Lettres galantes du chevalier de Fagnes
XXIII
L’Aventure
I
Ce 13 d’Octobre 1772.
Quelle que soit la sollicitude que vous voulez bien me témoigner, vous souffrirez, Monsieur, que je ne vous fasse passer par l’ordinaire d’aujourd’hui, qu’un simple billet. Je suis jeté dans une grande affaire, où j’entends me conduire d’une façon qui soit digne des leçons d’honneur que vous me donnâtes. Peut-être, enfin, l’occasion me sera-t-elle offerte de me montrer avec les sentiments que je tiens de vous. Sur ce point, ne soyez pas en inquiétude, ne craignez pas que je fasse encore une école, et ayez la bonté de m’accorder quelque crédit.
II
Ce 25 de Novembre 1772.
Il y a plus d’un mois, Monsieur, que j’eus l’honneur de vous écrire. Bien des événements se sont déroulés, qui vous causeront peut-être quelque surprise.
Le jour où je ne pus vous adresser que quelques mots, je vivais dans une manière de fièvre, la tête toute chaude de desseins qui n’étaient point complètement formés, encore que je fusse dans la nécessité d’intervenir sans délai.
A la vérité, Monsieur, j’ai tant de choses à vous conter que je ne sais par où commencer. J’ai tenu cette aventure, dont le désir me possédait, et je pense y avoir figuré d’assez bonne façon. Voici donc un mois que je me trouvais dans le jardin du Luxembourg, du côté qui touche à l’enclos des Chartreux. Sa terrasse a une longueur et une largeur incomparables et ses grands arbres donnent une ombre merveilleuse. Vous direz que j’étais hanté par le fâcheux souvenir de M. de Fontpeydrouze, depuis que j’avais connu son impudente prétention à la main de Mlle Angélique. Il est vrai que j’eus, par je ne sais quel avertissement, l’impression que je l’allais voir paraître. Il se montra, en effet. Mon premier mouvement fut d’aller à sa rencontre et sous quelque prétexte, de lui chercher querelle. Mais il semblait attendre quelqu’un, et j’eus la curiosité de l’observer, avant de l’aborder.
Par quelle divination étais-je assuré qu’il méditait quelque mauvais projet ? Je me dissimulai, n’ayant que peu d’embonpoint, derrière un gros marronnier. Deux escogriffes, à la mine suspecte (les gardes qui, selon une inscription, ne doivent laisser pénétrer dans ce jardin, que les honnêtes gens, eussent dû marquer plus d’attention à leur physionomie), le rejoignirent.
Ces trois hommes s’étaient rapprochés de moi, et, sans qu’ils se pussent douter qu’ils étaient écoutés, j’entendis une partie de leur conversation.
— Vous êtes-vous assurés de gens déterminés ? demanda M. de Fontpeydrouze.
— Nous avons, lui fut-il répondu, trois camarades d’autant plus prêts à tout qu’ils sont dans une grande détresse, et qu’elle ne laisse pas que de leur peser.
— Vous répondez d’eux ?
— Comme de nous.
— Je leur donnerai donc mes instructions dans une heure, au cabaret du Grand Tonneau, rue des Grès. On y peut causer en tout repos.
Puis M. de Fontpeydrouze s’éloigna.
Je pensai, d’après ces paroles, que j’avais surprises, qu’il s’agissait de quelque coupable action, et, d’instinct, me souvenant de ses menaces à M. Sellon, il se fit, dans mon esprit, un rapprochement. Il y avait lieu de devancer M. de Fontpeydrouze et ses acolytes et je me hâtai vers ce cabaret. Je me débraillai un peu, et je feignis d’avoir une pointe de vin, mais mon attention se portait sur les dispositions de la salle ; une salle, plus petite, y attenait. C’était là assurément, que se réuniraient ces complices. Je m’installai à une table, placée contre la cloison, séparant cette pièce de l’autre. Je m’étais, en effet, avisé que cette cloison paraissait plus épaisse qu’elle n’était, en fait. J’étais seul à cette table, des buveurs jouaient aux cartes dans un coin opposé à celui que j’avais choisi. Je demandai à boire, et, semblant déjà accablé, j’appuyai ma tête dans mes mains, en dissimulant ainsi mon visage. J’attendais. Le cabaretier était entré un moment dans la petite salle, avait pesté contre la négligence du garçon qui le servait et j’avais entendu le juron qu’il avait poussé. Il est vrai qu’il avait élevé la voix.
