Lettres galantes du chevalier de Fagnes
VIII
M. l’envoyé de Genève et sa fille
Ce 9 d’Octobre 1770.
La dernière lettre que j’eus l’honneur de vous écrire vous a laissé, Monsieur, sous une fâcheuse impression, que j’ai hâte de dissiper. J’avais fait une assez pauvre figure dans l’histoire que je vous ai contée. Les événements ont pris un meilleur tour que celui que je pouvais espérer.
Le commissaire, qui m’avait d’abord paru fort dur, n’est pas un mauvais homme. Mon air de franchise désarma sa sévérité, et il voulut bien s’intéresser à moi et tenter de me tirer d’embarras. A la vérité, il me trouva d’abord rebelle à ses bonnes intentions, et vous comprendrez ma révolte quand je vous aurai instruit des conditions qui étaient mises à l’effacement de cette affaire.
Assuré de ma sincérité, il s’était déclaré en ma faveur. Il me dit qu’il avait eu une entrevue avec M. l’Envoyé de Genève et qu’il avait plaidé ma cause auprès de M. Sellon, en lui représentant l’erreur où j’avais été jeté et que je n’étais point fait pour suivre la mauvaise voie. Il avait apaisé son courroux, et M. Sellon se prêtait à un arrangement : il consentait à ne point donner de suites à sa plainte et à ne voir dans l’attaque à laquelle je m’étais livré sur lui qu’une fougue étourdie. Au demeurant, j’avais déjà été assez puni. Mais, pour me donner une profitable leçon, il imposait que je lui présentasse des excuses.
— Des excuses, m’écriai-je, après que j’ai reçu de lui le plus sensible outrage, qu’il a brisé mon épée et s’est servi contre moi de ses poings. Qu’on ne les attende pas du gentilhomme que je suis, encore que je sois sans appui. Ma fierté ne condescendra pas à cet acte d’humilité. Je supporterai plutôt tout ce qu’il faudra souffrir.
— Voilà qui est fort beau, fit le commissaire, mais vous êtes prompt à oublier la situation dans laquelle vous vous trouvez. Les magistrats, s’ils ont à délibérer sur votre cas, ne sauraient, devant l’évidence des faits, vous épargner.
— Hé bien, qu’ils m’accablent sous l’inflexibilité des lois, je n’implorerai pas la clémence d’un homme qui me traita comme un rustre.
— Cependant, vous-même, vous lui sautâtes à la gorge.
— N’imaginais-je point qu’il fût un scélérat ?
— Avouez qu’il ne pouvait deviner que vous le jugiez tel.
Ces raisonnements, et ceux qu’il ajouta, en considération de l’opprobre à quoi je m’exposais, ne me purent convaincre.
Croyant que je balançais à suivre ses conseils, il se retira, en m’avertissant qu’il me laissait à mes méditations. Il revint le lendemain ; il y avait de la gravité sur ses traits.
— J’ai pris de vous, dit-il, une opinion qui rend ma mission fort pénible. Il faut quitter cet hôpital où je vous fis témoigner quelques égards, et je vous dois conduire à la prison. Réfléchissez encore. Par votre obstination allez-vous compromettre votre avenir, et porter le poids d’une flétrissure ? Une démarche auprès de M. Sellon sera chose tôt accomplie. Elle ne sera point la vexation que vous supposez. Il me semble que M. l’Envoyé de Genève, s’il est très ferme en ses déterminations, ne tient qu’à une formalité. Acceptez ce léger calice.
Il me fit le tableau des épreuves qui m’attendaient, si je m’entêtais à refuser ma liberté, au prix qu’elle m’était offerte, et ne laissa pas que de m’indiquer que c’était la ruine de toutes mes ambitions. Il pensa trouver le meilleur argument en faisant valoir que cette démarche ne serait connue de personne.
— Et le propre sentiment de ma dignité ! répliquai-je.
Il insista cependant, se flattant d’avoir pour moi une sollicitude qui ne lui était pas coutumière.
— Songez, reprit-il, qu’une plainte formée par un ambassadeur, même d’un petit État, est fort exactement suivie, et l’arrêt qui sera rendu contre vous sera rigoureux. La prison, à votre âge ! Vous ne sauriez vous laver de cette honte.
