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Nouvelle géographie universelle (1/19): I L'Europe meridionale (Grèce, Turquie, Roumanie, Serbie, Italie, Espagne et Portugal)

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VILLA SERBELLONI, LAC DE COMO
Dessin de Taylor, d'après une photographie de M. J. Lévy.

Les lacs alpins de l'Italie ont donc la plus grande importance dans l'économie générale de la contrée. Ils exercent aussi une certaine influence modératrice sur le climat à cause de l'égalité relative de température que gardent les masses liquides en proportion de l'atmosphère. En outre, comme chemins naturels des échanges entre les plaines et les hautes vallées et comme réservoirs de vie animale, ils devaient attirer la population sur leurs rivages et se border de villages nombreux. Mais dès l'époque romaine, et plus tard, lors du renouveau de la civilisation italienne, après que se fut écoulé le flot des migrations barbares, la beauté des paysages est la grande cause qui a fait édifier tant de palais, tant de villas de plaisance sur les bords des grands lacs. De nos jours, c'est par caravanes sans cesse renouvelées que les foules de visiteurs se précipitent vers la merveilleuse contrée pour se reposer le regard et l'esprit par la vue de ces horizons si grandioses et si purs. Et réellement peu de sites en Europe sont comparables à ce golfe charmant de Pallanza, où sont éparses les îles Borromée avec leur village de pêcheurs, leurs palais, leur végétation presque tropicale! Non moins belle est cette péninsule de Bellagio, semblable à un jardin suspendu en face des grandes Alpes neigeuses, et d'où l'on voit s'enfuir les deux branches inégales du lac de Como, entre leurs corridors de rochers, de cultures et de villas; plus gracieuse encore, s'il est possible, est cette étonnante presqu'île de Sermide, que l'on voit s'avancer dans l'azur du lac de Garde, pareille à un mince pédoncule s'épanouissant en corolle multicolore!

Bien différents des lacs de la montagne, ceux de la plaine inférieure, que l'on devrait considérer plutôt comme des inondations permanentes, ont disparu pour la plupart, grâce au travail des agriculteurs qui en ont rejeté les eaux dans les rivières les plus voisines. Ainsi le grand lac Gerondo, que citent les documents du moyen âge et qui s'étendait à l'est de l'Adda, dans les districts de Crema et de Lodi, n'a plus laissé qu'un simple bas-fond de marécages ou mosi, et l'île populeuse de Fulcheria, que ses eaux séparaient du reste de la plaine, est désormais rattachée aux autres campagnes lombardes. Les lacs de la rive méridionale du Pô, en aval de Guastalla, sont également asséchés, et si les deux lacs de Mantoue, d'ailleurs peu profonds, n'ont pas cessé d'exister, c'est qu'au douzième siècle on les a soutenus par des barrages pour les empêcher de se changer en marais. Mieux sans doute eût valu les vider et sauver ainsi la ville des longs siéges et des fléaux qui en furent la conséquence!

Les palus du littoral de l'Adriatique, généralement désignés sous le nom de lagunes, diminuent aussi d'étendue pendant le cours des siècles; tandis qu'il s'en forme de nouveaux plus avant dans la mer, les anciens disparaissent peu à peu. Les vieilles cartes du rivage vénitien diffèrent grandement de celles que nous dessinons aujourd'hui, et pourtant ces changements considérables sont l'œuvre d'un petit nombre de siècles. Les marais de Caorle, entre la bouche de la Piave et le fond du golfe de Trieste, ont tellement modifié leur forme, qu'il est impossible de reconstituer l'ancienne topographie de la contrée; les célèbres lagunes de Venise et de Chioggia n'ont gardé une certaine permanence de contours que par la continuelle intervention de l'homme; mais celui de Brondolo a été comblé depuis le milieu du seizième siècle. Au sud des bouches du Pô, la grande lagune de Comacchio a été découpée en plusieurs parties par les chaussées d'alluvions qu'ont élevées les fleuves dans leur cours errant, et presque toute son étendue consiste en valli ou vastes bancs de terrains d'alluvions; cependant on y trouve aussi, notamment dans l'angle sud-oriental, quelques profondes cavités ou chiari, restes de l'Adriatique non encore colmatés par les apports fluviaux. La lagune de Comacchio, espace intermédiaire entre le sol et les eaux, se prolongeait autrefois à une grande distance vers le sud et formait la lagune de Padusa, qui entourait de ses canaux la ville de Ravenne, actuellement en terre ferme: les descriptions que Strabon, Sidoine Apollinaire, Jornandès, Procope, donnent de cette vieille cité conviendraient parfaitement à une ville à demi insulaire comme Venise et Chioggia. La Padusa est depuis longtemps comblée, mais les espaces non encore asséchés de la mer de Comacchio occupent environ 30,000 hectares; la profondeur moyenne n'y est que d'un à deux mètres.

Jadis, à n'en pas douter, un cordon littoral, une flèche semblable à celles qui bordent les côtes des Carolines et du Brésil, séparait les eaux de l'Adriatique des lagunes de l'intérieur. Cette plage primitive, dont le développement était d'environ deux cents kilomètres, existe encore partiellement: les lidi de Venise et de Comacchio, percés de distance en distance par des brèches qui laissent entrer la marée vivifiante et servent de ports aux navires, sont les restes de ce littoral extérieur. En d'autres endroits, ce n'est plus dans la mer, c'est sur la terre ferme qu'il faut en chercher les traces. Ainsi la péninsule basse que les abords du Pô ont jetée dans la mer est traversée du nord au sud par des rangées de dunes, qui sont le prolongement des lidi vénitiens et se continuent même dans l'étang de Comacchio par des levées parallèles au rivage actuel. De l'Adige à Cervia, ces anciennes plages, qui semblent dater au moins de l'époque romaine, sont couvertes de bois de pins, sombres et solennels, aux rameaux presque toujours ployés et gémissants sous le vent de la mer. En quelques endroits des chênes ont remplacé les pins par une rotation naturelle des productions du sol; des aubépines, des genévriers, sont les principaux arbustes du sous-bois: on y chasse encore le sanglier.

A mesure que les eaux protégées contre le flot du large par ces remparts naturels viennent à se combler et que les alluvions débordent à l'extérieur, la mer s'empare des sables pour les répartir également et en former, de pointe à pointe, de nouvelles flèches curvilignes semblables aux premières; immédiatement au sud de la branche maîtresse du Pô, trois de ces chaînes de dunes s'enracinent au même point et divergent en éventail vers le sud. De même à l'est de Ravenne, la dune maîtresse, que la pinède revêt de sa sombre verdure sur un espace de trente-cinq kilomètres en longueur et sur une largeur variable de cinquante à trois mille mètres, est accompagnée par deux autres rangées de dunes, l'une déjà complétement achevée, l'autre en voie de formation. La vague et le vent travaillent de concert à l'élever. D'après M. Pareto, l'accroissement normal de la plage est de 230 mètres par siècle loin de toute bouche fluviale, mais il est beaucoup plus considérable dans le voisinage des cours d'eau.

La mer marque donc elle-même par une série de barrières tous ses reculs successifs. Il est vrai qu'elle opère aussi parfois des retours d'invasion, par suite de l'abaissement non encore expliqué des côtes de la Vénétie. Ainsi le banc de Cortellazzo, barre sous-marine de gravier, qui se prolonge à vingt mètres de profondeur, parallèlement à la plage des marais de Caorle, semble avoir été, à une époque géologique antérieure, un lido dont la disparition a rendu à la mer libre un espace de plus de mille kilomètres carrés. La chaîne des îles qui bordait le littoral d'Aquileja, du temps des anciens et au commencement du moyen âge, a presque entièrement disparu. A l'époque romaine, ces îles étaient fort peuplées et possédaient des chantiers de construction; elles avaient des forêts et des cultures. Les chroniques du moyen âge racontent aussi comment le doge de Venise et le patriarche d'Aquileja allaient chasser le cerf et le sanglier dans les îles, au grand mécontentement des habitants. Maintenant la rangée des terres et le rempart des dunes qui les protégeaient n'ont laissé que de faibles restes; des roseaux ont remplacé les anciennes forêts et les cultures; Grado est la seule localité du littoral qui ait gardé quelques habitants. Dans les eaux de la mer et des marais, des môles, des murailles, des pavés de mosaïques et même des pierres à inscriptions témoignent de l'ancienne extension de la terre ferme. Plus à l'ouest, le littoral de Venise s'est abaissé de la même manière. Sous le sol qui porte aujourd'hui la ville des lagunes, le forage des puits artésiens a révélé l'existence de quatre strates superposées de tourbières, dont l'une, profonde de 130 mètres, donne la mesure de l'énorme affaissement qui s'est opéré. Depuis l'époque historique, l'église souterraine de Saint-Marc est déjà devenue sous-marine; des pavés de rues, des routes, des constructions diverses descendent peu à peu au-dessous de la surface des lagunes, soit à cause du tassement naturel des vases, soit par toute autre raison géologique; si la mer ne gagne pas constamment sur ses rivages, c'est que les alluvions apportées par les fleuves compensent et au delà les effets de l'abaissement du sol. Ravenne descend aussi, puisque les portes de ses monuments s'enfouissent peu à peu sous le pavé des rues. M. Pareto évalue le mouvement de dépression à 15 centimètres par siècle. Après l'époque pliocène, l'oscillation du sol se faisait en sens contraire, puisque tout l'ancien golfe du Piémont est actuellement au-dessus du niveau de l'Adriatique.

Parmi les agents géologiques toujours à l'œuvre pour modifier les proportions diverses de la terre et de la mer, du sec et de l'humide, les fleuves et les torrents de la plaine située au pied des Alpes sont de beaucoup les plus actifs: ce sont eux surtout qui représentent la vie. Les changements qu'ils apportent à la forme extérieure de la planète sont assez rapides pour qu'il nous soit possible d'en être les témoins directs pendant notre courte histoire humaine. Aucune contrée de l'Europe, si ce n'est la Hollande, ne s'est plus souvent renouvelée que l'Italie septentrionale sous l'action des eaux.

Le torrent d'Isonzo qui, dans une partie de son cours, sert de frontière entre l'Autriche et l'Italie, est un des exemples les plus remarquables de ces révolutions géologiques, s'il est vrai, comme il est très-probable, qu'il ait été du temps des Romains, et même au commencement du moyen âge, l'affluent souterrain du Timavo d'Istrie, et ne soit devenu fleuve indépendant qu'à une époque récente. Les anciens auteurs, qui cependant connaissaient bien cette région de l'Italie, n'énumèrent point l'Isonzo parmi les cours d'eau qui se déversent dans l'Adriatique, et quand on le cite pour la première fois, sous le nom de Sontius, vers le commencement du sixième siècle, c'est comme simple rivière d'une vallée de l'intérieur. La Table de Peutinger mentionne aussi la station de Ponte Sonti, mais bien à l'est d'Aquilée, près des sources du Timavo. Les chroniques sont muettes sur les péripéties de sa formation. L'étude géologique des montagnes environnantes porte à croire que les premières eaux du bassin actuel emplissaient autrefois la vallée de Tolmein, sur le haut Isonzo, et que leur trop-plein s'écoulait, non pas au sud comme de nos jours, mais au nord-ouest par le détroit de Caporetto, dont le fond est encore aussi uni qu'un lit de rivière, si ce n'est en un endroit où des éboulis de rochers semblent avoir interrompu l'ancien canal d'écoulement. Au sortir de ce défilé, l'Isonzo allait se jeter dans le Natissone, qui, réuni aux autres rivières de ce versant des Alpes, baignait les murs d'Aquileja et portait à la mer une masse d'eau considérable, que les navires pouvaient remonter au loin. Obligé de changer son cours et de s'échapper par une gorge où il n'a que 6 mètres de large sur 28 mètres de profondeur, l'Isonzo s'écoula vers le sud pour se déverser avec la Wippach dans un autre lac, jadis tributaire du Timavo par des galeries souterraines. Mais ce lac s'est vidé comme le premier, et l'Isonzo a pu entrer directement dans la plaine basse pour descendre en fleuve indépendant vers la mer, par un lit qu'il n'a cessé de déplacer graduellement vers l'est. En 1490, il s'est brusquement jeté dans cette direction et causa de grands désastres. Depuis cette époque, il a bien employé son temps en projetant dans la mer, au-devant de la baie de Monfalcone, la péninsule de Sdobba et en rattachant plusieurs îlots à la terre ferme.

