Nouvelle géographie universelle (1/19): I L'Europe meridionale (Grèce, Turquie, Roumanie, Serbie, Italie, Espagne et Portugal)
VII
LA SICILE.
La Trinacrie des anciens, l'île régulière «aux trois promontoires», est évidemment une dépendance de la péninsule italienne, dont elle n'est séparée que par un étroit bras de mer. Dans sa partie la moins large, le canal de Messine n'a guère plus de 3 kilomètres 111, espace qu'il est facile de franchir en barque et que les chevaux de Timoléon le Corinthien, d'Appius Claudius et de Roger, le comte normand, traversèrent jadis en se débattant à la proue des navires ou au bordage des radeaux. Avec les ressources dont l'industrie dispose actuellement, il ne serait nullement impossible de construire un pont de jonction entre la Sicile et la grande terre, car des travaux presque aussi gigantesques ont été déjà entrepris par l'homme et menés à bonne fin: ce ne sera plus qu'une simple question d'argent, quand les intérêts commerciaux de la Péninsule exigeront cet ouvrage. Il n'est guère douteux qu'avant la fin du siècle la Sicile se trouvera matériellement rattachée à l'Italie, soit par un tunnel, soit par un pont fixe ou flottant. L'industrie humaine ne manquera pas de rétablir ainsi d'une manière ou d'une autre l'ancien isthme qui reliait la pointe du Phare aux monts italiens d'Aspromonte. On ne sait à quelle époque géologique s'est opérée la rupture, quoique certains voyageurs, entraînés par leur imagination, croient distinguer sur les montagnes des deux rives les traces de l'antique déchirement. D'après le nom de Heptastade, que lui donnaient les anciens, on pourrait croire que le détroit n'avait de leur temps que sept stades, près de 1,300 mètres de largeur; il aurait donc été deux fois plus resserré qu'aujourd'hui.
Quoi qu'il en soit, la Sicile doit être considérée, au point de vue historique, comme se trouvant exactement dans les mêmes conditions qu'une terre continentale. La traversée du détroit n'est guère plus difficile que celle d'un large fleuve; la guerre seule a fréquemment isolé la Sicile, et récemment encore, pendant l'invasion des «Mille» de Garibaldi, l'île entière est restée durant près d'un mois privée de toute communication avec l'Italie; mais ces faits tout exceptionnels n'empêchent pas que l'île ne soit géographiquement un appendice de la péninsule d'Italie. D'autre part, elle jouit aussi de tous les avantages que lui donne sa position maritime. Située au centre même de la Méditerranée, entre les deux grands bassins de la mer Tyrrhénienne et de la mer Orientale, elle commande toutes les routes commerciales entre l'Atlantique et l'Orient. D'excellents ports invitent les navires à relâcher sur ses rivages; des terrains d'une grande fertilité, des ressources naturelles de toute espèce assurent l'existence des populations; un heureux climat favorise le développement de la vie. Peu de régions en Europe semblent mieux placées pour nourrir dans l'aisance un nombre considérable d'habitants. La Sicile est, en effet, beaucoup plus populeuse et plus riche que la grande île voisine, la Sardaigne, et que toutes les provinces du Napolitain, à l'exception de la Campanie; elle rivalise en importance proportionnelle avec les contrées du nord de l'Italie. 112 Chaque période de paix et de liberté lui donne un étonnant essor: nul doute qu'elle ne fût une des régions les plus prospères du monde, si elle n'avait été tant de fois ravagée par la guerre et si un régime d'oppression n'avait presque constamment pesé sur elle.
Dans son ensemble, l'île triangulaire de Sicile présenterait une grande régularité de structure, si le cône de l'Etna ne dressait sa puissante masse au-dessus des rivages de la mer Ionienne et de l'entrée du détroit de Messine.
De sa base au cratère terminal, l'énorme gibbosité du volcan forme une région géographique spéciale, non moins distincte du reste de la Sicile par ses produits, ses cultures, sa population, que par son histoire géologique, L'Etna constitue un monde à part.
Les anciens navigateurs de la Méditerranée s'imaginaient pour la plupart que le volcan de là Sicile était le colosse suprême parmi les montagnes de la Terre. Ils se trompaient de peu pour les contrées du monde connu, car les cimes du littoral méditerranéen plus élevées que l'Etna ne s'élèvent qu'aux deux extrémités de la Grande Mer, sur les côtes d'Espagne et de Syrie, et le mont sicilien a, de plus que ces montagnes, son majestueux isolement, la fière pureté de ses contours, quelquefois aussi le reflet flamboyant de ses laves et presque toujours sa haute colonne de fumée se déployant en arcade dans le ciel. De toutes les mers qui environnent la Sicile on voit le grand géant dressant sa tête neigeuse et fumante au-dessus des autres monts qui lui font cortège. La position de l'Etna au centre précis de la Méditerranée et au bord du passage de Messine contribuait également, suivant les idées cosmogoniques des anciens, à donner la prééminence à l'Etna: c'était le «pilier du Ciel»; c'était aussi le «clou de la Terre». Plus tard, ce fut pour les Arabes le Djebel, la «montagne» par excellence, et les indigènes lui donnent encore, par tradition, le nom de Mongibello.
Les pentes moyennes de l'Etna, prolongées par des coulées de laves qui se sont épanchées dans tous les sens, sont fort douces et diminuent assez régulièrement vers la base; on s'étonne à la vue des profils qui constatent combien faible est la déclivité générale de la montagne, d'aspect si superbe pourtant. Aussi, pour atteindre à sa hauteur verticale de plus de 3 kilomètres, l'Etna doit s'étaler sur une surface énorme; il occupe un territoire d'environ 1,200 kilomètres et, sans compter les petites sinuosités du pourtour, le développement total de la base est d'environ 35 lieues. Tout cet espace est parfaitement limité par l'hémicycle des vallées de l'Alcantara et du Simeto; seulement un col de 860 mètres d'élévation rattache au nord-ouest le massif de l'Etna au système montagneux du reste de la Sicile; de petits cônes d'éruption s'élèvent en dehors de la masse du volcan, au nord de l'Alcantara et quelques coulées de lave se sont déversées à l'ouest en comblant l'ancienne vallée du Simeto; la rivière obstruée a dû se creuser dans la roche basaltique un nouveau lit coupé de rapides et de cascades.
Sur le versant de l'Etna tourné du côté de la mer d'Ionie, un vide énorme d'environ 25 kilomètres de superficie et d'un millier de mètres de profondeur moyenne interrompt la régularité des pentes de l'Etna: c'est le val del Bove. Ce vaste cirque d'explosion est tout parsemé de cratères adventices et s'étage en marches gigantesques, du haut desquelles, lors des éruptions, les coulées de lave plongent en cataractes de feu. Jadis ainsi que l'ont établi les recherches de Lyell, c'est dans le val del Bove que s'ouvrait le grand cratère terminal de l'Etna; mais, à une époque inconnue, le centre de l'activité volcanique s'est déplacé, et maintenant la bouche suprême de la montagne se trouve à quelques kilomètres plus à l'ouest. Peut-être même ce deuxième cratère, dont chaque nouvelle éruption modifie les dimensions et les contours, a-t-il souvent changé de place, car la large plate-forme sur laquelle repose le cône terminal semble avoir porté jadis une masse de cinq à six cents mètres plus élevée, qu'une explosion aura probablement fait voler dans les airs 113. Quoi qu'il en soit, les abîmes du val del Bove peuvent toujours être considérés comme le vrai centre de l'Etna, car c'est là que les laves se montrent à nu dans leur ordre de superposition, leurs failles, leurs ruptures, leurs géodes, leurs roches injectées: en nul autre cirque de volcan les géologues n'ont pu mieux étudier la structure intime des montagnes d'éruption. Au bord de la mer, les falaises qui portent la ville d'Aci-Reale permettent aussi d'embrasser d'un coup d'œil une longue période de l'histoire du volcan. Le plateau, qui se termine abruptement du côté de la mer, par une paroi de 100 mètres d'élévation, se compose de sept coulées de lave vomies successivement par les crevasses de l'Etna. Chaque coulée offre, dans presque toute son épaisseur, une masse compacte où les plantes peuvent à peine insérer leurs racines; mais la partie supérieure de chaque assise est uniformément changée en une couche de tuf ou même de terre végétale, due à l'action de l'atmosphère pendant une série de siècles inconnue. Après être sorti des flancs de la montagne, chacun des courants de lave eut le temps de se refroidir, de se recouvrir d'humus et de porter une végétation arborescente, que devait plus tard recouvrir un autre fleuve de pierre, On a constaté aussi ce phénomène curieux que, tout en s'accroissant en haut par l'apport de nouvelles assises, la falaise grandissait en bas par le soulèvement graduel de la masse: des lignes d'érosion distinctement tracées par la mer à différents niveaux au-dessus de la nappe actuelle de la Méditerranée mesurent le mouvement de poussée qui s'est produit sous ces roches de l'Etna. De belles grottes encadrées de prismes basaltiques et, dans le voisinage d'Aci-Trezza, les Faraglioni ou rochers des Cyclopes, témoignent aussi des changements considérables qui se sont opérés dans la structure des laves, depuis l'époque où elles sont sorties de l'intérieur du volcan.
Pendant les vingt-cinq siècles de la période moderne, plus ou moins vaguement éclairée par l'histoire, l'Etna s'est ouvert plus d'une centaine de fois pour vomir des matières fondues, et quelques-unes des éruptions ont duré plusieurs années. On n'a, du reste, pu constater aucune régularité dans les paroxysmes de la montagne, ni de coïncidence avec les mouvements volcaniques des îles Éoliennes. Les fentes se produisent sans ordre sur tout le pourtour du volcan, et les quantités de lave qui en sortent sont des plus inégales. Le courant le plus considérable dont parle l'histoire est celui qui se déversa sur la ville de Catane, en 1669. Issu de terre à une très-haute température, il s'étala d'abord en lac dans les campagnes de Nicolosi, fondit et emporta comme un glaçon une partie de la colline de Monpilieri, qui gênait sa marche, puis se divisa en trois coulées, dont la plus large, se recourbant au sud-est, marcha sur Catane, rasa une partie de la ville, noya les jardins sous un déluge de scories et jeta dans la mer un promontoire de près d'un kilomètre à la place de l'ancien port. On évalue à un milliard de mètres cubes la quantité de lave qui sortit alors de l'Etna, pour changer en un désert rocheux d'une centaine de kilomètres carrés des campagnes d'une extrême fertilité, où plus de vingt-cinq mille personnes habitaient quatorze villes et villages. Le double cône des Monti Rossi, au gracieux cratère empli d'une forêt de genêts aux fleurs d'or, est formé des cendres que lança l'évent supérieur de la crevasse pendant la grande éruption. Plus de sept cents cônes parasites d'origine analogue à celle des Monti Rossi sont épars ça et là sur les pentes extérieures de l'Etna, monuments naturels des anciennes éruptions. Les uns, plus antiques, sont presque entièrement oblitérés par les intempéries ou bien enfouis par des coulées de lave plus récentes; les autres, véritables montagnes de plusieurs centaines de mètres de hauteur, ont encore leur forme conique primitive. Plusieurs sont recouverts de forêts; il en est aussi dont les cratères sont changés en jardins, coupes charmantes où des maisons de plaisance scintillent au milieu de la verdure.
La zone, de mille à deux mille mètres, où se pressent en plus grand nombre les cônes parasites, indique la région du volcan où la poussée intérieure se fait le plus énergiquement sentir. Près du sommet, l'activité souterraine est d'ordinaire moins violente. Le cratère terminal n'est, dans la plupart des éruptions, qu'une sorte de cheminée d'où la vapeur d'eau et les gaz volcaniques s'échappent en tourbillons. Tout autour, les fumerolles réduisent le sol en une espèce de bouillie, et, par le dégagement de substances diverses, bariolent les scories des couleurs les plus éclatantes, rouge écarlate, jaune d'or, vert d'émeraude. D'ordinaire la chaleur du foyer caché est encore très-sensible sur les talus extérieurs du cône; elle agglutine les pierres en une masse cohérente, beaucoup moins pénible à gravir que ne le sont les cendres meubles du Vésuve. Il est rare que, dans leur ascension, les visiteurs aient à craindre la chute de quelque bombe volcanique. Les éruptions de pierres, jaillissant en gerbes de la bouche suprême, ont lieu quelquefois, et même Recupero a vu des blocs lancés à deux mille cent cinquante mètres de hauteur; mais ce sont là des phénomènes exceptionnels. Si les pluies de scories étaient fréquentes, une petite construction romaine, dite la «Tour du Philosophe.», qui se trouve dans un épaulement du mont, au-dessus des précipices du val del Bove, serait depuis longtemps enterrée sous les débris. On pourrait donc sans danger établir sur ces hauteurs un observatoire météorologique: nulle station ne serait plus utilement placée, car, du sommet, on assiste à la formation des orages qui grondent sur les plaines, et, là-haut, le vent polaire et le vent équatorial annoncent, parleur conflit, le temps qui se prépare pour les régions inférieures de l'Europe et de l'Afrique.
LE CHATAIGNIER DES CENT CHEVAUX ET L'ETNA.
Dessin de E. Grandsire, d'après une photographie de H. P. Berthier.
La cime de l'Etna ne s'élève pas jusque dans la zone aérienne des neiges persistantes, et la chaleur du foyer souterrain fond la plupart des petits névés amassés dans les creux. Cependant la moitié supérieure de la montagne reste blanche durant la plus grande partie de l'année. La fonte de ces neiges et les pluies copieuses qu'apportent les vents de la mer devraient, semble-t-il, former de nombreux ruisseaux sur le pourtour du volcan; mais les pierrailles et les cendres qui recouvrent en talus les roches de lave solide absorbent promptement toute l'humidité des hauteurs, et bien rares sont les endroits favorisés où quelque fontaine vient rejaillir à la surface. Les grandes sources ne font leur apparition qu'à la base de la montagne, et quelques-unes seulement dans le voisinage immédiat de la mer. Telle est la fontaine d'Acis, échappée au chaos de rochers que Polyphème, c'est-à-dire l'Etna lui-même, le géant aux «mille voix», lança contre les navires du sage Ulysse; telle est aussi la rivière d'Amenano, qui surgit dans la ville même de Catane et s'épanche dans les eaux du port en cascatelles d'argent. A la vue de ces sources, au flot si clair et si frais, apparaissant au milieu des sables noirs et des roches brûlées, on comprend sans peine que les anciens Grecs les aient considérées comme des êtres divins, qu'ils aient frappé des médailles en leur honneur et leur aient élevé des statues. Catane s'était mise sous la protection du dieu Amenanos, qui l'abreuvait de ses ondes.
Si l'eau ruisselante manque presque complètement sur les pentes de l'Etna, du moins l'humidité se conserve dans les cendres en assez grande quantité pour nourrir une riche végétation. Partout où les carapaces des coulées de lave ne sont pas trop compactes pour laisser pénétrer les radicelles des plantes, les déclivités de la montagne sont revêtues de verdure. Les hautes régions, occupées pendant la plus grande partie de l'année par les neiges, sont les seules qui gardent, sur presque tout le pourtour du mont, leur nudité première. Il est d'ailleurs assez étonnant que la flore alpine soit tout à fait absente du sommet de l'Etna, où la température moyenne de l'atmosphère et du sol est précisément ce qui convient à ces végétaux. Les géologues en concluent que de tout temps l'Etna s'est trouvé séparé des Alpes par de grands espaces infranchissables pour les oiseaux qui portent des graines fécondes dans leur gésier ou aux plumes de leurs pattes.
Jadis le volcan était entouré d'une ceinture de forêts: au-dessous de la zone des neiges et des cendres, au-dessus de celle des cultures, s'étendait la région des grands bois, chênes, hêtres, pins et châtaigniers. De nos jours il n'en est plus ainsi. Sur les pentes méridionales, que gravissent d'ordinaire les visiteurs, il n'y a plus de forêts; ça et là seulement on aperçoit quelques gros troncs de chênes ébranchés. Sur les autres versants, les bouquets d'arbres sont plus nombreux; même du côté du nord, quelques restes de hautes futaies donnent à divers paysages de l'Etna un caractère tout à fait alpin; mais les bûcherons continuent avec acharnement leur œuvre d'extermination, et l'on peut craindre qu'avant longtemps il n'existe plus un seul débris te antiques forêts. Les splendides châtaigniers du versant occidental, parmi lesquels on admirait naguère l'arbre des «Cent Chevaux», découpé maintenant par la vieillesse et les intempéries en trois fûts séparés, témoignent de l'étonnante fertilité des laves du volcan. Les jeunes pousses des taillis, si droites, si lisses et toutes gonflées de séve, s'élancent du sol avec une fougue singulière; en quelques années, quand le voudront les agriculteurs, la zone déboisée de l'Etna pourra reprendre sa parure de feuillage.
Quant à la zone des cultures, qui forme une large bande circulaire à la base de la montagne, c'est en maints endroits le plus admirable des jardins. Les bosquets d'oliviers, d'orangers, de citronniers et d'autres arbres à fruits, auxquels se mêlent çà et là des groupes de palmiers, transforment toutes les premières pentes en un immense verger; de nombreuses villas, des coupoles d'églises et de couvents se montrent de toutes parts au-dessus des massifs de verdure. La terre est si fertile, que ses produits peuvent suffire à une population trois ou quatre fois plus dense que celle des autres contrées de la Sicile et de l'Italie. Plus de trois cent mille habitants se sont groupés sur les pentes de cette montagne, que de loin on considère comme devant être un lieu d'épouvante et de péril imminent, et qui de temps à autre s'entr'ouvre en effet pour noyer ses campagnes sous un déluge de feu. A la base du volcan, les villes touchent aux villes et se suivent comme les perles d'un collier 114. Qu'une coulée de lave recouvre une partie de la chaîne d'habitations humaines, bientôt celle-ci se reforme au-dessus des pierres refroidies. Des bords du cratère de l'Etna, le gravisseur contemple avec étonnement toutes ces fourmilières humaines à l'oeuvre au pied de la puissante montagne. La zone concentrique de verdure et de maisons contraste étrangement avec le désert de neiges et de cendres noires qui occupe le centre du tableau et, par delà le Simeto, avec les escarpements inhabités des monts calcaires. Mais ce n'est là qu'une partie de l'immense et merveilleux panorama de 200 kilomètres de rayon. C'est à bon droit que les voyageurs célèbrent le spectacle presque sans rival que présentent les trois mers d'Ionie, d'Afrique et de Sardaigne, entourant de leurs eaux plus bleues que le ciel le grand massif triangulaire de la Sicile, les hautes péninsules de la Calabre et les îles éparses de l'Éolie.
