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Lettres galantes du chevalier de Fagnes

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XII
L’Hermaphrodite

I

Ce 10 de Juillet 1771.

Je n’ai garde, Monsieur, de ne pas aller rendre mes devoirs à M. Sellon. Je ne goûte point trop les conseils qu’il me veut bien donner, mais il a pour moi, une bonté à laquelle je ne saurais rester insensible. Mlle Angélique me fait aussi la grâce de m’accueillir avec une sorte d’amitié. Son caractère est franc et sincère, elle n’a point de coquetterie. Son père est trop assuré de sa droiture pour lui imposer une surveillance, et il se repose sur elle de tous les détails de la maison, de sorte qu’elle jouit d’une liberté que n’ont point d’autres personnes de son âge et de sa beauté, mais l’idée ne saurait se présenter à l’esprit qu’elle n’en usât pas le plus décemment du monde, et qu’elle n’imposât pas les plus délicats égards. Elle me demande parfois avec une fine ironie si j’ai trouvé la grande aventure à laquelle je rêve. Je souris, car il faudra bien qu’elle apprenne quelque jour, que je ne me suis pas contenté d’exprimer le désir de me distinguer par une action brillante.

M. Sellon ne m’épargne pas non plus en ce qui concerne mes desseins ambitieux, mais c’est avec une souriante indulgence, en me voyant me rebeller contre sa proposition de m’employer dans ses affaires.

— Quels géants avez-vous pourfendus, me dit-il plaisamment, contre quels moulins à vent vous êtes-vous rué avec impétuosité ?

Patience, ces railleries où il ne laisse pas que de mettre de la bienveillance ne sont point de nature à me décourager. Si, par un contretemps, M. de Lauzun n’était pas à Chanteloup !… Celui-là ne se moquerait point de ma volonté de conquérir de la renommée.

Mlle Angélique me dispute aimablement sur ce qu’elle appelle mon romanesque. Mais, comme nous en étions venus à parler de la mort que se sont donnée les deux amants du Forez, Faldoni et Thérèse Mounier, qui ne pouvaient survivre à leur séparation, je déclarai que je trouvais cette fin touchante. Elle me dit, avec vivacité, que cette opinion l’étonnait de ma part, puisque je tenais pour les coups d’audace. Est-ce aimer que de perdre l’espoir, et ces infortunés n’eussent-ils pas prouvé un plus véritable amour en bravant tous les obstacles, en gardant, quelque difficiles que fussent les conjonctures, une foi parfaite dans la fermeté de leur attachement ?

— Monsieur le chevalier, fit-elle, vous démentez vos principes. Vous partagez l’attendrissement du public. Avez-vous cessé d’estimer qu’il n’est rien de plus beau que de ne point se soumettre à un sort contraire et de le dominer ?

Je convins que j’avais été abusé par ma sensibilité et que si j’eusse été dans le cas de Faldoni, rien ne m’en eût coûté pour affranchir ma maîtresse des rigueurs de ses parents. Je me fusse assuré de mesures pour son enlèvement, et eussé-je dû me jeter dans tous les périls, avoir à lutter contre des légions d’ennemis puissants, me battre contre eux sans répit, elle eût trouvé en moi le plus déterminé défenseur.

— Vous tombez dans un autre excès, reprit Mlle Angélique ; il faut tout attendre de la constance.

Ainsi, nous philosophons parfois à l’occasion des événements. Elle est toute raison, mais sa raison n’est point étroite, et j’admire le sens délicat qu’elle atteste en toutes choses.

Ces jours derniers, M. Sellon me convia à le venir joindre dans son cabinet. Il me dit que j’étais une tête folle, mais qu’il avait confiance en la sûreté de ma parole, et il me demanda si je me voudrais charger d’une mission à laquelle il attachait de l’importance. Il s’agissait d’aller porter au principal de ses correspondants de Genève une lettre dont il entendait que personne n’eût connaissance. Il ne me mettrait point au fait de son objet, car je n’étais pas préparé à le comprendre, mais je savais assez son exacte probité pour n’avoir aucune inquiétude sur l’emploi qu’il ferait de moi. Je resterais à Genève le temps d’attendre la réponse que je lui porterais.

