Nouvelle géographie universelle (1/19): I L'Europe meridionale (Grèce, Turquie, Roumanie, Serbie, Italie, Espagne et Portugal)
GÊNES
Dessin de J. Sorrieu, d'après une photographie de J. Lévy et Cie.
En attendant que ces destinées s'accomplissent, Gênes, qui est aussi fort active comme ville industrielle, étend des deux côtés sur le littoral ses faubourgs d'usines et de chantiers. Il lui faut un espace de plus en plus grand pour ses fabriques de pâtes alimentaires, de papiers, de soieries et de velours, de savons, d'huiles, de métaux, de poteries, de fleurs artificielles et autres objets d'ornement: l'ovrar del Genoës (l'industrie du Génois) est toujours, comme au moyen âge, une des merveilles de l'Italie. A l'ouest, San Pier d'Arena (Sampierdarena) est devenue une véritable cité industrielle. Cornigliano, Rivarolo, Sestri di Ponente, qui possède les plus grands chantiers de construction de l'Italie et même de toute la Méditerranée 75, Pegli, Voltri sont aussi des villes populeuses, ayant des filatures et des fonderies, et se reliant les unes aux autres de manière à ne former qu'une interminable fourmilière humaine. De même Savone, dont le port fut jadis comblé par les Génois, qui ne voulaient tolérer aucune concurrence à leur commerce, se continue sur tout le pourtour d'une baie par un long faubourg industriel de briqueteries et de fabriques de terre cuite; par le chemin de fer qui l'unit directement à Turin, elle est redevenue indépendante de Gênes et peut expédier directement à l'étranger les denrées des plaines de l'intérieur. D'autres villes de la rivière du Ponent, quoique bien distinctes, sont à peine séparées par l'issue d'un ravin ou par les rochers des promontoires. Telles sont, par exemple, les villes jumelles d'Oneglia et de Porto-Maurizio, que ses vastes jardins d'oliviers ont fait surnommer la «Fontaine d'Huile», quoique les olivettes de San Remo soient encore plus abondantes 76. Les deux villes, l'une assise au bord de la plage, l'autre bâtie sur une colline escarpée, se complètent comme les moitiés d'une même cité; elles projettent dans la même baie leurs deux ports quadrangulaires de même forme, et le navire qui cingle vers la côte semble longtemps hésiter entre les deux bassins qui s'ouvrent pour le recevoir.
Sur la rivière du Levant les villes du littoral se relient aussi les unes aux autres comme les perles d'un collier. Albaro et ses charmants palais, Quarto, d'où partit l'expédition qui enleva la Sicile aux Bourbons, Nervi, lieu d'asile pour les phthisiques, s'avancent en un long faubourg, continuation de Gênes, vers les villes de Recco et de Camogli, habitées par de nombreux armateurs et les capitaines de plus de trois cents navires. Le promontoire caillouteux de Porto-Fino, ou port des Dauphins, ainsi nommé des cétacés qui se jouaient autrefois dans les eaux du golfe, limite de sa borne puissante la rangée presque continue des maisons de la Gênes extérieure; mais à l'est du cap, traversé par une galerie, dont les portails d'entrée servent de cadres aux plus admirables tableaux, Rapallo l'industrieuse, Chiavari la commerçante, Lavagna aux célèbres carrières d'ardoises grises, Sestri di Levante, la ville des pêcheurs, forment sur les bords de leur baie magnifique une nouvelle rue d'édifices, à peine interrompue par les escarpements rocheux des montagnes côtières.
Au delà de Sestri le littoral est moins peuplé, à cause des falaises qui en occupent la plus grande partie; mais au détour du superbe cap de Porto-Venere et de l'île gracieuse de Palmaria on voit s'ouvrir le beau golfe de la Spezia, tout bordé de forts, de chantiers, d'arsenaux et de constructions diverses 77. Le gouvernement italien veut en faire la grande station de sa flotte militaire. D'immenses travaux d'aménagement ont été commencés en 1861 pour faire de la Spezia une place navale de premier ordre, mais c'est l'oeuvre de plusieurs générations, et tandis qu'une partie des constructions s'achève, les progrès accomplis dans l'art de la destruction obligent les ingénieurs à recommencer leur interminable et coûteuse besogne. L'avenir militaire de la Spezia est donc encore incertain, et, comme débouché commercial, le port n'a qu'un rôle tout à fait secondaire parmi ceux de l'Italie, car s'il offre aux navires l'abri le plus sûr, il n'est pas encore rattaché aux pays d'Outre-Apennin par des voies ferrées; il n'a d'autres produits à expédier que ceux des riches vallées des environs. Sans chemin de fer qui traverse l'Apennin vers Parme et Modène, il ne peut être d'aucune utilité pour la Lombardie, le grand jardin de l'Europe. Ce qui donne à la Spezia et aux villes voisines un des premiers rangs en Italie, c'est la beauté de leur golfe, rival de la baie de Naples et de la rade de Palerme. Du haut de la colline de marbre qui domine la ville déchue de Porto Venere et qui portait jadis un beau temple de Vénus, salué de loin par tous les matelots, on contemple un merveilleux horizon, les promontoires et les baies qui se succèdent dans la direction de Gênes, les montagnes de la Corse, semblables à des vapeurs arrêtées au bord de la mer bleue, les côtes fuyantes de la Toscane, et, sur l'admirable fond des Apennins et des Alpes Apuanes, les forêts d'oliviers, les bosquets de cyprès et d'autres arbres qui entourent les villes pittoresques de la rive opposée. Directement en face est la charmante Lerici; plus loin, vers le sud, se profile la côte où Byron réduisit en cendres le corps de son ami Shelley: nul site n'était plus beau pour le triste holocauste.
IV
LA VALLÉE DE L'ARNO, TOSCANE.
Comme la Ligurie, la Toscane s'étend à la base méridionale des Apennins, mais la zone qu'elle occupe est de largeur beaucoup plus considérable. Dans cette région de l'Italie, l'épine dorsale de la Péninsule se dirige obliquement du golfe de Gênes à la mer Adriatique et se ramifie du côté du sud par des chaînons qui doublent l'épaisseur normale du système de montagnes. En outre, des plateaux et des massifs distincts, qui s'élèvent au sud de la vallée de l'Arno, étendent vers l'ouest la zone des terres: c'est là que la presqu'île italienne atteint sa plus grande largeur 78.
Le rempart des Apennins toscans est continu de l'une à l'autre mer, mais il est sinueux, de hauteur fort inégale et coupé de brèches où passent les routes carrossables construites entre les deux versants. Dans leur ensemble, les monts de l'Étrurie sont disposés en massifs allongés et parallèles, séparés les uns des autres par des sillons où coulent les divers cours d'eau qui forment le Serchio et l'Arno. Sur les confins de la Ligurie, le premier massif de la chaîne principale, que dominent les cimes d'Orsajo et de Succiso, est accompagné par les montagnes de la Lunigiana, qui se dressent à l'ouest, de l'autre côté de la vallée de la Magra. La chaîne de la Garfagnana, qui constitue le deuxième massif, au nord des campagnes de Lucques, a pour pendant occidental les Alpes Apuanes ou de Massa Carrara. Plus à l'orient, le Monte Cimone et les autres sommets des Alpe Appennina qui se succèdent au nord de Pistoja et de Prato, ont pour chaînons parallèles les Monti Catini et le Monte Albano, dont les flancs, percés de grottes, renferment le célèbre lac thermal de Monsummano. Enfin un quatrième massif, que traverse, au col de la Futa, la route directe de Florence à Bologne, possède également ses chaînes latérales, le Monte Mugello, au sud de la Sieve, et le Prato Magno, entre le cours supérieur et le cours moyen de l'Arno. Le chaînon des Alpes de Catenaja, qui court du nord au sud, entre les hautes vallées de l'Arno et du Tibre, termine à la fois, du côté de l'est, la rangée principale des Apennins qui forme la ligne de partage des eaux, et la série beaucoup moins régulière des massifs méridionaux auxquels conviendrait le nom d'Anti-Apennins, réservé spécialement aux monts du littoral par le géographe Marmocchi. Les torrents qui descendent de la grande crête se sont tous frayé un chemin à travers les roches de ces montagnes du sud et les ont découpées en masses distinctes n'ayant aucune apparence de régularité.
En mainte partie de leur développement, les Apennins toscans doivent à la hauteur de leurs sommets, qui dépassent 2,000 mètres, un aspect tout à fait alpin et sont connus, en effet, sous la désignation d'Alpes 79. Pendant plus de la moitié de l'année, ils sont revêtus de neiges sur leurs pentes supérieures; souvent, quand on passe dans le charmant défilé de Massa Carrara, entre les eaux bleues de la Méditerranée et les coteaux verdoyants qui s'élèvent de degré en degré vers les escarpements des Alpes Apuanes, on cherche vainement à distinguer dans la blancheur des cimes la part de la neige et celle des éboulis de marbre. La forme abrupte, les fantaisies de profil qu'affectent les roches calcaires de la crète des Apennins, contribuent à l'apparence grandiose des monts toscans; en plusieurs districts, ils ont aussi gardé la grâce que donnaient à la chaîne entière les forêts de châtaigniers sur les pentes inférieures, de sapins et de hêtres sur les versants plus élevés. Que de poëtes ont chanté les bois admirables qui recouvrent le versant du Prato Magno, au-dessus du bassin où s'unissent les vallées de la Sieve et de l'Arno! Le nom charmant de Vallombrosa, dont Milton célébrait les hautes arcades de branchages et les feuilles de l'automne éparses sur les ruisseaux, est devenu comme une expression proverbiale, désignant tout ce que la poésie de la nature a de plus suave et de plus pénétrant. De même, entre le haut Arno et le versant de la Romagne, les pâturages, les bosquets et les forêts du «Champ Maldule», ou Camaldule, d'après lequel ont été nommés tant de couvents dans le reste de l'Europe, sont vantés comme étant parmi les plus beaux sites de la belle Italie. Arioste a chanté les paysages de cette route des Apennins, «d'où l'on peut voir à la fois la mer Sclavonne et la mer de Toscane.» Il est vrai que les simples voyageurs n'ont plus la vue aussi perçante que celle du poëte.
Note 79: (retour) Altitudes des principaux sommets des Apennins toscans et des cols les plus fréquentés:APENNINS Alpes de Succiso............................... 2,019 mèt. Alpes de Camporaghena (Garfagnana)............. 2,000 » Monte Cimone................................... 2,621 » Monte Falterone ou Falterona................... 1,648 » Col de Pontremoli (route de Sarzane à Parme)... 1,039 » » de Fiumalbo (route de Lucques a Modène).... 1,200 » » de Futa (route de Florence à Bologne)...... 1,004 » » des Camaldules............................. 1,004 » ANTI-APENNINS Pisanino (Alpes Apuanes)....................... 2,014 » Pietra Marina (Monte Albano)................... 575 » Prato Magno.................................... 1,580 » Alpes de Catenaja.............................. l,401 »
Les âpres escarpements des grands Apennins et les forêts qui en parent encore les versants forment le plus heureux contraste avec les vallées et les collines doucement arrondies de la basse Toscane: presque chaque hauteur porte quelque vieille tour, débris d'un château fort du moyen âge; des villas gracieuses sont éparses sur les pentes au milieu de la verdure; des maisons de métayers, décorées de fresques naïves, se montrent parmi les vignes, entre les groupes de cyprès taillés en fer de lance; les plus riches cultures occupent tout l'espace labourable; des trembles agitent leur feuillage au-dessus des eaux courantes. Les souvenirs de l'histoire, le goût naturel des habitants, la fertilité du sol, l'abondance des eaux, la douceur du climat, tout contribue à faire de la Toscane centrale la région privilégiée de l'Italie et l'un des pays les plus agréables de la Terre. Bien abritée des vents froids du nord-est par la muraille des Apennins, elle est tournée vers la mer Tyrrhénienne, d'où lui viennent les vents tièdes et humides d'origine tropicale; mais la part de pluies qu'elle reçoit n'a rien d'excessif, grâce à l'écran que lui forment les montagnes de la Corse et de la Sardaigne et à l'heureuse répartition des petits massifs de collines en avant de la chaîne des Apennins. Le climat de la Toscane est un climat essentiellement tempéré, doux, sans extrêmes aussi violents que ceux de la plaine padane: c'est à son influence modératrice, ainsi qu'à la grâce naturelle de leur pays, que les Toscans doivent sans doute pour une forte part leur gaieté simple, leur égalité d'humeur, leur goût si fin, leur vif sentiment de la poésie, leur imagination facile et toujours contenue.
Au midi de la Toscane, divers massifs de montagnes et de collines, désignés en général sous le nom de «Subapennins», sont complétement séparés du système principal par la vallée actuelle de l'Arno. Ce fleuve constitue, avec les défilés qu'il s'est ouverts et ses anciens lacs, un véritable fossé à la base du mur des Apennins. Le val de Chiana, qui fut un golfe de la Méditerranée, puis une mer intérieure, est une première et large zone de séparation entre l'Apennin et les monts toscans du midi. Puis vient la campagne florentine, jadis lacustre, qu'il serait facile d'inonder de nouveau si l'on obstruait le défilé de la Golfolina, ou Gonfolina, par lequel s'échappe l'Arno à 15 kilomètres en aval de Florence et qu'avait ouvert le bras de «l'Hercule égyptien». Au commencement du quatorzième siècle, le fameux général lucquois Castruccio eut l'intention de submerger ainsi la fière cité républicaine, mais heureusement les ingénieurs qui l'accompagnaient ne surent pas faire leur opération de nivellement; ils jugèrent que le barrage ne porterait aucun tort à Florence, la différence de niveau étant, d'après eux, de 88 mètres, tandis qu'en réalité elle est de 15 mètres seulement. En aval de ce dernier défilé commencent la grande plaine et les anciens golfes marins.
Les massifs de la Toscane subapennine, ainsi limités au nord par la vallée de l'Arno, se composent de collines uniformément arrondies, d'un gris terne, presque sans verdure; tandis que l'Apennin lui-même appartient surtout au jura et à la formation crétacée, les assises du Subapennin consistent en terrains tertiaires, grès, argiles, marnes et poudingues, d'une grande richesse en fossiles, percés çà et là de serpentines. Il serait difficile d'ailleurs de reconnaître une disposition régulière dans les hauteurs de la Toscane méridionale. On doit y voir surtout un plateau fort inégal, que les cours des rivières, les unes parallèles, les autres transversales au cours des Apennins, ont découpé en un dédale de collines enchevêtrées et percées d'entonnoirs où se perdent les eaux: telles sont les cavités de «l'Ingolla», qui engloutissent, en effet, les ruisselets et les pluies du plateau pour en former les sources abondantes de l'Elsa Viva, l'un des grands affluents de l'Arno. Le massif principal de la région subapennine est celui qui sépare les trois bassins de l'Arno, de la Cecina et de l'Ombrone, et dont une cime, le Poggio di Montieri, aux riches mines de cuivre, s'élève à plus de 1,000 mètres. Au sud de la vallée de l'Ombrone, diverses montagnes, le Labbro, le Cetona, le Monte Amiata, se dressent à une hauteur plus considérable, mais on doit y voir déjà des monts appartenant à la région géologique de l'Italie centrale. Le Cetona est une île jurassique entourée de terrains modernes; le Monte Amiata est un cône de trachyte et le plus haut volcan de l'Italie continentale: il ne vomit plus de laves depuis l'époque historique, mais il n'est point inactif, ainsi que le témoignent ses nombreuses sources thermales et les solfatares qui lui restent encore. Le Radicofani est un autre volcan, dont maintes laves, semblables à de l'écume pétrifiée, se laissent facilement tailler à coups de hache.
