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Lettres galantes du chevalier de Fagnes

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XX
La tragi-comédie espagnole

Ce 5 de Mai 1772.

Supposiez-vous, Monsieur, que je vous écrirais d’Espagne ? Je ne songeais guère à ce voyage, qui, à la vérité, n’est point très facile, et on ne traverse pas les Pyrénées, par des routes qui sont affreuses, sans être terriblement cahoté en des voitures primitives, qu’il vaut mieux, souvent, abandonner. Je vous fais grâce de la description des relais et des auberges qui sont fort malpropres. M. Sellon, qui fut content de la façon dont j’avais rempli, à Genève, la mission qu’il me confia, me demanda, avec sa coutumière bonté, s’il me déplairait d’aller porter à Burgos des lettres de lui, qui valaient de l’or, et des instructions orales, qu’il n’était point nécessaire que je comprisse si je les répétais exactement, à un banquier de cette ville.

— Soyez assuré, me dit M. Sellon, que je ne vous charge point d’un message compromettant, mais il faudrait un peu de temps pour faire votre éducation en matière d’affaires de finance. Encore, ajouta-t-il en riant, ma fille m’a-t-elle instruit de vos excellentes dispositions à ce sujet.

Je protestai, en riant, moi aussi, que c’était juger avec bien de la complaisance des aptitudes que je ne me reconnaissais guère, mais je me déclarai prêt à remplir le mandat qui me serait donné.

— Et puis, dit finement Mlle Angélique, peut-être trouverez-vous en ce pays ces aventures que vous brûlez de rencontrer.

Bien qu’il y eût là beaucoup de liberté de ma part, je me hasardai à parler à M. Sellon de la téméraire démarche qu’avait faite auprès de lui M. de Fontpeydrouze et je lui dis que les circonstances me l’avaient fait connaître comme un homme méprisable.

— Soyez tranquille, me fut-il répondu, je crois démêler assez bien les caractères, et je ne me suis point égaré sur celui-là.

— Mais cet impudent a osé proférer contre vous des menaces, et si j’avais quelque scrupule à m’éloigner, ce serait pour cette raison.

— Rassurez-vous, j’ai congédié M. de Fontpeydrouze de telle façon qu’il ne sera plus tenté de se présenter chez moi.

Je partis donc. Les choses allèrent tant bien que mal pendant la route. On m’avait tant prédit, quand on eut franchi les Pyrénées, que mes compagnons de voyage et moi, nous serions attaqués par des bandits, que j’étais surpris de leur discrétion. Il n’y avait à se plaindre que de l’incommodité de la voiture et d’autres inconvénients qui paraissent inévitables. Cependant, dans le temps que nous traversions le sombre défilé de Pancorbo (c’est bien le lieu le plus rebutant que j’aie vu, avec ses montagnes pierreuses, entre lesquelles se fraye un chemin étroit que rendent obscur les terribles rocs qui le surplombent), la prédiction se réalisa. Quelques coquins, fort pittoresquement accoutrés, au demeurant, prétendirent, après nous avoir salués assez poliment, prélever sur nous un impôt. Les femmes s’effrayaient, poussaient des cris, et des voyageurs, d’humeur fort pacifique, tiraient déjà leur bourse, avec résignation. Mais je m’avisai qu’il fallait tâter ces gens, pour voir jusqu’à quel point irait leur bravoure. Je tirai mon épée, d’un air décidé ; il y avait parmi nous un officier espagnol, qui fit de même, en prêtant un pistolet à un négociant, moins timide que les autres. Notre détermination mit en fuite ces drôles, qui n’étaient pas bien redoutables et ne tenaient pas à risquer leur vie. Il est assez vraisemblable que le voiturier était de connivence avec eux et avait accoutumé de partager leur butin, supposé qu’il n’y eût pas de résistance. Il fut de fort méchante humeur jusqu’au relais et pensa, par dépit, nous verser dans un fossé.

