Lettres galantes du chevalier de Fagnes
XXIV
L’Aventure (suite)
Ce 22 Novembre 1772.
Peut-être aurez-vous eu quelque impatience à attendre la fin de cette aventure (car, cette fois, c’en est bien une). J’en reprends la narration.
Pendant que le pauvre M. de Rocquemont se débattait vainement sous le manteau qui le rendait prisonnier, je bataillais donc contre ces coquins, que la peur de la police rendait braves et qui, encouragés par M. de Fontpeydrouze, avaient juré de m’expédier au plus vite. Ils étaient animés aussi par la fureur d’avoir manqué une expédition qui leur devait être profitable. J’avais assurément affaire à forte partie, mais l’entrain et la résolution ne me manquaient point, non plus que le coup d’œil. J’esquivais les coups, et j’en portais. La lutte fut longue, mais je blessai deux de mes assaillants assez sérieusement pour qu’ils renonçassent à continuer le jeu. J’étais surpris que M. de Fontpeydrouze ne vînt pas à leur aide ; il me sembla même qu’il avait disparu. Le troisième de mes adversaires, plus déterminé que les autres, s’entêta, chercha (il était expert en armes) à me prendre en défaut, mais n’ayant pu réussir, il mollit, se découragea, se pensa plus menacé qu’il n’avait cru l’être, et s’enfuit, en disant de moi : « C’est le diable, que celui-là ! » Je m’estimais maître du terrain, mais je n’avais pas eu la prudence de veiller à tout. Dans le temps que je soufflais un peu, M. de Fontpeydrouze était entré dans le carrosse par la portière opposée à celle contre laquelle j’étais appuyé. Il se trouva ainsi me dominer un moment, se pencha, et trop vil pour employer une épée, me plongea dans la poitrine une sorte de grand couteau. Le coup fut à ce point violent que je tombai sur le sol. Le cocher était remonté sur son siège, les bandits (ceux, du moins, qui n’avaient pas déjà gagné au large) envahirent, aux côtés de leur chef, le carrosse qui s’éloigna à grand train.
M. de Rocquemont avait pu, enfin, se délivrer. Je l’entendis, quelle que fût ma faiblesse, se répandre en d’effroyables jurements. Quoiqu’encapuchonné, comme il l’était, il avait pu suivre par le bruit, les phases de la bataille, et la fuite des agresseurs lui en disait l’issue.
— Bravo, monsieur, me cria-t-il, vous avez fait des prodiges !
Mais il demeura soudain consterné en m’apercevant étendu à terre, couvert de sang.
— Grands dieux ! fit-il, ils vous ont assassiné ! Et avec quelle arme, un couteau !
Il essaya d’arrêter, avec les moyens que lui donnait son expérience de soldat, le flot de sang, mais la plaie était profonde. Au demeurant, à ce moment, je perdis les sens. J’ai su, depuis, tout ce qu’il fit pour moi, avec décision. La rue des Anges avait été déserte, pendant ces événements, mais quelqu’un pouvait passer, ou quelque ronde du guet était dans le cas d’avoir la curiosité de s’engager dans cette rue. Avec mille précautions, il me porta jusqu’au renfoncement que faisait la petite porte du jardin de M. Sellon. Il eût été dangereux, dans l’état où m’avait mis cette blessure, de m’exposer à plus de heurts. Puis il prit son parti, en songeant à la nécessité des soins dont j’avais besoin sans délai. Il me dit qu’il avait balancé un instant, se souvenant que je lui avais fait promettre de ne rien révéler de mon action pour conjurer le péril couru par Mlle Angélique, mais il avait pensé qu’il valait encore mieux manquer à cette promesse que de me laisser mourir. Peut-être quelque ingénieux moyen lui viendrait-il à l’esprit, pour déguiser la vérité. Il fit donc le tour du jardin et alla frapper à la porte de la rue Saint-Benoît. Introduit auprès de Mlle Angélique, il lui dit seulement que j’avais été gravement blessé près de sa maison et qu’il demandait pour moi du secours. La nouvelle qu’il apportait, le visage altéré, alarma fort cette charmante fille, qui donna aussitôt des ordres, dont elle voulut elle-même surveiller l’exécution, pour qu’on me transportât dans une chambre qu’elle fit en hâte aménager. Elle précéda les domestiques qui, passant par le jardin, prenaient au plus court pour arriver jusqu’à moi. Elle fut admirable de sang-froid. J’étais alors inanimé ; elle me fit, tout d’abord, une manière de pansement. On m’étendit sur un lit, dans l’attente du chirurgien qu’on avait mandé.