Les monts Pélore, qui continuent en Sicile la chaîne italienne de l'Aspromonte, sont de hauteur bien modeste en comparaison de l'Etna, mais ils existaient déjà depuis des âges, lorsque la région où s'élève de nos jours le volcan était encore un golfe de la mer. On croyait jadis que la plus haute cime du Pélore, consacrée à Neptune par les anciens, puis à la «Divine Mère» (Dinna Mare) par les Siciliens modernes, était percée d'un cratère; mais il n'en est rien. Composées de roches primitives et de transition, revêtues sur leurs flancs de Calcaires et de marbres, ces montagnes longent d'abord le littoral de la mer d'Ionie, tout bordé de caps abrupts, puis elles reploient vers l'ouest leur crête principale et courent parallèlement aux côtes de la mer Éolienne. Vers le milieu de sa longueur, la chaîne, connue en cet endroit sous le nom de Madonia, atteint sa plus grande élévation, et de magnifiques forêts, encore épargnées par la hache, lui donnent un aspect tout septentrional: on pourrait se croire dans les Apennins ou dans les Alpes Maritimes. Des promontoires calcaires, presque entièrement isolés, s'avancent dans les flots au nord des montagnes et, par la beauté de leur profil, la variété de leurs formes, font de cette côte une des plus remarquables de la Méditerranée. Même après avoir visité le littoral de la Provence, de la Ligurie, du Napolitain, on reste saisi à la vue des caps superbes de la côte sicilienne; on contemple avec admiration l'énorme bloc quadrangulaire de Cefalù, la colline plus doucement ondulée de Termini, les masses verticales de Caltafano, et surtout, près de Palerme, la forteresse naturelle du Monte Pellegrino, roche presque inaccessible de 20 kilomètres de tour, où le vieil Hamilcar Barca se maintint durant trois années contre tous les efforts d'une armée romaine. Le mont San Giuliano, qui termine la chaîne à l'occident, est aussi un piton calcaire presque isolé: c'est l'ancien mont Eryx, jadis consacré à Vénus.
Toutes les montagnes qui rayonnent de la grande chaîne vers les parties méridionales de l'île vont en s'abaissant par degrés. La déclivité générale de la Sicile est tournée vers les côtes de la mer d'Ionie et de la mer d'Afrique; aussi l'écoulement des eaux se fait-il presque uniquement sur ces deux versants extérieurs; toutes les rivières à cours permanent, le Platani, le Salso, le Simeto, coulent au sud de l'arête des monts Nébrodes et Madonia; les torrents du versant septentrional ne sont que des fiumare, formidables après les pluies, perdus dans les champs de pierre pendant les sécheresses. C'est également au sud des montagnes que s'étendent les lacs et les marais de l'île, les pantani et le lac ou biviere de Lentini, la plus grande nappe d'eau de la Sicile, le lac de Pergusa ou d'Enna, entouré jadis de gazons fleuris où jouait Proserpine lorsque le noir Pluton vint la saisir, le «vivier» de Terra-nova, et plusieurs autres nappes marécageuses qui furent autrefois des golfes de la mer. Autant la côte septentrionale est pittoresque, imprévue de contours, hérissée de promontoires escarpés, autant la côte du sud est uniforme et rhythmée en anses également infléchies, sableuses et manquant d'abri. Sur ce rivage, les ports naturels sont rares et périlleux: pendant les tempêtes d'hiver les navires ont à courir de grands dangers dans ces parages.
La longue déclivité de la Sicile, au sud des monts Madonia, se compose de terrains tertiaires et de strates plus modernes, contenant en abondance des coquillages fossiles, dont la plupart se trouvent encore à l'état vivant dans les mers voisines. Divers géologues, et surtout Lyell, ont pu mesurer l'âge relatif des argiles et des brèches calcaires de ces contrées par la proportion plus ou moins grande des testacés que l'on recueille à la fois dans les roches et dans les eaux. On a constaté que nulle part en Europe les strates de formation récente ne sont plus solides, plus compactes et plus élevées qu'en Sicile; près de Castro-Giovanni, au centre même de l'île, les roches postpliocènes atteignent 900 mètres de hauteur 115. Une autre particularité remarquable est que des couches tertiaires, constituant des massifs de hautes collines au sud de la plaine de Catane, alternent avec des strates de matières volcaniques. Ce sont évidemment des éruptions sous-marines qui ont maçonné ces assises de calcaire et de tuf entremêlés. Tandis que les argiles, les sables, les amas de coquillages se déposaient en lits réguliers au fond de la mer, des bouches d'éjection s'ouvraient soudain, pour vomir des cendres et des scories, puis la mer recommençait son oeuvre; elle égalisait les débris et formait de nouvelles couches alluviales, que d'autres matières volcaniques venaient crevasser et recouvrir. C'est de la même manière que se forment au-dessous de la mer les couches profondes situées à l'ouest du banc de Nerita, entre Girgenti et l'île de Pantellaria. Le volcan de Giulia ou Ferdinandea y fait de temps en temps son apparition depuis la période historique. On dit l'avoir vu en 1801; trente ans plus tard, il surgit de nouveau et s'entoura d'un îlot de 6 kilomètres de tour, que purent étudier de Jussieu et Constant Prévost; en 1863, il a reparu pour la troisième fois; mais le temps de l'émersion définitive n'est pas encore venu. La mer a toujours balayé les cendres et les scories pour les étaler en couches régulières et les faire alterner avec ses propres dépôts. En 1840, la butte sous-marine du volcan n'était recouverte que par 2 mètres d'eau; actuellement la sonde n'y trouverait pas le sol à 100 mètres de profondeur.
Cette bouche d'éruption ouverte en pleine Méditerranée n'est pas le seul témoignage de l'activité du foyer souterrain dans les parties méridionales de la Sicile. Diverses sources minérales dégagent de l'acide carbonique et d'autres gaz provenant du travail intérieur. Dans le lac intermittent de Nafta ou de Palici, situé près de Palagonia, au sud de la plaine de Catane, trois petits cratères s'ouvrant au milieu des eaux bitumineuses lancent à gros bouillons des gaz irrespirables; les oiseaux évitent de voler au-dessus du lac et les petits animaux qui s'en approchent y laissent leurs cadavres. Les dieux Palici étaient tellement redoutés par les anciens, que l'asile de leur sanctuaire était inviolable et que les esclaves réfugiés y acquéraient le droit de dicter des volontés à leurs maîtres; encore de nos jours, ces cratères lacustres inspirent une grande terreur aux indigènes, quoiqu'ils n'aient pas remplacé par une chapelle propitiatoire les temples des païens. Il est probable que le lac de Pergusa présente aussi quelquefois des phénomènes du même genre; cet ancien cratère, d'environ 7 kilomètres de tour, est presque toujours très-peuplé d'anguilles et de tanches, mais soudain tous ces poissons périssent et la surface du lac se recouvre de leurs corps en décomposition; sans doute ce sont des émissions de gaz qui causent la foudroyante mortalité. Plus à l'ouest, près de Palazzo Adriano, une nouvelle salse a jailli du sol en décembre 1870. Tout le sous-sol de la Sicile est en effervescence chimique.
En dehors de la Sicile etnéenne, le principal centre de l'activité volcanique se trouve dans les environs de Girgenti, au lieu dit les Maccalube. L'aspect de la plaine y change suivant les saisons; en été, de petits cratères emplis d'une bouillie argileuse dégagent incessamment des bulles de gaz et déversent de la boue sur leurs talus extérieurs; mais quand viennent les pluies d'hiver, tous les cônes sont délayés et mélangés en une sorte de pâte d'où s'échappe la vapeur. Au commencement du siècle, de petits tremblements de terre secouaient parfois le sol, et des jets de boue et de pierre s'élevaient en gerbes à 10 ou 20 mètres de hauteur; en 1777, une éruption exceptionnelle avait projeté les débris à plus de 30 mètres de haut. De nos jours, les Maccalube sont plus tranquilles. Comme les volcans de laves, ces laboratoires de boues ont leurs périodes de calme et d'exaspération.
Les gisements de soufre, qui sont l'une des principales richesses de la Sicile, proviennent sans doute indirectement des foyers de lave qui bouillonnent au-dessous de la contrée; mais aucun ne se trouve sur les pentes ni dans le voisinage immédiat du Mongibello. Les masses de soufre, éparses en petits bassins, sont disposées de l'est à l'ouest sur plus d'un quart de la superficie de l'île, dans les terrains tertiaires qui s'étendent de Centorbi à Cattolica dans la province de Girgenti. Ils datent tous de l'époque miocène Supérieure et reposent sur des bancs d'infusoires fossiles exhalant une forte odeur de bitume. Les géologues discutent encore sur la manière dont s'est déposé le soufre, mais il semble très-probable qu'il provient de sulfure de chaux apporté du sein de la terre par les sources thermales et décomposé par les intempéries. La formation géologique où se trouve le soufre est également riche en gypse et en sel gemme: en maints endroits on reconnaît le voisinage des couches salées par des efflorescences qui se montrent à la surface et que l'on connaît sous le nom d'occhi di sale, «yeux du sel.»
La Sicile a, comme la Grèce, le climat le plus heureux. Les hautes températures de l'été sont adoucies par les brises marines qui soufflent régulièrement pendant les heures les plus chaudes de la journée. Les froids de l'hiver ne sont sensibles que par suite du manque absolu de comfort dans les maisons, car les gelées sont inconnues et bien rarement la neige tombe sur les pentes inférieures des montagnes. Les pluies d'automne sont fort abondantes, mais elles alternent souvent avec les beaux jours de soleil et n'ont pas le temps de refroidir complètement l'atmosphère. Les vents dominants, qui soufflent du nord et de l'ouest, sont très-salubres; par contre, le sirocco, provenant généralement du sud-est, est redouté comme un vent de mort, surtout quand il arrive sur la côte septentrionale, où il a perdu presque toute son humidité 116. Il dure d'ordinaire trois ou quatre jours, pendant lesquels on se garderait bien de coller le vin, de saler la viande, ou de peindre les appartements ou les meubles. Ce vent est le principal désagrément du climat. Dans certaines parties de la Sicile, les émanations des marécages sont aussi fort dangereuses, mais la faute en est à l'homme, qui laisse croupir les eaux. C'est ainsi qu'Agosta et Syracuse, sur la côte orientale, sont assiégées par les fièvres et que la mort défend les approches de l'antique Himéra.
Favorisée par les conditions de température et d'humidité, la végétation présente un caractère semi-tropical dans les plaines et les vallées basses. Un grand nombre de plantes étrangères d'Asie et d'Afrique se sont acclimatées facilement en Sicile. Les dattiers sont groupés en bouquets dans les jardins et même en pleine campagne; les plaines d'aspect tout africain qui entourent Sciacca sont en maints endroits complètement recouvertes de palmiers nains ou giummare, qui valurent à l'ancienne Sélinonte le surnom de Palmosa; diverses espèces de cotonniers croissent sur les pentes des collines jusqu'à l'altitude de 200 mètres; le bananier, la canne à sucre, le bambou, fleurissent hors des serres; la Victoria regia recouvre les viviers de ses larges feuilles et de ses fleurs; le papyrus du Nil, inconnu dans toutes les autres parties de l'Europe, s'unit aux grands roseaux pour obstruer le cours de la rivière d'Anapus, dans les environs de Syracuse; naguère il croissait aussi dans l'Oreto, près de Palerme, mais il en a disparu. Quoique d'origine étrangère à l'Europe, le cactus opuntia ou figuier de Barbarie est devenu la plante la plus caractéristique des campagnes du littoral de la Sicile; les coulées de lave les plus rebelles à la culture se recouvrent en peu de temps de fourrés inhospitaliers de cactus, aux disques de chair verdâtre hérissés d'épines. C'est à la base méridionale de l'Etna que ces plantes du midi et tous les autres végétaux des régions voisines des tropiques remontent le plus haut. Sans grand effort de culture, les paysans y font croître l'oranger jusqu'à plus de 500 mètres d'altitude, et le mélèze y pousse spontanément jusqu'à 2,250 mètres. Ces pentes tournées vers le soleil de l'Afrique sont la terre la plus chaude de l'Europe, non-seulement à cause de leur exposition, mais à cause du parfait abri que la masse du volcan offre contre les vents du nord et de la couleur noirâtre des scories et des cendres, que viennent frapper les rayons du midi.
Dans les régions revêtues d'arbres ou d'arbustes, la campagne est toujours verte, même en hiver: l'oranger, l'olivier, le caroubier, le laurier-rose, le lentisque, le tamaris, le cyprès, le pin gardent leur feuillage et donnent ainsi à la nature une gravité douce, bien différente de la morne tristesse de nos paysages hivernaux du nord. Avec un peu de soin, les horticulteurs entretiennent aussi constamment la vie dans leurs jardins: il n'y a point de primeurs en Sicile, pour ainsi dire, parce que l'on peut obtenir les légumes frais pendant tout le courant de l'année. C'est dans le voisinage de Syracuse que les jardins se montrent dans leur plus grande beauté, à cause du contraste de leur merveilleuse végétation avec les roches nues. Il en est un surtout, dans lequel on se trouve comme par enchantement, au sortir d'une fissure de précipice, et qui est un lieu féerique de verdure, d'ombre et de parfums: c'est l'Intagliatella ou Latomia de' Greci, l'une des carrières où les esclaves grecs taillaient les pierres de construction pour les temples et les palais de Syracuse. Des orangers, des citronniers, des néfliers du Japon, des pêchers, des arbres de Judée, aspirant à l'air libre et montant vers la lumière du ciel, s'élèvent à la hauteur gigantesque de 15 et 20 mètres; des arbustes en massifs entourent les troncs des arbres; des guirlandes de lianes s'entremêlent aux branches; des fleurs et des fruits jonchent les allées et de nombreux oiseaux chantent dans le feuillage. Au-dessus de cet élysée d'arbres odorants et fleuris se dressent les roches coupées à pic de la carrière; les unes encore nues et blanches comme aux jours où les taillèrent les instruments des esclaves athéniens, les autres revêtues de lierre du haut en bas ou portant des rangées d'arbustes sur chacun de leurs escarpements.
Située, comme elle l'est, sur le parcours de toutes les nations qui se sont disputé l'empire de la Méditerranée, la Sicile doit représenter, dans sa situation actuelle, le mélange des éléments les plus divers. Sans parler des Sicanes, Sicules et autres aborigènes, que le manque de renseignements historiques ne permet pas de classer avec certitude parmi les autres races d'Europe, mais qui parlaient probablement une langue sœur des idiomes latins, on sait que les Phéniciens et les Carthaginois colonisèrent le littoral et que les Grecs y devinrent presque aussi nombreux que dans la mère patrie. Il y a vingt-six siècles déjà, la Sicile commençait à se transformer en une terre hellénique, par la fondation de Naxos sur un promontoire marin à la base de l'Etna. Bientôt après, Syracuse, qui plus tard devint une république si puissante, Lentini, Catane, Megara Hyblæa, Messine, Himéra, Selinus, Camarine, Agrigente, accrurent le nombre des cités grecques; tout le pourtour de l'île, de même que de nos jours le littoral de la Macédoine, de la Thraco et de l'Asie Mineure, devint une autre Grèce, au détriment des populations indigènes, refoulées dans l'intérieur. Les côtes de Sicile n'étaient-elles pas d'ailleurs une véritable Hellade par le climat, la transparence de l'air, l'aspect des rochers et des montagnes? Le port «marmoréen» et la grande baie de Syracuse, l'acropole et le mont Hybla ne forment-ils pas un paysage que l'on croirait détaché de l'Attique ou du Péloponèse? La fontaine d'Aréthuse, que l'on voit surgir au bord de la mer, dans l'îlot même d'Ortygie, et dont les eaux proviennent de l'intérieur de la contrée, par-dessous un détroit marin, ne ressemble-t-elle pas à l'Erasinos et à tant d'autres sources de l'Hellade qui se perdent dans les gouffres des plateaux pour reparaître à la lumière dans le voisinage du littoral? Les Syracusains disaient que le fleuve Alphée, amant de la nymphe Aréthuse, ne se mêlait point à la mer d'Ionie: au sortir des plaines de l'Élide, il s'engouffrait sous les eaux salées pour surgir de nouveau sur la rive sicilienne. Parfois, racontent les marins, on voyait Alphée bouillonner au-dessus de la mer, à côté de la fontaine Aréthuse, et dans son courant tourbillonnaient des feuilles, des fleurs et des fruits des arbres de la Grèce. Est-il une légende qui dise d'une manière plus touchante l'amour du sol natal? La nature tout entière avec ses fleuves, ses fontaines et ses plantes, avait suivi l'Hellène dans sa nouvelle patrie.
Beaucoup plus peuplée qu'elle ne l'est de nos jours, la Sicile devait compter à l'époque de sa prospérité plusieurs millions de Grecs, si l'on en juge par les énormes populations que l'on nous dit avoir vécu dans les murs de Syracuse, de Selinus, d'Agrigente. Les marchands et les soldats carthaginois ont bien plus exploité le pays qu'ils ne l'ont colonisé, et quoique, pendant trois ou quatre siècles, ils aient dominé sur diverses parties de l'île, ils n'y ont guère laissé que de faibles débris de murailles, des monnaies et des inscriptions. Ainsi que le fait remarquer judicieusement Dennis, les monuments les plus frappants de leur règne en Sicile sont les sites désolés où s'élevaient autrefois Himéra et Selinus. Cependant, quelque minime qu'ait été, relativement à celle des Grecs, la part qu'ont prise les Carthaginois dans les croisements de la population sicilienne, et, par conséquent, dans les destinées ultérieures du peuple, cette part ne doit pas être négligée: l'élément punique est entré dans le torrent circulatoire de la nation. Il en est de même, à bien plus forte raison, pour les conquérants romains, auxquels l'île appartint pendant près de sept siècles. Les Vandales, les Goths ont aussi laissé leurs traces. Les Sarrasins eux-mêmes, si mélangés par la race, à la fois Arabes et Berbères, ajoutèrent au génie sicilien leur feu méridional, tandis que leurs vainqueurs, devenus leurs élèves en civilisation, les Normands, apportèrent les qualités solides, l'audace, la force indomptable qui animait à cette époque ces rudes fils des mers boréales. Lorsque ceux-ci mirent le siège devant Palermo en 1071, on ne parlait pas moins de cinq langues dans l'île, l'arabe, l'hébreu, le grec, le latin, le sicilien vulgaire; mais l'arabe avait si bien pris la prépondérance comme idiome civilisé, que, même sous la domination normande, les inscriptions des palais et des églises se gravaient en cette langue: c'est à la cour du roi Roger qu'Edrisi rédigea sa grande géographie, l'un des principaux monuments de la science. En 1223, les derniers Arabes de langage furent déportés dans le Napolitain, mais les croisements avaient déjà profondément modifié la race.
Plus tard, Français, Allemands, Espagnols, Aragonais ont également contribué pour une plus faible part à faire des Siciliens un peuple différent de ses voisins d'Italie par l'aspect, les mœurs, les habitudes et le sentiment national. Pour l'insulaire, tous les continentaux, même ceux des Calabres, sont considérés comme des étrangers. Le manque de communications faciles permettait aux différents groupes de maintenir plus longtemps leur idiome et leurs caractères distinctifs de race. Ainsi, par un étrange phénomène, les Lombards de Bénévent et de Palerme que les Normands déportèrent dans l'île, ont gardé leur langue en Sicile plusieurs siècles après la disparition de ce dialecte en Lombardie même. Encore de nos jours, environ cinquante mille Siciliens témoignent par leur langage de leur origine lombarde; Piazza Armerina, Aidone, San Fratello, Nicosia sont les localités où le patois lombard continue de se parler. C'est à San Fratello, sur une colline escarpée de la côte septentrionale, que le vieil idiome est resté le plus pur; à Nicosia, dans l'intérieur, l'accent lombard a gardé quelque chose de celui des anciens maîtres franco-normands. D'ailleurs le dialecte sicilien, surtout dans les districts les plus reculés de l'intérieur, n'est pas encore complètement italianisé; il contient toujours plusieurs termes grecs; en outre, beaucoup de mots arabes et de noms de villes rappellent l'ancienne domination des Sarrasins. Une des expressions les plus curieuses est celle de «val», qui s'applique aux diverses provinces de la Sicile, et que l'on croit dérivée de vali, l'ancien titre des gouverneurs politiques. L'idiome sicilien, moins sonore que ceux du continent italien, supprime souvent les voyelles entre les consonnes et change les o, et même les a et les i, en ou, ce qui rend le parler à la fois plus dur et plus sourd; mais il se prête admirablement à la poésie. Les chants populaires de la Sicile ne le cèdent en grâce naturelle et en choix délicat d'expressions qu'aux admirables rispetti de la Toscane.
