Lettres galantes du chevalier de Fagnes
VII
L’Affaire du garde du corps
Ce 14 de Septembre 1770.
Quelque retard, Monsieur, a été apporté à cette lettre. Hélas, ce ne fut point pour une cause heureuse. Dans le moment que je vous écris, je suis encore fort perclus, et je me trouve dans la situation la plus fâcheuse, qui pourrait bien aboutir à me jeter loin de mes rêves ambitieux.
La fantaisie me prit de refaire le voyage de Versailles, où la curiosité m’avait mené dès les premiers jours de mon arrivée. J’étais mû par je ne sais quel espoir d’une rencontre utile, fondé, au demeurant, sur un pur hasard. J’éprouve de l’impatience à n’avoir pas trouvé une occasion de prouver qu’on aurait à faire fond sur moi.
La première fois, j’avais pris la galiote jusqu’à Sèvres et j’avais gagné, à pied, la ville qui doit à la cour son éclat, de sorte que j’avais été incommodé par la poussière, et que je n’eusse guère fait figure dans l’éventualité de circonstances favorables. En cette nouvelle occasion, je montai modestement dans le carabas, qui est la voiture des gens du commun. Encore avais-je dû disputer ma place, car c’était jour de grand couvert, et il y avait affluence de curieux. Les huissiers ne laissant entrer que les personnes décemment vêtues, celles dont j’étais le voisin, assez pressé par elles, étaient du moins, si elles gardaient de la vulgarité dans leurs propos, fort propres en leurs habits. Apparemment que, au retour, elles ne tariront pas en réflexions sur les grands appartements, sur le dîner du monarque, sur la façon dont il est servi, sur l’étiquette, sur les particularités qu’elles ont remarquées : « Le roi souriait…, le roi mangeait de bel appétit…, le roi n’a cependant fait que toucher à un plat de bon aspect… » L’imagination suscite, pour beaucoup, ces considérations, car, fût-ce en se haussant sur la pointe des pieds, on jouit peu du spectacle. On dut parler aussi de la ménagerie, qu’on ne manque point de visiter et du dromadaire qui est abreuvé chaque jour, assure-t-on, de six bouteilles de vin de Bourgogne.
Je ne souhaitais donc pas me mêler à cette bourgeoisie. Mais je voulais, aux abords du château, observer les manières des gens de qualité, et, comme pour une leçon d’expérience, lire sur leur visage les raisons de leur faveur. La naissance n’avait point donné à tous les privilèges dont ils se pouvaient targuer. Assurément, l’intrigue avait servi certains d’entre eux. Mais, parmi tant de physionomies, je cherchais celles qui eussent dit des droits bien gagnés par le mérite. Ainsi, fût-ce au risque d’erreurs, je me représentais la destinée de ceux qui passaient ou descendaient de carrosse. J’opposais à la bouffissure des uns le maintien d’une dignité simple des autres. Peut-être quelqu’un de ces derniers avait-il été comme moi un petit gentilhomme dépourvu de fortune et dénué de protection, tout bouillant d’ardeur, cependant, dont les circonstances avaient permis d’éprouver la vaillance et la fermeté d’âme. N’en serait-il pas semblablement pour moi ? Je sentais que je n’étais pas fait pour végéter. Telles étaient les réflexions auxquelles je m’abandonnais.
Mais il s’en faut que mes affaires se soient avancées… Vous ne lirez pas sans dépit, Monsieur, le récit que j’ai la confusion de mettre sous vos yeux.
Après avoir fait ma provision de remarques, je m’étais éloigné peu à peu de la foule, et, tout en songeant, j’avais contourné l’aile droite du château. Le grand mouvement ne s’étendait plus jusque-là. On eût dit, à côté du bruit, le désert. Soudain, j’entendis un cri de douleur, et je vis s’avancer, s’accrochant au mur, un homme vêtu de l’habit des gardes-du-corps, et qui perdait son sang par plusieurs blessures. A quelques pas de moi, il chancela. Je me portai à son secours.
— On m’a assassiné, dit-il, d’une voix faible, et je vais expirer.