Le travail du grand laboratoire souterrain doit être fort important sous toutes les formations rocheuses de la Toscane; les veines métallifères s'y ramifient en un immense réseau, et les sources minérales de toute espèce, salines, sulfureuses, ferrugineuses, acidules, y sont proportionnellement beaucoup plus abondantes et plus rapprochées que dans toutes les autres parties de l'Italie: sur une superficie treize fois moins étendue, on y trouve près du quart des fontaines thermales et médicinales de la Péninsule et des îles adjacentes, et parmi ces fontaines, il en est de célèbres dans le monde entier, par exemple celles de Monte Catini, de San Giuliano, et les fameux Bagni di Lucca, autour desquels s'est bâtie une ville populeuse, principale étape entre Lucques et Pise. Les salines naturelles de la Toscane sont aussi très-productives, mais les jets d'eau les plus curieux et les plus utiles à la fois au point de vue industriel sont ceux qui forment les fameux lagoni, dans le bassin d'un affluent de la Cecina, à la base septentrionale du groupe des hauteurs de Moutieri. De loin, on voit d'épais nuages de vapeur blanche qui tourbillonnent sur la plaine; on entend le bruit strident des gaz qui s'échappent en soufflant de l'intérieur de la terre et font bouillonner les eaux des mares. Celles-ci contiennent différents sels, de la silice et de l'acide borique, cette substance de si grande valeur commerciale, que l'on recueille avec tant de soin pour les fabriques de faïence et les verreries de l'Angleterre et qui est devenue pour la Toscane une des principales sources de revenu. Aucun autre pays d'Europe, si ce n'est le cratère de Vulcano dans les îles Eoliennes, ne produit assez d'acide borique pour qu'il vaille la peine de l'extraire; mais dans les montagnes mêmes du Subapennin il serait peut-être possible de recueillir ce trésor en plus grande abondance, car en diverses régions de l'Étrurie, notamment dans le voisinage de Massa Maritima, au sud du Montieri, jaillissent d'autres soffioni, contenant une certaine quantité de la précieuse substance chimique.
La fermentation souterraine dont la Toscane est le théâtre est probablement due en grande partie aux changements considérables qui se sont opérés par le travail des alluvions dans les proportions relatives de la terre et des eaux. Dans le voisinage du littoral actuel, plusieurs massifs de collines se dressent comme des îles au milieu de la mer, et ce sont, en effet, d'anciennes terres maritimes, que les apports des fleuves ont graduellement rattachées au continent. Ainsi les monts Pisans, entre le bas Arno et le Serchio, sont bien un groupe de cimes encore à demi insulaires, car ils sont entourés de tous les côtés par des marécages et des campagnes asséchées à grand'peine; l'ancien lac Bientina, dont la surface était la partie la plus élevée du cercle d'eaux douces qui environnait le massif, ne se trouvait pas même à 9 mètres au-dessus du niveau marin. Les hauteurs qui se prolongent parallèlement à la côte, au sud de Livourne, ne sont pas aussi complètement isolées, mais elles ne se rattachent aux plateaux de l'intérieur que par un seuil peu élevé. Quant au promontoire qui porte sur l'un de ses versants ce qui fut l'antique cité de Populonia, et sur l'autre la ville moderne de Piombino, en face de l'île d'Elbe, c'est une cime tout à fait insulaire, séparée du tronc continental par une plaine basse, où les eaux descendues des montagnes de l'intérieur s'égarent dans les sables. Mais le superbe Monte Argentaro ou Argentario, à l'extrémité méridionale du littoral toscan, est l'un des types les plus parfaits de ces terres qui peuvent être considérées comme appartenant à la fois à l'Italie péninsulaire et à la mer Tyrrhénienne; dans le monde entier, il est peu de formations de ce genre qui présentent autant de régularité dans leur disposition générale. La montagne, escarpée et rocheuse, hérissée sur tout son pourtour de falaises dont chacune a son château fort ou sa tour en sentinelle, s'avance au loin dans la mer comme pour barrer le passage aux navires; deux cordons littoraux, tournant vers la mer leur concavité gracieusement infléchie et contrastant par la sombre verdure de leurs pins avec le bleu des eaux et les tons fauves des rochers, rattachent la montagne aux saillies du rivage continental et séparent ainsi de la mer un lac de forme régulière, au centre duquel la petite ville d'Orbetello occupe l'extrémité d'une ancienne plage en partie démolie par les flots: on croirait voir dans ce grand bassin rectangulaire et dans les digues de sable qui l'entourent l'oeuvre réfléchie d'une population de géants. L'étang d'Orbetello est utilisé comme la lagune de Comacchio: c'est un grand réservoir de pêche, où les anguilles se prennent par centaines de milliers. À l'ouest, la chaîne d'îles se continue vers la Corse par les cimes de Giglio, par l'âpre Monte Cristo et par l'écueil de la Fourmi 80. L'île d'Elbe, située plus au nord, forme un petit monde à part.
Déjà dans le court espace de temps qui s'est écoulé depuis le commencement de la période historique les divers fleuves de la Toscane, le Serchio, qu'alimentent les neiges de la Garfagnana et des Alpes Apuanes, le puissant Arno, la Cecina, l'Ombrone, l'Albegna, ont opéré des changements considérables dans l'aspect des campagnes riveraines et dans la configuration du littoral marin. Les terrains mal consolidés qu'ils traversent dans la plus grande partie de leur cours leur fournissent en abondance les matériaux d'érosion nécessaires à l'immense travail géologique dont ils sont les artisans. En maints endroits, les versants de montagnes que ne retiennent plus ni forêts ni broussailles, se changent à la moindre pluie en une véritable pâte semi-fluide qui s'écoule lentement, puis que les rivières emportent rapidement dans leur cours. Depuis les beaux temps de la république pisane, dans l'espace de quelques siècles, la bouche de l'Arno s'est prolongée de 5 kilomètres en mer. D'ailleurs elle a fréquemment changé de place; jadis le Serchio et l'Arno avaient un lit inférieur commun, mais on dit que les Pisans rejetèrent le premier fleuve vers le nord pour se débarrasser du danger causé par ses alluvions. L'examen des lieux prouve aussi qu'en aval de Pise l'Arno s'est longtemps écoulé vers la mer par les terrains bas de San Pietro del Grado (Saint Pierre du Grau), où s'épanche aujourd'hui le Colombrone; mais depuis que, soit la nature, soit l'homme ou leurs deux forces réunies ont donné au fleuve son issue actuelle, il n'a cessé de se promener dans les plaines en remaniant les terres alluviales de ses bords et en agrandissant les campagnes aux dépens de la mer Tyrrhénienne. D'après Strabon, Pise se trouvait de son temps à vingt stades olympiques du littoral, c'est-à-dire à 3,700 mètres, tandis qu'elle en est actuellement trois fois plus distante: lorsque le couvent, devenu la cascina de San Rossore, fut construit, vers la fin du onzième siècle, ses murs dominaient la plage, et de nos jours l'emplacement de cet ancien édifice est à 5 kilomètres environ de la mer. De vastes plaines coupées de dunes ou tomboli et revêtues en partie de forêts de pins, se sont ajoutées au continent; de grands troupeaux de chevaux et de boeufs demi-sauvages parcourent ces vastes terrains sableux, où les éleveurs ont en outre, depuis les croisades, dit-on, acclimaté le chameau avec succès. D'ailleurs l'empiétement des terres n'est peut-être pas dû en entier au travail des alluvions; il est possible que le littoral de la Toscane ail été soulevé par les forces intérieures. La pierre dite panchina, dont on se sert à Livourne pour la construction des édifices, est une roche marine formée en partie de coquillages semblables à ceux que l'on trouve encore dans la mer voisine.
DÉFILÉS DE L'ARNO A LA GONFOLINA A SIGNA
Vue prise à la Tenuta, dessin de Taylor, d'après une photographie de M. G. Matucci.
Un des changements les plus importants qui se sont accomplis dans le régime des eaux du bassin de l'Arno est celui que l'art de l'homme, dirigeant les forces brutales de la nature, a su opérer dans le val de Chiana. Cette dépression, qui servit probablement de lieu de passage à l'Arno, lorsque ce fleuve n'avait pas encore creusé en amont de Florence le défilé par lequel il s'échappe aujourd'hui, est une allée naturelle ouverte par les eaux entre le bassin de l'Arno et celui du Tibre: là, comme entre l'Orénoque et le fleuve des Amazones, quoique dans des proportions bien moindres, se trouvait un seuil bas, d'où les eaux s'épanchaient dans l'un et l'autre bassin. Jadis le point de partage était dans le voisinage immédiat de l'Arno. Une partie des eaux du val de Chiana tombait dans le fleuve toscan, qui coule à une cinquantaine de mètres plus bas, tandis que la plus grande partie de la masse liquide, sans écoulement régulier, s'étalait en longs palus vers le sud jusqu'aux lacs que domine à l'ouest, du haut de ses coteaux, la petite ville de Montepulciano; c'est là que commence à s'accuser nettement la pente qui entraîne l'eau vers le Tibre romain. Entre les deux versants, la partie neutre du val était tellement indécise, qu'on a déplacé d'au moins 50 kilomètres le seuil de séparation, au moyen des barrières transversales qui retenaient les débordements des étangs temporaires causés par les grandes pluies. Toute la zone intermédiaire où séjournaient, à demi putréfiées, les masses liquides apportées par les torrents latéraux, était un foyer de pestilence. Dante et d'autres écrivains de l'Italie en parlent comme d'un lieu maudit; l'hirondelle même n'osait s'aventurer dans sa fatale atmosphère. Les habitants du val avaient en vain tenté d'assécher le sol en creusant des canaux de décharge: l'horizontalité de la longue plaine rendait illusoires tous les travaux d'assainissement. L'illustre Galilée, consulté sur les mesures qu'il y aurait à prendre, déclara que le mal était irréparable: d'après lui il n'y avait rien à faire. Torricelli reconnut qu'il serait possible d'utiliser la force des torrents pour donner à la vallée la pente qui lui manquait et faciliter ainsi l'écoulement des eaux; mais il ne mit point la main à l'oeuvre. Les discussions entre les deux états limitrophes, Rome et Florence, ne permettaient point d'ailleurs que le cours des eaux de la Chiana fût rectifié. Chacun des deux gouvernements voulait que les eaux torrentielles fussent rejetées sur le territoire du voisin.
Enfin les travaux commencèrent au milieu du dix-huitième siècle sous la direction du célèbre Fossombroni. A l'issue de chaque ravin latéral furent ménagés des bassins de colmatage, où les débris arrachés aux flancs des montagnes se déposèrent en strates annuelles. Les marécages se comblèrent ainsi peu à peu et le sol s'affermit; le niveau de la vallée, graduellement exhaussé sur la ligne de partage choisie par l'ingénieur, donna aux eaux le mouvement qui leur manquait et changea en un ruisseau pur le bourbier croupissant. La pente générale de la plaine supérieure fut renversée et l'Arno s'enrichit d'un affluent de 74 kilomètres de longueur qui, sur plus des deux tiers de son cours, appartenait précédemment au Tibre. L'air de la vallée, autrefois mortel, devint l'un des plus salubres de l'Italie. L'agriculture s'empara des terres reconquises; un espace de treize cents kilomètres carrés, jadis évité avec soin, s'ajouta au territoire toscan; les villages, habités naguère par une population de fiévreux, se transformèrent en de riches bourgades aux robustes habitants. La réussite de l'œuvre si bien nommée de «bonification» a été complète. Les eaux sauvages ont dû se discipliner pour distribuer régulièrement leurs alluvions sur un espace de 20,000 hectares et sur une profondeur moyenne de 2 à 3 mètres; c'est un remblai de 500 millions de mètres cubes qu'on leur a fait déposer comme à des ouvriers intelligents. Cette grande opération de colmatage, dans laquelle l'homme a si admirablement dirigé la nature, est devenue le modèle de toutes les entreprises du même genre, et dans la Toscane même on l'a imitée avec le plus grand succès. C'est aussi par le procédé des colmatages que le vaste marais de Castiglione, le lac Prilius des Romains, situé entre Grosseto et la mer, près de la rive droite de l'Ombrone, a été peu à peu transformé en terre ferme; en 1828, il occupait un espace de 95 kilomètres carrés, dont les alluvions apportées par le fleuve ont fait depuis une immense prairie relativement salubre; en 1872, plus de 62 hectares, jadis inondés, étaient changés en terrains solides. La comparaison des cartes tracées à diverses époques témoigne des changements considérables que l'Ombrone opéra jadis comme au hasard dans son delta; mais aujourd'hui c'est l'homme qui dirige sa force. Le fleuve est un autre taureau Acheloüs dompté par un autre Hercule.
Parmi les grands travaux d'asséchement qui font aussi la gloire des hydrauliciens de la Toscane, il faut citer le réseau des innombrables canaux de décharge creusés dans les terres basses de Fucecchio, de Pontedera, de Pise, de Lucques, de Livourne, de Viareggio. Là s'étendaient de vastes mers intérieures que l'on essaye de combler peu à peu et de faire passer, de progrès en progrès, à l'état de campagnes au sol affermi. Une des opérations les plus difficiles en ce genre a été d'assécher le lac de Bientina ou de Sesto, qui s'étendait au milieu de campagnes marécageuses à l'est des monts Pisans, et que l'on pense avoir été formé jadis par les eaux débordées du Serchio. Jadis ce lac avait deux émissaires naturels, l'un au nord vers le Serchio, l'autre au sud vers l'Arno. Durant l'étiage de ces fleuves, l'écoulement du Bientina se faisait sans difficulté; mais, dès que la crue commençait à se faire sentir, le reflux s'opérait, l'eau coulait en sens inverse dans les deux affluents du lac, et si l'on n'avait fermé les écluses, l'Arno et le Serchio se seraient rejoints dans une mer intérieure au pied des monts Pisans. Privé de son écoulement naturel, le Bientina grossissait alors jusqu'à couvrir un espace de près de 10,000 hectares, six fois supérieur à la superficie ordinaire; pour sauvegarder les riches campagnes de cette partie de la Toscane, il a donc fallu donner au Bientina un émissaire indépendant des deux fleuves voisins. A cet effet, on a eu l'heureuse idée de creuser un canal qui fait passer les eaux du lac en tunnel au-dessous de l'Arno, large en cet endroit de 216 mètres de digue à digue; puis au delà du fleuve, qu'il vient de croiser souterrainement, le nouvel émissaire emprunte jusqu'à la mer l'ancien lit de l'Arno, remplacé par le Colombrone.
Le principal obstacle contre lequel il fallut lutter dans ces oeuvres de conquête était l'extrême insalubrité du climat. L'atmosphère de miasmes pesait surtout sur la région du littoral, à cause du mélange qui s'y opérait entre les eaux douces de l'intérieur et les eaux saumâtres de la Méditerranée. L'excessive mortalité qui résultait de ce mélange pour les espèces marines et pour les animaux et les plantes d'eau douce, empoisonnait l'air, le remplissait de gaz délétères, provenant de la décomposition de matières organiques, et décimait les populations de la côte. Vers le milieu du siècle dernier, l'ingénieur Zendrini eut l'idée d'établir aux issues de tous les canaux d'écoulement, naturels et artificiels, des écluses de séparation entre les eaux douces et le flot marin. Les fièvres disparurent aussitôt; l'atmosphère avait repris sa pureté primitive. En 1768, les portes, mal entretenues, laissèrent de nouveau s'opérer le mélange de l'eau douce et de l'eau salée: aussitôt le fléau des miasmes recommença son œuvre de dévastation; la salubrité ne fut rétablie dans les villages du littoral qu'après la reconstruction des écluses. Par deux fois, depuis cette époque, l'incurie du gouvernement de Florence a été punie de la même manière sur les malheureux riverains des canaux, et par deux fois on dut avoir recours au seul moyen thérapeutique sérieux, celui de guérir la terre elle-même. Depuis 1821, le bon entretien des écluses, qui constitue le véritable service médical de la contrée, ne laisse plus rien à désirer, et par suite la salubrité générale n'a cessé de se maintenir. Le chef-lieu du district, Viareggio, qui était, en 1740, un simple hameau de peste et de mort, est de nos jours une ville de bains de mer, que de nombreux étrangers fréquentent impunément en été. Les plantations de pins et d'autres arbres ont aussi contribué pour une forte part à l'assainissement de la contrée.
