Les vrais mystères de Paris
«Mademoiselle,
»Vous n'avez sans doute pas oublié qu'au moment où je vous quittai, je vous promis de vous faire connaître quelles étaient les personnes avec lesquelles vous vous trouviez, lorsque je fus assez heureux pour vous rendre un léger service; je me serais depuis longtemps acquitté de cette promesse, si cela m'avait été possible; mais blessé légèrement à la suite d'une rencontre, je fus transporté chez moi d'où j'espérais pouvoir sortir bientôt, malheureusement il n'en fut pas ainsi, je fus attaqué du tétanos, et pendant plus de trois mois je fus entre la vie et la mort, totalement privé de connaissance, et ce n'est que grâce aux soins assidus du bon docteur Mathéo, auquel je conserve une reconnaissance éternelle, que je recouvrai la vie et la santé; je ne suis guéri que depuis moins de huit jours et je viens aujourd'hui m'acquitter de la promesse que je vous ai faite.
»Je ne pense pas que vous ayez revu madame Delaunay. Cette femme chez laquelle je retournai aussitôt après vous avoir quittée, et que je forçai d'écrire à madame votre tante une lettre qu'elle a dû recevoir, devrait craindre que je ne réalisasse la menace que je lui avais faite de mettre l'autorité dans la confidence de sa conduite, si elle cherchait à vous revoir. Cependant, il est bon que vous sachiez ce qu'elle est; on doit, chaque fois que l'on rencontre de pareils êtres, leur arracher le masque qui leur couvre le visage; une fois démasqués, ils ne sont plus à craindre.»
Ici, Edmond de Bourgerel apprenait à Eugénie de Mirbel ce que le lecteur a sans doute déjà deviné; c'est-à-dire que madame Delaunay n'était rien autre chose qu'une intrigante de la plus vile espèce, qui ne s'était fait admettre dans le pensionnat d'où elle avait été ignominieusement chassée aussitôt qu'elle avait été connue, qu'à l'aide de fausses recommandations, qu'elle était la pourvoyeuse en titre de plusieurs riches libertins, et que le comte de ***, l'un d'eux, lui avait donné une somme considérable pour qu'elle lui livrât Eugénie de Mirbel, ce qu'elle avait tenté de faire sans pouvoir y réussir, que le chevalier de Saint-Firmin était le digne amant de cette femme, et qu'il la favorisait autant que cela lui était possible, sans doute parce qu'il partageait les bénéfices de son infâme commerce.
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«Maintenant (continuait Edmond de Bourgerel, après le paragraphe dont nous venons de donner la substance à nos lecteurs) je devrais m'arrêter et clore cette lettre en vous disant que vous pourrez, dans tous les événements de votre vie, compter sur l'affection et le dévouement que méritent vos grâces et votre heureux caractère, mais je ne le puis.
»Depuis que je vous ai vue, mademoiselle, avant et depuis la maladie que je viens de faire et même pendant les courts instants de répit que me laissaient les plus cruelles souffrances, j'ai bien souvent interrogé mon cœur, et toujours il m'a répondu que je vous aimais, et que l'amour si vif que vous m'aviez inspiré ne devait finir qu'avec ma vie. Accueillerez-vous favorablement cet aveu? je n'ose le croire; ce serait pour moi plus de bonheur qu'il n'est permis à un mortel d'en espérer: cependant ne me supposez pas des vues qui ne sont pas les miennes, car je ne me suis déterminé à vous écrire cette lettre que pour solliciter de l'indulgence que vous ne refuserez peut-être pas à celui qui rend la plus complète justice à vos éminentes qualités, la permission de me présenter chez madame votre tante, à laquelle j'ai l'intention de demander votre main.
»Je lui donnerai, mademoiselle, sur ma famille et sur ma position dans le monde, tous les détails qu'elle pourra désirer, et ces détails seront de telle nature que j'ose croire que si votre volonté ne vient pas y faire obstacle, rien ne s'opposera à la réalisation de mon plus vif désir, mais vous comprendrez que je ne puis, sans laisser supposer à votre tante que je vous connais déjà, me présenter de suite chez elle, il faut, du moins je le crois, avant que je risque cette démarche, dont je ne veux pas compromettre le succès, qu'elle ait eu le temps de me remarquer et que j'aie pu conquérir ses bonnes grâces; enfin, il faut que des relations de bon voisinage précédent la demande que je veux lui adresser. Vous déciderez, mademoiselle, de ce que je dois faire, quels que soient du reste les ordres que vous jugiez convenable de me donner, ils seront, je vous en donne l'assurance, exécutés à la lettre; mais, je vous en prie, ne m'enlevez pas un espoir sans lequel je ne peux vivre, et laissez-moi, jusqu'à ce qu'il me soit permis de vous entretenir, m'enivrer de vos regards et que quelquefois votre voix se mêle aux accords mélodieux que vous savez tirer de votre, piano.
»Répondez-moi, mademoiselle; dites-moi si je dois craindre ou espérer; demain matin, à la naissance du jour, je chercherai une lettre sous les rameaux de votre rosier du Bengale; l'y trouverai-je?»
—Ceci, je le crois, a été écrit par un honnête homme, dit Lucie après avoir achevé la lecture de la lettre d'Edmond de Bourgerel; point de phrases entortillées, point de déclamations, point de pathos sentimental...
—N'est-ce pas, répondit Eugénie; comment se fait-il donc alors... Mais n'anticipons pas sur les événements, aussi bien je n'ai plus que peu de chose à vous dire.
La lecture de cette lettre, je dois l'avouer, me causa le plus vif plaisir; ce n'est pas sans éprouver une bien vive satisfaction que l'on acquiert la certitude que l'on est aimé de ceux que l'on aime; j'aurais dû sans doute la porter à ma tante, lui faire la confidence des événements qui avaient précédé sa réception et régler ma conduite sur les conseils de son expérience; mais fait-on toujours ce que l'on doit faire? surtout lorsque l'on agit sous l'impression d'un sentiment dans lequel se résument toutes nos facultés et que, comme moi, on a la tête assez pleine d'aventures merveilleuses, pour que rien n'ait plus le privilége de nous étonner.
»Voici ce que je répondis à monsieur Edmond de Bourgerel:
»Je regrette beaucoup, monsieur, d'être la cause des maux qui vous ont accablé; j'ai compris, bien que vous ne m'en ayez rien dit, que c'était avec le comte de *** qu'avait eu lien la rencontre à la suite de laquelle vous avez reçu la blessure qui a amené l'attaque de tétanos, qui vous a fait tant souffrir; daignez le croire, monsieur, jamais, le souvenir de ce que vous avez fait pour moi ne s'effacera de ma mémoire.
»Je crois tout ce que vous me dites, votre conduite ne m'a pas laissé le droit de douter de vos paroles; aussi, je ne crains pas de vous avouer que je vous verrai, sans en éprouver la moindre peine, vous adresser à ma tante; je crois comme vous, pour épargner une peine à cette respectable femme, que nous devons lui cacher la faute grave que j'ai commise; il faut, en effet, attendre un peu de temps avant de faire votre demande; du reste, monsieur, vous savez mieux que moi ce qu'il est convenable de faire.»
»Et je signai.
»A peine le jour commençait-il à poindre, que monsieur Edmond de Bourgerel sortit mystérieusement de chez lui, franchit lestement l'espace qui séparait nos deux chalets, et vint prendre la lettre que j'avais déposée pour lui, à la place indiquée; il la porta à ses lèvres et l'embrassa à plusieurs reprises; avait-il deviné que j'étais derrière les vitres, et les baisers qu'il donnait à la lettre étaient-ils en réalité destinés à celle qui l'avait écrite? Je le crois.
»Je n'avais pas dit à monsieur Edmond de Bourgerel, qu'ainsi qu'il me le demandait, je lui chanterais quelques-unes des romances de mon répertoire; cependant je saisis le premier moment que me laissèrent les soins de notre ménage, (l'exiguïté de notre revenu ne nous permettant pas d'entretenir une domestique), pour me mettre à mon piano; mais qu'allais-je chanter, je n'en savais vraiment rien; je pris l'album de Loïsa Puget, déterminée à chanter la romance qui me tomberait sous les yeux; après l'avoir ouvert au hasard, le hasard a quelquefois de bien singuliers caprices; l'album ouvert, il fallait, si je voulais rester fidèle à l'engagement que j'avais pris avec moi-même, il fallait, dis-je, chanter la romance qui commence ainsi:
»J'hésitai quelques instants, devais-je chanter cette romance? non, sans doute me disait ma raison; chante, chante, me disait mon cœur, il sera bien heureux de t'entendre. Hélas! lorsque la raison et le cœur sont aux prises, ce n'est pas toujours la raison qui reste la maîtresse du champ de bataille.
»Les dernières paroles de la romance de Loïsa Puget étaient à peine sorties de ma bouche, que les sons du piano, de monsieur de Bourgerel, m'annoncèrent qu'il allait me répondre; des préludes joyeux destinés sans doute à me témoigner la satisfaction qu'il éprouvait, précédèrent le morceau qu'il chanta; il était emprunté à un opéra-comique du vieux répertoire, dont le titre m'échappe, et commence ainsi:
Enfin elle m'aime.
»Nous nous entendions parfaitement.
»L'histoire de nos amours ressemble à celle de tous les amours; longues heures passées l'un à côté de l'autre, pendant lesquelles on ne se dit rien, bien que l'on ait mille choses à se dire lorsque arrive le moment de se séparer; regards furtifs échangés dans l'ombre, douce pression d'une main que l'on croit rencontrer par hasard, et qui presque toujours n'a été mise à la place où elle s'est laissé prendre que parce qu'on savait qu'on viendrait l'y chercher; serments de s'aimer toujours, oubliés souvent, hélas! aussitôt qu'ils ont été faits. Laissez-moi donc arriver de suite à l'époque où Edmond de Bourgerel, que ma tante avait d'abord reçu comme un voisin avec lequel on pouvait entretenir des relations agréables, lui fit faire par un parent éloigné, le seul qui lui restât, la demande formelle de ma main, qui lui fut accordée, les renseignements obtenus sur son compte ayant donné à ma tante la certitude qu'il possédait toutes les qualités qui peuvent assurer le bonheur d'une épouse.
»Nos bans allaient être publiés, lorsque ma tante reçut, d'un notaire de Péronne, qu'elle avait chargé d'opérer la vente d'une petite propriété qu'elle possédait aux environs de cette ville, et dont le prix devait former une partie de ma dot (ma bonne tante, malgré tout ce qu'avait pu lui dire Edmond, avait absolument voulu se dépouiller en ma faveur), une lettre qui lui disait que si elle voulait se rendre elle-même sur les lieux, il la mettrait en rapport avec une personne qui avait envie d'acheter cette propriété, dont la vente n'avait pas encore été annoncée, et qu'il était probable qu'elle en obtiendrait, en traitant avec cette personne, quelques mille francs de plus; mais le notaire ajoutait que sa présence était absolument nécessaire, attendu que la réalisation de ce marché était subordonnée à de certaines conditions qu'elle ne comprendrait bien que s'il lui était donné de les lui expliquer de vive voix. S'il ne s'était agi que de ses intérêts, ma tante bien certainement ne se fut pas dérangée; mais c'était de moi qu'il était question, et pour moi il n'y avait rien que ne fût prête à faire cette bonne parente; d'ailleurs, me dit-elle, lorsque craignant qu'un déplacement ne fût nuisible à sa santé, toujours faible et chancelante, je l'engageais à ne point se déranger, Péronne n'est pas si éloigné de Paris qu'on n'en puisse facilement revenir, et c'est tout au plus si je serai absente huit jours. Le voyage fut donc résolu.
»M. Edmond de Bourgerel, avait absolument voulu venir avec moi accompagner ma tante à la diligence.
—Je pars tranquille, me dit-elle en montant en voiture, en me montrant mon futur mari qui s'était éloigné de quelques pas afin de nous laisser la liberté de causer à notre aise, je suis certaine que ta conduite sera digne du nom que tu portes, et que tu n'oublieras pas que noblesse oblige. C'était la première fois que ma tante me parlait de la noblesse de notre famille, et je fus aussi surprise que profondément touchée de l'accent solennel dont elle sut revêtir ces paroles si simples; noblesse oblige!—Certes ma bonne tante, lui répondis-je, certes noblesse oblige, soyez tranquille, je ne l'oublierai pas.—J'en suis certaine, mon enfant, reprit-elle après m'avoir embrassée une dernière fois, et puis d'ailleurs tu n'auras pas à combattre, lui aussi est noble, noble de nom et de cœur, il se montrera digne de la confiance que je veux bien lui accorder.
»Ma tante salua de la main Edmond de Bourgerel, qui s'inclina respectueusement, et la voiture partit au galop.
»Fatale confiance, funeste erreur d'un cœur généreux. Hélas! Hélas! ma pauvre tante, vous ne deviez plus revoir votre nièce que flétrie et déshonorée!
»Est-ce à dire que M. de Bourgerel se montra tout à fait indigne de la confiance qu'on lui avait témoigné, qu'il employa pour me séduire cette ignoble science des roués de notre époque, non! je ne puis pour excuser à vos yeux la faute que j'ai commise, lui prêter des torts qu'il n'a pas, ne me croyez pas cependant plus coupable que je ne le suis en effet, j'aurais dû sans doute être plus forte que je ne fus, j'aurais dû me défendre et la défense, j'en suis encore convaincue à l'heure qu'il est, eût été facile, mais est-ce ma faute à moi si je suis faible, est-il toujours possible de se défendre, lorsque l'on aime celui qui vous attaque? écoutez et jugez-moi.
»Ma tante était partie depuis deux jours; la huitième heure du soir allait sonner, lorsqu'une vieille dame, amie de ma tante, vint pour lui rendre visite; cette dame savait que je devais épouser M. de Bourgerel que plusieurs fois elle avait rencontré chez nous, celui-ci l'ayant vu entrer de la fenêtre de son chalet, me demanda la permission de venir faire un peu de musique avec moi, n'étant pas seule je ne crus pas devoir le refuser. Il vint donc et je me mis à mon piano, mais j'avais à peine commencé, que la vieille dame se leva précipitamment du siége qu'elle occupait et nous montrant le ciel qui était chargé de nuages noirs et épais, nous dit: que voulant être rentrée chez elle avant que l'orage qui se préparait n'éclatât, elle allait nous quitter à l'instant même; tous nos efforts pour la retenir ayant été inutiles, nous fûmes forcés de la laisser partir, de sorte que je restai seule avec Edmond, j'aurais dû le renvoyer de suite, mais je voyais qu'il était si heureux d'être auprès de moi, moi-même j'étais si heureuse d'être près de lui, que je me dis que je pouvais bien sans qu'il y eût un grand mal à cela, lui permettre de rester quelques instants encore; j'allais cependant lui dire de se retirer, que tout à coup des bouffées de vent qui emportèrent avec elles toutes les fleurs qui garnissaient ma fenêtre et les grondements lointains du tonnerre, nous annoncèrent que l'orage que nous attendions depuis longtemps déjà, allait enfin éclater.
»J'ai toujours eu une peur extrême de l'orage; vous vous rappelez sans doute mes folles terreurs d'autrefois lorsque le tonnerre grondait dans le lointain et que l'éclair sillonnait la nue? vous devez vous souvenir que dans ces moments-là j'avais en quelque sorte la tête perdue, que je courais ça et là; qu'il n'y avait pas de coin obscur dans lequel je n'essayait de me cacher; à l'époque dont je vous parle, l'âge m'avait rendu un peu plus raisonnable, mais cependant si mes frayeurs ne se traduisaient plus en démonstrations aussi exagérées, pour être contenues, elles n'en étaient pas moins violentes, du reste vous vous en souvenez sans doute, l'orage dont je vous parle était bien capable d'inspirer à de plus résolues que moi la plus vive terreur. Et d'abord cet orage avait été annoncé par un violent ouragan, qui, dans sa course rapide renversait, brisait, faisait tourbillonner tout ce que s'opposait à son passage, mes pauvres fleurs avaient été arrachées de la caisse qui les contenait; leurs débris jonchaient la cour, et à chaque instant nous entendions le bruit que produisait la chute sur le sol des vitres et des ardoises. Le ciel était noir, noir c'est le mot, mais à chaque instant la lueur blafarde des éclairs perçait le sombre manteau qui couvrait l'atmosphère et donnait une teinte sinistre à tous les objets dont j'étais environnée, puis c'était le tonnerre tantôt sourd et lointain, tantôt éclatant comme le son d'un tam-tam et puis la pluie qui tombant par lames avait fait de notre cour une sorte de lac; je pâlissais à chaque éclair, et malgré les efforts que faisait pour me calmer M. de Bourgerel, qu'alors je ne songeais plus à renvoyer (je crois vraiment que je serais morte de frayeurs si j'avais été forcée de rester seule par un temps pareil), chaque fois que le bruit éclatant du tonnerre venait frapper mes oreilles, je sautais sur ma chaise et je me cachais le visage entre mes mains. M. de Bourgerel avait insensiblement rapproché son siége du mien, nous étions plongés dans la plus profonde obscurité, l'orage nous avait surpris à la tombée de la nuit et j'avais bien trop peur pour aller chercher dans une pièce voisine ce qu'il fallait pour éclairer celle dans laquelle nous nous trouvions, et la pluie tombait toujours, le tonnerre grondait à des intervalles plus rapprochés et les éclairs se succédaient plus blafards et plus fréquents; mais depuis que j'étais auprès de M. de Bourgerel, j'avais un peu moins peur; je ne sais quelle voix intérieure me disait que près de lui je n'avais rien à craindre. Tout à coup la pluie tomba avec une nouvelle violence, le ciel sembla s'entr'ouvrir pour livrer passage à un éclair auquel ne pouvait être comparés aucun de ceux qui l'avaient précédé, et le tonnerre renversa le faîte d'une cheminée qui tomba dans la cour avec un bruit épouvantable; je poussai un cri perçant, et je me jetai dans les bras de M. de Bourgerel. Il passa son bras autour de ma taille et me serra avec force contre sa poitrine, son visage était près du mien, ses lèvres se posèrent sur les miennes; je ne sais ce que j'éprouvais, mais la frayeur m'avait en quelque sorte enlevé l'usage de toutes mes facultés, le trouble, l'émotion. Je crois que c'est à ce moment que je perdis l'usage de mes sens, car c'est en vain que j'interroge ma mémoire, je ne me rappelle rien, rien; seulement lorsque, grâce aux soins de M. de Bourgerel, qui était allé chercher chez lui un flacon de vinaigre des quatre voleurs, qu'il me faisait respirer, je revins à moi, il ne pleuvait plus, les nuages noirs qui nous cachaient le ciel quelques instants auparavant avaient disparu et la voûte azurée était parsemée de brillantes étoiles; mais, moi... moi, j'étais perdue, déshonorée.
»J'étais pâle, échevelée, mes yeux regardaient sans voir; j'entendais sans les comprendre les paroles que m'adressait M. de Bourgerel; seulement, lorsque la fièvre dévorante qui faisait claquer mes dents l'une contre l'autre me laissait quelques secondes de répit, un éclair lucide traversait mon esprit et me laissait voir la profondeur de l'abîme dans lequel je m'étais plongée. Mon amant fut obligé de me délacer et de me porter sur mon lit; je le laissai faire sans opposer la moindre résistance ni l'aider en rien; j'avais perdu la conscience de mon individualité; je n'étais plus une femme, j'étais une chose qui souffrait et à cette chose il ne restait pas même assez de force pour se plaindre.
»Hélas! pourquoi ne suis-je pas morte? étais-je donc fatalement destinée à vider jusqu'à la lie la coupe d'amertume à laquelle je venais de mouiller mes lèvres?
»J'étais dans un si pitoyable état, que monsieur de Bourgerel fut obligé de passer la nuit auprès de moi, et ce ne fut que le lendemain matin assez tard que je fus à peu près en état d'écouter avec calme tout ce qu'il me dit pour me consoler. Il me renouvela ses protestations d'un amour éternel; nous étions coupables sans doute; mais après tout, la faute que nous avions commise et dont je ne devais pas craindre les conséquences, puisque nous étions destinés l'un à l'autre, était-elle aussi grande que je me l'imaginais, et avions-nous fait autre chose que glisser sur la pente irrésistible qui nous entraînait l'un vers l'autre? Enfin tous les sophismes que les hommes savent trouver dans leur esprit lorsqu'ils leur faut justifier les fautes qu'ils ont commises ou celles qu'ils nous ont fait commettre.
»On croit facilement ce que l'on espère; les paroles de mon amant calmèrent peu à peu les tourments de mon esprit et de mon cœur, et deux jours après la fatale soirée dont je viens de vous parler, j'étais, non pas tranquille, on ne l'est jamais lorsque l'on ne peut, sans redouter la réponse qu'elle vous fera, interroger sa conscience; mais rassurée, je n'avais en effet aucune raison de douter de la parole de mon amant.
»Lorsque ma tante revint, elle remarqua d'abord l'extrême pâleur de mon visage, que je mis sur le compte de la peur que m'avait causé l'effroyable orage qui s'était déchaîné sur Paris quelques jours auparavant; ma tante, que les heureux résultats du voyage qu'elle venait de faire avaient mise en gaieté, me plaisanta un peu à propos de ce qu'elle appelait mes sottes frayeurs, puis il ne fut plus question de rien.
»M. de Bourgerel qui avait besoin pour se marier de la permission du ministre de la guerre, venait enfin de l'obtenir, ainsi qu'une prolongation de son congé de convalescence qu'il avait sollicitée en même temps. Il accourut tout joyeux nous annoncer cette bonne nouvelle, et comme nous avions à notre disposition depuis déjà longtemps toutes les autres pièces nécessaires, dès le lendemain, nos premiers bans furent publiés. Mon amant obéissant, soit à l'impulsion que je lui donnais, soit à son cœur (je ne puis après ce qui s'est passé m'expliquer la nature du sentiment qui le faisait agir), et dont l'impatience pouvait du reste paraître toute naturelle, avait manifesté à ma tante l'intention d'abréger, autant que cela serait possible, les formalités préliminaires de notre mariage; mais la digne femme qui voulait que les choses se fissent dans les règles n'avait pas voulu y consentir. Eh! bon Dieu! avait-elle répondu à ses supplications, auxquelles, comme bien vous le pensez, j'aurais voulu pour tout au monde qu'il me fût possible de joindre les miennes, n'avez-vous pas, jeunes comme vous l'êtes, le temps d'attendre un peu? j'attends bien, moi, qui suis beaucoup plus vieille que vous et aussi impatiente de vous voir heureux que vous pouvez l'être de le devenir; mais voyez-vous, il est de ces convenances que l'on ne brave pas sans que tôt ou tard il en résulte un mal; je ne veux pas, moi, que l'on croie dans le monde que je suis pressée de marier ma nièce.
»Nous fûmes forcés de nous résigner.
»Cependant les jours s'écoulaient et à mesure que le but auquel tendaient tous mes vœux se rapprochaient de moi, ma sécurité devenait plus grande; l'empressement de mon amant ne s'était pas démenti un seul instant, et si par hasard il voyait un sombre nuage passer rapide sur mon front, il savait faire naître une occasion de me parler en secret, et il trouvait dans son cœur pour me rassurer d'éloquentes paroles.
»Je comptais les jours à mesure qu'ils s'écoulaient, et je crois qu'il n'est pas nécessaire de vous dire qu'ils me paraissaient d'une longueur extrême, enfin par une belle journée du mois de juin on m'apporta une jolie corbeille de satin blanc qui contenait ces mille colifichets donnés à la jeune fille et qui ne doivent servir qu'à la femme; chaque objet était la traduction d'une pensée délicate, ou d'une gracieuse attention; mon amant avait prévenu tous mes désirs, deviné tous mes goûts; les étoffes étaient celles que j'aurais choisies, le châle était de la couleur que j'aimais: je passai plusieurs heures, les plus délicieuses de ma vie, à examiner l'un après l'autre, ces objets que je ne touchais qu'avec une sorte de vénération, et cependant il n'y avait dans ma corbeille, ni cachemire de l'Inde, ni pierreries étincelantes; la fortune modeste de M. de Bourgerel ne lui permettait pas l'acquisition de ces coûteuses superfluités; un beau châle français, une modeste parure de perles étaient les pièces les plus précieuses de ma corbeille: mais le goût le plus pur, la plus parfaite entente de ce qui est convenable, avaient présidé au choix de toutes ces choses qui me paraissaient, du reste, cent fois préférables aux plus riches trésors de Golconde et Visapour.
