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Lettres galantes du chevalier de Fagnes

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III
Le quatrième chant de l’« Art d’aimer »

Ce 27 d’Avril 1770.

Voici, Monsieur, bien du temps inutilement dépensé en allées et venues. Il est fort malaisé de se bien orienter dans cette grande ville, et je n’ai pu encore intéresser à mon sort quelqu’un de ceux dont la protection ouvre le chemin de la fortune. Je suis cependant, parfaitement décidé à briller dans Paris. Le courage ne me fait pas défaut. On voit ici des gens sortir du jour au lendemain de leur obscurité. Je cherche l’occasion d’attirer favorablement l’attention sur moi par quelque action qui ait aussitôt du retentissement. Cette occasion, je n’aurai garde de la manquer. Vos conseils me sont toujours présents à l’esprit.

J’étais entré au Café de la veuve Laurent, rue Dauphine, car on m’avait dit qu’on y rencontrait toutes sortes de personnes bien informées de ce qui se passe. Je pouvais trouver quelque avantage à les écouter. Encore que le café Laurent, qui est un des plus anciens de la capitale, ait gardé une certaine simplicité d’aspect, au regard d’autres qui sont des réduits magnifiquement parés, on n’a pas laissé que d’y introduire des lustres et des miroirs. J’y vis entrer peu à peu de ces nouvellistes qui, par des moyens dont ils disposent, sont instruits des événements à mesure qu’ils surviennent, et souvent, assure-t-on, ce qui est admirable, avant qu’ils ne se soient produits. Vous saurez qu’ils se querellent souvent, au sujet des circonstances, qu’ils contestent, d’un fait dont le récit est apporté par l’un d’eux, qui se donne les gants d’être le mieux averti. Ainsi procède-t-on au raffinage des nouvelles. C’est parfois un bourdonnement incroyable dans la salle. — « Il y a bien des brouillards à la Cour », affirmait un gros homme, qui portait sa perruque un peu de travers. Cette assertion jeta quelque froid : on se demanda si quelque mouche de police n’avait pas entendu et noté ce propos. Mais le goût des discussions l’emporta sur la prudence. On parlait de la guerre ouverte entre l’abbé Terray et M. de Choiseul, des suites des démêlés du duc d’Aiguillon avec le Parlement de Bretagne, de la Corse, car Londres et Vienne gardaient le déplaisir que l’occupation de cette île eût prévenu leurs moyens de s’y opposer. Certains trouvaient cette conquête trop coûteuse depuis deux ans, mais d’autres estimaient que la Corse serait un point essentiel pour le soutien du commerce dans le Levant.

Cependant que ces hautes vues politiques soulevaient bien des débats, à une table voisine de la mienne, deux beaux esprits, ne prétendant point influer sur les destinées de l’Europe, s’entretenaient de la tragédie de M. Lemierre, La Veuve du Malabar, que vient de présenter la Comédie. Je n’ai guère fréquenté encore le théâtre, et je ne connais point cet ouvrage, mais ce qu’ils en disaient m’inspirait le désir d’y être initié. Je crus comprendre que le héros de cette belle pièce, nommé Montalban, s’introduisait, conduit par un brahmine, au moyen d’un souterrain, dans le palais où le bûcher était déjà prêt pour une jeune femme, contrainte à sacrifier à une barbare coutume. Il avait la joie de reconnaître en elle une amante adorée. Que n’ai-je de pareils exploits à accomplir !

Ces gens de goût agitèrent d’autres sujets : ils s’entretinrent de la mort de l’ancien fermier général Pelletier, qui était tombé dans la démence depuis dix ans. Sa raison s’était égarée à la suite d’un mariage singulier qu’il avait fait. Il s’était épris d’une aventurière qui s’était donnée à lui comme la fille du roi et qui, en effet, se rendait chaque dimanche à Versailles, où elle semblait avoir été reçue par Mesdames. Quand Pelletier apprit qu’il avait été dupé par une intrigante, il ne put supporter cette déception, et il tomba dans l’extravagance. Intéressé par les discours de mes voisins, je m’attachais, en gardant les bienséances, à n’en point perdre un mot. Ils rappelèrent, y ayant pris part, sans doute, les dîners que donnait le fermier général, qui étaient les plus joyeux du monde, et où faisaient assaut de libres plaisanteries M. Collé, M. de Crébillon, le fils et le gentil-Bernard.

