Lettres galantes du chevalier de Fagnes
XIII
Le Prétendant
Ce 3 d’Octobre 1771.
Il m’arrive, Monsieur, de passer parfois une heure au café de la Croix de Malte, rue de l’Arbre-Sec, car il est bon de recueillir les propos qui s’échangent sur les affaires publiques et privées dont on s’entretient fort en cet établissement. J’y fus instruit d’un événement qui ne laissa pas que de m’intéresser. Encore qu’il donnât cette nouvelle comme un grand secret, un gros petit homme, au teint coloré, la perruque mal assurée, ne baissait point tant la voix qu’on ne pût entendre ce qu’il disait à des personnes réunies autour de lui.
— Oui, affirmait-il, vous pouvez tenir pour certain que le Prétendant a débarqué ces jours derniers à Paris, et non point en bel équipage, mais venant de Sienne en une mauvaise chaise de poste, et accompagné d’un seul laquais. Il doit avoir une entrevue capitale avec M. d’Aiguillon.
On hochait la tête.
— Je suis à ce point renseigné, poursuivit le discoureur, qu’il m’est loisible d’indiquer sa demeure.
— Et quel prince l’héberge ? demande-t-on.
— Il n’est point question de prince, répondit-il, Charles-Édouard est descendu à l’hôtel garni.
— Est-ce possible ?
— Et cet hôtel est l’hôtel de Hambourg, rue des Boucheries, à l’endroit où cette rue s’élargit un peu.
Charles-Édouard, le héros, le conquérant de son royaume, si grand dans les revers, et qui, vaincu dans la mémorable bataille de Culloden, acquit plus de gloire dans la défaite que son vainqueur ; Charles-Édouard, ce noble Stuart, trahi par la fortune, roi sans couronne, mais fait, par son courage et sa constance, pour porter celle de ses aïeux, sacré par la majesté du malheur. Vous savez, Monsieur, que je me passionnai pour cette histoire, pour la prodigieuse campagne qu’il fit en Écosse, avec une poignée de partisans, d’abord, pour ses succès, pour les injures du sort qu’il subit sans faiblesse, pour sa vie errante à travers l’Europe. Il put avoir tous les espoirs, et il éprouva ce que l’adversité a de plus cruel sans qu’elle pût ébranler son caractère. Il a, par les vicissitudes qui l’accablèrent et pour la fermeté d’âme avec laquelle il les supporta, la célébrité la plus respectable.
Une idée téméraire se forma dans mon esprit. Je cherchais des aventures qui me missent en lumière. S’en offrirait-il de plus belles que celles que je trouverais en suivant un prince aussi magnanime ? Sans doute las de l’oisiveté qui ne pouvait convenir à un esprit bouillant comme le sien, nourrissait-il de grands desseins, et, avec plus de chances qu’il n’en avait eues dix ans auparavant, préparait-il une expédition. Ce fut la supposition que je fis aussitôt. Mais, après m’être enflammé pour ce rêve de m’attacher à son destin, je reconnus la difficulté de réaliser une telle ambition. Comment trouver accueil auprès du Prétendant, comment réussir à me faire nommer à lui ? Cependant, ces aspirations avaient pris en moi tant de force que je ne pus résister au désir d’aller rôder du côté de l’hôtel de Hambourg. J’avais été averti encore que Charles-Édouard s’était donné le nom de comte de Clifton, qui rappelait une de ses mémorables victoires.
La volonté de parvenir à un but rend ingénieux. Je réussis à aborder le laquais du Prétendant : c’était un rustre que je gagnai par quelque argent. Je finis par lui exposer ma prétention d’être admis auprès de son maître, sous le prétexte qu’il voudrait trouver ; je pourrais, quoi qu’il en fût, considérer de près ce grand homme. Je ne laissai pas que d’être surpris quand ce laquais me dit qu’il lui serait facile de me contenter, et il m’invita, en effet, à le suivre.
Je dominais à peine mon émotion quand je fus introduit dans la chambre du prince. Je n’eus pas, d’abord, le temps de remarquer qu’elle était en désordre : mes yeux se portaient vers l’illustre capitaine qui avait fait trembler quelque temps de redoutables adversaires.