— Il est bon pour la jeunesse de voyager un peu, me dit-il ; cela aidera à vous former.

Je répliquai que j’étais à son entière discrétion, et que je souhaitais qu’il fût content de moi. Il reprit qu’il me donnerait le lendemain ses instructions qui, au demeurant, seraient fort simples. Je n’aurais qu’à m’occuper, selon ma fantaisie, jusqu’à ce qu’on me prévînt que cette réponse était prête. Quand elle serait entre mes mains, je devais faire diligence pour revenir. Il m’avertit seulement de ne point chercher d’aventures où il n’y avait pas à en trouver.

— Nos Genevois, fit-il, ont l’humeur sérieuse et le sens rassis, et ils ne concevraient point des écarts dont on ne fait que sourire à Paris.

Je promis de garder de la réserve, ne pouvant cependant me défendre de compter sur quelque hasard qui romprait la monotonie de cette mission.

Je m’apprête à partir. C’est donc de Genève, Monsieur, que sera datée ma prochaine lettre.

II

Ce 21 août 1771.

Il est vrai, Monsieur, que je ne vous ai point écrit de Genève, ainsi que je m’y étais engagé. Ce n’est pas, cependant, que mon séjour dans cette ville ait été dénué d’événements. Mais ce n’est pas quelque action dont j’aie eu à tirer de l’honneur que j’aurais eu à vous conter. J’éprouvai une nouvelle déconvenue, et la plus imprévue qui fût. Encore vous paraîtra-t-elle plaisante, et je confesse que j’en souris, aujourd’hui.

Mon arrivée dans cette ville eut lieu dans le temps que le jour tombait. Cette circonstance amena une discussion entre le voiturier qui me conduisait et les gardes des remparts, qui exigèrent un péage pour nous ouvrir les portes. Ils soutinrent qu’il était l’heure où l’on ne pouvait entrer dans Genève qu’en acquittant un droit. Le voiturier protestait qu’il ne faisait pas encore nuit et que les portes étaient indûment fermées. La discussion se prolongeait et le ton se montant de part et d’autre, ce débat se fût éternisé si, avec quelque impatience, je n’eusse demandé quelle était l’importance du litige. Il ne s’agissait que de trois sols, que je me hâtai de donner, mais mon cocher se mit à pester contre moi, qui prenais le parti des gardes, et me menaça de me laisser là, car, en ce qui le concernait, il ne voulait pas avoir le démenti de son assertion. Je lui fis remarquer que, pendant le temps qu’il poursuivait cette chicane, la nuit était devenue complète. Il remonta sur son siège en maugréant et me déposa à l’hôtel de l’Écu de Genève. J’y fus bien traité, mais à un prix fort élevé, et, me faisant scrupule de ménager les dépenses de M. Sellon, qui se voulut charger de tous les frais du voyage, j’allai m’installer, le lendemain, à l’auberge du Sécheron, où l’hôte est plus accommodant, encore que sa maison ait vue sur le lac.

J’allai remettre la lettre qui m’avait été confiée, au correspondant de M. Sellon ; il est dans des affaires de banque, et j’ai su, depuis, qu’il passait pour un des plus riches citoyens de Genève, mais la pièce où il me reçut, sans rien qui reposât l’œil, où il n’y a que des cartes des postes de France, de Suisse et d’Allemagne et des tableaux indiquant les changes, me parut d’une austérité glaciale, et je le plaignis en moi-même de ne vivre que dans les chiffres. Il me fit ses offres de service, mais avec une si froide politesse que je déclinai l’invitation de loger chez lui. Cette froideur, ce renfermé, ne sauraient, paraît-il, préjuger de la droiture des intentions, mais, en quelques minutes, j’avais senti l’ennui me gagner à ce point que je ne respirai librement que dehors. J’avais d’ailleurs éprouvé quelque gêne de la manière attentive dont il m’avait observé. Apparemment s’étonnait-il que j’eusse été choisi comme messager par M. Sellon.