Le bon M. de Rocquemont se désespérait, et il répétait que si j’avais été ainsi mis à mal, c’était de sa faute, parce qu’il n’avait pas su prévoir l’abominable stratagème qui l’avait empêché de me défendre, encore qu’il eût pour moi l’amitié la plus vive. Pressé de questions, il n’y voulait point répondre cependant, par scrupule. Le chirurgien déclara que la blessure lui paraissait fort sérieuse, et qu’il ne pouvait, dans le moment, exprimer un avis, et, qu’il réclamait l’assistance de deux de ses confrères, qui furent les docteurs Pajou de Moncets et Le Thieullier, fort habiles en leur art. C’est par ce que j’appris plus tard que je vous rapporte ceci, car il se passa plusieurs jours pendant lesquels mon sort fut incertain, et dont je ne puis avoir gardé le souvenir.
La petite ruse que j’avais employée pour éloigner Mlle Angélique du jardin se trouva être d’accord avec la vérité. M. Sellon revint, en effet, plus tôt qu’il n’avait pensé le faire, et il s’émut fort de la gravité de ma situation. Il dit qu’il s’intéressait extrêmement à moi et qu’il ne fallait rien ménager pour tenter de me sauver. Il loua Mlle Angélique des dispositions qu’elle avait prises, et se félicita qu’on m’eût conduit chez lui. Mais les discours que tenait M. de Rocquemont étaient à ce point énigmatiques que M. Sellon le somma de s’expliquer sur les causes de cet accident, et M. de Rocquemont, non sans inquiétude de trahir le secret que je lui avais imposé, mais à bout d’arguments, lui conta toute l’histoire du rapt prémédité par M. de Fontpeydrouze et de la résolution que j’avais prise de le prévenir, à son insu.
— Le pauvre enfant ! dit-il, il n’était point brave qu’en paroles !
Telle était l’amertume de M. de Rocquemont de n’avoir pu, garrotté comme il l’avait été par surprise, intervenir à temps, qu’il le fallait consoler et réconforter lui-même.
Cependant, la science des chirurgiens, aidée par la nature, put vaincre le mal. On assura, après des périodes qui laissaient encore le doute, que, s’il ne survenait point de fâcheux hasard, je me tirerais d’affaire. Quand je rouvris les yeux, j’aperçus à mon chevet Mlle Angélique. Je crus être encore dans le délire, mais c’était un délire que j’eusse souhaité. Elle passa doucement la main sur mon front, pour voir si la fièvre s’était apaisée. Elle avait ce sourire délicieux qui s’esquisse, encore timidement, après des inquiétudes à peine dissipées. La mémoire ne me revenait que lentement, et je m’efforçais de rassembler mes esprits, mais, pour m’éclairer tout à fait, j’avais besoin de poser quelques questions.
— Pas encore, me dit-elle, reposez-vous. Grâce au ciel, nous n’avons plus de tourments à votre sujet.
Bien que je fusse dans un grand état de faiblesse, je me rendais compte de sa persistance à me prodiguer ses soins. Quand je me réveillais, après m’être assoupi, c’était son visage que je reconnaissais, et elle avait aussitôt les paroles les plus douces et les plus propres à m’inviter à la patience. Avec un zèle qui ne se lassait point, M. de Rocquemont venait s’enquérir de mes nouvelles : il avait passé bien des nuits à veiller auprès de mon lit. Je sentais aussi l’intérêt discret, mais constant, que me témoignait M. Sellon, qui protestait qu’il ne me voulait point imposer de fatigue en conversant avec moi, mais qui ordonnait tout ce qui pouvait contribuer à ma guérison, dont il suivait avec bonté les progrès, encourageant les attentions dont j’étais l’objet de la part de Mlle Angélique. Le moment vint où je sortis d’un long abattement, où quelques forces me revinrent.
— Mon cher ami, me dit M. Sellon, quelle reconnaissance nous vous devons ! A quels périls vous exposâtes-vous pour nous défendre !
— Hé quoi, monsieur, répondis-je, qu’imaginez-vous ? J’eus l’imprudence de me battre avec un malhonnête homme, à la suite d’une querelle.
