Lettres galantes du chevalier de Fagnes
X
Dans la planète Mercure
Ce 3 de Février 1771.
Après m’être fort échauffé dans une académie d’armes, afin d’entretenir la souplesse de mon bras, je pris froid, j’eus la fièvre, je me dus coucher. Ne vous inquiétez aucunement, Monsieur. La santé m’est parfaitement revenue. Mon hôtelier et une nièce qu’il a, me donnèrent des soins attentifs. Vous croirez sans peine que je préférais ceux de la nièce, qui est fort avenante, mais je n’étais guère dans le cas de faire le galant avec elle. Le médecin qu’on avait été querir était de ces hommes qui ont plus besoin de parler que d’examiner leurs malades. Il me fit un grand discours sur la fermentation du sang, s’écoutant lui-même avec tant de satisfaction qu’il oublia de me prescrire des remèdes, et sans tomber dans des plaisanteries rebattues, je crois vraiment que ce fut là la raison de ma prompte guérison.
La prudence m’obligeant à demeurer au lit, je lus un livre que voulut bien me faire porter, pour me distraire, un voyageur, dont la chambre est voisine de la mienne et qui avait eu la bonté de s’inquiéter de moi. Il me recommanda seulement de ne point le laisser traîner, car il pourrait bien paraître suspect. Ce livre n’avait pas été, en effet, imprimé à Paris, et n’était pas revêtu du privilège. J’en viens à hasarder maintenant que ce voyageur prudent était pressé de s’en débarrasser.
Nos philosophes, auxquels on ne laisse pas que de prêter une oreille attentive, sont, en pensée, de grands réformateurs de l’État. A leur suite, encore qu’ils soient parfois persécutés, se produit un mouvement dans les idées dont on ne peut pas n’être point frappé. Je vous fais tenir cette lettre par un moyen sûr, dont j’ai l’occasion : je n’oserais la confier à la Poste qui, assure-t-on, est fort indiscrète. Bien qu’avec des précautions, sans doute, on parle plus librement qu’on ne l’avait encore fait. Il court sans cesse des épigrammes qui nasardent les hommes au pouvoir, et de ces chansons narquoises qui font l’office d’armes de jet. On attaque fort le Parlement de M. de Maupéou et ses créatures. On dit que la destruction du grand corps de la magistrature invite à songer au passé et fait apprendre l’histoire de France à bien des gens qui seraient morts sans l’avoir sue. Vous seriez dans l’inquiétude, Monsieur, en apprenant que la personne du roi lui-même n’est pas épargnée en de mordants couplets. Il règne un esprit de mécontentement, qui n’est pas sans inspirer bien des alarmes. Il n’est pas jusqu’aux princes du sang qui ne protestent contre le renversement des lois.
Ce qu’on ne peut écrire, on le dit sous le voile de l’allégorie, que déguisent les conseils de la raison. Le livre dont je vous parle suppose une description de la vie des habitants de la planète Mercure. Par cette feinte, on fait entendre des vérités où on explique le désir de changements désirés. Il y a de la hardiesse dans le portrait de l’empereur de Mercure, qui est le plus libéral des monarques, et on imagine, en effet, que à son accession au trône, il prête le serment de laisser à ses peuples la jouissance entière de leur liberté, de leurs biens, de leurs goûts et de leurs discours, pourvu que le bien général n’en souffre pas. Cet empereur débonnaire permet à ses sujets de s’assembler, fût-ce pour choisir un nouveau maître, s’ils ont cessé d’être contents de lui. Il s’oblige à être accessible à tous et à ne jamais remettre au lendemain l’occasion de rendre justice. Il édicté qu’il ne sera rien fait d’important dans l’État sans qu’on ait pris l’avis des députés de tous les ordres. Il veut si bien le bonheur des citoyens de son empire (ceci est un de ces articles plaisants qui sont pour faire passer le sérieux) qu’il est défendu de demeurer plus de trente-trois heures dans le chagrin sans s’être mis en devoir d’avertir des motifs de cette peine Sa Majesté, qui pourvoira sans délai à rendre à l’affligé sa sérénité d’esprit.
Ainsi, le badinage se mêle-t-il aux rêveries politiques. A côté de leçons morales, vous verriez des fantaisies allant jusqu’à l’extrême, ce qu’on trouve, notamment dans le chapitre du mariage des gens de Mercure. L’empereur, ayant regardé l’uniformité qui se glisse bientôt dans les mariages les mieux assortis, comme une source d’ennui presque inévitable, a cru parer à cet inconvénient en limitant la durée des unions à un très petit nombre d’années. Au demeurant, on ne se marie point sans une épreuve préalable. Il est de règle que les futurs conjoints soient enfermés pendant trois jours et trois nuits dans une chambre pompeuse, qu’on appelle la chambre du sphinx. Dans cette solitude à deux, ils démasquent leurs sentiments, leurs goûts, leur caractère, qu’il est moins facile de cacher dans un tête-à-tête que dans la dissipation du monde.