Je le soulevai, et pour parer au plus pressé, je fis en sorte de l’asseoir par terre, le dos appuyé contre une borne. Je l’exhortai à ne point désespérer de son état, en l’assurant que j’allais lui faire donner des soins, et je lui demandai de donner, autant qu’il pût parler, quelques indications relatives à l’attentat dont il avait été victime. Mais le souffle lui manquait, et il perdait le sentiment. J’appelai à l’aide, ayant couru dans la direction de la place, et quelques personnes survinrent. Parmi elles, se trouvait, par fortune, un apprenti chirurgien qui, par des moyens élémentaires, tenta d’arrêter l’épanchement du sang. Le blessé rouvrit les yeux et put dire qu’il s’appelait M. de la Chaux, et qu’il avait été joint par deux particuliers, un abbé et un homme de forte corpulence, habillé d’un habit vert foncé. Ces détails ne furent obtenus qu’entrecoupés de plaintes ou interrompus par des suffocations. L’abbé et l’autre avaient sollicité de M. de la Chaux d’être introduits au château, mais non pas à la façon qui était celle du public, insistant sur les motifs pressants qui leur faisaient demander son intervention. Le garde-du-corps avait refusé. Alors, les deux hommes l’avaient frappé à coups de poignard en lui disant, ce qui prouvait leur intention de le tuer, que, du moins, il ne pourrait dire à qui que ce fût, la démarche qu’ils avaient faite auprès de lui… Les criminels s’étaient enfuis pour gagner, apparemment, la route de Paris…
Cependant qu’on s’apprêtait à transporter l’infortuné M. de la Chaux en un lieu où il serait loisible d’apporter quelque adoucissement à ses souffrances, un rassemblement s’était formé et on se livrait à bien des commentaires sur l’événement. Quel but avaient poursuivi les assassins en essayant de séduire un officier du château ? On frémissait à l’idée qu’ils visaient peut-être au plus haut, et les plus alarmantes conjectures venaient à l’esprit. La consternation était sur tous les visages. N’était-ce pas contre la vie même du roi qu’un attentat avait été projeté ? Déjà, certains désignaient le bras qui avait armé les meurtriers, qui étaient ou des affiliés à la Société[3] ou deux de ses membres, ayant pris un déguisement. Leur arrestation eût été de la dernière importance, mais du temps serait perdu avant que les informations commençassent, fût-ce avec la plus grande diligence, et ces misérables échapperaient peut-être aux recherches.
[3] Les Jésuites, expulsés de France. « Le sentiment unanime est que cette Société est seule capable d’enfanter de si abominables projets ». (Lettre de Mme de M… à M. de Mopinot, au sujet de cet attentat.) Les documents contemporains attestent que ce fut la première opinion qui se répandit (Note de l’éditeur.)
C’est alors qu’une inspiration me vint soudain. Je priai M. de la Chaux de faire un effort et de donner les précisions dont il pourrait se souvenir sur ses agresseurs. Il répéta que, l’un d’eux, celui qu’il avait le mieux dévisagé, était grand et fort, de plus de quarante ans, avec un air de santé, que son habit était des plus simples et qu’il était chaussé d’assez gros souliers qui ne pouvaient point n’être pas remarqués. Quant à l’abbé, il semblait de petite taille, à côté de son robuste complice. Il avait d’épais sourcils, le nez fort pointu et, sur une des joues, un signe très visible.
J’étais encore le seul qui possédât ces signalements. Je résolus de me mettre à la poursuite des assassins. Je cherchais à me mettre en évidence par un coup d’éclat : quelle gloire pour moi si je pouvais empêcher que ces misérables eussent le bénéfice de l’impunité ! Je ne doutais point qu’ils se fussent, en effet, concertés pour un crime dirigé contre le monarque. Supposé que je les découvrisse et que je les ramenasse en prisonniers, on ne parlerait plus que de ma présence d’esprit et de mon courage ; on me décernerait mille louanges ; peut-être aurais-je l’honneur d’être présenté au ministre, M. d’Argenson, qui rendrait de moi bon compte au roi, et ce serait le commencement de ma fortune.
Les scélérats ne devaient pas être encore fort loin. Je fis cette réflexion que la prudence les invitait à ne s’être point jetés dans une voiture, dont le cocher, fût-il à leurs ordres, eût été dans le cas de les dénoncer. S’ils avaient tout d’abord couru, ils avaient dû bientôt ralentir leurs pas, afin de ne se point signaler par leur allure rapide et de passer pour d’inoffensifs promeneurs. Ce calcul, s’ils avaient, selon les indications de M. de la Chaux, pris la route de Paris, me donna de l’espoir. Je pensai, toutefois, qu’ils s’étaient vraisemblablement séparés ; mais, que je pusse atteindre l’un d’eux, je me contenterais de cette victoire, qui amènerait presque infailliblement la capture de l’autre.