En examinant de près la cloison, je m’avisai qu’elle avait une légère fente, qui pouvait m’être profitable. J’étais fort neuf en ce métier d’espion, que les circonstances me faisaient pratiquer, mais il importait que je fusse renseigné. J’eus l’idée de cacher mon chapeau sous la table et de me coiffer de celui qu’avait laissé, près de moi, un grossier client. Il est, Monsieur, de singuliers pressentiments. Avant qu’il fût entré, alors que, évidemment, il était encore dans la rue, j’avais eu l’intuition de la venue de M. de Fontpeydrouze. Quand il arriva, je simulai l’abattement de l’ivresse, en m’allongeant jusqu’aux épaules sur le dessus de la table. Le cabaretier, en l’apercevant, lui fit reproche de son peu d’empressement à s’acquitter de dettes déjà anciennes.
— Rassurez-vous, dit M. de Fontpeydrouze, je ne vous donne que quelques jours avant que vous soyez largement payé. J’ai convié quelques amis ; ils sont délicats sur la qualité du vin. Servez-nous du meilleur.
Les prétendus amis survinrent : il fallait que ce cabaret ne fût point en très bonne réputation pour qu’ils y trouvassent accueil.
J’éprouvai d’abord un grand dépit, malgré les précautions que j’avais prises. Je ne percevais qu’un bruit confus de paroles, de telle sorte que, tant que je prêtâsse l’oreille, je n’y pouvais donner un sens. Par bonheur, le vin échauffa les voix. J’entendis mieux, et j’appris des choses horribles, qui me soulevèrent d’indignation. M. de Fontpeydrouze, se pensant en sûreté, développait l’incroyable dessein qu’il avait conçu. M. Sellon l’avait dédaigneusement éconduit (il parla de cet homme excellent de la façon la plus outrageante), hé bien, il ferait voir qu’on pourrait se repentir de ce mépris qu’il avait fait de lui. Mais bientôt, il laissa percer la plus abominable cupidité. Il s’était déterminé, avec l’aide des misérables qu’il avait réunis, à enlever Mlle Angélique. Le scandale serait tel que M. Sellon serait bien contraint à consentir à son mariage avec elle, mariage qui lui assurerait une fortune considérable. De cette fortune, ses associés dans l’entreprise auraient leur part. L’un d’eux objecta qu’il y avait des risques, et qu’il serait bon de préciser les avantages de ceux qui l’aideraient. M. de Fontpeydrouze répondit que cette part serait des plus larges. Un débat, fort répugnant, s’engagea. Quand on fut d’accord, il exposa les moyens auxquels il avait songé. Il était instruit d’une absence de deux jours que devait faire M. Sellon. C’est de cette absence qu’il faudrait profiter.
La maison de M. Sellon, rue Saint-Benoît, a un jardin qui s’étend jusqu’à la petite rue des Anges. Le mur qui borne ce jardin est assez bas. Les jours de cet automne sont magnifiques : il semble que ce soit un renouveau d’été. Mlle Angélique a accoutumé de rester dans ce jardin, pour y prendre le frais, jusqu’à la nuit tombée. Il serait facile d’escalader le mur et de s’emparer d’elle. Si elle appelait au secours, on saurait la faire taire, mais l’exécution de ce plan serait rendue commode par ce fait que la rue des Anges, sur laquelle donnent d’autres jardins, est habituellement déserte. Elle est trop étroite pour qu’un carrosse y puisse pénétrer, mais ce carrosse attendrait à son extrémité. M. de Fontpeydrouze conduirait Mlle Angélique dans une retraite sûre, chez une fille qui était à sa dévotion. C’est de là qu’il mettrait à M. Sellon le marché en main. On discuta encore sur la sûreté de l’opération, sur les rôles qui seraient distribués à chacun, sur le prix des complicités. J’étais stupéfait de l’infamie de ce complot, mais je m’applaudissais d’avoir eu la tentation de suivre ces scélérats ; elle m’avait permis de surprendre l’intrigue qu’ils avaient tramée. L’accomplissement de cet abominable projet fut décidé pour le surlendemain. J’en savais assez, et je me retirai avant que ces conjurés fussent sortis de la salle où ils avaient pensé n’être pas écoutés.
