Lettres galantes du chevalier de Fagnes
I
L’arrivée à Paris
Ce 10 de mars 1770.
Quelle ville que Paris, monsieur, et comme il est difficile à un homme qui n’est point au fait des pièges qui y attendent l’étranger, d’y échapper, tout d’abord ! N’est-ce pas assez que d’être étourdi par tout ce mouvement ? Il faut sans cesse être sur ses gardes et se défier de tout. Sans doute acquerrai-je l’expérience pour n’être pas exposé à tant d’embûches dans cette grande ville. Mais je n’ose dire que ce ne sera pas encore à mes dépens. Hélas ! où est l’honnêteté des habitants de notre province, et la sûreté de leur commerce ?
Je suivis exactement vos instructions, au débarqué du coche. Je me fis conduire à l’auberge de la Salamandre, où vous descendîtes jadis, lors de votre voyage à Paris, voici quelque vingt ans. Vous y trouvâtes, m’aviez-vous dit, un hôte accueillant. Celui qui lui a succédé n’a pas hérité de cette affabilité. Il examina d’un air dédaigneux mon bagage, sembla me toiser du regard, s’enquit, en premier lieu, de la dépense que je comptais faire. Cette façon de me dévisager me déplut : il est vrai que notre état de fortune est modeste, par suite des sacrifices que vous vous imposâtes pour le service du roi, mais je porte un nom qui me permet quelque fierté. Au demeurant, vous aviez mis dans ma bourse une somme suffisante pour attendre l’issue de mes démarches, et je ne me sentais pas à la merci de ce croquant.
Dans l’embarras où j’étais, j’allais, cependant, accepter un médiocre gîte dans un hôtel de la même rue, lorsqu’un passant, qui m’observait, me fit signe qu’il me voulait parler. Il me parut le plus poli du monde. — Monsieur, me dit-il, il se voit que vous êtes un gentilhomme tout novice à Paris. Souffrez que je vous donne un bon avis : n’allez point vous faire écorcher dans ce taudis. Je vous indiquerai un meilleur logis, fort propre, et où on aura pour vous mille égards.
Il s’exprimait avec tant de bonne grâce et de courtoisie qu’il m’inspira confiance ; il protestait qu’il ne fût, en la circonstance, qu’un mentor désintéressé. Je me laissai conduire par lui dans une maison du carrefour Bussy, où je fus reçu par une femme d’âge, d’apparence respectable, qui m’assura qu’elle voulait du bien aux jeunes gens de famille. Je lui confessai alors que j’étais contraint à faire durer quelque temps l’argent dont j’étais muni. Elle sourit, et me dit aimablement qu’un cavalier tel que moi aurait tôt fait de n’être plus tenu à compter de près. Puis elle m’avertit de me défier de l’engeance des filous qui rôdent dans Paris et elle m’offrit de déposer ma petite fortune dans sa propre armoire, dont elle eut scrupule à me remettre aussitôt la clef, en me disant que ce serait là meilleure sûreté que porter cet argent sur moi. Le conseil me parut bon, et je ne conservai que deux louis dans ma poche.
Mon obligeant guide et la vieille ne se firent pas faute d’insister sur les dangers de la ville. Je crus même que, dans un esprit de bienveillance, ils exagéraient un peu, pour m’obliger à la prudence. Ce ne furent qu’histoires où de jeunes provinciaux avaient été dupés. Mon hôtesse, baissant la voix, m’engagea aussi à ne pas céder aux entraînements faciles de Paris et d’être délicat dans mes bonnes fortunes, car, dit-elle, ce que laissent les voleurs, les filles vous le prennent. Enfin, Monsieur, ce furent les plus sages avis qui pussent être donnés.
Je fus voir M. Maillevent, cet officier du roi qui passa l’an dernier, dans notre Hainaut, et qui nous offrit ses services à Paris. J’eus grand peine à le rencontrer. Hélas, j’éprouvai une assez vive déception. Le héros de la campagne de Bohême que vous fûtes l’avait pris pour un militaire. M. Maillevent n’est officier du roi qu’en ce sens qu’il fut attaché aux cuisines du château, et il n’occupe même plus ce poste ; c’est dire que son crédit est mince et que c’était s’abuser que de compter sur son appui.
Mon hôtesse m’avait convié à souper. Vous m’eussiez blâmé de ne pas vouloir faire les frais de ce repas. L’homme poli se chargea du menu, et, tout en déclarant qu’il l’entendait des plus simples, fit si bien qu’il m’en coûta plus d’un louis. Puis je m’en allai coucher.
J’eus, Monsieur, une grande surprise, le lendemain. J’appris, par une servante, que la maison n’appartenait point du tout à la vieille, qu’elle avait loué seulement pour vingt-quatre heures les deux pièces dont j’occupais l’une, et qu’elle avait disparu, en disant que je payerais. Une grande inquiétude me saisit : je demandai à être conduit dans la chambre où elle m’avait reçu et où se trouvait l’armoire dans laquelle j’avais serré mon argent. J’en avais la clef, mais l’armoire avait été forcée et était vide. Je sentis alors cruellement l’ironie des discours de la coquine sur les précautions que devaient prendre les nouveaux arrivés contre les détrousseurs d’étrangers. J’avais eu affaire à un chevalier d’industrie et à sa complice, et j’étais ingénument tombé dans leurs panneaux. Je n’avais plus qu’à porter plainte au commissaire, mais que de démarches ! Pour les indications que je dus demander (car tout a son prix à Paris), pour les courses, les bonnes mains aux commis subalternes, je ne déboursai pas moins d’une pistole.