»La nuit vint, et je pus me dire en me couchant, c'est demain.
»Et cependant j'avais eu le cœur gros toute la soirée, et lorsque je fus seule dans ma chambre, quelques larmes que je ne cherchais plus à retenir, se frayèrent un passage et tombèrent lentement le long de mes joues pâles; c'est que mon amant n'était pas venu ainsi qu'il en avait l'habitude, nous rendre compte le soir de ce qu'il avait fait durant la journée et que je ne pouvais m'expliquer que par un malheur dont il aurait été la victime, cette absence la veille d'un jour semblable à celui que devait éclairer le soleil du lendemain.
»Je pris la résolution d'attendre son retour assise près de ma fenêtre.
»Une heure, deux heures se passèrent, et il ne revint pas. J'étais accablée de fatigue et je me pris à songer que si je ne prenais pas quelques instants de repos, j'aurais pour la cérémonie du lendemain, une singulière physionomie; cette réflexion me détermina à me coucher, mais malgré tous mes efforts, malgré les raisonnements que je me fis à moi-même pour trouver une raison qui m'expliquât l'absence de mon amant, je ne pus parvenir à m'endormir avant la naissance du jour. Ainsi qu'il arrive souvent, après que toutes nos forces se sont épuisées dans une lutte inégale, je dormis d'un sommeil de plomb et je ne me réveillai que lorsque les rayons du plus beau soleil qui se puisse imaginer, vinrent caresser mon chevet; je me jetai à bas de mon lit, et je courus à ma fenêtre. Hélas! je devinai à l'aspect de celle de mon amant, dont la veille j'avais remarqué jusqu'aux plus petits plis des rideaux, qu'il n'était pas rentré chez lui.
»La journée se passa sans qu'il reparût; les personnes qui devaient être témoins de notre union, celles que ma tante avait invitées, aussi bien que celles qui avaient été invitées par lui, arrivèrent successivement; personne ne put nous donner de ses nouvelles, et à toutes il fallut raconter ce qui nous arrivait. Quelle journée, suivie de jours plus affreux encore!
»Nos efforts, pour découvrir ce qu'était devenu monsieur de Bourgerel, demeurèrent sans résultats, ce fut en vain que nous nous adressâmes aux diverses personnes qui le connaissaient, au ministère de la guerre, au parent qui avait fait pour lui la demande de ma main à ma tante, personne n'en savait plus que nous sur son compte; sa disparition, pour tout le monde comme pour nous, était un problème insoluble, une énigme sans mot.
»Je tombai malade, et pendant un mois je fus entre la vie et la mort; ma bonne tante me soigna avec le dévouement qu'elle m'avait toujours témoigné, et grâce à ses soins, et peut-être aussi grâce à la bonté de ma constitution et à mon extrême jeunesse, je recouvrai la santé; mais ce ne fut que pour acquérir la certitude d'un malheur plus effroyable encore que tous, ceux qui m'avaient accablé: je m'aperçus à des signes non équivoques que j'allais devenir mère.
»Tant que je pus cacher mon état aux yeux peu clairvoyants de ma tante, je fus assez tranquille; je puisais du courage dans l'excès même de mon malheur. Dieu ne voudra pas, me disais-je, que je meure si jeune; car je mourrai bien certainement si jamais je suis forcée de mettre ma tante dans la confidence de la faute que j'ai commise. Et cette pensée, et l'habitude que je pris insensiblement de considérer la mort comme un refuge assuré contre les éventualités de ma position, permirent à l'espérance, cette divinité bienfaisante qui veille constamment à notre chevet, de se glisser dans mon cœur; et chaque soir en me couchant je me disais, après avoir examiné les rapides progrès de ma grossesse: Il reviendra demain.
»Mais hélas! il ne revenait pas!
»Enfin le moment arriva où il n'allait plus m'être possible de cacher mon état. La gêne que déjà j'étais obligée de m'imposer me mettait à la torture, et plus d'une fois j'avais cru remarquer que les yeux de ma tante se fixaient sur moi avec une curieuse attention: j'étais folle, je n'entendais pas les questions qui m'étaient adressées, ou si je les entendais, j'y répondais tout de travers. Ma tante, que mon état inquiétait horriblement, parlait de faire venir l'habile médecin qui m'avait donné des soins durant la maladie que j'avais faite peu de temps auparavant. C'était là ce que je voulais éviter à tout prix: ce médecin allait infailliblement s'apercevoir de mon état, et alors que deviendrais-je? comment supporter les regards irrités de ma tante? Je vous le dis, j'étais devenue folle. Au lieu d'aller me jeter aux pieds de ma tante et de lui avouer ma faute, au lieu de pleurer sur son sein, où bien certainement j'aurais trouvé un refuge, je pris la résolution de fuir, et cette résolution je l'exécutai peu de jours après l'avoir formée.
»Je pris quelques bijoux, quelques hardes, et un matin, tandis que ma tante reposait encore, je sortis de cette maison où j'avais été à la fois si heureuse et si malheureuse. Je ne savais où porter mes pas, mais je marchais, je marchais; je n'avais qu'un but, qu'un désir, celui de cacher ma honte à tous les yeux.
»Je ne sais quel chemin je pris pour arriver au coin de la rue Saint-Lazare et de celle de la Chaussée-d'Antin, où épuisée par la rapidité de ma course je fus forcée de m'arrêter pour reprendre haleine.
»J'étais appuyée contre une borne depuis quelques minutes, lorsque je vis venir à moi ton mari, ma chère Lucie, qui, sans doute, venait de sortir de chez lui; il s'aperçut, je le crois, de la position dans laquelle je me trouvais: je n'avais pas, pressée par le temps, pris avant de sortir mes précautions ordinaires; le petit paquet que je portais sous mon bras, ma pâleur extrême, mon trouble, ma fuite précipitée au moment où il s'approchait de moi, probablement pour m'interroger, toutes ces circonstances réunies l'instruisirent complètement, car un peu plus tard, lorsque je me présentai chez toi pour implorer tes secours, il me fut impossible de t'aborder.»
—Continue, ma chère Eugénie, dit à ce moment Lucie de Neuville. Je te dirai, lorsque tu auras achevé ton récit, quelles raisons déterminèrent M. de Neuville à me défendre de te recevoir, on t'a calomniée auprès de lui, ma pauvre amie.
—Mais qui donc, grand Dieu! s'écria Eugénie de Mirbel, je n'ai jamais fait de mal à personne.
—Ce n'est pas une raison, il existe malheureusement des gens qui nous prennent en haine, par cela seul qu'ils n'ont pu nous faire tout le mal qu'ils projetaient; mais continue, je te donnerai tout à l'heure l'explication de ce que je viens d'avancer.
—Je n'ai plus que peu de choses à te dire, continua Eugénie de Mirbel; «j'allai me loger dans un modeste hôtel garni où j'attendis, en cherchant du travail sans pouvoir en trouver, l'époque de ma délivrance qui n'était pas très-éloignée. Je donnai enfin le jour à l'innocente créature qui repose dans ce berceau, mais je ne pouvais encore me lever du lit de douleur sur lequel j'étais déjà resté clouée assez longtemps, lorsque je m'aperçus que mes faibles ressources étaient épuisées et qu'il ne me restait rien, rien au monde, et la maîtresse de l'hôtel garni me disait chaque jour que si je ne pouvais la payer, elle serait forcée de me renvoyer; ce fut alors qu'une brave femme, que j'avais prise sur l'indication de mon hôtelière pour me soigner durant ma maladie, touchée de mon extrême misère, prenant en pitié ma jeunesse, mon profond désespoir, me fit, bien qu'elle fût presque aussi pauvre que moi, transporter chez elle; et son dévouement depuis lors ne s'est pas démenti un seul instant. J'étais malade, elle me soigna; il me fallait des médicaments, elle vendit, pour me les procurer, le peu d'objets ayant quelque valeur qu'elle possédait; et lorsque je voulais opposer des bornes à son extrême bienfaisance: «Laissez, laissez, mademoiselle, me disait-elle, Dieu nous a mis sur la terre pour nous aider les uns les autres, et pour nous aimer comme des frères; ce que je fais pour vous aujourd'hui, vous me le rendrez plus tard, et si vous ne le pouvez jamais, ce qu'à Dieu ne plaise, eh bien, il m'en sera tenu compte là-haut.»
»Mais enfin, il arriva un moment où les ressources de cette femme estimable furent épuisées comme l'avaient été les miennes, ce fut alors que je me déterminai à t'écrire, et ce fut elle qui se chargea de porter la lettre qui t'a engagée à venir à mon secours; tu sais le reste, et je crois qu'il est inutile que je te renouvelle les témoignages d'une reconnaissance dont tu dois être assurée. Explique-moi maintenant ce que tu me disais tout à l'heure?»
—Monsieur de Neuville est doué du plus noble et du meilleur cœur, aussi n'est-ce pas sans motifs qu'il se détermina à prendre la mesure extrême qui t'a tant affligée; mais voilà ce qui arriva: Ainsi que tu l'as dit, il allait s'approcher de toi pour te parler, lorsque tu pris la fuite; affligé de cette brusque disparition, il continua sa course; un hasard fatal voulut que ce jour même, contre son habitude, il entrât, ayant très-chaud, dans un café adossé à un théâtre de fantasmagorie et de jeunes comédiens, situé dans un passage voisin du boulevard, pour y prendre une limonade; plusieurs personnes, dont faisait partie le maître de l'établissement, qui n'est autre sans doute que ce chevalier de Saint-Firmin si rudement apostrophé par M. de Bourgerel, occupaient une table voisine de celle à laquelle il s'était placé, et ton nom ayant frappé son oreille, il écouta ce qu'elles disaient. Le maître du café racontait le duel qui avait eu lieu entre le comte de D*** et M. de Bourgerel, et il s'exprimait sur ton compte en des termes qui lui avaient été inspirés sans doute par sa digne maîtresse, madame Delaunay; cette conversation entendue à la suite de la rencontre qu'il avait faite quelques heures auparavant, donna de toi, ainsi que tu dois bien le penser, une singulière opinion à M. de Neuville, et ce fut sous le coup de cette impression qu'il défendit à nos gens de te laisser arriver jusqu'à moi, si par hasard tu te présentais à l'hôtel.
—Mon Dieu, mon Dieu! s'écria Eugénie en se cachant le visage entre ses mains, suis-je assez malheureuse, mais qu'ai-je donc fait à cet homme pour qu'il ne craigne pas de traîner ainsi mon nom dans la boue?
—Allons, ma chère Eugénie, rassure-toi, tout ceci finira bientôt, s'il plaît à Dieu; j'ai déjà écrit à M. de Neuville, et je suis certaine d'avance qu'il te rendra justice lorsqu'il saura, qu'après tout, tu es plus malheureuse que coupable.
—Dieu le veuille; car si je devais être un sujet de trouble entre toi et ton mari, s'il allait te blâmer de ce que tu as fait pour moi, j'en mourrais de désespoir.
—Ne crains rien, quelque chose me dit que tes malheurs sont passés, mais pour qu'ils ne reviennent pas, il nous reste encore beaucoup de choses à faire. Eugénie, il faut revoir ta tante.
—Oh! jamais! jamais! à moins que ce ne soit M. de Bourgerel qui me conduise à ses pieds.
—M. de Bourgerel, s'il n'est pas mort, reviendra, car rien dans sa conduite envers toi n'indique qu'il ait eu l'intention de t'abandonner; mais as-tu bien songé, ma chère Eugénie, aux cruels tourments, à la mortelle inquiétude qu'a dû éprouver l'estimable femme qui t'aime tant, depuis près d'une année qu'elle ne sait ce que tu es devenue?
—Elle me croit morte, sans doute, et j'aime mieux qu'elle ait cette idée que de me savoir déshonorée.
—Sois raisonnable, mon amie, il y a toujours dans le cœur de ceux qui nous aiment, des trésors d'indulgence, et ils sont toujours prêts à cacher sous leur manteau les fautes que nous avons pu commettre; de reste, je verrai d'abord ta tante, et ce ne sera qu'après l'avoir disposée à t'accueillir avec indulgence, que je l'amènerai près de toi, car il faut que toutes les personnes de notre monde ignorent ce qui t'est arrivé; aussi tu resteras ici, où, grâce aux talents que tu possèdes, tu pourras facilement te créer une position indépendante.
Ce ne fut qu'après de longues instances que Lucie, et Laure qui avait joint ses prières à celles de son amie, parvinrent à déterminer Eugénie à revoir sa tante; la pauvre femme ne pouvait se résoudre à paraître devant elle après la faute qu'elle avait commise; mais enfin, vaincue par les touchantes exhortations de ses deux amies, elle les laissa libres de faire, pour assurer sa tranquillité, (nous ne disons pas son bonheur, elle n'espérait plus de jours heureux depuis qu'elle avait perdu l'espoir de revoir M. de Bourgerel), tout ce qu'elles croiraient raisonnable; et ce ne fut qu'après l'avoir tendrement embrassée et lui avoir de nouveau donné l'assurance d'un meilleur avenir, que Lucie et Laure, qui voulaient aller dîner chez la marquise de Villerbanne, se déterminèrent à la quitter.
La vieille marquise de Villerbanne gronda beaucoup sa nièce de ce qu'elle était restée si longtemps sans lui rendre visite, Lucie s'excusa du mieux qu'il lui fut possible, et la marquise, lorsqu'elle lui eut fait la promesse d'assister avec son amie, à sa prochaine soirée, recouvra toute sa bonne humeur.
—Nous aurons, lui dit-elle, quelques nouveaux visages, notamment un gentilhomme dont j'ai beaucoup connu le père pendant l'émigration, et que l'on dit être un charmant cavalier; nous verrons si celui-là ira aussi augmenter le nombre de ceux qui te font la cour.
Lucie, poussée par un indéfinissable sentiment de curiosité, allait demander à sa tante le nom de ce cavalier, dont elle lui faisait un si pompeux éloge; mais un domestique, étant venu annoncer à la compagnie réunie dans le salon que le dîner était servi, elle fut forcée de donner sa main à un de ses admirateurs, et de remettre la question qu'elle voulait faire à un moment plus opportun.
Après le dîner, les visites se succédèrent avec une telle rapidité que Lucie ne put trouver un moment pour entretenir en particulier la marquise de Villerbanne, de sorte que sa curiosité n'ayant pas été satisfaite, et quelle peine plus cruelle peut éprouver une fille d'Eve? elle était d'assez mauvaise humeur lorsqu'elle rentra chez elle.
Sa femme de chambre lui remit une lettre qu'un commissionnaire inconnu avait apportée, et qu'il n'avait laissée qu'après avoir bien recommandé de ne la remettre qu'à elle-même. Lucie brisa le cachet de cette lettre qui était du docteur Mathéo et qui contenait ce qui suit:
«Madame la comtesse,
»Les événements de ma vie sont tels (et cependant croyez-le bien, je suis en réalité plus malheureux que coupable), que par suite de la rencontre que j'ai faite de l'homme qui porte le nom de marquis de Pourrières, je suis forcé de quitter la France pour n'y plus revenir ma fortune, que, dans la prévision d'un événement qui se réalise aujourd'hui, j'avais toujours tenue disponible, est médiocre, mais elle suffit à mes vœux, et je vais, dans une retraite connue de Dieu seul, oublier les hommes, le mal qu'ils m'ont fait, et tâcher de me faire oublier moi-même. Lorsque vous recevrez cette lettre, je serai déjà loin de vous, et bientôt l'immensité des mers aura mis entre la France et moi une barrière difficile à franchir. Mais j'ai voulu, comme vous êtes la seule personne au monde à laquelle je m'intéresse, vous donner un avis que je vous prie à deux genoux de vouloir prendre en considération.
»Je ne sais si je me trompe, (fasse le ciel qu'il en soit ainsi), mais j'ai cru m'apercevoir que le marquis de Pourrières, que cependant vous n'avez va qu'une fois, vous inspirait cet intérêt, précurseur ordinaire d'un sentiment plus tendre; excusez-moi, madame, si je m'exprime avec aussi peu de ménagement, mais je n'ai pas le temps de chercher mes phrases, et je crois que la circonstance est assez grave pour me justifier.
»Vous rencontrerez probablement monsieur le marquis de Pourrières dans le monde, cela est infaillible, car si l'occasion ne se présentait pas d'elle-même, cet homme, bien qu'il m'ait donné l'assurance du contraire, cet homme, dis-je, saurait la faire naître. Eh bien! madame la comtesse, si je ne me trompe pas, et je crois ne pas me tromper, au nom de ce que vous avez de plus cher au monde, pour votre tranquillité et pour votre bonheur à venir, évitez ses regards, évitez de lui parler; fuyez, fuyez les lieux où vous pourriez le rencontrer, étouffez à sa naissance un sentiment qui, si vous n'y prenez garde, fera le malheur de votre vie entière; fuyez le marquis de Pourrières, cet homme que je connais bien, (car les malheurs de ma vie m'ont donné le triste privilége de pouvoir juger les hommes); cet homme est plus dangereux que vous ne pouvez le penser.
»Il faudrait, pour vous déduire les raisons qui m'engagent à vous parler ainsi, que je vous racontasse toute l'histoire de ma vie, et pour cela le temps me manque, la chaise de poste qui doit me conduire hors du royaume de France m'attend dans la cour de ma maison. Lorsque je serai arrivé au but du long voyage que je vais entreprendre, ce récit, que je ne puis vous faire aujourd'hui, je vous l'enverrai, et si maintenant cette lettre vous paraît inconséquente, lorsque vous connaîtrez la vie du malheureux docteur Mathéo, et le rôle qu'y joue celui qui, à tort ou à raison, se fait appeler le marquis de Pourrières, vous trouverez, j'en suis d'avance convaincu, qu'en vous l'écrivant je n'ai fait que m'acquitter d'un devoir qui m'était imposé par l'intérêt si vif que je vous porte.
»Adieu, madame la comtesse; je vous laisse prévenue et défendue par vos vertus, qui ne vous feront pas faute, si malgré les vœux bien sincères que ne cessera de faire pour votre bonheur, celui qui sait le mieux rendre justice à vos éminentes qualités, vous vous trouviez en péril.
»J'espère être arrivé dans moins de trois mois au but de mon voyage, et mon premier soin sera de vous adresser une lettre, qui vous expliquera celle-ci, et que vous trouverez à Paris, poste restante, aux initiales C. D. N.»
Lucie, après avoir lu cette lettre, sonna avec violence sa femme de chambre, qui se présenta tout effarée dans la chambre à coucher de sa maîtresse. La pauvre fille qui n'était pas habituée à d'aussi brusques appels, croyait qu'il était arrivé malheur à la comtesse, ou que le feu était à l'hôtel.
—Dites à mademoiselle de Beaumont de venir me parler, lui dit Lucie d'une voix brève, et saccadée.
—Mademoiselle est couchée et dort sans doute depuis longtemps, répondit la femme de chambre; cependant, si madame la comtesse le veut absolument, j'irai l'éveiller.
—Non, c'est inutile.
Et comme la femme de chambre attendait qu'il plût à sa maîtresse de lui donner des ordres.
—Vous pouvez vous retirer, lui dit brusquement Lucie; je n'ai besoin de rien.
«Madame, bien sûr, vient de recevoir une bien mauvaise nouvelle, se dit la femme de chambre en se retirant.»
Lucie ne se coucha qu'après avoir relu plusieurs fois la lettre du docteur Mathéo; son sommeil fut agité et plein de songes bizarres au milieu desquels lui apparaissait toujours la physionomie du marquis de Pourrières, tantôt riante et gracieuse, tantôt sombre et terrible.
Les premières lueurs du jour doraient à peine l'horizon, lorsque lasse d'attendre en vain le sommeil réparateur qui s'obstinait à la fuir, elle se jeta à bas de sa couche, se vêtit à la hâte d'un peignoir de mousseline blanche, et monta chez son amie qui dormait encore profondément.
III.—Un complot renouvelé des Grecs.
Ainsi que nous venons de le dire, Laure dormait encore profondément. Sa respiration égale, ses lèvres roses qui semblaient s'être entr'ouvertes pour sourire et qui laissaient entrevoir un double rang de petites perles de la plus éblouissante blancheur, annonçaient ce sommeil si calme et si réparateur qui n'appartient qu'à ceux d'entre nous dont l'âme ne s'est pas encore brûlé les ailes au souffle dévorant des passions et qui n'est traversée que par des songes sortis par la porte d'ivoire; songes d'enfants, songes couleur de roses, qui ne laissent dans la mémoire que des souvenirs agréables qui font regretter le sommeil.
Lucie s'était arrêtée à quelques pas du lit de son amie, qu'elle ne pouvait se résoudre à éveiller. Pourquoi, se disait-elle, mon sommeil n'est-il plus aussi calme que celui de cette innocente enfant? Pourquoi l'image de cet homme, que je n'ai vu qu'une fois, est-elle venue cette nuit se placer sans cesse devant mes yeux? Est-ce que par hasard le docteur Mathéo aurait raison? et serait-il vrai que l'intérêt de curiosité que cet homme m'a tout d'abord inspiré est l'indice précurseur d'un sentiment plus tendre? Oh! non, cela est impossible. Je suis l'épouse d'un homme que j'aime autant que je le respecte; je ne veux, je ne dois penser à qui que ce soit au monde...
Après être restée quelques minutes ensevelie dans de profondes et tristes réflexions, la comtesse parut vouloir chasser les sombres pensées qui traversaient son esprit; elle s'avança sur la pointe des pieds jusque vers le lit de Laure et déposa un baiser sur le front blanc et pur de la jeune fille; celle-ci réveillée par cette caresse, se frotta d'abord les yeux, et lorsqu'elle eut reconnue son amie, elle lui passa ses deux bras autour du cou, et l'attirant vers elle, elle lui rendit avec usure la douce caresse qu'elle venait d'en recevoir.
Ces deux femmes ainsi enlacées, l'une brune, l'autre blonde, mais jeunes et belles toutes deux, rappelaient, en formant le plus délicieux groupe qu'il soit possible d'imaginer, Mina et Brenda, les deux charmantes sœurs de la ballade allemande; et pour les peindre, l'artiste le plus exigeant les aurait laissées là où elles se trouvaient, dans une gracieuse et fraîche chambre de jeune fille, éclairée par les joyeux rayons d'un beau soleil, toute pleine de fleurs rares et de ces mille riens qui nous font rêver lorsqu'il nous est donné de les apercevoir, parce que nous devinons à l'éclat de leurs couleurs, à la délicatesse de leurs formes, à une multitude de signes qui se sentent, bien qu'ils ne puissent pas s'exprimer, qu'ils appartiennent à une jolie femme.
—Comment! déjà levée? dit Laure après avoir regardé à une pendule de marbre blanc placée sur la cheminée, entre deux coupes d'agate destinées à recevoir ses bijoux.
—C'est que j'ai beaucoup de choses à te raconter, ma chère Laure, répondit Lucie.
—Je parie que tu veux encore me parler de cet ennuyeux marquis de Pourrières. Lucie, Lucie, je suis disposée à croire que ce n'est pas seulement la curiosité qui vous fait vous intéresser à cet homme.
—Tu es folle, s'écria la comtesse, qui sentit le rouge lui monter au visage lorsqu'elle entendit son amie lui dire à peu près ce que venait de lui écrire le docteur Mathéo; cependant elle répéta: tu es folle.
—Pas si folle, reprit Laure, et la preuve, c'est que tu rougis de te voir devinée.
Laure était bien loin d'attacher à ses paroles l'importance qu'elle paraissait vouloir y mettre; elle ne voulait que rire un instant aux dépens de son amie: aussi fut-elle singulièrement étonnée lorsqu'elle la vit se jeter entre ses bras en pleurant à chaudes larmes, et qu'elle l'entendit lui dire d'une voix entrecoupée par les sanglots: Mon Dieu, mon Dieu! serait-ce vrai?
—Lucie, qu'as-tu donc, grand Dieu! s'écria Laure véritablement alarmée; mais je t'assure que je ne voulais pas t'affliger; calme-toi, je t'en supplie.