De tous les immigrants qui sont venus, de gré ou de force, peupler la Sicile à diverses époques, les Albanais, dits Greci dans le pays, sont les seuls qui ne se soient pas encore entièrement fondus avec les populations environnantes; ils forment des groupes distincts de langage et de rites religieux dans quelques villes de l'intérieur, et surtout à Piana de' Greci, sur une terrasse qui domine au sud la conque de Palerme. Mais, si la fusion entre tous les autres éléments ethniques semble accomplie, la différence des populations siciliennes est néanmoins très-grande, suivant la prépondérance de telle ou telle race dans le croisement. Ainsi les Etnéens, surtout les habitants de Catane et d'Aci-Reale, qui sont peut-être d'origine hellénique plus pure que les Grecs eux-mêmes, puisqu'ils ne sont point mélangés de Slaves, ont une excellente renommée de bonne grâce, de gaieté, de douceur, d'hospitalité, de bienveillance. Ce sont les plus intelligents, les plus instruits des Siciliens. Ceux de Trapani et de San Giuliano sont, dit-on, les plus beaux, et leurs femmes charment l'étranger par la régularité de leur visage et la grâce de leur physionomie. Les Palermitains, au contraire, chez lesquels l'élément arabe a eu plus d'influence que partout ailleurs, ont en général les traits lourds, disgracieux, presque barbares; ils n'ouvrent pas volontiers leur demeure pour la mettre à la disposition de l'étranger; ils gardent jalousement l'épouse dans la partie la plus sombre de leur maison; leurs moeurs sont encore un peu celles des musulmans.
C'est aussi dans Palerme et son district que les moeurs féroces de la guerre, de la piraterie, du brigandage se sont maintenues le plus longtemps. Les lois de l'omertà, «code des gens de coeur,» font un devoir de la vengeance. A chi ti toglie il pane, e tu toglili la vita! (A qui te prend le pain, eh bien, toi, prends la vie!) tel est le principe fondamental du code; mais, dans la pratique, la vengeance palermitaine n'a pas du tout la simplicité de la vendetta corse, elle se complique parfois d'atroces cruautés. D'après une statistique, peut-être exagérée, il n'y aurait pas moins de quatre à cinq mille Palermitains affiliés à la ligue secrète de la maffia, dont les membres s'engagent solidairement à vivre de tromperies, de fraudes et de vols de toute espèce. Encore en 1865, les brigands étaient à peu près les maîtres de la campagne environnante, jusque dans les provinces limitrophes de Trapani et de Girgenti. Ils en vinrent même, pour ainsi dire, à faire le siège de Palermo et à la séparer de ses faubourgs; aucun étranger n'osait quitter la capitale, de peur d'être assassiné ou capturé par les bandits; aucun propriétaire n'allait récolter son blé, son raisin, ses olives, ni tondre son troupeau sans acheter un droit de passage aux malandrins, Dix ans se sont écoulés depuis cette époque, et, malgré toutes les mesures exceptionnelles de répression, l'association de la maffia, protégée par la complicité de la peur et par la haine de la police étrangère, s'est maintenue dans sa force et fait peser la terreur sur ses ennemis.
L'histoire de la maffia est encore à faire et risque fort de rester en grande partie un mystère. On ne la connaît guère que par les scènes de meurtre et de répression sanglante auxquelles elle a donné lieu. Une chose est certaine, c'est qu'elle exista, sous d'autres noms, dès l'époque des rois normands; tantôt elle s'accroît, tantôt elle diminue, suivant les vicissitudes de la vie politique. Sans nul doute, la situation s'est empirée depuis vingt ans, par suite de l'aggravation des impôts, de la misère, de la levée des conscrits, et de tous les brusques changements qu'amène avec lui un nouveau régime politique; le peuple, habitué à la routine des anciens abus, n'a pas eu le temps de s'accoutumer au fardeau plus récent dont l'a chargé l'annexion au royaume d'Italie. Néanmoins, quelles que soient les difficultés de la transition politique, il est certain que la population sicilienne s'italianisera dans les villes d'abord, puis, de proche en proche, dans les campagnes. La communauté de langue et d'intérêts rattache de plus en plus l'île à la Péninsule, et désormais les deux contrées ne peuvent manquer de graviter dans la même orbite. Pour l'Italie, l'adjonction de la Sicile pourra devenir d'une valeur inestimable, si la bienveillance mutuelle se rétablit, si la paix se maintient et si les ressources de l'île sont exploitées avec intelligence par les Siciliens eux-mêmes. L'accroissement considérable de la population, que l'on dit avoir presque triplé depuis 1734, est un indice des richesses naturelles du pays. Que serait-ce donc si la science et l'industrie succédaient définitivement aux procédés barbares pour la mise en œuvre de tous ces trésors?
On sait que la Sicile était jadis la terre aimée de Cérés; c'est là, dans la plaine de Catane, que la bonne déesse enseigna aux hommes l'art de labourer le sol, de jeter les grains, de couper les moissons. Les Siciliens n'ont pas oublié les leçons de Demeter, puisque plus de la moitié du territoire de l'île est cultivée en céréales, mais il faut dire qu'ils n'ont guère amélioré le système de culture enseigné par la déesse aux époques fabuleuses; il leur est même à peu près impossible de faire mieux que leurs ancêtres, puisque, en vertu de leur contrat avec le noble propriétaire, héritier du feudataire normand, les cultivateurs sont tenus de suivre l'ancienne routine des travaux. Presque tous leurs instruments sont encore de formes primitives, les engrais sont à peine employés, et, dès que la semence est dans la terre, le paysan laisse le soin de son champ à la bonne nature. Quand on parcourt les campagnes de Sicile, on s'étonne du manque absolu de maisons. Il n'y a point de villages, mais seulement, à de grandes distances les unes des autres, des villes populeuses 117. Tous les agriculteurs sont des citadins qui rentrent chaque soir, à la manière antique, dans l'enceinte de la ville; il en est qui sont obligés de faire chaque jour un double trajet de dix kilomètres ou davantage pour aller visiter leur champ et revenir au gîte; seulement, il leur arrive parfois de s'épargner la course du retour en passant la nuit dans quelque caverne ou dans un fossé couvert de branches; pendant la moisson et les vendanges, des hangars élevés à la hâte abritent les travailleurs. Les vastes champs de céréales qui remplissent les vallons et recouvrent les pentes doivent à cette absence d'habitations humaines un caractère tout spécial de tristesse et de solennité. On dirait une terre abandonnée et l'on se demande pour qui mûrissent ces épis.
Les champs de céréales, quoique beaucoup plus étendus que les campagnes consacrées à toute autre culture, ont cependant une plus faible importance par la valeur totale de leurs produits. Les terrains qui avoisinent les cités et que l'homme peut cultiver en jardins, en vignes, en vergers, sans avoir à faire de véritables voyages, sont une source de richesse bien autrement abondante. Actuellement, la denrée de la Sicile qui a remplacé le froment nourricier comme principal article d'exportation, c'est l'orange, la pomme d'or des anciens. La Sicile n'est plus un «grenier», mais elle tend à devenir un immense dépôt de fruits. Les sept grandes espèces d'orangers, subdivisées en quatre cents variétés, sans compter de nombreuses formes bâtardes, représentent déjà pour la Sicile une valeur d'environ cinquante millions de francs, et ce revenu considérable tend à s'accroître chaque année, - Le merveilleux jardin dont s'est entourée Palerme s'agrandit sans cesse, aux dépens des anciennes plantations d'arbres à manne et d'autres cultures, et recouvre les pentes jusqu'à la hauteur de 350 mètres. C'est par centaines de millions que les fruits s'exportent chaque année sur le continent d'Europe, en Angleterre, aux États-Unis. Les oranges de moindre valeur, qui ne trouveraient pas d'acheteurs sur les marchés étrangers, servent à la fabrication d'huiles essentielles, d'acide citrique, de citrate de chaux. La Sicile a le monopole de ce dernier article, que l'on emploie en grande quantité pour l'impression des étoffes.
Comme pays de vignobles, la Sicile occupe aussi l'un des premiers rangs parmi les contrées de l'Europe. C'est la plus importante des provinces viticoles de l'Italie; elle fournit à elle seule plus du quart du vin recueilli par la nation. D'ailleurs la culture de la vigne, dirigée en grande partie par des étrangers, est beaucoup mieux entendue dans l'île que sur la péninsule voisine. Marsala, Syracuse, Alcamo, Milazzo exportent en quantité des vins justement vantés pour leur excellence; les pentes méridionales et occidentales de l'Etna, de Catane à Bronte, produisent aussi des vins auxquels la chaleur du sol donne un feu extraordinaire; seulement, il faut que les cultivateurs aient soin d'élever entre les ceps de vigne des buttes de terre qui gardent dans leurs interstices l'humidité des pluies et la rendent ensuite aux racines durant les sécheresses. L'Angleterre et l'Europe non italienne sont les principaux acheteurs des vins de Sicile, ainsi que de tous ses autres produits agricoles, les huiles, les amandes, le coton, le safran, le sumac et la manne, distillée, comme celle des Calabres, par une espèce de frêne. Les soies grèges, que, de tous les pays d'Europe, la grande île méditerranéenne fut la première à produire, prennent aussi le chemin de l'étranger. Le royaume italien perçoit les impôts de la Sicile, mais les consommateurs anglais et français en payent leur large part.
Le grand produit minier de l'île, le soufre, s'expédie aussi presque exclusivement sur les marchés étrangers, où il se vend à un prix très-élevé, à cause du monopole commercial que possèdent les «soufriers» de la Sicile. La teneur des gisements varie beaucoup; dans quelques roches, elle est d'un quart; mais lors même qu'elle est seulement de 5 ou 6 p. 100, il suffit d'approcher une lampe allumée des parois de la mine pour la faire bouillir comme de la poix. Ce procédé si simple de la cuisson est celui que l'on emploie pour obtenir le soufre à l'état purifié. Les blocs extraits de la mine sont entassés en plein air et subissent pendant un temps plus ou moins long l'action destructive des intempéries, puis les débris du minéral sont disposés en tas sur la flamme des fourneaux. La pierre se délite et le soufre fondu descend dans les moules préparés pour le recevoir. Bien que ces procédés, suivis conformément à la routine traditionnelle, laissent perdre environ le tiers du soufre contenu dans la roche, cependant les produits annuels sont des plus rémunérateurs, et ils ne peuvent manquer de s'accroître, à mesure que les procédés d'extraction seront améliorés et que de faciles routes d'accès seront ouvertes. Actuellement, l'île fournit à l'Europe environ deux cent mille tonnes de soufre par an, plus des deux tiers de la quantité nécessaire à l'industrie. On a calculé que les gisements connus de la Sicile renferment encore de quarante à cinquante millions de tonnes de soufre; en maintenant leur taux de production, elles ne seraient pas encore épuisées à la fin du vingt et unième siècle. Dans certaines contrées de la Sicile, notamment au nord de Girgenti, des villages sont construits en plâtre sulfureux, l'atmosphère est en tout temps imprégnée de l'odeur du soufre.
Le sel gemme, qui se trouve dans les mêmes formations que le soufre, suffirait aux besoins de l'Europe pendant un espace de temps bien plus considérable encore, car dans le centre de l'île des collines entières sont composées de ce minéral; mais le sel n'est point une substance rare, et sur ses côtes mêmes la Sicile possède des plages très-étendues où les sauniers n'ont qu'à ramasser en tas les cristaux fournis gratuitement par la Méditerranée, A l'extrémité occidentale de l'île, Trapani possède un vaste territoire entièrement composé de marais salants, alternativement inondés et blancs de sel; les navires de Norvége et de Suède viennent y prendre leurs chargements, C'est aussi dans les parages de Trapani que la mer fait croître pour les pêcheurs le meilleur corail des côtes siciliennes. Les thons, dont la pêche a beaucoup plus d'importance, viennent surtout se faire prendre dans les grandes baies qui découpent le littoral entre Palerme et Trapani, tandis que l'espadon se capture dans le détroit de Messine. Les mers de Sicile sont fort poissonneuses, et les insulaires se vantent d'être les pêcheurs les plus habiles de la Méditerranée occidentale.
Récemment encore, les chemins de la mer étaient presque les seuls que connussent les Siciliens voyageurs; c'est à la dernière extrémité seulement qu'ils se décidaient à se rendre d'un port à un autre en prenant la voie de terre. On peut en juger par ce fait qu'en 1866 la seule route carrossable de l'île, celle qui mettait en communication Messine avec Palerme, par Catane et Leonforte, n'était pas même parcourue annuellement par quatre cents voyageurs. Encore de nos jours, l'état de la viabilité est tout à fait primitif dans la plus grande partie de l'île; de très-importantes mines de soufre et de sel ne communiquent avec la mer que par les sentiers de mulets, et les habitants mêmes du pays s'opposent à la construction des routes, de peur que l'industrie des âniers employés au transport ne soit compromise par l'introduction de nouveaux véhicules. Le chemin qui réunit le port commerçant de Terranova à la ville de Caltanissetta est resté plus de vingt années en construction, et pourtant c'était la seule route qui mît le littoral en rapport avec les campagnes de l'intérieur. Le réseau de chemins de fer qui doit rejoindre les trois côtés du triangle sicilien, mais auquel on travaille avec une extrême lenteur, remédiera en partie à ce manque de routes et donnera un essor considérable au commerce de l'île 118. Déjà les tronçons terminés, dont la longueur totale est d'environ 400 kilomètres, servent à un mouvement d'échanges de quatre à cinq fois plus élevé en proportion que celui des lignes de la Calabre.
La capitale de la Sicile, Palerme «l'heureuse», est l'une des principales cités de l'Italie; sous la domination arabe, elle dépassait toutes les villes de la Péninsule par le nombre de ses habitants, et maintenant elle n'est distancée en population que par Naples, Milan et Rome; chaque nouveau recensement témoigne de ses progrès rapides. Nulle ville d'Europe ne jouit d'un plus délicieux climat, nulle n'est plus charmante à voir de loin et ne repose mieux dans un nid de verdure et de fleurs. Ses monts superbes, aux flancs nus, à la base percée de grottes, encadrent un merveilleux jardin, la fameuse «Conque d'or», au milieu de laquelle se montrent les tours et les dômes, les fûts à éventail des palmiers, les branchages étalés des pins, et que domine au sud la masse énorme des églises et des couvents de Monreale. Une seule ville sicilienne peut se comparer à Palerme pour la beauté, sa voisine Termini, qui mérite vraiment l'épithète de la «splendidissime» dont elle se gratifie. Cette antique cité grecque, où jaillissent les eaux thermales qui rendirent aux membres du divin Hercule la force et la souplesse, s'étale en amphithéâtre sur les pentes d'une terrasse qu'un isthme verdoyant relie à la superbe montagne de San Calogero, rayée de sillons blanchâtres et flanquée de contre-forts herbeux. C'est un admirable paysage, complétant à l'est le tableau presque incomparable qui se déroule à l'ouest jusqu'au Monte Pellegrino de Palerme, par les jardins de Bagaria et le promontoire qui porta la cité phénicienne de Solunto.
La splendeur des campagnes contraste avec la misère et la laideur de la plupart des quartiers de la capitale. Palerme a des édifices somptueux; elle a sa cathédrale si richement décorée et couverte de sculptures du fini le plus admirable; elle a, dans le palais royal, sa chapelle Palatine, monument unique dans son genre, entièrement revêtu de mosaïques et réunissant à la fois, par une combinaison des plus harmonieuses, les diverses beautés de l'art byzantin, de l'art mauresque et du roman; par son église de Monreale, ville assez rapprochée pour mériter le nom de faubourg, Palerme peut opposer à Ravenne un ensemble prodigieux de tableaux en mosaïque; mais en outre de ces édifices, de palais d'architecture arabe, de quelques monuments modernes et des deux grandes rues qu'un gouverneur espagnol a fait croiser à angle droit au centre mathématique de Palerme, afin de tracer ainsi le signe de la croix sur la ville entière, la cité populeuse n'offre guère que de sombres ruelles et des maisons sales et branlantes, aux fenêtres pavoisées de guenilles. Naguère Palerme ne méritait point son nom grec de «port de tous les peuples». Enserrée de montagnes et privée de communications faciles avec l'intérieur, elle n'avait de trafic avec l'étranger que pour sa consommation locale et les produits de ses pêcheries et de son merveilleux jardin. D'un tiers plus peuplée que Gênes, elle est encore deux fois moins commerçante; mais l'activité de son port s'accroît rapidement.
PALERME ET LE MONTE PELLEGRINO
Dessin de Taylor, d'après une photographie de Lévy et Cie.
En proportion du nombre de leurs habitants, les deux ports occidentaux de l'île, Trapani, antique cité carthaginoise comme Palerme elle-même, bâtie sur une péninsule qui s'avance en forme de faux dans la mer, et Marsala, la ville aux vins fameux, ont une vie commerciale supérieure à celle de leur capitale. Quoique presque entièrement dépourvue de routes de communication avec l'intérieur de l'île, Trapani possède un mouvement d'échanges fort considérable; elle exploite très-activement, nous l'avons vu, les salines des environs, qui sont parmi les plus étendues de tout le littoral de la Méditerranée 119, elle s'occupe avec succès de la pêche du thon et du corail, des éponges même, et ses artisans sont fort habiles comme fabricants de toiles et de lainages, polisseurs de marbres et d'albâtre, monteurs de corail et bijoutiers. Quand Trapani sera réunie à Messine par un chemin de fer continu et deviendra ainsi la tête de ligne de tout le réseau européen vers l'Afrique, elle sera peut-être le principal marché d'échanges entre l'Europe et la Tunisie: l'excellence de son port, profond de 4 à 7 mètres, et de sa rade, bien abritée par le groupe des îles Ægades, lui permet cette ambition, justifiée surtout par l'énergie traditionnelle de ses habitants. Le port de Mazzara, ancienne capitale de la province ou «val» de Mazzara, et débouché des deux villes importantes de Castelvetrano et de Salemi, aux campagnes ombreuses, se trouve, il est vrai, à proximité plus grande de la Tunisie, mais il n'offre aux navires qu'un abri précaire. Quant à Marsala, la Mars-et-Allah ou «havre de Dieu» des Arabes, son port, comblé par Charles-Quint, par crainte des incursions barbaresques, et transformé pendant trois siècles en un étang malsain, n'a été reconstruit que tout récemment et n'est pas assez profond pour servir au grand commerce; il ne sert qu'à l'expédition du sel et des vins du pays, si appréciés dans la Grande-Bretagne et en France. Marsala est bâtie sur l'emplacement de l'antique Lilybæum, qui aurait eu, suivant Diodore, jusqu'à 900,000 habitants dans ses murs; mais ce qui en fait la célébrité dans l'histoire moderne est le débarquement de Garibaldi et des Mille, en 1860. La ville de Marsala fut le point de départ de l'étonnante marche triomphale qui devait se terminer par la bataille de Volturne et la prise de Gaëte. Le premier conflit eut lieu près de la ville de Calatafimi, sur la route qui mène à Palerme par les villes populeuses d'Alcamo, perchée sur une colline de roches arides, roses ou d'un brun fauve et de Partinico, située dans une riche «conque» de jardins qui s'incline au nord vers le golfe de San Vito et ses pêcheries de thons.