Je me hâtai donc, examinant avec soin tous les passants, cherchant, cependant, à prendre de l’avance sur les fugitifs. Il ne se trouvait personne qui leur ressemblât, mais je n’avais garde de me décourager. Sans doute, ils auraient pu prendre quelque chemin de traverse : il y avait chance, néanmoins, qu’ils eussent suivi la grande route, où, leur forfait n’étant pas encore connu, ils n’attireraient pas sur eux une attention qui, par le souvenir qu’on en aurait gardé, donnerait, plus tard, des indices pour les découvrir.
J’avais quelque dépit, quoi qu’il en fût, de la vanité de mes investigations : il était dur de se voir traverser dans un projet aussi louable. Mais, quand j’eus dépassé le hameau de Viroflay, j’aperçus soudain un homme grand et gros, d’apparence robuste. Il était vêtu d’un habit vert, et il était chaussé de souliers épais. Je fus agité de pressentiment que je tenais le coupable que je cherchais. Jugez de mon émotion, Monsieur, quand, en le regardant d’assez près, avec des précautions pour me composer encore un air indifférent, je distinguai sur son jabot, fort simple, quelques gouttes de sang. Apparemment qu’il ne s’était pas avisé de ces preuves de son crime. Il y avait aussi du sang sur ses manchettes. Mes présomptions s’étant fortifiées par cette circonstance, outre que son extérieur répondait aux indications données par M. de la Chaux, je n’hésitai plus. Je lui barrai la route. Il témoigna d’un vif étonnement, qui me parut joué.
— C’est vous, lui dis-je, qui avez assassiné le garde-du-corps.
— Quel garde-du-corps ? demanda-t-il, ne se mettant point sur la défensive, ce que je pris pour de l’habileté de sa part, afin de m’abuser. Il avait même quelque semblant de bonhomie : on eût dit qu’il eût été tout à coup tiré de quelque rêverie.
— Ce sang, qui est celui de votre victime, vous accuse assez clairement.
— Eh, fit-il, ne peut-on plus saigner par le nez ?
Je pensai qu’il s’attachait à feindre cette tranquillité d’esprit, et, en effet, il me dit qu’il ne concevait point cette plaisanterie, et qu’elle eût à cesser. Mais ma conviction s’était faite. Vous confesserais-je que, à ce moment, alors que j’étais tout frémissant d’ardeur, je me voyais déjà recevant, en affectant la modestie, des louanges pour ma perspicacité ? Je m’étais placé devant lui. Il voulut m’écarter de la main.
— Quelle est cette persécution ? reprit-il.
Je lui répondis qu’il n’aurait point impunément mis à mal un officier du roi, qui, peut-être, expirait dans le moment, et, en une attitude résolue, je tirai mon épée, lui donnant l’ordre de me suivre. Je l’entendis faire cette réflexion qu’il était singulier qu’on ne gardât pas avec plus de soins les pensionnaires des Petites-Maisons.
— Pardieu, dis-je, je ne suis point dupe de votre dissimulation. Vous avez poignardé l’infortuné M. de la Chaux dont je serai le justicier, et je vous somme de vous rendre à moi. Si je n’ai pu, dans le même temps, mettre la main sur votre complice l’abbé, vous répondrez pour lui.
Je dus sentir la vigueur de son poignet, qui fut telle qu’il me contraignit à laisser tomber mon épée. C’est de quoi je fus mortifié, mais je la ramassai promptement, et comme il faisait mine de s’éloigner, je me retrouvai en quelques pas face à face avec lui, en le menaçant de la pointe de cette arme. J’ai de la confusion, Monsieur, à vous dire que, ne gardant plus sa placidité, mais se montrant fort irrité, il m’arracha de nouveau mon épée, et, avec une force brutale, la rompit sur son genou. La fureur s’était emparée de moi, et, puisque j’étais contraint à me servir de mes mains, je me jetai sur lui et le pris à la gorge. J’entendais avoir le dernier mot et ramener l’assassin à Versailles, en tant que mon prisonnier.
— Il faut donc, dit-il, que je me débarrasse de vous ?