Malgré tous les progrès accomplis dans la bonification du sol, il reste encore beaucoup à faire en mainte autre région de la basse Toscane pour assécher le sol et purifier l'atmosphère. La Maremme, qui s'étend principalement dans la province de Grosseto, entre les deux bornes rocheuses de Piombino et d'Orbetello, est restée, en dépit de tous les travaux d'assainissement, une des contrées les plus malsaines de l'Europe; ses terres, non perméables, retiennent les eaux qui se putréfient au soleil et empoisonnent l'air. La vie moyenne des habitants est très-courte: celle des «trop heureux cultivateurs» est surtout fort précaire, et pourtant la plupart d'entre eux ne descendent dans la plaine basse que pour faire les semailles et la récolte; ils s'enfuient, sitôt leur travail achevé, mais ils emportent souvent avec eux le germe de la maladie fatale; entre les deux étés de 1840 et de 1841, on eut à soigner près de 36,000 fiévreux sur une population totale de 80,000 personnes environ, résidant presque toutes sur les hauteurs et ne se hasardant dans les plaines empoisonnées que pour de rares visites. Pour échapper à l'influence pernicieuse du mauvais air, il faut habiter constamment à une altitude d'au moins 300 mètres, encore cela ne suffit-il pas toujours: la ville épiscopale de Sovana est très-malsaine, quoiqu'elle se trouve précisément à cette hauteur dans la haute vallée de la Fiora. Les fièvres se font même sentir dans des régions fort éloignées de tout marais. La cause en est probablement, d'après Salvagnoli Marchetti, la nature du terrain. La malaria monte sur les collines dont le sol argileux est pénétré de substances empyreumatiques; elle empoisonne aussi les contrées où jaillissent en abondance les sources salines, et plus encore celles où se trouvent des gisements d'alun. Le mélange des eaux douces et des eaux salées, si funeste au bord de la mer, ne l'est pas moins dans l'intérieur du pays. Enfin l'influence des vents du sud, surtout celle du siroco est pernicieuse, et les fièvres remontent fort avant dans toutes les vallées exposées à ce courant empoisonné. Par contre, les terres qui jouissent librement de l'air marin sont parfaitement salubres: ainsi Orbetello et Piombino, quoique dans le voisinage de marais étendus, n'ont rien à craindre des miasmes paludéens.
On admet, en général, que les côtes de l'Étrurie n'avaient point à souffrir de la malaria à l'époque de la prospérité des antiques cités tyrrhéniennes. En effet, les travaux de chemins de fer opérés dans les Maremmes ont révélé l'existence d'un grand nombre de conduits souterrains qui drainaient le sol dans tous les sens; la campagne était toute veinée de canaux d'écoulement. De grandes villes comme la fameuse Populonia mater et tant d'autres dont on voit de nos jours les ruines éparses ou dont on cherche à reconnaître les emplacements, n'auraient certainement pu naître et se développer si le climat local avait eu la terrible insalubrité qu'on lui reproche de nos jours. Les Étrusques étaient renommés pour leur habileté dans tous les travaux hydrauliques: ils savaient endiguer les torrents, égoutter les marais, assécher les campagnes; quand ils furent asservis, leurs digues et leurs canaux cessèrent bientôt d'exister; les palus se reformèrent, la nature revint à l'état sauvage. Mais on cite également bien des villes qui furent salubres au moyen âge et qui sont maintenant désolées par la fièvre. Ainsi Massa-Maritima, que dominent au nord-est les sommités du massif de Montieri, fut riche et populeuse pendant toute sa période de liberté républicaine; mais dès que les Pisans et les Siennois l'eurent ruinée, dès qu'elle eut perdu son indépendance, le travail s'arrêta dans les campagnes, les eaux torrentielles s'y amassèrent en lagunes; la cité devint comme «un cadavre de ville». Des travaux d'assainissement lui ont rendu de nos jours une partie de sa prospérité.
Parmi les causes matérielles qui, depuis l'époque romaine, ont contribué le plus à la détérioration du climat, on doit signaler la déforestation des montagnes et l'accroissement désordonné des terres alluviales qui en a été la conséquence. Enfin pendant tout le moyen âge et jusque dans les temps modernes, les monastères de la Toscane étaient possesseurs de grands viviers à poissons dans les Maremmes, et s'opposaient énergiquement à tous les travaux d'endiguement ou de colmatage qui auraient pu les priver, en tout ou en partie, de leurs précieuses réserves pour les semaines de carême. Nombre de tyranneaux des villes de l'intérieur étaient aussi fort aises de posséder quelque campagne bien malsaine dans la région des marais, car ils pouvaient de temps en temps se passer la fantaisie d'y exiler ceux dont ils voulaient se débarrasser, sans avoir les ennuis ou les remords d'un meurtre à commettre sans hypocrisie. Les rois d'Espagne avaient même eu soin d'acquérir la région la plus mortelle de la côte pour y installer des bagnes ou presidios; ainsi Talamone, qui avait été le grand port de la république de Sienne, fut changé en un véritable cimetière; tous les bannis y mouraient.
De nombreux essais de bonification entrepris avec des idées fausses et sans l'expérience nécessaire n'ont pas été moins cruels dans leurs conséquences. Les divers gouvernements de la Toscane s'imaginant, avec Macchiavel et d'autres hommes d'État, qu'il suffirait de repeupler le pays pour lui rendre son antique salubrité, y envoyèrent en foule des colons appelés de diverses provinces de l'Italie, de la Grèce, de l'Allemagne; mais ces étrangers, qui d'ailleurs n'étaient pas reconnus propriétaires, et pour lesquels l'acclimatement était doublement périlleux, succombèrent en masse à chaque tentative. Les seuls moyens de restaurer le climat de l'ancienne Étrurie sont en premier lieu, d'intéresser les cultivateurs aux améliorations en leur concédant le sol, puis de mener à bonne fin les longues opérations de colmatage, de drainage, de reboisement, déjà commencées avec tant de succès. La construction du chemin de fer de la côte aide singulièrement au travail de restauration du climat; les assèchements et les plantations ont purifié l'air autour de mainte station. On peut citer en exemple les environs de Populonia, jadis inhabitables, et qui ont pu se repeupler graduellement. L'usine métallurgique de Follonica qui traite les fers de l'île d'Elbe au moyen des lignites abondants des mines du voisinage, est devenue aussi beaucoup plus importante; mais elle est encore presque entièrement abandonnée pendant la saison des fièvres.
Les ancêtres des Toscans actuels, les Étrusques ou Tyrrhéniens, étaient, bien avant la domination romaine, la population prépondérante de l'Italie. Non-seulement ils occupaient tout le versant méridional des Apennins jusqu'aux bouches mêmes du Tibre; ils avaient aussi fondé dans la Campanie une ligue de douze cités, dont Gapoue était la plus importante, et comme trafiquants et pirates, ils s'étaient emparés de la mer qui, d'après eux, est encore désignée sous le nom de Tyrrhénienne. L'île de Capri était, du côté du sud, leur sentinelle avancée. La mer Adriatique leur appartenait également. Adria, Bologne qu'ils appelaient Felsina, Ravenne, Mantoue, étaient des colonies étrusques, et dans les hautes vallées des Alpes vivaient les Rètes ou Rétiens, leurs alliés et peut-être leurs frères par le sang. Et les Étrusques eux-mêmes, de quelle grande souche ethnique font-ils donc partie? C'est là un des problèmes les plus discutés de l'histoire. On les a dits Aryens, Ougriens, Sémites; on en a fait les frères des Grecs, des Germains, des Scythes, des Égyptiens, des Turcs; pour lord Lindsay, les Tyrrhéniens sont des Thuringiens! Cette question des origines étrusques n'a donc pu encore donner lieu qu'à des hypothèses; la langue même, facile à lire, car ses caractères ressemblent à ceux des autres alphabets italiques, mais non déchiffrée ou plutôt trop diversement traduite, n'a pas fourni la solution; les savants sont loin d'être unanimes pour approuver les interprétations proposées récemment par Corssen avec une grande assurance; d'après ce linguiste, que l'on a qualifié trop tôt «d'Oedipe du Sphinx étrusque», los Tyrrhéniens devraient ètre certainement rattachés par la langue aux autres populations italiotes.
Parmi les divers portraits que les Étrusques nous ont laissés de leurs propres personnes sur les vases des nécropoles, le type le plus commun est celui d'hommes trapus, souvent obèses, vigoureux, larges d'épaules, au visage avancé, au nez courbe, au front large et fuyant, au teint foncé, au crâne un peu déprimé et couvert d'une chevelure ondulée, le plus souvent dolichocéphalés. Ce type n'est point celui de la majorité des Hellènes, ni de la plupart des Italiens. Parmi les monuments qu'ils ont laissés, on ne retrouve pas les nuraghi, ces constructions bizarres qu'élevèrent un si grand nombre les anciens habitants de la Sardaigne, de Malte, de Pantellaria; mais les dolmens sont nombreux. Les monuments funéraires que l'on a découverts et que l'on trouve encore par centaines et par milliers, non-seulement dans les limites de la Toscane actuelle, mais aussi jusque dans le voisinage immédiat de Rome, prouvent que les arts du dessin étaient arrivés en Étrurie à un haut degré de développement. Les peintures qui décoraient l'intérieur des caveaux, les bas-reliefs des sarcophages, les vases, les candélabres, les divers ustensiles de poterie et de bronze témoignent d'une intime parenté de génie entre les artistes étrusques et ceux de la Grèce et de l'Asie Mineure. L'architecture de leurs édifices prouve que, tout en se distinguant par une certaine originalité, ils étaient en rapport intime de civilisation commune avec les Hellènes des premiers âges. Ce sont eux qui furent dans les arts les initiateurs de Rome; les égouts de Tarquin, le plus ancien monument de la «Ville Éternelle», l'enceinte dite de Servius Tullius, la prison Mamertine, tous les restes de l'ancienne Rome royale, sont leur ouvrage. Les temples, les statues des dieux, les maisons elles-mêmes, ainsi que les objets d'ornement qui s'y trouvent, tout était étrusque. La louve de bronze que l'on voit au musée du Capitole et qui était le symbole même du peuple romain, paraît être la copie d'une œuvre des artistes d'Étrurie.
Les vicissitudes de l'histoire, les influences diverses des civilisations et des cultes qui se sont succédé dans le pays, ont dû, avec l'aide des croisements ethniques, rendre les Toscans bien différents de leurs ancêtres les Étrusques. A en juger par les peintures de leurs nécropoles, ceux-ci avaient quelque chose de dur qui ne se retrouve nullement dans la population toscane; ils étaient aussi, semble-t-il, une nation de cuisiniers et de mangeurs, tandis que leurs descendants sont plutôt un peuple sobre. Le type actuel est celui d'hommes aimables, gracieux, spirituels, artistes, faciles à émouvoir, peut-être un peu trop souples de caractère. Les Toscans de la plaine, non ceux des Maremmes, sont les plus doux des Italiens; ils aiment à «vivre et à laisser vivre», et par leur mansuétude naturelle ils ont souvent réussi à rendre débonnaires jusqu'à leurs souverains. Un trait assez bizarre de caractère les distingue aussi parmi les autres habitants de la Péninsule: quoique fort braves quand une passion les entraîne, ils ont une répugnance extraordinaire pour la vue de la mort; ils se détournent du cadavre avec horreur, ce qui tient sans doute à la persistance d'antiques superstitions. Le Tyrrhénien cachait toujours les tombeaux; cependant son grand culte était celui des morts.
Quels que soient d'ailleurs les traits par lesquels les Toscans ressemblent encore à leurs aïeux, ils ont eu comme eux leur époque de prépondérance en Italie, et ils sont encore, à certains égards, les premiers de la nation. Après l'époque romaine, quand le mouvement de la civilisation se fut déplacé vers le nord, la vallée de l'Arno se trouvait admirablement placée pour devenir le grand centre d'activité, non-seulement pour la péninsule italienne, mais encore pour tout le continent européen. Les communications à travers la barrière des Alpes étaient encore difficiles et redoutées, et par conséquent les relations de peuple à peuple devaient en grande partie s'établir par eau entre le littoral de la Toscane et les rivages de la France et de l'Espagne. En outre, les massifs des Apennins, offrant aux habitants l'avantage de les protéger au nord contre le climat et contre les envahisseurs barbares, se développent autour d'eux en un large circuit de manière à leur ménager de grandes et fertiles vallées tournées vers la mer Tyrrhénienne. La Toscane était donc une région favorisée et ses habitants si intelligents surent bien profiter de tous ces priviléges que leur assurait la position géographique. Le travail était la grande loi des Florentins; tous, sans exception, devaient avoir un état. Tandis que Pise disputait à Gênes et à Venise la suprématie des mers, Florence était plus que toutes les autres cités le siége des grandes spéculations commerciales, la ville riche par excellence, qui, par le commerce de l'argent, étendait son réseau d'affaires sur toutes les contrées de l'Europe.
Mais la Toscane ne devint pas seulement un pays de négoce et d'industrie; sa période de prospérité fut aussi pour l'esprit humain le moment d'une véritable floraison. Ce que la république d'Athènes avait été deux mille années auparavant, la république de Florence le fut à son tour; pour la deuxième fois s'éleva un de ces grands foyers de lumière dont les reflets nous éclairent encore. Ce fut un vrai renouveau de l'humanité. La liberté, l'initiative, et avec elles les sciences, les arts, les lettres, tout ce qu'il y a de bon et de noble dans ce monde se produisit avec un joyeux élan que les générations avaient depuis longtemps perdu. Le souple génie des Toscans se révéla dans tous les genres de travaux; parmi les grands noms de l'histoire, les Florentins peuvent revendiquer comme leurs beaucoup des plus grands. Quels hommes ont exercé dans le monde de l'intelligence et des arts une action plus puissante que Giotto, Orgagna, Masaccio, Michel-Ange, Léonard de Vinci, Andrea del Sarto, Brunelleschi, Dante, Savonarole, Galilée, Macchiavel? C'est aussi un Florentin, Amerigo Vespucci, qui a donné son nom au continent nouveau découvert de l'autre côté de l'Atlantique. On a voulu voir une injustice de la destinée, ou même l'effet d'une odieuse supercherie des hommes dans cette substitution du nom du géographe et voyageur astronome Amerigo à celui du marin Colomb dans l'appellation du Nouveau Monde; mais au point de vue de l'histoire, c'est justice qu'il en soit ainsi. L'Espagne monarchique gardait jalousement le secret de ses découvertes; il est donc tout naturel que son représentant en ait partiellement perdu l'honneur. Mais Florence, la ville républicaine où la science était le plus aimée pour elle-même, où les récits de voyages trouvaient le plus de lecteurs et d'où les nouvelles se répandaient le plus librement en Europe, n'avait aucun intérêt à cacher dans ses archives les récits et les descriptions de son fils Amerigo. C'est par ses écrits, et notamment par sa fameuse lettre de 1503, que le grand événement de la découverte obtint le plus de prise sur l'esprit de ses contemporains; on traduisit en toutes les langues ce merveilleux récit, la description à la fois savante et imagée de ces contrées, «qui doivent être prochaines du paradis terrestre, s'il en existe un sur la Terre,» et par suite on en vint tout naturellement à donner le nom du savant florentin au Nouveau Monde. D'ailleurs, Colomb prétendit jusqu'à sa mort avoir découvert le Japon et les côtes orientales de l'Asie, tandis que Vespucci, dès l'année 1501, donnait le nom de novus mundus au continent nouvellement découvert. En 1507, Martin Waldzemüller, de Saint-Dié, avait formellement proposé la dénomination d'Amérique, ratifiée par ses contemporains et la postérité.