Le grand centre commercial de la Sicile, le seul port de l'île qui soit un lieu de rendez-vous naturel pour les navires de toutes les nations, est Messine «la noble», la ville centrale du bassin de la Méditerranée. Messine est l'étape nécessaire de tous les bateaux à vapeur qui desservent l'immense commerce maritime entre les pays de l'Europe occidentale et les contrées du Levant. Sa rade est d'ailleurs un excellent refuge pour les bâtiments, et les vaisseaux du plus fort tonnage peuvent y entrer sans crainte 120. En outre, quand les navires venus de la mer Tyrrhénienne n'osent pas, durant les tempêtes, se confier aux courants périlleux du détroit, ils ont le sûr avant-port que leur offre Milazzo, débouché des riches et populeuses campagnes de Patti et de Barcellona; une péninsule recourbée, percée de grottes qui, d'après la légende homérique, servaient d'étables aux boeufs du Soleil, ancêtres des grands boeufs roux de l'île, se prolonge en cet endroit vers le groupe des îles Eoliennes et défend la rade contre les vents dangereux de l'ouest. Le port de Messine, formé par une plage basse qui se détache de la rive à angle droit et se recourbe en pleine mer comme une faucille,--d'où le nom de Zancle donné à la cité,--est si heureusement disposé par la nature, que les brise-lames sembleraient en avoir été construits par l'homme; les anciens y voyaient la faux que Saturne, le père des dieux, avait laissé tomber dans la mer d'Ionie. Malheureusement, Messine est exposée aux vents du nord et du sud; en outre, elle se trouve située sur la ligne de jonction qui réunit les deux foyers volcaniques de la Sicile et de l'Italie méridionale, et peut-être que sa position dans l'espèce de fossé formé par le détroit contribue encore à augmenter le danger. Peu de cités en Europe sont plus directement menacées que Messine par les tremblements du sol. On y voit encore quelques traces de la terrible secousse de 1783, qui coula tous les navires du port, sapa par la base les palais du rivage et fit périr plus de mille personnes sous les décombres ou dans les eaux. De premières secousses prémonitoires avaient donné à presque tous les Messinois le temps de s'enfuir.
Note 120: (retour) Ports de Sicile ayant un mouvement de navigation de plus de 70,000 tonneaux, en 1875:Messine 10,865 nav. 1,648,650 tonn. Palerme 10,434 » 1,507,000 » Catalane 5,860 » 535,750 » Trapani 6,499 » 368,000 » Porto-Empedocle (Girgenti) 2,466 » 307,150 » Licala 1,595 » 195,000 » Syracuse 1,880 » 180,000 » Terranova 1,447 » 111,900 » Marsala 2,064 » 104,000 » Sciasca 761 » 88,000 » Milazzo 1,190 » 85,000 » Cefalu 841 » 70,600 » Riposts (Giarre) 1,701 » 70,200 » Sicile entière, avec les Ægades et les îles Eoliennes 70,974 nav. 5,942,700 tonn.
Catane, la «Sous-Etnéenne», car tel est le sens de son nom grec, est menacée comme Messine, non-seulement par les tremblements de terre, mais aussi par les coulées de lave. Comme Messine, elle est également une ville de grande prospérité commerciale: elle a la surabondance de ses produits agricoles comme ses voisines situées à la base du volcan: Aci-Reale, entourée de ses bois d'orangers; Giarre, aux longues rues où flotte une poussière couleur de rouille; Paterno, riche en sources thermales; Aderno, dressée sur son haut rocher de lave; Bronte, à l'étroit entre deux coulées de scories; Randazzo, que dominent encore de vieux édifices normands. Mais Catane possède en outre le monopole pour l'exportation de toutes les denrées de l'intérieur de l'île; c'est le chef-lieu des districts orientaux, les plus riches et les plus civilisés, la gare centrale des chemins de fer de l'île et le point de jonction des routes carrossables les plus nombreuses; aussi le port, que lui donna un courant de lave au milieu du seizième siècle, et que rétrécit ensuite la grande coulée de 1669, est-il tout à fait insuffisant et l'on s'occupe maintenant de l'agrandir au moyen de brise-lames et de jetées.
Il est tout naturel que dans une île dont aucune localité ne se trouve à plus de 60 kilomètres de la mer à vol d'oiseau, les grandes villes aient toutes obéi à la force d'attraction du commerce pour s'établir sur les rivages. Cependant plusieurs agglomérations de quelque importance ont dû se former aussi dans l'intérieur, au milieu des campagnes les plus fertiles et aux points de croisement, sinon des routes, du moins des voies naturelles de trafic. Ainsi, Nicosia, la ville lombarde, située au débouché méridional des montagnes de Madonia, est le lieu de passage forcé entre la riche plaine de Catane et les villes du nord de la Sicile. De même, Corleone est l'étape intermédiaire entre Palerme et les côtes du versant africain. Castro-Giovanni, l'antique Enna, occupe également une de ces situations privilégiées, car elle s'élève presque au centre géométrique de la Sicile, sur un plateau d'où l'on contemple un immense horizon et que les anciens disaient être «l'ombilic» de la Sicile: près de la ville, les habitants montrent encore une grosse pierre qu'ils disent être l'autel de Cérès. Piazza Armerina «l'opulentissime» et Caltagirone, dite la gratissima, à cause de la fécondité de ses campagnes, sont toutes les deux plus populeuses que la cité centrale de la Sicile, et font un commerce assez actif par l'entremise de Terranova, bâtie, au milieu des champs Géloïques, si célèbres par leur fécondité sur l'emplacement de l'antique Gela et avec les débris de ses temples et de ses palais. Plus à l'ouest, Caltanissetta, chef-lieu de la province de son nom, et sa voisine Canicatti, à peine moins peuplée, alimentent de leurs denrées d'exportation la rade fort commerçante de Licata.
Vers le sommet de l'angle méridional de la Trinacrie, les groupes de population éloignés de la mer sont également en assez grand nombre. Les deux villes importantes de Modica et de Ragusa sont à quelques kilomètres l'une de l'autre; Spaccaforno et Scicli, plus voisines de la mer, ne sont chacune qu'à une quinzaine de kilomètres de Modica; vers l'ouest, l'industrieuse Comiso, entourée de champs de coton, et Vittoria, dont les plaines salines fournissent en abondance au commerce de Marseille la cendre de soude, ne sont séparées que par la vallée où coule parfois la rivière Hipparis, célébrée par Pindare. Noto, ancien chef-lieu de la province que forme la partie méridionale de la Sicile, est bâtie, comme presque toutes les cités de cette partie de l'île, à une certaine distance du rivage; mais sa ville jumelle, Avola, s'élève au bord de la mer Ionienne. Noto et Avola ont été toutes les deux renversées par le tremblement de terre de 1693, et toutes les deux se sont reconstruites avec une régularité géométrique, à plusieurs kilomètres de l'endroit qu'elles occupaient jadis. Les campagnes d'Avola, quoique peu fertiles naturellement, sont parmi les mieux cultivées de la Sicile: c'est la seule région de l'Italie où la production de la canne à sucre ait jamais eu quelque importance industrielle.
Au nord de l'arète principale des collines qui vont en s'abaissant vers l'angle méridional de la Sicile, d'autres villes enferment dans leurs murs toute la population agricole de la contrée. Lantini est l'antique Leontium, qui se vantait d'être la plus ancienne cité de toute la Sicile, et dont les habitants montrent les grottes qu'ils disent avoir été les demeures des Lestrygons anthropophages; elle n'est aujourd'hui qu'une pauvre cité rebâtie en entier depuis le tremblement de terre de 1693. Militello s'est relevée depuis la même époque, et Granmichele a été fondée au dix-huitième siècle pour recueillir les habitants de la ville d'Occhialà, également démolie par les secousses du sol. Vizzini et Licodia di Vizzini sont remarquables surtout par leurs coulées de lave alternant avec des lits de fossiles marins, et Mineo est voisine du petit cratère de la mare des Palici. Les chants populaires de Mineo sont fameux dans toute la Sicile: dans un jardin des environs se trouve une pierre merveilleuse, la «pierre de la poésie»; tous ceux qui viennent la baiser, dit la légende, se relèvent poètes.
La partie méridionale de la Sicile, si riche en centres agricoles, est au contraire fort pauvre en ports naturels; sur la mer d'Afrique elle n'avait naguère que des rades ouvertes et des plages basses; mais sur la mer Ionienne elle a deux havres sûrs, ceux d'Agosta et de Syracuse, qui se ressemblent d'une manière étonnante par la forme générale de leurs contours et par la position des villes insulaires qui les dominent. Agosta ou Augusta, héritière de la cité grecque de Megara Hyblæa, n'est plus qu'une ville militaire assiégée par la fièvre; Syracuse, l'antique cité dorienne, qui fut pour un temps la ville la plus populeuse et la plus riche de tout le bassin de la Méditerranée, n'a plus d'autre rang que celui de simple chef-lieu de sa province. Cette ville, qui célébrait encore au siècle dernier sa grande victoire sur Athènes, n'est qu'une ruine; son port «marmoréen», jadis entouré de statues, ne reçoit plus que des canots, et son grand port, qui pouvait contenir des flottes et où se livrèrent des batailles navales, est presque désert. Ce qui reste de la ville est entièrement enfermé dans l'îlot d'Ortygie, que des fortifications, un fossé en partie artificiel, et malheureusement aussi les marécages insalubres de Syraka, qui ont donné leur nom à là cité, séparent de la terre de Sicile: c'est là, sur cette petite colline, achetée jadis pour un gâteau de miel, que se groupe toute la population. La vaste péninsule où s'étendait jadis la ville proprement dite n'a plus d'habitants sur ses roches calcaires, si ce n'est quelques fermiers dans les maisons de campagne qui bordent les canaux d'arrosage. Des colonnes dressées au bord de l'Anapus, issu de la fontaine de Cyane, ou «l'Azurée», les fortifications des Épipoles et d'Euryelum, bâties par Archimède et connues aujourd'hui sous le nom bien mérité de Belvédère, des restes de bains nouvellement découverts, un autel énorme de cent quatre-vingt-quinze mètres de longueur, sur lequel les prêtres faisaient rôtir et monter en fumée toute une hécatombe, un amphithéâtre, un théâtre admirable où vingt-quatre mille spectateurs, assis sur leurs sièges de pierre, pouvaient embrasser d'un coup d'oeil la ville entière, ses temples et ses flottes, tels sont les débris grandioses, des édifices élevés jadis par les Syracusains. Mais rien ne donne une idée plus grande de ce que fut autrefois la cité populeuse que les profondes carrières ou latomie (lautumiæ), taillées parles esclaves, et les allées souterraines des catacombes, où furent ensevelis des millions de cadavres, dont il ne reste plus rien: ces galeries, plus considérables que celles de Naples mêmes, et beaucoup plus régulières, ne sont déblayées que sur une faible partie de leur étendue et des fouilles ultérieures nous tiennent peut-être en réserve d'importantes découvertes. Jadis, le sommet de l'îlot d'Ortygie, ainsi nommé en souvenir de la Délos des Cyclades, était couronné par une acropole où se dressait un temple de Minerve, rival du Parthénon d'Athènes, et que les marins sortis du port devaient contempler en tenant dans la main un vase plein de charbons ardents pris sur l'autel de Jupiter. Ce temple existe encore en partie; mais, chose douloureuse à dire, ses belles colonnes de marbre ont disparu sous un masque de moellons et de mortier qui sert de muraille à une église du plus mauvais goût; le monument est toujours là, mais les modernes en ont fait une bâtisse informe.
TEMPLE DE LA CONCORDE, A GIRGENTI.
Dessin de Taylor, d'après une photographie.
D'autres ruines helléniques, dont quelques-unes sont admirables, font rivaliser la Sicile, aux yeux de l'artiste, avec la Grèce elle-même; les temples y sont même plus nombreux que dans la mère patrie. Girgenti, l'antique Acragas ou Agrigente, qui eut, comme Syracuse, des habitants par centaines de milliers, et qui de nos jours est non moins déchue que Syracuse, possède les ruines et les vestiges d'au moins dix édifices sacrés, dont l'un, celui de Jupiter Olympien, le plus grand de toute la Sicile, a servi à la construction du môle de Girgenti; un autre, celui de la Concorde, est le mieux conservé de tous les temples grecs en dehors de l'Hellade. La ville actuelle n'occupe que l'emplacement de l'ancienne acropole, sur une assise de grès coquillier, d'où l'on voit le sol s'abaisser en forme de marches vers la mer. Son principal édifice, la cathédrale, a pris, au sommet de la colline, la place du temple de Jupiter Atabyrios, dont les débris ont servi à la construction du monument moderne; même ses fonts baptismaux sont un sarcophage antique devenu fort célèbre par les recherches et les discussions des archéologues: il représente les amours de Phèdre et d'Hippolyte. Jadis Agrigente descendait jusqu'à trois kilomètres de la mer: ce sont les grands temples qui indiquent la limite méridionale de l'ancienne enceinte. Le port actuel, auquel on a donné le nom de Porto-Empedocle, en l'honneur de l'un des enfants les plus illustres de la cité fameuse, est situé à l'ouest de l'ancien port hellénique ou emporium, à six kilomètres de la ville; c'est d'ailleurs l'escale de la côte du sud où le mouvement des échanges est le plus actif; elle exporte une grande quantité de soufre.
Plus à l'ouest, une autre ville de commerce maritime et de pêche, Sciacca, l'une des localités de la Sicile les plus fréquemment remuées par les secousses du sol, se dit aussi l'héritière d'une vieille cité grecque, Selinus ou Sélinonte, quoique celle-ci s'élevât jadis à vingt-cinq kilomètres plus à l'ouest sur la côte, au sud de Castelvetrano. Il ne reste plus de Sélinonte que des ruines, mais des ruines énormes, qui de loin ressemblent à des tours. Les sept temples qui s'élevaient sur les bords du détroit d'Afrique ont été tous presque entièrement renversés par les tremblements de terre, sinon par les hommes, mais ils présentent encore des restes du style dorique le plus pur; les métopes de trois temples, appartenant à trois âges différents, sont conservées au musée de Palerme, dont elles ont formé le premier noyau et dont elles sont encore l'ornement par excellence.
Sur le versant opposé de l'île, Ségeste n'est plus; mais, au milieu du désert pierreux où elle se trouvait jadis, s'élève un temple parfaitement intact, quoique non encore complètement achevé, que le silence et la solitude rendent d'autant plus auguste. Et combien d'autres restes moins importants de l'art grec offre encore la Sicile, sans compter les immenses nécropoles de Pantalica, de Palazzolo, d'Ispica, dans la partie sud-orientale de l'île, et les monuments romains où persiste l'influence de l'art grec, tels que le théâtre de Tyndaris, en face des îles Éoliennes, et celui bien autrement beau de Taormine, en vue du cône de l'Etna! Le contraste est grand entre ces étonnantes ruines du passé de la Sicile et tous les monuments élevés depuis par les Byzantins et les Arabes, les Normands, les Espagnols et les Napolitains. Ce n'est point de progrès, mais d'une lamentable décadence que témoigne cette étude comparée des édifices. Hélas! que sont les Syracusains de nos jours en comparaison des concitoyens d'Archimède!
En Sicile, peut-être mieux encore qu'en Ligurie, en Provence et en Catalogne, les villes offrent des exemples frappants de ce phénomène de déplacement graduel qu'amènent avec eux les changements des moeurs et du milieu 121. Au temps de leur puissance, les vieilles cités grecques pouvaient descendre hardiment vers les plages; mais quand vinrent les dangers incessants de guerre et de rapine, surtout au moyen âge, quand les corsaires barbaresques écumaient les mers environnantes et que le brigandage régnait dans l'intérieur de l'île comme la piraterie sur les plages, presque toutes les villes siciliennes avaient escaladé les hauteurs, et leurs bas faubourgs, tombés en ruines, avaient fini par disparaître. Girgenti en est un exemple. Quelques villes sont même dressées sur des forteresses naturelles presque inexpugnables sans le secours de l'art. Telle est Centuripe ou Centorbi, qui s'allonge sur le taillant même d'une arête de rochers, immédiatement à l'ouest du Simeto et des laves de l'Etna; telle est aussi, dans son enceinte de murs antiques, San Giuliano, la ville'd'Astarté, puis de Vénus, qui, du haut de sa pyramide de 700 mètres de hauteur, riche en veines de métal, domine la mer de Trapani. Mais, grâce au retour de la paix, les habitants se fatiguent de leurs escalades et de leurs descentes journalières, et là où les marécages n'ont pas envahi les terres basses, ils abandonnent leurs aires d'aigle pour se loger au bord de la mer ou sur les routes qui passent dans la plaine. Sur toute la côte septentrionale, de Palerme à la pointe de Messine, chaque marina, de la plage s'agrandit peu à peu aux dépens du borgo de la crête, et l'ancienne ville unit par se transformer en ruines se dressant comme un amas de rochers blancs sur des roches plus grises: c'est un squelette de ville se dressant au-dessus de la cité vivante. Cefalù, le Kephaladion des Grecs, présente, mieux que toute autre ville sicilienne, le bizarre contraste de ses deux emplacements successifs. En bas est la ville actuelle, blottie à la base du promontoire, sur un étroit talus de débris; en haut, tout le pourtour de la roche est encore festonné d'une muraille à créneaux, mais sur le plateau même il ne reste plus que des pâtis pierreux; tout édifice a disparu, si ce n'est pourtant un petit temple cyclopéen, le plus vénérable débris de la Sicile par son ancienneté, ruine de trente siècles, que n'a pu encore ronger le temps.
Note 121: (retour) Communes (ville et banlieue) de la Sicile ayant plus de 15,000 habitants en 1871:Palerme (Palermo).... 219,000 hab. Messine (Messina).... 112,000 » Catane (Catania)..... 84,000 » Aci-Reale............ 36,000 » Marsala.............. 34,000 » Trapani.............. 33,500 » Modica............... 33,000 » Caltanissetta........ 26,500 » Caltagirone.......... 26,000 » Termini.............. 26,000 » Piazza Armerina...... 22,100 » Syracuse (Siracusa).. 21,500 » Alcamo............... 21,000 » Canicatti............ 21,000 » Agrigente (Girgenti). 20,500 » Barcellona........... 20,500 » Castelvetrano........ 20,500 » Partinico............ 20,000 » Alcamo............... 19,500 » Licata............... 16,500 » Corleone............. 16,200 » Vittoria............. 16,000 » Comiso............... 15,800 » Paterno.............. 15,300 » Nicosia.............. 15,000 » Sciacca.............. 15,000 » Noto................. 15,000 »
ILES ÉOLIENNES.