Confesserai-je tout le fâcheux de mes mécomptes ? Cet homme, doué d’une puissance de muscles qu’on n’eût pas soupçonnée, ne rougit point de m’accabler de coups de poing, comme si j’eusse été un manant, et l’un de ces coups fut si rude que je roulai jusqu’au fossé de la route, étourdi à ce point que j’ai perdu le souvenir de ce qui m’advint ensuite. Quand je rouvris les yeux, quelques personnes m’entouraient. Je sentais de grandes douleurs dans tout le corps, mon front saignait, mes habits étaient déchirés. J’étais hors d’état de me tenir debout. Ces passants supposèrent que j’avais été attaqué et que mes agresseurs avaient pris la fuite. Ils dirent qu’il y avait lieu de me porter à l’hôpital et on m’y conduisit, en effet, dans une charrette dont le voiturier se rendait à Versailles. L’indigne façon dont j’avais été traité, la honte de ces violences qui s’étaient exercées sur moi me jetèrent pendant trois jours dans le délire. Ce fut avec une grande surprise que je me retrouvai dans un lit sordide. Un chirurgien qui m’examinait dans cet instant recommanda qu’on me laissât en repos, en ajoutant que si j’avais été en fort mauvais point, si je me devais ressentir quelque temps de ces meurtrissures, mon organisme n’avait pas été atteint. Mais, le surlendemain, ce ne fut pas le chirurgien qui apparut, ce fut un commissaire, qui m’interrogea sévèrement.
— Voilà donc, me dit-il, où mène la débauche qui entraîne tous les vices ! Ils vous conduisirent jusqu’à l’action la plus abjecte. Vous en vîntes à vous ruer, pour le dépouiller, sur un homme que vous jugiez pourvu de quelque argent.
Je ne saurais donner l’idée de ma stupeur devant cette accusation. Je répliquai que rien n’était plus faux au monde. Mais telle était l’étrangeté de ce grief que les paroles me faisaient d’abord défaut pour me défendre.
— Vous ne fûtes pas bien inspiré en vous en prenant à une personne qui a le bras long, et qui a porté plainte, demandant qu’une exacte justice soit rendue. Cette personne n’est autre que M. l’Envoyé de Genève, et j’ai reçu des magistrats l’ordre d’informer contre vous. Je ne vous dissimule point que votre cas est fort grave. Vous ne quitterez l’hôpital que pour la prison.
Il me laissa, jeté dans les réflexions les plus amères qui fussent. Je m’étais trompé en pensant voir un criminel en un homme parfaitement étranger à l’affaire du garde-du-corps. Je voulais douter encore, cependant. Quelle apparence y avait-il que M. l’Envoyé de Genève fît, à pied, le chemin de Paris, et qu’il eût cette simplicité de costume ? Mais le commissaire m’apprit, que cet ambassadeur d’un état de Suisse, M. Sellon, n’avait nulle morgue, qu’il n’accordait aux obligations de l’étiquette que l’indispensable, et que, dans le privé, il aimait ses aises. S’il portait de gros souliers, c’est qu’il avait du goût pour la marche, de sorte qu’il n’avait pas besoin de son carrosse pour revenir de Versailles à Paris.
Je pus enfin, non sans avoir eu beaucoup de peine à vaincre de désavantageux préjugés à mon égard, expliquer enfin les raisons de mon erreur et dire le sentiment qui m’avait poussé à venger le meurtre de M. de la Chaux. Le commissaire eut un sourire plein d’ironie.
— M. de la Chaux, me dit-il, est, présentement, en meilleure santé que vous. Ses blessures n’étaient qu’égratignures, et par le motif qu’il se les était faites lui-même, ainsi qu’il a été reconnu. Il ne fut qu’un imposteur qui, pour obtenir une pension (car il est fort endetté) avait imaginé ce roman de son assassinat, en tentant de faire croire qu’il avait prévenu, par son zèle, l’exposant à perdre la vie, le plus grand des malheurs. Il se ménagea un peu trop pour donner créance à sa fable.
— Mais, m’écriai-je, et l’abbé, et l’homme en habit vert ?
— Il les inventa de toutes pièces, et vous fûtes bien prompt à ajouter foi à ce conte.
C’était donc un impudent mensonge, qui était la cause de mes vicissitudes. Mais si ma bonne foi apparaissait certaine, je n’en étais pas moins, par ma faute, par ma malencontreuse inspiration, que j’avais estimée généreuse, dans la plus déplorable posture. Je ne vois que trop qu’il faut se garder de se dévouer à l’étourderie.
J’ai eu les côtes presque brisées, je suis privé de ma liberté, je ne sais ce qui m’attend, et le pis est que je me suis jeté dans le ridicule. Voilà, Monsieur, ce qu’il m’en a coûté pour avoir cédé à un mouvement chevaleresque. Je tiens pour singulièrement pénible l’obligation de me rendre compte qu’il conduisait à une sottise.