C'est aussi à l'immense privilége de sa liberté, au génie de ses écrivains, à l'influence exercée par ses poëtes sur le développement intellectuel de l'Italie que Florence doit d'avoir donné son dialecte à la Péninsule entière, des Alpes à la mer de Sicile. Évidemment, ce n'est point une ville éloignée du centre, telle que Gênes, Venise ou Milan, Naples, Tarente ou Palerme, qui aurait pu faire de son idiome la langue policée de tous les Italiens; mais, au premier abord, on s'étonne que Rome, l'antique cité reine, celle d'où le latin vint s'imposer au monde, n'ait pas devancé Florence dans la création de l'italien littéraire: c'est qu'au lieu de vivre de la libre vie des républiques italiennes, elle s'attachait, au contraire, au culte du passé; la langue même qu'elle s'efforçait de maintenir était morte. La cité des papes n'avait d'autre littérature que des actes rédigés en un latin plus ou moins bien imité de celui de Cicéron. A Rome, l'italien populaire devait rester un patois; tandis qu'à Florence il devenait une langue, en dépit de l'accent guttural légué par les Étrusques, et les Romains n'ont eu que la part, d'ailleurs fort importante, de donner à cette langue leur belle prononciation musicale. On sait quel charme de poésie délicate et pure s'exhale des ritornelli chantés dans les veillées par les paysans de la Toscane; on sait aussi de quelle puissance a été le beau dialecte florentin pour l'instauration de l'Italie au nombre des peuples autonomes. Les fanatiques de Dante ont raison, jusqu'à un certain point, de dire que l'unité nationale était fondée d'avance du jour où le grand poëte avait forgé sa belle langue sonore et ferme de tous les dialectes parlés dans la Péninsule. N'est-ce pas dans l'admirable idiome florentin, et à Florence même, que de 1815 à 1830, se prépara par la littérature et la propagande ce grand mouvement intellectuel d'où sortit en grande partie l'indépendance politique de la nation?
De même que la position géographique de la Toscane fait comprendre en grande partie l'influence qu'elle a exercée sur l'Italie et sur le reste du monde, de même sa configuration intime explique son histoire particulière. L'Apennin, l'Anti-Apennin et les groupes de montagnes qui s'élèvent au sud de l'Arno la divisent en de nombreux bassins séparés où devaient naître des républiques distinctes. Au temps des Tyrrhéniens, l'Étrurie était une confédération de cités; au moyen âge et jusqu'aux approches des temps modernes, où se sont formées les grandes agglomérations politiques, la Toscane fut un ensemble de démocraties, tantôt alliées, tantôt en lutte, mais très-semblables les unes aux autres par le génie. Depuis, les changements de toute espèce qui se sont produits dans les conditions politiques et économiques du pays ont fait varier singulièrement l'importance et la population des communes, mais la plupart des cités libres du moyen âge et même quelques-unes de celles que fondèrent les anciens Étrusques ont gardé un rang considérable parmi les villes provinciales de l'Italie.
FLORENCE
Dessin de P. Benoist, d'après une photographie de J. Lévy.
Florence (Firenze), qui naguère fut la capitale de passage du royaume et qui reste l'un de ses chefs-lieux naturels, n'est pas une de ces fondations des antiques Tyrrhéniens; simple colonie romaine, elle est d'un âge moderne, en comparaison de tant d'autres localités italiennes. Durant tout l'empire, elle fut sans grande importance; la dominatrice de la contrée était la vieille cité de Fiesole, qui s'élève au nord sur les collines et que les Florentins devaient ruiner un jour et priver de ses colonnes et de ses statues pour en enrichir leurs propres monuments. L'accroissement rapide de Florence pendant les siècles du moyen âge provient de ce qu'elle était alors une étape nécessaire sur le chemin qui, de l'Allemagne et de la Lombardie, mène par Bologne dans l'Italie méridionale. Tant que l'initiative était partie de Rome, tous ceux qui voulaient se rendre de la vallée du Tibre vers le versant opposé de l'Apennin se hâtaient de franchir la montagne au plus près et redescendaient au bord de l'Adriatique vers Ancone ou Ariminum. Lors de l'abaissement de Rome, quand le reflux des peuples barbares s'opéra dans la direction du nord au sud, le chemin naturel devint celui qui des plaines lombardes gagne la vallée de l'Arno par les brèches de l'Apennin toscan. La route de guerre étant en même temps une route de commerce, un grand centre d'échanges et d'industrie devait naître dans l'admirable bassin. La «Ville des Fleurs» grandit, prospéra et devint la merveille que l'on voit aujourd'hui. Mais ses richesses même lui devinrent fatales. Les banquiers, dont les coffres recevaient une grande part des trésors de l'Europe, se firent peu à peu les maîtres de la république. Les Medici prirent le titre de «princes de l'État», et telle était la force d'impulsion donnée par la liberté première, que leur domination coïncide tout d'abord avec l'efflorescence de l'art; mais bientôt les caractères s'avilirent, les citoyens se changèrent en sujets et cessèrent de vivre par la vie de l'esprit.
Comme aux beaux temps de la liberté républicaine, Florence a toujours dans son travail d'abondantes sources de revenus. Elle a ses fabriques de soieries et de lainages, ses ateliers de chapeaux de paille, de mosaïques, de porcelaines, de «pierres dures» et d'autres objets qui demandent du goût et de la dextérité de main. Mais tout ce travail d'art et d'industrie, joint aux produits agricoles de la plaine et au mouvement commercial apporté par les routes et les chemins de fer qui convergent dans ses murs, n'en ferait qu'une grande ville italienne, si elle n'avait la beauté de ses monuments; c'est à eux qu'elle doit d'être un des centres d'attraction du monde entier et le principal rendez-vous des artistes. Plus que toute autre cité de l'Italie, plus même que Venise, Florence la «Belle» est riche en chefs-d'oeuvre de l'architecture du moyen âge et de la Renaissance. Ses musées, les Uffizi, le palais Pitti, l'Académie des Arts, sont parmi les plus beaux de l'Europe et contiennent plusieurs de ces oeuvres capitales qui sont le trésor le plus précieux du genre humain; ses bibliothèques, la Laurentienne, la Magliabecchiana, sont riches en manuscrits, en documents, en livres rares. La ville, quoique sombre d'aspect, est elle-même un musée par ses palais, ses tours, ses églises, les statues de ses rues et de ses places, ses maisons qui tiennent de la forteresse et du palais. Le dôme de Brunelleschi, le campanile de Giotto, qui, d'après les ordres de la République, devait être «plus beau que l'imagination ne peut le rêver», le Baptistère et son incomparable porte de bronze, la place de la Seigneurie, le couvent de San Marco, le noir palais Strozzi, d'une architecture à la fois si sobre et si belle, tant d'autres monuments encore font de Florence une cité d'enchantement. En parcourant l'admirable ville et en contemplant ses édifices, on comprend le noble langage du conseil communal à son architecte Arnolfo di Lapo: «Les œuvres de la commune ne doivent point être entreprises si elles ne sont conçues de manière à répondre au grand cœur, composé de ceux de tous les citoyens, unis en un même vouloir.»
L'admirable campagne au milieu de laquelle la ville est mollement assise en rehausse la beauté; tous les voyageurs gardent un souvenir ineffaçable des promenades qui longent l'Arno, des collines de San Miniato, de Bello Sguardo, du promontoire pittoresque où se groupent les villas et les masures de l'antique Fiesole des Étrusques. Par malheur, le climat de Florence laisse fort à désirer; souvent les vents se succèdent par de brusques alternatives, et pendant l'été la chaleur est accablante: il caldo di Firenze est passé en proverbe dans toute l'Italie. Il faut dire que l'étroitesse des rues, et, pour une certaine part, la négligence des lois de l'hygiène, rendent la mortalité annuelle supérieure à celle de la plupart des grandes villes du continent. Au moyen âge, ce fut également l'une des cités que la peste ravagea le plus. Lors du fléau que raconte Boccace, en lui donnant pour contraste ses histoires joyeuses, près de cent mille habitants succombèrent, les deux tiers de la population. En comparant la situation géographique de Florence à celle d'Empoli, ville industrieuse qui se trouve à l'ouest, dans une vaste plaine des mieux aérées, Targioni Tozetti regrette qu'on n'ait pas donné suite, en 1260, au projet de détruire Florence pour en transporter les habitants dans les campagnes d'Empoli.
Dans la haute vallée de l'Arno, la seule ville de quelque importance est Arezzo, antique cité des Étrusques et centre de l'une des républiques les plus prospères du moyen âge. Arezzo se vante, comme Florence, de respirer un «air si subtil, qu'il rend subtils les esprits eux-mêmes», et la liste de ses savants et de ses artistes est, en effet, l'une des plus longues dont puisse se vanter une ville d'Italie; mais, de nos jours, Arezzo est bien déchue et n'a plus guère que ses grands souvenirs et les monuments de son passé. Cortona, située plus au sud, non loin du lac de Trasimène, dispute aux cités les plus antiques de l'Italie l'honneur d'être la plus ancienne; mais les restes de sa grandeur ont disparu. Sienne, la ville du beau langage, Sienne, qui fut jadis la dominatrice de toutes les régions de collines situées entre les bassins de l'Arno et de l'Ombrone, a dû subir, comme Arezzo et Cortona, de longs siècles de décadence, en grande partie peut-être par la faute de ses propres habitants qui peuplent dix-sept quartiers distincts, formant autant de cités dans la cité, toutes animées les unes contre les autres d'implacables rancunes; Sienne n'est donc plus, comme elle le fut jadis, la rivale de Florence par la population, la puissance, l'industrie, mais elle peut toujours se comparer à la ville de l'Arno par la beauté de ses monuments qui sont l'idéal du gothique italien, par ses œuvres d'art, dues en grande partie aux peintres de sa propre école, par l'originalité de ses rues et de ses places, par sa position magnifique sur les pentes de trois collines et sur les arêtes de leurs contre-forts. Chiusi, l'une des plus puissantes cités de l'antique Étrurie, n'a plus que ses hypogées, où les archéologues vont en pèlerinage, et dépend maintenant de la ville de Montepulciano, dont les coteaux, produisant le «roi des vins», dominent au nord la plaine et ses nappes d'eau. Quant à Volterra, qui avait encore au moyen âge une population considérable, ce n'est plus qu'une petite ville morne d'aspect et que les talus infertiles de ses collines rendent plus morne encore. Volterra, disposée en forme de main aux doigts étendus sur les arêtes de son plateau raviné, se trouve en dehors de toute grande voie de communication naturelle, et si dans le voisinage elle n'avait des salines, qui produisent de sept à huit mille tonnes de sel par an, ses importantes carrières d'albâtre, les riches mines de cuivre de Monte-Catini, des bains sulfureux et les fameuses lagunes de borax, elle ne serait probablement qu'un simple groupe de maisons éparses au milieu des ruines. D'ailleurs, ce qu'elle a de plus intéressant, ce sont les débris de ses murs cyclopéens, où l'on voit encore deux grandes portes, et les centaines de sarcophages et autres restes de l'art des Étrusques conservés dans son riche musée.
De l'autre côté de l'Arno, à la base méridionale des Apennins, les cités qui avaient de l'importance au moyen âge sont restées industrielles et populeuses parce que leur position commerciale a gardé toute sa valeur. Prato, où la vallée de l'Arno a ses plus grandes dimensions, est un centre agricole important, est riche en usines métallurgiques et possède en outre de riches carrières de serpentine qui ont servi à la décoration des plus beaux édifices de la Toscane et de sa propre église, célèbre par la merveilleuse chaire de Donatello, sculptée à l'angle extérieur de la façade; Pistoja, où descend le chemin de fer des Apennins, que d'en bas on voit escalader les pentes et franchir las ravins en longues sinuosités, est une ville de manufactures très-actives. Pescia, Capannori, aux innombrables maisons éparses dans la campagne, «jardin de la Toscane,» Lucques «l'Industrieuse», célèbre par les tableaux de fra Bartolommeo, sont également des communes où le travail est incessant. Par la beauté de ses cultures, le bassin du Serchio, assaini par les maraîchers, est vraiment incomparable. Quand on se promène sur les larges remparts de Lucques, à l'ombre des rangées d'arbres puissants qui étalent leur branchage, d'un côté vers la ville, ses tours et ses coupoles, de l'autre vers les campagnes, on jouit d'un spectacle merveilleux. Les prairies et les vergers, les villes qui se révèlent par la blancheur de leurs façades au milieu de la verdure, les collines lointaines portant une tour au sommet, la beauté riante de tout ce que l'on embrasse dans le vaste horizon, laissent une grande impression de paix: il semble que dans un pays si fécond et si beau, la population doive être heureuse. Et si l'on peut en croire d'enthousiastes écrivains, il serait vrai, en effet, que les paysans lucquois, ceux du val de Nievole, dans le bassin de la Pescia, et les cultivateurs de la basse Toscane, en général, sont fortunés en comparaison des laboureurs du reste de l'Italie. Métayers pour la plupart, et métayers à longs termes, ils sont à demi propriétaires du sol; leur part de produits est sauvegardée par des conventions traditionnelles; en travaillant, ils ont la satisfaction de peiner en partie pour eux-mêmes, et la terre n'en est que mieux cultivée. Pourtant elle ne leur suffit pas, car ils sont obligés d'émigrer en foule, pour aller chercher de l'ouvrage, que d'ailleurs ils trouvent facilement, car les Lucquois sont célèbres dans toute l'Italie et même à l'étranger par leur zèle au labeur. Un grand nombre d'entre eux vont périodiquement en Corse pour semer et récolter à la place des paresseux propriétaires. En été, plus de deux mille cultivateurs de Capannori sont toujours absents de leur patrie. Les émigrants lucquois ont aussi la spécialité du rémoulage.
La haute vallée du Serchio, connue sous le nom de Garfagnana et dont le débouché naturel est la ville de Lucques, n'a pas des habitants moins industrieux que ceux de sa métropole, naguère capitale d'un état souverain. Toutes les pentes des collines qui s'avancent en contre-forts des Apennins et des Alpes Apuanes, sont cultivées en gradins, dont l'étagement régulier ne nuit point à la beauté du paysage, grâce à la multitude des arbres et à la variété des cultures. Castelnovo, le chef-lieu de cette vallée de Garfagnana, l'une des plus belles et des plus pittoresques de l'Italie, occupe elle-même, sur un promontoire limité par le Serchio et par la Torrita, issue des formidables défilés de l'Altissimo, un des sites les plus admirables de cette admirable contrée. C'est dans les environs que se parle, dit-on, le meilleur italien populaire, encore supérieur à celui de Sienne, à cause de l'adoucissement des gutturales; c'est aussi dans cette région que le doux génie toscan a inventé ses plus beaux chants.
La vallée de la Magra, dont le bassin supérieur, au cœur des Apennins, enferme la petite ville de Pontremoli et les nombreux villages de sa commune, est plus fréquentée que la Garfagnana, à cause de son grand chemin, de Parme au golfe de la Spezia. La partie inférieure de cette vallée, dite la Lunigiana, du nom de l'antique cité disparue de Luni, n'est pas moins belle que la vallée parallèle du Serchio et, de plus, elle offre les magnifiques tableaux que forment les promontoires, les plages et les villes maritimes entourées d'oliviers. C'est à l'issue de cette vallée, au sud de la charmante Sarzana, que les Alpes Apuanes, en se rapprochant de la mer, forment ce défilé si important dans l'histoire où se trouvent les villes de Carrara et de Massa, dépendant administrativement de l'Émilie, quoique par le versant, le climat, les mœurs, les relations d'affaires, elles se rattachent à la Toscane. Carrara, dont le nom signifie simplement «carrière», est la ville qui a remplacé Luni comme lieu d'expédition des beaux marbres blancs que la statuaire demande aux montagnes voisines et dont le mètre cube vaut jusqu'à près de 2,000 francs pour les qualités les plus précieuses; les hauteurs environnantes sont perforées de sept cent vingt carrières, dont environ trois cents sont en pleine exploitation; la ville entière est comme un immense atelier de sculpture et possède une académie qui a formé des maîtres célèbres. Massa, plus favorisée que Carrara par la douceur du climat, a des marbres moins beaux, mais d'autant plus employés pour les travaux courants de l'industrie; on les exploite depuis 1836. Quant aux marbres de Serravezza, qui proviennent de l'Altissimo et d'autres montagnes méridionales de la chaîne Apuane, dans le voisinage de la ville de Pietra Santa, il en est qui sont aussi beaux que ceux de Carrare. Michel-Ange, qui les appréciait fort, employa trois années à construire la route qui devait faciliter l'accès des plus belles couches; d'ailleurs la ville de Florence avait commencé d'utiliser ce marbre depuis longtemps déjà: ce sont les carrières de Serravezza qui ont fourni les dalles blanches du fameux campanile 81. Les carrières et les mines des environs donnent aussi des ardoises, du fer, du plomb, de l'argent.