Il vit qu’il ébranlait ma constance, par cette vision des maux qui pèseraient sur ma vie, et il m’arracha le serment d’aller trouver M. Sellon. Il me dit que, dès qu’il avait ma parole, il lui était permis de me congédier. Je ne pus que le remercier de ses bons procédés, et je partis pour Paris, en fort piteux équipage. Mon habit avait été entièrement gâté. Par bonheur, les gens de l’hôpital ne m’avaient pas volé tout l’argent que j’avais dans ma bourse, et je m’occupai, tout d’abord, de me mettre en état de me présenter décemment chez M. Sellon, puisque je ne pouvais me dérober à cette obligation. On me signala un homme admirable, ayant nom Dartigalongue, marchand tailleur, qui a eu l’idée ingénieuse d’établir un magasin d’habits tout faits, de toutes espèces et de toutes tailles et des plus à la mode. Je me rendis à son magasin, rue de Savoye, et, après quelques recherches, tout en vantant complaisamment ma prestance, il m’accommoda suffisamment. On eût dit, affirma-t-il, que les vêtements qu’il m’engageait à prendre avaient été faits tout exprès pour moi. Au moins avais-je paré du mieux possible à la nécessité où j’étais de faire vite.
M. Sellon habite une belle maison de la rue Saint-Benoît. Vous me croirez sans peine, Monsieur, quand je vous aurai dit que je fis longtemps les cent pas avant de me décider à frapper le marteau de la porte. Il m’en coûtait, d’une façon horrible, de me plier à cette visite. Je n’étais point satisfait des paroles que j’avais préparées, et je me sentais incapable de prendre un air de soumission. Enfin, je me décidai. Il ne fallut que peu d’instants pour que je fusse introduit auprès de M. Sellon. Je vous assure que j’éprouvais le plus grand dépit qui fût.
M. Sellon était en chenille, et, dans ce déshabillé d’intérieur, il me parut encore plus grand que dans son malencontreux habit vert de Versailles. Je fus d’abord assez froissé qu’il me reçût dans cette tenue négligée. Il allégua qu’il ne l’avait point quittée afin que je n’attendisse pas.
— Monsieur l’Envoyé de Genève, lui dis-je, d’un ton froid, vous avez exigé que je vous fisse des excuses d’une méprise qui me poussa à vous aborder sur la route fort incivilement, j’en dois convenir. Puisque vous avez mis à ma libération cette dure condition, je m’y soumets. L’humiliation à laquelle vous me contraignez me tient, à ce que je pense, quitte envers vous ?
— En effet, répondit-il, en souriant, et je fus blessé de son sourire, car il ne semblait point accorder à ma démarche, si dure pour mon amour-propre, tout le sérieux que je lui donnais.
— Ce point réglé, encore que j’aie de la considération pour les fonctions que vous occupez, nous sommes donc sur le pied d’une manière d’égalité ?
— Hé bien ? (et son visage gardait de la bonhomie).
— Je vous demande donc raison de l’offense que vous me fîtes en brisant mon épée.
— Le jeune coq ! dit-il, sans s’émouvoir, et sans que son sourire cessât de se dessiner sur ses lèvres. Vous êtes bien tel qu’on me dépeignit que vous étiez, et ce portrait qu’on me traça de vous m’intéressa. Vous plaît-il que nous raisonnions ? M’allais-je laisser sottement percer par un enragé qui me débitait des folies ? Si pacifique que je sois, ma patience a des bornes. Le plus pressé était de rendre vaine votre menace. Il est vrai que j’ai eu quelques regrets, quand j’ai été instruit par le commissaire, de vos héroïques motifs d’assaillir les gens, de vous avoir fait sentir la lourdeur de mon poing. La nature m’a donné une force dont je n’use que dans l’extrémité des circonstances. Je crois tenir mon rang dignement, mais je n’ai point reçu une éducation d’homme de cour. Au demeurant, un furieux vous attaque subitement, vous prend au collet, a les desseins les plus violents. En bonne justice, qu’eussiez-vous fait à ma place ? Il reste ceci, que vous avez un entrain et une détermination qui me plaisent, car je pense m’y connaître en hommes. Ce n’est point là la vanité et la frivolité de nos petits maîtres. Mon âge me permet de vous parler familièrement. Ne conviendrait-il pas que nous fissions la paix ?
Je fus un peu surpris de ce langage presque paternel. M. Sellon reprit qu’il s’était occupé de moi dès qu’il eut reçu sur mon compte des indications qui lui avaient paru favorables, qu’il avait retiré sa plainte avant toute chose et que, s’il m’avait imposé cette visite, c’était pour me connaître et pour juger de la loyauté de mon caractère. J’avais pris sur moi de faire un effort pour vaincre ma répugnance à une démarche que je devais, et c’est de quoi il était satisfait.