Vous penserez que ces aspirants au mariage ont, dans leur isolement, une façon d’occuper agréablement leur temps ; mais ces épanchements nuiraient à la bonne foi de l’épreuve ; ils ont toute la liberté de leurs gestes ; un invisible rideau qui n’en est pas moins consistant, empêche, toutefois, qu’ils se puissent toucher.
La philosophie, dans ce livre, prend un air souriant. Il n’est point, dans Mercure, de dévots dont l’hypocrisie prend des dehors édifiants, parce que la religion n’y est fondée que sur les seules lumières de la raison. En cette planète, les curiosités de la police, ouvrant les lettres, seraient déjouées, car elles ne montrent plus que du papier blanc à ceux qui ont voulu indûment en prendre communication. Dans Mercure, les amants sont discrets, et ils ne confient au public ni leurs peines, ni leurs plaisirs. On ignore ces catalogues effrontés qui affichent les conquêtes d’une femme et l’espèce d’arithmétique grossière d’un jeune étourdi qui calcule, aux yeux du monde, ses amusements journaliers. Il n’y a guère de jalousie : c’est un mal que les Mercuriens laissent aux amants de la Terre. L’histoire de Termetis et de la belle Nixée atteste cette sagesse de ne se point torturer pour ce qui est ou n’est pas. Vous saurez donc que Termetis était fort épris de Nixée, mais il n’était point si bien de son merveilleux pays qu’il n’eût des faiblesses communes à d’autres peuples, en matière d’amour. Il ne pouvait vaincre sa timidité, et, de quelque flamme qu’il brûlât, il s’alambiquait l’esprit pour accabler Nixée de phrases élégamment obscures, si bien que cette jeune femme avait peine à comprendre ce qu’il attendait d’elle. A tant de soupirs, elle eût préféré des désirs nettement exprimés. Il eût mieux réussi auprès d’elle en allant droit au fait. Aussi, bien qu’elle le trouvât à son goût, l’estimait-elle un peu sot, et elle disait que c’était dommage, et qu’on se fût arrangé plus facilement qu’il ne le pensait. Sur ces entrefaites, Termetis fut contraint d’entreprendre un voyage. La plume à la main, il s’expliquait mieux qu’en paroles et il écrivait les lettres les plus passionnées, dont Nixée ne laissait pas que d’être touchée, à telles enseignes qu’elle se mit à chérir l’absent, qu’elle ne cessait de louer sa constance et elle en vint à l’attendre avec la plus grande impatience. Quand il fut au terme de ce voyage, il annonça son retour d’une façon précise. Quelque circonstance fit que Nixée ne reçut point à temps cet avis, et elle était sortie quand Termetis se présenta chez elle. Il ne rencontra qu’une amie de sa belle, qui était venue la visiter. Cette dame était de complexion fort galante : elle fit au voyageur, dépité de n’être point reçu comme il espérait l’être, de telles agaceries, que ce parfait amant, quelque amour qu’il eût pour Nixée, ne résista pas à des avances qui étaient les plus expressives du monde. Ce fut dans le temps qu’ils se livraient à leurs transports que Nixée rentra ; ils étaient si enivrés de plaisir qu’à peine l’aperçurent-ils.
Termetis, qui la vit le premier, eut une telle confusion qu’il ne fit qu’un saut pour s’aller cacher. Nixée ne laissa pas que d’adresser quelques petits reproches à son indiscrète amie, mais celle-ci ne s’excusa qu’en disant qu’elle eût été bien fâchée de ne pas mettre à l’épreuve la vaillance d’un pareil champion et que, si elle n’avait eu avec lui qu’une escarmouche, cette escarmouche-là valait bien une bataille. Elle lui fit de l’aventure un récit à ce point circonstancié que Nixée se hâta de tirer Termetis de sa cachette.
— Je vous pardonne, dit-elle, mais à condition qu’il n’y ait point d’exagération dans ce qui m’est rapporté, ce dont je me veux assurer.
Ainsi, point de cris, de larmes, d’emportements, et il y eut trois heureux.
Mais ces bagatelles n’empêchent point que, sous couleur de plaisanteries, il n’y ait, en d’autres chapitres, une juste satire des mœurs du jour. Il est bien vrai que les choses ne vont pas le mieux du monde, puisque, avec toute l’ardeur que je sens en moi, je n’ai pu encore m’employer selon mes ambitions.