Il sourit :
— Nous sommes instruits de votre dévouement pour nous.
Je tournai les yeux vers M. de Rocquemont, qui paraissait fort contrit.
— Oui, fit-il, je suis coupable, d’avoir manqué à l’engagement que j’avais pris, mais ma maladresse à me laisser ficeler par ces drôles, ce qui m’empêcha de prévenir le coup qui vous fut porté, m’avait désespéré, et peut-être fut-ce pour m’accuser plus cruellement que je dévoilai la générosité de votre entreprise. Il faut que j’aie bien de la malchance, aussi. Prétendre se servir d’une arme noble avec ces coupe-jarrets, c’était la faute…
— De votre loyauté, dis-je, en lui serrant la main, et je vis, tout d’abord, cependant que vous alliez si allégrement à l’attaque, ce que pouvait votre courage.
Il fut à ce point touché que je lui évitasse les reproches, qui eussent été trop tardifs, que les larmes lui vinrent aux yeux.
Puis ce furent, Monsieur, tandis que, ma plaie s’étant fermée, je me sentais renaître, en quelque sorte, des jours délicieux. Mlle Angélique, dans l’attente que je pusse me lever, voulait bien me tenir compagnie. Elle m’obligea à lui rapporter les circonstances qui m’avaient permis d’être au fait du complot de M. de Fontpeydrouze, elle m’écoutait avec un intérêt qui attestait toute sa sensibilité. Je lui dis que si j’avais été assez heureux pour détourner d’elle un danger, c’était à elle, à l’ingéniosité et à la patience de ses soins que je devais d’être revenu à la vie. Quelle grâce est en cette adorable personne, et dans son accent de sincérité ! Comment n’eussé-je point été gagné par son charme, et je me permis de lui avouer que je redoutais le moment, que je sentais maintenant trop proche, où les médecins ne feraient pas opposition à me rendre la liberté. Ce fut avec un sourire exquis qu’elle me répondit qu’il dépendait de moi que cette liberté ne m’éloignât pas d’elle. Chez Mlle Angélique, il n’y a point de ces coquetteries qui sont habituels artifices féminins : elle est toute franchise. Pendant ces heures de longues causeries, j’avais pu connaître la beauté et la délicatesse de son cœur. M. Sellon survenait parfois ; il s’asseyait près de nous, et il me semblait que, moi aussi, il me considérât paternellement.
— Vous avez eu, me dit-il un jour, l’aventure que vous désiriez : elle vous tient quitte des autres, et puisque, Dieu merci, vous voici sain et sauf, il est temps de songer à votre avenir.
Je me contrains à abréger, Monsieur, car je suis dans de tels transports de joie que je laisserais volontiers ma plume courir pour vous raconter la suite des événements qui viennent de décider de ma vie. Je ne pus me garder de confesser à Mlle Angélique les sentiments que j’éprouvais pour elle, et qui, à la vérité, bien que je ne les eusse point alors démêlés clairement, étaient nés dès que je l’avais entrevue. Elle me dit, cependant que ces beaux et purs regards se tournaient vers moi, que j’avais bien gagné le droit d’exprimer ce que je pensais, et qu’elle était assurée que M. Sellon ne ferait aucunement obstacle à mes vœux. Notre union fut, en effet, décidée.
De quelque bonheur que je sois pénétré, il me reste pourtant, Monsieur, des scrupules à votre égard. Ce mariage bourgeois ne heurte-t-il pas les vues que vous aviez pour moi ? Il faut vous annoncer encore, et je ne le fais pas sans quelque confusion, que le respectable M. Sellon, le plus tendre des pères, a promis à sa fille, après avoir lui-même poussé mon instruction, de m’associer à ses affaires.
— Rappelez-vous, me dit Mlle Angélique, avec cet enjouement ravissant, qui s’allie au sérieux de son caractère, ce jour où je vous obligeai à aligner des chiffres auprès de moi. Ne vous avais-je point assuré que je reconnaissais en vous des dispositions qui pourraient être cultivées ?
Mais je ne saurais oublier, si j’ai trouvé ce que je n’osais chercher, les bontés que vous eûtes pour moi. Je n’ai pas manqué d’en parler. D’après le portrait que je fis de vous, on vous aime déjà, et ce sera bientôt, si vous le permettez, la plus séduisante personne du monde qui aura plaisir à vous le répéter, de vive voix et en vous embrassant de bon cœur.