Et la jeune fille cherchait par ses caresses à rendre à son amie le calme qu'elle paraissait avoir perdu.
—Voyons, dis-moi ce que tu as sur le cœur; ce n'est pas pour rien que tu es venue d'aussi bonne heure dans ma chambre; parle, ma chère Lucie, je t'écoute.
La comtesse avait peu à peu recouvré du sang-froid.
—C'est parce que j'étais furieuse de te voir des idées semblables à celles qui sont exprimées dans cette lettre, que je me suis tant affligée, dit-elle en donnant à Laure la lettre du docteur Mathéo; mais mon chagrin s'en est allé aussi vite qu'il était venu, continua-t-elle en essayant de sourire.
—Ceci est beaucoup plus grave que je ne le pensais, répondit Laure après avoir attentivement lu la lettre écrite par Mathéo, et je vois que tu avais raison de considérer la rencontre de ce marquis de Pourrières comme un événement malheureux. Comment! notre bon docteur est forcé de quitter la France parce qu'il s'est retrouvé en face de cet homme? Lucie, Lucie, le docteur Mathéo est un homme d'honneur, il faut suivre les conseils qu'il te donne; s'il t'a écrit une semblable lettre, c'est qu'il avait ses raisons pour cela.
—Mais cependant cette fuite précipitée indique que si l'un de ces deux hommes a quelque chose à craindre, ce n'est pas le marquis de Pourrières...
—C'est vrai; cependant je te le répète, la lettre du docteur paraît n'avoir été écrite que dans ton intérêt, suis donc les conseils qu'elle te donne. A mon tour, Lucie, je vais croire aux pressentiments; fuis le marquis de Pourrières, évite les lieux dans lesquels tu pourrais le rencontrer.
—Mais le puis-je? cet homme est très-répandu dans le monde, et je dois nécessairement le rencontrer tôt ou tard dans un des salons où nous sommes admises.
—Tu as oublié, sans doute, que depuis le départ de ton mari pour l'Algérie, tu ne vas que chez la marquise de Villerbanne, et qu'il n'est pas probable que ce soit chez elle que tu le rencontres.
—Tu te trompes; tu te souviens sans doute que ma tante nous a dit que l'on devait lui présenter, lors de sa prochaine soirée, un cavalier dont elle avait beaucoup connu le père pendant l'émigration?
—Eh bien!
—Je suis certaine que ce cavalier dont je n'ai pu demander le nom, n'est autre que le marquis de Pourrières.
—Quelle idée!
—Tu verras si je me trompe.
—Mais en admettant qu'il en soit ainsi, tu peux, il me semble, ne lui parler que si tu y es absolument forcée, et ne le recevoir qu'avec assez de froideur pour lui enlever l'envie de se rapprocher de toi; rien ne nous dit d'ailleurs qu'il sera bien empressé de te parler.
—Je le désire, et bien sincèrement.
—Du reste ma chère Lucie, je n'ai pas besoin de te dire quelle est la conduite que tu dois suivre, en admettant même, ce que je ne puis ni ne veux faire, que le docteur Mathéo ne se soit pas trompé. Le souvenir de ce que tu dois de bonheur à l'affection si vraie de M. de Neuville, de soins pour la conservation de la pureté du nom que tu portes te défendra suffisamment.
Lucie serra avec force son amie contre sa poitrine:
—Tu es plus raisonnable que moi, lui dit-elle après l'avoir tendrement embrassée, et cependant tu es beaucoup plus jeune.
—Oh! beaucoup plus jeune, répondit Laure, cela te plaît à dire, trois ou quatre années de moins, je crois, voyez-vous quelle énorme différence! Mais laissons toutes ces folies, je ne vois dans tout ceci qu'une seule chose qui doive nous affliger, c'est le départ de ce bon docteur Mathéo, que pour ma part je regrette infiniment.
—Nous saurons plus tard quelles sont les raisons qui l'ont forcé à quitter si précipitamment Paris, et la brillante position qu'il s'y était faite.
—Je souhaite bien sincèrement qu'elles ne soient pas de nature à lui interdire tout espoir de retour.
Après avoir causé quelques instants encore du sujet qui les occupait, Lucie et Laure se rappelèrent en même temps qu'elles devaient ce jour même rendre une visite à la tante d'Eugénie de Mirbel, qu'elles voulaient essayer de réconcilier avec sa nièce. Elles se séparèrent afin de procéder à leur toilette, et après le déjeuner elles montèrent en voiture et se firent conduire rue du Faubourg-Saint-Denis, 56.
Madame de Saint-Preuil, ainsi se nommait la tante d'Eugénie de Mirbel, avait depuis la brusque disparition de sa nièce, dont elle n'avait connu que plus tard le motif, vu s'augmenter les maux dont elle était affligée; aussi, l'affaiblissement de ses facultés physiques était tel que ce ne fut pas sans peine que la comtesse de Neuville et Laure de Beaumont, qui avaient eu plusieurs fois l'occasion de la voir avant la catastrophe qui l'avait privée d'une partie de sa fortune, parvinrent à s'en faire reconnaître.
—Je me suis souvenue, lui dit Lucie, après les compliments d'usage entre gens bien nés, qui se revoient après une longue absence, que mon père avait eu l'honneur d'être de vos amis, et j'ai voulu vous prier d'agréer les hommages de sa fille; croyez, madame, que depuis longtemps déjà je me serais acquittée de ce devoir, mais ce n'est qu'hier qu'une personne, que je suis surprise de ne pas voir auprès de vous, et que j'ai rencontrée par hasard, m'a indiqué votre demeure.
La comtesse prévoyait bien, et c'était pour amener cette question qu'elle s'était exprimée ainsi, que madame de Saint-Preuil lui demanderait quelle était la personne dont elle entendait parler. Ce fut en effet ce qui arriva.
—Et quelle est cette personne, dit madame, de Saint-Preuil?
—Mais Eugénie, mon amie de pension, ne le savez-vous pas? répondit madame de Neuville, qui cherchait à deviner sur les traits de la bonne vieille femme, l'effet que devait produire le nom qu'elle venait de prononcer.
Madame de Saint-Preuil fut tellement saisie qu'elle demeura quelques instants avant de pouvoir articuler une parole; mais un éclair de joie vint illuminer ses traits flétris par la douleur, et elle s'écria:
—Ma nièce! vous avez vu ma pauvre nièce? oh! je vous en prie, madame la comtesse, conduisez-moi auprès de cette ingrate enfant, ce n'est qu'après l'avoir longtemps pressée contre mon cœur, que je la gronderai de ce qu'elle a mieux aimé fuir que de confier ses peines à sa seconde mère.
Eugénie était pardonnée, la comtesse n'avait donc plus besoin de dissimuler davantage; elle raconta alors à madame de Saint-Preuil tout ce qui était arrivé à son amie depuis qu'elle avait quitté la maison de sa tante jusqu'au moment actuel.
—Pauvre Eugénie, elle a dû bien souffrir, dit la bonne madame de Saint-Preuil après avoir attentivement écouté ce récit, et que je vous remercie madame la comtesse de ce que vous avez bien voulu faire pour elle; mais partons de suite, de grâce, je brûle du désir de l'embrasser, je sens que la joie m'a rendu toutes mes forces, et puis j'ai de bonnes nouvelles à lui annoncer, à cette chère enfant.
La comtesse ne pouvait ni ne voulait résister à d'aussi touchantes prières; aidée de Laure, elle soutint jusqu'à sa voiture madame de Saint-Preuil, qui n'avait même pas pris le temps de changer de toilette, et elle donna l'ordre à son cocher de les conduire chez Eugénie de Mirbel.
Durant le trajet très-court qui sépare le faubourg Saint-Denis de la rue Ribouté, où demeurait Eugénie, madame de Saint-Preuil raconta en peu de mots à la comtesse de Neuville et à son amie les événements qui avaient suivi la fuite d'Eugénie.
La destinée de celle-ci eût été tout autre si elle était restée chez sa tante seulement un jour de plus; en effet, pendant la soirée du jour qui suivit celui qu'elle avait choisi pour fuir, Edmond de Bourgerel qui (le lecteur sans doute l'a déjà deviné) n'avait jamais eu l'intention de l'abandonner, arriva chez madame de Saint-Preuil au moment où celle-ci, qui, ainsi que nous venons de le dire, ne savait à quel motif attribuer la disparition de sa nièce, était plongée dans le plus profond désespoir.
Voici ce qui était arrivé à Edmond de Bourgerel.
Nous avons entendu madame de Neuville dire à Eugénie de Mirbel qu'il existait malheureusement des gens qui vouaient une haine implacable à ceux auxquels ils n'avaient pu faire tout le mal qu'ils projetaient. La jolie comtesse disait alors une grande vérité à l'appui de laquelle elle aurait pu citer, si elle les avait connus, les événements arrivés à Edmond de Bourgerel.
Le comte de D*** était un homme de la trempe de ceux dont nous venons de parler; aussi, ce vieux débauché, furieux de ce que ce jeune homme était venu empêcher la réussite du projet dont Eugénie de Mirbel devait être la victime, et de ce qu'il en avait reçu en échange d'une égratignure, dont il ignorait les suites funestes, une blessure assez considérable, avait-il juré qu'Edmond lui payerait tôt ou tard les affronts qu'il en avait reçus; mais que pouvait-il faire à ce jeune homme qui, ainsi qu'il en avait eu la preuve, était très-capable de se défendre, et quel moyen devait-il employer pour le perdre? Le comte de D*** n'en savait rien, cependant il ne se découragea pas.
Le comte de D***, bien qu'il fût le dernier rejeton d'une très-ancienne et très-noble famille, n'était rien autre chose que le chef ignoré d'une des mille polices occultes qui sont chargées de veiller au salut du char de l'Etat (style de l'ancien Constitutionnel), ce qui n'empêche pas le susdit char d'être quelquefois passablement embourbé. Hélas! oui, le dernier descendant d'une famille dont la noblesse datait du temps de Charlemagne, celui dont les aïeux avaient combattu en Palestine, puisait à pleines mains dans la caisse des fonds secrets, et malheureusement il n'était pas le seul; nous connaissons plus d'un gentilhomme de noble souche, plus d'une aimable comtesse du faubourg Saint-Germain, qui se font payer fort cher, par la police, les services qu'ils lui rendent.
Le comte de D***, raisonnant du reste comme tous les mouchards présents, passés et à venir, se dit, lorsque la pensée de nuire à Edmond de Bourgerel lui vint à l'esprit, que si l'on cherchait bien dans la vie intime du premier homme venu, on devait y trouver au moins une action qui, si elle n'était pas coupable, pouvait, soit en étant présentée sous un certain jour, soit étant accompagnée de quelques faits vrais ou supposés, avoir les apparences de la culpabilité; ayant ainsi raisonné, le comte de D*** fit venir devant lui un de ses estafiers, et après lui avoir promis la plus mirifique des gratifications, il le chargea d'éclairer, style du métier, toutes les démarches de M. de Bourgerel, dont il devait chaque soir lui rendre compte.
L'estafier partit plein d'ardeur pour s'acquitter de la mission qui venait de lui être confiée. Malheureusement pour lui, dame Nature, qui n'est pas toujours prodigue de ses dons, l'avait gratifié d'un visage qui ne pouvait appartenir qu'à un homme de sa profession et qui ne pouvait être oublié une fois qu'il avait été vu, de sorte que vers le soir du premier jour, Edmond, qui voyait sur ses talons, au moment où il allait rentrer chez lui, la même ignoble face qu'il y avait remarquée le matin lorsqu'il en était sorti, alla droit à elle et lui demanda ce qu'elle désirait; à cette question formulée en termes qui n'admettaient qu'une réponse catégorique, l'estafier ne sut que répondre, et M. de Bourgerel qui n'était pas, ainsi que nos lecteurs ont déjà pu s'en apercevoir, doué d'une patience évangélique, le prenant pour un de ces industriels faméliques qui cultivent avec assez de succès la montre et le foulard, crut devoir faire faire à sa canne une assez longue promenade sur ses épaules.
Le comte de D***, après avoir adressé à son estafier les reproches que méritait sa maladresse, envoya chercher, pour lui confier la mission dont n'avait pu s'acquitter celui qu'il venait d'en charger, le plus madré de ses satellites; celui-ci n'était guère moins laid que l'estafier dont nous venons de parler, mais il était si petit et si grêle, il savait si bien se glisser, sans se laisser apercevoir, par la plus petite ouverture, que ses collègues, rendant justice à ses talents, l'avaient surnommé Passe-Partout.
—Ecoutez, Passe-Partout, lui dit le comte de D***, après avoir expliqué à ce digne personnage ce qu'il avait à faire, je vous charge d'une mission délicate; mais vous vous en montrerez digne ainsi que de la magnifique récompense qui vous sera donnée si vous savez éviter une mésaventure semblable à celle qui est avenue à votre collègue; allez, et souvenez-vous que c'est un coupable qu'il me faut.
Passe-Partout, à partir de ce moment, s'attacha aux pas d'Edmond de Bourgerel; partout où il allait, il allait; et chaque soir, il rendait compte à son noble patron des démarches quotidiennes du jeune homme; le comte mettait, après l'avoir lu, chaque rapport dans un carton à ce destiné, et le lendemain un homme doué d'un physique et vêtu d'un costume appropriés au rôle qu'il devait jouer, était chargé de chercher le mot de l'énigme dont Passe-Partout la veille avait proposé la solution.
Les premières démarches de ces mystérieux explorateurs n'apprirent au comte que des choses parfaitement insignifiantes, et dont, malgré toute sa bonne volonté, il lui était impossible de tirer parti. Ainsi Edmond, qui à ce moment ne pensait qu'à se marier, ne s'occupait d'autre chose que de monter sa maison; et n'avait de relations qu'avec des marchands de meubles, tapissiers, et autres individus de cette sorte, et sitôt qu'il le pouvait, il rentrait chez lui, où, à la grande satisfaction de Passe-Partout, qui avait établi son observatoire dans la boutique d'un marchand de vins, située vis-à-vis de la porte cochère de la maison qu'il habitait, il passait la plus grande partie de son temps.
Le comte lassé de chercher, sans pouvoir la trouver, l'occasion de nuire à son ennemi, allait donner l'ordre à ses mouches de cesser leurs démarches, lorsque l'une d'elles lui remit un rapport qui lui arracha une exclamation qui exprimait à la fois la surprise et la satisfaction.
Le comte donna à l'agent qui venait de lui remettre ce rapport une gratification proportionnée au rang qu'il occupait dans la hiérarchie policière, et comme ce rang n'était pas très-élevé, la gratification était des plus exiguës; cependant le mouchard s'en montra satisfait, il se hâta d'aller chez le marchand de vin le plus voisin, où il absorba une telle quantité de liquide et fit tant d'aimables folies, qu'il ne dut qu'à sa qualité d'employé du gouvernement la faveur de ne pas aller coucher à la salle Saint-Martin.
Le comte, de son côté, vêtu d'un costume qui avait emprunté quelque chose de sombre à la gravité de la circonstance, et muni du fameux rapport qu'il avait, après l'avoir corrigé et considérablement augmenté, transcrit de sa plus belle écriture sur une feuille de papier Tellière, d'une blancheur éclatante, fit atteler les chevaux à son carrosse, et se fit conduire chez une Excellence, qu'il arracha aux douceurs d'un entretien secret avec une jolie solliciteuse.
L'Excellence était d'assez mauvaise humeur lorsqu'elle entra dans le salon où l'attendait le comte de D***, et il y avait bien de quoi, si vraiment c'est un crime irrémissible que de déranger l'honnête homme qui dîne, c'en est un bien plus grand que celui de venir, visiteur importun, arracher à ses graves méditations, l'homme d'Etat qui, du fond de son cabinet, veille au salut de l'empire.
L'Excellence donc était de très-mauvaise humeur, et la réception qu'elle fit au comte de D*** s'en ressentit.
—Ah! vous voilà, M. le comte de D***, lui dit-elle, vous arrivez vraiment dans un moment bien inopportun; je travaillais lorsqu'on est venu me dire que vous étiez là, et que ce que vous aviez à me communiquer ne pouvait pas souffrir le moindre retard. Voyons, de quoi s'agit-il? et soyez bref, j'ai hâte d'aller me remettre au travail.
—Monseigneur, reprit le comte de D*** (si nos lecteurs nous font observer que nous commettons ici un lapsus linguæ, attendu que depuis plusieurs années le monseigneur n'appartient, en France, qu'aux princes de la famille régnante, nous leur répondrons que jamais Excellence, ne s'est fâchée de ce qu'on la monseigneurisait), en s'inclinant aussi bas que le lui permettait le corset dans lequel il avait emprisonné son buste, je sais que tous vos moments sont consacrés au service du roi, et que vous vous occupez sans cesse du bonheur de la France, c'est pour cela que j'ai pris la respectueuse liberté d'insister pour qu'on vous dérangeât; car, quelque grave que soit le sujet dont vous vous occupiez, il l'est moins, je ne crains pas de le dire, que celui qui m'amène près de vous.
—Ce début solennel m'annonce en effet quelque chose, répondit l'Excellence qui venait, en soupirant, de prendre le parti d'écouter jusqu'au bout le comte de D***. Veuillez, monsieur le comte, prendre la peine de vous asseoir, je vous écoute.
L'Excellence était assise dans une vaste bergère, le comte de D*** prit un siége plus modeste, et lorsque l'huissier de service se fut, sur un signe de son maître, retiré du salon, il commença ainsi:
—Monseigneur, nous marchons sur un volcan.
—Je sais cela depuis longtemps, répondit l'Excellence.
—Vous savez aussi que toutes les passions mauvaises battent en brèche chaque jour toutes nos institutions, et qu'il n'est si haute position qui ne soit journellement attaquée par elles.
—Passons, passons, je vous prie, je sais encore cela, je ne suis pas plus que mes collègues à l'abri des attaques des folliculaires des divers partis qui nous font la guerre; mais, grâce à Dieu, leurs bordées, leurs coups d'épingles et leurs bigarrures ne m'empêchent pas de dormir.
—La situation grave, excessivement grave dans laquelle nous nous trouvons, fait un devoir à tous les honnêtes gens de servir par tous les moyens en leur pouvoir une administration qui comprend aussi bien que le fait celle à la tête de laquelle vous êtes placé, les besoins du pays; c'est seulement pour cela, monseigneur, que je me suis déterminé à vous offrir mon concours.
—Que vous ne refusiez pas à mon prédécesseur, et que probablement vous accorderez à mon successeur s'il veut y mettre le prix. Mais passons, je vous prie. Vous avez, m'avez-vous fait dire, quelque chose de très-important à me communiquer, et jusqu'à présent vous ne m'avez entretenu que de fariboles...
—Ces préambules étaient nécessaires, car je tiens essentiellement à ce que vous soyez bien convaincu que ce n'est point l'amour d'un vil métal qui détermine un homme comme moi à vous rendre quelques services.
—Nous savons, M. le comte, que vous êtes le plus parfait modèle de désintéressement; mais faites-moi connaître, je vous en prie, le sujet qui vous a amené près de moi.
—Eh bien, monseigneur, les jours du roi sont menacés.
—L'Excellence, qui jusqu'à ce moment n'avait prêté qu'une très-légère attention aux discours du comte de D***, à l'audition des dernières paroles qu'il venait de prononcer, se leva brusquement de son siége:
—Ceci est très-grave, M. le comte; mais êtes-vous bien sûr de ce que vous avancez?
—Très-sûr, monseigneur, et ce n'est pas sans peine, je vous en donne l'assurance, que je me vois forcé d'apprendre à votre Excellence que le chef du complot dont infailliblement notre monarque aurait été la victime si nous ne l'avions découvert, est un jeune officier de notre valeureuse armée d'Afrique, actuellement à Paris, en congé de convalescence.
—Et quel est le nom de cet officier?
—Edmond de Bourgerel.
—Mais ce nom est celui d'un des plus braves officiers de notre armée d'Afrique, et je ne puis croire...
—Si monseigneur veut bien jeter un regard sur le rapport que voici, tous ses doutes seront levés.
L'Excellence prit le rapport que lui tendait le comte de D***. Voici en quels termes était conçue cette pièce, qui, malgré les corrections, interpolations, suppressions et augmentations du comte de D***, avait cependant conservé quelques signes de sa crapuleuse origine; on pouvait, après en avoir fait une lecture attentive, deviner qu'elle avait été écrite avec une plume de dindon mal taillée, sur la table la plus boiteuse d'un cabaret borgne, entre un litre à 16 et les os consciencieusement rongés d'une livre de côtelettes de porc à la sauce piquante[503].
«—J'étais ce matin avec Passe-Partout.....»
—Qu'est-ce que ce Passe-Partout? demanda l'Excellence, après avoir regardé la dernière page du rapport, qui était signé Bon-Œil, et de qui tenez-vous ceci?
—Passe-Partout est un charmant jeune homme qui a dissipé la fortune que lui avait laissée son père. Son nom est un des plus illustres de la période impériale. Bon-Œil est le fils unique d'un gentilhomme de la basse Normandie, qui s'est trouvé compromis lors des derniers événements de la Vendée. Ces deux hommes servent bien, mais ils coûtent fort cher.
«J'étais avec Passe-Partout ce matin, au lieu et à l'heure indiqués, afin de voir sortir de chez lui l'individu signalé (monsieur Edmond de Bourgerel, capitaine au premier régiment des chasseurs d'Afrique). Nous n'attendîmes pas longtemps. Vers dix heures il sortit. Après avoir été de nouveau chez les trois marchands qui vous ont été signalés dans les rapports précédents, il se rendit sur le boulevard des Italiens, et pendant environ une heure il se promena devant le passage de l'Opéra en fumant un cigare. Nous conjecturâmes qu'il attendait là quelqu'un; et effectivement nous ne nous trompions pas, car au moment où sans doute, impatienté d'attendre, il allait se retirer, il fut abordé par un individu que sa physionomie et son costume nous ont de suite fait reconnaître pour un ennemi du gouvernement; il était en effet coiffé d'un chapeau gris et porteur d'une chevelure très-longue et d'une barbe épaisse qui lui descendait jusque sur la poitrine.
»Après avoir causé quelques instants sur le boulevard, ils se séparèrent après s'être serrés la main et prirent chacun une direction opposée. Suivant les instructions que j'avais reçues, je quittai Passe-Partout et je me mis sur les traces de l'individu dont je viens de vous signaler l'aspect anarchique.
»Il se rendit d'abord dans une maison de la rue Lepelletier où il resta quelques minutes et dont il sortit accompagné d'un individu qui avait l'air un peu moins conspirateur que lui, mais qui cependant ne doit pas être un ami du gouvernement, car il portait un œillet rouge à sa boutonnière. De la rue Lepelletier, ces deux individus allèrent rue de la Chaussée-d'Antin, et s'arrêtèrent au café qui fait le coin de la rue Neuve-des-Mathurins, où ils prirent un troisième conspirateur qui les y attendait. (Ce n'est pas sans raison que je dis conspirateur, ainsi que va vous le prouver la suite de ce rapport.)
»De la rue de la Chaussée-d'Antin, à celle Fontaine-Saint-Georges, il n'y a pas loin; aussi ils ne mirent pas beaucoup de temps pour arriver devant la maison qui porte sur cette rue le numéro 20, et dans laquelle ils entrèrent tous trois. Après avoir attendu environ une heure devant cette maison dans laquelle je vis entrer l'homme du faubourg Saint-Denis et plusieurs individus de mauvaise mine, n'en voyant sortir personne, et ne doutant plus que ce ne fût là qu'était le siége de la conspiration, Passe-Partout, qui était venu sur les pas de l'homme du faubourg Saint-Denis, me dit que nous ferions bien de nous introduire, si nous le pouvions, dans la maison en question et que peut-être nous pourrions entendre quelque chose de bon à savoir. Comme il n'y a pas de concierge dans cette maison, nous nous déterminâmes, au risque de passer pour ce que nous ne sommes pas à y entrer, et après avoir suivi une assez longue allée qui nous conduisit dans une espèce de jardin, nous arrivâmes près d'un petit corps de bâtiment dans lequel, selon toute apparence, les conspirateurs devaient être réunis.
»Nous ne nous étions pas trompés; ils étaient en effet dans une pièce du rez-de-chaussée de ce corps de bâtiment, et comme les fenêtres en étaient ouvertes (sans doute à cause de la grande chaleur qu'il faisait), une bonne partie de leurs paroles pouvait arriver jusqu'à nous.
