Lettres galantes du chevalier de Fagnes
IX
Le procès de madame Guyot
Ce 22 de Décembre 1770.
Je fus hier, Monsieur, au Parlement. Au Parc civil, se plaidait une affaire dont je vous rapporterai les détails qui, apparemment, vous intéresseront. Où l’effroi d’avoir à révéler une fâcheuse infirmité peut-il conduire un homme ! Cette affaire paraissait fort singulière. Un avocat des plus avisé, Me Duvergier, dans un mémoire qu’il avait rédigé et qu’il développa avec art devant M. le lieutenant civil, en donna la clef.
Vous saurez que, voici deux ans, le sieur Guyot, qui était alors vérificateur des Domaines, estimé dans sa profession et passant pour irréprochable sous le rapport des mœurs, sollicita la main de la demoiselle Cartier, qui vivait à Verneuil, chez sa mère, veuve d’un médecin. Guyot semblait fort épris. Les arrangements se firent facilement, et la date du mariage fut arrêtée. Mais, à mesure qu’elle approchait, le futur mari, tout empressé qu’il eût été, devint soucieux. Sous des prétextes dont il ne rendait pas un compte satisfaisant, puis, en donnant pour raison qu’il attendait un poste plus avantageux, il pria qu’on retardât le mariage. On y consentit, mais, ces retards se prolongeant, Mme Cartier perdit patience et lui dit que ces tergiversations étaient offensantes pour la fille, que celle-ci était assez jolie pour être aimée, et que les pourparlers seraient rompus s’il ne se décidait point. Guyot protesta de son amour, qui était le plus fidèle du monde, et, ne réclamant plus qu’un bref délai, accepta que le jour fût fixé pour la cérémonie. Il montra le zèle le plus chaleureux jusqu’à ce moment, et il n’y eut sorte d’attentions qu’il ne prodiguât à l’égard d’une jeune personne qui était à la vérité, fort avenante. Je l’ai aperçue, en plaignante, et, gardant encore sur son visage, le feu de l’indignation : elle était fort désirable.
La journée du mariage se passa en fêtes. Mais il n’était point huit heures que Guyot enleva sa femme à la compagnie. On sourit, en pensant, qu’il était fort pressé de jouir de ses droits. Son attitude était, en effet, des plus galantes. Je vous dis, Monsieur, les choses comme elles furent. Il pressa, avec de tendres instances, la mariée de se mettre au lit, quoique lui-même ne se fût point déshabillé. Il lui tint, pendant une heure qu’elle trouva peut-être longue, ne souhaitant pas que paroles, les plus flatteurs propos. Soudain, ses traits prirent une expression dure et féroce ; ils semblaient bouleversés par la colère. C’était un tout autre homme. Il accabla l’épousée d’injures extrêmement grossières dont elle ne pouvait concevoir le motif, puis il l’accusa d’être enceinte de sept mois. Il ajouta à cette accusation des indignités que l’on pourrait à peine imaginer, restant indifférent aux protestations les plus touchantes. Durant toute la nuit, dont la jeune mariée attendait assurément autre chose, il la tortura ainsi. C’est de quoi elle eut une telle honte qu’elle n’osa confier à sa mère cette injuste disgrâce.
Pendant le jour, Guyot s’apaisa et traita même sa femme avec quelque douceur. Elle se pensa dans le cas d’espérer que son époux n’avait eu qu’une lubie de jalousie. Mais, comme la veille, après l’avoir entretenue par des discours mielleux, il éclata brusquement en reproches et invectiva contre elle de la façon la plus brutale. Il en fut pareillement pour la troisième nuit, et cette fois, Guyot ne se contenta pas d’abominables outrages, motivés par des griefs tout imaginaires, il usa de violences. La pauvre petite Mme Guyot, qui portait les traces de ses mauvais traitements, ne pouvait plus dissimuler sa déception. Son mari, s’il n’était que taciturne pendant le jour, devenait un furieux à l’heure du coucher. Elle se confia à sa mère, qui tenta de persuader Guyot de l’absurdité de ses préventions. On résolut de ne point faire d’éclat, dans la pensée qu’il avait été atteint de quelque dérangement d’esprit et qu’il ne tarderait pas à éprouver le regret de ses ineptes soupçons. Il fallut se plier aux visites d’usage. Dans le cours de ces visites de bienséance qui irritèrent fort Guyot, recevant les compliments accoutumés, il perdit toute retenue en public.
Dans le temps qu’on se trouvait dans la maison d’un respectable parent, il demanda à celui-ci combien de fois sa femme avait couché avec lui, et, comme on se révoltait d’une telle insulte, il dit qu’elle était trop jolie pour être sage. Une autre fois, il déclara qu’il la vendrait fort cher à un Anglais.
Le moment vint, cependant, où des signes évidents démentirent sa folle idée d’une grossesse. Il objecta que Mme Cartier avait, par un breuvage versé à sa fille, fait violence à la nature et qu’il allait rendre plainte de cette action criminelle. C’est dans ces conditions que ce couple, des plus mal assortis, se vint installer à Paris, sans que la conduite de M. Guyot se modifiât. Une fois, il avait semblé repentant ; il avait même pris place dans le lit de sa femme, mais il s’en était retiré, après quelques instants, comme avec horreur.
