Lettres galantes du chevalier de Fagnes
V
Rocquemont-la-Duègne
Ce 25 de Juin 1770.
Je vous ai dit, Monsieur, ma rencontre, au café Alexandre, avec M. de Rocquemont, et je vous entretins du récit qu’il me fit, et qui me parut fort curieux. Je vous en ferai part, mais ce qui manquera, c’est le ton d’un homme, que l’on devine excellent sous sa brusquerie, mais qui, depuis longtemps, ne cesse de nourrir un grand dépit. Imaginez qu’il a quelque quarante ans, robustement portés. Il a le visage un peu rude : peut-être cette rudesse est-elle accentuée par une longue balafre qu’il a sur la joue gauche, venant d’une ancienne blessure. On sent en lui un air de loyauté. Ce n’est pas sans raison que je suis enclin à quelque défiance : cet homme-là, cependant, n’est point de ceux avec lesquels il soit utile de prendre des précautions. Sauf que l’ennui le ronge, à son ordinaire, il n’avait nul intérêt à engager la conversation avec moi. Au demeurant, bien que je sache qu’il se tient tous les jours, l’après-dîner, à ce café, suis-je appelé à le revoir ? Je vous transcrirai donc son histoire, telle qu’il me la conta.
« Je vous ai dit mon nom, fit-il, mais c’était celui que je croyais m’appartenir… A la vérité, je ne suis plus M. de Rocquemont, major au régiment de Bouillon : je suis Rocquemont-la-Duègne. Je n’ai point pourtant mission de chaperonner personne. Ce sobriquet a causé mon malheur, et je dois ces malheurs à une trop grande facilité d’obligeance.
Je suis un officier de fortune. Ma famille n’était ni illustre, ni riche, et je n’eus d’autre parti à prendre que de me fort attacher à mes devoirs militaires. Je n’avais jamais eu que des aventures de sièges et de batailles. On voulait bien reconnaître que je me comportasse au feu avec quelque bonne grâce (pardieu, c’était mon métier), mais, pour le reste, je me devais contenter d’écouter, au bivouac ou dans la tranchée, la relation des bonnes fortunes des autres. Il s’en fallait, cependant, que je n’eusse pas quelque romanesque dans l’âme.
Cette disposition vous fera comprendre comment, après avoir reçu les confidences d’un jeune officier de mon régiment, M. de Brabançais, je fus, contre toute raison, accessible à sa prière de l’aider dans l’entreprise la plus extravagante : il ne s’agissait de rien moins que d’un enlèvement.
La campagne de Minorque s’était achevée, et, quand j’y pense, c’était bien la peine d’avoir sacrifié tant de braves gens pour que les Anglais nous reprissent cette île ! On ne se battait plus. Nous tenions seulement garnison, n’ayant à réprimer que quelques mouvements.
Il est, à quelque distance de Mahon, une petite ville assez coquette, qui a nom Ciudadella. Envoyé en détachement dans cette ville, M. de Brabançais, qui est un joli petit homme, n’avait pas tardé à nouer une intrigue. Il avait échangé les plus brûlants regards avec une gracieuse Minorquine, fille de l’alcade. Des regards on en était venu aux paroles : M. de Brabançais est leste de propos et d’action ; il a de l’esprit et du jargon. De sorte que ce fut bientôt, des deux côtés, la passion la plus violente du monde. Cet officier ne rentra pas à Mahon, où il était rappelé, sans avoir convenu avec la señorita Mencia qu’il la viendrait secrètement chercher, car il avait fait serment (les serments ne lui coûtaient guère) de l’emmener jusqu’en France.
— Hé bien, lui dis-je, avec un intérêt que je ne sus pas assez dissimuler (une histoire d’enlèvement, j’en avais tant lu !) Voici qui est à merveille : je ne saurais donc que vous souhaiter bonne chance, si…
Et j’ajoutai, par acquit de conscience :
— Si je ne vous devais d’abord des remontrances. M. le Maréchal ne vint pas mettre le siège devant Mahon pour que vous jetiez le trouble dans les familles de l’île.
— Monsieur, me répondit-il, peut-être vous souvient-il que je n’ai pas boudé à l’assaut. Mais au point où en est mon amour, les plus pressants conseils ne pourraient m’empêcher de tenir la parole que j’ai engagée à doña Mencia. Elle m’attend, et elle a foi en moi pour la délivrer du jouer qui pèse sur elle : ne lui veut-on pas faire épouser un homme qui serait d’âge à être son grand-père ? N’est-ce pas affreux ?