A mon approche, il leva négligemment la tête. Encore qu’il n’eût que cinquante ans, son visage portait les signes de la vieillesse ; il n’avait point de perruque, et des mèches grises tombaient sur son front. Après tant d’épreuves, se pouvait-on étonner de ces ravages ? Il était assis, simplement en veste et en culotte, dans un fauteuil, devant une petite table, chargée de bouteilles, parmi lesquelles se trouvaient une écritoire et une lettre commencée. J’eus de cette absence d’étiquette une impression douloureuse : tant d’exploits accomplis par lui, et cette manière d’abandon ! Cette impression s’accrut aux premières paroles qu’il prononça, d’une voix qui me parut éraillée.
— Que me veux-tu ? me demanda-t-il familièrement. Si c’est pour un secours, c’est à moi plutôt qu’il appartiendrait de le solliciter. Tu vois que mes affaires sont dans un état peu brillant.
Je répondis, fort affligé de cette détresse, que je tenais pour le plus grand honneur de ma vie, celui de pouvoir l’assurer de mon admiration et de mon respect. Je me nommai, j’invoquai mon désir de recevoir, même de loin, les leçons d’un aussi illustre modèle.
— Je ne souhaiterais rien tant, lui dis-je, que de mettre mon ardeur et mon dévouement au service de votre Majesté.
— Ma Majesté, fit-il, elle est belle ! C’est une Majesté sans un sol.
Le ton désabusé sur lequel il s’exprimait me pénétrait de sentiments d’amertume. Puis le roi me fit signe de m’asseoir de l’autre côté de la table et il m’invita à me verser à boire. Lui-même but un grand verre de vin de Bourgogne. J’eus le chagrin de m’apercevoir bientôt, tant que j’eusse lutté contre cette conjecture, que Charles-Édouard était près de l’ivresse. Il s’emporta contre son laquais qui n’avait pas déjà remplacé une bouteille vide par une autre, et cet homme lui dit sans ménagements que l’hôtelier n’avait point de hâte à fournir qui ne le payait pas. Vous ne sauriez imaginer, Monsieur, ma consternation, alors que je m’attendais au spectacle de la suprême dignité dans l’infortune. Je conçus, cependant, que le Prétendant avait peut-être recours à quelque feinte pour dissimuler, en se plaisant à se rabaisser, les grands projets qu’il avait formés. Mais, après qu’il eut bu encore, il ne me fut plus permis de douter de la réalité de cette ivresse. Il tenait des propos extravagants, sa bouche était pâteuse et ses yeux perdaient leur expression. Quel accueil je rencontrais auprès de lui, dont je m’étais fait une si haute idée !
Je n’eusse point osé, une heure auparavant, supposer que je serais admis auprès du prince, et, maintenant, je ressentais la plus grande déception. Dans les fumées du vin, il raillait lui-même sa déchéance et disait que ses soldats de Culloden, s’il leur était donné de revenir, seraient bien au regret de s’être fait tuer pour lui, en le voyant tel qu’il était devenu. Au milieu de hoquets, il entonnait des chansons grossières.
— Tu veux me servir, ce qui est d’un cœur généreux, dit-il. Hé bien, commence par remplir mon verre. Car ma main n’est plus assez assurée pour le faire. Si ma cour n’est pas nombreuse, j’y veux des gens utiles, et je te nomme mon grand échanson.
Des larmes me montaient aux yeux tant j’avais de désillusion de son misérable état. Non ! au point où en était cet homme qui avait glorieusement montré qu’il savait commander, il ne s’agissait plus de vastes desseins. Il oubliait, au demeurant, toute réserve, et c’est ainsi que, en mots entrecoupés, en me cessant de porter son gobelet à ses lèvres, il parla du mariage qu’on avait convenu pour lui. Ma délicatesse ne me permettait pas d’être instruit, malgré moi, des vues politiques des gouvernements. Je me voulus lever et prendre congé ; Charles-Édouard me retint presque de force.
— Oui, mon cher, dit-il, d’Aiguillon me veut faire épouser une princesse de dix-huit ans… Tu verras que cette petite Stolberg me fera le plus grand cocu du monde… Mais de ce malheur-là, je me consolerai, si la dot est honnête… Encore, n’est-ce pas le papa qui la fournira, car ce grand souverain règne sur un État qui a quatre lieues de long… Vaincu, cocu, cela rime au mieux, n’est-ce pas ?