Ma première idée fut d’avertir M. Sellon du danger que courait Mlle Angélique, mais je la repoussai aussitôt. Pourquoi leur eussé-je donné ces inquiétudes, et à quel ridicule je me fusse exposé, au cas où M. de Fontpeydrouze eût hésité, au moment d’agir, ou n’eût pas été sûr des gens qu’il avait recrutés !
Je me sentis de force à empêcher par moi-même cet attentat, et je me mis à réfléchir. J’aurais quelque fierté, vis-à-vis de moi-même à prévenir ce véritable crime, car il n’était pas dans mon intention de révéler, supposé que tout se passât comme je le voulais, mon utile intervention. J’allais loin déjà dans mes rêveries. Je me voyais auprès de Mlle Angélique, ne doutant point de sa sécurité, alors que je songerais, sans qu’elle se pût rien imaginer, qu’elle me la devrait.
Je pensai, cependant, que l’affaire pouvait être dure, si les gens réunis par M. de Fontpeydrouze avaient quelque détermination, et que, quelque confiance que j’eusse en mon courage, l’assistance d’un homme de cœur ne serait point superflue. Je m’avisai de m’ouvrir à M. de Rocquemont, que je tenais pour vaillant et discret. Je me dirigeai vers le Calé Alexandre, où j’étais certain de le rencontrer. Je le trouvai en effet : il avait toujours cette rudesse d’aspect, qui cache sa droiture et ce fond de bonté qui est en lui. Je lui dis que j’avais besoin de son aide pour une action à laquelle j’étais résolu, et qui pouvait ne point aller sans péril. Vous l’eussiez vu aussitôt, Monsieur, me tendre les bras et m’assurer avec une parfaite générosité, qu’il était à mon service.
— De quoi est-il question ? me demanda-t-il. Me feriez-vous l’honneur de me donner l’occasion de tirer de son fourreau ma vieille épée, qui s’y rouille ?
— Peut-être.
— Je suis à vous.
— Mais enfin ?
— Un enlèvement.
Son visage changea soudain, et prit l’expression de la colère, et je crus que, n’étant plus maître de soi-même, il s’allait jeter sur moi.
— Vous moquez-vous ? dit-il, je vous ai conté ma fâcheuse histoire, l’absurde événement qui pèse encore sur moi, et vous avez le front de m’inviter à prendre part à un enlèvement.
— Je vous prie de ne vous point fâcher et de me laisser achever : cet enlèvement, il n’y a pas lieu de le faciliter, mais, tout au contraire, d’y faire obstacle.
Il se radoucit un peu, mais non sans qu’il gardât encore de l’inquiétude.
— J’ai juré de ne me plus mêler des affaires d’autrui.
— M’accorderez-vous la grâce de m’écouter ? Je me fie à l’homme d’honneur que vous êtes et qui ne saurait désapprouver mon dessein.
Tout en grommelant encore, il finit par me permettre de parler, et je le mis au fait de tout ce que j’avais appris.
— N’importe-t-il pas, lui dis-je, d’entraver un aussi exécrable forfait ?
Il en convint.
— Ce Fontpeydrouze, fit-il, est un monstre : il faut le supprimer. Allons de ce pas le provoquer, je vous laisserai le plaisir de lui couper la gorge, et, au cas que vous receviez par traîtrise quelque mauvais coup, je me charge de le châtier.
Ce fut à moi de modérer la véhémence de M. de Rocquemont, en lui représentant que cette justice sommaire serait inopportune, que le coupable devait être puni dans le moment même où il tenterait d’accomplir son acte criminel, que, au surplus, M. de Fontpeydrouze ayant fait part de son projet à des coquins, d’autres, après lui, pourraient le reprendre pour leur compte. J’eus quelque peine à amener le bon M. de Rocquemont à plus de patience.
— Enfin, me demanda-t-il, comment entendez-vous vous opposer à la noirceur de ce complot ?
