Lettres galantes du chevalier de Fagnes
XVIII
Le théâtre obligatoire
Ce 10 de Février 1772.
Je fus, hier, Monsieur, à la Comédie Italienne. On y donnait une pièce de M. Marmontel, l’Ami de la Maison, qui, à la vérité, ne m’a point extrêmement diverti, encore qu’elle parût plaire au public. J’eus tort, peut-être, de n’y pas prendre plus de plaisir, puisque, autour de moi, on était satisfait. Je fus plus sensible aux ariettes du musicien, M. Grétry, ornant cette comédie, et qui parlent au cœur.
Je ne vous raconterai pas le sujet de cet ouvrage : il m’a semblé, encore que je ne sois pas grand connaisseur, que l’auteur qui a eu, m’a-t-on dit, bien des succès, ne se fût pas donné, cette fois, une grande peine. La pièce fut, cependant, représentée à la Cour, avant d’être offerte aux spectateurs de la rue Mauconseil. Il s’agit d’un certain Cliton, homme fort pédant, qui est l’oracle d’Orphise, la maîtresse du logis, mère de l’aimable Agathe. Cliton, très écouté, trouve toutes sortes de raisons pour pousser Orphise à s’opposer au mariage d’Agathe avec Célicour, un jeune et brillant militaire, son cousin. En fait, il a, pour combattre cette union, un motif personnel : ce fourbe est épris d’Agathe et il oublie son habituelle prudence jusqu’à lui écrire une lettre des plus enflammées. Les deux amants se serviront de cette lettre pour le confondre et pour l’obliger à déterminer Orphise à donner son consentement à leur mariage.
M. La Ruette et M. Clairval me plurent par la vivacité de leur jeu. On assure (car vous ne sauriez croire à quel point on s’occupe de la vie des acteurs), que s’ils mettent tant de feu à exprimer l’amour qui possède leurs personnages, c’est qu’ils l’éprouvent au naturel, au delà du théâtre.
Mais je ne vous eusse point parlé de ce spectacle, sans la rencontre que je fis, en l’ayant pour voisin au parterre, d’un homme singulier. Je ne sais pourquoi il me prit à partie, m’estimant docile pour entendre ses discours. Son autre voisin était de moins bonne composition et m’avait ainsi, comme on dit, jeté le chat dans les jambes. Cet original, dont je ne pus me défaire, et qui ne se borna point à me parler, pendant les interruptions de la comédie, mais dans le temps même qu’on la jouait, me voulut apprendre qu’il se nommait M. Rabelleau, et qu’il était, de sa profession, avocat. Il avait, au demeurant, m’assura-t-il, de plus hautes visées que celles de rédiger des mémoires pour des causes qui n’étaient point dignes d’un grand intérêt.
— Je crois voir, Monsieur, me dit-il, que vous ne prenez qu’une médiocre distraction à cette intrigue, et c’est de quoi je loue votre goût et la sûreté de votre jugement.
Et, prévoyant une objection que je ne songeais pas à lui faire, il ajouta que je lui demanderais sans doute la raison pour laquelle, ne se plaisant aucunement aux spectacles de la Comédie Italienne, il y venait, cependant, assister.
— C’est, fit-il, pour me fortifier dans mes idées, qui sont celles d’un vrai réformateur du théâtre. Quelle leçon tirerez-vous de cette comédie ? En quoi, après l’avoir suivie, vous sentirez-vous propre à accomplir de grandes choses ?
Des personnes qui se trouvaient derrière nous, lui dirent qu’il les gênait et le prièrent de se taire. Il se contenta de baisser la voix, mais ce fut dans le loisir laissé entre le premier et le deuxième acte qu’il s’acharna à m’exposer ses conceptions. Vous dirai-je, tant elles étaient bizarres, que je l’écoutai d’abord avec quelque curiosité, ce dont je fus bientôt puni.