Les îles Éoliennes ou de Lipari, quoique séparées de la Sicile par un détroit de plus de 600 mètres de profondeur, peuvent être considérées comme une dépendance de la grande île: ce sont, disait-on, de petits volcans nés à l'ombre de l'Etna. Situées en partie sur la ligne de jonction qui réunit au Vésuve la haute montagne fumante de la Sicile, elles appartiennent probablement à la même ère de formation, et ne sont peut-être que les évents distincts d'un seul et même foyer sous-marin ayant crevassé en trois fissures étoilées le fond de la mer Tyrrhénienne. Chacune des îles n'est qu'un amas de débris rejetés, laves, cendres ou pierres ponces; toutes ont gardé leur aspect de volcans solitaires ou agglutinés en groupes; deux îles même, Vulcano et Stromboli, sont encore dans leur période d'activité, et leurs flammes, leurs fumées ondoyantes servent toujours d'indices aux marins et aux pêcheurs pour leur faire pressentir les changements de température et les variations du vent. Il est très-probable que les divers phénomènes volcaniques, interprétés avec intelligence pour la prédiction du temps, ont été la raison qui a fait mettre l'archipel sous l'invocation d'Éole; c'est là que le dieu se révélait aux matelots. L'île de Lipari est à la fois la plus étendue du groupe et celle qui se trouve au centre de divergence des crevasses sous-marines. Elle est aussi de beaucoup la plus populeuse et renferme à elle seule les trois quarts des habitants de l'archipel. Sur la rive orientale, une ville considérable s'élève en un double amphithéâtre, aux deux pentes d'un promontoire que couronne un vieux château. Une plaine bien cultivée en oliviers, en orangers, en vignes, qui donnent d'excellents produits, s'étend autour de la ville; les déclivités des montagnes environnantes sont elles-mêmes couvertes de champs jusqu'au voisinage du sommet. Comme en Sicile-même, la population s'est recrutée des éléments les plus divers depuis l'époque où des colons grecs de Rhodes, de Cnide et de Sélinonte sont venus conclure alliance avec les autochthones, et maintenant plus que jamais le sang des Lipariotes se renouvelle constamment par suite du va-et-vient que produit le commerce et de l'arrivée de nombreux bannis de la Calabre, anciens brigands devenus de tranquilles bourgeois de l'île. Toute cette population peut multiplier en paix dans la petite île, car les volcans de Lipari sont en repos depuis plusieurs siècles: c'est là probablement ce que signifie la légende des Lipariotes, d'après laquelle San Calogero aurait chassé les diables de leur île pour les enfermer dans les fournaises de Vulcano; on peut en inférer que la fin des éruptions date de l'établissement du christianisme à Lipari, vers le sixième siècle. L'activité souterraine dont les deux centres principaux étaient le Sant' Angelo et le Monte della Guardia, ne se manifeste plus que par des sources thermales et par des exhalaisons de vapeurs chaudes, que l'on utilise depuis l'antiquité pour la guérison des maladies. Cependant le sol de l'île est encore fréquemment secoué. Le tremblement de terre de 1780 fut si violent, que les habitants effrayés se vouèrent spontanément à la Vierge; un an après, Dolomieu les trouva portant tous au bras une petite chaîne pour montrer qu'ils s'étaient faits les esclaves de la madone «libératrice».
Lipari est une terre promise pour le géologue, à cause de l'extrême variété de ses laves. Une de ses hauteurs, le Monte della Castagna, est en entier composé d'obsidienne; une autre colline élevée, le Monte ou Campo Bianco, consiste en pierres ponces qui de loin ressemblent à des champs de neige. De longues coulées pareilles à des avalanches remplissent toutes les ravines, du sommet de la montagne au rivage de la Méditerranée; dans le voisinage de l'île, les eaux sont parfois couvertes de ces pierres flottantes, qui ressemblent à des flocons d'écume: on en trouve jusque sur les côtes de la Corse. C'est l'île de Lipari qui approvisionne de ponce tous les industriels de l'Europe 122.
Vulcano, au sud de Lipari, contraste étrangement avec l'île riante dont la sépare un détroit d'un kilomètre à peine dans sa partie la moins large. A l'exception du versant méridional, où les pentes rougeâtres sont zébrées de quelques nuances de vert dues aux plants de vignes et d'oliviers, Vulcano ne présente aux regards que des scories nues; c'est bien ainsi que doit être l'île anciennement consacrée à Vulcain. La plupart des roches sont noires ou d'un beau rouge comme le fer, mais il en est aussi d'écarlates, de jaunes, de blanchâtres; presque toutes les couleurs sont représentées dans ce cirque de l'enfer, moins celle que donne la verdure. L'île est double; au nord s'élève le Vulcanello, petite montagne d'éruption qui surgit de la mer à une époque inconnue et qu'un isthme de cendres rougeâtres réunit au volcan principal vers le milieu du seizième siècle. La montagne centrale est percée d'un cratère de 2 kilomètres de circonférence, d'où les vapeurs s'échappent en tourbillons. L'air est saturé de gaz où domine une odeur sulfureuse difficile à respirer. Un bruit incessant de soupirs et de sifflements emplit l'enceinte, et de tous les côtés on voit entre les pierres de petits orifices d'où s'élancent les vapeurs. Quelques-unes des fumerolles ont une température supérieure à 360 degrés. D'autres jets moins chauds se font jour en diverses parties de l'île et même jusque dans la baie. Des bords du grand cratère, on aperçoit des nuages de vapeur qui montent du fond de la mer et se développent en larges volutes blanches semblables d'aspect à des boues argileuses. Les éruptions violentes sont rares, puisque dans le dix-huitième siècle on n'en a compté que trois; la dernière, celle de 1873, s'est produite après un repos de cent années. Naguère la population de Vulcano se composait de quelques malheureux bannis chargés de recueillir le soufre et l'acide borique du cratère et de fabriquer en outre un peu d'alun. Chaque semaine on leur portait des vivres de Lipari; mais un Écossais entreprenant s'est récemment emparé du grand laboratoire de produits chimiques offert par le cratère de Vulcano: il a fondé près du port une usine considérable, et quelques arbres plantés autour de sa résidence d'architecture mauresque ont changé un peu l'aspect formidable de la contrée.
Moins grande que Lipari et que Vulcano, l'île la plus septentrionale de l'archipel, Stromboli, l'antique Strongyle, est de beaucoup la plus célèbre, à cause de ses éruptions fréquentes; depuis l'antiquité la plus reculée, il est peu de marins qui, passant à sa base, n'en aient vu flamboyer la cime. Très-souvent on observe un véritable rhythme dans le jeu des bouches du cratère, ouvertes au milieu des trois enceintes concentriques, en partie égueulées, qui forment la partie supérieure du volcan; de cinq en cinq minutes, et quelquefois plus fréquemment encore, les laves se gonflent en ampoules dans la chaudière, puis font explosion en lançant dans l'espace des tourbillons de vapeur accompagnés de fragments solides. Mais, comme au temps de Strabon, ces éruptions, fort agréables à voir à cause de la splendeur de leurs feux, n'ont rien de dangereux, et les Stromboliotes vivent sans crainte à la base du volcan, sans que jamais leurs vignes et leurs olivettes soient endommagées par des coulées de lave; cependant le volcan a eu aussi ses moments d'exaspération, car les cendres du Stromboli ont été maintes fois portées jusque sur les côtes de Calabre, à la distance de plus de 50 kilomètres. Il est très-probable que, dans la lutte du feu contre les eaux, celles-ci l'ont emporté, car l'îlot de Stromboluzzo, que l'on voit se dresser comme un phare au nord de l'île et contre lequel les vagues de tempêtes viennent se briser en prodigieuses fusées, faisait autrefois partie de la terre voisine; il en a été séparé par les érosions de la mer.
Le groupe des îles de Panaria, entre Stromboli et Lipari, a eu également à subir beaucoup de changements, s'il est vrai, comme le pensent Dolomieu et Spallanzani, que ce soient là les débris d'une île occupant jadis tout l'espace où se trouvent les îlots et les bancs de sable de Panaria, de Basiluzzo, de Lisca Bianca; le cratère commun se serait ouvert dans le voisinage de l'île de Dattilo; une source d'eau chaude et de temps en temps quelques bouillonnements de l'eau marine témoigneraient d'un reste d'activité. Du temps de Strabon, il n'était pas rare de voir dans ces parages des flammes courir à la surface de la mer. Le géographe grec raconte aussi qu'une île de lave, dont l'ancienne position n'est pas identifiée, fit son apparition dans le groupe de Lipari. Quelques jets de vapeur émis par les rochers de la côte sicilienne, entre Milazzo et Cefalù, semblent provenir aussi du foyer de laves du groupe éolien.
Quant aux îles occidentales de l'archipel, Salina, nommée par les Grecs la Jumelle (Didyme) à cause de sa double cime, Felicudi, formée comme Vulcano d'un grand volcan se rattachant à un petit cône par un mince pédoncule, Alicudi, cime d'une régularité parfaite, qui de loin ressemble à une tente posée au bord de l'horizon, ces terres sommeillent depuis l'époque historique, mais rien ne prouve que ce repos soit définitif. L'île d'Ustica, située au nord du littoral de Palerme, est également tranquille, quoiqu'elle soit aussi d'origine volcanique, et qu'elle se trouve probablement à l'extrémité de la crevasse profonde d'où se sont élevées les îles de Lipari. Ustica, perdue pour ainsi dire au milieu de la mer, est un terrible lieu d'exil, l'un des plus redoutés des bannis de la Péninsule. A une petite distance au nord-ouest est l'îlot désert de Medico, l'antique Osteodes où blanchirent les os des mercenaires abandonnés par les Carthaginois à la mort de la faim.
ILES ÆGADES ET PANTELLARIA.
La partie occidentale de la Sicile ne se termine pas comme les deux autres angles de la Trinacrie par d'étroits promontoires s'allongeant en péninsules, mais elle s'émousse en un large musoir qui semble se continuer en pleine mer par des fonds bas, des bancs de sable, des écueils, des rochers émergés et des îles calcaires de même formation que la grande terre voisine: ce sont les Ægades, c'est-à-dire les îles des Chèvres, ainsi nommées, comme tant d'autres îles de la Méditerranée, à cause des animaux qui bondissent sur leurs escarpements. La plus grande des Ægades, Favignana, près de laquelle les Romains remportèrent la victoire navale qui mit un terme à la première guerre punique, est en partie bordée de falaises dont les grottes renferment des amas de coquillages et d'ossements rongés, mêlés à des armes et des ustensiles de pierre qu'y ont laissés les 'contemporains du mammouth et du grand ours des cavernes. Dans ce labyrinthe de terres, de récifs et de bancs qui s'avance au large de la Sicile, entre la mer Tyrrhénienne et la mer d'Afrique, se heurtent souvent les vents contraires; la force des vagues y est tout particulièrement redoutable; en outre, des phénomènes irréguliers de marée, ou peut-être des pressions inégales de l'atmosphère déterminent dans ces parages la formation de courants périlleux. Les brusques dénivellations des eaux, connues dans l'archipel sous le nom de marubia ou de «mer ivre» (mare ubbriaco?), ont souvent causé des naufrages.
Au sud du grand banc de l'Aventure, qui de la côte de Mazzara s'étend vers l'Afrique, une île assez vaste s'élève au milieu du détroit qui réunit la Méditerranée occidentale à la mer d'Orient: c'est Pantellaria. Ici recommencent les roches ignées. Comme l'île Giulia, que l'on voit de temps en temps dresser, non loin de là, la tête hors des flots, Pantellaria est un massif d'éruption volcanique. Elle est riche en sources thermales et surtout en jets de vapeur. Une de ses grottes, où le gaz des fumerolles s'amasse en abondance, se trouve ainsi transformée en une véritable étuve d'une haute température; ailleurs, la quantité d'eau qui s'échappe du sol sous forme gazeuse est assez considérable pour se déposer en un lac d'une certaine étendue. Située, comme elle l'est, au seuil des deux mers, et sur la grande ligne de navigation entre l'Orient et l'Occident, Pantellaria n'aurait pu manquer de devenir très-populeuse et de prendre une grande importance dans le commerce de l'Europe, si elle avait possédé, comme Malte, un bon port de refuge. A en juger par les débris qu'on découvre ça et là sur les pentes, l'île était autrefois beaucoup plus animée qu'aujourd'hui par le mouvement des hommes. On y retrouve encore, au nombre d'un millier peut-être, des édifices bizarres qui sont probablement d'anciennes habitations: les indigènes leur donnent le nom de sesi. Ce sont, comme les nuraghi de la Sardaigne, d énormes ruches en pierres non cimentées reposant sur un double piédestal formant le rez-de-chaussée et le premier étage; quelques-unes de ces antiques masures n'ont pas moins de huit mètres en hauteur et de quatorze mètres en largeur. Des fragments d'obsidienne taillée trouvés dans une de ces demeures ont fait penser à l'archéologue dalla Rosa qu'elles datent de l'âge de pierre.
Du sommet de la montagne de Pantellaria, on distingue très-bien, par un beau temps, les promontoires de la Tunisie. L'île est, en effet, plus rapprochée du continent africain que de la Sicile; cependant, si l'on tient compte de la configuration du fond marin, c'est bien à l'Europe qu'appartient Pantellaria. On ne peut en dire autant de l'îlot de Linosa, groupe de quatre montagnes volcaniques perdu dans la haute mer, à l'ouest de Malte, ni surtout des îles «Pélagiques». Quoique Lampedusa et son rocher satellite, le Lampione, dépendent tous les deux du royaume d'Italie, même de la commune de Licata, néanmoins des sondages qui n'ont pas cent mètres de profondeur rattachent ces terres et les bancs avoisinants au littoral des Syrtes 123. Lampedusa et Lampione, «le Lampadaire et le Lampion,» doivent leurs noms à des feux que, suivant une légende du moyen âge, y allumaient chaque nuit des ermites ou des anges, pour guider les navigateurs; de nos jours, la lampe légendaire est remplacée par un petit phare qui marque l'entrée du port de Lampedusa, où les navires de trois à quatre cents tonneaux peuvent trouver un excellent abri contre les vents du nord. Vers la fin du dix-huitième siècle, les Russes tentèrent de fonder à Lampedusa un établissement maritime, qu'ils auraient fait rivaliser d'importance stratégique avec l'île de Malte et d'où ils auraient pu commander à la fois sur les deux grands bassins de la Méditerranée; mais ce projet fut abandonné, et les Italiens n'y ont point donné suite pour leur propre compte.
Des soldats, des condamnés politiques ou civils, des colons faméliques parlant l'italien et le maltais, forment le gros de la population des îles.
MALTE ET GOZZO.
Quoique appartenant politiquement à la Grande-Bretagne, l'archipel de Malte fait incontestablement partie du monde italien, puisqu'il se trouve sur le même piédestal de bas-fonds que la Sicile. A. une centaine de kilomètres vers l'est se creusent les abîmes les plus profonds de la Méditerranée, où la sonde peut descendre jusqu'à trois et quatre mille mètres, mais au nord, du côté de la Sicile, les couches d'eau n'ont qu'une faible épaisseur; en cet endroit, la mer a déblayé un ancien isthme de jonction. D'ailleurs il est évident pour les géologues que la terre dont Malte et Gozzo sont les débris s'étendait autrefois sur un espace considérable. Parmi les fossiles les plus récents de ses roches calcaires, on a trouvé des éléphants de diverses espèces et d'autres animaux des régions continentales. De nos jours encore, Malte diminue peu à peu; les hautes falaises de ses côtes méridionales, toutes percées de grottes, dites ghar dans la langue du pays, s'écroulent çà et là sous le choc des vagues et se changent en sable que le flot promène sur les grèves.
Placé, comme il l'est, au centre de la Méditerranée, et dans l'espace étroit qui sépare la Sicile de la Tunisie, l'Europe de l'Afrique, et pourvu d'un meilleur port que Pantellaria, l'archipel maltais ne pouvait manquer de devenir une station commerciale importante pour toutes les nations qui se sont succédé dans l'empire de la grande mer intérieure. Phéniciens, Carthaginois, Romains et Grecs ont été les maîtres de Malte, mais, avant eux déjà, d'autres peuples, autochthones ou conquérants, avaient habité le pays; des grottes nombreuses, creusées dans les rochers, des «tours de géants», et quelques restes de monuments bizarres, pareils aux nuraghi de la Sardaigne, et même aux dagobas bouddhistes, témoignent encore du long séjour de ces hommes inconnus. Peut-être la population maltaise, où se sont mélangés tant d'éléments divers, a-t-elle pour souche principale ces anciennes peuplades aborigènes; quoi qu'il en soit, elle s'est fortement arabisée pendant la domination des Sarrasins. Sa langue même est un italien fort corrompu dont le vocabulaire a très-largement emprunté à tous les idiomes et à tous les patois des bords de la Méditerranée, mais principalement à l'arabe.
Le grand rôle militaire de Malte commença lorsque les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, après leur expulsion de Rhodes en 1522, vinrent s'installer dans l'île italienne et en firent le boulevard du monde chrétien contre les Turcs et les Barbaresques. Depuis le commencement du siècle, Malte, passée aux mains des Anglais, leur sert d'arsenal de guerre et de ravitaillement et leur assure la prépondérance navale dans la Méditerranée. Ils en ont fait aussi un vaste entrepôt commercial, le point d'attache de toutes leurs lignes de bateaux à vapeur, la station centrale du réseau télégraphique sous-marin. Malte est comme une tour de guet, du haut de laquelle les Anglais surveillent la mer, de Gibraltar à Smyrne et à Saïd. L'excellent port de la Valette facilite singulièrement le rôle à la fois commercial et militaire que remplit l'île de Malte dans le monde méditerranéen. Ce port est double, et chacune de ses branches se ramifie en d'autres ports secondaires; des escadres, des flottes entières peuvent s'y mettre à l'abri, et des fortifications sans nombre, murailles et tours, bastions et citadelles, se dressent de toutes parts pour en défendre les approches. Depuis trois siècles on ne cesse de travailler à rendre Malte imprenable. En outre, le commerce y trouve toutes les facilités désirables pour l'entrepôt des marchandises et la réparation des navires. Le plus grand bassin de carénage du monde entier se trouve dans le port de Malte 124. Le commerce de l'île a quintuplé pendant les dix dernières années; sa grande importance provient surtout des céréales de la Russie et de la Roumanie qu'y apportent les navires de la mer Noire et que viennent y prendre des bateaux d'Angleterre.
Valetta ou la cité Valette, qui contient, avec ses faubourgs, environ la moitié de la population de l'île, a gardé son originalité pittoresque, en dépit des murs qui l'enserrent et du tracé régulier de ses rues. Les hautes maisons blanches, ornées de balcons en saillie et de cages vitrées pleines de fleurs, s'élèvent en amphithéâtre sur la pente de la colline; des escaliers aux larges dalles en gravissent le versant, de palier en palier; de toutes les rues on voit la mer bleue, les grands navires immobiles et le fourmillement des barques. Les gondoles, qui regardent fixement le voyageur de leurs deux larges yeux peints sur la proue, glissent à la surface de l'eau, tandis que de bizarres carrosses, dont les roues semblent détachées du coffre, roulent pesamment sur les quais. Une foule bariolée de Maltais, de soldats anglais, de matelots de tous les pays s'agite dans les rues. Ça et là, quelque femme glisse rapidement le long des murailles; comme les femmes de l'Orient chrétien, elle est revêtue de la faldetta, sorte de domino noir qui cache ses autres vêtements, souvent somptueux, et qui lui sert à masquer ou à révéler coquettement son visage, mais qui la rend chauve avant le temps, à cause du froissement incessant de la soie sur les cheveux.
