sur lui. Servigny l'attendit de pied ferme, et, sans paraître employer toutes ses forces, il le terrassa; puis, lui serrant le cou entre ses deux mains, il le força de demander grâce.
Les hommes disposés à abuser de leurs forces, éprouvent toujours un certain respect pour ceux qui paraissent organisés de manière à pouvoir leur tenir tête. Duchemin, qui venait de voir Servigny vaincre avec facilité un homme qu'il n'aurait peut-être pas attaqué sans éprouver un léger sentiment de crainte, bien qu'il se sentît doué d'une force peu commune, devait donc plus que tout autre obéir à cette loi générale.
—Tudieu! quel gaillard vous êtes, dit-il à Servigny.
Puis, s'adressant au vieux forçat qui râlait étendu sur le sol:
—Tu n'espérais pas, lui dit-il, recevoir aujourd'hui une pareille floppée?
—Je le buterai[200]; répondit celui-ci.
—C'est ce qu'il faudra voir, reprit Servigny, en quittant avec Duchemin le théâtre de la lutte.
Duchemin put avant la fin de la journée causer quelques instants avec Salvador, auquel il raconta ce qui s'était passé.
—Je t'assure, lui dit-il, que c'est un niert[201] qui n'est pas frileux[202], et que s'il reste avec nous, il pourra dans l'occasion nous donner plus d'un bon coup de main.
—Mais restera-t-il avec nous? voilà ce qu'il faudrait savoir.
—Que veux-tu qu'il fasse en sortant d'ici? Il ne me paraît pas chargé d'argent, et comme probablement il n'a pas été envoyé à Toulon pour ses bonnes actions, il sera trop content de trouver avec nous l'occasion de s'en procurer.
—Je vois que tu ne veux pas laisser échapper cette occasion de former un nouvel élève; mais, puisque maintenant nous sommes trois au lieu de deux, il faut que nous cherchions un nouveau plan.
—Pas aujourd'hui.
—Tu ne le verras sans doute qu'après demain; d'ici-là, je te dirai ce qu'il faudra lui demander.
—Es-tu bien sûr de cet homme, Duchemin?
—Sûr comme de moi-même; il est intéressé, je lui donne de l'argent; il est poltron, je puis lui faire couper le cou.
Cette conversation entre Salvador et Duchemin avait eu lieu à voix basse, de manière à ce que Servigny, qui, par discrétion, s'était éloigné de toute la longueur de sa chaîne, ne pût rien entendre. Lorsque Duchemin rejoignit son compagnon après avoir quitté Salvador, les forçats rentraient dans leurs salles respectives.
Après la distribution du vin, Duchemin et Servigny eurent ensemble la conversation suivante:
—Vous avez deviné, dit Duchemin, que j'ai l'intention de m'évader avec le payot Salvador?
—Oui, répondit Servigny, mais c'est le hasard seul qui m'a appris quels étaient vos projets.
—Je le sais; vous auriez pu, en nous dénonçant, obtenir quelques faveurs, être déferré par exemple.
—Je ne vous ai pas dénoncé, parce que je ne puis vouloir vous empêcher de faire ce que je voudrais pouvoir faire moi-même.
—Quelle est la cause de votre condamnation?
Servigny, auquel la mine honnête de Duchemin inspirait de la confiance, lui raconta toute son histoire.
—Ah! vous êtes un homme de lettres[203], il y en a beaucoup ici, ce sont tous de très-honnêtes gens, dit Duchemin, avec une certaine expression de dédain, qui n'échappa pas à Servigny.
—Quelle que soit l'opinion que vous ayez de moi, répondit-il, vous pouvez agir sans crainte, je ne vous trahirai pas.
—Ecoutez-moi, reprit Duchemin, après quelques instants de réflexion, nous pouvons aussi bien faire notre cavale (fuite) à trois, vous avez du courage, de la résolution, si vous le voulez, vous partirez avec nous, lorsque nous serons en liberté, nous verrons s'il y a moyen de nous entendre...
Servigny, nous l'avons déjà dit, était bien déterminé à ne point subir la peine à laquelle il avait été condamné, il accepta donc la proposition qui lui était faite, se réservant in petto le droit de quitter ses compagnons, si, comme il avait tout lieu de le supposer, leur compagnie ne lui paraissait pas convenable.