Nous nous plaçâmes le mieux que cela nous fut possible pour écouter, et voici à peu près ce que nous entendîmes.
—»Ainsi, tu ne veux rien changer à ton plan, dit l'un deux.
—»Non, répondit celui auquel on venait de s'adresser et qu'à sa voix nous reconnûmes pour être celui du faubourg Saint-Denis, mon plan est sage, parfaitement conçu.
—»Mais songe donc que faire tuer le roi au milieu de ses gardes, c'est mettre le chef de la conjuration dans un péril dont on pourra trouver extraordinaire qu'il parvienne à se tirer.
—»Mais pourquoi? dit un autre. Lorsqu'il frappera le tyran, il sera vêtu de son uniforme, de sorte qu'il y aura nécessairement un moment d'hésitation parmi les soldats qui n'oseront de suite porter la main sur un de leurs chefs, ce qui donnera le temps d'agir aux autres conjurés.
—»C'est égal; frapper le roi au milieu de son escorte, c'est scabreux.
—»Laisse donc. La proclamation qui est pleine de belles périodes enlèvera le public; et puis si je change cela, il me faudra changer bien d'autres choses encore, et ma foi! je n'ai pas le temps; laissons donc les choses comme elles sont.
—»Eh bien! va comme il est dit; du reste, tu peux compter que nous te donnerons tous, au moment du danger, un fameux coup de main.»
Les deux agents du comte, après avoir expliqué à leur noble patron comment ayant été forcés de quitter précipitamment le lieu où ils se trouvaient pour échapper aux regards des conspirateurs qui s'étaient répandus dans le jardin, terminaient leur rapport en sollicitant la récompense à laquelle leur donnait droit la merveilleuse découverte qu'ils venaient de faire.
—Eh bien! monseigneur, dit le comte de D*** lorsque l'Excellence eut achevé la lecture de ce qui précède.
—Ceci est en effet très-grave, et je crois que nous ne saurions trop nous presser d'agir; il faut dès aujourd'hui faire arrêter tous les conjurés.
—Mais nous ne le pouvons; un seul nous est connu c'est le sieur Edmond de Bourgerel. Il résulte des renseignements que j'ai fait prendre, que la maison dans laquelle a eu lieu la réunion à la suite de laquelle les conjurés sont convenus de leurs faits, est habitée par un artiste qui depuis plus de six mois voyage en Suisse et qui paraît tout à fait étranger à la conspiration. C'est un de ses amis à qui il a confié la garde de son logement, qui le fait servir aux conciliabules, et malheureusement on n'a pu savoir le nom de cet homme.
—Mais comment faire alors? s'écria l'Excellence en se frappant le front d'un air désespéré.
Je pense, répondit le comte D***, que le meilleur moyen est de faire arrêter secrètement le capitaine Edmond de Bourgerel, que l'on tiendra au plus rigoureux secret jusqu'à ce qu'il ait fait connaître ses complices.
—Je suis de votre avis, monsieur le comte, et je vais de suite donner des ordres en conséquence.
L'Excellence, en effet, se plaça devant un bureau, et écrivit une missive qu'elle fit porter à l'instant même et un bon d'une somme assez rondelette que le comte de D*** s'empressa d'aller se faire payer.
Le lendemain, le pauvre Edmond de Bourgerel, qui conspirait en effet, mais seulement contre les règles de la poétique d'Aristote, fut happé dans la rue par une escouade nombreuse de porte-triques, commandée par l'illustrissime Passe-Partout; jeté dans un fiacre, conduit à la préfecture de police et déposé dans une petite pièce obscure, où on le laissa plusieurs jours avant de venir l'interroger.
Le malheureux jeune homme ne savait à quoi attribuer son arrestation, il était bien loin de supposer que c'était parce qu'il avait réuni plusieurs de ses amis, afin de leur lire un drame, qui, selon lui, devait damer le pion à tous ceux des grands faiseurs, qu'il se trouvait renfermé dans une tour obscure.
Il lui fut enfin permis de se défendre. Lorsqu'on lui fit connaître les motifs qui avaient provoqués son arrestation, ce qu'on fut forcé de faire, par l'excellente raison que, ne sachant rien, il ne pouvait rien dire; l'immense éclat de rire qu'il ne put retenir, malgré le chagrin qu'il éprouvait de se sentir détenu depuis si longtemps pour un aussi futile motif, déconcerta quelque peu son interrogateur, dont la stupéfaction fut portée à son comble lorsque Edmond lui eut fait connaître l'objet dont on s'était occupé à la réunion de la rue Fontaine-Saint-Georges.
Ce n'est pas sans peine que l'on se détermine à lâcher les fils au bout desquels on espérait pouvoir attacher un bon petit complot, susceptible de fournir la matière nécessaire à la confection d'une quantité raisonnable de rapports, actes d'accusation, réquisitoires et autres pièces d'éloquence; aussi il fallut qu'avant d'être mis en liberté, Edmond de Bourgerel fît entendre tous ses prétendus complices.
Lorsqu'il fut prouvé, démontré, avéré qu'il n'était coupable que d'un drame en cinq actes et onze tableaux, on le mit poliment dehors en lui demandant pardon de la liberté grande, après toutefois lui avoir fait observer que si au lieu de vouloir marcher sur les traces des Hugo et des Dumas, il s'était borné à étudier la théorie du service en campagne et le traité des fortifications de Vauban, le malheur dont il se plaignait ne lui serait pas arrivé.
C'était lui dire en termes polis, qu'il devait s'estimer très-heureux d'en être quitte à si bon marché. Edmond comprit parfaitement cela, et, bien qu'il eût passé plus de deux mois en prison, dont un et demi au plus rigoureux secret, il se tut et fit bien.
Son premier soin en sortant de prison, fut de chercher Eugénie, car il savait quel était le motif qui avait déterminé la malheureuse jeune fille à fuir de chez sa tante; mais toutes les démarches qu'il put faire, toutes celles que fit madame de Saint-Preuil, à laquelle il avait cru devoir confier; (en assumant sur sa tête une faute que les grands parents sont toujours disposés à pardonner, lorsqu'on offre de la réparer), ce qui s'était passé pendant le voyage de Péronne, toutes ces démarches, disons-nous, avaient été inutiles; madame de Saint-Preuil et Edmond de Bourgerel n'attendaient plus que de la bonté de Dieu le retour de celle qu'ils chérissaient tous deux à des titres différents, lorsque le jeune officier reçut du ministre de la guerre l'ordre de rejoindre son régiment.
Il ne partit qu'après avoir bien recommandé à madame de Saint-Preuil de lui écrire aussitôt que le hasard lui aurait fait retrouver Eugénie, lui promettant que son premier soin serait d'accourir à Paris, quand même il se verrait forcé de donner sa démission.
Tout ce que nous venons de raconter succinctement à nos lecteurs, madame de Saint-Preuil, qui déjà l'avait dit à madame de Neuville, la répéta à sa nièce avec infiniment plus de détails.
Nous n'essayerons pas de peindre la joie d'Eugénie de Mirbel, lorsque sa tante, après lui avoir accordé son pardon, lui eût donné l'assurance qu'elle pouvait encore espérer des jours heureux. Nous dirons seulement que la comtesse de Neuville et Laure de Beaumont étaient aussi heureuses que l'était leur amie, qui ne pouvait se lasser de les embrasser, et qui ne les quittait que pour retourner près de sa tante à laquelle le contentement paraissait avoir rendu la santé, et qui avait pris entre ses bras sa petite nièce, à laquelle elle prodiguait les plus touchantes caresses.
Lucie et Laure devinèrent que la bonne madame de Saint-Preuil et Eugénie de Mirbel, devaient avoir beaucoup de choses à se dire; elles se retirèrent, heureuses d'avoir opéré un rapprochement dont le résultat devait être le bonheur de leur amie.
IV.—Rencontre.
Le salon de madame la marquise de Villerbanne, ainsi que nous l'avons dit ailleurs, était un terrain neutre sur lequel se rencontraient souvent les représentants le plus distingués des opinions religieuses, politiques ou littéraires, qui se partagent le monde; mais là ils étaient forcés de vivre en bonne intelligence et de se rappeler sans cesse qu'avant d'être de telle communion, de telle opinion on de telle école, ils devaient être hommes du monde, et qu'ils ne devaient pas au grand déplaisir des dames et de ceux qu'une profession de foi, une dissertation sur le dernier projet de loi et une querelle littéraire renouvelée de Vadius et de Trissotin, ne séduisent que médiocrement, transformer en une arène le salon d'une femme qui voulait, avant tout, que l'on s'amusât chez elle.
Que l'on ne croie pas cependant que l'on ne devait, chez madame de Villerbanne, s'occuper que de futilités; cette dame, bien que déjà âgée, était trop du siècle pour qu'il en fût ainsi: elle permettait la discussion, pourvu qu'elle fût calme et de nature à intéresser ceux qui n'y prenaient point part; elle tolérait même le combat, lorsque les combattants ne se servaient que d'armes courtoises, et que les spectateurs, ou plutôt les auditeurs, ne devaient pas attraper de blessures; aussi le salon de madame de Villerbanne était-il très-recherché, car les lieux semblables sont rares, et lorsqu'ils existent, tout le monde leur rend justice, quoique bien peu de personnes se montrent dignes d'y être longtemps admises.
Ces derniers mots demandent une explication que nous allons nous empresser de donner à nos lecteurs, afin que ceux d'entre eux, auxquels leur fortune permet de recevoir, puissent user, si bon leur semble, de la recette employée par madame de Villerbanne pour se composer une société agréable.
On était très-facilement admis chez la marquise de Villerbanne; cette dame recevait avec cette grâce, cette affabilité qui n'appartiennent qu'à un très-petit nombre de personnes, tous ceux qui lui étaient présentés, et il n'est pas nécessaire de dire qu'on ne lui présentait que des gens que leur nom et leur position dans le monde rendaient dignes de cet honneur. Mais la marquise avait adopté une règle dont elle ne se départait qu'en faveur de se intimes, c'est-à-dire qu'une présentation chez elle, ne donnait le droit à celui qui l'avait obtenue de se présenter de nouveau, que si préalablement une lettre d'invitation lui avait été adressée: tout le monde savait cela, et chacun se soumettait à cette règle, que les élus trouvaient fort sage, et dont ceux qui n'avaient pas été favorisés songeaient seuls à se plaindre.
Si maintenant, suivant notre habitude, nous essayons de donner à nos lecteurs une idée du salon de la marquise de Villerbanne, nous dirons que c'était une de ces vastes pièces comme il n'en existe plus que dans les hôtels du faubourg Saint-Germain et de la place Royale, dans lesquelles on respire à l'aise; qu'il était orné de panneaux en bois de chêne sculpté, ce qui, suivant nous, vaut infiniment mieux que toutes les moulures en carton-pâte récemment mises à la mode; et de grandes et belles glaces, véritables chefs-d'œuvre des manufactures royales, surmontées, ainsi que le dessus des portes, de médaillons entourés de guirlandes en bois doré, sur lesquels un élève de Boucher avait peint les plus gracieuses bergeries qu'il soit possible d'imaginer. Nous dirons encore que la cheminée en marbre vert de mer, était d'une capacité assez vaste pour qu'il fût possible à plus de dix personnes de se placer devant sans se gêner, lorsque l'on était en petit comité, et que sur cette cheminée on avait posé une magnifique pendule de Boule qui, toute vieille qu'elle était, valait bien les chefs-d'œuvre modernes des Denière et des Thomire.
Nous savons que madame de Villerbanne, après avoir un peu grondé Lucie de ce qu'elle était restée un certain laps de temps sans aller la voir, lui avait fait promettre d'assister à une fête qu'elle allait incessamment donner à toutes les personnes admises ordinairement chez elle.
Cette fête devait être très-brillante, car la marquise, dont le salon était, cette année, resté ouvert un peu plus tard que les années précédentes, voulait clore dignement la saison d'hiver, et donner à ceux qui devaient y assister l'envie d'en voir souvent de semblables; elle n'avait donc rien négligé de tout ce qui pouvait ajouter quelque chose à l'attrait déjà si grand dont était doué son salon. Ainsi elle avait voulu que les artistes les plus distingués vinssent l'embellir de leurs talents, et tous ceux auxquels elle s'était adressée lui avaient promis leur concours avec empressement; car ils savaient tous que, bien qu'ils dussent recevoir chez la marquise de Villerbanne le juste tribut que les gens riches doivent payer à ceux qui veulent bien les amuser quelques instants, cette noble dame, comme du reste presque tous ceux de la classe à laquelle elle appartenait, était trop de son siècle pour leur refuser les égards qui sont dus en toute circonstance à des talents éminents, possédés souvent par des hommes doués du plus noble caractère, et que chez elle ils seraient traités sur le pied de la plus parfaite égalité.
Prions ici nos lecteurs de nous permettre une petite observation. Beaucoup d'entre eux ont été à même, sans doute, de remarquer que ce n'était pas les gens qui avaient le plus de naissance, qui, dans les relations ordinaires de la vie, apportaient le plus de morgue et de sotte fierté, et qu'un confident du télégraphe, un prince de la banque, un loup-cervier, comme on voudra le nommer, était souvent très-insolent (notons en passant, qu'ainsi que nous l'avons déjà dit plusieurs fois, il n'y a point de règles sans exceptions), tandis qu'un noble descendant des Montmorency ou des Rohan, était au contraire infiniment poli. Cette différence d'être a dû singulièrement étonner ceux d'entre eux qui, élevés à l'école du vieux libéralisme se sont nourris de la lecture de l'antique Constitutionnel qui, entre choses curieuses, a dû leur apprendre que tous ceux qui portaient un noble nom étaient des vieillards poudrés à blanc et coiffés à l'oiseau royal, ou des douairières portant mouches et vertugadins, toujours prêts à jeter au visage de ceux qui, n'ayant pas le bonheur d'être de noble race, étaient admis devant eux les épithètes de manant et de malotru.
Lucie de Neuville aurait bien voulu se dispenser d'assister à la fête de madame de Villerbanne, car, ainsi que nous l'avons dit, elle était persuadée que la personne dont sa tante lui avait parlé sans paraître du reste y attacher une bien grande importance, n'était autre que le marquis de Pourrières, et ce qu'elle craignait par-dessus, tout, c'était de se trouver vis-à-vis de cet homme qu'elle craignait déjà avant d'avoir reçu la lettre du docteur Mathéo, et auquel cependant, par une de ces inexplicables bizarreries du cœur humain qui échappent à l'analyse, elle ne pouvait s'empêcher de s'intéresser.
Mais tous les petits moyens qu'elle employa pour se soustraire à l'obligation qui lui était imposée, échouèrent successivement devant la volonté de sa tante, volonté à laquelle, du reste, elle ne pouvait ouvertement résister, et devant les prières de Laure, qui, toute raisonnable qu'elle était, ne se serait pas vue sans éprouver une bien grande contrariété, privée du plaisir qu'elle se promettait de prendre au dernier bal de la saison.
Et maintenant entrons dans le salon de l'hôtel de Neuville, où nous allons trouver Lucie et Laure qui ont mis la dernière main à leur toilette, et qui attendent pour partir qu'on vienne les prévenir que les chevaux sont à la voiture.
Les deux femmes sont mises à peu près de la même manière; elles ont toutes deux une robe de crêpe blanc, un dessous en satin de même couleur; seulement, tandis que Laure n'a paré sa tête que de quelques fleurs qui, toutes fraîches qu'elles sont, le sont encore moins qu'elle, et orné son cou d'un simple collier de perles, Lucie à laquelle sa position de femme mariée permet un plus grand luxe, est parée des plus beaux diamants du monde.
—On dirait vraiment que nous sommes les deux sœurs, dit Laure, qui avait amené Lucie devant la grande glace placée au-dessous de la cheminée.
—Mais ne le sommes-nous pas? répondit la comtesse.
—C'est vrai, nous nous aimons autant que si nous étions du même sang, et pour ma part, je suis bien certaine qu'il en sera toujours ainsi.
—Chère Laure!
—Mais conçois-tu quelque chose à cela! ajouta Laure qui venait de jeter les yeux sur la pendule, il est plus de dix heures, et ce maudit Paolo ne vient pas nous dire que les chevaux sont attelés.
Et comme elle allongeait la main vers la sonnette, Lucie l'arrêta et lui dit:
—Tu es donc bien pressée d'aller à ce bal?
Mais sans doute, répondit Laure; c'est le dernier de la saison, et il sera, dit-on, très-brillant. Mais toi-même, n'es-tu pas charmée de trouver une occasion de te distraire un peu?
—Je t'avoue que si je n'avais pas eu la crainte de mécontenter ma bonne tante, et que si j'avais pu me déterminer à te priver d'un plaisir auquel tu parais beaucoup tenir, je serais aujourd'hui restée chez moi; car je crains toujours que cet individu dont ma tante m'a parlé, ne soit le marquis de Pourrières.
—Lucie, Lucie, dit Laure, vous savez qu'il a été convenu entre nous que vous ne parleriez plus de cet individu dont vous vous occupez beaucoup trop.
—Tu as raison; mais si cependant l'événement vient me prouver que mes pressentiments étaient fondés, que faudra-t-il que je fasse?
—Eh! mon Dieu! ne point parler à ce marquis, à moins que tu n'y sois absolument forcée, et dans ce cas tu n'ignores pas qu'il est une certaine manière de prouver aux gens qu'ils nous sont désagréables, sans qu'il soit nécessaire de manquer aux lois de la bonne compagnie.
—Je suivrai ton conseil, ma chère Laure.
La conversation des deux amies fut à ce moment interrompue par Paolo qui vint leur annoncer que la voiture était prête.
—Mais pourquoi donc a-t-on attendu si longtemps? dit Laure au vieux domestique qui priait sa maîtresse de vouloir bien excuser ses gens de ce qu'ils avaient été forcés de la faire attendre.
Paolo lui répondit que l'on s'était aperçu, au moment d'atteler, qu'il manquait un écrou à un des essieux de la voiture, et que la réparation de ce petit accident avait demandé un peu de temps.
—C'est peut-être un présage, dit Lucie en souriant, qui sait!
—Ah bah! dit Laure, impatiente de partir, je me rappelle avoir lu que César, malgré un présage que les augures regardaient comme mauvais, passa le Rubicon et qu'il gagna la bataille. Serais-tu, par hasard, moins courageuse que ce héros de la vieille Rome?
—Passons donc le Rubicon, répondit Lucie de Neuville, en jetant sur ses épaules un magnifique cachemire; je vais te montrer le chemin.
Laure prit ses gants, son bouquet et son éventail, et suivit Lucie qui déjà était sortie du salon.
L'entrée de la comtesse de Neuville et de son amie dans le salon de la marquise de Villerbanne excita une certaine rumeur; elles étaient toutes deux si jolies et si bien parées. Aussi, lorsque après avoir présenté leurs hommages à la maîtresse de la maison, elles se furent placées au milieu d'un groupe de jeunes et jolies femmes, charmant parterre dont elles étaient sans contredit les plus belles fleurs, elles se virent de suite entourées d'une cour empressée de rendre hommage à leurs aimables qualités, cour fort bien composée, vraiment, et parmi ceux qui en faisaient partie on pouvait remarquer plus d'un républicain farouche qui se montrait tout aussi bon courtisan que les autres, tant il est vrai que la beauté et les grâces constituent une puissance qui n'a à redouter qu'un seul ennemi, le temps, hélas! qui ne respecte rien.
Lucie, en entrant dans le salon, avait jeté sur tous ceux qui s'y trouvaient un rapide regard, et ce regard lui avait suffi pour reconnaître que celui qu'elle craignait tant de rencontrer n'y était pas; Laure avait répondu à un signe qu'elle lui avait adressé par un léger mouvement d'épaules qui pouvait se traduire ainsi: Tu vois bien, ma pauvre amie, que très-souvent les pressentiments sont menteurs; puis elle avait accepté l'invitation d'un jeune diplomate, qui était venu la prendre à la place qu'elle occupait entre son amie et une assez jolie petite personne qui, elle aussi, n'avait pas tardé à être invitée, de sorte que Lucie demeura, lorsque les premières mesures de l'orchestre se firent entendre, entourée seulement d'un cercle d'hommes qui oubliaient près d'elle et la danse et les tables de bouillotte.
Elle répondait avec sa grâce et sa présence d'esprit ordinaires aux nombreux compliments qui lui étaient adressés, cependant ce n'était pas ce qu'on lui disait qu'elle écoutait, c'était la voix, du valet chargé de proclamer le nom des invités à mesure qu'ils se présentaient, et qui arrivait claire et distincte à son oreille, malgré le murmure confus occasionné par les sons de l'orchestre, le bruit des pas des danseurs qui glissaient sur le parquet, et celui des conversations particulières.
—M. le vicomte de Lussan, dit le valet, M. le marquis de Pourrières.
FIN DU CINQUIÈME VOLUME.
LES VRAIS MYSTÈRES DE PARIS.
LES
DE PARIS,
PAR VIDOCQ.
TOME SIXIÈME.
BRUXELLES,
ALPH. LEBÈGUE ET SACRÉ FILS,
IMPRIMEURS-ÉDITEURS.
1844
LES VRAIS


I.—Les trois pachas.
La comtesse se leva brusquement de son siége, afin de voir si l'homme qui venait de se faire annoncer était bien celui qu'elle connaissait; ses pressentiments ne l'avaient pas trompée: c'était lui! le vicomte de Lussan, que plusieurs fois déjà elle avait rencontré chez sa tante, le précédait, et ils traversaient tous deux le salon afin d'arriver près de la marquise de Villerbanne.
Le vicomte présenta le marquis de Pourrières qui fut parfaitement accueilli, et qui, après être demeuré quelques instants près de la marquise, alla se mêler aux divers groupes qui entouraient les danseurs.
Lucie était si affreusement pâle qu'un des hommes dont elle était entourée crut devoir lui demander si elle se trouvait indisposée.
—Mais non, répondit-elle en balbutiant, car elle venait de s'apercevoir que l'on avait remarqué le brusque mouvement qu'elle avait fait lorsque le marquis était entré dans le salon, et elle craignait que l'on ne devinât la cause qui l'avait provoqué.
—Madame est devenue tout à coup tellement pâle que j'ai craint un moment que la grande chaleur qu'il fait ici...
—En effet, je ne sais ce que j'éprouve, ajouta Lucie qui ne pouvait, malgré ses efforts, recouvrer son sang-froid, mais je ne serais pas fâchée de respirer quelques instants au grand air.
Le cavalier auquel elle parlait s'empressa de lui offrir son bras qui fut accepté et il la conduisit dans la chambre de madame de Villerbanne, où elle voulut rester seule quelques instants.
Laure qui, nous devons le dire, aimait infiniment la danse, n'avait pas remarqué la disparition de son amie; elle écoutait les compliments que lui débitait son cavalier, jeune diplomate allemand, dont les longs cheveux blonds et les regards mélancoliques la faisaient beaucoup rire.
Salvador et le vicomte de Lussan, pour causer plus à leur aise, venaient de se retirer dans l'embrasure d'une croisée.
—Vous voyez, cher marquis, disait le vicomte de Lussan, que je me suis fidèlement acquitté de la promesse que je vous ai faite.
—Je vous remercie, cher vicomte; mais je ne vois pas la dame de mes pensées, est-ce qu'elle ne serait pas encore arrivée?
—La jolie comtesse de Neuville vient d'entrer dans la chambre de madame de Villerbanne, elle ne va pas sans doute tarder à revenir. Savez-vous, marquis, qu'il faut que j'aie pour vous une bien vive amitié, pour vous sacrifier l'espérance de faire une aussi jolie conquête.
—Croyez bien que je n'oublierai pas... mais la jeune amie de la comtesse est, m'avez-vous dit, charmante, pourquoi ne tentez-vous pas?... savez-vous que ce serait charmant si...
—Je n'ai pas le bonheur de plaire à mademoiselle Laure de Beaumont; j'ai dansé plusieurs fois déjà avec elle, et je me suis de suite aperçu que je perdrais mon temps près d'elle.
—Cela est fort extraordinaire.
—N'est-ce pas? mais le monde est plein de choses extraordinaires, et n'en est-ce pas une que de nous voir, vous et moi, dans le salon le plus honnête de Paris?