J’en convins. J’étais tout oreilles et gagné par la promesse du récit de l’aventure, quand elle aurait été menée à ses fins.
— Mes dispositions sont bien prises, continua-t-il ; c’est par la mer que nous quitterons la ville qui, vous le savez, est entourée de murs. Je me suis assuré de la fidélité de deux bateliers, et une barque sera prête dans le port.
— Puisque, fis-je sans beaucoup de conviction, car j’eusse été fâché que le roman s’arrêtât à cette préface, puisque vous ne tenez point compte de mes avis…
— Hé, Monsieur, dit M. de Brabançais, que parlez-vous de vos avis ! Ce ne sont point ces avis que je sollicite, mais le plus grand service que vous me puissiez rendre… J’attends de votre amitié que vous soyez de l’expédition. — Moi ? — Refuse-t-on son assistance à un homme aussi épris que je le suis ? Songez que je suis responsable de l’honneur et du salut d’une femme… En dépit de toutes les précautions dont je me suis assuré, imaginez que l’éveil soit donné ; il faudrait se défendre.
J’eus la vision de beaux coups d’épée, et qui n’eussent point été donnés, cette fois, pour le service du roi. Je me figurai de grands yeux noirs se tournant vers moi avec reconnaissance, dans un regard me payant de la galanterie de mon désintéressement. — « J’accepte », dis-je à M. de Brabançais.
Nous arrivâmes à Ciudadella, dans la nuit. Devant la maison de doña Mencia, il frappa trois fois dans ses mains. Mais deux ombres au lieu d’une, parurent. Je n’eus point le loisir de demander quelque explication. L’une des ombres, légère et fine, rejoignit M. de Brabançais. L’autre qui, en s’approchant, devint assez massive, m’aborda. Elle était encapuchonnée. De ce capuchon sortit une voix qui ne me sembla pas toute jeune. — « Je sais dit-elle, que je me lie à un vrai chevalier. Il faut bien (la dame eut un soupir langoureux) que je vous estime tel pour consentir à cette entrevue, objet de vos vœux. »
— Mes vœux ? pensai-je, avec quelque surprise.
— Mais un attachement aussi constant que le vôtre doit être traité avec ménagement, et il justifie mon imprudence. Il est vrai que je fus touchée des sentiments que vous me fîtes exprimer.
Mon étonnement ne laissait pas que de croître. Elle souleva alors son voile, et, bien qu’il n’y eut d’autre clarté que celle des étoiles, j’eus un petit frisson, car le visage que j’entrevoyais était celui d’une personne mûre et fort dénuée de grâce.
L’autre couple, cependant, avait pris de l’avance. Il arrivait près du port, et M. de Brabançais faisait déjà signe aux bateliers, attendant à leur poste. Soudain, des cris retentirent derrière nous ; on venait, je ne sais par quelles conjonctures, de s’aviser de la fuite de doña Mencia. Je pressai le pas, entraînant ma compagne. Ne commettait-elle pas quelque méprise ? Mais le moment n’était pas aux éclaircissements. Le malheur voulut que je me jetasse dans un maudit fossé, reste des travaux de défense, et je faillis m’y rompre le cou. Mon épée, ayant supporté le premier choc, se brisa. Hélas ! que j’étais loin des promesses héroïques que je m’étais promises ! Il me fallut l’aide des poursuivants pour que je fusse retiré, en piteux état, de cette sorte d’abîme. En tournant les yeux du côté de la mer, je distinguai, dans les premières transparences de l’aube, un point noir. Je restais l’impuissant prisonnier d’une foule irritée, et la dame âgée qui avait commencé avec moi la plus singulière conversation emplissait l’air de ses lamentations sur l’irrémédiable scandale dont elle se disait la victime.
On ne pouvait plus rien contre le ravisseur de doña Mencia, mais on tira de moi, Monsieur, la plus barbare vengeance. Doña Jacinta (ainsi s’appelle la matrone que j’avais enlevée sans le savoir), se plaignait d’être déshonorée. La ville entière, je crois bien, accourut, et lança contre moi les plus cruelles invectives. Que faire ? Je m’étais à ce point meurtri dans ma chute que je chancelais, et je n’avais plus d’épée. L’alcade tint conseil avec quelques notables : on décida, et c’était bien la plus étrange aventure de cette nuit d’aventures, que je devais épouser sur-le-champ doña Jacinta. Je déclarai que je mourrais plutôt. On ne tint point compte de mes protestations. On me porta, car je ne pouvais plus marcher, dans une chapelle où un prêtre nous unit. Puis, à bout de forces, je perdis connaissance.