Le forçat qui, pour une raison quelconque, désire entrer à l'hôpital du bagne, arrivera tôt ou tard à son but, il saura si bien simuler tous les diagnostics d'une maladie grave que les médecins les plus experts s'y laisseront prendre.
Servigny, Duchemin et Salvador étaient protégés par un des chirurgiens aides-major, attaché à l'hôpital, que les événements de sa vie passée forçaient d'obéir à Duchemin (ce chirurgien était né dans l'île de Malte, et se nommait Mathéo); ils purent donc très-facilement obtenir leur admission.
Cependant, comme ils ne voulaient pas compromettre leur protecteur, ils firent tout ce qui était nécessaire pour ne rien laisser soupçonner.
Servigny, qui avait reçu de Duchemin les instructions nécessaires, entra le premier à l'hôpital pour se faire traiter du scorbut; c'est de toutes les maladies celle que les forçats savent le mieux simuler; Duchemin qui paraissait en proie à la plus effroyable fièvre, le suivit; deux jours après, Salvador, atteint en apparence d'une hémorragie compliquée, venait rejoindre ses deux compagnons.
Les forçats qui remplissent l'office d'infirmiers, sont déferrés et peuvent circuler librement dans toute l'enceinte du bagne, ce sont ordinairement des doyens qui se sont faits du bagne une patrie d'adoption et qui savent manœuvrer avec assez d'adresse pour ménager à la fois et la chèvre et le chou, c'est-à-dire pour ne rien voir de ce que les malades, ou prétendus tels, qu'ils doivent soigner, désirent cacher, tout en ayant l'air de regarder beaucoup; il est donc fort rare qu'un de ces hommes tortille une cavale[204].
Ce sont presque tous de vieux renards qui connaissent toutes les ruses du métier, et qui comprennent à demi-mot, sans qu'il soit nécessaire de les mettre dans la confidence; ils savent, moyennant finance bien entendu, procurer à leurs malades tout ce qu'ils désirent pour améliorer tant soit peu le régime assez maigre de l'hôpital; cela fait ils ne s'occupent plus de rien.
Mathéo, qui faisait le service de la salle dans laquelle se trouvaient Servigny, Duchemin et Salvador, avait le soin de formuler les ordonnances de manière à faire croire qu'ils étaient réellement malades. Les argousins ne se doutaient de rien, les gardes-chiourmes n'avaient pas reçu l'ordre de se montrer plus sévères que de coutume; tout allait donc à merveille, et Duchemin faisait passer tous les jours une lettre à Mathéo, qui, de son côté, lui faisait tenir la réponse, enfin celle qu'il attendait arriva, Mathéo lui apprenait que tout était prêt.
Il existe, à l'extrémité de la plus grande salle de l'hôpital, celle dans laquelle se trouvaient nos trois forçats, une petite pièce qui sert de salle des morts. L'infirmier était le dépositaire de la clé de cette salle que l'on n'ouvrait que lorsqu'il fallait y déposer momentanément de nouveaux hôtes. Duchemin parvint à prendre l'empreinte de cette clé; cela fait, il n'était plus difficile de s'en faire fabriquer une semblable.
Pourvus de cette clé, Servigny, Duchemin et Salvador pouvaient, chaque fois qu'ils trouvaient le moment favorable, entrer dans la petite salle. Sous une des tables de marbre noir destinées à recevoir les cadavres, ils creusèrent un trou par lequel, à l'aide des draps de leurs lits roulés en corde et attachés les uns au bout des autres, ils descendirent au moment propice dans les magasins de la marine qui sont situés au rez-de-chaussée du bâtiment dont l'hôpital du bagne occupe le premier étage.
Lorsqu'ils furent tous les trois arrivés à bon port, Duchemin alluma une petite bougie dont la pâle lueur était à peine suffisante pour dissiper les ténèbres autour d'eux, et, à l'aide des instructions qu'il avait reçues de Mathéo, il se mit à chercher la malle qui devait contenir tout ce qui leur était nécessaire pour se déguiser; il la trouva dans un des coins les plus reculés du magasin, il s'empressa de l'ouvrir; elle contenait deux uniformes complets de gendarmes, armement et équipement, des perruques, des cordes et une pince pour forcer une des portes du magasin qui donnait entrée sur l'arsenal.