Ces villes du défilé marin des Alpes Apuanes devaient progresser en raison du la prospérité générale, tandis que Pise, la grande république commerciale de la Toscane au moyen âge, devait fatalement déchoir, lorsque la cause de sa grandeur eut disparu. Quand même elle n'aurait pas eu à souffrir de la concurrence de Gênes, sa puissante rivale, quand même sa flotte n'aurait pas été anéantie par les Génois, vers la fin du treizième siècle, enfin les tours et les magasins du port n'eussent-ils pas été rasés, Pise ne pouvait éviter la décadence. Les alluvions de son fleuve, ne cessant d'empiéter sur la mer, ont fini par obstruer complétement l'ancien porto Pisano, situé jadis à treize kilomètres au sud de la bouche de l'Arno; en 1442, il n'y avait plus que 5 pieds d'eau; un siècle plus tard, les petites barques de rameurs pouvaient seules y entrer; il fut alors définitivement abandonné, et maintenant il n'en reste plus de traces. Au siècle dernier, on disputait sur l'emplacement qu'il fallait lui attribuer; d'autres cités devaient donc succéder à Pise comme intermédiaires des échanges de la Toscane. Pisa morta, «Pise la morte,» a du moins gardé des restes admirables de son passé; elle a son étonnante cathédrale, immense écrin d'objets précieux, son baptistère de forme si élégante, son Campo santo et les célèbres fresques d'Orgagna et de Gozzoli qui le décorent, sa bizarre tour penchée qui, sans plaire au regard, n'en est pas moins une des grandes curiosités de l'Italie, et qui commande l'admirable panorama des monts Pisans et des plaines alluviales de l'Arno et du Serchio. Bien affaiblie pour le commerce, mais toujours fort importante comme centre agricole, Pise vit pour la pensée, grâce à son université, l'une des meilleures de l'Italie. Enfin, elle a ce que nul changement d'itinéraire dans le mouvement des échanges ne peut lui ravir, son doux climat sédatif, dont les étrangers du nord viennent en grand nombre jouir pendant l'hiver.
Livourne ou Livorno fut l'héritière commerciale de Pise, et ses navires n'ont cessé de suivre les mêmes escales vers les ports du Levant. Débouché naturel des riches bassins de la Toscane, Livourne est un marché beaucoup plus actif que ne le ferait supposer la forme du littoral: c'était naguère le deuxième port de l'Italie; il venait immédiatement après Gênes par ordre d'importance, mais Naples l'a récemment dépassé 82. Les milliers de Juifs espagnols et portugais qui s'y réfugièrent et qui ont attiré depuis beaucoup d'autres compatriotes ont su largement développer les ressources de cette ville. Étudiée au point de vue architectural, c'est l'une des moins intéressantes de l'Italie, mais comme monument du travail humain, elle est des plus curieuses: pour l'asseoir, il a fallu consolider la terre marécageuse, tandis que pour donner accès aux navires il a fallu creuser des bassins et des canaux. On a ainsi tracé tout un réseau de lagunes, à côté d'îlots également artificiels, méritant bien le nom de «Petite Venise» qui lui a été donné. Un brise-lames construit en pleine mer signale de loin l'entrée du port de Livourne. Plus au large, la tour de la Meloria, bâtie sur un écueil et que les marins inexpérimentés croiraient être une voile blanche, rappelle la terrible bataille navale où la flotte pisane fut anéantie par les Génois 83.
Note 83: (retour) Communes (ville et banlieue) de Toscane ayant plus de 10,000 habitants, en 1871:Florence (Firenze) 167,000 hab. Livourne (Livorno) 98,000 » Lucques (Lucca) 68,000 » Pise (Pisa) 50,000 » Capannori (campagne de Lucques) 48,000 » Prato 40,000 » Arezzo 34,000 » Carrare (Carrara) 24,000 » Cortona 25,000 » Sienne (Siena) 23,000 » Massa 16,000 » Empoli 15,000 » Pontremoli 14,000 » Volterra 13,000 » Montepulciano 12,700 » Pistoja 12,500 » Viareggio 12,250 » Pescia 12,000 » Pietra Santa 12,000 » Bagni di Lucca 10,000 »
La Toscane continentale se complète par une Toscane insulaire, reste de l'isthme qui réunissait autrefois les îles de Corse et de Sardaigne à la terre ferme. Ces îles, que le navigateur voit surgir devant lui du milieu des eaux bleues, puis qui s'abaissent graduellement et s'évanouissent au loin dans le sillage, donnent un grand charme de beauté aux parages toscans de la mer Tyrrhénienne.
L'île d'Elbe, jadis petit royaume de Napoléon, est la terre principale de l'archipel toscan 84. Elle est beaucoup plus grande à elle seule que tous les autres îlots: Giglio, aux belles carrières de granit; Monte-Cristo, semblable à une énorme pyramide surgissant de la mer à plus de 600 mètres; la belle Pianosa, couverte de sa forêt d'oliviers; Capraja, la génoise, aux maisons blanches groupées dans un cirque de granit rose; Gorgona, simple colline hérissée de broussailles. Ancienne dépendance de Populonia l'étrusque, l'île d'Elbe est un pittoresque massif de montagnes. Un détroit, peu profond et parfois dangereux à cause des vagues clapoteuses qui viennent se briser sur les deux îlots de Cerboli et de Palmajola, portant chacun sa vieille tour, sépare ses rives abruptes des promontoires de Piombino, où les navires devaient aborder jadis pour payer les droits de péage et se faire délivrer un «plomb» en signe d'acquit.
A l'extrémité occidentale de l'île s'élève le groupe des monts granitiques de Capanne, haut de plus de 1,000 mètres; à l'autre extrémité, celle qui fait face au continent, des roches de serpentine arrondissent leurs cimes en forme de coupoles jusqu'à l'altitude de 500 mètres; au centre de l'île s'élèvent d'autres sommets de formations diverses, recouverts de broussailles. La variété des roches est très-grande pour un si petit espace: avec les granits de plusieurs époques et les serpentines se trouvent aussi des couches de kaolin et des marbres de diverses espèces, notamment un marbre blanc comme celui de Carrare. Les cristaux remarquables, les pierres précieuses se rencontrent en si grand nombre à l'île d'Elbe, qu'on l'a comparée à un grand cabinet de minéralogie.
Jadis exposés aux fréquentes incursions des pirates, les habitants de l'île avaient dû se réfugier dans l'intérieur et sur les promontoires escarpés; c'est là qu'on voit les belles ruines de leurs forteresses ou des villages encore habités. L'antique cité, fièrement nommée Capoliberi ou «mont des Hommes libres», et que l'on considère comme une sorte d'acropole, est une de ces bourgades encore peuplées. Grâce au retour de la paix maritime et à l'appel du commerce, la plupart des habitants sont descendus vers les «marines» et les villes du littoral, Porto-Ferrajo, que l'on a ceint de fortifications, Porlo-Longone, Marciana, Rio. Marins, pêcheurs de thons ou de sardines, sauniers, vignerons ou jardiniers, tous ont du travail en abondance, car l'île est riche en ressources de toute sorte. D'ailleurs, les habitants sont hospitaliers et vraiment Toscans par la douceur. Quoique proches voisins des Corses, ils n'ont point leurs mœurs féroces de guerre et de vendetta.
La grande importance économique de l'île d'Elbe ne provient ni de ses vins, ni de ses pêcheries, ni de ses salines, ni de son commerce maritime 85, mais de ses gîtes de fer, sinon les plus riches, du moins les mieux exploités qui existent dans le monde méditerranéen. Ces puissantes masses ferrugineuses, qui recouvrent une superficie d'environ 250 hectares, se dressent en falaises à l'extrémité nord-orientale de l'île. Du continent déjà on en remarque les escarpements rouillés; les eaux qui en découlent sont rouges de matières ocreuses, et le sable des plages est tout noir des débris du métal. Les ouvriers, parmi lesquels se trouvent en grand nombre des «internés» de l'Italie méridionale, abattent à même le minerai, que l'on traîne ensuite vers l'embarcadère de Rio ou qui descend tout seul par des chemins de fer automoteurs. Les vides immenses produits par l'exploitation ressemblent à de vastes cratères, et la couleur de la roche, rouge sombre, violacée ou noirâtre, ajoute à l'illusion. Les déblais que le travail de cent générations successives d'ouvriers a rejetés de ces cratères depuis vingt-cinq ou trente siècles, ont des proportions qui confondent l'imagination du spectateur. La poussière ferrugineuse, stratifiée en couches dont la couleur diffère suivant la nature des débris qui les composent, s'est accumulée en véritables montagnes de 100 et de 200 mètres de hauteur, aux talus recouverts de la végétation des maquis. La fouille au pic et à la pelle suffit pour désagréger ces amas, qui représentent au moins cent millions de tonnes de minerai. Quant aux mines proprement dites, elles pourraient, sans s'épuiser, fournir encore pendant vingt siècles un million de tonnes par an à la consommation du monde, soit de cinq à dix fois plus chaque année qu'elles n'en donnent actuellement. Les minerais exploités dans les gîtes de l'île d'Elbe ont, en outre, le grand avantage pour l'industrie moderne de pouvoir être facilement transformés en acier. La pierre d'aimant ou «calamite» entre pour une forte proportion dans les minerais de l'un des gisements, celui de Calamita; c'est la pierre qui, placée sur un rondin de liége et flottant librement dans un vase, servait jadis aux marins de la Méditerranée pour se diriger sur les eaux, quand se voilait l'étoile polaire.
V
LES APENNINS DE ROME, LA VALLÉE DU TIBRE, LES MARCHES
ET LES ABRUZZES.
Au point de vue géographique, la partie de la Péninsule qui a Rome pour chef-lieu naturel est le tronc du grand corps de l'Italie maritime: c'est là que les montagnes des Apennins atteignent leur plus grande hauteur; c'est aussi là que se ramifie le plus vaste système hydrographique au sud de la vallée du Pô; mais, quoique le rôle historique le plus important lui ait jadis appartenu, la population y est plus clair-semée et la quantité annuelle du travail y est moins importante que dans toutes les autres grandes régions de l'Italie 86.
Dans leur ensemble, les Apennins romains s'élèvent en un rempart absolument parallèle au rivage de la mer Adriatique. Au littoral à peine infléchi qui se prolonge du nord-ouest au sud-est, de Rimini à Ancône, puis à la côte, plus rectiligne encore, qui d'Ancône à la bouche du Tronto prend une direction peu divergente du méridien, correspond exactement la crête des montagnes, que les marins voient se dresser au-dessus de la zone verdoyante du rivage. De ce côté, la chaîne paraît tout à fait régulière: sommet se montre après sommet, chaînon latéral succède à chaînon latéral, les vallées qui descendent de l'Apennin sont toutes parallèles les unes aux autres et normales à la côte; la pente générale des monts est partout fortement inclinée vers la mer, et la succession des assises géologiques, jura, craie, terrains tertiaires, se maintient la même, des arêtes que blanchissent les neiges aux promontoires que vient laver le flot. La seule irrégularité qui se présente dans cette ordonnance de l'architecture orographique provient du groupe de collines, presque détachées de l'Apennin, qui forment l'éperon d'Ancône. D'ailleurs cet angle du rivage, semblable à la clef de voûte d'une arcade, répond à l'angle de tout le système des Apennins: c'est précisément en face que se reploie l'axe des monts. Cette région de l'Italie est la contre-partie naturelle de l'Apennin ligure. Ancône correspond à Gênes; les deux rives qui s'étendent, l'une vers l'Émilie, l'autre vers la presqu'île du Monte Gargano, rappellent les deux «rivières» du Ponent et du Levant; seulement, le profil du littoral et des monts se dessine en sens inverse. Comme l'Apennin ligure, celui d'Ancône ne laisse à sa base qu'une étroite bande de terrain; en maints endroits la route qui longe le bord de la mer doit y contourner en corniche les escarpements des roches, et les villes, trop resserrées sur la plage, sont obligées d'escalader les promontoires; cependant cette contrée riveraine de l'Adriatique est moins bien défendue par la nature que la Ligurie. Au nord, elle s'ouvre largement sur les plaines du Pô, et du côté de l'ouest elle est facilement accessible par les plateaux qui flanquent la crête principale des Apennins; aussi les puissances limitrophes n'ont-elles cessé pendant tout le moyen âge, et même tout récemment encore, de lutter pour la possession de ce territoire: de là le nom de Marches, synonyme de frontière disputée, qui lui a été donné. Chaque ville y est une forteresse perchée sur un monticule ou sur une arête. Des indigènes qui ne connaîtraient aucune autre région de la Terre pourraient croire que chaque cime doit avoir son diadème de dômes et de tours.
Comme les Apennins étrusques, ceux qui forment la limite commune entre le versant des Marches et celui de Rome se divisent en massifs assez nettement séparés les uns des autres. Le premier massif, qui domine à l'orient la haute vallée du Tibre, a pour bornes septentrionales le Monte Comero et le Fumajolo, source du fleuve romain; du côté du sud, il est flanqué sur son versant oriental par le Monte Nerone: quoique moins hautes que beaucoup d'autres cimes des Apennins, ces montagnes sont désignées par l'appellation d'Alpes; ce sont les Alpe (et non Alpi) della Luna. Une brèche où passe la route de Pérouse à Fano, interrompt la chaîne, qui recommence au delà par le groupe du Monte Catria. En cet endroit, l'Apennin se bifurque. Les eaux en ont si diversement érodé et déchiqueté les remparts, jadis parallèles et disposés à la façon du Jura franco-suisse, qu'il est bien difficile de reconnaître la configuration première: plateaux, massifs isolés, ramifications latérales, chaînes de jonction, forment un vaste dédale à l'est du bassin du Tibre et de ses affluents. Toutefois, si l'on néglige les mille irrégularités de détail, on peut dire que les hautes terres de l'Ombrie et des Abruzzes, sur une longueur d'environ 200 kilomètres et sur une largeur moyenne de 50 kilomètres, sont limitées à l'est et à l'ouest par deux chaînes, d'origine jurassique et crétacée, qui, après s'être séparées au Monte Catria, vont se rejoindre par le chaînon de la Majella, d'où rayonnent dans tous les sens les montagnes du Napolitain. De ces deux chaînes parallèles, aucune n'est un faîte de partage: celle de l'ouest est traversée par la Nera et d'autres rivières qui se déversent dans le Tibre; celle de l'est, encore plus découpée, laisse passer par des portes de rochers plusieurs torrents qui se précipitent vers l'Adriatique. Le plus abondant de ces cours d'eau, la Pescara, qui naît sur le plateau des Abruzzes, sous le nom d'Aterno, traverse précisément l'Apennin oriental dans le voisinage de ses plus hauts sommets; sa masse liquide et les pierres qu'il entraîne ont creusé un défilé profond que l'on utilise pour y faire passer un chemin de fer de jonction entre l'Adriatique et le bassin du Tibre.