—Pourquoi? ne possédons-nous pas tout ce qu'il faut pour être admis ici, de l'esprit, de la fortune, de la naissance.
—Oh! de la naissance, je suis, il est vrai, le dernier rejeton d'une ancienne maison bretonne, mais votre noblesse, marquis, est-elle bien authentique?
—Comment! que voulez-vous dire?
—Tenez, il faut que je vous ouvre mon âme tout entière, promettez-moi cependant de ne point vous fâcher.
—Au point où nous en sommes, nous pouvons je crois tout nous dire.
—Eh bien! j'ai dans l'idée que votre histoire ressemble beaucoup à celles du faux Martinguerre...
Eh! ne vous fâchez pas, marquis, ajouta le vicomte de Lussan, voyant que le feu montait au visage de son ami, je n'ai pas, je vous assure, l'intention de vous offenser, je voulais seulement vous faire remarquer que je me suis aperçu que de blond que vous étiez lorsque je vous vis pour la première fois, vous étiez devenu brun.
Un grand mouvement qui se fit dans le salon, empêcha Salvador de répondre au vicomte de Lussan. La contredanse venait d'être achevée et tout le monde se rapprochait du piano près duquel un vieux chevalier de Saint-Louis venait de conduire une jeune et jolie femme.
Les yeux et les joues de cette femme, douée d'une taille au-dessus de la moyenne, et d'une rare élégance, avaient tant d'éclat et de fraîcheur, son teint était d'une blancheur si diaphane et si rosée, son front si pur et si gracieux, les contours de son visage si moelleux et si suaves, qu'on ne pouvait guère la voir sans laisser échapper une exclamation admirative.
—Dieu! la jolie personne, s'écria Salvador.
—Ne la reconnaissez-vous pas, dit le vicomte de Lussan?
—Si fait, répondit Salvador, c'est une artiste du plus grand mérite; mais je ne l'avais encore vue qu'à la scène, et j'avoue qu'elle gagne infiniment à être vue de près.
Le plus profond silence régnait dans le salon, lorsque la cantatrice attaqua les premières mesures du grand air de la Reine de Chypre. L'étendue et la pureté de sa voix étaient vraiment remarquables; aussi lorsqu'elle eut achevé, elle fut couverte d'une triple salve d'applaudissements.
—Vraiment, dit Salvador, si la comtesse de Neuville ne régnait pas sur mon cœur en souveraine absolue, je crois que j'irais augmenter le nombre des admirateurs de cette charmante femme.
—Et la la, my dear, ne vous enflammez pas, je vous prie, la place est prise et bien gardée.
—Eh bien! j'en suis fâché, parole d'honneur!
—Allons, je vois que pour vous empêcher d'aller vous compromettre, il faut que je vous raconte en quelques mots l'histoire de cette admirable cantatrice.
—Je vous écoute, cher vicomte, je vous écoute.
—Comme il n'y a point de bonne histoire sans titre, je donnerai à cette que je vais vous conter celui de chanteur et chanteuse.
—Ah! très-bien, dit Salvador, qui avait remarqué que le vicomte avait appuyé sur ce mot chanteur; d'une façon toute particulière.
—«Ils étaient trois frères, continua le vicomte de Lussan, espèce de trinité malfaisante qui pendant longues années choisit le faubourg Saint-Germain pour le théâtre de ses exploits.
»Je ne vous dirai par leur véritable nom, qu'il vous suffise de savoir qu'on les appelait vulgairement les trois pachas.
»Après les travaux de la journée, laborieux travaux de cadet[504] et de carouble[505], ils s'abattaient, semblables à trois vautours, sur le Palais-Royal, et se réfugiaient plus particulièrement dans la rue Jeannisson, qui s'appelait alors la rue des Boucheries, et qui n'était guère habitée que par des prêtresses de Vénus cloacine.
»C'était le bon temps des Reppins, des Chevelot, des Molière, des Alexandre Leblond et autres gens de même étoffe qui sont devenus ce qu'il a plû à Dieu d'en faire.
»Les trois pachas avaient, ainsi que cela arrive souvent, une mère aussi honorable que ses fils l'étaient peu, et une sœur, frêle enfant qu'un goût prononcé pour la musique faisait déjà remarquer.
»Un jour, l'heure marquée à la prefecture de police sonna pour deux de ces dévorants, que la cour d'assises de Paris envoya augmenter le nombre des commensaux de Brest.
»Il en restait un, moins redoutable que les deux autres; il quitta bientôt l'industrie un peu trop chanceuse des fausses clés pour reprendre son ancien état de maçon; c'était un grand pas. Ce fut dans l'exercice de ces fonctions que ses coteries lui décernèrent un jour, d'un commun accord et à la suite du couronnement d'un bâtiment, le glorieux surnom de P....-Vinaigre.
»P....-Vinaigre donc maçonnait le plus paisiblement du monde, vivant avec sa vieille mère et faisant même, chose remarquable et bien digne d'éloges, donner des leçons de musique à sa sœur dont les dispositions croissaient avec l'âge.
»Mais hélas! il faut croire qu'en l'entendant chanter il éprouva, lui, le besoin de faire chanter les autres, et il se mit dans la formidable brigade des chanteurs en renom de l'époque, S.... dit Lagrille, C.... dit Pistolet, T..... dit l'Arnache, L..... dit la Bête-à-Chagrin et A.... dit Monfame.
»Un beau jour, il n'y a pas longtemps de cela, P....-Vinaigre fut dirigé sur Poissy pour y déployer sa voix pendant deux ans.
»Depuis, sa vie ne fut plus qu'une chanson continuelle, tantôt avec des cordes hautes, tantôt avec des cordes basses.
»Sa sœur avait prospéré. Un noble artiste que Duprez, malgré son immense talent, n'a pu parvenir à nous faire oublier, lui avait tendu la main, et grâce a son appui et à ses leçons, elle avait acquis une partie des qualités qu'elle possède aujourd'hui.
»Enfin, elle débuta sur une de nos premières scènes lyriques un jour où, par parenthèse, son frère était conduit à la préfecture de police.
»Elle réussit.
»Maintenant, sur les trois pachas, un est mort, l'autre est encore au bagne de Brest, P....-Vinaigre, condamné à deux ans de surveillance, gâche du plâtre à Vernon en Normandie, et sa sœur, qui reçoit chaque soir les ovations et les frénétiques applaudissements d'un public idolâtre, n'est autre que la charmante personne dont infailliblement vous seriez devenu amoureux si je ne vous avais raconté cette histoire.»
—Mais quelle conclusion en tirez-vous de cette histoire?
—Et quelle conclusion voulez-vous que j'en tire, si ce n'est celle-ci: que dans les arts comme dans toute autre carrière, il n'est point d'obstacles que l'on ne finisse par surmonter lorsque l'on a la vocation et que l'on ne manque pas de persévérance.
A ce moment, les sons de l'orchestre annoncèrent une nouvelle contredanse; Laure, qui avait été reconduite à sa place par le jeune diplomate allemand, promenait ses regards autour d'elle, et paraissait étonnée de ne pas voir Lucie dans le salon.
—Je vous laisse, cher marquis, dit à son ami le vicomte de Lussan, je vais inviter mademoiselle de Beaumont, peut-être bien qu'il me sera possible de la faire revenir de ses préventions contre moi.
—Allez, vicomte, allez, je vais faire des vœux pour vous; mais, pour ma part, je suis très-contrarié de ne pas voir madame de Neuville.
Au moment où Salvador achevait ces mots, Lucie tout à fait remise, rentrait dans le salon conduite par la marquise de Villerbanne, qui était allée la chercher dans sa chambre; ne voyant pas Laure à sa place, (celle-ci dansait déjà avec le vicomte de Lussan); elle s'assit près de sa tante et du vieux chevalier de Saint-Louis, qui avait servi de cavalier à la cantatrice pour la conduire au piano.
Ce vieux chevalier de Saint-Louis était un des meilleurs et des plus anciens amis de la marquise de Villerbanne, qui avait pris l'habitude de le consulter chaque fois qu'elle avait à prendre une détermination importante; et elle considérait comme telle celle d'accorder à une nouvelle personne l'entrée de son salon. Lorsqu'elle était allée chercher sa nièce, elle lui parlait du marquis de Pourrières, elle reprit le même sujet de conversation aussitôt qu'elle fut revenue à sa place.
—Ainsi, dit-elle, je puis en toute assurance inviter de nouveau ce marquis de Pourrières; c'est un galant homme, de mœurs irréprochables, aimable, spirituel, homme du monde enfin?
—J'ai déjà eu l'honneur de vous dire, madame la marquise, qu'il était le portrait vivant de son père, que j'ai beaucoup connu pendant l'émigration.
—Puisqu'il en est ainsi, répondit la marquise, il deviendra, s'il le désire, un des habitués de mon cercle intime. J'ai aussi connu à la même époque feu M. de Pourrières, et puisque son fils lui ressemble...
—Il a commis cependant une faute grave et que le vieux marquis, bien certainement, ne lui aurait pas pardonné, reprit le chevalier.
Lucie était tout oreilles.
—Et quelle faute, mon Dieu! dit la marquise.
—Il s'est rallié...
—Chevalier! chevalier, ne parlons pas politique, vous êtes exclusif, et je ne le suis pas.
Lucie était satisfaite d'entendre des gens auxquels elle accordait la plus grande confiance s'exprimer sur le compte du marquis de Pourrières en des termes si favorables. A ce moment, Laure fut ramenée près d'elle par le vicomte de Lussan.
—Eh bien! ma chère Laure, dit la comtesse à son amie lorsque le vicomte, après avoir échangé quelques paroles avec elles, les eut quittées pour aller rejoindre Salvador qui lui avait fait signe de venir lui parler, mes pressentiments se sont réalisés; il est ici.
—Vraiment?
—Il a été présenté à ma tante par le vicomte de Lussan.
—Et est-il venu te parler?
—Pas encore; je crois même qu'il ne s'est pas aperçu que j'étais ici.
—N'est-ce pas lui qui maintenant cause, en nous regardant, avec le vicomte de Lussan?
Lucie leva les yeux et fit à Laure un signe affirmatif.
—Comment le trouves-tu? dit-elle après quelques instants de silence.
—Mais pas mal, répondit Laure; il est doué d'une physionomie distinguée, sa toilette est irréprochable et les habitudes de son corps annoncent un homme de bonne compagnie; mais il y a dans son regard une expression de dureté et de ruse indéfinissable; en résumé, cet homme là me déplaît encore plus que le vicomte de Lussan.
Lucie était si visiblement contrariée de ce que venait de lui dire son amie, que Laure remarqua sur son visage l'expression de son mécontentement.
—Mon Dieu, Lucie, dit-elle, il ne faut pas que ce que je viens de dire te fâche.
Lucie allait répondre, lorsqu'elle fut abordée par le marquis de Pourrières qui la pria de lui accorder la première contredanse.
Lucie allait refuser, alléguant pour excuse sa légère indisposition; mais Laure lui ayant fait signe d'accepter et le marquis lui ayant dit à voix basse qu'il lui devait l'explication de sa présence dans le lieu où il l'avait rencontrée pour la première fois, elle se résigna et prit en tremblant la main du marquis.
Laure, déjà fatiguée, resta à sa place, où le jeune diplomate allemand vint lui tenir compagnie.
Historien fidèle des faits et gestes de nos héros, nous devons dire que la comtesse de Neuville, malgré la détermination qu'elle avait prise d'éviter tout contact avec un homme, qu'une lettre écrite par une personne à laquelle elle avait l'habitude d'accorder une certaine confiance, lui avait signalé comme un être dangereux, avait attendu avec une certaine impatience l'invitation qui venait de lui être faite; elle s'était dit que le marquis la rencontrant, après ce qui s'était passé entre eux, dans un salon où il venait d'être présenté, c'était d'elle qu'il devait solliciter la permission d'y rester; elle était du reste curieuse de savoir ce qu'il était allé faire dans l'ignoble cabaret de la rue de la Tannerie, soit parce que, bien qu'elle ne voulût pas en convenir avec elle-même, elle s'intéressait à lui, soit seulement parce que le fait était assez extraordinaire pour piquer vivement sa curiosité. Aussi, il est probable qu'elle aurait accepté l'invitation du marquis quand bien même son amie aurait cherché à l'en détourner.
Nous rapporterons la conversation de Salvador et de la comtesse de Neuville; conversation tenue à voix basse, et interrompue souvent par les déplacements qu'exigeaient les différentes figures de la contredanse.
Ce fut Salvador qui prit le premier la parole.
—Je bénis le ciel, madame, dit-il, de ce que mes prévisions se sont sitôt réalisées et de ce qu'il m'est permis aujourd'hui de vous prier de vouloir bien me pardonner.
—Mais, je n'ai rien à vous pardonner, monsieur, répondit la comtesse de Neuville; ce n'était pas à moi que vous vous adressiez et vous ne pouviez supposer qu'un accident avait conduit une femme du monde dans la maison où vous vous trouviez.
—C'est vrai, madame, et je suis charmé de m'être trouvé au milieu de cette troupe de bandits, puisqu'il m'a été possible de vous rendre un léger service.
La comtesse leva les yeux sur Salvador; elle était profondément étonnée de ce qu'il osait aborder la question d'une manière aussi franche. Il parlait de sa présence dans ce mauvais lieu, au milieu d'une troupe de bandits, d'une manière si dégagée et comme d'une chose si naturelle, qu'elle ne savait plus ce qu'elle devait penser et qu'elle se trouvait en quelque forcée de lui adresser des remercîments; car après tout, l'offense, ainsi qu'elle venait d'en convenir, ne s'adressait pas à elle; et c'était bien elle qu'il avait empêchée d'être volée, et à qui il avait renvoyé le carnet et les deux billets de banque de mille francs.
Il fallait donc qu'elle le remerciât.
—Je suis prête à reconnaître, monsieur, dit-elle, que c'est vous qui avez empêché un des bandits parmi lesquels vous vous trouviez de me voler mon collier, et je vous remercie de ce que vous avez bien voulu me renvoyer le carnet tombé par hasard entre vos mains.
Ce n'était pas sans intention que Lucie avait fait cette réponse qui renfermait la menace indirecte de ne point cacher la rencontre qu'elle avait faite; s'il craint quelque chose, s'était-elle dit; s'il ne me prie pas de garder le silence, je verrai au moins sur son visage les traces d'une émotion quelconque.
L'intention de Lucie n'avait pas échappé à Salvador; aussi, il ne laissa pas paraître sur son visage la plus légère trace d'émotion.
—Si je ne me rappelais combien votre frayeur a été grande, dit-il, je serais vraiment tenté de rire du singulier aspect que je devais avoir couvert du costume que je portais alors.
Lucie devinait que le marquis ne lui disait ce qui précède que parce qu'il voulait lui expliquer sa présence dans le lieu où elle l'avait rencontré; elle était donc enfin arrivée au but qu'elle voulait atteindre, sa curiosité allait être satisfaite; eh bien! à ce moment elle ne pouvait se déterminer à écouter le marquis, c'était presque une confidence qu'il voulait lui faire, devait-elle l'entendre?
Salvador ne lui laissa pas le temps de faire de plus longues réflexions; s'il n'avait pas plus tôt abordé franchement la question, c'est qu'il cherchait, depuis qu'il était entré dans le salon de la marquise de Villerbanne, la fable qu'il raconterait pour justifier aux yeux de la comtesse sa présence chez la Sans-Refus et son costume de marinier. Cette fable il venait de la trouver.
—Je vous dois, madame la comtesse, dit-il en donnant à ses traits et à sa voix l'expression d'une gravité qui annonçait qu'il attachait à ce qu'il allait dire une certaine importance, je vous dois l'explication d'un fait bien simple en lui-même, mais qui cependant pourrait être interprété contre moi d'une manière défavorable. Comme il est probable que j'aurai souvent l'occasion de vous rencontrer dans le monde, ajouta-t-il en souriant, je ne veux pas vous laisser supposer que je suis un des hommes que l'on rencontre habituellement dans le bouge de la rue de la Tannerie.
—Ah! monsieur! dit Lucie qui, depuis qu'elle causait avec le marquis de Pourrières, était tout à fait rassurée et s'étonnait de ce qu'elle avait pu craindre un seul instant un homme aussi bien posé dans le monde, et qui s'exprimait avec autant de distinction.
—La personne qui est venue chez moi, dit le marquis, a dû vous apprendre quelle était ma position?
—En effet, monsieur, répondit Lucie toute tremblante et presque en balbutiant, car cette question venait de lui rappeler la lettre du docteur Mathéo, qu'elle avait tout à fait oubliée.
—Ce trouble subit n'échappa pas aux yeux clairvoyants de Salvador.
—Le docteur aurait-il parlé? se dit-il. Non, il ne l'a pu sans se compromettre lui-même; et s'il en était ainsi, cette femme, à l'heure qu'il est, ne danserait pas avec moi.
Salvador alors raconta à Lucie, une histoire assez bien imaginée, et qui justifiait complètement sa présence chez la Sans-Refus. Nos lecteurs connaîtront cette histoire lorsque nous retrouverons chez elle la comtesse de Neuville, que nous allons quitter quelques instants pour nous occuper un peu de Servigny, que depuis déjà longtemps nous avons perdu de vue.
II.—Servigny.
Nous dirons plus tard ce qui arriva à Servigny, disions-nous dans notre premier volume, à la fin du chapitre intitulé: l'Evasion. Le moment est venu de tenir notre promesse.
Servigny donc, que nous avons vu spectateur impassible du combat livré par Roman et Salvador aux gendarmes du Beausset, profita du désordre occasionné par cette scène, pour se soustraire au plus vite à l'action de ceux de ces gendarmes qui auraient été tentés de le poursuivre. Il se jeta au pas de course dans un champ d'oliviers qui bordait le chemin, et cela sans connaître, ni même s'inquiéter de la direction qu'il suivait. Stimulé par la crainte de se voir arrêter et reconduire au bagne, et ensuite par celle non moins grande de rencontrer ses deux camarades d'évasion, d'être en quelque sorte forcé de devenir leur complice, ou du moins d'être jugé comme tel partout où il aurait été obligé de les accompagner, ces diverses considérations avaient décuplé son courage et sa vigueur.
Cependant la pluie continuait à tomber, le temps était sombre, nul bruit ne se faisait entendre qui pût l'inquiéter; tout semblait réuni pour favoriser les projets de Servigny. Désirant donc s'éloigner le plus possible du théâtre où un crime venait de s'accomplir, il courait avec une précipitation telle, qu'ayant heurté une pierre avec les pieds, il fit une chute si violente, qu'il fut précipité à six pas de là dans un ruisseau dont le lit était jonché de cailloux et de racines d'arbres. Le choc fut tellement rude, qu'il en perdit tout à fait connaissance, et qu'il resta assez longtemps dans cet état. Toutefois, la fraîcheur du filet d'eau qui coulait au fond du ruisseau, ne tarda pas à le faire revenir de son évanouissement. Son premier soin fut de s'assurer si ses membres étaient encore au grand complet: après s'être étiré les bras et les jambes, il eut la satisfaction de constater qu'il n'existait aucune fracture, mais il souffrait horriblement à la tête, à la poitrine et aux coudes, parties du corps qui avaient été si violemment mises en contact avec les fragments de rochers et les racines sur lesquels il était tombé. Le sang lui ruisselait de tous côtés, principalement de la tête, où il existait une déchirure large et béante; les autres blessures étaient moins graves, mais la douleur n'en était pas moins intense, notamment aux coudes, dont l'extrême sensibilité est connue. Sorti enfin de ce malheureux ruisseau, et ne sachant quel moyen employer pour arrêter le sang qui continuait à couler avec abondance, il prit le parti de déchirer sa chemise, d'en faire des compresses, et de les appliquer sur ses blessures. Ce moyen lui ayant à peu près réussi, il ne tarda pas à continuer sa route du mieux possible, quoique toujours sans direction arrêtée.
Rien de plus triste que la position de Servigny en ce moment; seul, blessé, sans argent, errant à l'aventure dans un pays absolument inconnu de lui, couvert de l'infâme livrée du bagne qui devait le faire reconnaître et arrêter par le premier individu qui le rencontrerait, et qui serait tenté par l'appât des cent francs de prime que l'on accorde pour la capture d'un forçat: toutes ces réflexions augmentaient ses craintes et son désespoir. Le sang qu'il avait perdu en diminuant ses forces, avait altéré son courage, il fut obligé de se reposer sur un de ces blocs de rochers que l'on rencontre fréquemment sur le sol de ces contrées; mais le repos, en calmant ses esprits, excités jusqu'au plus haut paroxysme, par suite des divers incidents que nous venons de raconter, ne lui fit que mieux apercevoir toute l'horreur de sa position.
Il se lève avec précipitation: «A quoi bon lutter contre un funeste destin, s'écrie-t-il? toutes mes précautions sont inutiles, aucune prudence humaine, ne peut empêcher que je ne sois arrêté et reconduit au bagne, je serai condamné à trois ans d'augmentation de peine, placé dans la salle des suspects, confondu avec l'écume des scélérats qui peuplent ce séjour du crime. Quelle cruelle perspective! Etre à jamais perdu sans avoir à me reprocher une action qui puisse justifier les rigueurs dont je suis l'objet: Sort déplorable! tout est perdu pour moi, honneur, avenir!... Ah!... plutôt mourir que d'être reconduit dans cet enfer! Il n'y a que des lâches et des scélérats qui puissent accepter une pareille ignominie!
—Il faut en finir, Dieu me pardonnera!...»
Servigny se jette à genoux et prie avec une grande ferveur. Après avoir terminé sa prière, il se lève avec résolution, rassemble les lambeaux de sa chemise, en fait une corde pour mettre fin à ses souffrances. Il travaille avec tant d'action et en même temps avec tant de sang-froid à ces tristes préparatifs, que ceux qui auraient pu l'examiner en ce moment n'auraient jamais pu supposer qu'il préparait l'instrument de son supplice. Enfin tout est prêt: il cherche un lieu propre à l'exécution de son fatal projet, mais aucun des arbres qui l'entourent, jeunes et faibles oliviers, ne présente la force et la hauteur convenables. Cette circonstance ne le déconcerte point: sa détermination est irrévocablement prise, il trouvera plus loin ce qu'il ne peut rencontrer ici. L'espoir de terminer promptement tous ses maux lui rend une nouvelle énergie. Après avoir cheminé près d'une heure sans rencontrer ce qu'il cherche, il aperçoit enfin un petit bois dont les arbres touffus lui font espérer leur funeste concours, mais il en était séparé par un torrent que les eaux pluviales de la nuit avaient considérablement grossi. Déterminé qu'il est à ne céder devant aucun obstacle, il tente de franchir celui-ci. En l'examinant de plus près, il s'aperçoit que le courant est plus rapide que profond; il descend dans le lit du torrent en se cramponnant aux anfractuosités de rochers qui en tapissent les bords; il remonte de l'autre côté en s'aidant des mêmes précautions. Enfin, le voilà près du but, il touche, selon lui, à la terre promise, ses souffrances vont finir! l'arbre est choisi; tout est préparé, la corde est attachée!... Mais au moment suprême, il croit devoir adresser une dernière prière à l'Etre immense et éternel de qui il attend son pardon!...
Tout à coup, une réflexion le frappe: c'est de se débarrasser de tous ses vêtements. Si je reste couvert de la livrée du crime, se dit-il, je n'inspirerai aucune compassion à ceux qui trouveront mon cadavre, personne n'aura pitié du malheureux galérien, que l'on croira un grand coupable. Si au contraire, je suis nu, en voyant les blessures dont je suis couvert, mon corps sera recueilli avec quelques égards; on supposera probablement qu'après avoir été dépouillé, des brigands ont voulu, par un raffinement de cruauté, me faire subir ce genre de mort, pour faire croire à un suicide. En mourant dans cet état, j'ai du moins la consolation que ma position restera ignorée; et qui sait? peut-être que quelque âme charitable me fera donner une honnête sépulture. En disant ces mots, il se dépouille des vêtements infimes qui lui restent, il les précipite dans le torrent qui les entraîne dans sa course rapide.