Je ne laissai pas que d’être embarrassé pour lui répondre. Il était bien certain que j’étais disposé à payer largement de ma personne, mais la moindre faute risquait de donner l’éveil à ces misérables et de tout compromettre. M. de Rocquemont fut d’avis que nous nous cachions dans la rue des Anges et que, dans l’instant où ils paraîtraient, nous nous précipitâmes sur eux, l’épée nue.
J’observai que, dans ces circonstances, il y aurait du bruit, que Mlle Angélique en serait alarmée, et que je tenais particulièrement à ce qu’elle ne connût jamais ni le péril auquel elle aurait été exposée, ni la part que j’aurais eue à l’en préserver. Quoi qu’il arrivât, je priai M. de Rocquemont d’engager sa parole à se taire sur ce point. Il m’eût paru déplaisant de faire valoir un dévouement que j’estimais si naturel.
— On respectera donc ce beau souci de chevalerie, me dit-il, mais, de toute façon, comptez sur moi.
Et il ajouta, en souriant, que ce serait pour lui une manière de revanche : ayant cruellement pâti pour s’être prêté à un enlèvement, il serait bien aise d’en contrarier un autre.
Nous prîmes rendez-vous pour le lendemain, ce qui me donnait le loisir de former dans mon esprit des vues arrêtées, que je lui communiquerais. Elles se dessinèrent pendant la nuit, et, encore qu’elles ne fussent pas dépourvues de romanesque, j’en fus assez content. Ce stratagème aurait de grandes chances d’éviter que ce bruit, que je redoutais pour Mlle Angélique, parvînt jusqu’à elle.
J’instruisis M. de Rocquemont, du résultat de mes méditations ; il s’en amusa, du fait même qu’il avait des côtés aventureux, et, somme toute, l’approuva. Nous avions un jour encore pour la préparation du plan que j’avais conçu. Je me renseignai : il était exact que M. Sellon fût parti pour un bref voyage d’affaires. J’étudiai les lieux qui devaient être le théâtre de l’action, en parcourant la rue des Anges ; puis vous eussiez été bien surpris, Monsieur, de me voir en conversation avec une fripière, qui me vendit une mante et une coiffe. Un petit garçon, qui sert à l’hôtel où je loge, et à qui j’avais parlé d’une plaisanterie, se chargea de cacher ces hardes, jusqu’au moment où je les lui ferais porter à l’endroit que je lui indiquerais. Ce garçon est intelligent, et je lui destinais, en effet, à lui aussi, un rôle, sans qu’il eût à en savoir la portée. Désormais, l’attente me paraissait pénible.
Nous touchions enfin au moment décisif, et je me sentais plein d’impatience. A trois heures, je priai M. de Rocquemont à dîner. Il montra une bonne humeur qu’il n’avait pas témoignée depuis longtemps. Sa misanthropie s’évanouissait dans l’espoir d’agir. Nous nous entretînmes de toutes les éventualités qui se pouvaient produire. Il fut entendu que, au jour baissant, il se tiendrait dissimulé dans la rue des Anges, non loin de la petite porte, dont on fait peu usage, du jardin de M. Sellon, mais qu’il ne bougerait, quoi qu’il vît, qu’à mon appel. Il me montra une paire de pistolets qu’il avait apportés. Je lui demandai de ne s’en point servir, pour que leur détonation n’inquiétât pas Mlle Angélique et n’attirât pas la police. Nous devions régler les choses nous-mêmes avec ces coquins.
— Pardieu, fit-il, j’aime mieux cela : l’épée est l’arme que je préfère.
Je crois, à la vérité, qu’il avait une hâte pareille à la mienne de l’instant d’intervenir.
Vers cinq heures, je me fis annoncer à Mlle Angélique. Il faisait un temps fort beau. Comme je l’avais prévu, elle me convia à venir nous asseoir dans le jardin. Elle me dit que la saison était si clémente, qu’elle y restait souvent jusqu’à une heure avancée. C’était là le point délicat, mais j’avais pris mes dispositions à ce sujet. J’affectai une parfaite insouciance, et j’en poussai peut-être un peu loin l’apparence, car elle la remarqua.