Je rougis de l’entendre ainsi divaguer ou laisser percer, hors de sa raison, des arrangements pour sortir de sa pauvreté qui n’étaient point pour être connus du public. Il revenait, avec une insistance pénible, pour moi, sur ce point qu’il était inévitable qu’il fût cocu, bien qu’il fût encore capable de caresser une femme, mais il n’avait de goût, à ce qu’il assurait, que pour les souillons. Comment des souvenirs de ses héroïques campagnes, se mêlaient-ils, par lambeaux, à ces propos inconsidérés ? Dans cette déplorable perte de sa lucidité, il pensait parfois être à la tête de son armée et il appelait par leur nom, comme pour les convier à boire avec lui, quelques-uns de ses Écossais qui lui avaient été les plus fidèles, et jusqu’à la mort.
Fut-ce cette évocation, ne se présentât-elle à lui que dans son délire aviné, qui le fit se ressaisir ? Soudain, il se dressa ; tous les signes de son ivresse s’étaient effacés, et, dans son déshabillé même, il me parut avoir retrouvé sa royale dignité. Son air était majestueux.
— Monsieur, fit-il, je ne sais ce qui m’échappa dans des discours inconséquents, sous l’empire d’une malheureuse passion à laquelle j’ai la faiblesse de céder. Mais regardez-moi : vous pourrez dire que vous avez vu un prince qui connut toutes les ingratitudes, celle des peuples et celle des rois.
Des monarques formaient des vœux pour sa cause tant qu’il était victorieux : ils le dédaignèrent et lui contestèrent son titre même, quand il éprouva la défaite, et la terre sembla manquer à son exil. Le chef de la religion a plus d’égards pour un hérétique que pour lui, qui versa son sang et celui de braves gens pour la foi catholique. Il gêne les Cours d’Europe, qui se le renvoient comme un hôte fâcheux dont on n’a que faire, et quand son indigence devient trop scandaleuse, car son nom, malgré tout, pèse encore de quelque poids, et vivra dans l’Histoire, on se débarrasse de lui en sacrifiant une jeune princesse à laquelle on donnera quelques subsides pour la dédommager d’épouser un homme flétri par ses vices, lui qui était né avec des vertus, et qui est un vieillard avant l’âge…
Il parlait avec une ironie hautaine ; son visage avait retrouvé sa noblesse, ses yeux, mornes tout à l’heure, jetaient du feu. Je ne pouvais croire, que ce fût le même homme que je venais de voir dans une sorte d’ignominie.
— Mon enfant, me dit-il, vous êtes dans la fleur de la vie ; la démarche que vous fîtes étourdiment auprès de moi, atteste que vous avez du cœur. Ne vous fiez pas à ces beaux emportements. Sachez qu’il n’y a d’autre morale que celle du succès. Écoutez ce conseil : ne vous attachez qu’à ceux-là, qui ont une étoile heureuse. » Je protestai que l’exemple de grandeur d’âme qu’il avait donné, après une funeste bataille, serait toujours un objet d’admiration.
— La postérité, dis-je, recueillera les grandes actions de votre Majesté. — En attendant, reprit-il, vous voyez où j’en suis, c’est pourquoi il faut chercher l’oubli.
Il se laissa tomber dans son fauteuil et s’avisa qu’une bouteille n’était pas encore vide. Il but largement, et je m’aperçus que, après cet éclair de perspicacité, il reprenait cette apparence grossière dont j’avais d’abord été confondu.
— La postérité, s’écria-t-il, avec un mauvais rire, ne fait pas d’avances d’hoirie, et il sera un peu tard pour m’assurer le nécessaire quand elle s’occupera de moi.
Il appela son laquais et lui donna l’ordre, en le menaçant de lui casser une canne sur le dos s’il ne trouvait pas le moyen de lui obéir, d’aller chercher du vin. Quand ce vin eut été apporté, il s’en versa de grandes rasades.
— Sais-tu écrire, me demanda-t-il avec brusquerie, sur un ton de nouveau familier, j’ai cette incommodité que mes mains ont, dans ce moment, je ne sais quelles saccades, et je ne saurais finir cette lettre que j’ai commencée et qu’il faut bien que je fasse tenir, car, du d’Aiguillon, je n’ai encore que des promesses.