Ce haut plateau des Abruzzes, coupé de chaînons transversaux et semé de dépressions qui furent autrefois des bassins lacustres, est la forteresse naturelle de l'Italie centrale. A l'ouest, parmi tant d'autres cimes, s'élèvent le Monte Velino, à la double pyramide; au nord, le Vettore termine l'arête des montagnes Sybillines; à l'est se dresse le sommet le plus haut des Apennins, mont rarement escaladé, auquel on a justement donné le nom de Gran Sasso d'Italia (Roche-Grande d'Italie). De temps immémorial, les indigènes savent que ces superbes escarpements, blancs de neige pendant la plus grande partie de l'année, sont bien les plus élevés de la Péninsule: c'est non loin de là, dans un petit lac, où flottait une île de feuilles et d'herbages, que les Romains croyaient avoir trouvé «l'ombilic de l'Italie»; près de là aussi, les Marses, les Samnites et leurs confédérés de la Péninsule, las de porter le pesant joug de Rome, avaient choisi la ville de Corfinium pour en faire, sous le nom d'Italica, la cité même de toutes les populations libres des montagnes; là, dans ce vrai centre de la péninsule des Apennins, les souffrances et la révolte communes jetèrent la première semence de cette union qui devait, après deux mille années, devenir la nationalité italienne. Du côté de l'Adriatique, la Roche-Grande, dont les parois calcaires se superposent d'étage en étage jusqu'à près de 3,000 mètres d'élévation, présente l'aspect le plus grandiose; du côté des Abruzzes, il s'étale largement en une puissante masse, sans grande beauté de profil; mais au-dessous s'étendent d'admirables paysages alpestres. Là les ours ont encore leurs retraites; les chamois même n'ont pas été complètement exterminés par les chasseurs; les pâturages aux plantes rares rappellent ceux de la Suisse; mais ils paraissent plus beaux encore, grâce à l'éclat de la lumière, à la profondeur du ciel, au pittoresque des ruines, au profil si pur des lointains. Enfin, çà et là, se montrent encore des forêts de hêtres et de pins, d'autant plus admirables à voir qu'elles manquent dans les régions plus basses. Le déboisement excessif est une des infortunes de l'Italie; en maint district des Apennins romains, le sol végétal lui-même a disparu. Si l'on voulait reboiser, il serait trop tard; seulement dans quelques fissures se sont amassées de la poussière et des pierrailles, où peuvent croître des genêts et des ronces.
A l'ouest des arêtes principales de l'Apennin, chacune des vallées où coule un des affluents du Tibre, est dominée de chaque côté par des montagnes calcaires, dont quelques-unes ont encore une élévation considérable; mais en moyenne la pente générale de la contrée s'abaisse assez également vers la vallée inférieure du fleuve. Deux hautes cimes, laissant passer le Tibre comme par une porte triomphale, se dressent en forme de pyramides à l'extrémité des chaînons subapennins: au nord du fleuve, c'est le Soracte des anciens, devenu par un calembour pieux, le saint Oreste du moyen âge; au sud, c'est le mont Gennaro, massif avancé des hauteurs de la Sabine. Ces beaux sommets sont, avec leurs contre-forts et les groupes volcaniques des environs, les montagnes en hémicycle qui forment l'admirable horizon de la campagne de Rome. Déjà fort belles par la vigueur et l'harmonie de leurs lignes, ces montagnes gagnent encore en beauté, aux yeux de l'historien et de l'artiste, par les événements considérables qui s'y sont accomplis, par les tableaux des peintres, les chants et les descriptions des poëtes. Les souvenirs et l'imagination aident au regard pour embellir et transfigurer ces paysages.
Quelques chaînons et des massifs isolés, de formations calcaires comme le Subapennin, bordent le littoral de la mer Tyrrhénienne et les marécages de la côte. Telles sont les hauteurs aux riches gisements d'alun qui entourent le noyau trachytique de la Tolfa, volcan d'origine fort ancienne, dont les sources alimentent Civita-Vecchia; tels sont aussi les monti Lepini, avec leur crête en «échine d'âne» (Schiena d'Asino), qui par leurs escarpements nus forment un véritable mur à l'est des marais Pontins; ils ont pourtant çà et là quelques forêts de châtaigniers et de hêtres, où les descendants des Volsques mènent paître leurs troupeaux de porcs; mais presque toutes les montagnes sont dépouillées de végétation et leurs roches brûlées par le soleil se divisent naturellement en fragments angulaires qui ont servi de modèle aux murs cyclopéens de tant d'anciennes villes du Latium. A l'ouest de ces mêmes marais se dresse une cime à dix pointes, couverte de bois touffus sur les pentes qui s'inclinent vers les continents, mais âpre et nue du côté de la mer; seulement quelques palmiers nains, que l'on vient chercher de Rome pour en orner les jardins, croissent çà et là dans les fissures du rocher. Cette masse insulaire, non moins grandiose que le monte Argentaro de la Toscane, est le Circello. le promontoire fameux où la magicienne Circé se livrait à ses maléfices. On y montre encore la grotte où elle changeait les hommes en animaux, et quelques constructions cyclopéennes, dominant le village de San Felice, y rappellent les temps mythiques de l'Odyssée. A l'époque des anciens navigateurs hellènes, lorsque l'Italie n'était connue que par ses îles et ses promontoires, elle était considérée comme un archipel, et l'île de Circé, au redoutable cap, passait pour l'une des terres les plus importantes de ces Cyclades de l'Occident 87.
Note 87: (retour) Altitudes diverses des Apennins romains:Monte Comero..................... 1,167 mètres. » Nerone..................... 1,526 » » Catria..................... 1,702 » » Vettore.................... 2,479 » Gran Sasso d'Italia.............. 2,902 » Monte Majella.................... 2,792 » » Velino..................... 2,487 » Monte Conero (collines d'Ancône). 840 » Soracte.......................... 692 » Monte Gennaro.................... 1,269 » Schiena d'Asino.................. 1,477 » Monte Circello................... 527 » Col de Fossato (tunnel du chemin de fer d'Ancône à Rome)..... 535 »
Au milieu des mers où se sont déposés les calcaires, les marnes, les argiles, les sables de la région subapennine, des volcans étaient à l'oeuvre pendant la période glaciaire, et leurs amas de matières fondues jaillissaient au-dessus des flots sur une faille des roches profondes. Une rangée irrégulière de montagnes de lave s'est ainsi formée, suivant un axe sensiblement parallèle à celui des Apennins eux-mêmes et au littoral de la Méditerranée. Les cônes d'éjection sont reliés les uns aux autres par des couches épaisses de tufs qui se sont répandues sur toute la plaine à la base des montagnes calcaires. Elles s'étendent sur un espace d'environ 200 kilomètres, du Monte Amiata de la Toscane au groupe des montagnes d'Albano, et dans toute cette vaste zone les strates d'origine volcanique ne se trouvent interrompues que par le cours du Tibre et les alluvions qui se sont déposées sur ses bords: c'est dans ces amas de cendres agglutinées que se ramifient les fameuses catacombes de Rome. D'après Ponzi et la plupart des géologues qui ont étudié la nature de ces tufs, ils auraient été rejetés du sein des foyers intérieurs par des cratères situés à fleur d'eau, et les courants les auraient ensuite distribués au loin sur les bas-fonds. Les tufs formés par toutes ces couches de cendres volcaniques ne renferment aucun fossile, ce que l'on explique par l'existence des glaces qui se détachaient des montagnes voisines et, labourant le fond marin, ne permettaient pas à la vie animale de s'y développer.
La région des volcans romains se distingue par les nombreux bassins lacustres qu'elle renferme. Le plus grand de tous, le lac de Bolsena, mer intérieure aux bords ombragés de châtaigniers, était jadis considéré comme un cratère. S'il en était vraiment ainsi, cette dépression serait, même en comparaison des bouches volcaniques des Andes et de Java, le plus étonnant témoignage de la puissance des forces souterraines, car le lac de Bolsena n'a pas moins de 40 kilomètres de tour et recouvre une sunerficie de 114 kilomètres carrés. Toutefois les géologues modernes s'accordent, en général, à voir dans ce lac cratériforme un simple bassin d'effondrement et d'érosion: il se trouve, en effet, au milieu d'un plateau de cendres, de scories et de laves qui ne se relève point autour des eaux en un rebord circulaire semblable aux talus des cônes volcaniques. On voit facilement la différence de structure et de formation en comparant la cavité lacustre aux véritables cratères du pays, à l'île en croissant de Mortara, au gouffre circulaire que domine le pic de Montefiascone, à la bouche d'éjection de Giglio, remplie par les eaux d'un petit lac, et surtout à l'énorme cratère de Latera, qui s'ouvre dans la partie occidentale du plateau volcanique, et du centre duquel jaillit un cône d'éruption, le mont Spignano. Très-inférieur en étendue au lac de Bolsena, le cirque de Latera n'en est pas moins l'un des grands cratères du globe; sa largeur moyenne est de 7 à 8 kilomètres.
Déjà si remarquable par son beau lac et son prodigieux cratère, la contrée volcanique de Bolsena est aussi fort curieuse par les escarpements verticaux que présentent ses tufs et ses laves au-dessus des rivières environnantes. Les villes et les villages perchés sur ces promontoires sont du plus admirable pittoresque. La vieille Bagnorea s'avance entre deux gouffres vertigineux comme sur un immense môle et se réunit à la nouvelle ville par un chemin en «escarpolette» où les voyageurs timides n'aiment guère à s'aventurer; Orvieto occupe une roche isolée pareille à une forteresse; Pittigliano, entouré d'abîmes, n'eût été accessible qu'à l'oiseau si l'on avait coupé l'isthme de quelques mètres de large qui rattachait le village au reste du plateau. Au moyen âge, pendant les incessantes guerres des seigneurs et des communes, les grands triomphes étaient de pouvoir s'emparer de ces nids d'aigle.
Au sud du grand lac de Bolsena, qui s'épanche directement dans la Méditerranée par la Marta, le beau lac de Bracciano, qui donne naissance à la rivière d'Arrone, semble être aussi un bassin d'effondrement et non un véritable cratère. Quant au lac de Vico, de forme si gracieusement arrondie, c'est bien un volcan, quoique le rempart extérieur des laves soit ébréché du côté de l'occident. Au centre, s'élève le cône presque parfaitement régulier du Monte Venere, aux longs talus boisés. Jadis un lac annulaire enveloppait complètement le cône central et, par son contraste avec la verdure et les scories rouges, donnait à l'ensemble du paysage la plus merveilleuse beauté; mais le seuil par lequel son émissaire s'échappe dans le Tibre a été abaissé, et par suite le lac s'est transformé en un simple croissant. D'après la légende, une ville ruinée dormirait dans ses profondeurs.
De l'autre côté du Tibre, les montagnes du Latium qui contiennent les lacs charmants d'Albano et de Nemi, ainsi que d'autres bassins où l'on cherche du regard des eaux disparues, se dressent en un magnifique groupe de volcans, ou plutôt forment un cône unique de plus de 60 kilomètres de circonférence, dont le grand cratère, partiellement oblitéré, en renferme plusieurs de moindres dimensions. Précisément au centre de la grande enceinte extérieure du volcan, s'arrondit le principal cratère secondaire, celui du Monte Cavo, dont une légende, en désaccord avec l'histoire, a fait un camp d'Hannibal. Des couches de pouzzolane, de pierrailles volcaniques, de cendres, que les eaux ont ravinées en sillons divergents d'une grande régularité, forment les pentes extérieures de la montagne et, par la diversité de leur composition, montrent les différentes phases d'activité par lesquelles a passé jadis ce Vésuve romain, beaucoup plus récent que les volcans situés au nord du Tibre. Les laves sont descendues jusque dans le voisinage immédiat de Rome, là où se trouve le sépulcre de Cecilia Metella.
Le lac d'Albano déverse son trop-plein dans la mer par un canal souterrain de 2,337 kilomètres de longueur, qui s'est maintenu en parfait état de conservation pendant vingt-deux siècles. Le grand réservoir est fameux parmi les zoologistes à cause d'une espèce de crabe qui s'y trouve en grande abondance et que l'on expédie à Rome en temps de carême. Ce crabe, le seul animal de ce genre qui vive dans les eaux douces, fait supposer que le cratère lacustre était jadis en communication avec la mer et qu'il s'en est séparé peu à peu, en sorte que les crabes auront eu le temps de s'accoutumer au changement graduel opéré dans la composition du liquide. Il est probable qu'une longue série de siècles se sera écoulée avant que le golfe marin, transformé en réservoir distinct, puis lentement exhaussé par les amas de scories qui s'y déversaient, ait pu atteindre l'altitude de plus de 300 mètres, qu'il occupe aujourd'hui, à moins qu'il n'ait été soulevé en masse, comme le sont actuellement les côtes de Civita-Vecchia et de Porto d'Anzio. En tout cas, des silex travaillés et des vases de terre cuite, que l'on a trouvés sous les masses épaisses du peperino volcanique, prouvent que le pays était habité lors des dernières éruptions par des populations civilisées: quelques-uns de ces vases sont même doublement précieux, parce qu'ils figurent des maisons de ces temps antérieurs à l'histoire. Des pièces de monnaie de la République et des fibules de bronze témoignent de l'âge relativement moderne des laves supérieures. Que de civilisations diverses se sont succédé, et que de villes, de villages, de palais de plaisance ont pu se bâtir dans les anciens cratères! Albe la Longue et d'autres cités des Latins y ont été remplacées par des villas romaines, puis les papes et les grands dignitaires de l'Église y ont bâti leurs châteaux, et maintenant ces montagnes sont un lieu d'excursions et de villégiature pour la foule des étrangers qui, de toutes les parties du monde, viennent contempler la grande Rome. C'est au point culminant du Monte Cavo que se dressait le temple fameux de Jupiter Latial, où se célébraient les fêtes de la confédération latine; ses derniers restes ont été détruits en 1783. De l'emplacement où il s'élevait on peut voir, quand le temps est favorable, jusqu'aux monts de la Sardaigne 88.
Le lac de Nemi, dont les eaux reflétaient ce temple redouté de Diane où chaque prêtre devait être le meurtrier de son prédécesseur, n'a plus sur les pentes de son entonnoir les grandes forêts qui l'assombrissaient jadis. De même que le lac d'Albano, il a été abaissé au moyen d'un souterrain de décharge. Quant au lac Régille, fameux par la victoire de Rome sur les alliés de Tarquin le Superbe, ce n'était qu'un marais situé à la base septentrionale du volcan; il a été complétement asséché. Enfin le lac incrustant de Tartari et celui de la Solfatare ou des «Iles Nageantes», ainsi nommé à cause des feuilles agglomérées qui flottent sur ses eaux, ne sont, en réalité que de simples mares, qui doivent surtout leur réputation au voisinage de Tivoli.
Tous les lacs encore existants de la région volcanique romaine se ressemblent par une grande profondeur. Par contre, les lacs de la région calcaire doivent être plutôt considérés comme des inondations permanentes 89. L'un d'eux, le lac de Fucino, a été complètement vidé; l'autre, celui de Trasimène, doit l'être prochainement. Le lac de Fucino s'étendait, à une époque géologique antérieure, sur un espace de 270 kilomètres carrés, et le trop-plein de ses eaux s'épanchait au nord-ouest, par-dessus le seuil des Campi Palentini, dans la rivière Salto, qui descend au Velino, puis au Tibre. Mais, à une époque inconnue, la diminution des pluies amena l'isolement du lac, et les eaux, désormais enfermées dans leur bassin, n'eurent d'autre issue que par l'évaporation. Suivant les alternances des années sèches et des années pluvieuses, le lac se rétrécissait ou s'accroissait en étendue et tantôt laissait des marais sur ses bords, tantôt refluait sur les campagnes cultivées et détruisait les récoltes: l'écart entre les niveaux des eaux de crue et des eaux basses n'était pas moindre de 16 mètres, et, lors des grandes inondations, la profondeur du lac dépassait 23 mètres; deux villes, dit-on, Marruvium et Pinna, avaient été dévorées par une de ses crues. Déjà les anciens Romains avaient tenté de vider ce lac afin de supprimer ainsi un foyer de pestilence et de conquérir à l'agriculture une grande superficie de sol fertile; mais comme il eût été impossible de lui rendre, par-dessus un trop large seuil, son ancien déversoir dans la vallée du Tibre, ils en firent un affluent du Garigliano, dont le petit tributaire Liri, qui garde maintenant pour lui seul le nom de l'ancien fleuve (Liris), coule à une faible distance du côté de l'ouest. Du temps de Claude, 30,000 esclaves travaillèrent pendant onze ans à creuser un tunnel de 5,640 mètres de longueur à travers le Monte Salviano, qui sépare le bassin lacustre de la basse vallée du Liri. L'entreprise, dirigée par l'avide Narcisse, ne pouvait réussir complètement, puisque la section et le fond du canal variaient sur tout le parcours de la galerie souterraine; le déversoir ne fonctionna jamais que d'une manière imparfaite et finit par s'obstruer. Au treizième siècle, au dix-huitième, on essaya de déblayer le canal; mais, pour faire oeuvre sérieuse, il était nécessaire de le recreuser complètement, et c'est là le travail qui a été mené à bonne fin dans les temps modernes, grâce aux capitaux du prince Torlonia, et aux plans de M. de Montricher, exécutés par MM. Bermont et Brisse. En seize années, de 1855 à 1869, le nouveau canal, qui d'ailleurs a fait disparaître jusqu'à la dernière brique de l'ancien tunnel de Claude, a été complètement achevé: une masse liquide de plus d'un milliard de mètres cubes a été versée dans le Liri et, par ce torrent, dans le Garigliano et dans la mer; maintenant des cultures occupent en entier la surface de l'ancien lac. La salubrité s'est accrue en même temps que la richesse du pays, quoique, pendant la première période du desséchement, l'air ait été corrompu par les milliards de poissons échoués, dont les écailles brillaient sur les plages en une immense ceinture d'argent. Un réseau de plus de cent kilomètres de routes carrossables a été tracé en dedans du grand chemin de ronde construit autour de la plaine; tandis que les villages riverains, périodiquement assiégés par les eaux, avaient été souvent changés en îles et en presqu'îles, de nouveaux groupes d'habitations s'élèvent maintenant dans les parties les plus creuses de la plaine; des bouquets d'arbres à fruit et d'agrément ont assaini et consolidé les terres. On peut se faire une idée des immenses progrès qui se sont accomplis pour ces travaux de percement dans l'art de l'ingénieur, depuis les temps de la puissante Rome, en comparant, au point de vue technique, l'oeuvre inutile de Claude au travail efficace de M. de Montricher 90.