— Êtes-vous donc, me dit-elle, sur le point de vous jeter dans une de ces grandes aventures que vous souhaitez tant ?
Je répondis qu’il n’en était rien, mais que le charme de sa compagnie et ces jours ensoleillés, répit que donnait la nature, au delà de ce qu’elle devait, selon les règles des saisons, m’incitaient à m’estimer heureux. Nous en vînmes à parler des choses du jour et des grandes discussions que soulevait la tragédie des Druides et qui se prolongeaient. Elle me blâma amicalement de n’avoir pas d’opinion, non sur la tragédie elle-même, mais sur les idées qu’elle agitait et qui s’élevaient contre l’intolérance.
— Il est plaisanta fit-elle, qu’on ait reproché à M. Le Blanc, de n’avoir pas mis des chrétiens dans les Gaules au temps de César. Pour moi, ajouta-t-elle, j’ai été élevée de telle sorte, grâce à l’esprit libéral de mon père, que j’ai en horreur tout fanatisme, et, par là, sans connaître l’auteur, je serais du parti de ses amis, qui sont, au demeurant, les gens les plus estimables du monde. Allez voir cette pièce, et nous jugerons de vos tendances.
Je répliquai que j’étais d’avance de son avis, car je lui reconnaissais les façons de penser les plus saines. Sur quoi, elle me querella en riant, parce que je répondais sur une question importante, par un compliment, encore que les fadeurs ne fussent point, habituellement, de mon fait. Mais elle voulait que chacun eût librement sa manière de voir. Malgré mon application à prendre un air dégagé, les Druides étaient fort loin de mes préoccupations. Je jetais, parfois, un coup d’œil rapide vers un buisson du jardin ; je n’eus de satisfaction que lorsque j’y aperçus un objet auquel j’étais seul à pouvoir prêter attention. Les derniers feux du soleil avaient disparu ; elle avait suivi des yeux son évanouissement dans un ciel dont la pourpre pâlissait, maintenant, et se fondait peu à peu.
— Hélas, fit-elle, la nuit vient vite, à présent. Ne semble-t-il pas que le spectacle de l’astre, mourant dans sa gloire, soit plus imposant qu’aux jours d’été, où se prolonge cette sublime agonie ?
L’ombre nous gagnait, en effet. Elle s’étendait autour de nous. Je n’étais pas sans anxiété. J’avais chargé le petit garçon que j’employais à mon service d’une mission d’où dépendait en partie le succès de mon entreprise. Il était vrai qu’il eût jeté adroitement le paquet de hardes dans le jardin, à l’endroit désigné par moi, mais je lui avais recommandé de se présenter, à cette heure-ci, dans la maison de M. Sellon, et, après avoir demandé à parler à Mlle Angélique, de répéter mot pour mot la leçon que je lui avais faite.
Cette leçon consistait en ceci, qu’il était censé venir de la part de M. Sellon, pour annoncer qu’il était possible que celui-ci revînt plus tôt qu’il ne l’avait pensé.
Une femme de chambre prévint, en effet, Mlle Angélique qu’on l’attendait, et elle quitta le jardin. C’est ce que j’avais souhaité. Je savais qu’elle avait accoutumé de veiller à tout et qu’elle voudrait elle-même s’occuper de faire préparer quelque collation pour son père, se retrouvant chez lui. Elle me traitait avec assez de familiarité pour penser que je la rejoindrais, au cas où elle s’attarderait.
J’avais atteint mon but. J’étais seul. Je me hâtai vers le buisson où était disposé le paquet de hardes, je m’enveloppai de la mante, et me coiffai du bonnet, puis je me vins asseoir à la place même qu’avait quittée Mlle Angélique. Je vous ferai confidence que le cœur me battait fort. Si M. de Fontpeydrouze avait différé ce rapt, si les choses ne se passaient point telles que je les avais prévues ?… Mais je n’eus pas longtemps à attendre. La nuit était tout à fait venue, sans qu’elle fût encore épaisse. Je vis soudain apparaître trois hommes sur le mur ; ils sautèrent prestement dans le jardin, se dirigèrent de mon côté et, me prenant pour Mlle Angélique, se saisirent rudement de moi.