Vous eussiez vu alors, Monsieur, un air de bonté répandu sur ses traits. Je fus touché de ses avances et estimai ma provocation de tout à l’heure assez ridicule. M. Sellon me tendit la main. J’étais arrivé tout gonflé de ressentiments : je me sentis du respect pour lui. Je souscrivis à ce traité de paix en termes d’assez bonne grâce, je crois car ils semblèrent lui agréer. Il me fallut bien m’aviser que, s’il a la main rude quand il se défend, M. l’Envoyé de Genève est un homme excellent, dans la simplicité de ses manières, qui s’allie à de la finesse d’esprit. Quand nous fûmes en confiance, il eut la générosité de ne me point plaisanter sur ma promptitude à embrasser une cause avant de savoir ce qu’elle valait. Il blâma seulement la supercherie de M. de la Chaux et me dit qu’il n’estimait rien tant que la probité. Volontiers indulgent, il était sévère pour le mensonge et l’indélicatesse.
J’eusse été bien surpris, en frappant à la porte de M. Sellon, si l’on m’eût fait entrevoir, dans le moment que je pestais contre une pénible obligation, l’accueil que je recevrais dans cette maison. Il était près de trois heures et j’allais prendre congé, fort réconcilié avec mon adversaire de la route de Paris, pour lequel je professais maintenant de l’estime. C’était, en effet, d’un ton de bonne humeur, sans nulle affectation de supériorité, en dépit des fonctions dont il est revêtu, mais avec la sûreté de l’expérience, qu’il m’avait donné des conseils que je ne pouvais écouter qu’avec déférence. Il y a en lui une manière de rondeur pour dire des choses justes et sages. C’est un bon sens qui n’est aucunement plat, et qui a, au contraire, une élévation naturelle. Comme je me préparais à me retirer, il fit cette réflexion qu’il était tard, que l’heure était venue de se mettre à table, et il me pria à dîner avec lui. Je me vis confus de son obligeance, mais il m’assura qu’il n’y avait point de façons à faire. Il me demanda seulement quelques instants pour passer un habit plus convenable.
Je m’étonnais encore du tour qu’avait pris l’entretien, quand il revint. « — Je me suis gardé, me dit-il en riant, de m’habiller de vert. » Un laquais le vint prévenir qu’il était attendu, et il passa son bras sous le mien pour me conduire dans la salle où était préparé le dîner. Je n’étais pas au bout de l’imprévu. Une belle jeune personne se leva à l’approche de M. Sellon, qui me nomma à elle. — « C’est ma fille Angélique », fit-il. Je la saluai, et elle répondit gracieusement à mon salut. Il ne me suffit pas, Monsieur, d’écrire que Mademoiselle Angélique est fort belle. Je ne saurais me dispenser de vous la peindre, fût-ce avec d’imparfaites couleurs. Elle a le front assez haut et très pur, et sa coiffure, avec ses cheveux blonds, à peine poudrés, relevés sur la tête et légèrement crêpés, lui forment une sorte de diadème. Sous des sourcils un peu plus foncés que ses cheveux, ses yeux ont une charmante expression de douceur ; le nez est droit et fin ; l’arc de sa bouche est du plus délicieux dessin du monde, mais le menton, bien que fort joliment arrondi, dit de la volonté. Ce qui est en elle particulier, c’est un alliage de sérieux et d’enjouement, et cet enjouement est bien loin de la frivolité. Elle me sembla accomplie. Elle a pour son père, qui est veuf depuis longtemps, et qui a toute confiance en elle, une affectueuse déférence, qui est fort touchante.
La table était des mieux servies, sans étalage de luxe, mais tout indiquait le goût dans l’aisance. M. Sellon menait la conversation avec bonne humeur, et Mademoiselle Angélique avait de charmantes réflexions, où elle mettait sa sensibilité, ou l’esprit le plus fin, en n’ayant garde de le vouloir afficher. Tous deux s’appliquaient à prévenir quelque gêne de ma part, et à m’inviter à m’exprimer avec toute liberté.