Je me voulus récuser, en alléguant que, quelle que fût ma discrétion, je n’avais point qualité pour pénétrer ses affaires. Mais il me prit par le bras et me plaça devant le papier, disposé sur la table. Puis, par une lubie, il sembla oublier la lettre dont il venait de me parler, et il balbutia une chanson obscène. Il interrompait cette chanson pour se plaindre de son frère, le cardinal, qui vivait à Rome dans l’abondance, en retour de ses flatteries aux Souverains auxquels il se plaisait à faire oublier qu’il fût un Stuart. Le Prétendant le traita, pour l’avoir fait manger à sa table, à la dernière place, de plat valet des persécuteurs de sa famille. Enfin, toujours buvant, il apostropha je ne sais quels ennemis que son imagination échauffée lui représentait. Il tentait alors de se lever, mais s’affaissait sur son siège. De quelles misères étais-je le témoin ? Eussé-je pu croire que ce prince, dont le passé était si grand, se livrerait, devant moi, à ces excès et me révélerait, dans l’aberration de l’ivresse, la profondeur de sa chute ?
Je maudissais l’inspiration qui m’avait conduit vers lui. J’étais loin d’espérer l’honneur d’une réception, ma démarche me semblait vaine, et, ayant eu comme introducteur un laquais grotesque, je n’avais même pas eu à solliciter une audience, qui ne me laissait que déception, en présence d’un homme tombé si bas !
Mais Charles-Édouard se reprend subitement comme par un prodige. Ses malheurs sont la seule cause de sa dégradation. La clarté se refait en son esprit, dans le moment qu’on le pense le plus égaré. Il se transfigure ; tout ce qui reste de noble en lui reparaît. J’inclinais à croire qu’il allait rouler sous la table. Mais je le vis bientôt aussi net d’intelligence que s’il n’eût point proféré des insanités. Il fit un effort, retrouva la maîtrise de lui-même, se recueillit.
— Hé bien, me dit-il, écrivez. » Ce n’est qu’à vous, Monsieur, que je confie que la lettre qu’il me dictait, m’employant comme son secrétaire, était destinée au roi : — « Monsieur, mon frère et cousin, l’amitié qui règne entre nous (il haussa les épaules) et ce sang qui nous lie me font croire à l’intérêt que me témoignera votre Majesté. Elle doit sentir que la perte de mes royaumes me met hors d’état de maintenir le rang que ma naissance me donne. La majesté royale s’avilit quand elle ne peut être soutenue avec éclat… » Je me rappelle ces premières lignes d’une lettre qui, pour exprimer la demande d’une assistance était conçue dans les termes les plus dignes. Le prince, avec une courtoisie qui différait fort de ses façons d’un instant auparavant, me voulut bien remercier de la peine que j’avais prise.
— Vous vîntes vers moi avec une belle confiance, me dit-il. Vous emporterez du moins une grande leçon. Vous connaîtrez, maintenant, la récompense de la gloire. Il m’en coûterait de vous dessécher le cœur, mais ne vous dévouez qu’à bon escient. Moi-même, hélas, n’ai-je pas perdu ceux qui, avec un zèle généreux, avaient embrassé ma cause ! Ils me durent la ruine ou la mort ! N’est-ce pas là pour moi la pensée la plus amère ? » Puis subitement : « Il est des vins d’Italie, qui sont estimables, et dont je fais cas, mais ils n’ont pas cet arome des vins de France. Bois avec moi de celui-ci. »
Je me retirai sans que le Prince, retombant dans l’ivresse, s’aperçût de mon départ. Ainsi, de cette entrevue qui fut incroyable par la facilité de l’accès auprès de lui et par le spectacle qui me fut offert, garderai-je le souvenir, chez le Prétendant, qui a cessé de prétendre à un trône, d’un homme chez lequel se mêlent, aujourd’hui, le grandiose et le crapuleux. Il n’est point de contrastes plus frappants que ceux qu’il présente, et j’eusse souhaité, Monsieur, d’avoir le génie de vous les faire sentir aussi vivement qu’ils me frappèrent.