Note 90: (retour) Comparaison des deux souterrains d'écoulement:Ancien tunnel. Nouveau tunnel. Longueur........................... 5,640 mètres. 6,203 mètres. Section moyenne.................... 10 mèt. car. 20 met. car. Frais de construction (en argent et en valeur d'esclaves, d'après de Rotrou). 247,000,000 fr. 30,000,000 fr.
A l'autre extrémité des provinces romaines, entre la haute vallée du Tibre et le val de Chiana, le lac de Pérouse, plus connu sous le nom de lac de Trasimène à cause des souvenirs terribles qui s'y rattachent, a gardé jusqu'à nos jours presque toute l'étendue qu'il avait aux commencements de l'histoire. Cette mer de l'Ombrie n'aurait à s'élever que d'une faible hauteur pour épancher le trop-plein de ses eaux dans la Tresa, petit affluent du Tibre, mais elle n'a qu'un bassin fort étroit, et l'évaporation suffit pour emporter la masse liquide déversée par ses petits ruisseaux, dont l'un est le fameux Sanguinetto. C'est dans la plaine de ce ruisselet que les Carthaginois d'Hannibal et les Romains de Flaminius étaient aux prises, tandis qu'un tremblement de terre «roulait inaperçu sous le champ du carnage 91». Le lac est fort gracieux à voir, à cause des îles qui le parsèment et du charmant contour de ses rives; mais les collines basses qui l'entourent sont peu fertiles, le climat est insalubre, les eaux s'ont très-pauvres en poisson: aussi les habitants riverains attendent-ils avec impatience que les ingénieurs tiennent leurs promesses en donnant à l'agriculture les 12,000 hectares de terres excellentes encore recouvertes par l'eau du lac.
Un travail d'assainissement et de conquête agricole bien plus pressant est celui que réclame la «campagne romaine» proprement dite, c'est-à-dire le territoire compris entre le Tolfa de Civita-Vecchia, le mont Soracte, les hauteurs de la Sabine et les volcans du Latium. Aux portes mêmes de la capitale de l'Italie commence la solitude. Autour de la grande Rome comme dans les Maremmes de l'ancienne Étrurie, les guerres, l'esclavage et la mauvaise administration ont changé en désert une contrée fertile qui devrait nourrir des populations nombreuses. Les peintres célèbrent à l'envi la campagne de Rome; ils en admirent les mornes étendues, les ruines pittoresques entourées de broussailles, les pins solitaires au branchage étalé, les mares où viennent s'abreuver les buffles, où se reflètent les nuages empourprés du soir. Certes, ces paysages, dominés par des montagnes au vigoureux profil, sont magnifiques de grandeur et de tristesse, mais l'air y est mortel. Le sol et le climat de l'Agro romano se sont détériorés à la fois, et la fièvre y règne en souveraine
La campagne de Rome, qui s'étend au nord, du Tibre, sur plus de 200,000 hectares, de la mer aux montagnes, était, il y a deux mille ans, un pays riche et cultivé; mais, après avoir été labouré par des mains d'hommes libres, il fut livré aux mains des esclaves. Accaparé par les patriciens qui s'y taillaient de vastes domaines, ce terrain se couvrit de villas de plaisance, de parcs et de jardins, qui s'étendaient des montagnes à la mer; puis, lorsque les magnifiques demeures furent livrées aux flammes et que la population de travailleurs asservis fut dispersée, le pays se trouva du coup transformé en désert. Depuis cette époque, la plus grande partie de l'Agro n'a cessé d'être propriété de «main-morte» entre les mains des corps religieux et de grandes familles princières. Tandis que le reste de l'Europe progressait en agriculture, en industrie, en richesses de toute sorte, la Campagne devenait plus déserte, plus morne, plus insalubre. Le marais n'a cessé d'envahir dans les bas-fonds, et les collines elles-mêmes se sont recouvertes d'une atmosphère de miasmes; la malaria, produite par les sporules d'eau douce qui empoisonnent l'atmosphère et que les vents d'ouest empêchent de s'échapper vers la mer, a fini par franchir les murs de Rome et décime la population des faubourgs.
CAMPAGNE DE ROME.
Dessin de A. de Curson, d'après nature.
Pas un village, pas un hameau de cette contrée flétrie n'a pris assez d'importance pour s'organiser en commune: il n'y a que de simples masures de dépôt dans les diverses propriétés, qui ont en moyenne 1,000 hectares d'étendue. Ces immenses domaines ne consistent guère qu'en pâtis où se promènent en troupeaux, à demi sauvages, de grands boeufs gris, que l'on dit, probablement à tort, être les descendants de ceux qui suivirent les Huns en Italie, et dont les cornes puissantes, longues de près d'un mètre, sont conservées soigneusement dans les cabanes comme préservatif contre le «mauvais oeil». Le sol de ces terrains de pâture, si mal utilisés, se compose pourtant de grasses alluvions, mêlé à des matières volcaniques et aux marnes argileuses des Apennins; mais on se borne à en labourer une faible partie tous les trois ou quatre ans, pour le compte d'intermédiaires appelés «marchands de campagne». Laboureurs et moissonneurs, qui descendent des collines des alentours, viennent pour ainsi dire travailler en courant, poursuivis par la fièvre, et bien souvent ils succombent au fléau avant d'avoir pu regagner leurs villages. Que faudrait-il faire pour rendre au sol sa richesse, à l'air sa pureté, et ramener la population dans la campagne romaine? Sans doute il faudrait drainer le sol, dessécher les marais, planter des arbres ayant, comme l'eucalyptus, une grande facilité d'absorption par leurs feuilles et leurs racines,--et c'est là ce que l'on tente depuis 1870 avec succès autour de l'abbaye de Tre Fontane;--mais il importerait, avant toutes choses, d'intéresser le cultivateur à la restauration du terrain qu'il laboure. Même dans les districts du pays romain, les plus salubres par le sol et le climat, la misère et toutes les maladies qui en sont la conséquence déciment la population. Ainsi la vallée du Sacco, qui prolonge vers Rome les campagnes fertiles de la Terre de Labour et qui est si riche en céréales, en vins, en fruits, n'a que du maïs pour ses propres cultivateurs; la part prélevée par la grande propriété et les intérêts des prêteurs dévorent tous les produits; les paysans riches sont ceux qui, après avoir vendu le sol, gardent encore la propriété des arbres.
Au sud du Tibre, la zone des terres incultes et insalubres se continue le long de la mer; les eaux retenues par les dunes du bord emplissent l'air de miasmes dangereux, et, pour y échapper, il faut se réfugier, soit sur les collines de l'intérieur, soit même sur les jetées qui s'avancent en pleine mer, comme à Porto d'Anzio. La mort plane sur ces rivages qui jadis étaient bordés, d'Ostie à Nettuno, d'une longue façade de palais célèbres par leurs grands trésors d'art, dont il nous reste le Gladiateur et l'Apollon du Belvédère; à demi enfouis dans le sable des dunes ou déjà lavés par le flot marin, des pavés de mosaïque et des murs de fondation rappellent l'oeuvre de destruction accomplie par les marais. Mais de toutes les campagnes à malaria la plus redoutable est celle qui occupe, à la base des monts Lepini, la plaine comprise entre Porto d'Anzio et Terracine. Cette plaine, ancien golfe de la mer Tyrrhénienne, est celle des marais Pontins ou «Pomptins», ainsi nommée d'une ville de Pometia, qui n'existe plus. Vingt-trois cités prospéraient jadis dans cette contrée, aujourd'hui déserte et mortelle. C'était le domaine le plus fertile de la puissante confédération des Volsques, et, si l'on en juge par les traditions qu'a poétisées l'Énéide, c'était un pays des plus prospères. Mais les Romains conquérants vinrent y faire en même temps «la paix et la solitude». La région était déjà transformée en un marécage lorsque, en l'an 442 de Rome, le censeur Appius construisit à travers le pays la voie célèbre qui mène de Rome à Terracine. Depuis cette époque, on a vainement essayé, à diverses reprises, de reconquérir le territoire, refuge des sangliers, des cerfs, et de buffles à demi sauvages dont les ancêtres furent importés d'Afrique au septième siècle. Les canaux creusés du temps d'Auguste semblent n'avoir pas eu grande utilité; les travaux entrepris sous le Goth Théodoric furent, dit-on, plus efficaces; mais les eaux stagnantes et la malaria reprirent bientôt leur empire. Vers la fin du dix-huitième siècle, le pape Pie VI reprit l'œuvre d'assainissement; il fit creuser, à côté de la voie Appienne restaurée, un grand canal de décharge où devaient affluer toutes les eaux du marais; mais les calculs des ingénieurs se trouvèrent déçus, et la vaste dépression, d'une superficie totale de plus de 750 kilomètres carrés, est toujours le même pays de désolation et de mort; quand un brigand s'y réfugie, on ne l'y poursuit point; on le laisse mourir en paix.
Toutes les difficultés sont réunies pour gêner les travaux de dessèchement. A l'ouest des marais Pontins proprement dits, parallèlement au rivage de la mer, se prolonge une rangée de hautes dunes boisées, à travers lesquelles furent jadis creusés des canaux d'écoulement, oblitérés aujourd'hui; mais au delà de cette première chaîne de dunes s'étend une deuxième zone de marécages séparés de la mer par un autre rempart de sable, enraciné d'un côté à la pointe d'Astura, de l'autre au promontoire de Circé, et couvert également de forêts, où les marins de Naples viennent s'approvisionner de bois et de charbon. Ainsi deux barrières s'opposent à l'expulsion des eaux vers les parages de la mer les plus rapprochés: il faut donc que les canaux d'asséchement se dirigent au sud vers Terracine; mais là aussi un cordon de dunes borde le littoral. D'ailleurs la pente générale du sol est très-faible, de 6 mètres à peine, de l'origine des marais au rivage de la mer. En outre, les eaux sont retenues dans les canaux par de véritables forêts d'herbes aquatiques; pour débarrasser les fossés de ces énormes enchevêtrements de plantes et rétablir le courant, on pousse dans l'eau des troupeaux de buffles qui pataugent sur le fond et le maintiennent ainsi plus libre de végétation. C'est là, il est vrai, un moyen barbare, qui hâte la détérioration des berges, et que l'on cherche à remplacer par des fauchaisons régulières; mais à peine les herbes palustres ont-elles été coupées et livrées au courant, qu'elles repoussent avec la même abondance et qu'il, faut s'occuper d'une nouvelle moisson. La masse des eaux reste donc stagnante: or non-seulement il pleut beaucoup dans cette partie de l'Italie, mais encore, par un singulier phénomène géologique, il se trouve que l'eau surabondante des bassins limitrophes s'épanche par dessous les montagnes dans la dépression des marais Pontins. M. de Prony a constaté que la masse liquide versée à la mer par le Badino, canal d'écoulement des marais, dépasse de plus de moitié Peau de pluie reçue annuellement dans le bassin. C'est que le Sacco, tributaire du Garigliano, et le Teverone, affluent du Tibre, s'écoulent partiellement dans les marais par des ruisseaux cachés qui passent au-dessous des monts Lepini et rejaillissent de l'autre côté en sources très-abondantes. Lors des grandes pluies, tout se trouve inondé. Pendant les sécheresses, un nouveau danger se produit: que des pâtres insouciants allument des broussailles sur les pâturages desséchés, le sol tourbeux s'enflamme aussitôt et brûle jusqu'au niveau des eaux souterraines; ainsi se forment de nouvelles cuvettes marécageuses dans les endroits que l'on croyait, le plus à l'abri des inondations. Mais, pendant la plus grande partie de l'année, l'aspect des marais Pontins est celui d'une plaine couverte d'herbes et de fleurs: on se demande avec étonnement comment ces campagnes si fécondes restent encore inhabitées. La ville de Ninfa, qui fut bâtie vers le onzième ou douzième siècle à l'extrémité septentrionale de la plaine, dans la région la moins insalubre, est pourtant abandonnée. On la voit encore presque entière, avec ses murs, ses tours, ses églises, ses couvents, ses palais, ses demeures, toute revêtue de lierre, d'autres plantes grimpantes, d'arbustes fleuris.
Pour l'assainissement des marais Pontins, il semblait tout naturel d'avoir recours à la pratique du colmatage, qui a rendu tant de services dans la vallée de la Chiana. On l'a tenté, en effet, et ça et là quelques bons résultats ont été obtenus; mais, ainsi que le fait remarquer de Prony, la «chair» des montagnes avoisinantes est presque épuisée; les eaux n'en détachent plus guère que des blocs de rochers, des cailloux, des graviers; il n'en descend que fort peu de ces sables fins et de ces argiles ténues nécessaires à la formation des colmates. Il faudra donc recourir à des moyens d'assainissement moins simples et plus coûteux. Ces moyens existent, aucun ingénieur n'en doute. Il est possible d'assécher et de repeupler ces contrées, qui sont aujourd'hui des foyers de pestilence et dont les rares habitants, toujours secoués par les fièvres, succombent d'anémie au bord des chemins. Bien employées, les dépenses seront largement couvertes par les produits de cette plaine féconde, qui, presque sans culture, fournit déjà les plus belles récoltes de blés et de maïs. Lorsque ce grand travail de récupération aura été conduit à bonne fin, les antiques cités des Yolsques renaîtront du sol qui recouvre leurs ruines.
Jusqu'à nos jours, le fleuve romain par excellence, le Tibre, est aussi resté incorrigible; ses crues soudaines, sans être comparables à celles du Pô, de la Loire et du Rhône, sont fort dangereuses: on les dit plus redoutables qu'aux temps de l'ancienne république. Depuis Ancus Martius, on lutte contre les alluvions fluviales avec des alternatives de réussite et d'insuccès, pour les déplacer et donner aux eaux un débouché large et profond. Les ingénieurs italiens, qui se distinguent par la hardiesse de leurs entreprises, et qui d'ailleurs ont pour les encourager l'exemple des puissants constructeurs leurs ancêtres, auront fort à faire pour régulariser le cours du fleuve et pour en diriger les apports à leur gré.