Rien ne l'empêchait donc plus d'exécuter son funeste projet; il allait même se passer la corde au cou, lorsque le son d'une cloche peu lointaine se fait entendre. Il écoute: c'était minuit qui sonnait. Frappé de ces sons qui lui rappellent tout à la fois les souvenirs religieux, les vertus, le bonheur d'un autre âge, hélas! si fugitifs pour lui, un autre ordre d'idées s'empare de ses esprits. Il imagine que la voix de la cloche est un avertissement d'en haut qui le rappelle aux devoirs sacrés que la religion impose à ses fidèles sectateurs. Soudain ses sens se calment; la terrible vérité lui apparaît dans tout son jour: il voit et il déteste le crime horrible qu'il allait commettre en attentant lui-même à ses jours. «O mon Dieu! s'écrie-t-il, ma chaîne est lourde, mais j'aurai la force de la porter jusqu'au moment où ta bonté infinie daignera en alléger le poids!» Ayant ainsi accepté un nouveau pacte avec la vie et les souffrances, il arrache la corde et la jette dans le même torrent qui déjà avait entraîné au loin le reste de ses vêtements.
La nouvelle résolution que Servigny venait de prendre, en lui rendant la sérénité de l'âme, ne pouvait atténuer que bien faiblement les douleurs atroces auxquelles il était en proie. Exténué de faim, de froid et de fatigue, son sang perdu en abondance, la fièvre qui l'égarait et que tant de causes avaient allumée dans ses sens, tout contribuait à éteindre dans cet homme naguère si courageux et si fier, toutes les idées grandes et généreuses pour le livrer tout entier aux seuls et vils instincts de la conservation matérielle.
Il prend donc la résolution de se diriger vers l'église dont il sait n'être pas bien éloigné. En ce moment, la pluie avait cessé; le ciel moins obscur lui permet de distinguer la flèche du clocher, faiblement, mais enfin assez pour donner une direction à ses pas jusqu'ici incertains et chancelants. Après quelques minutes de marche, il se trouve devant une maison que la clarté débile et passagère de la lune lui permet de distinguer. Une croix, signe toujours vénéré des chrétiens malheureux, surmonte la porte, et tout indique que c'est le presbytère. Il hésite: il ne sait s'il doit frapper et implorer du secours. Son état complet de nudité, les blessures dont il est couvert, tout lui fait craindre d'épouvanter l'homme respectable dont il vient interrompre le repos, et d'en être repoussé. Ensuite, comment éviter les soupçons? Et, s'il échappe à ceux-ci, comment ne pas éveiller la sollicitude du maire et celle de tant d'autres autorités toujours prêtes à se ruer sur le malheur? Comment créer une fable assez vraisemblable pour intéresser à sa position, pour lui gagner tous les cœurs? Comment répondre à cette multitude de questions que chacun va lui adresser? Son anxiété est au comble: il se sent défaillir!...
Cependant, par un instinct machinal, il s'empare du marteau, il se décide à frapper:
—Le sort en est jeté, que Dieu me protège, dit-il.
Deux minutes s'étaient à peine écoulées, qu'une voix d'homme, partie de l'intérieur, se fait entendre et lui demande, en patois provençal, à travers un petit grillage pratiqué dans la porte:
—Qui frappe à cette heure avancée de la nuit, et que désire-t-on de moi?
—Ah! monsieur le curé, de grâce! Je suis entièrement nu, blessé, mourant de faim, de froid et de fatigue, répond Servigny: j'implore vos secours!
—Attendez, mon ami, lui dit le bon curé, je vois votre pitoyable état; attendez deux minutes, je vais vous ouvrir.
Il revient bientôt avec la clé et une lanterne à la main; il ouvre la porte et s'empresse de jeter un manteau sur les épaules de Servigny: puis le regardant plus attentivement:
—Dieu du ciel! s'écrie-t-il, vous êtes sans doute une des victimes des brigands qui infestent la forêt de Cuges?
Puis, sans attendre la réponse de Servigny:
—Suivez-moi, lui dit-il, il n'y a pas un instant à perdre!
Il le conduit dans une petite salle à manger où règne l'ordre et la propreté. Il sonne son monde, et en un clin d'œil, un homme et une femme, Sylvain et Marguerite, déjà âgés tous deux, mais d'un extérieur qui commande la confiance, s'empressent d'accourir auprès de leur maître vénéré; il se fait apporter la boîte aux médicaments qu'il tient toujours abondamment fournie, et à ses frais, pour venir au secours des malheureux; il demande de l'eau chaude, du linge. On approche le blessé près d'un feu petillant que les domestiques ont eu soin d'allumer. Le vénérable pasteur se met en devoir d'examiner et de panser les blessures de Servigny. Celles des coudes, quoique graves, n'étaient pas inquiétantes; mais celle de la tête pouvait avoir des suites fort dangereuses. Elles furent toutes pansées par le respectable curé avec l'adresse d'un chirurgien habile. Ces soins préliminaires une fois remplis, il fait donner un bouillon au malade; et, lorsque ce dernier est bien réchauffé, il donne ordre de lui passer une chemise et de le coucher. On place Servigny dans la pièce où couchait le domestique. Avant de se séparer du bon curé, il voulait lui raconter la longue série de ses infortunes et surtout la manière dont il avait été si maltraité peu d'heures auparavant; mais le bon curé l'en empêcha, en lui recommandant d'observer le plus rigoureux silence pour ne pas aggraver la fièvre à laquelle il était en proie.
Cette prescription était loin d'être du goût du bon homme Sylvain, qui, outre qu'il aurait pu, à bon droit, passer pour le plus grand bavard de France et de Navarre, était bien la curiosité incarnée. A ce double titre, il grillait d'impatience de se faire raconter les circonstances merveilleuses, selon lui, qui avaient réduit un homme jeune et fort à venir se réfugier la nuit, entièrement nu, au presbytère de son maître. Il s'approche donc doucement du lit de son hôte, et d'une voix qu'il rend la plus engageante possible:
—Ah! mon bon monsieur, lui dit-il, quels infâmes scélérats! comme ils vous ont traité! Veuillez donc me raconter les diverses circonstances de cet événement; je veux que dès l'aube du jour tout le village en soit informé, et que chacun devienne votre vengeur. Nous nous armerons tous de fourches, de faux; nous fouillerons toute la contrée, et par la mort! si nous trouvons les misérables, nous les amèneront pieds et poings liés! Je suis tellement indigné, vous m'inspirez une si véritable compassion, que je vais mettre des cordes dans mes poches, et, par la mort! ce sera moi qui les garrotterai! Combien étaient-ils, les gueux? étaient-ils armés? avaient-ils des figures bien farouches, bien rébarbatives? Tant mieux, par la mort! ils verront que le vieux Sylvain n'y va pas de main morte; oui, Sylvain, qui depuis quarante-deux ans porte la hallebarde avec honneur et gloire, dans l'église du bon et brave Saint-Marsault[506], par la mort! j'en ai fait trembler bien d'autres.
—Brave Sylvain, répond le malheureux Servigny, étourdi de cette longue tirade, je vous remercie d'épouser si chaudement ma cause; mais il m'est impossible de vous satisfaire en ce moment. Outre que ce serait une grave inconvenance que de désobéir à votre excellent maître, mes forces ne me permettent pas de répondre à votre empressement. Veuillez donc m'excuser, et permettez-moi de prendre un peu de repos.
—Bien, bien, mon bon ami, je vois combien vous souffrez; je vais vous laisser dormir tout à votre aise... Cependant, j'y réfléchis et je pense que si vous vouliez me raconter les choses à voix basse, cela ne vous fatiguerait pas. Je vous jure que je n'en parlerai demain matin qu'au maître d'école, à grand Guillaume, le garde champêtre, à la femme du premier marguillier et à celle de l'épicier du coin. Ce sont tous mes amis, et on peut compter sur leur discrétion comme sur la mienne. Ils viendront vous voir demain matin, oui-da! et je veux que la marguillière vous apporte du lait et des œufs frais lorsque vous serez convalescent, ce qui j'espère ne sera pas long; car, Dieu merci, je m'y connais. Ce que vous avez se réduit à fort peu de chose; et, tenez, je suis sûr qu'aussitôt que vous vous serez ouvert à moi, vous vous sentirez tout soulagé!
—Encore une fois, brave Sylvain, cela m'est impossible, absolument impossible ce soir. Veuillez me laisser reposer.
—Diable d'homme, se dit Sylvain, en grommelant entre ses dents, on a bien de la peine à le faire parler. Ça m'a l'air suspect et même furieusement suspect. Tous ces taciturnes ont à coup sûr quelque chose sur la conscience, car j'ai toujours remarqué que l'honnête homme est ordinairement généreux et abondant dans ses paroles. C'est tout de même vexant pour moi, et je puis bien dire que voilà la première fois qu'il arrive quelque chose d'extraordinaire dans le pays et que je me couche sans le savoir. Maudit sournois, va! tu peux bien compter que les poules de la marguillière ne pondront pas pour toi, et quant à son lait, il ne te tournera pas sur l'estomac! Va, je te déteste, et pour te le prouver, je jure que je ne te dirai plus rien.
Sylvain ayant enfin terminé son monologue, et voyant que son malade était endormi, prit le parti de se recoucher. Mais impressionnable comme tous les curieux dont la fibre sensible vient d'être violemment agitée, il eut bien de la peine à s'endormir. Il s'était d'ailleurs recouché avec la tête si pleine de scènes de brigands, qu'il ne tarda pas à tomber dans un état d'hallucination que trahissait l'agitation et de ses draps et de sa couverture.
En ce moment, et par une coïncidence que la position de Servigny explique assez naturellement, altéré qu'il était par les ardeurs d'une fièvre dévorante, il demande à boire. Il appelle:
—Sylvain! Sylvain?
Sylvain, toujours en proie à la même hallucination, effrayé d'entendre si près de lui une voix étrangère, croit avoir toute une légion de brigands à ses trousses.
—Ah! mon Dieu! au secours s'écria-t-il. Confiteor Deo... à la garde! à la garde!... in nomine Patris, et Filii... mea culpâ, mea maximâ culpâ... M. le curé! Marguerite! Grand Guillaume! à moi!... in manus tuas domine... au secours! on m'assassine! ah! messieurs ne me tuez pas, je suis un pauvre homme! grâce! grâce!
Bref, Sylvain fait un tel vacarme et de tels efforts, qu'épuisé il tombe et roule à côté de son lit!
M. le curé, justement effrayé des cris de son domestique, accourt et trouve le pauvre Sylvain plus mort que vif. M. le curé interroge Servigny, qui le met en peu de mots au courant de ce qui vient de se passer; alors le bon curé revient à Sylvain, il l'appelle: Sylvain! Sylvain! es-tu blessé ou mort? voyons parle; est-ce que tu ne me reconnais pas?
Sylvain ouvre enfin les yeux: sont-ils partis, dit-il? Ah! M. le curé, quels brigands, quelles figures! ils étaient plus de dix! mais c'est surtout le grand boiteux qui m'a fait le plus de peur!... Dieu de Dieu! quel sabre et quelles moustaches! N'importe, je l'ai bien reconnu, le gueux; mais patience, j'aurai ma revanche...
—Mon bon ami, lui dit le curé avec douceur, tu es en ce moment victime de l'erreur de tes sens. Vois donc, tout est calme ici excepté toi. Toutes les portes, toutes les fenêtres sont fermées, comment veux-tu que des brigands se soient introduits dans ta chambre où il n'y a rien à prendre, et que ton voisin ne les ait pas vu en même temps que toi! Reviens de ton illusion, calme tes esprits et couche-toi; je vais prendre mes pistolets et veiller à la porte; tu peux dormir tranquille le reste de la nuit. C'en est bien assez pour une fois.
Cette courte, mais grave allocution du bon curé, produisit tout son effet sur le faible et superstitieux Sylvain, qui, accoutumé d'ailleurs à une grande docilité envers un si bon maître, accueillait toutes ses paroles comme des oracles. Tout rentra dans le calme, et M. le curé alla achever le reste de la nuit dans son appartement.
Vers les sept heures, le bon curé étant venu pour avoir des nouvelles de son malade; Sylvain, qui était éveillé, répondit qu'il dormait.
—Non, mon père, je ne dors plus, dit à son tour Servigny, je me sens même beaucoup mieux depuis que vous m'avez accueilli dans votre sainte maison, et que je suis devenu l'objet de vos soins éclairés. Je ne saurais mieux vous en témoigner ma reconnaissance, ajouta-t-il, qu'en vous priant de vouloir bien m'entendre en confession.
Touché autant que surpris des sentiments religieux de l'étranger, le bon curé s'empressa d'acquiescer à sa demande. Sur un signe de lui, le domestique se retira, et lorsqu'ils furent seuls, Servigny se laissa couler à bas de son lit et vint se prosterner aux pieds du vénérable ecclésiastique qui, le retenant, lui ordonna de rester au lit; mais Servigny insista.
—Non, mon père, dit-il, c'est à vos pieds que doit rester un si grand pécheur; daignez m'écouter.
Pendant plus d'une heure le malheureux Servigny resta ainsi prosterné devant le vénérable curé, sans que celui-ci l'interrompit une seule fois. Lorsqu'il eut enfin terminé le récit de tout ce que nous connaissons, le curé lui ordonna de se coucher et de l'écouter:
—Tout ce que vous venez de me confier, mon cher enfant, lui dit-il, excite en moi le plus vif intérêt. Si, comme j'aime à me le persuader, vous m'avez dit la vérité, je vous promets aide et protection. Si, au contraire, vous m'avez trompé, je suivrai ce que la charité me prescrit à votre égard; je vous guérirai et aussitôt après, je vous renverrai de chez moi. Vous ne devez rien espérer de plus.
—Je ne vous ai pas trompé, j'en suis incapable, ô mon père! daignez vous en assurer; tout ce que je vous ai dit est vrai, exactement vrai.
—Cela suffit; soyez tranquille et comptez sur moi, répondit le bon curé.
Sorti de la chambre de Servigny, il appelle Sylvain et Marguerite:
—Mes enfants, leur dit-il, tout le monde doit ignorer ce qui s'est passé ici cette nuit. Il s'agit de réparer tout à la fois un grand malheur et une grande injustice, à laquelle vous vous associeriez si vous vous permettiez une indiscrétion coupable. Promettez-moi donc par notre saint patron, que vous garderez un inviolable secret.
—Je le jure par saint Marsault, dit Marguerite.
—Et moi aussi, dit Silvain, avec un empressement qui surprit le curé, car il savait que la discrétion n'était pas la vertu dominante de son domestique. Quoi qu'il en soit, jamais serment ne fut mieux tenu, tant le bonhomme Sylvain redoutait les plaisanteries dont il n'aurait pas manqué d'être l'objet à cause de l'apparition du grand boiteux qu'il avait si bien reconnu dans le cours de cette même nuit.
Le secret fut donc religieusement gardé de part et d'autre, et à dater de ce moment, non-seulement Sylvain n'adressa plus de questions au malade, mais encore il redoubla d'attentions et semblait avoir conçu une sorte de respect pour lui.
Servigny entouré de soins et des consolations du bon curé, et, en son absence, de Sylvain et de Marguerite, gui le choyaient à l'envi, ne tarda pas à recouvrer la santé. M. le curé voulant s'assurer de la vérité des révélations de son protégé, écrivit partout où il pourrait recueillir des renseignements; les réponses qu'on lui fit étaient toutes en faveur de Servigny; il en était enchanté. Enfin, lorsqu'il eut reçu la lettre du procureur général d'Aix, il fit venir Servigny dans son cabinet et lui adressa ces mots:
—Vous m'avez dit la vérité: j'ai la conviction que vous n'êtes coupable que d'une grande légèreté. Je vous ai promis de vous sauver, je veux vous tenir parole. Voici un passe-port au moyen duquel vous pouvez passer aux Indes orientales; votre passage est payé. Veuillez accepter ces deux cents francs pour vous aider en arrivant, et fiez-vous à la Providence. Vous trouverez dans cette malle quelques hardes, des livres, et à peu près tout ce dont un jeune homme peut avoir besoin dans votre position.
Servigny fut si sensible à ce noble procédé qu'il ne put remercier son bienfaiteur qu'en versant un torrent de larmes. Oui, répéta le bon curé, j'ai trouvé le moyen de vous faire passer aux Indes orientales; je vous ai recommandé à un homme de bien, capitaine d'un navire qui vous transportera dans ces riches contrées. Rendez-vous utile à bord; j'ai la certitude que par votre bonne conduite et votre éducation, il vous sera facile de vous y placer et de vous y procurer une heureuse existence.
Nous ne suivrons pas Servigny dans sa traversée: tout ce qu'il importe de savoir, c'est qu'elle fut heureuse.
Il n'entre pas non plus dans notre plan d'imiter certains faiseurs de romans, dont l'érudition parasite s'entoure de cartes et de collections de voyages pour faire de pompeuses descriptions de pays et de productions qu'ils n'ont jamais vus. Toutefois, et autant pour ne pas être taxé d'impuissance sous ce rapport, que pour bien identifier le lecteur avec les nouvelles péripéties qui attendent notre héros dans ces lointaines contrées, nous allons esquisser rapidement et à l'aide de nos souvenirs, les principaux traits qui les distinguent des nôtres.
De toutes les parties du monde, l'Asie est la plus remarquable par son étendue, par le nombre de ses habitants, par l'importance de ses souvenirs historiques. Il faudrait des livres entiers pour décrire les superbes régions qui se développent au sud de l'Imalaya, de celles que de vénérables traditions ont rendues si célèbres le long de l'Euphrate, du Tigre, du Jourdain et de la Méditerranée, comme aussi des régions bien plus vastes qui s'étendent au sud et à l'est du grand plateau de l'Asie centrale. Ces régions magnifiques ont été depuis l'aurore de l'histoire, le but des expéditions de tous les plus grands conquérants, et c'est de là que nous sont venues, en partie, nos religions, nos sciences et notre civilisation.
Le côté intellectuel de ces peuples offre un phénomène qu'il est peut-être réservé à la phrénologie seule d'expliquer d'une manière lucide. En effet, on compte dans cette partie du monde près de trente dialectes différents écrits et parlés, et malgré cela on ne peut pas dire qu'ils aient une littérature. Si comme on le prétend, le volume de la tête indique une capacité intellectuelle correspondante, ne faut-il pas en conclure que l'absence de littérature est une suite du peu de développement de l'encéphale de ces peuples, dont la tête est généralement d'un tiers moins grosse que celle des Européens?
Les systèmes religieux n'y sont pas en moins grand nombre que les langues, et on peut assurer à bon droit que l'Asie est le domaine des fables, des rêveries sans objet, des imaginations fantastiques. Aussi, quelles étonnantes variations, quelle déplorable diversité n'observe-t-on pas dans la manière dont la raison humaine, privée de guides et livrée à ses seules inspirations, a satisfait à ce premier besoin des sociétés antiques, la religion! Si le judaïsme et le christianisme sont nés en Asie, s'il est peu de vérités qui aient été enseignées dans cette partie du monde, on peu dire en revanche qu'il est aussi peu d'extravagances qui n'y aient été en honneur, ou qui n'y aient pris naissance. La superstition des sabéens, le culte du feu et des autres éléments, l'islamisme, le polythéisme des brahmanes, celui des boudhistes et des sectateurs du grand lama, le culte du ciel et des ancêtres, celui des esprits et des démons, et tant de sectes secondaires ou peu connues, enchérissant l'une sur l'autre en fait de dogmes insensés et même atroces, donnent une faible idée de l'étonnante variété qu'offrent les croyances religieuses des Asiatiques. Observez que nous ne mettons pas en ligne de compte les différentes sectes que la domination anglaise y a importées, pour ne pas surcharger le tableau d'un tohu-bohu religieux, dont aucun autre pays du monde n'offre l'exemple.
Inutile de dire que cette multitude de sectes, jointes aux mœurs, aux coutumes antiques, aux idées reçues et aux erreurs même, sont pour le pouvoir autant d'entraves plus embarrassantes que les stipulations écrites, et dont il ne pourrait se délivrer qu'en s'exposant à périr par la violence même. Dans tout le reste, le despotisme est d'autant plus intolérable, que si le prince cesse de lever le bras, s'il ne peut anéantir à l'instant même ceux qui exercent les premiers emplois, et qui souvent substituent leur propre tyrannie à la sienne, tout est perdu; car le ressort du gouvernement, qui est la crainte, n'existant plus, le peuple n'a plus de garanties, il n'a plus que des oppresseurs. Enfin, on ne peut parler sans frémir des gouvernements monstrueux de cette partie du monde.
Quant aux mœurs, rien de plus efféminé, de plus corrompu; et c'est sans doute à cause du climat, car on a observé que le fils de l'Européen ne tarde pas à y perdre le courage héréditaire de ses pères. D'un autre côté, les femmes y passent leur vie dans la nonchalance, l'oisiveté et la mollesse, étant occupées tout le jour ou à se faire frotter le corps par de jeunes esclaves, ce qui est une de leurs grandes voluptés, ou à fumer le tabac du pays, qui est si doux que l'on peut en faire usage du matin au soir. Les moins vicieuses s'appliquent à des ouvrages à l'aiguille qu'elles font très-bien. L'adultère y est puni de mort, ce qui n'empêche pas que dans certaines de ces contrées, quand les femmes rencontrent un homme, elles le saisissent et le menacent de le dénoncer à leur mari s'il les méprise. Elles se glissent dans le lit d'un homme, le réveillent, et s'il les refuse, elles le menacent de se laisser prendre sur le fait, ce qui ne laisse à celui-ci que l'alternative de l'accomplissement de leurs désirs, ou une mort affreuse inévitable.
Enfin, et bien que la polygamie y soit poussée jusqu'à ses dernières conséquences, nous ajouterons que les hommes, pour étendre le cercle de leurs voluptés, n'ont pas craint d'outrager la nature!
Le sujet que nous traitons nous ramène maintenant à une courte notice sur la ville de Bénarès, pour laquelle Servigny avait pris passage, après quoi nous continuerons notre récit sans interruption.
Bénarès, bâtie sur les bords du Gange, et que l'on peut regarder comme la métropole ecclésiastique ou la Rome de l'Inde, est extrêmement grande et peuplée; on y compte environ six cent cinquante mille habitants. Elle est depuis un temps immémorial le siége principal de la littérature brahmanique, et réputée sainte par excellence. Les maisons sont très-hautes, aucune n'a moins de deux étages; la plupart en ont trois, et d'autres, en assez grand nombre, cinq et six, en général richement décorés. Le nombre des temples est très-considérable; la plupart sont fort petits, disposés comme des niches dans les angles des rues et sous l'abri de quelque grande maison. Plusieurs sont entièrement couverts de fleurs, d'animaux, de branches de palmiers, sculptés avec une élégance et un fini admirables. Les habitants décorent les parties les plus en vue de leurs maisons de camaïeux peints des plus vives couleurs, et qui représentent des hommes, des femmes, des taureaux, des éléphants, des dieux, des déesses, avec leurs formes et attributs divers. Des taureaux de tous les âges, consacrés à Siva, apprivoisés et familiers comme le chien domestique, circulent librement dans les rues, tandis que des groupes de singes, consacrés à Hanoumâm, grimpent sur le toits des maisons ou des temples, ou volent impunément dans les boutiques des fruitiers et des pâtissiers. La haute renommée de sainteté dont jouit cette ville, y attire, de toutes les parties de l'Inde, un grand nombre de pèlerins et de mendiants.
Nous avons dit que c'était pour Bénarès que Servigny avait pris passage. Arrivé dans un pays si nouveau pour lui, et où il n'avait aucune recommandation, il chercha d'abord à utiliser ses connaissances; mais là, comme partout, il est difficile d'inspirer confiance à ceux qui disposent de la fortune. Les habitants y sont même généralement hostiles aux étrangers, qu'ils considèrent comme autant d'êtres parasites qui viennent s'enrichir à leurs dépens, ou comme des criminels qui ont fui leur patrie sans doute pour se soustraire aux atteintes de la justice. D'un autre côté, ils ont été si souvent trompés par des aventuriers qu'ils avaient accueillis, et auxquels ils avaient procuré de bons emplois; si souvent ils avaient vu l'hospitalité violée, leurs femmes séduites, leurs filles et leurs richesses enlevées, qu'un sentiment légitime de répulsion ne leur était que trop permis.