Le Tagliamento, qui prend sa source plus avant que l'Isonzo dans le cœur des montagnes et dont les hautes vallées reçoivent une quantité annuelle de pluie très-considérable, est un travailleur encore plus actif que son voisin de la frontière. A la sortie des gorges étroites où son cours supérieur est enfermé, il a déposé dans la plaine un énorme champ de débris, d'où il se déverse, tantôt à droite, tantôt à gauche, ravageant tout dans ses crues et ne laissant qu'un désert de cailloux à la place des prairies et des cultures. Tandis qu'en été sa masse liquide, réduite à de minces filets d'eau, serpente au milieu des pierres, il coule après les grandes pluies en un fleuve puissant, de plusieurs kilomètres de largeur, et d'autant plus formidable qu'il est comme suspendu au-dessus des campagnes riveraines; ainsi le sol de la ville de Codroipo est à 9 mètres en contre-bas de son lit. A l'ouest du Tagliamento, la Meduna et la Zelline, affluents supérieurs de la Livenza, ne sont pas moins dévastateurs: leur delta de jonction, non loin de Pordenone, est un champ de pierres roulées d'une trentaine de kilomètres de superficie. Plus bas dans les lagunes du littoral, des levées serpentines de sable rappellent un autre travail des torrents: ce sont des berges qu'ils ont déposées de chaque côté de leurs anciens lits. Il est à remarquer que tous ces cours d'eau rejettent, en arrivant à la mer, leurs alluvions sur le littoral de l'ouest; leurs troubles, entraînés par le courant côtier, dévient régulièrement vers la droite, et c'est de ce côté qu'ils accroissent incessamment la plage du continent. C'est grâce à la direction du courant que le golfe de Monfalcone a pu se maintenir malgré les énormes quantités d'alluvions qu'apporté l'Isonzo.

La Piave, le cours d'eau le plus considérable à l'orient de l'Adige, est aussi un rude ouvrier, dévastant les campagnes, comblant les marais, formant en mer de nouvelles plages. Là, comme aux bouches de l'Isonzo, du Tagliamento, de la Livenza, la côte avance rapidement; l'antique Heraclea des Vénètes, devenue depuis Cittanova, est restée au loin dans l'intérieur des terres, comme à l'est les villes de Porto-Gruaro et d'Aquileja. En moyenne le progrès des côtes a été d'une dizaine de kilomètres depuis deux mille ans.

L'histoire de la Plave offre en outre l'exemple d'une révolution non moins remarquable que celle de l'Isonzo; depuis l'époque romaine, le fleuve a complétement changé de lit sur plus de la moitié de son cours, dans la région des montagnes aussi bien que dans la plaine basse. En aval d'un sauvage défilé des Alpes dolomitiques, au lieu dit Capo di Ponte, la Piave descend maintenant au sud-ouest vers Bellune et va s'unir au Cordevole, dont elle emprunte la vallée jusqu'à la mer; du temps des Romains, elle coulait directement au sud par Serravalle et Ceneda. On ignore en quel siècle de notre ère s'opéra la catastrophe qui força le fleuve à changer de direction; ce fut probablement pendant le cinquième ou le sixième siècle, à une époque où les désastres de toute espèce étaient assez nombreux pour qu'on négligeât d'en raconter quelques-uns. Mais du moins la tradition de l'événement s'est maintenue, et l'aspect des lieux permet de comprendre parfaitement comment les choses se sont passées. Par l'effet d'un tremblement de terre ou du tassement naturel des roches, des pans de la montagne de Pinei, qui dominaient le cours de la Piave, s'écroulèrent en deux endroits, et deux énormes barrières de débris, l'une de 100 mètres de hauteur, l'autre de 240 mètres, se dressèrent en travers de la vallée. Au pied de ces amas de décombres, qui portent maintenant des cultures et des villages, de petits lacs indiquent l'ancien cours du fleuve, et, du côté du nord, le ruisseau de Rai s'épanche paresseusement dans le fleuve dont il occupe désormais la vallée. Le sénat de Venise agita la question de ramener les eaux de la Piave dans leur lit primitif, afin de diminuer ainsi la hauteur des inondations, accrues par les apports du Cordevole; en même temps on aurait rejeté dans ce dernier torrent la rivière Cismone, qu'un éboulement, semblable à celui du Pinei, avait détournée vers la Brenta, dont elle doublait le volume. Le Cordevole lui-même a eu à subir de grands changements à une époque toute récente, en 1771. En face de l'énorme paroi de la montagne de Cività, rayée de fissures verticales, les terrasses verdoyantes de la Pezza se mirent à glisser sur un plan incliné de schistes pourris, et, d'abord lentement, puis avec un élan soudain, vinrent s'abîmer dans la vallée. Deux villages furent écrasés, deux autres noyés dans les eaux du Cordevole transformé en lac. Quand l'onde est tranquille, on voit encore les restes des maisons englouties de l'ancienne Alleghe, métropole de la vallée.

Le fleuve Brenta, qui naît sur le territoire tyrolien, dans l'admirable val Sugana, a de tout temps donné aux Vénitiens les plus cruels soucis, à cause du désordre que ses eaux et ses alluvions causent dans le régime des lagunes. Autrefois il se jetait, à Fusina, dans l'estuaire vénitien; mais ses atterrissements comblaient les chenaux et empestaient l'atmosphère. Tandis que les Padouans et les autres habitants des basses plaines avaient intérêt à faire couler le fleuve par la voie la plus directe vers les lagunes afin d'en abaisser ainsi le niveau et de n'avoir rien à craindre des inondations, les Vénitiens au contraire tenaient à éloigner la Brenta pour maintenir la profondeur et la salubrité de leurs lagunes. Ce conflit d'intérêts donna lieu à maintes guerres, véritables luttes pour l'existence. La conquête du littoral de la grande terre devint pour Venise une question de vie ou de mort, et dès que la république des lagunes eut triomphé, elle se mit à l'œuvre pour déplacer la rivière. Au moyen d'un premier canal, la Brenta nuova ou Brentone, puis d'un deuxième, la Brenta nuovissima, on dériva les eaux du fleuve de manière à leur faire contourner toute la lagune et à les jeter, avec celles du Bacchiglione et les petits cours d'eau du Padouan, dans le port de Brondolo, à quelques kilomètres au nord de la bouche de l'Adige. Mais la Brenta, dont le cours se trouvait ainsi notablement allongé, dut exhausser son lit en amont, et c'est à grand'peine qu'on a pu la maintenir entre ses levées latérales. De 1811 à 1859 le torrent avait vingt fois rompu ses digues, et la graduelle élévation du lit menaçait de rendre ces malheurs encore plus fréquents. Alors on prit le parti d'abréger de 16 kilomètres le cours du fleuve, en le jetant directement dans une enclave de la lagune de Ghioggia. En effet, le danger des crevasses a été conjuré pour un temps; en outre, la Brenta, dont les alluvions empiètent peu à peu sur l'eau salée, a donné à l'Italie une superficie de 30 kilomètres carrés de terres nouvelles; mais les pêcheries de cette partie du lac ont été complétement ruinées et la fièvre a fait son apparition dans les villes du littoral voisin. Les hommes de l'art ne savent trop comment parer aux caprices de ces redoutables voisins, les fleuves torrentiels.

Il n'est pas douteux que, sans tous les efforts des ingénieurs vénitiens, les lagunes du Lido, de Malamocco, de Chioggia, n'eussent été comblées depuis des siècles, comme l'ont été plus à l'est celles de Grado et d'Aquileja; mais de tout temps Venise comprit avec quelle sollicitude elle devait garder sa précieuse mer intérieure: il était même défendu de cultiver les barene ou petits îlots élevés au-dessus du niveau des marées; on craignait avec raison que l'avidité des cultivateurs ne les portât à empiéter peu à peu sur le domaine des eaux. Les hydrauliciens de la république ne s'étaient pas bornés à détourner tous les torrents qui se jetaient auparavant dans les lagunes vénitiennes; ils avaient aussi éloigné vers l'est, par des canaux artificiels, les bouches de la Sile et de la Piave, afin de garantir le port du Lido du voisinage dangereux des alluvions fluviales; ils agitèrent même l'immense projet de recevoir tous les fleuves alpins, de l'Isonzo à la Brenta, dans un grand canal de circonvallation, qui eût déversé la masse entière des troubles bien au sud des lagunes. Mais ce plan gigantesque ne put être réalisé: les débris portés par le courant du littoral fermèrent le port du Lido; dès la fin du quinzième siècle il fallut l'abandonner et reporter à 12 kilomètres plus au sud, au «grau» de Malamocco, le grand port militaire de Venise. Pour le protéger contre les apports de débris on arma d'épis ou éperons transversaux les digues puissantes ou murazzi qui consolident la flèche sablonneuse de la côte, et depuis quelque temps une jetée de 2,200 mètres s'avance comme un grand bras au dehors de la barre de Malamocco, et retient les alluvions que charrie la mer.

Au sud du delta commun de l'Adige et du Pô, la plupart des torrents qui descendent des vallées parallèles des Apennins ne sont pas moins errants dans leur cours que ceux de l'Italie vénitienne, et font également le désespoir des ingénieurs. Les rivières qui arrosent les districts de Plaisance et de Parme, la Trebbia, le Tara, l'Enza et autres cours d'eau voisins, parcourent entre l'Apennin et le Pô une zone de plaines trop étroite pour qu'il leur eût été possible de modifier la topographie locale sur de vastes étendues; mais il en est bien autrement dans les grandes campagnes unies de Modène, de Bologne, de Ferrare, d'Imola: là toutes les eaux courantes ont promené à l'infini leurs méandres toujours changeants, et le pays est couvert des ruines de levées entre lesquelles les riverains ont vainement tâché de les enfermer d'une manière permanente. La ville de Modène elle-même a été détruite par les inondations de la Secchia et d'autres torrents réunis en un déluge. Le Tanaro, le Reno et les cours d'eau parallèles qui s'épanchent au nord-est, soit dans le canal de ceinture des lagunes de Comacchio, soit directement dans la mer, ont tous aussi leur histoire de destruction, et tour à tour on les bénit pour leurs alluvions fertilisantes, on les maudit pour leurs crues dévastatrices. Un de ces torrents, probablement le Fiumicino, est le fameux Rubicon qui servait de frontière à l'Italie romaine et que franchit César en prononçant le mot fatal: Alea jacta est. La bouche du Fiumicino est à 16 kilomètres de Rimini, ce qui est à peu près la distance indiquée pour le Rubicon par la Table de Peutinger; mais les torrents de cette région ont si fréquemment change de lit en remaniant les alluvions du littoral, que l'on n'ose identifier le point précis du passage. Guastuzzi, Tonini, et après eux M. Desjardins, qui a étudié la question sur les lieux mêmes, pensent que le haut Pisciatello, encore désigné dans le pays sous le nom d'Urgone ou Rugone, se rejetait au sud, à son entrée dans la plaine, et s'unissait au Fiumicino actuel, un peu au-dessus du pont romain de Savignano.