— Va, ma petite, dit grossièrement un de ces malandrins, on te consolera par des baisers.
Il était dans ma politique de ne point opposer de résistance, je poussai seulement un léger cri, feignant l’effroi d’une telle audace. Ces hommes me hissèrent, d’une façon fort brutale, au sommet du mur, et, me tenant solidement, me jetèrent dans la rue, où d’autres me recueillirent et m’emportèrent dans leurs bras. C’était sur cela même que j’avais compté.
Il était convenu avec M. de Rocquemont qu’il me laisserait ainsi enlever et qu’il n’accourrait qu’à mon appel, ayant gardé mon épée, qu’il me donnerait alors. Sa sollicitude à mon égard faillit tout gâter. Les ravisseurs étaient, alors, cinq ou six. Il craignit que je ne fusse point de force à lutter contre eux ; il ne put se retenir, et il fondit bravement sur cette troupe, surprise d’être découverte.
— Dépêchez, cria M. de Fontpeydrouze, qui se tenait à la portière du carrosse, de telle sorte qu’il pût aider à m’enfermer dans cette voiture et y entrer rapidement à son tour. Le cocher tenait les rênes en mains, prêt à fouetter ses chevaux. Il s’en fallut de peu que je ne fusse véritablement enlevé à la barbe de M. de Rocquemont, qui avait agi trop tôt. Mais, à ce moment, je me débattis avec une vigueur qui dérouta ceux qui pensaient emmener une femme inanimée, et je repris pied.
— Saisissez-la, marauds ! dit M. de Fontpeydrouze, ne la laissez pas s’échapper.
Lui-même s’avança vers moi. Je ne saurais vous peindre sa stupeur quand il me vit me débarrasser de ma mante et de mon bonnet, et qu’il se trouva en face d’un homme dont la contenance n’était pas celle de la peur. Ses sicaires n’étaient pas moins étonnés que lui de cette apparition imprévue et eurent une minute d’hésitation. Ils avaient d’ailleurs à se défendre contre M. de Rocquemont, qui les attaquait avec une furieuse ardeur, avait gagné du terrain et avait pu me tendre mon épée.
— Vous avez mal engagé la partie, dis-je à M. de Fontpeydrouze.
Mais il me reconnut, revint de son ébahissement et me répondit que j’étais bien hardi de troubler ses affaires. Un tel dépit se lisait sur son visage que je ne pus me garder de sourire. A ce dépit succéda pourtant l’expression de la plus violente colère, pour avoir été ainsi joué. Il exhorta ses compagnons à me serrer de près et leur dit qu’il importait à leur salut qu’ils me laissassent pour mort sur la place. Mais ils étaient déjà fort occupés par M. de Rocquemont, qui se conduisait le plus vaillamment du monde ayant retrouvé la solidité de son bras, et les tenait en respect. Il était pourtant trop loyal pour imaginer la traîtrise dont on usa à son égard. M. de Fontpeydrouze fit un signe au cocher, qui descendit du siège du carrosse, et, avec l’expérience d’un criminel avéré, jeta un grand manteau sur M. de Rocquemont, qui le couvrit entièrement. Avant qu’il eût eu le temps de s’en débarrasser, deux de ces misérables, lâches devant une épée, employèrent toutes leurs forces à nouer ce manteau sur lui, de telle sorte qu’il fut paralysé. Délivrés d’un adversaire redoutable, ainsi aveuglé et maintenu, les autres m’assaillirent avec plus d’impétuosité ; ils avaient cru la besogne plus facile, et ils n’avaient pas prévu ce combat, mais ils comprenaient qu’ils couraient le risque d’être dénoncés, supposé que je pusse me soustraire à leur attaque. C’était la raison de leur acharnement. Cependant, je me sentais plein de vigueur. J’étais parvenu, peu à peu, à m’appuyer sur le carrosse et je repoussais leurs assauts conjurés…
Mais, Monsieur, je vous ferai l’aveu que j’éprouve quelque fatigue à vous écrire cette lettre, et cette fatigue s’expliquera par tout ce que j’ai encore à vous mander. Je vous prie de me permettre d’ajourner au prochain courrier la suite de ce récit.