Au demeurant, il était fort exact dans ses fonctions et ceux qui avaient autorité sur lui louaient le soin, l’habileté et la prudence avec lesquels il traitait les affaires passant par ses mains. On ne pouvait donc supposer, dans son cas, qu’il fût sous l’empire de la folie, ce qui n’empêchait point qu’il poursuivît sa femme de ses imprécations. On eût dit qu’il cherchât à prendre le plus de gens à témoin de sa prétendue infortune. Ainsi alla-t-il trouver le curé de Saint-Pierre-de-Verneuil, pour lui demander si le fait d’avoir épousé une fille grosse de sept mois pouvait être une cause de rupture de son mariage. La réponse ayant été négative, il s’écria : « Il faut donc que l’un de nous deux périsse ! » Il portait partout son humeur sombre. Un de ses parents, nommé Morais, lui faisait de justes représentations, avec cette chaleur qu’inspirent les sentiments de la nature. Guyot lui répondit sur le ton de la plus grande insolence, et Morais s’écria qu’il devrait brûler la cervelle à un monstre tel que ce persécuteur d’une femme parfaitement innocente. — Tuez-moi donc ! fit Guyot, vous me rendrez service.
Mais il ne cessait point de menacer sa malheureuse épouse, soutenant, contre toute raison, qu’on voyait l’enfant remuer dans son ventre. Notez, Monsieur, que le temps s’écoulait et que l’accouchement, au cas où Guyot n’eût pas inventé de toutes pièces la grossesse, eût dû s’être produit. Mais rien ne le pouvait calmer. A diverses reprises, il dit qu’il poignarderait sa femme, qui, maltraitée comme elle l’avait été, ne vivait plus que dans les transes. Il lui montra même l’arme avec laquelle il la frapperait. Une fois, il l’avait prise par les épaules, levant le poignard sur elle, et elle ne s’était échappée qu’à grand peine. Il avait eu le temps de lui faire une blessure, qui, paraît-il, a laissé sa marque. En cette occurrence, Morais, qui déjà était intervenu, rappela à Guyot qu’il y avait des lois pour punir les crimes, lui fit entrevoir les suites effrayantes de ses excès, et, dans le moment qu’il lui avait inspiré quelque crainte, obtint qu’il signât un acte de séparation et qu’il confessât ses torts dans un écrit authentique.
Mme Guyot, mariée sans l’être, n’ayant eu de son mari que des manifestations de la haine la plus outrée, s’alla s’enfermer comme pensionnaire, afin de prévenir toute médisance, dans le couvent des Ursuline d’Évreux, où on rendit témoignage de ses vertus. Après de dernières démarches pour amener Guyot à résipiscence elle le fit sommer d’insinuer leur acte de séparation. Il refusa, en disant qu’il ne reconnaissait point la dame Guyot pour sa femme et qu’il n’y avait eu qu’une bénédiction nuptiale obreptice. C’est alors, que, appuyée de sa famille et de ses amis, elle fit une demande en forme. M. l’Avocat-Général d’Aguesseau l’admit à faire la preuve des faits articulés par elle.
Hé bien, Monsieur, devinez-vous la cause des brutalités de ce forcené qui n’avait pas été loin d’aller jusqu’à l’assassinat ? Me Duvergier la révéla. Il n’y avait point là démence. C’est que, ayant voulu contracter les liens du mariage, il n’était pas capable d’en remplir le but. Ses désirs impuissants s’étaient tournés en rage et il s’était vengé des torts de la nature sur une victime innocente. Sa jalousie était feinte. Il avait mieux aimé paraître odieux que de laisser suspecter sa virilité. C’est la honte d’une froideur que n’avaient pu guérir les appas les plus tentants qui expliquait ses atrocités.
Je vis Mme Guyot dans le temps que l’arrêt venait d’être prononcé en sa faveur. Je ne pus m’empêcher de la plaindre : en fait, elle est veuve sans avoir joui du mariage. Elle a bien quelques droits à l’amour, cependant, et les lois les lui refusent, si elle observe leur rigueur. Je songeais, et peut-être cette idée m’obséda-t-elle un moment, que ce serait une action méritoire que de chercher à lui plaire, quoi qu’elle ne soit qu’une petite bourgeoise, mais fort bien faite, et, comme une revanche méritée, de la jeter dans tous les transports de la passion. Cette femme-là, justement parce qu’elle demeura scrupuleuse aussi longtemps qu’elle fut sous la dépendance d’un méchant homme, aimerait à la folie l’amant qui aurait pour elle autant de tendres égards que son mari, ou son semblant de mari, eut d’abominables cruautés.
P.-S. — Je lus hier, Monsieur, dans le Mercure, une annonce qui me fit songer à la possibilité d’apporter un soulagement aux incommodités dont vous souffrez. Le sieur Roussel, qui demeure rue Jean-de-l’Épine, la porte cochère à côté du taillandier, débite, avec permission, des bagues dont la propriété est de guérir la goutte. Ces bagues, qu’il faut porter au doigt annulaire, guérissent les personnes qui ont la goutte aux pieds et aux mains, et, en peu de temps, celles qui en sont moyennement attaquées. Quant à celles qui en sont fort affligées, elles doivent les porter avant et après l’attaque de la goutte, et, pour lors, elle ne revient plus. « En portant toujours au doigt ces bagues, elles préservent d’apoplexie et de paralysie. Plusieurs princes, seigneurs et dames ont été guéris de ce mal, et l’on donnera ces noms lorsqu’il en sera nécessaire. Le prix de ces bagues, montées en or, est de 36 livres, et celles en argent de 14 livres. »