Cette ville de Genève a de fort belles parties, et d’autres qui ne consistent qu’en rues mal percées et étroites, pavées de cailloux pointus. Dans le quartier marchand, des arcades de bois assombrissent les boutiques. Il règne là, cependant, une grande activité. Pour se garer d’une voiture ayant peine à se frayer un passage, un homme, qui portait des fagots, me heurta. Je m’aperçus bientôt qu’il avait fait à la hauteur de l’épaule, une légère déchirure à mon habit. Cherchant à la faire réparer au plus tôt, j’avisai une sorte de mercerie, où je pénétrai au hasard, exposant mon désir. J’y fus accueilli par une grande belle fille qui me dit qu’elle s’entendait fort bien à ce genre de travail, pour lequel elle ne me demandait qu’un jour. Je lui répondis, puisqu’elle paraissait complaisante, que j’étais étranger à la ville, que mon porte-manteau était peu garni, et que c’était sur-le-champ que je souhaitais qu’elle se mît à l’œuvre. Elle sourit, en protestant que j’étais bien pressé, mais, sur mes instances, elle consentit à prendre sans délai son aiguille. Je m’excusai de demeurer en simple veste, mais je fis avec enjouement cette réflexion que je ne pouvais à la fois lui livrer mon habit et le garder. Durant le temps qu’elle travaillait, nous causâmes, et peu à peu, de bonne entente. Elle me conta qu’elle avait perdu ses parents, qu’elle n’avait plus de famille, et que, avec un modeste héritage, elle avait acquis ce petit magasin, qui la faisait vivre.

— Mais, lui dis-je, vous avez en votre personne assez d’agrément pour qu’on vous fasse la cour !

Elle répliqua que, dans sa condition, elle avait le grand tort de se montrer délicate, qu’elle n’épouserait point un rustre, et que ses prétentions, parce qu’elles n’étaient guère réalisables, la conduiraient vraisemblablement à rester fille. Ce n’était pas sans quelque mélancolie qu’elle parlait ainsi.

— Vous aimerez, cependant, et vous n’êtes point faite pour rester toujours insensible.

— On voit, Monsieur, que vous venez de France, et vous avez accoutumé de tenir des propos galants. Mais je vous avertis qu’ils seraient ici considérés comme une impertinence. Nos dames de Genève affectent la sévérité.

— Ne font-elles que l’affecter ?

— Elles en ont tout au moins les dehors et cachent bien, si elles en ont, leurs intrigues.

Elle avait prononcé ces mots, assez malicieusement.

— Mais voici votre habit, reprit-elle, l’accroc ne saurait s’apercevoir, à présent.

Je la priai de me fixer le prix de son travail, accompli si obligeamment.

— C’est une bagatelle, je n’ai eu que plaisir à vous rendre ce petit service.

J’insistai ; elle pensa se fâcher.

— Hé bien, Mademoiselle Julie (elle m’avait dit son nom), puisque nous sommes sur le pied de l’amitié, il me faut permettre de vous revoir.

— A quoi pensez-vous, Monsieur, vous ai-je donc paru imprudente ?

— Hélas, point du tout, mais j’ai pour vous la plus vive sympathie. Songez, au demeurant, que ne point me refuser l’agrément de votre compagnie serait charité ; je ne connais personne dans cette ville, et j’y respire déjà l’ennui. Aurais-je le malheur de vous faire peur ?

— Aucunement, mais on interprète si facilement à mal les plus innocentes distractions !

— Il n’y a, en effet, que parfaite candeur dans le désir que je vous exprime, et vous ne sauriez que faire fond sur ma discrétion.