Salvador et Duchemin endossèrent chacun un des deux uniformes de gendarme et Servigny conserva ses vêtements de forçat auquel il ajouta une espèce de bissac qu'il devait porter sur son dos; on lui lia les mains, et à la naissance du jour, lorsque le coup de canon qui annonçait l'ouverture du port se fit entendre, la porte du magasin, la plus voisine de la grille de l'arsenal fut forcée.
—Maintenant, chargeons nos armes! dit Duchemin qui avait trouvé dans la malle plusieurs paquets de cartouches, on ne sait pas ce qui peut arriver.
Salvador et Duchemin, vêtus de leurs uniformes de gendarmes et conduisant Servigny qui semblait un forçat extrait du bagne pour aller en témoignage, devant quelque cour d'assises, favorisés, par la foule d'ouvriers de la marine, qui se rendaient à leurs travaux, passèrent sans rencontrer d'obstacles la grille de l'arsenal.
Ils étaient dans la ville, qu'ils traversèrent avec la plus grande rapidité; puis ils prirent la route du Beausset. A quelque distance de Toulon, ils prirent un chemin tracé au milieu d'un bois assez épais, dans lequel ils voulaient se reposer quelques instants; ils y étaient à peine arrivés, lorsque trois coups de canon, répétés trois fois à des intervalles égaux, annoncèrent aux habitants des environs de Toulon, que trois forçats venaient de s'évader, et qu'une somme de cent francs serait la récompense de celui d'entre eux qui ramènerait au bagne un des fugitifs.
—Nous ferons bien, dit Duchemin, de rester dans ce bois jusqu'à la fin de la journée, afin de ne traverser qu'à la nuit le bourg du Beausset.
—Mais si nous sommes rencontrés ici, par quelques-uns de ces chasseurs d'hommes! répondit Salvador, et il montrait à ses compagnons plusieurs paysans armés de carabines rouillées et de mauvais fusils de munition, qui gravissaient une petite colline dominant le bouquet d'arbres au milieu desquels ils étaient cachés.
—Ils n'auront pas l'esprit de deviner que l'uniforme de la gendarmerie royale couvre le gibier qu'ils chassent; ce qu'il faut surtout éviter, c'est la rencontre de nos frères d'armes de la brigade du Beausset, dès que nous aurons atteint la forêt de Cuges, nous serons sauvés.
Lorsqu'il ne fait ni trop chaud ni trop froid, messieurs les gendarmes, si cependant ils n'ont rien de mieux à faire, montent à cheval vers le soir et parcourent les environs de leur résidence.
Duchemin, parfaitement au courant des habitudes de ces messieurs, croyait ne devoir rien redouter, attendu qu'il tombait, lorsqu'il quitta le bois avec ses deux compagnons, une de ces pluies continues, qui, dans les contrées méridionales, paraissent plus froides et plus désagréables que partout ailleurs.
Malheureusement pour les fugitifs, le brigadier de la gendarmerie du Beausset, venait de se disputer avec sa ménagère, cela l'avait mis de très-mauvaise humeur, et comme il fallait nécessairement qu'il en fît supporter les effets à quelqu'un, il choisit de préférence ses gendarmes qui se trouvaient sous sa main, il les fit donc monter à cheval et les emmena faire patrouille.
Les fugitifs sortis du bois dans lequel ils avaient passé une partie de la journée, suivirent, tant que cela leur fut possible, des sentiers et des chemins de traverse; enfin la nuit étant tout à fait venue et ne se trouvant plus qu'à un quart de lieue de Beausset, ils crurent devoir rejoindre la grande route; ils y arrivaient lorsqu'ils rencontrèrent la patrouille commandée par le brigadier dont nous venons de parler; la surprise leur fit faire un mouvement; cependant, ils ne perdirent pas contenance et continuèrent leur route en hâtant le pas, après un bonjour, camarades, prononcé par Duchemin avec un accent qui n'accusait pas la plus légère émotion.
Ils croyaient avoir esquivé ce mauvais pas, mais ils furent bientôt cruellement détrompés, le brigadier s'était tout à coup rappelé les coups de canon qui avaient retenti dans la journée, et comme il ne trouvait dans sa mémoire aucun nom à appliquer sur les physionomies des gendarmes qu'ils venaient de rencontrer, lesquels devaient cependant appartenir à la résidence de Toulon, il lui vint dans l'esprit une foule de soupçons qu'il voulut éclaircir.