Je me trouvais fort empêché. La maudite vieille avait fait de la dépense, en la mettant à mon compte, et le véritable maître de l’hôtellerie, à qui je ne pouvais remettre qu’une somme insuffisante, prétendit être un bon homme en se contentant de retenir mes hardes. Ne me trouvant pas peu désorienté, sans abri désormais, je pensai à conter ma mésaventure à notre parent éloigné, M. de Chantepuis, qui a, m’aviez-vous dit, gardé bon souvenir de vous. M. de Chantepuis, par malchance, était, pour huit jours encore dans sa terre du Hurepois. Je perdis la journée en allées et venues stériles. Combien je me sentais seul en ce grand Paris !
J’en vins à errer sans but, en méditant sur ma situation, et le hasard conduisit mes pas dans une avenue plantée d’arbres, qui longe la rivière de Seine, et qu’on appelle Cours-la-Reine. Mais j’étais absorbé dans mes réflexions, et je ne regardais rien. Le soir tombait, et dans mon désarroi, qu’il me paraissait mélancolique, encore que les derniers feux du soleil empourprassent magnifiquement le ciel. Soudain, je me croisai avec un grand escogriffe dont je n’aperçus le visage que lorsque je me trouvai nez-à-nez avec lui. Ce visage était taillé comme à coups de serpe, avec une expression d’insolence sur ses traits anguleux. Le personnage portait des vêtements assez râpés : une épée lui battait les flancs. — Mordieu, me dit-il, vous m’avez heurté. — Ma foi, monsieur, lui répondis-je simplement, je ne vous avais point vu, et si l’un de nous deux a heurté l’autre, je crois plutôt que c’est vous. — Point, reprit-il, je soutiens que vous m’avez intentionnellement froissé. — Je n’ai pas eu ce dessein, monsieur… Finissons, ajoutai-je, impatienté. Je voulus continuer mon chemin : il se planta devant moi. — Je suis homme de qualité, fit-il, je ne souffrirai point d’être offensé par un petit morveux.
Vous savez dans quelles dispositions je me trouvais. J’étais bien loin, dans mon embarras, de chercher une querelle. Mais, à cette injure, je sentis mon sang bouillonner. Tout ce que j’éprouvais de dépit de mes premières naïvetés, d’ennui de mon isolement, d’inquiétude de mon sort immédiat se changea en une furieuse colère contre ce quidam. Étant votre neveu, Monsieur, je ne saurais digérer facilement un mot mal sonnant. — Le petit morveux, lui dis-je, le rouge aux joues, est prêt à vous donner une bonne leçon. — Je serais curieux de la recevoir, riposta-t-il, en mettant la main sur la garde de son épée, tandis que je caressais furieusement la poignée de la mienne.
Il me jeta un nom :
— Le baron de Vérouillac.
— Le chevalier de Fagnes, répliquai-je, en le dévisageant.
Deux promeneurs passaient. Le baron, qui semblait avoir une hâte incroyable d’en finir tout de suite, leur demanda de nous servir de témoins. Ils firent d’abord quelques difficultés, puis cédèrent. Nous descendîmes sur la berge de la Seine. Vous m’avez appris, Dieu merci, à me servir d’une épée, et j’oubliais, dans réchauffement de cette aventure, mes déceptions. Au demeurant, ce baron me paraissait une manière de rodomont et je me promettais de le guérir, une bonne fois, de ses manies de provocations.
— Dépêchons, dit-il, pendant qu’il reste une lueur de jour.
Nous mîmes habit bas. Un des témoins, homme d’ordre, assurément, fit un tas de nos vêtements et de nos chapeaux. C’était ma première affaire d’honneur, mais je me trouvais en belle humeur batailleuse. J’étais sûr de la vigueur de mon bras et de la souplesse de mon jarret. Nous croisâmes le fer. Tout à coup, le baron abaissa le sien. — Allons, me dit-il, vous avez de la race. Je me tiens pour satisfait, et je ne voudrais point défigurer un joli petit homme comme vous. — Monsieur !… m’écriai-je, indigné.
Mais, avant que je fusse revenu de mon étonnement, il avait détalé, et les deux témoins, ses compères, étaient loin déjà, emportant ma veste, mon habit, mes dentelles, mon chapeau. Il n’y avait eu là que comédie, et j’étais encore une fois dupe.
Voilà comment, je vous écris en manches de chemise, pour vous demander quelque secours, non sans une grande confusion de ma simplicité. Il me restait mon épée : je l’ai mise en gage, ne la voulant point vendre, dans une sorte de bouge, où j’ai trouvé un asile provisoire. Pressez-vous, Monsieur, de m’assister. Vous ne sauriez croire combien un homme est peu de chose, à Paris, sans habit et sans chapeau.