— Il faut, Monsieur, reprit-il, en ce qui concerne le théâtre, tout démolir, puis reconstruire. Le théâtre doit être l’école des vertus. Ce n’est point, ainsi, hélas, qu’il a été compris jusqu’à présent. Il est grand temps d’agir pour arrêter cette démoralisation dont il est l’artisan. Quelle piteuse ambition que celle d’amuser les gens ! Il importe de développer en eux les plus nobles sentiments. Je ne méconnais pas les bonnes intentions de M. Riccoboni le père, dans sa Réformation du Théâtre, mais bien qu’il voulût proscrire l’amour des pièces représentées, il fut encore trop timide dans ses pensées. Et, d’ailleurs, ne s’occupa-t-il pas surtout de réformer les mœurs des comédiens, en exigeant qu’il n’y eût point de femme dans la troupe qui ne fût mariée et que celle qui se rendrait coupable du moindre scandale fût congédiée ?… J’entends, pour moi, aller beaucoup plus loin. Je fais table rase de tout ce qui existe. Prêtez-moi de l’attention, je vous prie. De mes projets naîtra une société nouvelle, qui ne comptera plus que des citoyens pénétrés de leurs devoirs. Selon moi, l’État prendra à sa charge la construction (entre nous, n’est-il pas scandaleux que nous restions debout, au parterre ?) l’entretien et l’administration directe des théâtres, dont la gestion sera confiée à une compagnie d’hommes sages et vertueux. Ceux-ci décideront des sujets à traiter par les auteurs. Ce seront des sujets élevés, faits pour inspirer la générosité, le dévouement, l’amour de la patrie.
— C’est, dis-je, une bien grande affaire.
— Assurément, sans quoi je ne m’en mêlerais pas. Pour le choix des pièces, voici donc un point acquis. Reste l’interprétation de ces pièces, c’est particulièrement en ce cas que je crois avoir apporté des lumières toutes nouvelles. Je licencie toutes les troupes de comédiens.
— Mais, alors, comment jouer la comédie ?
— Attendez, ne soyez point si pressé. J’ai des ressources dans l’esprit. Ces comédiens, qui ne sont que trop souvent des histrions, je les remplace par des jeunes gens des deux sexes, élevés aux frais de l’État, demoiselles de Saint-Cyr ou disciples des écoles publiques. Pour commencer, du moins, car j’ai bien autre chose en tête. Ne vous récriez pas, n’ayez même pas cette surprise que d’autres ont témoignée, qui ont accoutumé de n’envisager les choses que superficiellement.
Je protestai que j’étais tout oreilles. M. Rabelleau me prit par le bouton de mon habit.
— Monsieur, dit-il, voici ma grande idée. Un stage comme comédien de la nation, devra être obligatoire. Il sera décrété par une loi que nul ne pourra être admis à aucune place publique, à la Cour, dans le Ministère ou dans la robe, sans avoir donné dans sa jeunesse, des preuves de ses talents sur le théâtre créé par l’État. Est-il nécessaire de vous faire valoir les avantages d’une telle conception ?
— Quoi ! m’écriai-je, tout le monde comédien ?
— Oui, Monsieur, tous ceux du moins qui prétendent remplir un emploi utile. Que de bénéfices moraux j’entrevois pour la jeunesse ! Pour les acteurs, que de profits intellectuels ! A cette obligation de paraître quelque temps sur la scène, ils gagneront la possession de soi, l’initiative, l’habitude de la responsabilité, qualités essentielles. L’étude d’un rôle, entreprise non point en hâte, par métier, mais d’après l’histoire et la nature, leur révélera les ressorts du cœur humain. Un futur juge, par exemple, ayant jadis joué un rôle de juge, sera, quand il abordera ses fonctions, plus soucieux des cas de conscience se présentant à lui. Un commis de ministre comprendra mieux l’importance des affaires qu’il traitera ; un médecin se souviendra opportunément, pour les éviter, des travers reprochés, au théâtre, aux médecins ; un négociant même sera plus probe… Au demeurant, je ne puis ici vous exposer toute l’économie de ce projet. Je me flatte que vous serez convaincu de son excellence quand vous l’aurez lu, en tous ses détails, dans ma Dissertation sur les spectacles, qui parut, voici deux ans, chez le libraire Nyon l’aîné, rue du Jardinet.
Les utopies de M. Rabelleau commençaient à me fatiguer. J’avais aperçu dans une loge une fort belle personne, que j’avais entendu désigner comme une Laïs en réputation d’avoir inspiré de grandes passions, et je me plaisais à la considérer. Je ne manquai pas de dire à ce réformateur enflammé de ses réformes que je ne manquerais point de me procurer son ouvrage.
Le spectacle venait à peine de se terminer que M. Rabelleau courut après moi. Il tira de sa poche un exemplaire de sa Dissertation.
— Peut-être, dit-il, êtes-vous curieux de lire sans tarder ce livre dont j’eus l’honneur de vous parler… J’ai, par hasard, ce volume sur moi, en fort bon état… Il ne coûte qu’un double écu.
Ce n’était pas trop cher pour me débarrasser de ce redresseur des torts du théâtre, devenu un fâcheux. J’avais quelque peu manqué de prudence en engageant avec lui la conversation.