—Camarades! cria-t-il aux prétendus gendarmes qui avaient déjà fait assez de chemin, camarades, arrêtez-vous un instant, nous désirons vous parler.
—Faut-il courir, demanda Salvador à Duchemin, faut-il nous arrêter?
—Il faut continuer à marcher du même pas, ils croiront que nous ne les avons pas entendus et peut-être qu'ils nous laisseront tranquille.
—Regardez dit Servigny.
—Salvador et Duchemin, tournèrent la tête en arrière, les gendarmes sur l'ordre de leur brigadier avaient tourné bride, et ils arrivaient au galop en manœuvrant de manière à couper la retraite à ceux qu'ils soupçonnaient, si cela devenait nécessaire.
—De l'atout et rif sur la cogne, s'écria Salvador ou nous sommes paumés[205]; à moi le brigadier. Il fit feu et le pauvre vieux soldat tomba frappé d'une balle dans la poitrine; Duchemin avait imité Salvador et un gendarme avait éprouvé le même sort que le brigadier.
Servigny s'étant débarrassé des liens qui ne l'attachaient qu'en apparence, se sauvait d'un côté, Duchemin et Salvador qui, tout en courant rechargeaient leurs armes, et qui savaient où se retrouver s'ils échappaient au danger qui les menaçait, avaient pris chacun une direction opposée. Les deux gendarmes échangèrent quelques coups de carabine avec ces deux bandits, mais l'un d'eux ayant été blessé légèrement, et ceux qu'ils poursuivaient s'étant engagés au milieu des terres labourées, dans lesquelles ils ne pouvaient les suivre sans abandonner leurs chevaux, et renoncer à secourir les blessés, ils cessèrent de poursuivre les fugitifs, et retournèrent sur la grande route relever leurs camarades.
Salvador et Duchemin purent donc arriver à une auberge isolée, située à peu de distance au delà du Beausset, dans laquelle Mathéo avait déposé pour eux tout ce qui leur était nécessaire pour changer de costume.
Il y a dans toutes les provinces, et surtout aux environs des villes où se trouvent des bagnes et des maisons centrales, des auberges tenues par un hôtelier franc du collier, et prêt à tout faire pourvu qu'il y trouve son compte. L'homme qui tenait celle où Salvador et Duchemin trouvèrent ce qui avait été déposé pour eux, était affilié à la bande qui en ce moment infestait depuis plusieurs année la forêt de Cuges et il lui rendait, parce qu'il y trouvait son compte, les plus importants services.
Duchemin et Salvador, après une nuit de repos se remirent en route, lestés d'un excellent déjeuner, pourvus de deux bonnes montures, et vêtus convenablement; ils gagnèrent la forêt de Cuges sans rencontrer plus d'obstacles.
Duchemin qui connaissait les lieux puisque, ainsi que nous l'avons dit précédemment, c'était lui qui était chargé de vendre à Toulouse et dans d'autres villes, le butin de la bande, rencontra facilement ceux qu'il désirait revoir.
On lui fit l'accueil le plus amical, et pendant plusieurs mois il partagea, ainsi que Salvador, les nobles travaux de ses anciens amis.
La bande était composée en grande partie d'habitants du pays, les uns meuniers, les autres cultivateurs ou tisserands, ceux qui comme Duchemin et Salvador n'étaient pas établis dans le pays, se cachaient tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre, le chef de la bande, (qui formait un effectif de dix hommes y compris les nouveaux venus) réunissait souvent chez lui, ses subordonnés soit pour procéder aux partages du butin, soit pour leur donner connaissance des faits qui pouvaient intéresser leur sûreté.
L'aubergiste du Beausset l'ayant fait prévenir un jour qu'une battue générale devait être faite dans la forêt de Cuges par plusieurs brigades de gendarmerie, le chef convoqua toute la bande afin de lui faire part de cette nouvelle; Salvador et Duchemin, n'arrivèrent que très-tard à la maison du chef, ils frappèrent, personne ne leur répondit, cependant la pièce dans laquelle devaient avoir soupé leurs camarades, paraissait éclairée. La maison avait une seconde porte, connue seulement des affidés, et qui avait été pratiquée afin qu'ils pussent se sauver dans la campagne en cas d'alerte; cette porte était ouverte, ce qui surprit étrangement Duchemin.