Enfin, le lendemain, nous aperçûmes les cloches à flèches dentelées de la cathédrale de Burgos, et l’on nous déposa sur une grande place dallée, ornée de statues, qu’on appelle l’Espolon. Je me mis en quête d’une hôtellerie et pris dans mon porte-manteau des vêtements me permettant de me présenter décemment chez la personne que j’allais voir. Don Alonso Bermudez est un homme d’aspect morose, qui m’écouta sans que rien dans sa physionomie parût changer, encore que je lui apportasse de bonnes nouvelles. Il me fit assez froidement des offres de service qui me parurent n’être qu’une formule en ce pays-là. J’appris plus tard qu’il avait été blessé que je les déclinasse. Il m’annonça qu’il me donnerait sa réponse pour M. Sellon dans quatre ou cinq jours. Burgos me parut une ville d’assez grande étendue, bien qu’elle soit emprisonnée dans ses bastions. Les couvents, qui sont nombreux, semblent avoir été fortifiés. Les rues étroites ont un air de mystère avec les balcons fermés des maisons, revêtues de couleurs différentes. Beaucoup d’entre elles portent des armoiries sur leur fronton.

Ne connaissant personne que ce banquier, qui ne me paraissait point d’un commerce très engageant, je ne savais comment occuper mon temps. Pendant le voyage, je m’étais attaché à apprendre quelques mots d’espagnol, mais ils ne pouvaient me mener bien loin. Vous verrez, Monsieur, que, par malheur, cette élémentaire instruction dans la langue castillane me suffit pour comprendre une vieille femme qui m’avait abordé. Cette rencontre fut la cause de singuliers événements.

J’errais, un soir, au hasard, et je me trouvais dans une rue qui formait de tels dédales que j’avais peine à m’orienter. Je cherchai un point de repère dans une maison, plus haute que les autres, et dont le portail était orné de sculptures en assez mauvais état, car j’étais passé devant ce logis. Je m’étais arrêté, souhaitant une issue de ce labyrinthe qui me conduisît sur une place. Les nuits sont fraîches à Burgos, où le froid est l’ordinaire, et je m’étais enveloppé dans mon manteau. C’est alors que cette vieille s’approcha de moi.

— Votre Seigneurie, me dit-elle, est attendue ; qu’elle veuille bien me suivre.

J’eus, Monsieur, bien de la naïveté. Mais j’avais la tête farcie d’histoires espagnoles, où des duègnes jouent un rôle, se prêtant à d’amoureuses missions. Je fus assurément surpris, mais ma vanité m’égara. J’avais été, dans la journée, à la promenade, et je me figurai que j’eusse été remarqué, pour ma bonne mine, et peut-être pour ma qualité d’étranger, par quelque belle personne qui avait le caprice d’apprendre qui j’étais et de s’entretenir avec moi. J’ai lu bien des romans qui ont ce début. La curiosité me poussa à accepter l’offre de la vieille. Peut-être, après tout, ne s’agissait-il que de quelque entremetteuse, et ce fut la réflexion qui me fut bientôt inspirée par plus de modestie. Mais, à la vérité, j’étais, après une assez longue réserve obligée, fort en disposition de faire l’amour, même avec une fille, pourvu qu’elle fût suffisamment avenante.

La vieille me fit passer par une petite cour intérieure, puis monter un escalier. Je me trouvai dans une petite pièce assez obscure. J’attendis, penchant, décidément pour une très vulgaire aventure. Jugez de mon étonnement quand une porte s’ouvrit soudain et que je me sentis poussé dans une grande salle, ornée d’armoiries, et fort bien éclairée. Mais ce n’était pas une femme qui avait paru. J’avais en face de moi trois jeunes hommes, qu’accompagnait un majestueux vieillard. Ils avaient à la main des épées nues.

— Traître, dit le vieillard, d’une voix terrible, tu es pris à ton piège. Tu t’es glissé dans cette maison pour y apporter le déshonneur. Ces cavaliers, qui sont mes fils, vengeront l’injure de leur sœur, indignement séduite par toi.

J’entendais assez mal ce discours, qui me laissait stupéfait. Je n’avais assurément aucun péché de ce genre sur la conscience, et je me vis tombé dans un guet-apens.

Les quatre hommes, me croyant à leur merci, m’abandonnèrent un moment pour tenir conseil dans un coin de la salle. Leur langue ne m’était pas familière et ils parlaient fort vite. Je ne pouvais pas ne pas comprendre, cependant que c’était de mon sort qu’il s’agissait.

La discussion qu’ils avaient entre eux se termina et le vieux gentilhomme s’approcha de moi.

— Tu vas mourir, reprit-il ; mais tu ne mourras point sans avoir réparé l’offense faite à ma Maison. Avant de recevoir le châtiment de ton crime, tu épouseras Doña Serena.

Je tentai de protester que je n’avais séduit personne, mais les mots me venaient très difficilement ou me manquaient pour exprimer que cette Doña Serena m’était parfaitement inconnue. A la fin, mon impatience se traduisit par un haussement d’épaules.