De tous ces fleuves de l'Apennin, le Reno est le plus errant et le plus dangereux. La couche de débris qu'il a portée dans la plaine n'a pas moins de 30 kilomètres de l'ouest à l'est, et lorsqu'il fait craquer ses digues sur un point faible, c'est pour se porter tantôt à droite, tantôt à gauche de l'espèce de talus qu'il s'est construit par ses propres alluvions. On comprend quels doivent être les caprices imprévus d'un torrent dont le débit varie, suivant les saisons, de 1 mètre à près de 1,400 mètres cubes par seconde, et qui, dans certains endroits, coule à plus de 9 mètres au-dessus des campagnes riveraines. Pendant le cours de ce siècle le danger s'est encore accru par suite du déboisement presque complet des pentes du bassin torrentiel. Les ingénieurs, déroutés par les irrégularités des inondations, ont entrepris les travaux les plus différents et proposé les plans d'ensemble les plus contradictoires pour dompter cet ennemi, plus terrible que l'Acheloûs, terrassé par Hercule. On l'a jeté dans le Pô, puis on l'a détourné vers l'est pour le déverser directement dans la mer; on a aussi projeté de lui livrer la lagune de Comacchio pour en faire pendant un siècle ou deux son bassin de colmatage; mais chaque nouvelle dérivation a ses inconvénients: tandis que les uns se réjouissent d'être débarrassés de cet incommode voisin, les autres se plaignent des inondations et des fièvres qu'il leur apporte, du dégât qu'il fait dans leurs pêcheries et leurs eaux navigables. C'est aux alluvions du Reno qu'est dû en grande partie l'ensablement définitif du Pô de Ferrare. Le meilleur plan d'amélioration du régime hydrographique serait probablement celui que proposait l'ingénieur Manfredi et qui consisterait à creuser, le long de la base des Apennins, le lit d'un fleuve nouveau où viendraient déboucher toutes les eaux torrentielles de la montagne. Ce courant suivrait la pente générale de la plaine en accompagnant au sud le cours du Pô, comme l'Adige l'accompagne au nord, et l'espace intermédiaire serait arrosé dans tous les sens par un système artificiel de canaux. Le projet est grandiose, mais il serait fort coûteux et de longtemps ne pourra se réaliser.

Une découverte géographique très-curieuse, faite par le célèbre hydraulicien Lombardini, permet de reconnaître, par la simple disposition des champs, en quels endroits la terre des basses plaines de l'Émilie a été remaniée par les torrents, et où commençaient les rivages de l'ancienne lagune de Padusa, maintenant comblée. En suivant la voie Émilienne entre Cesena et Bologne, de même que ça et là dans le Modénais et le Parmesan, le voyageur est tout surpris de voir des cheminots égaux, tous parfaitement parallèles, équidistants et perpendiculaires à la grande route, se diriger au nord-est vers la Polesine; ils sont tous coupés à angles droits par d'autres routins également réguliers, de sorte que les champs ont exactement la même surface. Vues des contre-forts des Apennins, ces campagnes ressemblent à des damiers de verdure ou de moissons jaunissantes, et les cartes détaillées prouvent, qu'en effet le sol de ces districts est découpé en rectangles d'une égalité géométrique, ayant 714 mètres de côté et près de 51 hectares de superficie. Or ce carré est précisément la centurie romaine, et Tite-Live nous apprend que toutes ces terres, après avoir été arrachées aux Gaulois, furent mesurées, cadastrées et partagées entre des colons romains. Il est donc hors de doute que ces réticules si réguliers de chemins, de canaux et de sillons datent de vingt siècles et sont bien l'oeuvre des vétérans de Rome. Dans la direction du Pô, une ligne sinueuse, pareille au rivage d'un ancien lac, marque la limite de l'espace distribué géométriquement et des terres plus basses où recommence le labyrinthe ordinaire des fossés et des sentiers tortueux: évidemment c'est là que s'étendait autrefois le marais comblé depuis par les colmatages des torrents. Enfin, dans le voisinage des cours d'eau, le damier des cultures est brusquement interrompu; la cause en est aux bouleversements qu'ont produits les inondations successives. Certes il est très-naturel de penser que dans un grand nombre de pays les limites des champs cultivés se sont maintenues sans changements pendant des siècles, mais on ne saurait le constater d'une manière positive, tandis que dans les plaines de l'Émilie, au milieu de contrées dont la plus grande partie a été remaniée par les torrents, ce sont bien les lignes tracées par le cadastre romain que l'on voit, aussi régulières qu'au premier jour. Les invasions et les guerres qui ont renversé tant de monuments, détruit tant de cités, n'ont pu, depuis deux mille années, déplacer les sentiers ni couper les sillons des champs. De l'autre côté du Pô, les plaines qui s'étendent au sud-est de la voie Postumia, entre Trévise et Padoue, présentent, par la disposition régulière de leurs cultures et de leurs chemins, la reproduction parfaite des colonies émiliennes.

En proportion de l'étendue de son bassin et de la longueur de son cours, le Pô a subi moins de changements que la Piave et le Reno; mais la richesse et la population des cités qui le bordent, la fécondité de ses campagnes, l'abondance de sa masse liquide, la grandeur des travaux entrepris pour sa régularisation, donnent une importance exceptionnelle au moindre de ses écarts: le Pô est le grand fleuve de l'ancien estuaire Adriatique; c'est le «Père», comme disaient les Romains.

Le torrent qu'alimentent les neiges du Viso doit probablement à la beauté de ce mont dominateur d'être considéré comme la branche maîtresse du grand fleuve et de lui imposer son nom; mais la Macra, la Varaita, le Clusone pourraient lui disputer cet honneur: ils n'ont pas moins d'eau et, quand ils arrivent dans la plaine, ils ne fertilisent pas moins de campagnes par leurs canaux d'irrigation. Le lit commun serait bientôt épuisé si de tout l'hémicycle des montagnes n'accouraient d'autres torrents, la Doire Ripaire, la Petite-Stura, l'Orco, la Doire Baltée, qu'alimentent les glaciers du mont Blanc, occupant ensemble une superficie de 72 kilomètres carrés, ceux du Grand-Paradis, plus vastes encore, et quelques-uns des champs de glaces du mont Rose. Puis viennent, au nord la Sesia et au sud le Tanaro, qui unit dans son lit l'eau des Apennins à celle des Alpes. Le Tessin, qui vient ensuite, est le plus important des affluents du Pô par la masse de ses eaux; il dépasse de beaucoup toutes les rivières descendues des lacs Alpins, l'Adda, l'Oglio, le Mincio: «sans lui, disent les bateliers du fleuve, il Po non sarebbe Po.» De tous les bassins fluviaux d'Europe, la plaine de l'Italie septentrionale est celle qui verse la plus forte masse liquide dans la mer, comparativement à son étendue: des cours d'eau, que l'on croirait devoir être insignifiants à cause de leur faible longueur, doivent au contraire à l'abondance des neiges et des pluies alpines de rouler une masse liquide très-considérable. Plusieurs des grands affluents du Pô constituaient jadis des obstacles fort sérieux à la marche des armées; aussi n'est-il pas étonnant que le Tessin, le Mincio, l'Enza, aient, aussi bien que le Pô lui-même, servi de frontières politiques.

En aval de son confluent avec le Tessin et surtout au-dessous de la bouche de l'Adda, le Pô, emportant déjà vers la mer les cinq sixièmes des eaux de son bassin, a complétement perdu son caractère de torrent des montagnes. Il ne roule plus un seul caillou, et le sable de son lit est menuisé en fine poussière. Aucune élévation, pas même un seul plateau d'anciens terrains de transport, si ce n'est le petit massif de San Colombano, ne se montre sur les rives; le fleuve pourrait se promener librement dans les campagnes, s'il n'était retenu à droite et à gauche par des levées ou argini, qui forment en Europe, après les digues de la Hollande, le système le plus complet et le mieux entendu de remparts protecteurs. Il est probable que dès le temps des Étrusques les rives du fleuve étaient ainsi défendues contre les débordements, car Lucain décrit déjà les digues comme si elles existaient depuis une période immémoriale; mais lors de l'invasion des barbares les riverains cessèrent de soutenir contre les eaux de crue une lutte que la guerre et la misère rendaient impossible, et c'est après le neuvième siècle seulement qu'ils mirent la main à l'oeuvre de reconstruction. En 1480 le travail était complètement terminé, autant du moins que peut l'être une opération semblable. On comprend de quelle énorme importance économique est le bon entretien des levées, puisque les terrains protégés ont une étendue de 1,200,000 hectares; ils donnent un produit agricole de plus de deux cents millions par an et représentent un capital de plusieurs milliards, auquel s'ajoute la valeur des cités riveraines et des établissements industriels qu'elles renferment. Mais les villes du moins sont faciles à défendre, grâce à la prévoyance de leurs anciens constructeurs, Étrusques ou Celtes, qui prirent soin de leur donner pour piédestaux des terrasses artificielles supérieures au niveau des plus hautes eaux d'inondation. C'est au commencement de ce siècle seulement que l'élévation constante du niveau de crue, causée soit par la déforestation des montagnes, soit par la suppression de toutes les brèches du lit fluvial, a forcé les habitants de Revere, de Sermide, d'Ostiglia, de Governolo, de Borgoforte et d'autres villes des bords du Pô, d'entourer leurs habitations d'une enceinte supplémentaire.

Les digues continues commencent en amont de Crémone sur les deux rives; dans tous les endroits périlleux elles sont fortifiées au moyen de «traverses» ou «contre-digues», et d'autres remparts s'élèvent en arrière, pour le cas où les premiers viendraient à céder. Dans la partie inférieure de leur cours, tous les affluents du Pô sont également bordés de levées, ainsi que les anciens lits fluviaux et les canaux en communication avec le flot de crue. C'est à un millier de kilomètres au moins que l'on peut évaluer l'ensemble du réseau des grandes digues élevées dans la basse vallée du Pô. En outre, le lit même du fleuve est traversé dans tous les sens par des remparts de moindre hauteur enfermant des champs et des saulaies, des vignes même. Il est peu d'endroits, en effet, où le flot coule immédiatement à la base du froldo ou digue maîtresse; l'espace ménagé aux eaux d'inondation a plusieurs kilomètres de largeur, et d'ordinaire le fleuve a de 200 à 500 mètres seulement de l'une à l'autre rive. Il reste donc une grande étendue de terrains libres que les riverains ont divisés en golene et qu'ils ont entourés de levées pour les protéger contre les crues ordinaires. D'après les prescriptions des syndicats, ces digues des golene doivent rester à un mètre et demi en contre-bas de la grande digue de défense, afin que les fortes crues puissent s'alléger en remplissant d'abord les innombrables réservoirs formés par les champs riverains. Malheureusement nombre de propriétaires, désireux de protéger leur immeuble privé, même au détriment du pays tout entier, exhaussent leurs propres digues au niveau du froldo, et, rétrécissant ainsi le lit du fleuve, accroissent les dangers d'inondation générale. En dépit de tous les beaux plans d'ensemble proposés au nom de l'intérêt public, l'ancien système résumé dans l'affreux proverbe: Vita mia, morte tua! prédomine encore beaucoup trop parmi les communes et les syndicats. Arthur Young et d'autres écrivains racontent que souvent les fermiers allaient, de propos délibéré, ouvrir des brèches dans les digues de la rive opposée et sauver ainsi leurs récoltes en ruinant leur prochain. Aussi, en temps de crue, la navigation du Pô n'était-elle permise pendant la nuit qu'à certaines barques privilégiées et les gardes du fleuve faisaient feu sur toutes les autres.