Ce nom, prononcé par hasard, éveilla en moi des souvenirs. Je me rappelai, Monsieur, que vous aviez eu entre les mains quelqu’une de ces copies, qui couraient, des trois chants de l’Art d’aimer, et que vous faisiez de ce poème vos délices. Le jour même de mon départ pour Paris, ne me récitâtes-vous pas, comme un viatique, dans le temps que vous me tendiez les bras, devant le coche qui allait m’emporter loin de vous, ces vers contenant une leçon :

Qu’un peu d’audace accompagne tes armes !
Lance tes traits, frappe et sois convaincu
Qu’on peut tout vaincre, et tout sera vaincu.
La plus rebelle est souvent la plus tendre…

Ces trois chants qui sont un hommage à l’Amour, vous les saviez par cœur, et vous disiez qu’ils étaient faits pour polir un jeune homme bien né. Que de fois m’avez-vous répété que vous eussiez souhaité assurer vous-même le poète de l’admiration que vous aviez pour lui ! Aussi, je crus remplir vos desseins en prenant, pour téméraire qu’elle fût, la détermination de me rendre auprès de M. Bernard. Je pouvais, du moins, tenter cette démarche, qui m’eût permis de vous peindre cet homme illustre et sensible, dont on lira toujours les ouvrages, car, dans les âges futurs comme en notre temps, il demeurera le guide et le confident des amants.

J’avais lié conversation, peu à peu, avec les deux habitués du café. Je leur exprimai le désir que j’avais de rendre mes devoirs à ce nouvel Ovide. Ils me dirent, non sans quelque surprise du vœu que je formais, que je le trouverais assurément au château de Choisy. Si j’eusse été un observateur plus avisé, leur sourire énigmatique eût dû m’inquiéter, quand je leur demandai les moyens par lesquels je pourrais être admis auprès de lui.

— Il n’est point besoin d’une introduction, me dirent-ils. Vous verrez facilement le gentil-Bernard.

Le lendemain, je pris donc la patache pour Choisy. En chemin, je me récitais des strophes de l’Art d’aimer :

Accourez tous, amants faits pour m’ouïr,
J’ouvre les cieux, et j’enseigne à jouir…

Je sentais croître mon intérêt et mon émotion à mesure que je me rapprochais du moment où je me trouverais en présence de ce favori des Grâces qui eut d’elles, en effet, tous les dons. Cette vie, donnée toute à l’amour, m’éblouissait, et je me rappelais ce mot, qui en forme l’assise même : « Les heureux sont les sages ». Trouver la gloire en célébrant les plus douces choses du monde, quelle fortune rare !

Ma mémoire dans le temps que j’allais approcher le poète, se représentait, en des tableaux animés, ces fêtes de Choisy, à l’antique, ces fêtes des roses qu’il avait instituées, et dont il était le grand prêtre, officiant dans un petit temple consacré à l’Amour, entouré des femmes les plus aimables et les plus brillantes, et où, accommodant si galamment la mythologie au goût du jour, il évoquait les rites païens, les envolées de colombes, les parfums brûlant dans des cassolettes, les fleurs voluptueusement effeuillées sous les pas de ses belles amies, qui représentaient les déités du printemps.

Ceux qui ont été aimés, comme il le fut, n’apparaissent-ils pas comme des sortes de héros ? Comment ne pas envier un tel sort ?

J’arrive et je me fais indiquer la dépendance du château qui sert aujourd’hui d’ermitage à M. Bernard, en sa qualité d’ancien secrétaire général des Dragons et de bibliothécaire du roi. On m’indique le chemin ; c’est une assez élégante construction, au milieu d’un parc, une retraite charmante où quelque liberté est laissée à la nature, soit que quelque négligence d’entretien permette le foisonnement des herbes folles, soit que le maître du logis ait voulu ce demi désordre, en l’honneur de tout ce qu’il aima d’agreste.

Mon cœur bat : je vais entendre la voix du poète à qui rien de ce qui concerne l’amour ne fut étranger. Je vais peut-être recevoir de ce délicat apologiste de la volupté, quelque subtil conseil qu’il n’ait pas exposé dans son livre immortel.

Nul ne m’arrête au seuil de la maison. J’entre. Dès l’antichambre, ce sont des tableaux gracieux ornant les murs, cent images charmantes de l’amour, d’aimables allégories qui semblent commenter un des chants du poème :

Je dévoilai les secrets de Cyprès,
Amour, pourquoi m’en avoir tant appris !
Ou que ne puis-je, ô maître que j’adore,
Oublier tout, pour m’en instruire encore.