— Pardieu ! dis-je, je vous répondrais de la seule manière qui convient si vous ne m’aviez pas lâchement enlevé mon épée.

Je crois qu’un des frères eut la pensée de me la rendre et de se mesurer avec moi, mais les autres réprimèrent son mouvement, en lui rappelant qu’on m’avait condamné. Une jeune femme se présenta alors ; un prêtre la suivait.

— Marie-les en hâte, dit au prêtre le vieux seigneur et, ajouta-t-il en me montrant, donne l’absolution à celui-ci.

Doña Serena (elle me parut assez belle), étouffa un sanglot de victime impuissante à se défendre, et, soulevant le léger voile qu’elle portait, me contempla. Elle demeura interdite.

— Sur l’honneur, mon père, fit-elle, je ne connais aucunement ce cavalier.

— Ruse facile, s’écrièrent le vieillard et ses fils. Mais ils durent bien s’aviser que la surprise de Doña Serena n’était point jouée.

De mon côté, appelant à moi tout mon espagnol, le mêlant parfois de français, je soutins qu’il y avait trop peu de temps que j’étais arrivé à Burgos pour me pouvoir flatter d’une telle conquête. Je voulais mettre quelque galanterie dans mes dénégations et dire que je regrettais de n’avoir point à offrir ma vie en échange d’une faute aussi désirable, mais les mots ne rendirent que fort imparfaitement cette idée. Mes juges se sentaient pourtant ébranlés dans leur conviction.

— Soit, dit l’aîné des fils, la vieille qui devait guetter l’intrus, s’est trompée. Mais cet homme n’en doit pas moins mourir, puisqu’il a été mis par hasard en possession d’un secret.

Les quatre justiciers délibérèrent encore. En dernier lieu, ils me firent faire le plus solennel serment de me rien révéler de ce que j’avais vu. Je jurai avec d’autant plus de facilité que j’ignorais le nom de la famille outragée par un autre, certes, que par moi. On se détermina à me laisser partir.

Tout éberlué de ces étranges circonstances, me demandant si je n’avais point rêvé, j’avais à peine fait quelques pas dans la rue, qu’un homme, les yeux pleins de fureur, courut vers moi.

— Défends-toi, malheureux, s’écria-t-il.

— Encore ! pensai-je. Quelle rue malencontreuse ! Je n’eus que le temps de tirer mon épée, et, tout en parant ses coups, qui étaient des plus vifs, je le priai de me dire pourquoi il me voulait tuer.

— Ne sors-tu pas de la chambre de Doña Serena, ma maîtresse ? Ne dois-je pas voir en toi un rival d’autant plus odieux que la trahison était plus inattendue ?

— Hé, Monsieur, fis-je, on s’explique, au moins, avant d’essayer de massacrer les gens !

— Oseras-tu nier ?

Cependant, il avait remarqué l’honnêteté de mon visage, et son arme s’était abaissée. La nécessité (je n’avais pas le temps de consulter sur ce cas de conscience), me déliait de mon serment. Encore tout chaud d’émotion, je lui contai mon histoire. Vous eussiez vu aussitôt, Monsieur, un homme transporté de joie. Les amants sont ainsi : dès qu’il ne s’agit point de ce qui leur tient au cœur, ce sont les meilleures gens du monde. Il s’excusa fort civilement, se blâma de sa légèreté dans le soupçon, me remercia avec effusion de l’avertissement que je lui donnais, qui l’invitait désormais à la prudence en ses rencontres avec Doña Serena, rendit hommage à ma bonne contenance, l’épée à la main, et, s’apercevant que j’avais une égratignure au poignet, voulut absolument m’emmener chez lui, fut aux plus grands soins pour moi, ne souffrit pas que je rentrasse à mon auberge, me donna son propre lit. Il s’accusa d’avoir douté de sa maîtresse et d’avoir failli mettre à mal l’homme qui, par suite de l’erreur de la perfide duègne, avait été dans le cas de lui sauver la vie. Au demeurant, il entendait faire la paix avec la famille de Doña Serena qu’il souhaitait épouser. C’est ainsi que j’eus, pendant les quelques jours que je passai à Burgos, l’ami le plus empressé à me faire oublier la fureur de son attaque. Mais que n’inspire pas cette frénésie de l’âme qu’on appelle le bonheur d’aimer !

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