Ces actes d'ingratitude, malheureusement trop souvent renouvelés, avaient donc fermé toutes les portes aux Européens qui, comme Servigny, cherchaient leur existence dans la carrière des emplois ou du travail; il était même très-difficile, pour ne pas dire impossible, de se faire admettre dans une maison à quelque titre que ce fût, même pour l'emploi le plus infime. Servigny ne possédait que le peu d'argent qu'il tenait de l'extrême charité du bon curé, et cela ne pouvait le mener bien loin: pour comble de malheur, il tomba malade, et en très-peu de temps il se trouva absolument sans ressources. Dans cette extrémité, il fut contraint de travailler comme un simple journalier, encore n'obtenait-il pas toujours de l'occupation, tant il était encore faible et peu accoutumé à ce genre de travail. Ce qu'il gagnait suffisait à peine pour lui procurer les aliments grossiers les plus indispensables à la vie.
Enfin, après trois ou quatre mois de séjour, d'efforts et de persévérance de toute espèce, il était parvenu à se rendre utile. Un contre-maître qui avait eu souvent occasion de l'employer, l'avait remarqué et lui avait témoigné de l'intérêt; il le chargea de tenir note des travaux qui s'exécutaient dans une fabrique de châles qui appartenait à un riche nabab[507], au service duquel il était. Servigny s'acquitta avec exactitude et talent de la mission qui lui était confiée, et son supérieur en était satisfait; mais le mauvais destin qui le poursuivait, ne permit pas qu'il restât longtemps dans une position où du moins il était à l'abri du besoin. Un ouvrier, originaire du pays et que Servigny avait remplacé dans la confiance du contre-maître, avait conçu contre lui un sentiment de jalousie tel, que de concert avec quelques-uns de ses camarades, il résolut la perte ce jeune homme. Pour y parvenir plus sûrement, ils firent agir, en secret auprès du nabab qui, ne pouvant tout voir, ne manqua pas d'accueillir ces faux rapports. D'ailleurs, la trame avait été si adroitement ourdie, les preuves paraissaient si évidentes, si bien combinées contre l'un et contre l'autre, que tous deux furent renvoyés sans être entendus. L'intendant du nabab qui ne pouvait souffrir les étrangers, et principalement les Français, parce qu'un voyageur de cette nation lui avait récemment enlevé sa femme, qu'il idolâtrait, et en même temps la majeure partie de sa fortune, ne contribua pas peu à la décision si funeste qui replongeait Servigny dans la misère.
Par suite de ce renvoi, Servigny se trouva donc plus malheureux que jamais, car ses ennemis s'empressèrent de le publier et d'y ajouter toutes les petites perfidies dont leur conduite précédente n'était que le prélude.
Le contre-maître s'empressa de quitter le pays. Quant au malheureux Servigny, tous les cœurs et toutes les portes lui étaient fermés, tant la prévention agissait fortement contre lui. On était d'autant mieux convaincu de sa culpabilité, que le nabab, chez lequel il avait été employé, était généralement connu comme un homme bon, sensible, généreux, aimant à pardonner. On excusait d'autant moins l'offense, que l'offensé méritait de l'être. Enfin, et encore bien que Servigny fût dans la plus grande détresse, qu'il passât souvent jusqu'à deux ou trois jours manquant de la nourriture la plus essentielle, il ne pouvait se résoudre à recourir à la charité publique; plutôt que de tomber si bas, il préféra vivre du produit fort éventuel de commissions dont on le chargeait, de ports de lettres et de paquets. Encore combien de fois Servigny ne se prit-il pas à regretter la vie du bagne! Là, au moins, il trouvait parmi ses compagnons quelques cœurs compatissants pour charmer son infortune, tandis qu'ici, libre, il est l'objet du mépris de tous. N'est-ce pas là le comble de l'opprobre?
Aussi, pour se soustraire à tant d'humiliations, il ne manquait pas, toutes les fois qu'il le pouvait, d'aller s'enfoncer au sein des vastes forêts qui avoisinent la ville de Bénarès. Là, oublié de tous et s'isolant du reste de l'univers, les productions de la nature si luxuriantes, si magnifiques dans cette terre privilégiée en donnant un autre cours à ses idées, devenaient pour lui l'objet de profondes méditations. En effet, qui aurait pu contempler, froid et impassible, l'immense baobab, géant des forêts, vrai colosse végétal dont le tronc acquiert jusqu'à vingt-cinq pieds de diamètre! Il faut, dit-on, des milliers d'années pour que cet arbre parvienne à ce monstrueux développement. Ce tronc immense, couronné d'un grand nombre de branches étalées horizontalement, remarquables par leur grosseur, et plus encore par leur longueur qui est de cinquante à soixante pieds, ne l'est pas moins par ses racines qui sillonnent le sol en tous sens jusqu'à une distance de cent cinquante à cent soixante pieds. Viennent ensuite le catalpa, dont le tronc est peu gracieux, mais dont l'ample feuillage et les belles fleurs d'un blanc ponctué de pourpre, font un si bel effet, le nopal, le dattier, le beau marronnier, aujourd'hui si répandu en Europe; le daphné indica, dont l'odeur suave parfume l'atmosphère; le manguier, le goyavier, le durion, et surtout le mangouste dont les fruits sont si délicieux; en un mot, cette végétation qui déploie tout le luxe et la majesté qu'elle offre ordinairement sous les climats des tropiques, lorsqu'elle est secondée par les agents les plus puissants, comme la nature du sol et l'humidité.
Servigny s'arrachait avec peine du sein de ces vastes forêts, où, selon l'expression d'un ancien, il n'était jamais moins seul que quand il était seul. Il ne revenait à Bénarès qu'autant que la nécessité de renouveler ses provisions l'y obligeait; mais aussitôt qu'il avait satisfait à cette loi impérieuse de toute existence, il retournait à sa chère solitude.
Il avait découvert un endroit qu'il affectionnait principalement et où il se livrait plus que partout ailleurs, à ses mélancoliques rêveries; c'était un petit rocher escarpé et à pic, un de ces accidents abrupts d'un sol si fécond en heureux contrastes. Un bouquet d'arbrisseaux odorants couronnait la crête de ce rocher, et là, non-seulement, il pouvait méditer sans craindre la dent des animaux féroces, mais encore il lui semblait qu'il aurait pu y braver un nouveau déluge. Toutefois il avait eu bien de la peine à gravir cet endroit escarpé; mais à force de le contourner en tout sens, il avait découvert une petite source dont les eaux fraîches et limpides avaient donné naissance à des plantes grimpantes dont il s'était aidé lors de sa première ascension, et dont il continuait à s'aider toutes les fois qu'il voulait la renouveler.
Au premier aspect, rien de plus sauvage que cet endroit isolé. Cependant en y regardant avec attention, certain arrangement dans les fragments de rochers qui tapissaient le lit de la source dont nous avons parlé, des vestiges de pieux plantés ça et là, lui donnèrent à croire que des habitations avaient pu y exister à une époque plus ou moins reculée. Cette remarque l'encouragea à se livrer à une exploration plus approfondie, et à considérer ces vestiges comme des jalons qui avaient été placés là dans un dessein qu'il ne pouvait encore parfaitement s'expliquer. Après avoir marché d'obstacles en obstacles, fouillant et sondant partout les interstices d'un gazon épais qui recouvrait la cime du piton, les traces d'un ancien sentier, en partie cachées par les ronces et les broussailles, le confirmèrent dans l'opinion que cet étroit plateau avait été autrefois habité, mais que les constructions étaient devenues la proie des flammes. Il était dans l'enthousiasme d'une découverte qui, depuis un grand nombre de siècles, peut-être, avait échappée à tous ceux qui avaient visité cette partie reculée de la forêt. Du sommet de ce rocher il découvrait un pays immense; mille pensées diverses venaient tour à tour l'y assaillir; peut-être que nouveau Robinson, il lui était réservé de redonner la vie à ces débris d'une civilisation éteinte par la faux du temps ou par la fureur des partis; mais pour recommencer Robinson, il lui manquait un Vendredi, et où trouver un si fidèle compagnon dans une contrée qui le traitait en véritable paria.
Enfin il se retira en prenant toutes les précautions possibles pour retrouver son chemin. Revenu à la ville chez la vieille bonne femme qui lui donnait asile, moyennant une légère rétribution, il s'endormit bercé par des songes qui, tous, se rattachaient au projet qu'il avait conçu depuis si longtemps de s'établir sur la cime de son rocher; il s'y voyait entouré de toutes les commodités, de toutes les jouissances de la vie. Malheureusement le réveil venait trop tôt le rappeler à la triste réalité.
Néanmoins, et bien qu'il ne pût encore se rendre un compte positif de ce que deviendrait sa découverte, il ne cessait de s'en occuper. Mais y élever des constructions sans outils: impossible! s'y défendre sans armes: impossible encore! il pense donc, avant tout, à faire quelques économies au moyen desquelles il puisse aller s'y installer avec une certaine provision de vivres, seul moyen de donner quelque suite à son entreprise. Quand il a réussi dans ce projet, il emprunte à son hôtesse tous les outils dont elle peut disposer: une hache, une bêche, une houe, un pic, une vieille lance à demi brisée. Il veut commencer par explorer le sol jusqu'à une certaine profondeur; plus tard, et selon l'occurrence, il donnera à ses travaux un caractère plus grandiose.
Parti avec ces instruments qu'il transporte sur les lieux à plusieurs reprises, ainsi que ses provisions de bouche, il ne tarde pas à se mettre à la besogne. Les plantes rampantes une fois arrachées du sol, il acquiert la preuve que des cabanes avaient été incendiées, il retrouve même des ossements humains à demi consumés, ainsi que des fragments d'animaux que ses connaissances en paléontologie lui firent reconnaître pour avoir appartenu aux races ovine et bovine. Mais son enthousiasme fut au comble lorsque après avoir approfondi les excavations il trouva un fossile qui se rattachait par tous ses caractères au mégatherium, animal vertébré reconstruit par notre célèbre Cuvier, et dont la race a disparu de notre globe depuis sa dernière révolution. Il n'en fallut pas davantage pour persuader à Servigny que ce rocher, depuis si longtemps dédaigné, méconnu, avait été le théâtre de scènes également curieuses à étudier par le naturaliste et le géologue. Toutefois pressé d'arriver à des résultats dont l'actualité se faisait vivement sentir, il réserva à d'autres temps la suite de ses investigations scientifiques. Pour le moment, il cherchait à se créer un abri contre l'intempérie des saisons et qui le garantît en même temps contre la dent des animaux féroces, si redoutables dans ces contrées.
Il y avait déjà quelque temps qu'il travaillait à l'exécution de son projet, lorsque un jour, et au moment qu'il s'y attendait le moins, son attention fut vivement excitée par le bruit de pas précipités; c'était un homme pâle, défait, couvert de sang, qui cherchait à échapper aux poursuites d'un tigre de la plus grande espèce qui le suivait de près. Ce malheureux homme n'avait pour se défendre contre son redoutable adversaire que le canon d'un fusil dont la crosse avait disparu dans la lutte qui venait d'avoir lieu entre eux: il avait également perdu son couteau de chasse dont il ne lui restait plus que le fourreau et le ceinturon. Le tigre était blessé et écumant de rage: il allait indubitablement atteindre son ennemi et l'immoler! Servigny effrayé lui-même, se lève précipitamment, s'arme de sa pique, et se met sur la défensive. L'inconnu surpris s'arrête à cet aspect inattendu, le tigre lui-même semble hésiter; mais le temps est précieux, et bien que le costume de Servigny inspire peu de confiance à l'étranger, il n'hésite pas à se réunir à lui pour combattre l'horrible monstre.
—Ne craignez rien, s'écrie Servigny qui voit son trouble; ne craignez rien, quoique pauvre je suis honnête homme, et je sais quels devoirs votre position m'impose!
Pendant ce peu de temps, l'animal avait repris des forces et semblait chercher des yeux sur lequel de ses adversaires il se jetterait le premier; mais nos deux combattants s'étaient retranchés à l'entrée d'une cavité qui, en protégeant leurs derrières, rendait leur défense plus facile et en même temps plus formidable.
Tout à coup, la fureur du tigre ne connaît plus de bornes, il se précipite avec la rapidité d'un trait sur ses ennemis; il les attaque tour à tour, les pousse, les presse: mais, par une suite de son instinct féroce, c'est toujours l'inconnu qu'il poursuit avec le plus d'acharnement. Tous deux multiplient en vain leurs coups, il leur échappe en bondissant, ou par des feintes qui les font consumer en efforts vains. Servigny ne manque pas de sang-froid; il fait d'ailleurs un usage habile des forces et de l'adresse que nous lui connaissons: l'inconnu au contraire ne tarde pas à être épuisé par le sang qu'il a perdu depuis le commencement de cette lutte. Il est saisi et renversé par le redoutable animal: Servigny est lui-même blessé à la cuisse en voulant dégager l'étranger. Une lutte seul à seul s'engage alors entre Servigny et le tigre redoutable. Vainement Servigny, d'un premier coup, lui fait-il une profonde blessure dans le flanc, l'animai se retire et se rue avec furie contre son adversaire: celui-ci, la lance en arrêt, l'attend de pied ferme, et par un nouveau coup adressé à la tête lui crève un œil: mais plus ses blessures se multiplient plus sa rage s'accroît!
Cette diversion avait permis à l'inconnu de se relever; il s'était armé de la hache de Servigny qui, par un hasard heureux, s'était trouvée à sa portée, et voulait, en rentrant dans la lutte, partager ses périls; mais ses coups se ressentaient de sa défaillance, et ne portaient que faiblement. Enfin, étourdi, épuisé, l'animal tombe sur le sol qu'il teint de son sang noir et fumant. Nos deux combattants croient sa mort certaine; mais au moment où ils se précipitent pour l'achever, d'un bond impétueux il se relève et se jette sur l'inconnu avec une nouvelle rage. C'en était fait de lui si le danger n'avait exalté au dernier point le courage de Servigny. Réunissant donc tous ses efforts et joignant la force à l'adresse, il plonge sa lance dans la poitrine de l'animal et la lui enfonce tout entière dans le corps.
L'animal affaibli conserve encore un reste de vigueur et de rage; il cherche de la gueule à arracher l'instrument de son supplice: vains efforts! il s'en prend alors à lui-même, il se roule, il se tord, et, dans sa fureur aveugle, il se précipite sur les pierres qui tapissent l'arène, qu'il mord et qu'il rougit de sa gueule ensanglantée!...
L'heure fatale avait sonné pour lui: il fait bien entendre encore quelques rugissements furieux, que répètent avec fracas les échos de la forêt; mais ils s'affaiblissent à mesure que ses forces s'épuisent avec son sang; un râle terrible succède; il rend enfin le dernier soupir.
Nos deux combattants en croient à peine leurs yeux; ce n'est qu'après avoir retourné le monstre, dès lors immobile, qu'ils sont bien convaincus de leur victoire. Après un instant de repos et de silence pour calmer leurs sens, l'inconnu se lève, se précipite dans les bras de Servigny, l'étreint avec la plus vive émotion, et le proclame son libérateur.
—Je vous dois la vie, dit-il; qui que vous soyez, comptez sur les effets de ma reconnaissance.
Servigny s'empresse de le remercier, et remarquant qu'il était extrêmement faible et souffrant des suites de ce combat, il lui fit avaler quelques gouttes de tafia qui lui restaient de ses provisions. Ce cordial lui rendit quelque énergie et lui permit de seconder Servigny qui oubliait ses propres blessures pour ne s'occuper que des siennes.
Ce n'est pas que Servigny n'eût aussi éprouvé les effets de la dent redoutable de leur ennemi; mais, il était moins dangereusement blessé que l'étranger. Celui-ci avait reçu plusieurs morsures graves et profondes, qui le faisaient horriblement souffrir, et l'empêchaient pour ainsi dire de se mouvoir. Servigny, après l'avoir en partie déshabillé, bassina ses plaies avec quelques gouttes de tafia qui redoublèrent momentanément ses souffrances; mais il ne tarda pas à en éprouver un grand soulagement. La manière heureuse et pleine de convenance avec laquelle Servigny prodiguait ses soins à l'étranger, donnaient à celui-ci l'envie de connaître cet homme envoyé du ciel pour le tirer si à propos du plus grand péril qu'il eût jamais couru; mais ce n'était ni le lieu, ni le moment de lui adresser des questions.
L'inconnu, soutenu par Servigny, eut beaucoup de peine à descendre de la plate-forme du rocher dont les parties les moins inclinées présentaient de sérieuses difficultés aux hommes mêmes les plus ingambes. Descendus enfin tous deux sans accident, ils se dirigeaient lentement vers la ville au travers de la forêt; mais les forces de l'inconnu ne tardèrent pas à le trahir; il s'évanouit! Tous les efforts de Servigny pour le ranimer furent inutiles. Que faire dans cette occasion? il était déjà tard et même nuit close depuis longtemps. Fatigué et blessé lui-même, aurait-il la force de porter celui à qui il venait de sauver la vie, et à qui il fallait la sauver une seconde fois pour compléter son noble dévouement?... Son anxiété était au comble! A chaque instant il craignait de voir expirer dans ses bras son malheureux compagnon; mais pouvait-il l'abandonner dans cet état pour aller chercher des secours à la ville, qui, hélas! était encore éloignée de plus d'une lieue? Sa résolution, son courage, s'accrurent avec le péril; il soulève adroitement le corps de l'étranger, le charge sur ses épaules, et, malgré les vives souffrances qu'il éprouve de ses blessures, il s'achemine vers la ville d'un pas ferme et assuré, glorieux de son précieux fardeau.
Déjà il n'en était plus qu'à quelques centaines de toises, lorsque tout à coup il se trouve entouré d'une faible escouade d'hommes armés, composée de cipayes[508], chargée du service de nuit. On l'arrête, on le prend pour un voleur, on veut même le maltraiter: mais sur l'observation du chef de la patrouille, on le conduit devant le magistrat préposé au service de sûreté. Là, Servigny dépose son fardeau; mais à peine ces hommes l'eurent-ils examiné que tous s'écrient: «c'est l'honorable sir Lambton qui est parti ce matin pour aller à la chasse dans la forêt. Que lui est-il donc arrivé? Alors Servigny raconte succinctement les différentes circonstances que nous venons de faire connaître, et chacun de le féliciter de sa noble conduite. On s'empresse de faire venir un brancard, on y place le blessé et on le porte avec tous les ménagements possibles à Beauchamp, maison de campagne qu'il possédait à peu de distance de là. Des médecins sont immédiatement appelés, et nos deux blessés tour à tour soignés et pansés. Sir Lambton restant toujours évanoui, le médecin pratiqua avec succès une abondante saignée: il rouvre enfin les yeux, et des signes non équivoques témoignent qu'il a recouvré l'usage de ses sens. Toutefois, et sans pouvoir encore articuler un mot, ses regards semblent indiquer qu'il cherche quelqu'un. La parole lui est enfin rendue, et le premier usage qu'il en fait est de demander où est l'étranger? où est son sauveur? On lui dit qu'il est dans un appartement voisin; mais sur un signe qu'il fait, un lit est dressé à côté du sien, Servigny y est transporté. Sir Lambton lui prend les mains, les couvre de baisers, lui adresse les remercîments les plus expansifs, les plus affectueux; il veut l'avoir près de lui et ne plus s'en séparer. De douces larmes inondent son visage, enfin il semble que pour lui seul la reconnaissance est la mémoire du cœur!
La guérison de Servigny fit des progrès tellement rapides, qu'au bout de huit jours il pouvait se lever une heure ou deux chaque jour. Mais celle de sir Lambton fut plus lente à obtenir. Deux médecins étaient constamment à ses côtés pour examiner les progrès de la maladie, qui enfin céda aux secours de l'art, au point qu'au bout d'un mois, il était tout à fait hors de danger et Servigny parfaitement rétabli. Ce fut alors, que pressé de questions, ce dernier raconta à sir Lambton toutes ses aventures (moins toutefois sa condamnation). Lorsqu'il en fut à la circonstance de son entrée dans une fabrique de châles et à celle de son renvoi sous le soupçon d'avoir, de concert avec le contre-maître, volé le chef de l'établissement.
—«Ciel! s'écria sir Lambton; c'est vous brave et généreux jeune homme que l'on a traité ainsi, et c'est moi, cruel! qui vous ai fait subir un pareil traitement! Non, vous n'étiez point coupable, j'ai été indignement trompé; un voleur est incapable d'aussi nobles sentiments!»
Servigny ne pouvait revenir de sa surprise; mais quand il se fut rappelé qu'il n'avait jamais connu que le contre-maître et l'intendant de la fabrique de châles où il avait été employé; qu'il n'avait jamais ni vu, ni même entendu nommer le propriétaire de l'établissement, tout ce qui lui paraissait d'abord obscur dans l'exclamation de sir Lambton lui fut enfin expliqué. Il retrouvait en lui un bon et généreux maître, et, pour comble de bonheur, il lui avait sauvé la vie!
—Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possible, dit un jour sir Lambton à Servigny, car enfin, si, éclairé sur les manœuvres qui ont amené votre renvoi de mon établissement, j'en avais puni les lâches auteurs, il est certain que je ne vous aurais pas rencontré si à propos pour me sauver de la dent et des griffes de ce diable de tigre dont le souvenir me fait encore dresser les cheveux d'horreur!
—C'est pourtant vrai, répond Servigny, et c'est une nouvelle preuve de la bizarrerie de mon destin que de devoir à ce féroce animal l'occasion de me justifier de ma conduite passée, et d'obtenir enfin l'assurance d'une protection que mes longs et fidèles services n'auraient peut-être jamais pu me faire acquérir.
III.—La maison des voleurs.
Sur la route de Normandie, entre Neuilly et Nanterre, il existe une maison d'assez chétive apparence, portant le nº 2.
Cette maison est la première du village de Nanterre dont elle est éloignée de quelques portées de fusil.
Au-dessus de la porte d'entrée de cette maison est placé un tableau, sur lequel un émule des Charlet et des Bellanger a peint un cuirassier, un hussard et un lancier de l'armée impériale, avec ces mots: Aux trois Frères.
Nos lecteurs ont pu voir une enseigne semblable au-dessus de la porte d'un marchand de vins dont l'établissement est situé à Paris, à l'entrée de la rue Beauregard, près la porte Saint-Denis; c'est que la maison dont nous parlons appartient au sieur Favre, un vieux de la vieille, qui sert Bacchus après avoir servi Mars avec honneur et gloire, et n'est autre chose qu'une succursale champêtre de la maison de Paris.
Si, désirant visiter la maison en question, vous priez un habitant du pays de vous indiquer le cabaret des Trois frères, il est possible qu'il ne sache que vous répondre, mais si vous lui demandez la Maison des Voleurs, il vous indiquera de suite le plus court chemin pour vous y rendre.
N'allez pas croire cependant que le cabaret des Trois Frères, ou plutôt la Maison des Voleurs, puisque c'est sous ce nom que cet établissement est généralement connu, est un de ces lieux devant lesquels il faut passer sans s'arrêter; la Maison des Voleurs est un cabaret honnête, tenu par un cabaretier honnête homme, et fréquentée seulement par d'honnêtes ivrognes: d'où lui vient donc le nom quelque peu sinistre que nous lui connaissons?
C'est que naguère cette maison qui servit de retraite au fameux Capahut, chef de la bande de chauffeurs et d'assassins qui désolaient, en l'an III et l'an IV de la république, les environs de Paris[509], était encore, il y a quelques années, habitée par un assassin célèbre et sa famille, dont l'auteur de ce livre a parlé dans ses Mémoires; cet homme, qui a reçu sur la place publique de Rouen la juste punition de ses crimes, avait fait de la maison actuellement tenue par le sieur Favre un digne pendant de l'auberge de Peyrabeille de sinistre mémoire; malheur alors au voyageur qui entrait à l'auberge du Bienvenu, il n'en sortait que mort, si son extérieur promettait à la bande d'assassins dirigée par Cornu, dit le Père tranquille, un butin considérable.
La manière de procéder de ces assassins était fort simple et devait infailliblement réussir, surtout envers des gens qui ne se méfiaient de rien.