Je parcours un salon, où tout continue à parler des divins plaisirs, et c’était bien ainsi que je m’étais imaginé la demeure où j’avais rêvé de pénétrer, souriante et pleine de troublants emblèmes. Je rencontre enfin un valet assez bourru, et je m’enquiers auprès de lui de M. Bernard.

Le rustre hausse les épaules, fait un signe, et, dans une chambre voisine, dont la porte est ouverte, j’aperçois, je ne dirai pas un homme, mais une sorte de loque humaine, un être misérable, assis dans un fauteuil. La vieillesse n’a point fait ces ravages lamentables, car elle n’a pas encore complètement blanchi les cheveux, que ne couvre pas une perruque, ni ridé un front qui fut beau. Enveloppé dans une robe de chambre fort sale et déchirée, le corps est agité de tremblements, et la tête dont les traits gardent, bien que convulsés, un reste de leur finesse naturelle, est secouée d’un mouvement continuel.

Je frémis. Quel mal a atteint le poète, quelle crise terrassa sa vigueur ? Mais quel état d’abandon, hélas ! Le laquais rogue va et vient, sans paraître s’occuper de lui, d’une pièce à l’autre. Je ne sais plus quelle contenance tenir. Je balbutie, j’excuse ma présence en un aussi fâcheux moment, en alléguant le peu d’obstacles mis sur un chemin qu’on eût supposé mieux défendu, et je lui dis, cependant, comme pour soulager ma sensibilité, l’enthousiasme que ses vers provoquèrent en moi.

M. Bernard semble ne point m’entendre, d’abord, puis il me regarde, et il éclate de rire, d’un petit rire sec, qui fait mal, et, après avoir jeté vers moi des yeux dont la vie paraît s’être retirée, il murmure des mots incohérents :

— « Églé viendra ce soir… Ah, ah, ah !… Belle gorge… Le roi est-il content ? »

Je demeure frappé de stupeur. Quoi ! Ce n’était pas le pire que cette déchéance physique. L’intelligence aussi s’est évanouie ! Rien ne reste plus de cet esprit charmant, expert aux plus exquis badinages comme aux plus ingénieuses pensées… Je n’en puis croire le témoignage de mes sens. Bien que furieusement troublé, je me veux rattacher encore à cet espoir d’une faiblesse momentanée. J’insiste, et je répète mon compliment. Le laquais arrive, me contemple comme on contemplerait un Huron, n’étant au fait de rien, et, en quelques paroles jetées dédaigneusement, me révèle ce qui est la douloureuse vérité : « Inutile… il ne comprend pas… il est tombé en enfance. »

Tout affligé que je sois devant ce désolant spectacle, je ne puis m’y arracher. Orgueil humain, orgueil humain ! Ce malheureux si débile à présent, qui fait pitié et qui, si j’ose l’avouer, n’inspire plus que de la répugnance (car aurais-je le courage de dépeindre, avec une douloureuse exactitude, les misères qui l’accablent !) cet abandonné, confié aux soins d’un valet qui le méprise, ce fantôme tragique, c’est le poète adoré des femmes qui s’écriait, célébrant son heureuse destinée :

De ses plaisirs, instruisons l’amour même.
… J’en donnerais des leçons même aux dieux.

Et il est là, depuis quelque temps (et la chute fut presque subite) cloué dans ce fauteuil, incapable de se diriger, impuissant à rassembler une idée, plongé dans l’abjection ! Quel écroulement, et comme le sort se venge de l’avoir naguère comblé de ses faveurs les plus insignes ! Ses mains ne cessent de trembler, et il laisse tomber un mouchoir souillé de bave, que l’indifférent serviteur ramasse avec dégoût… Et je le revois, par l’imagination, tel qu’il se décrivit, non sans audace.

Que de beautés, disciples de l’Amour,
Ont émaillé les gazons d’alentour.
… L’Amour m’élève un trône au milieu d’elles.

L’amour, tout évoque encore l’amour en cette maison demeurée telle qu’elle était alors qu’il l’enchantait, et seul a changé (et de quel changement !) celui-là qui fut le plus fervent de ses zélateurs ! Ses vers disent la joie de vivre, et il ne sort plus que des paroles imbéciles de cette bouche qui les proclama avec tant d’ardeur.

Je suis rentré fort affligé à Paris, Monsieur, avec l’amertume d’une grande désillusion, et j’ai quelque remords à vous la faire partager.

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