A la vérité, Monsieur, je n’avais déjà plus ces intentions innocentes, dont je faisais profession. En voyage, quand les sens deviennent brûlants, il ne faut point trop faire le renchéri. Les impétuosités de la jeunesse ne rendent pas difficile. Cette fille avait du moins de la fraîcheur, elle semblait bien faite, et je pensai qu’elle m’aiderait à passer le temps, durant les quelques jours que je devrais rester à Genève. Mes attentions, évidemment, la flattaient. Dans cette République, où il y a une hiérarchie très marquée entre ses citoyens, elle n’était point habituée aux égards d’un homme de condition. Je la pressai d’accepter que je la retrouvasse le soir même ; elle avait une manière de ragoût de vertu qui me piquait, et vous verrez que cette vertu n’était point jouée et qu’elle n’avait, jusque-là, cédé à aucune tentation. Je ne sais comment je trouvai des mots qui la touchèrent, et l’inclinèrent, non point en un instant, à secouer tout au moins, ses préjugés de bienséance. En fait, la continence me pesait à tel point que je n’ai qu’une médiocre confusion à avouer que je me fusse contenté d’une moins intéressante personne qu’elle. Mes discours la ravissaient ; elle n’avait jamais entendu des compliments tels que ceux que je lui adressais, et, quelque pudeur qu’elle voulût garder, il était manifeste qu’elle fut dans un grand trouble. Je ne pus, cependant, qu’enserrer sa taille de mes mains, sans qu’elle me permît de toucher à sa gorge, mais, tandis qu’elle se défendait en invoquant la décence habituelle de sa conduite, il y avait du feu dans ses yeux. Il me fallut bien prendre patience jusqu’au soir, où je pensai être assuré du succès. Elle me dit que je la rencontrerais aux Eaux-vives, qui est un endroit favorable à une promenade nocturne, car il importait, pour sa considération, qu’elle ne fût point aperçue.

« Je ne m’explique point, me dit-elle, l’ascendant que vous avez, si promptement, pris sur moi, et qui détermine une faiblesse fort en désaccord avec les principes auxquels je suis attachée. »

Je lui jurai, avec la facilité qu’on a à faire ces serments-là, que j’étais infiniment sensible à sa complaisance et que je m’appliquerais à ce qu’elle ne s’en pût repentir.

Elle fut exacte au rendez-vous. La nuit était assez noire. Je repris l’entretien sur le ton que je l’avais commencé. Elle me dit qu’elle était confondue de sentir, pour la première fois, de tels mouvements de son cœur, mais que mes paroles avaient une douceur qui la charmait. Elle n’en opposait pas moins de la résistance aux privautés que je tentais de me permettre, car j’étais dans un état à ne plus me satisfaire de soupirs et qui m’incitait à presser les choses. Enfin, après deux heures que nous passâmes à raisonner (car vous n’empêcherez pas une Genevoise de raisonner, fût-ce dans les moments où cette manière de philosophie est la plus inopportune) sur le mystère des attractions subites, elle s’humanisa. Elle avait cependant, un reste de crainte d’être découverte, par quelque hasard, en ma compagnie, et de devenir l’objet de médisances, et elle m’avoua que sa réserve venait maintenant de ces alarmes auxquelles, se fiant à mes protestations de simple amitié, elle n’avait pas d’abord songé. Elle me confia qu’elle ne se sentait plus en mesure de contrarier mes desseins.

— Venez en mon logis, dit-elle, je suis assurée que vous y pourrez pénétrer sans scandale, c’est là que nous mêlerons librement nos baisers, et vous vous convaincrez que si je vous ai refusé des arrhes, ce n’était pas le désir de vous les donner qui me faisait défaut. » Elle m’indiqua un chemin assez étroit, encore qu’il passât pour carrossable, qui, à son avis présentait toute sûreté pour rentrer en ville. Elle était, dans ce moment, fort disposée à dépeindre la solitude morale dans laquelle elle avait vécu, et, certain, désormais, d’un dénouement heureux, je l’écoutais avec quelque intérêt. Si bien que nous n’entendîmes pas s’approcher (à la vérité c’était un fait imprévu sur cette mauvaise route) une sorte de charrette que son conducteur, revenant à vide, menait à vive allure. Il ne nous distingua que trop tard pour arrêter son cheval, et dans notre surprise, nous nous jetâmes en hâte de côté. Le malheur voulut qu’il y eut un fossé, où tomba fort rudement Julie. Elle poussa un cri de douleur, qui fit se retourner l’homme, dans le temps que je me précipitais pour la relever.