M. Sellon aime la bonne chère, mais la veut simple, à la condition que les mets qui sont présentés soient parfaits. Il dit qu’il avait conservé les habitudes des bourgeois de Genève, et on commença, en effet, par un bouilli qui était admirable, avant une entrée de veau cuit dans son jus et un merveilleux dindon. Il dit qu’il ne regrettait point qu’on eût cessé de faire mousser le vin de champagne, et qu’il approuvait cette mode, car depuis qu’on savait que les vins mousseux étaient des vins verts, qui se tirent en bouteille au printemps, quand la révolution opérée par la nature les fait entrer en fermentation, il n’y avait plus à les estimer autant. Puis il éleva le sujet et fit, avec une ironie qui n’avait nulle amertume, la critique de quelques-unes des mœurs du jour.
Enfin, il m’interrogea avec bienveillance sur mes desseins. Il me dit que, tout en veillant aux intérêts politiques qui lui étaient confiés, il faisait de grandes affaires de finance, et que c’était pour l’expérience et la probité que voulaient bien lui reconnaître les magistrats de son pays qu’il avait été désigné par eux, afin de traiter avec la France au nom de la République de Genève. Par cela même qu’il prenait part à d’importantes opérations, il pourrait peut-être me diriger utilement, si je montrais quelque docilité à suivre ses leçons.
Je remerciai M. Sellon pour lequel je sentais un véritable attachement (qui me l’eût dit, quelques heures auparavant !) de la bonté de ses intentions, mais je ne pus dissimuler une sorte de mouvement de révolte contre cette idée. Je lui répondis que si je devais confesser que je fusse de très petite fortune, je n’entendais sortir de l’ombre que par un acte qui attirât sur moi une particulière estime, et que j’entendais, bien que je n’eusse, jusqu’à présent, rencontré que déceptions, me distinguer en accomplissant quelque exploit. Je vous rapporte, Monsieur, les propos qui furent échangés. — Verriez-vous donc, me dit M. Sellon, une déchéance dans le fait d’obtenir, par une patiente application, une situation enviable, permettant de jouir intelligemment des satisfactions que peut donner la vie ? Je ripostai, en m’excusant de marquer sans doute de la présomption, que je me croyais né pour faire de grandes choses. Il sourit, et ce qui me causa quelque peine, ce fut de voir Mlle Angélique, bien qu’avec de charmants ménagements, incliner, elle aussi, à sourire. « — J’eusse aimé vous pousser, me dit M. Sellon, car il y a en vous de la vraie jeunesse, et qui ne rêve point que de frivolités. Mais je dois reconnaître que mes bureaux ne sont pas une école d’Amadis. Jetez votre gourme : il se pourrait bien que vous m’écoutassiez un jour, avec plus d’attention. L’expérience a raison de bien des illusions. Quoi qu’il en soit, vous trouverez toujours accueil dans cette maison. »
J’eusse pu me fâcher des doutes qu’il émettait sur les moyens par lesquels je veux parvenir, si son discours n’eût pas été empreint d’une manière de sollicitude pour moi, dont je ne pouvais point n’être pas touché. On se leva de table et M. Sellon me dit qu’il me plût de l’attendre un instant. Il revint et il tenait à la main une épée. « — Je vous ai brisé la vôtre, fit-il, avec une parfaite affabilité, il faut bien que je la remplace. Acceptez celle-ci, en pensant au changement de face des événements, pour vous rappeler que je ne suis pas aussi rude que je le parus tout d’abord. » Je fus ému aux larmes de cette attention. « — Puissé-je tirer cette épée pour votre défense ! m’écriai-je. — Grand merci, fit-il avec finesse, mais je ne souhaite point des conjonctures où j’aie besoin de votre vaillance. » Il eut la délicatesse de ne pas ajouter qu’il savait bien se défendre lui-même, et c’est de quoi j’avais fait l’épreuve.
J’aurais encore bien des particularités à vous mander, Monsieur, mais les remettrai à un prochain ordinaire. Cette lettre ne vous surprendra-t-elle pas par un ton bien différent de ce que je vous écrivis, alors que je me voyais si désemparé ? L’ennemi que je pensais rencontrer s’est conduit avec moi en ami et ne m’inspire plus que le respect. Que de charmes possède Mlle Angélique ! Je ne vais point m’attarder à soupirer pour cette délicieuse fille, qui, tout aimable qu’elle fut à mon égard, ne saurait, partageant les idées de son père, voir en moi, qu’une sorte de rêveur ; mais je songe qu’il serait beau, tant qu’elle se flattât d’être loin du romanesque, de m’imposer à son attention par quelque action glorieuse.