Agrandissement

De l'amont à l'aval, le lit d'inondation ménagé aux eaux du fleuve se rétrécit peu à peu; de 6 kilomètres, il diminue jusqu'à 3, 2 et même 1 kilomètre; enfin, chacun des bras du delta n'a de l'une à l'autre levée que de 300 à 500 mètres de largeur. Ce n'est point assez pour livrer passage au flot de crue, qui s'élève parfois à 8 et 9 mètres, même à 9 mètres et demi au-dessus du niveau d'étiage. D'ailleurs il est arrivé fréquemment que, soit par manque d'argent, soit par insouciance, les communes riveraines n'ont pas usé des précautions nécessaires pour l'entretien des digues; parfois des districts entiers se sont trouvés ruinés parce qu'on avait négligé de boucher des trous de taupes. Quand une crevasse se produit et qu'on ne réussit point à la fermer immédiatement, il en résulte d'affreux malheurs. Non-seulement toutes les récoltes sont perdues, les villages sont démolis, la terre est ravinée, mais les habitants réfugiés çà et là sont enlevés par la famine; puis vient le typhus, qui glane les hommes après la faim. Avec les tremblements de terre de la Calabre, les débordements du Pô sont les grands fléaux de l'Italie. En 1872, tout l'espace qui s'étend entre la Secchia et la mer, de Mirandole à Comacchio, était transformé en une mer où çà et là se montraient les murs et les palais des villes, pareils à des îlots. La partie du continent reconquise temporairement par l'eau n'avait pas moins de 3,000 kilomètres carrés, et n'était limitée, au nord, que par les levées de l'Adige, au sud par celles du Reno. Deux années après, des flaques non encore évaporées rappelaient le débordement, et les champs seraient restés plus longtemps inondés, si l'on n'avait fait usage de la vapeur pour vider tous ces lacs épars.

Dans ces grands désastres, ce sont naturellement les populations les plus vaillantes et les plus actives qui luttent avec le plus d'énergie contre le fleuve et qui réussissent le mieux à protéger leurs demeures contre les flots. Ainsi pendant les terribles crues de 1872 la petite ville industrieuse d'Ostiglia parvint à détourner la catastrophe, alors que tant d'autres localités moins exposées étaient ravagées par les eaux. Cette ville est bâtie au bord même du froldo, sans ouvrages avancés de digues secondaires, et sur la concavité d'une baie que vient heurter le courant. Le rempart menaçait de céder. Immédiatement on se met à l'oeuvre pour en construire un second. Au nombre de quatre mille, tous les hommes valides, le maire et les ingénieurs en tête, apportent des fascines, enfoncent les pieux des palissades, entassent les terres. La nuit n'arrête point leur travail; des rangées de torches plantées dans le sol éclairent les chantiers. Mais à mesure que s'élève la deuxième digue, la première est emportée et les eaux entament déjà le nouveau rempart. C'est une lutte à outrance entre l'homme et les éléments. A chaque instant les ingénieurs demandent s'il ne faut pas sonner le focsin de la fuite. Mais les gens d'Ostiglia tiennent bon. L'armée des travailleurs se partage: tandis que les uns consolident le froldo qu'ils viennent d'achever, les autres construisent une troisième barrière de défense. Ils l'emportent enfin sur le fleuve et, du haut de leurs digues victorieuses, les habitants d'Ostiglia ont la satisfaction de voir les eaux rentrer peu à peu dans leur lit. Précisément en face, les citoyens de Revere n'avaient eu ni mérité le même bonheur. Le Pô s'était ouvert une crevasse de plus de 700 mètres de largeur à travers une digue mal entretenue et avait changé en un lac immense les campagnes du Modénais. Lors d'une baisse momentanée du fleuve, on essaya de rétablir la levée, mais en moins d'une heure elle fut emportée par une deuxième crue, et pour se sauver, la ville de Revere, qui pourtant occupe une situation assez heureuse à l'extrémité d'une pointe, dut sacrifier sa première rangée de maisons et les précipiter dans les eaux pour lui servir d'empierrement de défense.

Les crevasses les plus fameuses ne pouvaient manquer d'être celles qui ont eu pour résultat des changements durables dans le cours du Pô. Un de ces grands déplacements des eaux a formé une île de plus de 100 kilomètres carrés de superficie, en aval de Guastalla, et laissé au loin vers le sud les méandres du Po-Vecchio, transformé de nos jours en un simple canal. Tout le long du fleuve, des campagnes de la rive droite et de la rive gauche rappellent encore par leur nom de mezzano qu'elles se trouvaient jadis au milieu du courant. Mais dans le delta proprement dit les divagations du fleuve ont été plus importantes encore. A l'époque romaine et jusqu'au treizième siècle, la principale branche du delta était le Po di Volano, qui s'est à peu près desséché et n'est plus aujourd'hui qu'une simple coulée incertaine au milieu des marais, transformée lors des inondations en un canal de colmatage pour la lagune de Comacchio. Deux autres branches coulaient plus au sud à travers cette même lagune, et le cours de leur ancien lit est indiqué par des chaussées sinueuses sur lesquelles on a construit des routes carrossables. On ne sait à quelle époque elles disparurent, mais au huitième siècle un autre bras leur succéda, le Po di Primaro, qui se jetait dans la mer non loin de Ravenne, et dont tout le cours inférieur est emprunté maintenant par le torrent de Reno. En 1152 nouvelle bifurcation, mais en sens inverse. La digue de la rive droite est rompue à Ficarolo, en amont de Ferrare, et cela, dit-on, par la malveillance des riverains d'en haut, qui voulaient ruiner leurs voisins d'en bas, et le grand bras, le Po di Maestra ou de Venise, abandonne Ferrare au milieu de ses marais et de ses lits fluviaux desséchés, pour aller, au nord de tous ses autres bras, se réunir aux canaux de la Basse-Adige. D'ordinaire les crevasses se font aux mêmes endroits, soit en novembre, soit en octobre. Jamais il n'y a eu de crevasse en janvier. Le danger le plus grand de rupture est toujours à Corbola, entre le Po di Maestra et son émissaire le Po di Goro.

FERRARE
Dessin de H. Catenacci d'après une photographie.

L'Adige, de son côté, n'a pas moins erré dans son cours. A peine cette rivière tirolienne est-elle sortie de l'étroite «cluse» ou chiusa de son portail de montagnes calcaires et du défllé artificiel des forts et des murailles de Vérone, que la partie inconstante de son lit se développe à travers les plaines. Du temps des Romains, l'Adige coulait beaucoup plus au nord; elle passait à la base même des montagnes Euganéennes, dans un lit occupé de nos jours par la rivière Frassine, et se déversait dans l'Adriatique au port de Brondolo. En 587, l'Adige rompit ses digues et sa branche principale prit la direction qu'elle suit encore pour se rendre à la bouche de Fossone. Mais de nouvelles issues continuèrent de s'ouvrir vers le sud. A la fin du dixième siècle, l'Adigetto de Rovigo prit naissance pour aller percer la chaîne des dunes à l'est d'Adria, puis une autre crevasse vint mêler les eaux de l'Adige à celles du Pô, dans le lit auquel on donne les noms de canal Bianco ou Po di Levante. L'Adige et le Pô faisaient ainsi partie désormais du même système hydrographique, et les embarcations pouvaient aller librement par des chenaux naturels de l'un à l'autre fleuve. Actuellement des écluses et des fosses rectilignes ont régularisé ce réseau de navigation intérieure, mais géologiquement les deux grands cours d'eau parallèles n'en doivent pas moins être considérés comme ayant un delta commun, La Polesine de Rovigo, c'est-à-dire l'espace compris entre les deux fleuves, a été graduellement exhaussée par leurs alluvions et ne se trouve qu'à un niveau peu inférieur à celui des eaux moyennes. Les campagnes de la Polesine de Ferrare ne sont pas non plus de beaucoup en contre-bas du Pô et l'on a grand tort de répéter après Cuvier que la surface des eaux du fleuve dépasse en hauteur «les toits des maisons de Ferrare». Les mesures exactes faites par Lombardini, le savant qui connaît le mieux la vallée du Pô, prouvent que les plus hautes crues du fleuve atteignent seulement la cote de 2m,75 au-dessus de la cour du château, ce qui est bien différent. Lors des grandes inondations, quand tout le pays est couvert par les eaux, Ferrare est un des principaux lieux de refuge des campagnards à cause de son élévation relative. Ainsi les débordements du Pô et ses fréquents changements de lit ont eu pour conséquence d'égaliser à peu près la surface des terres riveraines; mais depuis que tous les bras du fleuve sont endigués jusqu'à la mer, les alluvions apportées par les eaux de crue se déposent surtout sur le littoral et prolongent rapidement le delta dans l'Adriatique. Il est certain que le progrès des péninsules alluviales était autrefois beaucoup plus lent, car entre la chaîne de dunes qui limitait l'ancienne rive et la plage actuelle il n'y a que 25 kilomètres de distance, et dès les siècles du moyen âge la formation de ces terres extérieures était commencée. Pendant le cours des deux derniers siècles l'accroissement moyen de la presqu'île vaseuse s'est de plus en plus activé: il est actuellement d'environ 70 mètres par an et la zone de terre ajoutée au continent pendant le même espace de temps est de 113 hectares. Dans les années exceptionnelles, le fleuve apporte à la mer plus de 100 millions de mètres cubes de matières solides, mais les 46 millions de mètres auxquels on évalue l'apport moyen des boues suffiraient déjà pour former une île de 10 kilomètres carrés sur 4 à 5 mètres de profondeur. Le Pô est, après le Danube, le plus actif de tous les «fleuves travailleurs» du bassin de la Méditerranée 61: le Rhône ne l'égale point pour la masse de ses alluvions, et le Nil lui est de beaucoup inférieur. Au taux actuel de son progrès, un laps de mille années suffirait au Pô pour qu'il formât à travers toute l'Adriatique une péninsule de 10 kilomètres de largeur et vînt se heurter contre les rivages de l'Istrie.

Note 61: (retour) Fleuves principaux de l'Italie septentionale:
           Longueur      Surface      Débit je   Débit le     Débit
           du cours.    du bassin.    plus fort. plus faible  moyen.

Isonzo       130 kil.  3,200 kil. car.  (?)        (?)        120(?)
Tagliamento  170  »    2,800     »      (?)        (?)        150(?)
Livenza      115  »    2,600     »      720        (?)         40(?)
Piave        215  »    5,200     »      (?)        (?)        320
Sile          60  »    1,400     »       44         7          20(?)
Brenta       170  »    3,900     »      850        39          56(?)
Bacchiglione 120  »      483     »        9        (?)         36
Adige        395  »   22,400     »    2,400         2         480
Pô           672  »   69,382     »    5,186       156       1,720
Reno         180  »    5,000     »    1,521         1          35

Outre l'écoulement naturel de ses fleuves, l'Italie septentrionale a l'admirable réseau de ses rivières artificielles. C'est le pays classique de l'irrigation, celui qui sert de modèle à toute l'Europe. La Lombardie surtout, puis certaines parties du Piémont, les campagnes de Turin, la Lomellina en amont du Tessin, les Polesines de Ferrare et de Rovigo, sont merveilleusement arrosées par un système d'artères et d'artérioles apportant la vie sous forme de terre coulante à tous les champs épuisés. Dès le milieu du moyen âge, alors que presque toute l'Europe était encore dans la barbarie, les républiques lombardes pratiquaient déjà l'art de ramifier leurs rivières à l'infini par des canaux d'irrigation et d'assécher leurs plaines basses par des fossés d'écoulement: elles n'ont pas eu besoin de l'enseignement des Arabes pour trouver les secrets de l'hydraulique. Dès la fin du douzième siècle, Milan, délivrée des oppresseurs allemands, se donnait un véritable fleuve, le Naviglio Grande, qu'elle avait emprunté au Tessin, à 50 kilomètres de distance, et qu'elle avait su creuser avec une pente toujours égale en faisant servir les eaux à la navigation aussi bien qu'à l'arrosement: c'est probablement le premier grand travail de ce genre qui se soit fait en Europe. Au commencement du treizième siècle, l'Adda fournissait une masse d'eau plus grande encore et remplissait le lit de la Muzza, qui jusqu'à ce siècle, avant le creusement des grands canaux de l'Indoustan, est resté le fleuve artificiel le plus copieux du monde entier. Plus tard l'Adda fournit une deuxième rivière à Milan, la Martesana, que compléta le grand Léonard de Vinci. Déjà dans le siècle précédent l'art de surmonter les hauteurs des terres par la construction des écluses avait été découvert par les ingénieurs milanais, et l'on avait commencé d'en profiter pour tracer tout le réseau des canaux secondaires à travers la contrée. Enfin, depuis les progrès de l'industrie moderne, le naviglio de Milan à Pavie et le canal Gavour, qui emprunte ses eaux au Pô, en aval de Turin, celui de Vérone qui saigne le fleuve Adige, ont accru le lacis des grandes veines artificielles ajouté au régime naturel des fleuves 62.