En dehors de la ville, Malte, «l'île de Miel,» n'offre qu'un triste séjour. Les campagnes, qui s'élèvent en pente douce dans la direction du sud, vers Città-Vecchia et les collines de Ben Gemma, sont parsemées de rochers gris; les plantes des champs sont recouvertes de poussière fine; les villages, aux murs éclatants de blancheur sous le soleil et contrastant avec les ombres noires, ressemblent à des carrières. On ne voit point d'arbres, si ce n'est les orangers des jardins, célèbres par leurs fruits délicieux, surtout par leurs mandarines. Mais ces vergers sont de rares oasis. Nulle part il ne coule d'eau permanente. Le sol semble brûlé, et l'on s'étonne qu'il produise de si belles moissons de céréales et de fourrages et ces prairies de trèfle sulla qui croît presque à hauteur d'homme; pendant la saison des fleurs on en contemple avec admiration les nappes de verdure et d'incarnat ondulant en vagues sous la pression de la brise. Mais aussi les paysans maltais, petits hommes, âpres, secs et musculeux, font preuve dans leur culture d'une merveilleuse industrie: ils bêchent jusqu'aux pentes les plus rocailleuses et là où manque la terre végétale, ils en préparent artificiellement en triturant la pierre; ils vont même en demander aux Siciliens: jadis tous les navires étaient tenus d'apporter en lest une certaine quantité de terre. On ménage avec le plus grand soin cette précieuse substance, et sur le flanc des rochers on l'encadre de murs pour empêcher les vents et les pluies de l'entraîner. En dépit de ces prodiges de travail, les cultivateurs de Malte, de Gozzo et de Comino, ainsi nommée du cumin, qui est, avec le coton, le principal produit de l'archipel, récoltent à peine assez pour subvenir à l'entretien de la population pendant cinq mois de l'année; chaque matin des bateaux caboteurs de Sicile apportent à la Valette une partie des aliments de la journée. Les Maltais, fort nombreux en proportion de la faible étendue du territoire, sont obligés de demander au cabotage et à la pêche le supplément de gain nécessaire à leur sobre existence. Ils apportent d'ailleurs dans ce travail le même acharnement et la même patience que dans la culture de leurs jardins. On montre à Gozzo des falaises à pic où les pêcheurs se suspendent au moyen de cordes et d'où ils lancent leurs filets dans les flots grondant au-dessous d'eux. Mais quelque sobres et travailleurs qu'ils soient, les Maltais devraient mourir de faim sur leur rocher, qu'ils appellent affectueusement la «Fleur du monde», si le trop-plein de la population ne se déversait pas sur tous les rivages de la Méditerranée, en Sicile, en Italie, en Égypte, en Tunisie et surtout en Algérie, dans la province de Constantine, où ils se distinguent, comme partout ailleurs, par leur industrie et leur âpre amour du gain.
ILE DE MALTE, VUE DE LA VALLETTE
Dessin de Taylor, d'après une photographie de M. Bedford.
En hiver, le mouvement d'émigration est en partie compensé par l'arrivée de nombreuses familles anglaises qui viennent jouir à Malte d'un climat sec et chaud, si peu semblable à celui de leur brumeuse patrie. C'est au mois de février que Malte est dans toute la beauté de son printemps et resplendit de verdure; mais combien tôt la chaleur de l'été vient dessécher la campagne! De petits chemins de fer, mettant la Valette en communication facile et constante avec Città-Vecchia et les criques du littoral et avec le petit port qui fait face à l'île de Gozzo, aideront bientôt à la fondation, dans les parties les plus agréables de Malte, de villages de plaisance et de bains 125.
Malte n'est pas, au point de vue politique, une simple possession de l'Angleterre: elle a son administration et sa législation spéciales. Le gouverneur civil et militaire, nommé par la Grande-Bretagne, exerce le pouvoir exécutif et jouit du droit de grâce; il est assisté par un conseil de sept membres qui prépare et vote les lois. Dans chaque district réside un lord-lieutenant, choisi parmi les nobles maltais; des députés, que désigne le pouvoir, administrent chaque village. La justice est exercée par des cours ordinaires et des tribunaux supérieurs; les débats ont lieu en langue italienne et les actes judiciaires sont rédigés dans le même idiome, si ce n'est à la cour suprême, où l'usage de l'anglais est introduit depuis 1823.
Le budget de l'île, d'environ 4 millions de francs par an, est loin de suffire aux dépenses militaires; mais le gouvernement anglais y pourvoit aux frais du trésor national.
Le culte général est celui de la religion catholique. L'évêque de Malte, qui porte en même temps le titre d'archevêque de Rhodes, est nommé par le pape et possède un revenu de 100,000 francs par an; le choix de la plupart des titulaires de paroisse appartient au gouvernement anglais.
VIII
LA SARDAIGNE.
C'est un phénomène historique vraiment extraordinaire et bien fait pour humilier l'Europe civilisée, que l'abandon relatif dans lequel est restée jusqu'à nos jours cette grande et belle île de Sardaigne, si fertile, si riche en métaux, si admirablement située au centre de la mer Tyrrhénienne. Jadis, sous la domination punique, la Sardaigne était certainement beaucoup plus peuplée et plus productive qu'elle ne l'est de nos jours; les prodigieux massacres que racontent les historiens de Rome témoignent de la multitude des habitants qui vivaient autrefois dans la grande île. La décadence fut rapide et profonde. Elle s'explique en partie par la configuration de l'île, qui est fort escarpée et difficile d'accès du côté de l'Italie, d'où auraient pu venir les immigrants, tandis que du côté de la haute mer elle est bordée de marais et d'étangs insalubres. Mais la grande cause du sommeil historique dans lequel la Sardaigne s'est trouvée plongée pendant tant de siècles provient, non de la nature, mais de l'homme. Les divers conquérants qui succédèrent à Rome et à Byzance, Sarrasins, Pisans, Génois, Aragonais, maintenaient à leur profit un monopole absolu des produits de l'île, et de temps en temps les pirates barbaresques venaient opérer de soudaines descentes sur les points exposés du rivage. Aussi tard qu'en 1815, les Tunisiens débarquèrent dans l'île de Sant'Antioco, entre Iglesias et Gagliari, et tous les habitants en furent massacrés ou réduits en esclavage. Ces diverses causes ayant peu à peu dépeuplé le littoral, les Sardes se retirèrent dans les plaines de l'intérieur et les vallées des montagnes; opprimés par les coutumes féodales, ils vivaient isolés du reste du monde, comme si leur île eût été, non dans la Méditerranée d'Europe, mais au milieu de quelque océan lointain. A peine depuis une génération, la Sardaigne commence à entrer par ses progrès et sa culture dans le concert des autres provinces d'Italie.
Presque aussi grande que la Sicile 126, quoique celle-ci ait une population quadruple, la Sardaigne est géographiquement plus indépendante de la péninsule italienne, et les mers creusent entre elle et le continent africain un gouffre presque océanique s'étendant de 500 à 1000 mètres au-dessous de la surface marine. Elle constitue avec la Corse un groupe d'îles jumelles, séparé de l'archipel toscan par un bras de mer assez étroit et dont la plus grande profondeur est de 310 mètres. Au point de vue géologique, la Corse et une partie considérable de la Sardaigne sont une même terre; elles présentent les mêmes formations, et les îlots, les rochers, les écueils semés dans les «bouches» de Bonifacio sont bien les débris d'un isthme que la mer a rompu. Mais si les deux îles se rattachaient l'une à l'autre, par contre l'étude des terrains fait croire qu'à une époque peut-être récente la Sardaigne se composait de plusieurs îles distinctes. La principale continuait au sud la chaîne montagneuse de la Corse; les autres étaient éparses à l'ouest, au bord de détroits peu profonds que des alluvions, les déjections volcaniques et peut-être une poussée souterraine ont graduellement exhaussés. La forme de sandale qui a valu à la Sardaigne son ancien nom grec d'Ichnousa est donc toute fortuite, puisque l'île se compose géologiquement de plusieurs terres distinctes. Le sillon intermédiaire qui les sépare a été de tout temps le chemin naturel entre le golfe de Cagliari et la mer de Corse, et c'est là que passent maintenant la grande route longitudinale et la voie ferrée non encore terminée, qui lui est parallèle.
Les montagnes de la Sardaigne commencent déjà dans les eaux du passage de Bonifacio par les sommets des îlots de la Maddalena et de Caprera, puis elles se dressent rapidement pour former le massif de la Gallura, dont les pics nombreux, les chaînons détachés, les vallées sinueuses s'enchevêtrent en un véritable chaos, mais qui dans son ensemble constitue un bourrelet de soulèvement dirigé vers le sud-ouest. Une dépression profonde, que route et chemin de fer ont empruntée pour réunir les deux rivages de l'île, limite ce massif du côté du sud; mais immédiatement au delà, la grande chaîne, épine dorsale de la Sardaigne, se relève brusquement pour longer toute la côte orientale de l'île jusqu'au cap Carbonara, où les monts viennent plonger leurs bases dans les eaux profondes. Comme celle de la Corse dont elle est le prolongement moins élevé, cette chaîne est composée de roches cristallines et schisteuses, mais elle en diffère par la disposition de ses pentes latérales. Tandis que les montagnes corses ouvrent leurs vallées les plus longues dans la direction de l'est vers les eaux italiennes et s'inclinent d'une pente plus rapide vers la mer occidentale, le brusque escarpement de la chaîne sarde est, au contraire, du côté de l'est, et c'est l'autre versant qui présente les longues déclivités et les chaînons s'abaissant par degrés. On peut dire que, par suite de cette disposition des montagnes, la Sardaigne tourne le dos à l'Italie; elle ne lui montre que ses côtes les plus abruptes et ses districts les plus sauvages. Dans son ensemble, le pays s'incline à l'ouest vers le vaste bassin maritime, relativement solitaire, qui le sépare des côtes d'Espagne. La prise de possession de la Sardaigne par le gouvernement espagnol n'aurait donc pas manqué d'être justifiée par des arguments géographiques de quelque valeur, s'il pouvait y avoir d'autre raison que la volonté des populations elles-mêmes.
Les plus hauts sommets de l'île s'élèvent vers le milieu de la chaîne cristalline. Là se dresse le Gennargentu (montagne d'Argent), appelé aussi Punta Florisa; c'est le seul pic de la Sardaigne dont les anfractuosités gardent encore un peu de neige au coeur de l'été. Avant que les ingénieurs eussent mesuré les cimes, les habitants du nord de l'île, qu'une grande rivalité anime contre leurs voisins du midi, prétendaient posséder sur leur territoire le vrai dominateur des monts sardes; mais ils se trompaient de beaucoup: quoique superbe de formes, le Gigantinu ou «Géant», et son voisin le Balestreri, qui dominent les monts dans le massif septentrional de Limbarra, latéral à la grande chaîne, s'élèvent à peine aux deux tiers de la hauteur du sommet principal.
A l'ouest de ces monts appartenant au système corsico-sarde, des groupes secondaires s'élèvent sur les anciennes îles que les formations récentes ont juxtaposées à la masse principale de la Sardaigne. Une de ces régions insulaires est signalée par les roches granitiques de la Nurra, presque inhabitées, malgré la fertilité de leurs vallons, et par l'île d'Asinara, toute peuplée de tortues, qui se recourbe à l'ouest de la mer de Sassari; un autre massif, interrompu lui-même par la charmante vallée de Domus-Novas, occupe l'angle sud-occidental de la Sardaigne, entre le golfe d'Oristano et celui de Cagliari; c'est, d'après l'avis des géologues, la partie la plus ancienne de la Sardaigne: elle n'a été réunie à la grande île qu'à l'époque quaternaire, peut-être aux temps où la Corse se sépara de sa voisine par le détroit de Bonifacio; mais l'ancien bras de mer, devenu la plaine de Campidano, s'étale encore, avec un aspect de détroit, sur une largeur moyenne d'environ 20 kilomètres. Enfin, dans la zone intermédiaire qui s'étend à l'ouest du grand noyau des montagnes se ramifie l'arête transversale de Marghine, parallèle aux monts de Limbarra. Là s'étalent aussi de larges plateaux calcaires, percés de roches volcaniques; mais les anciens cratères n'émettent plus de laves, ni même de jets de gaz; les villageois construisent tranquillement leurs cabanes dans la bouche des volcans, et les fontaines thermales semblent être le seul indice d'un reste d'activité souterraine 127. Les cônes d'éruption récents s'élèvent dans la partie nord-occidentale de l'île, entre Oristano et Sassari; il en existe aussi quelques-uns sur la rive orientale, dans la plaine basse du torrent d'Orosei. Au sud-ouest de la Sardaigne, les formations trachytiques des îles de San Pietro et de Sant' Antioco sont de date beaucoup plus ancienne; les masses d'aspect architectural y sont nombreuses, et l'on remarque surtout le promontoire méridional de l'île San Pietro, dit «cap des Colonnes». Ses piliers, composés de gros blocs angulaires superposés, se dressent, les uns isolément, les autres en longues colonnades à demi engagées dans la falaise; mais on les démolit pierre à pierre, afin d'en utiliser les blocs comme pavés, et bientôt cette partie de la côte aura complètement perdu sa rangée d'obélisques grandioses. Sant' Antioco, qu'un ancien pont d'une arche fort élevé réunit à la grande terre, a d'autres curiosités naturelles: ce sont des grottes profondes où les palombes marines vivent en multitudes. Les chasseurs tendent des filets à l'entrée, et, pénétrant soudain dans les cavernes à la clarté des torches, capturent à la fois des centaines d'oiseaux épouvantés.
En outre des mouvements brusques causés par les forces volcaniques, la Sardaigne montre sur ses rivages les traces des oscillations lentes, encore inexpliquées, dues au retrait et à l'expansion des assises de la superficie terrestre. Non loin de Cagliari, La Marmora a reconnu d'anciennes plages où des coquilles de la Méditerranée, semblables à celles qui vivent actuellement dans la mer, se mêlent à des poteries et à d'autres produits du travail humain. D'après lui, ces plages, situées respectivement à 74 et à 98 mètres de hauteur, se seraient ainsi exhaussées depuis que l'homme a commencé d'habiter le pays. Par contre, certaines localités se seraient abaissées au-dessous du niveau de la mer: telles sont les anciennes villes phéniciennes de Nora, au sud-ouest de Cagliari, et de Tharros, sur la péninsule septentrionale du golfe d'Oristano; les antiquités qu'on y a découvertes étaient partiellement immergées.
Parmi les fleuves que les Sardes énumèrent complaisamment, il en est un seul, le Tirso ou Fiume d'Oristano, qui puisse prétendre à ce titre par la masse de ses eaux et la tranquillité de son cours inférieur. D'autres rivières, dont le bassin est presque aussi étendu, mais qui n'ont pas pour les alimenter les neiges du Gennargentu et les pluies qui ruissellent sur les flancs occidentaux de la grande chaîne, ne sont guère que des torrents, qui tantôt débordent sur les campagnes, tantôt glissent en minces filets d'eau entre les touffes de lauriers-roses. La plupart des ruisseaux descendus des montagnes de l'intérieur sont absolument à sec pendant huit mois de l'année, et même durant les pluies ils n'atteignent pas la mer; leurs eaux se mêlent à celles des étangs du littoral. Il en est un cependant qui reçoit de gros bateaux à son embouchure, grâce aux travaux d'amélioration entrepris à diverses époques: c'est le Fiume ou torrent de Bosa, entre Alghero et Oristano.
Tous les étangs de la Sardaigne sont saumâtres ou salés. Les plus vastes communiquent librement avec la mer, du moins pendant la saison pluvieuse, par des passages ou «graus» qu'ouvre le trop-plein de la masse liquide. Mais il en est aussi qui reçoivent de trop faibles cours d'eau pour qu'ils puissent déblayer un chenal à travers les sables de la plage; néanmoins ces étangs n'en restent pas moins salés et la percolation souterraine des eaux marines les maintient au même niveau. Enfin, les étangs situés loin de la mer dans l'intérieur des plaines ont également leur eau saturée de substances salines, à cause de la nature des terrains, jadis immergés, qui les entourent. Ils se dessèchent d'ordinaire en été sous l'ardeur du soleil et leur lit est recouvert d'une couche de sel blanc, semblable à une neige légère. Cette poudre saline est trop fine et trop mélangée d'éléments impurs pour que le fisc puisse s'en emparer et la revendre aux habitants, mais au moins travaille-t-il à la rendre inserviable. Naguère les commis de la gabelle avaient la coutume barbare d'employer en corvées les villageois et les troupeaux des environs pour les faire passer dans tous les sens sur le lit de l'étang et mêler ainsi par leur piétinement le sel avec l'argile et la boue. Les seuls marais salants exploités en grand sont actuellement ceux de Cagliari et ceux de Carlo-Forte, dans l'île de San Pietro. La compagnie française qui en a la concession en retire chaque année près de 120,000 tonnes. Plusieurs centaines de ses travailleurs sont des forçats que lui a prêtés le bagne de Cagliari.
Les étangs et les marécages des côtes entourent l'île presque tout entière d'une zone de miasmes à laquelle s'ajoutent les exhalaisons des vallées fluviales où les eaux d'inondation serpentent au hasard. Les vents apportent ces effluves impures jusque sur les pentes élevées des monts, et l'on voit des malheureux tremblant la fièvre, même sur les hautes Alpes de l'intérieur. Les brouillards qui s'élèvent fréquemment de ces étendues d'eau et qui rampent pendant les heures du matin, contribuent par leur humidité malsaine à la propagation des maladies, d'autant plus que, dans le voisinage des étangs, les arbres et même les arbrisseaux, qui pourraient arrêter le passage des miasmes, manquent presque complètement. Dans plusieurs districts, les étrangers qui respirent en été l'atmosphère empoisonnée des marais sont à peu près certains de succomber. Par l'insalubrité de son littoral, où toutes les eaux croupissent, même celles des puits et des sources, la Sardaigne est la contrée la plus infortunée de toute l'Italie: «l'intempérie» sévit sur un quart environ de la superficie de l'île. Quoique, par une sorte de compensation, les Sardes soient relativement indemnes du rachitisme, de même que de la pellagre, cette maladie si commune au pied des Alpes, quoique le crétinisme soit à peu près inconnu dans les hautes vallées de l'île, cependant le fléau de la malaria suffit pour retarder les progrès de la Sardaigne et la maintenir dans un état de grande infériorité relativement aux autres provinces italiennes. La faible population de l'île, et probablement aussi l'inertie intellectuelle de la plupart des habitants, s'expliquent en grande partie par l'extrême insalubrité du littoral.
Il est certain que depuis l'époque romaine cette insalubrité s'est accrue par suite de l'extension que les habitants ont laissé prendre aux eaux vagues; mais à l'époque de la plus grande prospérité de l'île, alors qu'elle était un des principaux greniers de Rome et lui expédiait en abondance ses fromages, sa viande de porc, ses laines et ses étoffes, le plomb, le cuivre et le fer, ses côtes étaient aussi réputées comme des lieux mortels, et les empereurs y envoyaient en exil ceux dont ils tenaient à se débarrasser. Alors, comme de nos jours, les propriétaires terriens ne séjournaient jamais dans les campagnes vers la fin de l'été: dès la mi-juin, ils s'enfuyaient dans les villes pour se mettre à l'abri des murailles contre le mauvais air. Les employés italiens, que le gouvernement a nommés par disgrâce aux postes dangereux de l'île, se considèrent pour la plupart comme des condamnés à mort, et ceux qui n'obtiennent pas de passer des mois de congé dans les localités plus salubres succombent, en effet, presque tous. Quant aux habitants des villages, acclimatés de génération en génération, ils sont néanmoins obligés de prendre les plus grandes précautions pour éviter la fièvre. De tout temps ils ont essayé de se garantir par d'épais vêtements de cuir tanné ou non tanné qui présentent aux rayons du soleil, de même qu'à la pluie, au brouillard et à la rosée du matin, une surface impénétrable. Pour résister au mauvais climat, c'est précisément quand il fait le plus chaud que le paysan est le plus lourdement vêtu: par sa longue toison ou mastruca, qui lui donne une certaine ressemblance avec le pâtre roumain, le Sarde se fait une sorte de climat intérieur qui le rend moins sensible aux impressions du dehors.