Je compris tardivement ce qui s’était passé. Doña Mencia n’avait pu quitter la maison sans la complicité de la duègne. Par une ruse assez infernale de M. de Brabançais et de sa maîtresse, on avait persuadé la crédule vieille qu’un autre officier s’était éperdûment épris d’elle. Que ne lui avait-on pas conté pour la décider à un accord dans la fuite ? Elle avait accepté cette fable, et ainsi, avait-elle elle-même préparé le départ pour rejoindre le cavalier qu’on lui avait donné comme soupirant.
Quelques jours plus tard, bien qu’encore mal en point, je parvenais, au prix de mille artifices, à regagner Mahon, et mon premier soin était de demander raison à M. de Brabançais de la liberté avec laquelle il avait usé de moi. Je le blessai à l’épaule. Médiocre satisfaction ! En rentrant chez moi, la première personne que j’aperçus fut doña Jacinta — ma femme — qui avait su me trouver et qui ne me voulait point quitter, en arguant de son titre d’épouse. Je dus la faire congédier par deux grenadiers, mais elle revint, elle ne cessa point de revenir, et, dans le temps même que je me croyais le mieux à l’abri de ses poursuites, je la voyais apparaître.
M. de Guénant, qui commandait les troupes, eut vent de cette affaire, et m’adressa les plus amers reproches, en insistant sur ce point que sa politique exigeait que les habitants de l’île n’eussent point à se dire molestés par les Français. Il voulut bien, cependant, écouter les explications que je lui donnai, et il en sourit. Mais il déclara que, pour ne pas indisposer les Minorquins, il devait, bien qu’il compatît à mon infortune, reconnaître mon mariage pour valable.
Mais les officiers du corps d’occupation ne m’épargnèrent pas les brocards. C’est alors que je devins, d’un surnom qui devait me rester, quoi que je fisse, Rocquemont-la-Duègne. Je châtiai, assurément, quelques insolents, mais a-t-on raison de toute une armée ? Chez ceux-là même qui se taisaient, je sentais la moquerie. Je demandai à être renvoyé en France, et mes démarches me firent désigner pour un régiment qui se tenait en Flandre. J’avais lieu d’espérer qu’on me laisserait en repos, mais les nouvelles malicieuses se répandent avec une rapidité singulière. Des lettres de Minorque avaient fait connaître ma disgrâce. Je ne tardai pas à me convaincre, quelque réserve qu’on voulût d’abord garder, qu’on en était instruit. Dans la familiarité qui s’établit entre gens de même état, on n’eut plus cette discrétion. Quelqu’un me fit la méchante plaisanterie, qu’il paya un peu cher, de m’annoncer l’arrivée de doña Jacinta. Je vis bien, en dépit de cinq ou six duels sérieux, que je serais toujours Rocquemont-la-Duègne, que je ne saurais faire oublier la légende qui pesait sur moi, car elle se transmettait partout. Nous vivons dans un pays où l’on se ferait tuer plutôt que de renoncer à une raillerie, fût-elle la plus usagée. J’étais d’humeur confiante et serviable. Je n’eus plus que de l’aigreur. J’en vins à avoir peur, oui, Monsieur, peur, moi qui étais le premier aux assauts, d’une allusion à mes déboires.
J’abandonnai la carrière des armes, qui était la seule pour laquelle je me sentisse du goût. Je dus me réfugier à Paris, où il est possible de se faire ignorer. Je vis chichement d’une maigre pension, je supporte mal mon oisiveté, j’ai peu de commerce avec les hommes. Je ne les considère plus guère que de cette table de café, où ce que je vois et entends me fortifierait facilement dans ma misanthropie.
Si je crus devoir vous entretenir des injures du sort à mon égard, c’est que, votre jeunesse et votre air de franchise m’intéressèrent et que je voulus mettre en garde votre généreuse inexpérience contre de premiers mouvements, quand il s’agit des femmes. Moins prompt à de la complaisance, je n’eusse point connu les traverses qui ont fait de moi une sorte de loup-garou. Au demeurant, le sexe n’étant point en jeu, disposez de moi. »
Ce fut là le discours que me tint M. de Rocquemont. Bien qu’il ait des motifs à ses ressentiments, sa morale me parut un peu sèche, et je ne saurais m’en nourrir. Mieux valent de belles imprudences. Il n’est point, Monsieur, que des ingrates ou des fourbes, et je compte bien avoir à vous annoncer, quelque jour, une glorieuse conquête, qui me dédommagera de mes premières épreuves.