Note 62: (retour) Débit moyen des canaux d'irrigation de la vallée du Pô:
Muzza                61 mèt. cub. par seconde.
Naviglio Grande      51     »        »
Cavour               42     »        »
Martesana            26     »        »

Non-seulement les rivières de l'Italie du Nord, mais aussi les moindres sources, les fontanili qui jaillissent de la base des avant-monts alpins, sont utilisées pour l'arrosement. Virgile en parle déjà dans ses Bucoliques: «Enfants, arrêtez l'eau; les prés ont assez bu.» C'est grâce à ces ruisseaux bienfaisants, frais en été, relativement tièdes en hiver, que la Lombardie a ses admirables prairies ou marcite, dont quelques-unes peuvent donner jusqu'à huit coupes par année. Quel contraste entre les états successifs de la grande plaine adriatique, telle que l'avait laissée la nature, et telle que l'ont faite les hommes! Jadis c'était un marécage dans les parties basses, une forêt dans la zone intermédiaire, une vaste étendue de bruyères sur les renflements de cailloux et d'argile situés au pied des Alpes. Maintenant presque toute la plaine du Pô et de ses affluents est couverte des plus riches cultures, riz, froment, fourrages, mûriers, que le parallélisme des guérets et la monotonie des plantes alignées rendent souvent fatigantes à la vue, mais qui dans certains districts, notamment dans la Brianza de Como, le «jardin du jardin de l'Italie», sont embellies de la manière la plus gracieuse par des groupes d'arbres, de petits lacs, des vallons sinueux. L'extrême variété que les progrès et les reculs successifs des anciens glaciers ont donnée à la contrée en la parsemant de lacs et de collines, de monticules isolés, de chaînes continues, a forcé les paysans à laisser aux campagnes une partie de ce charme que possède la nature libre. A peine sur quelques croupes de moraines se voient encore des terres que le manque d'eau laisse infertiles et qui, dans l'état où elles se trouvent, ne valent même pas la peine d'être mises en culture. On dit que pendant le cours de ce siècle ces espaces couverts de bruyères sont devenus plus stériles qu'ils ne l'étaient auparavant. Par une raison encore inconnue des géologues, les aves ou eaux de filtration qui coulent dans les profondeurs à travers les graviers erratiques se sont abaissées et toute humidité s'est enfuie de la surface.

Pour faire disparaître ces landes, derniers restes de l'état primitif, les ingénieurs projettent d'emprunter directement aux grands lacs alpins la quantité d'eau nécessaire à l'irrigation des terrains de bruyères. Ils veulent employer utilement toute la masse liquide qui se perd maintenant dans l'atmosphère ou dans le golfe Adriatique. On a calculé que la superficie du sol irrigué dans la vallée du Pô est d'environ 12,000 kilomètres carrés et qu'une quantité d'eau de près d'un millier de mètres cubes est employée chaque seconde à la fertilisation des terres. Ainsi le régime de l'arrosement diminue d'un tiers environ la portée moyenne du fleuve; mais ce n'est là qu'un commencement, et tôt ou tard ce grand cours d'eau, dont les débordements et les alluvions jouent un rôle si important dans l'économie de la contrée, sera réduit par d'autres emprunts aux proportions d'une modeste rivière.

Ces eaux abondantes qui dans leurs lits naturels ou leurs canaux artificiels parcourent toute la contrée, emplissent l'atmosphère de vapeurs. L'air est toujours humide, quoique les pluies, relativement rares, soient deux ou trois fois moins fréquentes que sur les côtes océaniques de France et d'Angleterre. Mais si les nuages éclatent moins souvent en pluies, par contre ils déversent d'ordinaire une masse d'eau beaucoup plus considérable: c'est en déluges qu'ils s'abattent sur les pentes des montagnes, poussés par les vents du sud et presque toujours accompagnés d'orages. Déjà dans la plaine lombarde, à Milan, à Lodi, à Brescia, la couche moyenne des eaux de pluie égale celle de l'Irlande, plongée dans son bain de vapeurs; et dans les hautes vallées alpines, là où les nuées, accumulées par le vent, sont obligées de laisser tomber leur fardeau d'humidité, la tranche annuelle d'eau pluviale peut être comparée à celle qui s'abat sur quelques districts exceptionnellement humides du Portugal, des Asturies, des Hébrides, de la Norvège 63. Si les mesures de débit faites à la bouche de la Piave sont exactes, l'écoulement moyen de ce fleuve correspondrait à une chute de plus d'un mètre et demi d'eau sur chaque mètre carré de son bassin, sans compter l'humidité qui s'évapore ou qu'absorbent les plantes. Ces pluies se répartissent sans ordre bien régulier; cependant on a pu constater qu'elles ont deux périodes annuelles de recrudescence, mai et octobre, et deux périodes de rareté, février et juillet. Le bassin du Pô est donc une province intermédiaire entre la zone des pluies d'été et celle des pluies d'automne.

Note 63: (retour)
Humidité moyenne de l'air à Milan                          0m,745
Pluies annuelles moyennes à Milan                          0m,985
   »       »        »     à Turin                          0m,808
   »       »        »     à Tolmezzo,
                               sur le haut Tagliamento     2m,088

Dans son ensemble, la grande plaine qui s'étend des Alpes aux Apennins ressemble pour le régime des vents à une étroite vallée de montagnes; les courants atmosphériques, infléchis dans leur mouvement par la forme du bassin dans lequel ils pénètrent, se propagent en général dans la direction de l'est à l'ouest ou dans le sens absolument opposé; quand ils descendent des Alpes, ils apportent rarement de la pluie, car ils s'en sont débarrassés sur le versant occidental; quand ils remontent de l'Adriatique, ils sont humides au contraire. Mais la plaine est assez large et les brèches des remparts montagneux sont assez nombreuses pour que ce flux et ce reflux normal des vents secs et des vents pluvieux soit fréquemment troublé. Dans les vallées alpines l'alternance des courants d'amont et d'aval est plus régulière: chacun des lacs a son va-et-vient de brises montantes et de brises descendantes dont se servent les matelots pour se laisser mener et ramener sur les eaux.

Par la latitude, la vallée du Pô est par excellence le pays tempéré, puisque le 45° de latitude, à égale distance du pôle et de l'équateur, coupe et recoupe le cours du fleuve. Cependant le climat de l'Italie septentrionale est beaucoup moins doux qu'on ne le croit généralement; il est surtout plus inégal, et les extrêmes de chaleur et de froid y présentent un écart fort considérable. Dans la Valteline ou haute vallée de l'Adda, la température peut s'élever jusqu'à 32 degrés et s'abaisser d'autant au-dessous du point de glace. Dans la plaine, le climat est beaucoup plus tempéré, grâce à l'influence de l'Adriatique et du golfe de Gênes; cependant il a toujours le caractère d'un climat continental, et Turin, Milan, Bologne, sont à cet égard les cités de l'Italie les moins agréables à habiter. Au bord des lacs alpins, quelques sites favorisés, tels que les îles Borromée, font une heureuse exception et jouissent d'une température relativement très-égale, à cause de l'action modératrice des eaux, qui diminue les chaleurs en été, prévient les froideurs en hiver. Dans les jardins du golfe de Pallanza, le thermomètre ne descend jamais au-dessous de 5 degrés centigrades; il faut dépasser Rome et pénétrer jusque dans le Napolitain pour y trouver un climat analogue, sous lequel puisse naître et se développer la même végétation. Venise est également une localité privilégiée, grâce à la mer qui la baigne; elle a de plus l'avantage d'être salubre, malgré les lagunes, en partie vaseuses, qui l'entourent. Il est fort remarquable que les lacs salés et les marais des bords de l'Adriatique septentrionale n'aient rien à craindre de la malaria, ce fléau si redoutable des côtes de la Méditerranée. L'immunité des lagunes du golfe de Venise s'explique par l'action des marées, plus fortes dans ces parages que dans la mer Tyrrhénienne; peut-être aussi faut-il y voir l'effet des vents froids qui descendent des Alpes et qui s'opposent au développement des miasmes. Comacchio n'est pas moins salubre que Venise. Quand un jeune homme des campagnes de la Polesina est menacé de consomption, on l'envoie travailler dans les pêcheries de Comacchio. Mais toutes les fois que les ingénieurs ont fermé l'accès des lagunes au libre flot de la mer pour y introduire des rivières d'eau douce, les fièvres paludéennes ont fait leur apparition; au sud du Reno, les palus de Ravenne et de Cervia sont visités par les fièvres les plus malignes, surtout dans les endroits où, par un triste esprit de spéculation, les propriétaires ont fait abattre un rideau des pinèdes ou des chênaies qui protègent le pays. Un air lourd de miasmes pèse également sur les environs de Ferrare et de Malalbergo (Fâcheux abri), à l'origine du delta padan.

Les contrées de l'Italie septentrionale dont le climat local est le plus insalubre sont les étroites vallées des Alpes où la lumière du soleil ne pénètre pas assez. Les goîtreux et les crétins y constituent une partie considérable de la population; dans la vallée d'Aoste, où la végétation est si belle et l'humanité si laide, presque toutes les femmes portent un goître, probablement à cause de la nature des eaux qui coulent sur des roches magnésifères. Les habitants des plaines que des canaux d'irrigation traversent dans tous les sens sont également sujets à de fréquentes maladies, à cause de l'influence pernicieuse des miasmes qui montent avec les vapeurs du sol; en outre, la nourriture des paysans est beaucoup trop peu variée et trop insuffisante pour qu'ils puissent réagir contre les causes d'affaiblissement; ils s'étiolent avant l'âge, et nombre d'entre eux succombent à la pellagre, cette incurable maladie, connue seulement dans les contrées où la farine de maïs, délayée en polenta, est l'aliment principal; sur vingt-quatre habitants de la province de Crémone, un est atteint du fléau; en d'autres provinces la proportion est à peine moins élevée. Au milieu des rizières du Milanais et de la Polesina la vie est encore plus précaire que dans les autres parties de la plaine. Souvent les femmes y travaillent pendant des heures dans l'eau chauffée par le soleil et déjà putréfiée; de temps en temps elles doivent se baisser pour détacher les sangsues qui montent à leurs jambes 64.