Les géographes de l'antiquité, et comme eux les habitants de la Sardaigne, disent qu'une des grandes causes de l'insalubrité de l'île provient de la rareté des vents du nord-est. D'après la croyance populaire, les monts de Limbarra qui s'élèvent au nord agiraient comme une sorte d'écran et changeraient, au détriment de toute la basse Sardaigne, la direction du vent purificateur par excellence. Il y a probablement du vrai dans ce dire des anciens et des indigènes, car la bienfaisante «tramontane», qui pourtant est le vent normal du pôle, la nappe descendante des alizés, ne souffle que rarement dans la partie méridionale de l'île; la triple barrière des Apennins, des monts de Corse et du chaînon de Limbarra, ou, ce qui paraît plus probable, l'appel des brûlants déserts de Libye, l'infléchissent dans la direction du sud. De même, le vent équatorial ou contre-alizé, connu en Sardaigne sous le nom de libeccio, est peu fréquent, et quand il souffle, c'est avec une violence de tempête.
Par une sorte de torsion que les conditions météorologiques spéciales de la Méditerranée et du désert africain ont imprimée au régime des vents, il se trouve que les deux courants réguliers de la Sardaigne sont, non les vents du nord-est et du sud-ouest, mais précisément ceux qui soufflent à angle droit de ces directions normales. Ce sont le mistral (maestrale), qui vient du nord-ouest, c'est-à-dire des Cévennes et des Pyrénées, et le levante ou sirocco, provenant des sables de Libye. Les Sardes méridionaux, qui redoutent fort ce dernier vent, lui donnent le nom de maledetto levante. Ce vent «maudit» s'est chargé d'humidité dans son passage sur la Méditerranée, et sa température est en réalité beaucoup moins élevée que ne le ferait supposer l'état d'accablement dans lequel il fait tomber l'organisme. Quant au maestrale, il est accueilli avec joie, à cause de l'énergie qu'il donne au corps et de la santé qu'il apporte; d'ailleurs il souffle vraiment en maître, et les arbres soumis à sa violence ne peuvent s'élever qu'à une faible hauteur. En arrivant sur les côtes occidentales, il laisse fréquemment tomber une certaine quantité d'eau, que lui a fournie la Méditerranée, mais lorsqu'il atteint le golfe de Cagliari, il est déjà sec. C'est à ce vent, ainsi qu'à la brise marine, que la capitale de la Sardaigne doit une température moyenne (16°,63) inférieure à celle de Naples, située pourtant plus au nord.
Les orages sont relativement assez rares en Sardaigne, et les fortes, grêles, qui font ailleurs tant de ravages, sont presque inconnues dans l'île. Les pluies tombent surtout en automne et cessent d'ordinaire en décembre, pour faire place à une saison de sécheresse, la plus agréable' de l'année à cause de la sérénité de l'atmosphère et de l'égalité de la température: ce sont les «jours alcyoniens» pendant lesquels, suivant les anciens poëtes, la mer se calme pour permettre à l'oiseau sacré de faire son nid. Mais ces jours heureux et salubres de l'hiver sont suivis d'un triste printemps. Février, le «mois à double face» des marins sardes, apporte des froids capricieux, auxquels succèdent, en mars et en avril, les brusques alternatives du vent et de la pluie, de la chaleur et des froidures. Retardée par ce mauvais temps, la végétation de la Sardaigne est beaucoup plus lente que ne pourrait le faire croire la latitude méridionale de la contrée. Quoique à trois degrés en moyenne au sud du littoral de la Provence, les plantes n'y sont pas aussi tôt en fleurs.
La végétation de la Sardaigne ressemble à celle des autres îles de la Méditerranée. Dans les hautes vallées de l'intérieur et sur les pentes sans chemins, les forêts épargnées par les feux des pâtres consistent, comme celles de la Corse, en pins, et surtout en chênes et en chênes verts, mêlés ça et là aux charmes et aux érables; des bois de châtaigniers, des bouquets de noyers superbes entourent les villages; les croupes, dont les hautes futaies ont disparu, sont revêtues de plantes odoriférantes et de fourrés d'arbrisseaux, parmi lesquels les myrtes, les arbousiers, les bruyères arborescentes se distinguent par leurs fortes dimensions: c'est dans ces fourrés que les abeilles préparent leur miel amer, tellement dédaigné par Horace. Dans le voisinage de la mer, l'olivastro ou olivier sauvage, au tronc penché, aux branches uniformément reployées vers le sud-est par le tempétueux mistral, recouvre de vastes étendues incultes et n'attend que la greffe pour donner des fruits excellents. Tous les arbres fruitiers, toutes les plantes utiles du bassin de la Méditerranée trouvent en Sardaigne le terrain le plus propice; c'est avec une étonnante vigueur que poussent l'amandier et surtout l'oranger, introduit par les Maures à la fin du onzième ou au commencement du douzième siècle; les jardins de Millis, parfaitement abrités du mistral par l'ancien volcan de Monte Ferru, au nord d'Oristano, forment par leur ensemble une des plus belles forêts d'orangers du monde, peut-être la plus grande et la plus productive de tout le bassin de la Méditerranée: dans les années ordinaires les fruits d'or y mûrissent au nombre de soixante millions. Les vergers de Domus Novas, d'Ozieri, de Sassari sont aussi d'une étonnante richesse. Dans les campagnes méridionales de l'île, partout où les champs cultivés gagnent sur les landes couvertes de cistes, de fenouils et d'asphodèles, ils s'entourent, comme en Sicile, de figuiers de Barbarie, aux lobes épineux; près des villes, surtout aux environs de Cagliari, de nombreux dattiers déploient leurs éventails de feuilles. Par un singulier contraste, il se trouve que les palmiers nains manquent dans les plaines basses du sud de l'île, au climat presque africain, tandis qu'au nord, dans les solitudes d'Alghero, ils forment d'épais fourrés, pareils à ceux de l'Algérie. De même que les Maures, les indigènes sardes ont l'habitude d'en manger les racines.
Bien que toutes les plantes des terres voisines puissent facilement s'acclimater en Sardaigne, cette île est naturellement moins riche en espèces que les régions continentales situées sous la même latitude. Ce phénomène d'appauvrissement est général dans toutes les îles; la faible surface du champ clos dans lequel les diverses espèces luttent pour l'existence a eu pour résultat nécessaire de faire succomber celles qui étaient le moins bien armées pour le combat ou dont les représentants étaient trop peu nombreux. En revanche, la plupart des îles qui sont nées en pleine mer et qui ne se sont point rattachées aux masses continentales les plus voisines, ont une florale spéciale que l'on ne retrouve pas ailleurs. Tel n'est pas le cas pour la Sardaigne, qui probablement est le débris d'une terre de jonction entre l'Europe et l'Afrique. Quant à la fameuse plante dont parlent les anciens et qui, mangée par mégarde, causerait le rire «sardonique» et la mort, rien ne prouve que ce soit une herbe spéciale à la Sardaigne: Mimaut croit y reconnaître, d'après la description de Pline et de Pausanias, la berle à larges feuilles (Sium latifolium).
Le nombre des animaux sardes est aussi beaucoup moindre que celui de leurs congénères du continent. Parmi les mammifères qui ne se trouvent pas en Sardaigne, on cite l'ours, le loup, le blaireau, la fouine, la taupe. On n'y voit pas non plus de vipères ni de serpents venimeux d'aucune espèce; le seul animal dangereux qui se rencontre dans l'île est la tarentule (arza ou argia), dont la piqûre se guérit par la danse jusqu'à épuisement de forces ou par un séjour dans le fumier. La grenouille ordinaire, très-commune sur le continent italien et même en Corse, manque en Sardaigne tandis que des papillons y représentent la part spéciale de l'île dans la faune européenne. En revanche, un animal que les chasseurs ont exterminé dans presque toutes les îles de la Méditerranée, et qui représente peut-être la race mère de nos brebis, le mouflon, habite encore les montagnes du système corsico-sarde. Au milieu du siècle dernier, et encore au commencement de celui-ci, des chevaux redevenus sauvages parcouraient aussi librement l'île de Sant' Antioco, au sud-ouest de la Sardaigne; des myriades de lapins peuplent les petites îles qui bordent le littoral; enfin dans l'îlot de Tavolara, table calcaire du golfe de Terranova, vivent des chèvres farouches, aux longues cornes, aux dents d'un jaune doré, qui descendent d'animaux domestiques abandonnés à une époque inconnue. L'île de Caprera, illustrée par le séjour de Garibaldi, doit son nom aux troupeaux de chèvres qui la peuplaient jadis, et les animaux de même espèce qu'on y a récemment introduits, sont devenus sauvages dans l'espace de quelques années.
Les naturalistes ont constaté que les races de mammifères sauvages habitant la Sardaigne sont toutes inférieures en taille à leurs congénères d'Europe. C'est une règle générale, à laquelle la chèvre seule fait exception. Le cerf, le daim, le sanglier, le renard, le chat sauvage, le lièvre, le lapin, la martre, la belette sont tous beaucoup plus petits que les espèces du continent. Il en est de même pour les animaux domestiques, à l'exception des porcs, qui atteignent de grandes dimensions, surtout dans les forêts de chênes, où ils vaguent pendant des mois entiers: une variété de ces animaux se distingue par un sabot plein, qui devrait le classer parmi les solipèdes. Anes et chevaux de Sardaigne sont relativement des nains. Mais tout petit qu'il est, le cheval sarde est un des animaux qui rendent le plus de services à l'homme, grâce à son extrême sobriété, à l'étonnante sûreté de son pied, à sa vigueur et à son endurance: si l'art de l'éleveur réussissait à lui donner l'élégance de formes, la race chevaline de Sardaigne serait certainement l'une des plus appréciées de l'Europe. Quant aux ânes, à peine plus grands que des mâtins, ce sont de vaillants petits animaux. En beaucoup d'endroits, notamment dans les faubourgs de Cagliari, le bourriquet domestique partage avec ses maîtres la chambre unique de la masure. C'est lui qui est la véritable richesse de la famille. Attelé au manége qui occupe le milieu de la chambre, la tête revêtue d'un bonnet qui lui couvre les yeux, il tourne lentement pour moudre le grain. Rien n'est changé depuis l'époque romaine: tels étaient les moulins représentés sur les bas-reliefs du Vatican.
La Sardaigne est peut-être la contrée de l'Europe occidentale la plus riche en monuments préhistoriques. Comme en Bretagne, il s'y trouve de nombreux mégalithes dits «Pierres des Géants», «Autels», «Pierres Longues» ou «Pierres Fichées», et vierges du ciseau pour la plupart; mais les dolmens y sont rares: on n'en cite même qu'un seul à l'égard duquel il n'y ait pas de doute possible. Parmi ces monuments des âges inconnus il s'en trouve peut-être qui rappellent le culte de quelque divinité d'Orient, car les Phéniciens et les Carthaginois séjournèrent longtemps dans l'île; ils y fondèrent d'importantes cités, Caralis, Nora, Tharros, et même, à l'époque romaine, des inscriptions puniques étaient gravées sur les tombeaux; après une heureuse trouvaille faite dans les ruines de Tharros par un lord anglais, les chercheurs de trésors se précipitèrent par milliers vers cette presqu'île du littoral d'Oristano et y découvrirent, en effet, un grand nombre d'idoles en or et d'autres objets, égyptiens pour la plupart, qu'avaient apportés les commerçants de Phénicie. Mais les principaux témoignages de la civilisation des anciens Sardes sont de véritables édifices, les fameux nuraghi. Ils se montrent de loin, pyramidant au sommet des collines comme les débris de vieilles forteresses. Le plateau de la Giara, table calcaire d'une extrême régularité qui s'élève non loin du centre de l'île, au nord de la plaine du Campidano, porte une de ces masures à chaque bastion naturel de son pourtour; l'ovale déchiqueté que forme le rebord du plateau est ainsi défendu par une véritable enceinte de nuraghi. Dans toutes les parties de l'île se trouvent des monuments semblables, tantôt disposés avec ordre, tantôt bâtis comme au hasard. Le nombre des nuraghi reconnaissables s'élève à près de quatre mille, et pourtant que de vestiges de ces édifices doivent avoir été nivelés par le temps! C'est dans les régions du basalte, principalement au sud de Macomer, qu'ils sont le plus nombreux et le mieux conservés. Rarement on les trouve isolés; ils s'élèvent par groupes et pour la plupart en des pays de culture, loin des steppes arides.
On a beaucoup discuté sur l'origine des nuraghi et l'usage auquel ils servaient autrefois: pour les uns ces constructions étaient des temples, pour les autres des tombeaux, des «tours du silence», des lieux sacrés où l'on adorait le feu, des tours de refuge, des foyers de géants. Phéniciens, Troyens et Ibères, Tyrrhéniens, Thespiens et Pélasges, Cananéens, Orientaux d'origine inconnue, antédiluviens même, ont été évoqués par les divers écrivains comme les bâtisseurs probables de ces mystérieux édifices. Grâce à l'infatigable explorateur des antiquités sardes, M. Spano, la plupart des archéologues n'ont plus de doute aujourd'hui que sur le nom des architectes; l'emploi des constructions elles-mêmes serait connu: les nuraghi auraient été des demeures et leur nom phénicien signifierait tout simplement «maison ronde». Les plus grossièrement construites, qui résistent peut-être depuis quarante siècles et davantage à l'action des intempéries, ne renferment qu'une seule chambre intérieure; elles dateraient de l'âge de pierre et, comme habitations humaines, elles représenteraient l'âge de la civilisation qui suivit la période des troglodytes. Les nuraghi relativement modernes, qui furent édifiés pendant l'âge du bronze ou même à l'époque du fer, sont maçonnés avec beaucoup plus d'art, quoique sans ciment, et se composent de deux ou trois chambres superposées où l'on monte par une espèce d'escalier formé de grosses pierres. Quelques-uns des rez-de-chaussée sont assez grands pour contenir quarante ou cinquante personnes, et sont, en outre, précédés d'antichambres, de réduits et de petits bastions semi-circulaires. Celui de Su Domu de S'Orcu, près de Domus Novas, récemment démoli, se composait de dix chambres et de quatre cours: c'était une forteresse en même temps qu'un groupe de maisons; il pouvait contenir plus d'une centaine de personnes et soutenir un siége. Telles sont encore de nos jours les demeures de beaucoup d'Albanais en Turquie et celles des Souanètes dans les vallées du Caucase.
Les débris de toute espèce accumulés dans le sol des nuraghi ont fourni une multitude d'objets qui racontent la vie des anciens habitants de ces constructions et témoignent de leur civilisation relative. Tandis que les couches inférieures contiennent seulement des outils, des armes en pierre et des poteries faites à la main, les amas de débris plus élevés, et par conséquent plus modernes, renferment déjà beaucoup d'objets en bronze. Dans le voisinage de tous les nuraghi se trouvent d'autres monuments de construction cyclopéenne: ce sont les «tombes des géants». En les nommant ainsi, les indigènes ne se sont trompés qu'à demi: ces amas de pierre placés à l'extrémité d'un hémicycle de blocs massifs sont, en effet, des sépultures; tous ceux qu'a fait ouvrir M. Spano contenaient des cendres humaines.
Les Sardes n'ont point de traditions relatives aux anciennes demeures des aborigènes; quoique fort superstitieux, ils ne racontent même pas de légendes au sujet de ces ruines; tout au plus en attribuent-ils la construction au diable, et c'est là tout. Sans doute ce silence du peuple provient de ce que les conquêtes successives de l'île et les massacres en grand ont rompu toute tradition nationale. Dans leurs guerres contre les indigènes, les Carthaginois étaient impitoyables, puis, durant les premiers siècles de l'occupation romaine, les tueries et les déportations en masse firent disparaître une grande partie de la population première, que des colons volontaires et surtout de nombreux bannis vinrent remplacer. Dans ces conditions, tout souvenir de l'ancienne histoire du pays devait nécessairement se perdre.
De la multitude des suppositions qui ont été faites sur l'origine des anciens Sardes, celle qui paraît le mieux répondre à l'apparence physique des insulaires actuels les rattache au groupe des Ibères; mais, historiquement, ce sont des autochthones. Ils sont en général de petite taille, comme si l'influence du climat qui a rapetissé tous les animaux sauvages et domestiques, avait eu prise également sur eux; mais ils ont le corps svelte et de belles proportions, la taille fine, les muscles solides; leur chevelure et leur barbe, toujours noires, sont très-abondantes et persistent d'ordinaire jusque dans l'extrême vieillesse. Également gracieux et forts, les Sardes des deux provinces diffèrent un peu les uns des autres par les traits du visage: ceux du nord ont d'ordinaire la figure plus ovale et le nez plus aquilin, tandis que ceux des environs de Cagliari, plus mélangés peut-être, ont moins de régularité dans les traits et les pommettes fort saillantes. A cet égard, comme à beaucoup d'autres, il y a contraste entre les populations des deux parties ou «caps» de l'île.
Les habitants de l'intérieur de la Sardaigne sont peut-être, de tous les Européens, ceux qui ont le plus maintenu la pureté de leur race depuis le commencement du moyen âge. Sans doute ils comptent parmi leurs ancêtres bien des peuples divers, mêlés à la nation mystérieuse qui éleva les nuraghi; mais, après l'époque romaine, la plupart des invasions violentes et les immigrations d'étrangers s'arrêtèrent au littoral; elles refoulèrent les indigènes dans les hautes vallées des montagnes et ne les suivirent point dans ces retraites. A l'exception des Vandales, dont la furie s'était déjà calmée, les terribles hordes de Germanie qui ravagèrent presque toutes les autres contrées de l'Europe occidentale épargnèrent la Sardaigne, et cette île put ainsi garder sa population, ses moeurs et sa langue; les envahisseurs, maures, pisans, génois, catalans, espagnols, ne se mélangèrent qu'avec les habitants des côtes: on ne signale qu'une seule exception, celle des Barbaricini, qui habitent, précisément au centre de l'île, la contrée montueuse appelée de leur nom Barbagia. On croit voir en eux les restes d'une tribu berbère chassée de l'Afrique par les Vandales et repoussée dans l'intérieur à la suite de longues guerres avec les indigènes. Quand ils vinrent dans le pays, ils étaient encore païens, et devenus les voisins des Ilienses, qui étaient également idolâtres, ils se fondirent avec eux; leur conversion date seulement du septième siècle. Les femmes de la Barbagia portent encore un costume sombre qui rappelle celui des Berbères.
De tous les idiomes d'origine latine, le sarde est de beaucoup celui qui ressemble le plus à la langue des Romains, non par la grammaire, qui diffère beaucoup, mais par les mots eux-mêmes: plus de cinq cents termes sont absolument identiques. Des phrases nombreuses du langage usuel sont à la fois latines et sardes; même des rimailleurs ont pris à tâche d'écrire des poëmes entiers appartenant à l'une et à l'autre langue. Quelques mots grecs qui ne se trouvent pas dans les autres idiomes latins se sont aussi maintenus dans le sarde, soit depuis le temps des anciennes colonies grecques, soit depuis l'époque byzantine; enfin on cite deux ou trois mots usités en Sardaigne et qui ne peuvent se rattacher à aucun radical des langues européennes: ce sont peut-être des restes de l'ancienne langue des autochthones. Les deux dialectes principaux du langage sarde, celui de Logoduro dans le nord de l'île et celui de Cagliari, sont directement dérivés du latin, comme l'italien lui-même et l'espagnol, mais peut-être sont-ils plus rapprochés de ce dernier. En outre, la ville de Sassari et quelques districts du littoral voisin appartiennent à la zone de langue italienne; on y parle un patois qui se rapproche beaucoup du corse et du génois. Dans la ville d'Alghero, des colons catalans, introduits en masse vers le milieu du quatorzième siècle, à la place de l'ancienne population qui s'était réfugiée à Gènes, parlent encore, leur vieux provençal presque pur. Enfin, les Maurelli ou Maureddus des environs d'Iglesias, qui sont probablement des Berbères, et que l'on reconnaît à leur crâne étroit et allongé, auraient introduit, d'après La Marmora, quelques mots africains dans la langue du pays. Maltzan pense que les représentants les plus purs des immigrants d'Afrique sont les habitants de l'immense jardin de Millis; ce sont eux qui auraient apporté les orangers en Sardaigne.