— « Hélas, fit-elle, je suis blessée… J’ai des plaies sur tout le corps ». Elle était, en effet, toute meurtrie, et je m’effrayai des conséquences de sa chute. Le charcutier qui avait provoqué l’accident, eut la conscience de s’en rendre responsable. Julie, après qu’elle avait poussé ce gémissement, avait perdu ses sens. Ce maladroit m’aida à la transporter dans sa voiture. Dans l’embarras où j’étais il donna le conseil de la mener à l’hôpital. Elle ne rouvrait les yeux que pour se plaindre de ses souffrances, et elle les refermait aussitôt.

Nous arrivâmes à l’hôpital. Je recommandai Julie aux soins des personnes qui reçoivent les malades, mais il ne me fut pas permis d’avoir accès dans la salle où on la déposa. Ainsi, avant même qu’elle eût commencé, se terminait ma nuit d’amour. Au demeurant, je m’affligeais sincèrement du malheur arrivé à cette fille.

Je vins, le lendemain, m’informer de son état. Je fus conduit auprès du chirurgien qui, tout d’abord me considéra fort sévèrement ; du moins me rassura-t-il, en ce qui concernait les suites de l’accident. — Ce ne sont, fit-il, que lésions n’affectant rien d’essentiel, et qui seront tôt guéries. Je priai qu’on me laissât réconforter par ma présence cette victime d’un malencontreux hasard, car je lui devais cette marque d’intérêt, et il était de mes intentions de faire en sorte qu’on eût pour elle des ménagements et qu’on la tirât de la salle commune pour la mettre en une chambre décente.

Le chirurgien refusa avec hauteur, en me disant qu’il me trouvait bien osé d’attester ainsi un attachement blâmable. Je répondis, non sans un peu d’impatience, que j’étais seul juge de mes actions. Il haussa les épaules de telle façon que, si je n’eusse songé qu’un éclat pourrait nuire à Julie, je me fusse tout à fait fâché. Dans le même temps, il fit venir une sorte de greffier, qui m’invita fort peu civilement à me nommer et à donner, dans le détail, les circonstances de la chute. — Plus on appartient par sa naissance à un rang distingué, reprit le chirurgien, plus les excès sont coupables. » Je me rappelais que Julie m’avait parlé de l’austérité qu’on affiche dans cette ville, et je pensai que c’était prendre bien au sérieux une affaire arrangée avec une fille à qui j’avais plu et qui n’avait point les dehors d’une intrigante. Il fallait que ce sermonneur jouât le courroucé, car, de bonne foi, méritais-je un si furieux discrédit pour une bagatelle ?

Je fis tenir à Julie, par un subalterne, un billet où je l’assurais de ma sollicitude, puis, j’occupai mon temps comme je le pus, et je ne manquai point d’aller rôder à Ferney, dans le cas, où, par fortune, j’eusse pu apercevoir M. de Voltaire. Je ne vis que la façade du château, de longues et belles avenues, des berceaux de feuillage et des charmilles, et un jardinier me voulut bien montrer l’antique tilleul, superbement touffu, sous lequel, assis sur un banc de gazon, vient rêver le grand homme.

Ce fut deux jours plus tard que je reçus de Julie la lettre la plus extraordinaire du monde, je vous la transcris :