Note 64: (retour)
             Température      Mois            Mois
               moyenne.   le plus chaud.  le plus froid.    Écart.
Turin....      11°,73     22°85 (avril)    0°,61 (janvier)  23°,40
Milan....      12°,8      23°8  (juill.)   0°,7      »      23°,10
Venise...      13°,01     23°92    »       1°,82     »      22°,10

Mais en dépit des maladies, de la misère et des véritables famines qui suivent parfois les inondations, la féconde plaine du Pô est une des régions les plus peuplées de la terre. Tout l'espace qu'il a été possible d'utiliser se trouve occupé: il n'y a plus de place que pour l'homme et pour les animaux domestiques, qui sont proportionnellement fort peu nombreux. Les bois, d'ailleurs presque tous changés en taillis, n'ont plus de gibier, si ce n'est sur les pentes des montagnes. Les oiseaux mêmes sont relativement rares; si petits qu'ils soient, ils font au moins une bouchée pour le repas du paysan. Au fusil, au lacet, avec tous les engins de destruction, on prend non-seulement les bécasses, les cailles, les grives, mais aussi les hirondelles et les rossignols. Sur les bords du lac Majeur on tue chaque année, d'après Tschudi, près de soixante mille oiseaux chanteurs; à Bergame, Vérone, Chiavenna, Brescia, c'est par millions qu'on les massacre: chaque colline des avant-monts alpins se termine par une charmille où l'on tend le filet destructeur.

La population de toute la plaine arrosée par le Pô, l'Éridan des anciens, est d'origine fort multiple. Latine par le langage, elle compte parmi ses ancêtres des Ligures, probablement frères de nos Basques; des Pélasges, qui vivaient près des bouches du Pô; des Étrusques groupés en cités populeuses et fort experts dans l'art de canaliser les eaux; de puissantes tribus gauloises, dont l'accent, sinon les mots, serait resté dans le jargon moderne des Italiens du Nord; enfin, les Celtes-Ombriens, que les historiens disent avoir été le peuple le plus ancien de l'Italie, et tous ces aborigènes «nés des rouvres», dont la langue inconnue n'a peut-être pas encore entièrement disparu, puisqu'on retrouve dans les dialectes locaux quelques mots tout à fait inexplicables par des étymologies d'idiomes anciens et modernes. Largement ouvertes à l'orient, comme le sont les campagnes du Pô, elles devaient naturellement être visitées et envahies par toutes les populations surabondantes des bords de l'Adriatique et des hautes vallées alpines. On admet en général que la race ligure prédominait au sud du Pô et dans la vallée du Tanaro jusqu'à la Trebbia, tandis que plus à l'est les Celtes et les Étrusques occupaient la contrée.

Les invasions germaniques des premiers siècles de l'ère actuelle ont dû laisser aussi par les croisements une influence durable sur les habitants de l'Italie du Nord. La grande proportion d'hommes de haute taille que l'on rencontre dans la vallée du Pô témoigne de cette action des peuples transalpins. Les étrangers, Goths et Vandales, Hérules et Lombards, se sont bientôt fondus dans la masse latinisée du peuple, mais la prise qu'ils ont eue sur les vaincus par la conquête et la possession du pouvoir féodal leur a donné plus d'importance qu'ils n'en auraient eu par le seul nombre. L'ancienne histoire de la Lombardie est la lutte entre le fief et la commune: dès que celle-ci l'eut emporté, c'est-à-dire vers le commencement du dixième siècle, l'usage de l'italien remplaça partout celui de l'allemand. Les noms de famille et de lieux d'origine lombarde sont très-communs sur la rive gauche du Pô et jusqu'à la base des Apennins. Ainsi, pour ne citer qu'un exemple, Marengo répond au nom allemand de Mehring. On a voulu voir aussi dans les innombrables localités dont les noms se terminent en ago et en ate, Lurnago, Gavirate, Belgirate, des mots allemands où la finale ach se serait légèrement modifiée, mais il est plus probable que ce sont des noms celtiques, à peine différents des lieux en ac, que l'on trouve en foule dans la France méridionale.

Le Frioul ou Friuli, le Furlanei des indigènes, province resserrée entre les rivages de l'Adriatique, les Alpes Carniques et Je plateau du Carso, est la région où l'influence germanique s'est fait le plus longtemps sentir dans les mœurs et le langage. Elle a même été assez considérable pour faire classer les gens du Frioul comme une sorte de race à part, quoique leurs ancêtres aient été, comme la plupart des autres Italiens du Nord, des Celtes latinisés: de nombreux croisements avec leurs voisins les Slovènes ont aussi contribué à leur donner un caractère provincial fort distinct de celui des Vénitiens et des Trévisans. Sans compter ceux dont le langage s'est à peu près complétement fondu avec ceux des Italiens proprement dits, ils sont au nombre d'environ cinquante mille.

Des nombreuses colonies germaniques dont on retrouve les traces dans les plaines de l'Italie septentrionale et sur les premières pentes alpines, les deux plus considérables étaient les «Treize Communes», situées au nord de Vérone, non loin de la rive gauche de l'Adige, et les «Sept Communes», dans le groupe de montagnes, entouré de vallées profondes, qui domine le cours de la Brenta au nord-ouest de Bassano. Actuellement les homines teutonici de ces districts, prétendus Cimbres dans lesquels les érudits voulaient reconnaître les descendants des barbares vaincus par Marius, ne révèlent plus leur origine que par leurs yeux bleus et leur chevelure blonde; mais par le langage et les mœurs ils ne sont pas moins Italiens que les gens de la vallée: à peine quelque vieillard comprend-il encore l'idiome de ses aïeux, que l'on dit avoir beaucoup ressemblé au langage bavarois des bords du Tegernsee. On ne sait plus bien quelles étaient les limites exactes des Treize Communes, dont les noms et les contours ont changé. Le territoire des Sept Communes, ou le district d'Asiago, l'ancien Schläge des Allemands, est parfaitement délimité par la nature du sol; mais quoique limitrophe de l'Autriche, il est à peine moins latinisé que l'autre district. Du reste, loin d'avoir été sur le sol italien les champions de la puissance allemande, comme on se l'imagine facilement de l'autre côté des Alpes, les habitants des communes germaniques étaient au contraire chargés par la république de Venise du soin de défendre ses frontières contre les envahisseurs du Nord: ils étaient dispensés du service militaire, et jouissaient de leur autonomie administrative, mais à charge d'empêcher le passage de l'ennemi à travers leurs vallées, et de tout temps ils s'acquittèrent vaillamment de cette mission: de là le nom de «très-fidèles» que les Vénitiens avaient ajouté à la désignation de «très-pauvres» portée jadis par ces anciennes populations lombardes. Mais ni la protection de Venise, ni plus tard celle de l'Autriche, n'ont pu sauver les communes allemandes de l'invasion des «Velches». A l'orient des grands lacs il ne reste plus un seul groupe de population non italienne; c'est au nord du Piémont seulement, sur le versant méridional des Alpes suisses, qu'ont pu se maintenir des colonies germaniques. Ces colonies, qui occupent les vallées rayonnant au sud du mont Rose et le haut val Pommat, où la Toce naissante forme l'une des plus admirables chutes des Alpes, auraient aussi depuis longtemps changé de langue, si elles n'étaient appuyées par les populations de même race qui vivent en Suisse, dans les vallées limitrophes. Récemment encore Alagna (Olen), l'un de ces villages allemands, conservait ses mœurs antiques: depuis des siècles il n'y avait eu ni procès, ni contrat, ni testament, ni acte notarié d'aucune sorte: tout y était réglé par la coutume, c'est-à-dire par l'autorité absolue des chefs de famille.

L'élément français est beaucoup plus considérable que l'élément germanique sur le versant italien des Alpes. Toute la haute vallée d'Aoste, entre le massif du Grand-Paradis et celui du mont Rose, et de l'autre côté des montagnes de Maurienne, les vallées supérieures de la Doire Ripaire, du Cluson, du Pellis ou Pelice, de la Varoche ou Varaita, sont habitées par des populations de langue française et de même origine que les Savoyards et les Dauphinois du versant opposé. La disposition générale des massifs alpins a facilité cette invasion pacifique des Celtes occidentaux, au nombre d'environ 120,000. C'est à l'ouest de la crête que les montagnards occupent le plus vaste territoire et sont groupés en communautés nombreuses; dominant, comme du haut d'une citadelle, les plaines de l'Italie, il est tout naturel qu'ils soient descendus pour occuper toute la zone des forêts et des pâturages, des étroites vallées jusqu'au pied des monts. En maints endroits le dernier défilé où se glisse le torrent avant de s'étaler dans la plaine était leur limite, et la dernière roche des chaînons avancés porte encore les ruines des châteaux de défense de l'ancien Dauphiné français. Mais la centralisation croissante de l'État italien, la conscription militaire, l'administration, les tribunaux, les écoles font de plus en plus reculer la langue française vers la frontière politique; chaque village a déjà deux noms, et la désignation moderne est celle qui prend peu à peu le dessus. Les populations de langue française qui résistent le plus à l'italianisation sont les Vaudois des deux vallées du Pellis et du Cluson, en amont de Pignerol ou Pinerolo. C'est que les Vaudois ont une littérature, de fortes traditions, une histoire, un patriotisme religieux et national. Leur secte, bien antérieure à la Réforme, était persécutée dès le treizième siècle, et depuis cette époque leur vie s'est passée dans les luttes et les souffrances de toute espèce; souvent on a pu croire que l'extermination de ce petit peuple avait été complète; mais il s'est toujours relevé, et l'année 1848 lui a donné l'égalité des droits. Jadis la force morale obtenue par l'habitude du sacrifice avait assuré aux Vaudois exilés une grande influence dans les pays de refuge, en Suisse, en France, en Angleterre: aussi «l'Israël des Alpes» a-t-il conquis dans l'histoire une place bien plus importante que ne pourrait le faire supposer sa faible population, de seize à dix-sept mille habitants.

LE MONT ROSE, VUE PRISE DE GALCORO.
Dessin de Taylor, d'après une photographie de E. Lamy.

La fertilité du sol, la richesse en eaux courantes et l'immense outillage agricole légué par les générations antérieures retiennent encore à la culture de la terre la plus grande partie des populations de l'Italie padane. On essayerait vainement d'évaluer la prodigieuse quantité de travail représentée par le réseau des canaux d'irrigation, l'entretien des digues, des fossés, des chemins, l'égalisation de la surface des champs, la transformations de toutes les pentes cultivées des montagnes en terrasses ou ronchi d'une parfaite régularité; les énormes déblais de terrains que se vante d'avoir faits l'industrie moderne pour la construction des chemins de fer sont peu de chose en comparaison des gradins de cultures que les paysans ont établis, comme des escaliers de géants, sur le pourtour de toutes les collines et à la base de presque tous les monts qui enceignent la vallée du Pô. Le mode de culture adopté demande en outre un labeur incessant, car ce n'est pas de la charrue de fer, c'est de la «bêche à fil d'or» que se sert le paysan: son travail est plutôt du jardinage que de l'agriculture proprement dite. Aussi la quantité des produits fournis par la grande plaine, céréales, plantes fourragères, feuilles de mûrier et cocons, légumes et fruits, fromages dits parmesans, lodésans et d'autres encore, s'élève-t-elle au moins à la somme de deux milliards et suffit à maintenir un commerce d'exportation très-considérable. Par certaines cultures, la Lombardie et le Piémont se trouvent au premier rang dans le monde, et presque seules en Europe ces contrées possèdent la culture semi-tropicale du riz, introduite au commencement du seizième siècle. Quant aux vignobles, ils sont en général mal entretenus et ne donnent qu'une liqueur médiocre, si ce n'est sur les coteaux d'Asti et du Montferrat et sur le monticule insulaire de San Colombano, dont les vins sont très-justement renommés. On dit aussi que le picolito des environs d'Udine est à peine inférieur au tokay.