Toutes les chambres de l'auberge du Bienvenu, meublées fort simplement, étaient garnies de lits très-propres et assez bons pour que les voyageurs y trouvassent promptement le repos que les fatigues de la journée leur avaient rendu nécessaire. A la tête de ces lits se trouvait un panneau mobile qui se renversait du dehors en dedans, et qui pouvait d'autant mieux échapper aux regards des voyageurs, qu'il était à moitié caché par les rideaux du lit; lorsque le voyageur était endormi, ce panneau était mystérieusement ouvert par les assassins qui le renversaient sur leur victime, de sorte qu'elle se trouvait étouffée sans avoir pu pousser un seul cri, ni opposer la moindre résistance: le cadavre, dépouillé de tout ce qui pouvait le faire reconnaître, était porté au loin par le chef de famille, qui avait une carriole spécialement destinée à cet usage, et dont les nombreuses courses ne pouvaient paraître suspectes, puisqu'il exerçait, réellement, la profession de marchand colporteur.
A l'époque où se passèrent les principaux événements de cette histoire, les propriétaires assassins de l'auberge du Bienvenu jouissaient dans le pays de la meilleure réputation. On vantait, à la ronde, la probité et la bonhomie du père, qualités rares chez un marchand colporteur; la dévotion de la mère, l'ardeur laborieuse des deux filles, l'activité du fils, et il en fut ainsi, jusqu'au jour où la police, mise enfin sur les traces de ce nid d'assassins par un crime commis dans les environs de Versailles, vint un beau matin, au grand étonnement des habitants de Neuilly, Nanterre et lieux circonvoisins, saisir toute cette nichée de scélérats qui, ainsi que nous venons de le dire, expièrent leurs nombreux crimes sur la place du marché de Versailles.
De là le nom de Maison des Voleurs resté à la propriété dans laquelle le sieur Favre exerce honorablement son commerce[510].
C'est dans cette maison, à l'époque où elle était encore habitée par les individus dont nous venons de parler, que nous allons introduire le lecteur.
Dans la salle basse de l'une de ces bicoques à usage de cabarets-auberges, que l'on rencontre si fréquemment, jetées comme des accidents, sur les routes qui avoisinent la capitale et qui servent de caravansérail à la tourbe des voyageurs, trois femmes, à la clarté incertaine d'une lampe de forme séculaire, étaient occupées à préparer le repas du soir. La pièce où elles étaient servait tout à la fois de cuisine et de salle à manger; tout y était propre et dans l'ordre le plus parfait; les fourneaux, sur lesquels étaient quelques casseroles dont les émanations chatouillaient agréablement l'organe olfactif, étaient tenus avec un soin qui n'avait pas peu contribué à mettre l'hôtel du Bienvenu en réputation auprès des maquignons, marchands de bœufs, rouliers, saltimbanques, et autres gens du même acabit, tous grands mangeurs par nature et grands bavards par profession.
Les trois femmes en question étaient assises autour d'une petite table basse, placée dans un coin reculé de cette pièce, dont la propreté ne le cédait en rien aux cuisines les plus belles et les mieux tenues de la Hollande. La plus âgée pouvait avoir de 40 à 42 ans; elle était grande et vigoureusement constituée, d'une figure régulière et fraîche; ses yeux étaient bleus, ornés de cils noirs longs et soyeux, son nez légèrement retroussé, sa bouche petite, ornée de lèvres minces et roses du plus bel effet; sa taille fine et bien prise, une poitrine large dont les contours saillants reposaient agréablement le rayon visuel sans jamais alarmer la décence, complétait un ensemble qui était celui d'une fort agréable femme. Sa mise était celle d'une aubergiste des environs de Rouen, ou plutôt de la basse Normandie, quoique la coiffure semblât indiquer le pays de Caux.
Près d'elle, à sa droite, était une fille de 22 ans, d'une constitution robuste quoique maigre; sa figure régulière, sa bouche vermeille, qu'embellissaient trente-deux perles d'une admirable blancheur, son teint brun fortement bistré, ses yeux noirs surmontés de deux arcs épais de même couleur, ses cheveux d'ébène, tout en elle accusait une énergie qui n'est point le partage habituel de son sexe.
Enfin, la troisième, qui était à gauche, paraissait âgée de 18 ans environ: elle avait les cheveux d'un blond ardent, une figure longue et maigre, où les taches de rousseur trônaient dans tout leur éclat. Ses yeux étaient, à la vérité, grands, beaux et vifs, mais en revanche, la bouche, qu'elle avait horriblement grande, étaient absolument dépourvue de dents. Ses formes anguleuses et décharnées, ses pieds larges et difformes, ses mains fortes et osseuses, tout l'ensemble de sa personne rappelait involontairement les sorcières de Macbeth, ou plutôt celle de Teniers dans son bizarre tableau de la Tentation de saint Antoine.
Ce trio féminin travaillait avec beaucoup d'action et en silence, ce qui n'est guère dans les habitudes du sexe: mais le violent orage qui venait d'éclater avait suspendu tous les caquets, jeté l'effroi dans tous les esprits. Ce silence fut tout à coup interrompu par le coucou d'une pendule en bois, placée dans un coin de la pièce.
—Déjà neuf heures et demie, dit la mère, et personne encore! Dieu ne permettra pas, sans doute, que nous fassions encore chou blanc cette nuit. Voilà six jours que nous n'avons étrenné!
—Cela est assez étonnant dit la brune, tous les nierts[511] qui sont venus pioncer icigo[512] étaient dans la raffale[513]: c'est un vrai guignon!
—M'est avis, dit la rouge, que vous avez manqué le bon, l'autre sorgue[514].
Quoi, le birbe[515] qui avait l'air de faire la manche[516] dans les garnaffes[517] et les pipés[518]?
Gy[519], il avait la cergole[520] autour du bauge[521], elle n'était pas à jeun[522], je l'ai bien remouchée[523]!
Pourquoi ne l'avoir pas bonni[524] au dabe[525]?
En ce moment la lueur d'un éclair se répand dans la partie sombre de la pièce,—Tiens, l'orage n'est pas fini dit la mère!—Aussitôt un violent coup de tonnerre se fait entendre.
—En v'là du temps, dit la rouge: il n'est pas propre à nous amener de la pratique!
—Qui sait, dit l'aînée? Te souviens-tu de l'orphelin[526] qui par économie voyageait à pied, et qui est venu souper et coucher ici? il était gras le poulet hein?
—Amen.
Un nouveau coup de tonnerre avait presque ébranlé la maison:—Sainte mère de Dieu, dit la mère en faisant le signe de la croix, ayez pitié de nous! Notre-Dame de Bon Secours, protégez-nous! Disant cela, elle ouvrit une armoire, en tira une bouteille et une petite branche de buis bénit, puis en aspergea la pièce ainsi que ses filles, en répétant à haute voix les litanies de la sainte Vierge.
L'orage s'étant enfin apaisé peu à peu, ces trois femmes se replacèrent auprès de la petite table, et la conversation reprit son cours.
—Si nous n'avons rien fait à la taule[527] dit la mère, il faut espérer que l'ouvrage de la chique[528] de Colombe aura été maquillé sans regout[529]; le temps a dû favoriser le dabe[530] et à l'heure qu'il est l'entonne[531] est roustie[532].
—Je ne sais pourquoi, répondit la brune, je n'ai pas la même idée que vous, daronne[533]: la nuit dernière j'ai rêvé de greffiers[534] c'est signe de renaud[535].
—Est-ce que tu coupes[536] dans les rêves toi? dit la rousse. Quoiqu'ça peut faire des rêves? nibergue[537]!
—Prêtez loche[538] dit la mère, j'entrave cribler[539].
—Tiens, c'est vrai: c'est le clipet[540] d'un homme!
—J'vas y aller voir, et j'vous dirai de quoi qui s'agit, dit la grande brune.
Prends le vingt-deux[541] en cas de malheur, dit la mère.
La brune ne tarda pas à venir annoncer qu'un homme, un cheval et un cabriolet étaient tombés dans une des cuvettes de la route, et que le voyageur était pris sous la capote du cabriolet de manière à ne pouvoir sortir.
—C'est Dieu qui nous l'envoie, s'écria la mère! Vite une lanterne, courons au secours de ce pauvre homme!
—Oui, dit la rouge, allons au secours de ce brave homme, et tâchons de le ramener coucher à l'hôtel du Bienvenu.
Elles partirent toutes trois, et parvenues au lieu où l'accident était arrivé, elles eurent bientôt décharnagé le cheval qui se releva avec peine; il leur fut alors facile de dégager le voyageur et de le retirer du cabriolet. Il était moulu et couvert de contusions par tout le corps principalement à la tête. Enfin, il fut amené dans la maison. On fit bien vite du feu pour sécher ses vêtements, qui étaient imprégnés d'eau, de sang et de boue; et pour le réchauffer, car il était transi de froid.
—Dieu soit béni dit la mère, vous voilà sauvé!—Marguerite va vite chercher les habits des dimanches de ton père, et nous ferons changer ce brave monsieur qui est trempé comme une soupe. Puisque nous avons eu le temps de le réchapper il ne faut pas laisser notre bonne œuvre incomplète.
—Oui, madame, répondit le voyageur, sans vous je serais mort étouffé sous la capote de mon cabriolet. Je vous dois la vie; mais je vous prie de croire que je saurai reconnaître votre belle conduite. Puis, comme frappé d'une réminiscence, il s'écria:—Ah! mon Dieu! ma bonne dame, j'ai oublié de prendre dans le cabriolet un petit coffret qui était à mes pieds et qui renferme des choses bien précieuses.
—De l'or? peut-être, répondit la mère.
—Non pas de l'or, mais l'équivalent: des valeurs de banque au porteur.
Marguerite qui, en ce moment, apportait les habits de son père, fut chargée de la commission avec sa sœur. Pendant l'absence de ces deux filles, Servigny, (le malencontreux voyageur qui venait d'entrer à l'auberge du Bienvenu n'était autre que notre héros), changea de vêtements, et les siens furent placés devant un grand feu afin de les sécher.
Les deux sœurs ne tardèrent pas à rentrer, portant le petit coffret qui, relativement à son volume, était fort pesant. Servigny parut satisfait de le revoir en sa possession; il le plaça près de lui, prit un verre d'eau-de-vie qu'on lui offrait, et après que ses plaies furent lavées et bassinées de l'eau de Boule de Nancy, il se sentit soulagé; alors il s'informa de son cheval et de son cabriolet, on lui répondit que Jean-Louis, le garçon d'écurie, avait tant et si bien fait qu'il avait ramené l'un et l'autre; que le cheval était couronné aux deux genoux, que les brancards du cabriolet étaient cassés, la capote enfoncée, mais que tout cela ne serait rien et se réparerait facilement.
Servigny était resté vêtu des habits du maître de la maison tandis que les siens séchaient; et pour mieux témoigner combien il était sensible aux bons procédés que ses hôtes avaient eus pour lui, il devint communicatif bien au delà des bornes de toute prudence. Entre autres choses, Servigny leur dit qu'il arrivait de l'Inde pour acheter une grande propriété à Paris et une maison de campagne dans les environs. En ce moment, l'horloge sonna onze heures; l'hôtesse ayant remarqué que notre voyageur paraissait avoir oublié les événements de la soirée et repris toute sa sérénité, lui proposa de prendre un bouillon et de manger un des petits poulets à la casserole dont le fumet lui montait si agréablement au nez, lorsque entra Jean-Louis qui venait prendre les ordres de Servigny; il lui demanda s'il ne conviendrait pas de faire venir immédiatement le vétérinaire pour donner des soins à son cheval, et le charron pour réparer le cabriolet.
—Faites venir l'un et l'autre, dit Servigny; je m'en rapporte à vous; mais rien ne presse quant à présent.
Jean-Louis qui n'était autre que le fils de l'aubergiste du Bienvenu, se retira; mais il revint bientôt sous le prétexte de demander de la chandelle pour sa lanterne. Il se pencha à l'oreille de sa mère, et croyant bien n'être pas compris, il lui dit à mi-voix, mais assez haut pour être entendu de Servigny:
—Il y a eu du renaud à l'affaire de la chique, elle est maronnée, le dabe est revenu[542].
Servigny, qui avait parfaitement compris ces termes d'argot, eut peine a réprimer un mouvement de surprise et de crainte.
—Seul et sans armes, quelle défense opposerai-je, se dit-il, aux adroits coquins dans le repaire desquels je suis tombé? Il est donc écrit que c'est ma dernière nuit!...
Toutefois, il ne laissa rien apercevoir des impressions qu'il venait d'éprouver et ne tarda pas à reprendre tout son aplomb. Il demanda donc, avec le plus grand sang-froid, à la maîtresse de l'auberge, si elle avait soupé. Sur sa réponse négative, il l'invita à lui faire l'honneur de souper avec lui, ainsi que ses demoiselles. Il agissait ainsi dans la crainte que, s'il mangeait seul, on ne lui fît prendre quelque boisson narcotique sans qu'il s'en doutât. La mère et les filles, après quelques minauderies, ne purent se dispenser d'accepter, et tous se mirent à table. Servigny en fit les honneurs avec cette grâce et ces attentions polies qui distinguent l'homme du monde, et qui dans ces circonstances lui étaient plus particulièrement nécessaires pour observer les desseins de ses commensales. Mais tout se passa pour le mieux, et il ne remarqua absolument rien qui pût troubler sa tranquillité.
Lorsque vers minuit le souper fut fini, la mère donna ordre à ses filles de préparer le lit de l'étranger et de le bassiner avec du sucre en poudre dans la bassinoire, ce qui fut ponctuellement exécuté. Pendant tous ces préparatifs, la maîtresse de l'hôtel du Bienvenu causait avec Servigny de ce ton de bonne mère de famille si propre à inspirer la confiance et l'abandon; le mot religion était fréquemment répété; enfin, tout dans sa conversation était de nature à inspirer la plus grande sécurité à notre voyageur, qui se disait en lui-même:
—On prétend que les yeux sont le miroir de l'âme si cette règle est vraie, celle de l'aubergiste doit être excellente, car sa figure, tout à la fois respectable et belle, commande la confiance.
Il n'était donc pas éloigné en ce moment de lui accorder la sienne, malgré les termes d'argot qui avaient éveillé sa susceptibilité, lorsqu'il entendit distinctement faire l'arçon[543] et prononcer ces mots:
—Du maigre[544], il y a un messière[545]!
Alors, plus de doute, il était dans un repaire de voleurs!... Il fut un moment indécis sur le parti qu'il lui restait à prendre; mais comme c'était un homme de résolution, il se roidit contre les événements.
—S'il m'est impossible, dit-il, d'échapper au poignard de ces brigands, je leur vendrai chèrement ma vie.
Il dissimula donc adroitement ce qu'il éprouvait, comprenant bien qu'au premier soupçon c'en serait fait de lui. Enfin, il fut conduit dans sa chambre par la mère, qui lui indiqua l'endroit où il trouverait toutes les choses dont il pourrait avoir besoin. Elle lui souhaita le bon soir et une bonne nuit avec un air de bonté capable de détourner les soupçons de l'homme le plus défiant.
Cependant, à peine était-elle sortie que Servigny prête l'oreille; il entend qu'on parle à voix basse, mais il ne peut rien distinguer. Il fait le tour de chambre dont il remarque la propreté. Une commode, un bahut, un lit à rideaux, garni de draps propres et répandant une odeur de lessive parfumée d'iris, un christ en plâtre sur la cheminée, quelques tableaux de piété, un bénitier à la tête du lit; tout l'invite à la confiance et au repos. Toutefois, il ne peut rien comprendre à tout ce qu'il a vu et entendu: en effet, comment concilier tant de piété avec le langage du crime; il se perd en conjectures. La chambre dans laquelle il est monté par un escalier de meunier, n'était éclairée que par un châssis à tabatière assez élevé; mais il pouvait l'atteindre en plaçant une chaise sur la commode, surmontée de ses tiroirs. Une fois cet échafaudage établi au-dessous de ce châssis, il lui fut facile de l'ouvrir et de se hisser sur le toit; mais comment descendre; il se trouvait à plus de trente pieds du sol! Il importe de dire qu'après avoir entendu les termes d'argot qui l'avaient tant épouvanté, il avait pris dans le coin de la cheminée, et sans qu'on s'en aperçût, une forte serpette, avec laquelle il espérait se défendre s'il était attaqué, comme cela n'était que trop probable. Après avoir suffisamment exploré les lieux, il résolut de tout tenter pour se sauver d'une position semblable. Avec les draps du lit, il fabriqua une corde avec laquelle il put franchir la distance qui le séparait du sol; et dans la crainte d'être aperçu par quelque ouverture, il éteignit sa lumière, sauf à terminer ses préparatifs au clair de la lune qui donnait par la lucarne en question. Pendant qu'il travaille à sa délivrance, voyons ce qui se passe dans la salle où nous avons laissé les autres personnages de cette histoire.
Autour de la grande table sont assis cinq individus dont les types divers sont bons à signaler. Le premier, qui est le mari de l'hôtesse du Bienvenu, a un air de supériorité remarquable sur les autres; son maintien est grave, son costume est celui des marchands colporteurs de la basse Normandie; il a cinquante ans. Sa taille élevée, sa corpulence, ses mains fortes et larges, indiquent un homme doué d'une grande vigueur. Il s'exprime lentement comme la plupart des habitants de sa province, et avec cet accent qui en est le cachet particulier. Il paraît présider le conseil que l'on tient; sa femme est près de lui et ses deux filles à l'autre extrémité de la table.
A gauche du père de Blaise le-Petit Christ, comme l'appellent les gens du pays et les habitués de la maison, se trouve son fils, Jean-Louis, dont les yeux, la figure, les gestes, et toutes les habitudes du corps, révèlent l'âme atroce. Ce caméléon, vu hors de son rôle habituel, a l'air d'un idiot qui n'a d'autre instinct que de satisfaire aux besoins de la brute; mais aux yeux de l'observateur, il sue le sang et le crime par tous les pores.
Près de lui se trouve un homme de trente-six ans, grand et fortement bâti, vêtu en marchand de salade; son accent bas-normand indique son origine; il a le sourire stéréotypé sur les lèvres, et l'air tout à fait bonhomme. Enfin, à le voir il semblerait, comme on dit vulgairement, qu'on pourrait lui donner le bon Dieu sans confession.
De l'autre côté est un homme petit et trapu, aux cheveux noirs, crépus et crasseux, sa tournure est celle d'un chaudronnier ambulant. De sa bouche, constamment remplie d'une énorme chique, découle un liquide infect qui n'a de nom dans aucune langue, et les émanations qu'il exhale rendent son voisinage redoutable. Il a un œil éraillé et la figure horriblement marquée de petite vérole; en un mot, c'est l'être le plus repoussant que l'on puisse imaginer.
Enfin, à côté de ce monstre, est un jeune homme de dix-huit à vingt ans, encore imberbe, vêtu en garçon meunier; sa figure candide, que le crime n'a pas encore flétrie, forme un contraste frappant avec celle de son voisin. On s'étonne de voir tant de douceur et de bonté apparentes dans une telle réunion; on dirait un ange au milieu des suppôts de Lucifer!
Blaise le Petit Christ prend la parole; il déplore qu'une circonstance fortuite l'ait forcé d'amener coucher deux pantres,[546] dans la maison. C'était deux hommes qu'il avait rencontrés sur la route de Colombe et qu'il connaissait pour des truqueurs[547], mais qui ne le connaissaient que comme un honnête marchand colporteur.
—Vous savez, mes bons amis, dit-il, qu'il faut goupiner[548] avec prudence, et procéder par ordre afin de ne pas devenir malade[549]. Une occasion extraordinaire se présente; vous avez entendu ma femme et mes deux momignardes[550] vous bonnir[551] que le négriot[552] était gras, qu'il plombait[553]; il faut tomber sur ce mauricaud[554]; et selon moi, ce n'est pas la chose du monde la plus facile. Les deux truqueurs de combrouse nous entendront, si on rebatit le sinve[555]; si au contraire nous achetons leur silence, c'est nous exposer à des inconvénients graves. Dans l'autre cas, que faire?
—Les buter[556] tous, s'écrièrent en même temps la mère et le jeune homme imberbe, c'est le seul moyen de s'assurer de leur discrétion. Vous savez que les parrains[557] sont dangereux.
—Buter[558] est l'expédient dont nous nous servons habituellement, dit Blaise le Petit Christ; mais la conscience ne vous dit-elle pas que c'est un crime atroce que de tuer son prochain, lors surtout qu'il ne possède pas une obole. Ceux-ci sont de pauvres diables qui nous embarrasseront autant et plus que s'ils avaient été productifs. Je vous assure qu'il me répugne de verser le raisiné[559] de ces deux truqueurs.
La fille rouge, qui s'appelait Pacifique, prenant à son tour la parole, dit à son père:
—On voit bien que vous venez de la prianté[560], car vous bigotez[561]! A quoi bon tous ces boniments[562]? J'escarperais dix truqueurs pour affurer le négriot[563] en question.
—Ma frangine[564] a raison, dit la sœur, il faut tout refoidir[565] pour s'emparer de tout.
Toute la bande étant enfin d'accord pour escarper[566] les trois malheureux, on fit monter Marguerite, surnommée la Vierge-Noire, pour aller aux écoutes.
Au bout de quelques instants elle descendit et leur dit que les deux truqueurs causaient encore, mais qu'on n'entendait aucun bruit chez le voyageur.
—Un peu de patience, ajouta-t-elle, il n'est pas encore deux heures du matin.
On se mit à boire la goutte pour passer le temps, et lorsque le moment fut venu, on distribua les rôles: Le père, la Vierge-Noire et le meunier, se chargèrent de l'étranger; les autres furent chargés d'expédier les deux coureurs de foire.
Enfin deux heures sonnèrent. Quand on se fut assuré par une nouvelle vérification que les deux malheureux truqueurs dormaient profondément, et que probablement il en était de même du voyageur, les brigands se dirigèrent sans bruit du côté où ils devaient opérer. Pacifique monta sur un arbre, qui existe encore et qui porte, aujourd'hui comme alors, le numéro 93, qui dominait la maison, pour faire le guet, et à son signal les brigands devaient frapper; mais ayant entendu quelque bruit, elle crut devoir différer un instant. Cependant les brigands étaient à leur poste; leur impatience, la soif du meurtre et de l'or, les rendait horribles à voir! Un signe, et les portes disposées à la tête de chaque lit étaient ouvertes, les dossiers mobiles s'abaissaient et c'en était fait de la vie des trois infortunés, qui du sommeil passaient à la mort; mais Pacifique, dont l'oreille était sûre autant que les yeux, entendit de nouveau le même bruit; c'était un homme qui filait le long des murs du jardin, l'obscurité ne lui avait pas permis de distinguer avec plus de précision. Inquiète, elle descend de son observatoire et court rendre compte à ses complices de ce qu'elle a vu.
Jean-Louis allume sa lanterne et sort au plus vite pour vérifier à l'extérieur d'où vient l'alarme, lorsque arrivé au mur de gauche du jardin, il voit la corde fabriquée par Servigny. Il ne comprend pas d'abord ce que cela signifie, mais son père, qui le suit, devine aisément que l'homme et le coffret ont disparu. Pour mieux s'en assurer, il monte à la chambre qu'il avait occupé; il veut en ouvrir la porte, mais elle est barricadée. Il appelle ses complices, ceux-ci l'aident à forcer l'entrée et à repousser les meubles à l'aide desquels le voyageur s'était retranché; mais personne: l'oiseau était envolé!
—Voilà une fuite bien inconcevable, dirent-ils. Quels motifs, ou plutôt quels soupçons a-t-il eus pour prendre un tel parti, au risque de se rompre le cou?
Les bandits formaient mille conjectures, chacun émettait une opinion différente.
—Ah bah! dit Blaise le Petit Christ, c'est probablement un friquet[567] qui a conçu le projet de voir de ses propres yeux ce qui se passe ici: ainsi c'est partie remise. Quoi qu'il en soit, ajouta-t-il, nous n'avons pas de temps à perdre; enlevez le gré[568], le pot[569] et les frusquins du sinve, qui s'est esgaré[570] avec les miens, le reste me regarde.
Il fit détacher la corde, la brûla, puis ayant dit quelques mots à l'oreille de sa femme:
—Partez, vous autres, je vous donne rendez-vous au Vert-Galant, près Livry, où je vais vous suivre. En changeant de direction nous verrons venir les événements.
Là-dessus ils partirent. Les trois femmes restèrent dans leur établissement en attendant le mot de cette énigme.