« Mon ami, je ne saurais vous dire la stupeur qui m’accable. Quand je fus étendue sur le lit de l’hôpital, le chirurgien qu’on avait prévenu m’examina avec soin. Il ordonna qu’on me dévêtît. J’avais à ce moment repris conscience, et la pudeur me fit opposer quelque résistance à ce qu’on ôtât mes derniers vêtements. Il dit qu’il était nécessaire que cet examen portât sur tout mon corps. Les investigations furent, en effet, minutieuses. Elles le furent à ce point que, soudain, il eut un mouvement de surprise. «  — Suis-je donc gravement atteinte ? lui demandai-je. — Ce n’est pas cela, répondit-il : il ne s’agit que de contusions. Mais j’ai besoin de l’avis expérimenté d’hommes de science. » Il les avait apparemment mandés en hâte, car, le lendemain, au matin il n’y avait pas moins de cinq médecins autour de moi, qui exigeaient que je me dévoilasse entièrement. Ils eurent l’indiscrétion de me tâter de très près, en dépit de mes protestations contre la liberté qu’ils prenaient. Chacun d’eux se voulut assurer par lui-même d’une particularité qui semblait les préoccuper fort. Puis ils hochèrent la tête, parurent opiner dans le même sens et se retirèrent, me laissant dans une grande incertitude de la raison de leur curiosité, pour délibérer. Quelques heures s’étaient passées lorsque on introduisit deux auditeurs du Grand Conseil. Ils me dirent que les magistrats, instruits par les médecins, avaient résolu de faire cesser sans délai le scandale de mon travestissement. Comme je m’étonnais fort de ces propos, dont la signification m’échappait, ils reprirent, non sans dureté, que je devais bien savoir que j’étais un homme, encore que faiblement constitué, et qu’un arrêt était intervenu qui m’attribuait désormais le sexe masculin et m’obligeait à m’habiller en homme, sous peine du fouet et de la prison… Vous imaginez, mon ami, l’émoi que me causa cette révélation, et la douleur que j’éprouve, alors que tous les mouvements de mon cœur m’entraînaient vers vous ! Ma vertu, le calme de mes sens, jusqu’au moment où je vous vis, l’éducation que je reçus dès mon enfance, ne m’avaient point laissé de doutes sur mon sexe. Je suis pourtant un homme, puisque la Faculté exige que je le sois, et que la loi le commande. Comment vous peindre, dans le temps que je vous écris, encore sous le coup de cette incroyable nouvelle, le trouble dans lequel elle me jette ! Ma sensibilité proteste vainement contre cette décision. Qu’allez-vous penser ! Il n’était rien de plus vrai cependant que la tendresse que je sentais pour vous. »

A la vérité, cette lettre me pétrifia. Je la relus plusieurs fois avant de pouvoir tenir pour certain un tel événement. D’autant que, bien que mes hardiesses eussent été réprimées, je me souvenais avoir frôlé un sein qui palpitait. Il fallait bien, quoique j’en eusse, s’en rapporter à l’opinion de six anatomistes. Je compris alors la sévérité du chirurgien à mon égard. Je vous avoue que j’eus chaud, tout à coup, en songeant au péril auquel j’avais été exposé, de la meilleure foi du monde. Je ne vous en dirai pas plus sur ce sujet. Dieu merci, cet être singulier, qui, tout au moins, pensait bien en femme, avait, pendant une conversation qui s’animait, écarté les témérités de ma main.

Il n’y avait point là de la faute de la prétendue Julie. Son ignorance de l’étrangeté de sa conformation attestait sa sincérité. Mais je fus fort embarrassé pour répondre à ce déroutant message : je pris le parti d’envoyer à l’hôpital, pour qu’on le remît à la personne qui changeait de sexe, un assez galant habit de cavalier.

Cet impair m’avait causé du dépit. Je cherchai des distractions, et le hasard m’en fit trouver avec une dame ayant vraiment tous les attributs féminins, qui me prouva qu’il n’est point de plus trémoussante compagne de lit qu’une prude, quand elle a pris toutes ses sûretés pour la discrétion de ses plaisirs. En les partageant, j’oubliai la date que m’avait assignée le correspondant de M. Sellon pour qu’il me remît la réponse dont je devais être porteur. Quand je vins le trouver, il me dit que mon retard était fort heureux, car si je fusse parti auparavant, les déterminations contenues dans sa lettre n’eussent point été les mêmes que celles qu’il avait pu prendre, d’après des informations qui lui étaient arrivées, et qui modifiaient favorablement la face des choses.

A mon retour à Paris, je reçus les compliments de M. Sellon pour une tergiversation dont il louait la prudence. Il était fort content du résultat de mon voyage. Se moquait-il ? Il m’assura que j’étais plus propre aux affaires que je ne le voulais penser.

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