Les grandes provinces agricoles de la région du Pô correspondent aux divisions naturelles du sol, la montagne, la colline et la plaine. La diversité des terres et des climats a eu pour conséquences, non-seulement la diversité des cultures, mais encore une différence essentielle dans le régime de la propriété. Dans les hautes vallées, du col de Tende au mont Tricorno ou Triglav, la plus grande partie du sol, pâturages et forêts, était indivise entre tous les habitants d'une même commune et c'est à grand'peine que la loi italienne, hostile à ce mode de propriété, parvient à la transformer graduellement. Mais si presque tous les montagnards sont copropriétaires d'alpes et de forêts communes, ils ont aussi des lopins de terre qui leur appartiennent en propre; chacun possède son petit versant de prairie, son rocher qu'il a changé en jardin à force de travail; l'état social des habitants ressemble à celui des paysans français, qui, eux aussi, jouissent des avantages de la petite propriété. Dans les pays de collines, au pied de la montagne, la terre est divisée en métairies déjà plus grandes, le paysan n'est plus son propre maître, il est soumis à une foule d'usages et de redevances d'origine féodale, mais du moins a-t-il une part de produits dont il peut disposer à son gré. Dans la basse plaine, où le creusement et l'entretien des canaux nécessite l'emploi de grands capitaux, les campagnes, quoique toujours divisées en nombreuses parcelles, appartiennent presque en entier à de riches propriétaires, qui pour la plupart vivent loin de leurs domaines et les louent à des métayers. La multitude des cultivateurs reste donc complétement sans ressources propres et doit travailler à gages sur les terres d'autrui. C'est dans la région la plus fertile de l'Italie du Nord que vivent les paysans les plus misérables, les plus souvent décimés par les maladies, les plus insouciants du privilége de l'instruction. A cet égard, quelle différence entre eux et les montagnards vaudois des environs de Pignerol ou les habitants de la Valteline! La province de Sondrio, que forme la haute vallée de l'Adda, est parmi toutes les contrées de l'Italie celle qui a l'honneur de compter dans ses limites la moindre proportion d'hommes absolument ignares.

Un mouvement d'émigration périodique emmène chaque année un grand nombre de montagnards des Alpes d'Italie dans les cités de la plaine et dans les pays étrangers. Suivant un vieux proverbe, «il n'y a point de contrée dans le monde sans passereaux ni Bergamasques;» mais ceux-ci, fort nombreux il est vrai, ne constituent pourtant qu'une faible proportion des montagnards nomades qui vont soutenir loin du pays natal, et jusqu'en Amérique, le dur combat de l'existence. Les Frioulans, les riverains du lac Majeur et les Piémontais sont parmi les empressés à quitter les masures paternelles. Les cols des Alpes occidentales, fort dangereux en hiver à cause de la grande abondance des neiges, ne sont pratiqués dans cette saison que par des Piémontais descendant à Marseille et dans les autres villes de la France méridionale; ils viennent par bandes prendre part à tous les grands travaux publics, à côté des ouvriers français, qui les aiment peu d'ailleurs, à cause de la baisse des salaires amenée par leur concurrence. Accoutumés à une abstinence rigoureuse, les Piémontais peuvent encore se contenter de prix de misère et s'emparent ainsi, à l'exclusion des ouvriers provençaux, d'un grand nombre de chantiers; mais cet antagonisme ne peut que diminuer peu à peu, puisque les salaires de la grande industrie tendent à s'égaliser dans toutes les contrées de l'Europe par le groupement des capitaux.

A l'exception des importantes mines de fer qui servaient à fabriquer les armes si renommées de Brescia, et des gisements d'or du val Anzasca, au pied des Alpes du mont Rose, où du temps des Romains travaillaient jusqu'à cinq mille esclaves, et qui de nos jours sont encore exploités avec quelque fruit, l'Italie du Nord n'a guère de veines métalliques d'une grande richesse; mais elle a ses carrières de marbre, de gneiss, de granit, de terre à poterie et à faïence; ces travaux miniers occupent des populations entières. Quant à l'industrie proprement dite, on sait quelle fut jadis son importance à l'époque des grandes républiques italiennes, on sait à quel degré de perfection les ouvriers lombards et vénitiens avaient porté la fabrication des tissus de soie, des velours, des étoffes d'or et d'argent, des tapisseries, des glaces, des verreries, des faïences, des métaux ouvrés, des objets de toute espèce qui demandent du goût et de l'habileté de main. La perte de la liberté fut aussi la ruine de l'industrie; mais de nos jours les traditions du travail se renouent, surtout pour la fabrication des soieries. Seulement les manufactures manquent de bois et de houille, cet aliment presque indispensable des machines; l'eau des torrents est la grande force motrice à laquelle les usiniers doivent avoir recours: c'est à l'issue des vallées alpines que se fondent presque toutes les grandes usines.

Parmi les anciennes industries qui subsistent encore et qui appartiennent en propre à l'Italie, il faut citer les pêcheries des lagunes de Comacchio. L'ensemble de l'étang constitue un immense appareil de capture, unique dans le monde. Le «grau» de Magnavacca, devenu à peu près complétement inutile pour la navigation, sert maintenant de porte d'entrée aux eaux du canal Palotta, que l'on peut justement désigner sous le nom d'aorte de l'étang. Ce canal, creusé de 1631 à 1634, apporte les eaux salées dans l'intérieur du continent et, par d'ingénieuses ramifications de canaux secondaires, munis de vannes et d'écluses, fait circuler le flot vivifiant jusqu'aux extrémités des lagunes: la grande nappe de Mezzano qui occupe toute la partie occidentale des valli s'est trouvée ainsi rattachée aux étangs du littoral, et ses eaux douces se sont changées en eaux salées. Les divers bassins endigués, dans chacun desquels viennent déboucher les artères et les artérioles du canal Palotta, sont autant de champs où le poisson apporté par l'eau marine vient s'ensemencer et se développe à foison; le labyrinthe à double et triple fond qui donne accès aux hôtes venus du large ne les laisse plus sortir; ils restent dans les réservoirs et, quand arrive la saison de la récolte, c'est par charges entières de bateaux qu'on les ramasse dans les filets. Spallanzani a vu prendre dans un seul «champ» et durant une seule nuit plus de 60,000 livres de poisson. Cette énorme quantité a été quelquefois dépassée; alors on utilise toute la masse de chair pour les engrais. La population des pêcheurs de Comacchio se compose d'un peu plus de cinq mille individus, presque tous remarquables par leur grande taille, leur force, leur souplesse. Ainsi que le fait remarquer le pisciculteur Coste, c'est un fait des plus curieux qu'une colonie tout entière, réfugiée dans l'île solitaire de Comacchio, isolée de toutes les contrées voisines par de vastes lagunes, réduite pour vivre à exploiter les eaux comme les autres exploitent leurs sillons, soumise à un régime alimentaire exclusivement formé de trois espèces de poissons, le muge, l'anguille, l'acquadelle, ait pu traverser une longue série de siècles en conservant le type de sa race dans un état aussi florissant que les populations des plus riches territoires. Malheureusement les pêcheurs de Comacchio ne sont pas propriétaires de leurs «champs»: ceux-ci appartiennent à l'État et à de riches particuliers; les ouvriers, astreints à un travail fort pénible, vivent dans de grandes casernes au milieu des îlots, et leurs femmes, leurs mères, n'ont pas même le droit de les visiter; ils ne retournent à la ville qu'à des époques fixées.

L'énorme population de la vallée du Pô, à peine inférieure à celle de tout le reste de l'Italie continentale, est inégalement répartie suivant les différences du relief et de la fertilité du sol; mais si ce n'est dans les hautes et froides régions des Alpes, les habitants sont partout groupés en bourgades et en cités; du haut d'une tour, c'est par dizaines qu'on voit leurs masses rouges et blanches trancher çà et là sur la verdure; mais les hameaux, les villages manquent presque complètement. Les métayers étant les seuls habitants de la campagne proprement dite, la population rurale ne peut s'agglomérer, toutes les familles de cultivateurs restent dans l'isolement, tandis que les nombreux propriétaires terriens vivent tous dans les petites villes et leur donnent une richesse d'aspect que n'ont point les localités de même importance dans les autres parties de l'Europe. A égalité de surface, aucune région du continent n'est aussi peuplée que l'Italie du Nord; si l'on ne tient compte que des contrées agricoles, la Lombardie est la partie du continent où les villes sont le plus pressées les unes contre les autres: il faut aller jusque sur les bords du Gange et dans la «Fleur du Milieu» pour trouver de pareilles agglomérations humaines 65.

Note 65: (retour)
                                 Population     Population
                Superficie.       en 1871.     kilométrique.

Piémont       29,005 kil. car.    2,900,000         100
Lombardie     23,533    »         3,470,000         147
Vénitien      23,658    »         2,640,000         112
Émilie        22,288    »         2,270,000         105
             __________________  ___________       _____
              98,484 kil. car.   11,280,000         114

Les grandes villes y sont aussi fort nombreuses, et parmi ces villes, presque toutes ont acquis, par leurs monuments, leurs trésors d'art, leurs souvenirs historiques, un nom considérable parmi les cités de l'univers. Dans une contrée comme celle du bassin padan, où les agriculteurs sont partout groupés en multitudes et où les communications ont toujours été des plus faciles, les centres de population pouvaient se déplacer sans peine, suivant les hasards des guerres et les diverses vicissitudes de l'histoire. De là cette foule de villes célèbres comme chefs-lieux d'anciennes républiques ou comme résidences royales et ducales.

Cependant il est à la base des Alpes et des Apennins des cités qui occupent un emplacement indiqué d'avance par la nature. Ce sont les localités placées aux débouchés des passages de montagnes et servant à la fois d'entrepôts naturels pour le commerce et de sentinelles militaires. Ainsi l'antique Ariminum, la Rimini moderne, située à l'angle méridional de la grande plaine du Pô, gardait à l'époque romaine l'étroit littoral ouvert entre l'Adriatique et la base des Apennins. C'est là que se trouvait l'entrée de l'Italie du Nord. La voie Flaminienne, descendue des montagnes, y atteignait la mer; la voie Émilienne, qui est encore aujourd'hui la grande ligne de communication entre le Piémont et l'Adriatique, y prenait son point de départ; là aussi commençait la voie qui suivait le littoral en se dirigeant sur Ravenne. Plus tard, lorsque Rome n'était plus la capitale de la Péninsule et du monde, et que l'Italie était encore divisée en États ennemis, les villes situées à l'entrée de la plaine du côté du sud et aux passages du Pô, Bologne, Ferrare, avaient aussi une grande importance stratégique. Plaisance, placée au défilé du Pô, entre le Piémont et l'Emilie, est encore une place de guerre de premier ordre; Alexandrie, située près du confluent du Tanaro et de la Bormida, dans une plaine des plus fameuses par ses batailles sanglantes, était également destinée par sa position à devenir une formidable citadelle, quoique par dérision elle porte encore le nom d'Alexandrie de «la Paille». Enfin, dans le voisinage de la France et de l'Autriche, chaque vallée possédait à son issue un verrou de fermeture: Vinadio, Château-Dauphin, Pignerol, Fenestrelle, Suse et d'autres places, devenues intenables pour la plupart à cause de la grande puissance de l'artillerie moderne, étaient les forteresses, si souvent tournées, qui devaient protéger l'Italie contre ses puissants voisins.