Le Tibre est de beaucoup le fleuve le plus abondant de la partie péninsulaire de l'Italie et celui dont le bassin, largement ramifié au nord et au sud, est le plus étendu 92. C'est aussi le seul qui soit navigable dans son cours inférieur, d'Ostie à Fidènes et même au confluent de la Nera, quoique son courant rapide et ses remous mettent souvent lés faibles embarcations en danger. Il prend sa source exactement sous la latitude de Florence, dans ces Alpes de la Lune, dont l'autre versant épanche la Marecchia vers Rimini. La vallée qu'il parcourt dans le coeur des Apennins est d'une grande beauté; tantôt elle s'étale en de larges et fertiles bassins, tantôt elle n'est plus qu'un défilé penchant, ouvert de vive force à travers les rochers. En aval du charmant bassin de Pérouse, le Tibre reçoit le Topino, qu'alimentent les eaux réunies dans la plaine, jadis lacustre, de Fuligno, au pied du grand Apennin et du chemin sinueux qui monte au col Fleuri (col Fiorito). C'est dans cette plaine, l'une des plus admirées de l'Italie centrale, que vient déboucher la rivière de Clitumnus, à l'eau si pure, «le plus vivant cristal où vint jamais se baigner la nymphe.»
... the most living crystal that was e'er
The haunt of the river nymph, to gaze and lave
Her limbs.
(BYRON.)
Un joli temple, l'un des mieux conservés de l'époque romaine, s'élève encore au-dessus de la source; mais les troupeaux qui s'abreuvent à l'onde sacrée ne prennent plus un pelage d'une blancheur éclatante, comme aux temps de Virgile; la vertu divine a disparu des eaux.
CASCADE DE TERNI
Dessin de Taylor, d'après une photographie,
Le rival du haut Tibre, par sa masse liquide, celui qui «lui donne à boire», dit le proverbe italien, est le Nar ou Nera, qui réunit dans sa gorge inférieure plusieurs rivières descendues des montagnes Sibyllines, du Monte Yelino, des hauteurs de la Sabine. Il y a plus de vingt et un siècles, dit-on, les plus importantes de ces rivières n'atteignaient pas le Tibre; elles s'arrêtaient dans la plaine de Reate (Rieti) pour y former le lacus Velinus, dont il reste actuellement quelques petits bassins et des marécages épars ça et là, au milieu des riches cultures du Champ des Roses, Une brèche ouverte à travers les roches de sédiment calcaire, et plusieurs fois recreusée depuis les Romains, a livré passage en amont de Terni aux eaux du Velino et formé cette admirable cascade delle Marmore, que les peintres et les poëtes ont célébrée à l'envi. La rivière tombe d'abord en une seule nappe d'une hauteur verticale de 165 mètres, puis descend en bouillonnant à travers les blocs amoncelés pour se joindre à l'eau plus paisible de la Nera. Beaucoup moins grandioses, mais plus charmantes peut-être, sont les nombreuses cascatelles de l'Anio (Aniene ou Teverone), le dernier affluent que reçoit le Tibre en amont de Rome. De la colline verdoyante qui porte le pittoresque Tivoli, entouré de ses vieux murs, on voit s'échapper de toutes parts le flot argenté des cascades; les unes glissent en longues nappes sur la roche polie, les autres s'élancent d'une voûte d'ombre, se déploient un instant dans l'air, puis disparaissent de nouveau sous le feuillage; toutes, puissantes gerbes ou simples filets d'eau, ont un trait spécial de beauté qui les distingue, et par leur ensemble elles forment un des tableaux les plus gracieux de l'Italie. Aussi Tivoli, dont le nom est proverbial dans le monde entier comme synonyme de lieu charmant, a-t-il été de tout temps l'un des grands rendez-vous des Romains. En dépit de la rime populaire:
Tivoli di mal conforto,--O piove, o tira vento, o suona a morto!
(Tivoli sans comfort,--Eau, vent ou glas de mort!)
quelques villas modernes y ont succédé aux maisons de plaisance, vraies ou prétendues, de Mécène, d'Horace, de Catulle, de Properce et à l'immense villa d'Hadrien, la plus somptueuse qui fût jamais, et dont les ruines couvrent, à l'ouest de la Tivoli actuelle, plusieurs kilomètres carrés de surface. De nos jours il est grandement question d'utiliser les eaux de l'Aniene pour la grande industrie. Ce fleuve roule environ 400 mètres cubes en temps de crue et, pendant les saisons les plus sèches, son débit ne tombe pas au-dessous de 30 ou 25 mètres; les ingénieurs ont calculé que cette masse d'eau tombant d'une centaine de mètres de hauteur leur donnerait une force d'au moins 15,000 chevaux, et ils font leurs plans pour en tirer profit. Les anciens n'exploitaient industriellement les chutes de Tivoli que pour en retirer les concrétions de «pierre tiburtine» ou travertin que les eaux calcaires déposent à droite et à gauche de leur lit et qui en maints endroits atteignent une puissance de 30 mètres. Ils s'en servaient pour la construction des monuments de Rome. La couleur du travertin, quand on le tire de la carrière, est blanche, mais après un certain temps elle tourne au jaune et prend ensuite une teinte rougeâtre très-agréable à l'oeil, qui contribue à donner aux édifices un caractère de majesté.
En aval de son confluent avec l'Anio, le Tibre ne reçoit plus que de faibles ruisseaux. Il est tout formé, et son flot, toujours jaune de l'argile qu'il a délayée dans son passage à travers les plaines de l'Ombrie, vient rouler avec toute sa puissance sous les ponts de Rome. Bientôt après, il contourne de ses méandres les dernières collines, qui bordent un ancien golfe comblé, et, déjà soulevé par le flot de marée qui vient à sa rencontre, se bifurque autour de l'île Sacrée, jadis l'île de Vénus, célèbre par ses roses, aujourd'hui triste solitude marécageuse, couverte de joncs et d'asphodèles. Le vieux Tibre est le bras qui coule au sud de l'île; c'est lui qui porte encore à la mer la plus grande quantité d'eau et qui a poussé en dehors du continent la péninsule d'alluvions la plus considérable. Ostie, qui était la «porte» du fleuve aux premiers temps de l'histoire romaine, repose maintenant sous les champs de céréales et les chardons à 6 kilomètres et demi du rivage: les fouilles entreprises depuis 1855 la font ressusciter peu à peu comme la Pompéi napolitaine: on peut y visiter les temples de Jupiter, de Cybèle, entrer dans un sanctuaire de Mithra, parcourir l'ancienne voie des tombeaux, se promener dans les rues bordées d'arcades, à côté de magasins fermés depuis plus de deux mille ans. Les commerçants de Rome avaient dû abandonner la ville à cause de l'allongement du lit fluvial et de la barre de sable qui en obstruait l'entrée. Déjà du temps de Strabon Ostie n'avait plus de port.
Pour reconquérir un débouché sur la mer, les empereurs romains firent creuser au nord du bras d'Ostie un canal que les eaux du Tibre ont peu à peu transformé par leurs érosions et leurs apports en un petit fleuve sinueux: c'est le Fiumicino. Claude fit excaver de vastes bassins au bord d'une crique assez profonde située au nord du canal, et là s'éleva bientôt une nouvelle Ostie. Trajan ouvrit, un peu plus au sud-est, un autre port, qui fut pendant plusieurs siècles la véritable embouchure commerciale du Tibre. Mais depuis environ mille ans ce port s'est comblé; les alluvions gagnent incessamment sur la mer et prolongent le triangle de terres qu'elles ont formé au devant de la courbe naturelle du rivage tracée entre Civita-Vecchia et Porto d'Anzio; actuellement les anciens bassins sont laissés à près de 2 kilomètres dans les campagnes. Du côté du Fiumicino, où le chenal est indiqué par des rangées de pieux que l'eau vient affouiller à la base, les progrès du delta sont d'environ un mètre par an, tandis qu'ils atteignent près de trois mètres à la bouche de l'ancienne Ostie. Sur les bords d'un grand étang qui servait de darse intérieure au port de Trajan, on trouve des ruines en grand nombre, palais, thermes, entrepôts. Des fouilles entreprises en cet endroit pour le compte de la famille Torlonia ont amené la découverte de quelques objets d'art.
Ainsi le Tibre, comme l'Arno, le Pô, le Rhône, l'Èbre, le Nil et tous les autres fleuves qui se jettent dans la Méditerranée, est obstrué à son embouchure par des bancs de sable infranchissables aux grands navires, et Rome, au lieu de se servir de son fleuve pour communiquer avec les pays d'outre-mer, est obligée d'avoir recours à des ports éloignés: c'est par Antium, Anxur (Terracine), Pouzzolles même, qu'à défaut d'Ostie elle se mettait jadis en rapport avec la Sicile, la Grèce et l'Orient; mais dans les temps modernes la plus grande importance politique et commerciale des contrées du nord a fait transférer à Civita-Vecchia l'entrepôt marin de la vallée du Tibre. On sait que Garibaldi a le projet de consacrer les derniers efforts de sa vie à la transformation de Rome en une grande cité maritime et commerciale. Un canal d'assainissement détaché du Tibre emporterait toutes les eaux stagnantes de la campagne romaine, tandis qu'un lit plus large, où des portes d'écluse arrêteraient les alluvions du Tibre, irait déboucher dans un port vaste et profond, en pleine Méditerranée. L'entreprise grandiose sera en même temps d'une exécution difficile, car la mer est basse au large des côtes romaines et c'est à plus de 1,200 mètres du littoral que la sonde marque la profondeur de 10 mètres nécessaire à l'entrée des grands navires. Cependant, si le Tibre doit être transformé en un grand fleuve commercial et si les travaux d'excavation d'un port doivent être entrepris, on ne saurait choisir d'autre emplacement que la région qui s'étend au nord du delta, et s'il est possible, fort au large de la zone d'alluvions du fleuve.
Les ingénieurs hydrauliciens trouveront aussi, sinon des obstacles insurmontables, du moins d'extrêmes difficultés à triompher des crues qui rendent le Tibre si dangereux pour les villes riveraines. D'après les auteurs anciens, les débordements du Tibre étaient très-redoutables, non-seulement à cause du mal qu'ils faisaient directement, mais aussi à cause des amas de détritus animaux et végétaux, notamment des serpents noyés, qu'ils laissaient dans les campagnes. Dans ses crues, le fleuve continue d'apporter ces débris corrompus et cause toujours de grands dégâts. A Rome, qui n'est pourtant qu'à 56 kilomètres de la mer, le niveau d'inondation s'élève fréquemment à 12 et 15 mètres au-dessus de l'étiage; en décembre 1598, le fleuve se gonfla même de plus de 20 mètres. Gomment faire pour retenir ces masses d'eau, pour régler l'arrivée des ondes successives de la crue sous les ponts de Rome? S'il est vrai que le déboisement des Apennins soit l'une des grandes causes du fléau, la restauration des forêts sera-t-elle une mesure suffisante? Ou bien faudra-t-il rétablir au moyen de barrages, du moins pendant le temps des pluies, quelques-uns des anciens lacs où venaient aboutir jadis des rivières sans issue? Dans tous les cas, l'embarras sera grand, car le versant occidental des Apennins est précisément tourné vers les vents pluvieux, et les crues spéciales de chaque bassin des affluents du Tibre coïncident pour former une seule et même vague d'inondation. En outre, les vents d'ouest et de sud-ouest, qui apportent en hiver les nuages et les averses, sont aussi les mêmes qui soufflent à l'encontre des eaux fluviales dans le delta et en retardent l'écoulement vers la mer.
Si les grandes inondations hivernales du Tibre s'expliquent facilement, par contre ce fleuve présente dans son régime estival un phénomène qui resta longtemps incompréhensible. Pendant la saison des sécheresses, les eaux du Tibre se maintiennent à un niveau de beaucoup supérieur à celui qui répondrait à la faible quantité de pluies tombées dans le bassin; jamais leur débit d'étiage n'est inférieur à la moitié du débit moyen. C'est là un fait peut-être unique dans son genre et que les savants n'ont constaté pour aucune autre rivière. Ainsi, pour établir une comparaison avec un fleuve bien connu et relativement constant, la Seine, dont le bassin est près du quintuple de celui du Tibre et qui roule d'ordinaire presque deux fois plus d'eau, est souvent, après de longues sécheresses, de trois à quatre fois moins abondante. Pour expliquer la pérennité du Tibre, il faut admettre nécessairement que pendant la saison des sécheresses le fleuve est alimenté par les émissaires de réservoirs souterrains où se sont accumulées les eaux de l'hiver. Ces réservoirs sont très nombreux, si l'on en juge par les écroulements en forme d'entonnoirs qui s'ouvrent ça et là sur les plateaux et les montagnes calcaires de l'Apennin. Un de ces gouffres, appelé «Fontaine d'Italie» ou puits de Santulla, et situé non loin d'Alatri, près de la frontière du Napolitain, est, en effet, une sorte de puits, de 50 mètres de profondeur, et large de 400 mètres, au fond duquel une véritable forêt dresse ses troncs élancés vers la lumière; des sources ruissellent en abondance sous la verdure, et des brebis, qu'on y a fait descendre au moyen de cordes et qu'un pâtre ira chercher en se suspendant également à un câble, paissent l'herbe savoureuse qui croît à l'ombre de ce charmant bosquet. Ce sont des gouffres de cette espèce qui alimentent de leurs eaux mystérieuses les fleuves de la contrée, le Sacco et le Tibre. Les ingénieurs Venturoli et Lombardini ont établi par leurs calculs, qu'environ les trois quarts de la masse liquide du Tibre pendant l'étiage proviennent de lacs inconnus, cachés dans les cavernes des Apennins calcaires. L'eau qu'ils fournissent annuellement au Tibre est égale à celle que renfermerait un bassin de 65 kilomètres carrés sur une profondeur moyenne de 100 mètres 93.
Le Tibre a fait en grande partie la puissance de la Rome primitive, sinon comme rivière navigable, du moins comme ligne médiane d'un vaste bassin, et maintenant encore la disposition générale de la contrée fait de sa capitale le marché naturel d'une région considérable de l'Italie. À ces avantages de la ville se joignirent plus tard ceux de sa position centrale en Italie et dans l'orbis terrarum; mais, nous l'avons vu, l'histoire, qui change sans cesse la valeur géographique relative des diverses contrées, a graduellement rejeté Rome en dehors du grand chemin des nations. Il est vrai que cette ville est située à peu près au milieu de la Péninsule et qu'elle occupe le centre de figure de l'ensemble des terres, insulaires et continentales, qui entourent la mer Tyrrhénienne; également au point de vue météorologique, Rome est un centre, puisque sa température moyenne (15°,4) est précisément de 4 degrés plus élevée que celle de Turin et de 4 degrés plus faible que celle de Catane; mais ni la position géométrique, ni les avantages du climat, d'ailleurs très-compromis par l'insalubrité des campagnes et même d'une partie de la ville, n'assurent à Rome l'importance de grande capitale qu'elle ambitionne. Quoique résidence de deux souverains, le roi d'Italie et le pape, Rome n'est point la tête de la Péninsule, et bien moins encore celle des pays latins. On affirme que pendant le moyen âge, lors du séjour des papes à Avignon, la population de la «Ville Éternelle» descendit à 17,000 individus; ce fait paraît très-contestable à M. Gregorovius, le savant qui a le mieux étudié cette période de l'histoire de Rome, mais il est certain qu'après le sac ordonné par le connétable de Bourbon Rome n'avait guère plus de 50,000 habitants. De nos jours, elle grandit assez rapidement, mais elle est très-inférieure à Naples et sa population n'est même pas aussi considérable que celle de Milan.
Dès les premiers âges, les habitants de Rome étaient d'origines diverses, La légende de Romulus et de Rémus, le récit de l'enlèvement des Sabines, qui s'applique en réalité à toute une époque de l'histoire romaine, les conflits incessants des nations enfermées dans la même enceinte, témoignent de cette diversité première. De même, les restes des cités que l'on trouve dans la province de Rome, plus fréquemment encore que dans la Toscane proprement dite, murs dits cyclopéens, nécropoles, urnes funéraires, vases de toute espèce, poteries et bijoux, rappellent que sur la rive droite du Tibre l'élément étrusque balançait au moins celui des Italiotes. Ailleurs, notamment sur le versant de l'Adriatique, prédominaient les Gaulois, et leur race se mêla diversement aux autres souches ethniques d'où sortit la population romaine primitive.