Les Sardes de l'intérieur, fidèles à leur langage, le sont aussi partiellement à leurs moeurs antiques. La danse, qu'ils aiment beaucoup, est encore la même qu'aux temps de la Grèce. Dans le nord de l'île, les jeunes gens règlent leur cadence au son de la voix humaine; au milieu de la ronde se tient un groupe de chanteurs qui précipite ou ralentit les pas. Dans la partie méridionale de la Sardaigne, c'est un instrument qui rhythme la marche des danseurs; cet instrument, la launedda, n'est autre que la flûte antique à deux ou trois roseaux. Même ténacité dans tous les usages relatifs à la vie sociale et surtout dans les cérémonies et les rites de compérage, d'épousailles et de deuil. Comme chez presque toutes les anciennes populations de l'Europe, le mariage est précédé d'un simulacre d'enlèvement; en outre, la jeune femme, dès qu'elle est entrée dans la maison du mari et que sa captivité est bien constatée, doit rester toute la journée sans bouger, sans prononcer une seule parole; immobile et muette comme une statue, elle n'est plus un être vivant, mais seulement une chose, celle du mari: telle est sans doute la signification du symbole. C'est pour la même raison qu'on lui interdit de visiter ses parents pendant les trois premiers jours du mariage et que, dans les districts méridionaux de l'île, un grand nombre de femmes ont encore la figure à demi voilée.
Les montagnards sardes ont également conservé la lugubre cérémonie de la veillée des morts, connue sous le nom de titio ou attito. Les femmes, parentes, amies ou salariées, qui pénètrent dans la chambre mortuaire, s arrachent les cheveux, se précipitent sur le sol, poussent des hurlements, improvisent des hymnes de douleur. Ces vieilles cérémonies païennes prennent un caractère vraiment terrible lorsque le corps est celui d'un parent assassiné et que les assistants jurent de verser en échange le sang du meurtrier. Encore à la fin du siècle dernier et au commencement de celui-ci, les pratiques de la vendetta coûtaient à la Sardaigne une grande partie de sa population de jeunes hommes, parfois jusqu'à mille dans le cours d'une année. D'après les statistiques, du reste fort défectueuses, le nombre des habitants de l'île aurait diminué de plus de soixante mille personnes pendant les quarante années qui précédèrent 1816, et la principale cause de cette dîme prélevée par la mort aurait été la vendetta. De nos jours, la redoutable coutume n'est conservée que dans les districts reculés de l'île et notamment dans celui de Nuoro et dans la Gallura, au milieu des montagnes; là nul parent n'oublie, quand il fait baptiser un enfant, de glisser quelques balles dans ses langes, car ces plombs consacrés ne manqueront jamais leur but. Mais ailleurs les meurtres de vengeance ont presque disparu et les Sardes sont devenus oublieux des injures en comparaison de leurs voisins les Corses. Un autre usage encore plus barbare, suivant nos idées modernes, a disparu au commencement du siècle dernier. Des femmes, dites «acheveuses» (accabadure), avaient pour charge de hâter la fin des moribonds; souvent ceux-ci les imploraient eux-mêmes pour échapper à leurs souffrances; mais cette pratique de piété barbare donna souvent lieu à des actes hideux et de conséquence fort grave, car la population sarde est très-processive et les gens de loi y foisonnent. Maltzan, qui voit dans ces récits des anciens voyageurs une pure calomnie, s'imagine que les «acheveuses» étaient des femmes chargées de rendre la vie des vieillards tellement amère que leurs jours en étaient abrégés. Il ne songe pas qu'une pareille pratique aurait été beaucoup plus atroce que celle d'achever pieusement les malades.
Le paysan de la Sardaigne a sur celui de la plupart des provinces italiennes un immense avantage, celui d'être, sinon propriétaire, du moins usufruitier du sol: on le voit à l'assurance de son attitude et à la fierté de son regard; il ressemble presque à un paysan des Castilles. Le système féodal existait encore en Sardaigne avant 1840 et il en reste toujours des traces nombreuses. Les grands barons, presque tous d'origine espagnole, étaient à peu près les maîtres des communes et jusqu'en 1836 ils possédaient le droit de justice; ils avaient leurs prisons et dressaient le gibet, symbole de leur pouvoir. Néanmoins les paysans n'étaient pas asservis à la glèbe, ils pouvaient se promener de fief en fief, et presque partout la coutume leur assurait, sur le vaste domaine du seigneur une part plus que suffisante de l'usufruit des terres: en vertu de l'ademprivio, ils pouvaient couper du bois dans la forêt, faire paître leurs brebis sur la montagne, se découper des champs dans les jachères de la plaine; sans avoir la propriété, ils en avaient du moins les profits annuels. Malheureusement, avec ce régime d'aventure et de caprice, la terre ne rendait que de maigres récoltes; presque tous résidant en dehors de l'île, les titulaires des fiefs ne pouvaient s'occuper de l'amélioration des cultures et laissaient gérer leurs domaines par des intendants cupides; de leur côté, les paysans, quoique jouissant de l'ademprivio, ne pouvaient soigner des terres qui changeaient constamment de mains: l'agriculture n'était qu'une forme de pillage. Actuellement, l'État, devenu possesseur d'une grande partie des terres vagues des anciens fiefs, cherche à s'en débarrasser pour reconstituer la propriété privée; il en a cédé d'un coup 200,000 hectares à la société anglo-italienne qui s'est chargée de construire le réseau des chemins de fer de la Sardaigne.
Dans les districts où la population est relativement considérable, la division de la propriété est devenue extrême; le sol s'est émietté pour ainsi dire et les champs se sont hérissés de haies, pépinières de mauvaises herbes: chacun d'eux se divise en autant de parcelles qu'il y a d'héritiers. Parfois, de deux frères, l'un garde le terrain et l'autre prend la récolte. Par contre, le berger nomade des districts presque déserts n'a point de terre bien définie, mais il a son troupeau; les landes, les maquis lui appartiennent, et si la fantaisie lui en vient, il peut avoir son petit enclos de cultures à l'endroit le plus fertile du pâturage. Il est certain qu'avec de semblables errements l'exploitation sérieuse du sol est tout à fait impossible. Le mal est si criant, que des économistes ont même proposé le remède bien pire d'exproprier toutes les parcelles, tous les terrains vagues et de les revendre à de grands feudataires ou à des compagnies industrielles. Un pareil régime, renouvelé, sous une autre forme, de celui des fiefs catalans, ne pourrait qu'accroître la misère déjà fort grande. En certains villages du district de l'Ogliastra, sur la côte orientale, les indigènes mangent encore du pain de glands (quercus ilex) dont la pâte a été pétrie avec de l'eau provenant d'une argile onctueuse de schistes décomposés, sur laquelle on verse ensuite un peu de lard fondu. En Espagne, on mange aussi des glands, mais ce sont ceux du quercus bellotta, qui sont vraiment comestibles et qu'on se garde bien de mélanger de terre. Ainsi la Sardaigne offre un exemple, probablement unique en Europe, de populations partiellement géophages, comme plusieurs tribus indiennes de la Colombie et du Venezuela.
Quoique possesseur de pâturages ou de parcelles cultivées, le Sarde n'habite point la campagne. Dans l'île tyrrhénienne comme en Sicile, la population des laboureurs se groupe dans les bourgs et dans les villages. Il n'y a point de hameaux ni de logis solitaires, car il eût été jadis trop dangereux de vivre à l'écart exposé aux ravages des pirates mahométans ou chrétiens et à l'invasion de la fièvre. De nos jours le premier péril, celui de la guerre, n'existe plus, mais l'habitude est prise et le Sarde continue d'élever sa cabane ou sa maison dans la bourgade dont les murs offraient un refuge à ses aïeux. Même les pâtres des montagnes aiment à grouper leurs huttes en villages informes, auxquels on donne le nom de stazzi; eux-mêmes s'unissent en confédérations de défense et de protection mutuelles: ce sont les cussorgie, républiques temporaires qui offrent un modèle parfait de déférence réciproque, de justice et d'égalité. Lorsqu'un berger a eu le malheur de perdre son bétail par la peste ou par l'incendie, l'usage l'autorise à réclamer de chacun de ses camarades du district et des cantons environnants au moins un animal: il reconstitue ainsi son troupeau, sans autre obligation que d'avoir à rendre la pareille quand un autre pâtre tombera dans l'infortune. Ailleurs, notamment dans les environs d'Iglesias, les vergers sont encore en commun. Quelle que soit leur pauvreté, les Sardes des montagnes exercent les vieilles pratiques de l'hospitalité avec une véritable joie; ils habitent des maisons de pisé grossier ou de pierres brutes, dépourvues de tout confort, mais ils trouvent moyen d'en faire un séjour agréable pour l'étranger. D'ailleurs l'avantage de posséder un hôte fournit à la communauté l'occasion, toujours bienvenue, de célébrer un banquet.
Dans l'ensemble des produits de l'Italie, ceux de la Sardaigne ne comptent encore que pour une bien faible part. La plupart des paysans ne sont laborieux que par boutades, et la proportion des terres qu'ils cultivent est seulement d'un quart ou d'un tiers de la superficie totale de l'île. Il arrive aussi, en quelques années exceptionnelles, que les récoltes sont brûlées par les sécheresses ou même dévorées par les sauterelles, que le vent apporte en nuages par-dessus la mer d'Afrique. Si ce n'est dans le district de Sassari, les Sardes ont encore une culture rudimentaire et ne connaissent point l'art d'ennoblir leurs produits. L'olivier est l'arbre auquel ils donnent le plus de soin. Séduits par des privilèges politiques qui, suivant le nombre des arbres plantés, pouvaient s'élever jusqu'à la possession du titre de comte, des milliers de propriétaires ont changé leurs steppes incultes en vergers, et quelques districts, dans la vallée du torrent de Bosa, sont devenus d'immenses olivettes dont les huiles s'exportent en Italie. Quant aux millions d'oranges que fournissent les jardins de Millis et d'autres villes sardes, elles ne sont point considérées comme ayant assez de valeur pour être expédiées sur le continent, et ne sont vendues que dans l'île même, par des marchands voyageurs. Les produits exquis des orangers de la Sardaigne ont moins d'importance dans le commerce de l'île que les salicornes et autres plantes salines qui croissent dans les terrains bas du littoral et dont les cendres sont expédiées à Marseille pour la fabrication de la soude. Toute la plaine de Cagliari, trop infertile pour toute autre culture, est maintenant un vaste champ de salsolées.
L'exploitation des carrières de granit et de marbre donne quelque profit, mais tout récemment encore les mines proprement dites, qui avaient une si grande importance du temps des Romains, étaient complètement délaissés. Même de nos jours, il n'est qu'une mine de fer sérieusement exploitée, celle de San Leone, appartenant à une société française; les premiers travaux y datent de 1862. On en retire chaque année environ 50,000 tonnes de minerai contenant environ les deux tiers de leur poids en métal pur. C'est à San Leone, située à une quinzaine de kilomètres de Cagliari, dans les montagnes qui s'élèvent à l'ouest de la baie, que l'on a construit le premier chemin de fer de l'île de Sardaigne. Depuis 1867, le grand gîte de l'exploitation minière des anciens, le district d'Iglesias, où les Romains avaient fondé les villes de Plumbea et de Metalla, et où les Pisans firent aussi des excavations pour la recherche de l'argent, a commencé de reprendre son antique importance à cause de ses gisements de plomb et de zinc: on s'y occupe aussi, comme au Laurion en Attique, de l'exploitation et du traitement des amas de scories rejetés hors des trous de mine par les anciens; une grotte à stalactites fort curieuse, qui traverse la montagne près de Domus Novas, a même été transformée en tunnel pour le service de ces mines à air libre. Depuis que la fièvre du gain rapide s'est emparée des populations et que les compagnies françaises, anglaises, italiennes, se sont fait distribuer le sol en concessions minières, Iglesias se change en cité d'aspect moderne, le village de Gonessa prend un air de ville, le petit havre de Porto Scuso, jadis à peine fréquenté par de rares caboteurs, est encombré de navires d'un faible tonnage qui viennent y chercher les 800,000 tonnes de minerai de plomb et les 100,000 tonnes de minerai de zinc extraites des mines du voisinage, pour les transporter dans la rade de Carlo-Forte, protégée des vents du large par les îles de San Pietro et de Sant' Antioco. Déjà ce port vient immédiatement pour le mouvement commercial après les deux autres grands ports de l'île, Cagliari et Porto Torres, l'escale de Sassari. Par malheur, les travaux des mines de cette île de la Sardaigne ont été fréquemment compromis par l'insalubrité du climat; plusieurs fois déjà l'exploitation de mines très-productives a dû être interrompue à cause de la mort de tous les travailleurs étrangers qu'avaient amenés les concessionnaires.
La pêche n'est pas accompagnée des mêmes dangers, puisque la proie poursuivie par le pêcheur vit surtout dans les golfes ouverts au libre vent marin. Certains parages sont extrêmement poissonneux, notamment la baie de Cagliari et les bras de mer à fond de roches cristallines qui serpentent dans l'archipel de la Maddalena et où les anciens venaient chercher les coquillages pourprés. En outre, la Sardaigne a les bancs d'anchois et de sardines ou «poissons sardes» qui visitent périodiquement ses rivages, et les convois de thons qui viennent s'emprisonner dans la «chambre de mort» des immenses madragues tendues à l'entrée des baies occidentales: on pêche jusqu'à 50,000 de ces animaux dans une seule saison; malheureusement les thons ne sont pas toujours réguliers dans leurs migrations: c'est même après qu'ils eurent disparu des côtes de l'Andalousie, vers le milieu du dix-huitième siècle, que les pêcheurs espagnols vinrent poursuivre les poissons sur les rivages de la Sardaigne. Outre la pêche de mer, les habitants du littoral ont celle des étangs; les filets tendus en travers des graus d'entrée fournissent en abondance des poissons de diverses espèces, surtout l'alose dans l'étang de Cagliari, le muge et l'anguille dans l'étang d'Oristano, la dorade et le brochet dans celui d'Alghero. L'industrie de la pêche a donc une grande importance dans l'île de Sardaigne, mais une très-forte part de ce travail est accaparée par des matelots venus du continent. Même les pêcheurs de la Maddalena sont d'origine corse; ceux de Carlo-Forte, dans l'île de San Pietro, sont des Génois immigrés, au commencement du dix-huitième siècle, de l'île africaine de Tabarca, occupée par leurs ancêtres quatre cents années auparavant: ces deux colonies parlent encore purement la langue de leurs aïeux. La pêche du corail, qui rassemble parfois jusqu'à deux cents embarcations dans le port d'Alghero, est un monopole exclusif des Italiens. Ce sont eux aussi qui viennent recueillir la pinna nobilis, coquillage dont le byssus soyeux sert à tisser des articles de vêtement. Il en est de même pour la navigation proprement dite. Quoique les eaux de la mer les environnent de toutes parts, les Sardes ne sont point un peuple de marins; ils redoutent les vagues et laissent volontiers le commerce maritime de leurs ports entre les mains des Génois et autres Italiens. C'est un fait remarquable que, sur près de 2,400 proverbes sardes recueillis par Spano, trois seulement se rapportent à la mer. Cette espèce d'aversion des insulaires sardes pour les flots qui baignent leurs rivages provient peut-être de ce que jadis ces flots étaient sillonnés surtout par les navires des conquérants et des pirates. Quant au commerce, il ne pouvait avoir grande importance, à cause de la faible population de l'île et de la ceinture de marais qui borde le littoral; de nos jours encore, quoique les échanges s'accroissent assez rapidement, ils sont, pour l'île entière, inférieurs à ceux d'un port méditerranéen de second ordre 128.
Les habitants du «cap» septentrional passent pour être plus intelligents, plus actifs, plus civilisés que ceux du «cap» méridional, et ne manquent pas de s'en vanter. Les gens de Sassari ne se disent point Sardes; ils laissent ce nom, pour eux un peu synonyme de barbare, aux habitants de l'intérieur et des côtes méridionales. Autrefois il y avait grande rivalité, et même de la haine, entre les Sardes du Nord et ceux du Midi, et les uns et les autres ne parlaient de leurs voisins qu'en termes de mépris: l'instinct de vendetta, qui divisait tant de familles et de villages, partageait aussi l'île entière en deux moitiés ennemies. Les traces de cette ancienne animosité persistent, mais aucune partie ne peut trop accabler l'autre du poids de sa supériorité, car si le cap de Sassari ou d'En-Haut (di Sopra) a certainement l'avantage par son agriculture, son industrie, ses traditions de liberté, en revanche le cap de Cagliari ou d'En-Bas (di Sotto) possède les mines les plus riches, les productions les plus diverses et la capitale de l'île tout entière.
De nos jours, comme au temps des Carthaginois, la cité de Caralis, dont le nom s'est à peine modifié pendant plus de vingt siècles, est le grand marché d'échanges entre les denrées de la Sardaigne et les articles manufacturés de l'étranger. Des temps puniques il ne lui reste rien que des idoles informes, et de l'époque romaine que de nombreuses grottes sépulcrales et les ruines d'un aqueduc, son amphithéâtre creusé dans le roc et déblayé par Spano; mais elle a toujours son excellent port, presque complètement entouré de maisons, et sa magnifique rade où les naufrages sont inconnus. Bien que Cagliari n'ait pas été longtemps sous la domination musulmane, elle est cependant l'une des villes d'Europe qui ont la physionomie la plus orientale à cause du grand nombre de ses maisons à coupoles et des moucharabys de forme inégale suspendus au-dessus des rues. Cagliari occupe une position commerciale excellente. Poste le plus avancé de l'Europe centrale du côté de l'Afrique, elle est à 200 kilomètres à peine des rives de Carthage, et les bateaux à vapeur peuvent en moins d'un jour accomplir la traversée; en outre, Cagliari est située sur le détroit qui réunit la mer de Sicile à celle des Baléares. La capitale de la Sardaigne ne peut donc manquer de grandir et d'accroître son importance commerciale, surtout quand elle aura drainé les marécages insalubres de ses environs et transformé en un immense jardin l'ancien bras de mer du Campidano qui s'étend au nord-ouest vers Oristano, la cité des potiers. Cette ville elle-même a été fort importante dans l'histoire des Sardes, puisqu'elle était au moyen âge la résidence des seigneurs les plus puissants de l'île, et qu'Éléonore, «juge» d'Arborée, y promulgua la célèbre charte du pays (carta de logu), qui devint le droit public de toute la Sardaigne; la fertilité de ses campagnes, son beau golfe profond, protégé à l'ouest par la péninsule de Tharros, où les Phéniciens avaient fondé leur emporium de commerce, ne manqueraient pas de rendre à Oristano toute sa prospérité d'autrefois si les marais n'assiégeaient la ville. Jadis on avait l'habitude d'allumer de grands feux autour des murs pendant la saison de «l'intempérie», afin de purifier ainsi l'atmosphère; mais ce moyen, qui pouvait avoir quelque utilité, ne remplaçait pas, pour l'assainissement de la contrée, les vastes forêts qui avaient valu à cette région de la Sardaigne son nom d'Arborea. On raconte que les marais de Nurachi, situés dans le Campidano Maggiore, au nord-est d'Orislano, font entendre parfois un bruit pareil au beuglement d'un taureau. Ce phénomène, produit sans doute par le passage de l'air dans l'issue d'une caverne souterraine, n'est point spécial à la Sardaigne: on en cite plusieurs exemples dans les marais de la côte dalmate.