Mais depuis la ruine de l'empire romain le débouché des Alpes qu'il fut toujours le plus indispensable de mettre en état de défense est celui qui descend du Brenner. Au point de vue militaire, les plaines qui s'étendent au sud du lac de Garde, des bords du Mincio à ceux de l'Adige, sont le point faible de l'Italie. L'histoire l'a bien prouvé. Les populations pacifiques des campagnes avaient eu beau vouer aux dieux le passage du Brenner et le mettre solennellement sous la protection des tribus limitrophes, les hordes guerrières d'outre-mont ne se laissèrent point arrêter par des autels; trop souvent, comme un fleuve qui s'épanche par-dessus une écluse trop basse, elles descendirent en torrent dans les plaines de l'Italie, pillant les villes et massacrant les hommes. Nulle région de la terre n'est plus teinte de sang. Jusque dans la dernière moitié de ce siècle les débouchés de la haute vallée de l'Adige ont été le principal théâtre des batailles qui se livraient pour la possession de l'Italie. Pas une ville, pas un village de cet étroit district qui ne soit devenu tristement célèbre dans l'histoire de l'humanité: c'est là que se trouvent les champs de bataille et de mort de Castiglione, de Lonato, de Rivoli, de Solferino, de Custozza. Lorsque les Autrichiens possédaient la Lombardo-Vénétie, ils avaient eu soin de fortifier les abords de la grande porte de l'Adige par les quatre formidables citadelles dites du quadrilatère, Vérone, Peschiera, Mantoue, Legnago, et par un grand nombre d'autres ouvrages moins importants: c'étaient les «clefs de la maison». L'Italie, redevenue maîtresse chez elle, les a reprises; la porte lui était fermée; maintenant elle l'est contre l'Autriche.

Les mêmes conditions de sol qui assuraient d'avance une grande importance stratégique aux débouchés des Alpes et des Apennins devaient aussi leur donner un rôle considérable dans l'histoire du commerce: places de guerre et villes d'échanges ne pouvaient se placer qu'à la descente des cols, les unes pour surveiller jalousement le passage, les autres au contraire pour recevoir avec joie les voyageurs et les marchandises, source de leurs richesses. Toutefois, génie militaire et commerce ne se plaisant guère dans le voisinage l'un de l'autre, les entrepôts d'échanges se sont établis pour la plupart de manière à jouir des avantages que présentent les grands chemins naturels des peuples, tout en évitant les tracasseries et les périls que l'état de guerre ou de paix armée entraîne toujours avec lui. L'ordre d'importance des villes commerciales se trouve naturellement réglé par le nombre des passages fréquentés qui viennent y aboutir. Une localité située sur une seule de ces grandes routes n'est qu'une simple étape; au débouché de deux ou de trois cols, elle devient déjà un centre de population et de richesses; au point de jonction d'un plus grand nombre de chemins, c'est une capitale. Ainsi Turin, vers laquelle convergent toutes les routes traversières des Alpes, du massif du mont Blanc à la racine des Apennins, est par sa position même un des points vitaux du commerce européen. Milan, où viennent aboutir les sept grandes routes alpines du Simplon, du Gothard, du Bernardin, du Splugen, du Julier, de la Maloya, du Stelvio, est également un emporium nécessaire; de même Bologne, que des marais et le lit du Pô, difficile à franchir, séparaient autrefois des Alpes, mais que des chemins de fer rattachent maintenant à tous les grands cols de l'hémicycle des montagnes; c'est là que viennent se réunir les lignes de Vienne, de Paris, de Marseille et de Naples.

Sans la création des routes, la vallée du Pô n'aurait jamais eu dans l'histoire de l'Europe l'importance relative qu'elle possède. La haute muraille elliptique des Alpes la séparait complétement de la France, de la Suisse et de l'Allemagne, tandis qu'au sud le rempart moins élevé des Apennins rendait les communications difficiles avec les vallées du Tibre et de l'Arno; le pays n'était ouvert que du côté de la mer Adriatique, en face d'un rivage escarpé, sauvage, encore de nos jours habité par des populations demi-barbares. Dans tout le continent d'Europe il n'est pas de région naturelle qui soit plus enfermée, dont l'enceinte soit plus haute et plus difficile à franchir, du moins pour les habitants de la plaine inférieure; mais l'ouverture des grandes routes carrossables et des chemins de fer a changé tout cela, et l'Italie du Nord est devenue pour le commerce de l'Europe un des principaux centres d'appel et de répartition. Par Venise, elle tient l'Adriatique; par les voies ferrées des Apennins, elle a Gênes, Savone, le golfe de Spezia et la mer Tyrrhénienne; elle commande à la fois les deux mers qui baignent l'Italie. Le chemin de fer de Modane, ceux du Brenner et du Semmering font converger vers la basse Lombardie une partie des échanges de la France, de l'Allemagne, de l'Autriche; bientôt d'autres lignes du grand réseau européen, descendant de Pontebba, du Saint-Gothard, du mont Genèvre, du col de Tende, vont s'unir comme au centre d'une immense zone dans les cités florissantes de la vallée du Pô. La position de plus en plus centrale que cette convergence des routes assure à la contrée, contribue avec la merveilleuse fécondité de ses campagnes et ses autres priviléges à faire de l'Italie du Nord une des parties les plus vivantes du grand organisme de l'Europe. L'histoire, c'est-à-dire le travail humain, a modifié la géographie primitive: ce n'est plus dans Rome, c'est dans l'ancienne Gaule cisalpine que se trouve désormais le vrai centre de la Péninsule. Si pour le choix d'une capitale les Italiens avaient considéré l'importance réelle dans le monde du travail et non les traditions du passé, au moins quatre cités de la plaine du nord, Turin, Milan, Venise, Bologne, auraient pu briguer l'honneur d'être la «première entre leurs pareilles».

Turin, quoique fort ancienne et jadis brûlée par Hannibal, est cependant, en comparaison des autres cités d'Italie, une ville moderne, et ses rues larges, régulières, coupées à angles droits, la font ressembler aux capitales improvisées des États du Nouveau Monde; avant d'avoir été choisie comme résidence ducale, c'était une toute petite ville de province. C'est que du temps des Romains, et même pendant une partie du moyen âge, le grand chemin de la Péninsule vers les Gaules suivait le littoral du golfe de Gênes. Le passage du mont Genèvre était relativement assez fréquenté, les anciens documents le prouvent, mais il n'en est pas moins vrai que, lorsque le mouvement des échanges entre les deux versants des Alpes se fut déplacé dans la direction du nord-ouest, le manque de larges routes frayées à travers les rochers et les neiges faisait hésiter les voyageurs entre les divers cols des Alpes, de l'Argentière au Grand-Saint-Bernard; nulle issue des hautes vallées ne pouvait prendre d'importance prépondérante dans le commerce de l'Italie. D'ailleurs les Alpes étaient fort redoutées par les voyageurs, et la part de trafic qui revenait à chacune des villes situées au débouché des passages était bien peu de chose. Cependant des villes d'étapes se trouvaient à la descente de chacun des cols, de même qu'à l'issue des sentiers de l'Apennin: Mondovi, la triple ville bâtie sur trois cimes; Coni (Cuneo), si bien placée sur sa terrasse triangulaire, entre la Stura et le Gesso, où s'écoulent les ruisseaux d'eau sulfureuse, toujours fumante, de Valdieri; Saluces, qui s'élève en pente douce à la base des contre-forts du Viso; Pignerol (Pinerolo), que domine son ancien château fort, si souvent employé comme prison d'État; Suse, porte italienne du mont Cenis; Aoste, riche encore en débris de l'époque romaine; Ivrea, bâtie sur l'emplacement de l'ancien glacier descendu du mont Rose; Biella, si riche en manufactures de lainages. Les villes situées plus bas dans la plaine, au point de rencontre de plusieurs routes alpines, devaient aussi prendre une certaine importance locale. Telles sont, dans le haut Piémont, Fossano, bâtie sur sa terrasse caillouteuse, à la jonction des routes de Mondovi et de Cuneo; Savigliano, où les chemins des vallées de la Macra et du Pô s'ajoutent aux précédentes; Carmagnola, où vient aboutir en outre la principale route des Apennins. Dans le Piémont oriental, la ville la plus populeuse est Novare, située au débouché commercial du lac Majeur, au milieu des campagnes les plus fertiles, qui en font le principal marché des céréales à l'ouest de la Lombardie; Vercelli, bâtie sur la Sesia, au-dessous du confluent de toutes les rivières qui descendent des massifs du mont Rose, jouit d'avantages semblables à ceux de Novare; Casale, l'ancienne capitale du Montferrat, occupe un des passages du Pô, dont elle défend les abords en temps de guerre par ses fortifications.

Grâce à sa position centrale entre toutes ces villes du haut et du bas Piémont et à la convergence dans ses murs de tous les chemins des cols, Turin est devenu le centre naturel du commerce de la haute vallée du Pô jusqu'au Tessin. On sait combien le mouvement des échanges s'est accru au profit de cette ville, surtout depuis qu'elle est débarrassée du périlleux honneur d'être capitale de royaume; le vide laissé par la cour et les hautes administrations a été comblé, et au delà, par les immigrants qu'y ont amenés les chemins de fer. Ses bibliothèques, son beau musée, ses diverses sociétés en font aussi l'un des centres intellectuels de la Péninsule; par ses manufactures de soieries et de lainages, ses papeteries, ses fabriques diverses, elle occupe aussi l'un des premiers rangs en Italie. En outre elle a d'admirables sites dans les environs: par la colline de la Superga, située à quelques kilomètres à l'est et dominée par une somptueuse église, elle commande le plus beau panorama des Alpes italiennes. Dans la grande banlieue, de nombreuses petites villes, bien connues par leurs châteaux, leurs parcs, leurs villas de plaisance, Moncalieri, Chieri, Carignano, offrent encore de plus beaux paysages que Turin: lieux de villégiature pour les habitants de la capitale, ils participent à sa prospérité. Quant aux villes situées dans le bassin du Tanaro, au sud du massif des collines de Turin, elles forment un groupe naturellement distinct et possèdent un rôle géographique spécial: ce sont les intermédiaires naturels entre la haute vallée du Pô, la Lombardie et les côtes génoises. Alexandrie (Alessandria), place de guerre d'une régularité maussade, qui a remplacé comme point stratégique Tortone et Novi, situées dans la même plaine, est le centre de convergence de huit lignes de chemins de fer et par conséquent l'une des villes de l'Italie où s'opère le plus grand mouvement de passage. Les cités voisines, Asti, fameuse par ses vins mousseux, et Acqui, célèbre depuis l'époque romaine par ses abondantes sources thermales, sont aussi des localités importantes de commerce. Les Israélites d'Acqui sont nombreux et fort riches 66x.

Note 66: (retour) Principales communes du Piémont (ville et banlieue) en 1872:
Turin (Torino)            208,000 hab.
Alexandrie (Alessandria)   57,000  »
Asti                       31,000  »
Novare (Novara)            30,000  »
Casale Monferrato          28,050  »
Verceil (Vercelli)         27,000  »
Coni (Cuneo)               23,000  »
Mondovi                    17,700  »
Savigliano                 17,600  »
Pignerol (Pinerolo)        16,500  »
Fossano                    16,500  »
Saluces (Saluzzo)          16,400  »
Chieri                     16,000  »
Tortone (Tortona)          13,700  »
Carmagnola                 13,000  »
Novi                       12,400  »

La capitale de la Lombardie, Milan, est à tous les points de vue l'une des têtes de l'Italie: par sa population, y compris ses faubourgs, elle n'est inférieure qu'à Naples; par son commerce, elle ne le cède qu'à Gênes; par son industrie, elle égale ces deux villes; par son mouvement scientifique et littéraire, elle est probablement la première des cités entre les Alpes et la mer de Sicile. Dès les origines de l'histoire Milan, débouché naturel des deux lacs Majeur et de Como, nous apparaît comme une ville celtique importante, et depuis les avantages de sa position lui ont assuré tantôt l'un des rangs les plus élevés, tantôt la prépondérance parmi toutes les autres cités de l'Italie du Nord. Au moyen âge on lui donnait le nom de «seconde Rome» à cause de sa puissance; elle avait déjà 200,000 habitants à la fin du treizième siècle, tandis que Londres n'en avait encore que la sixième partie. Les eaux manquaient à Milan, car elle ne possédait que le faible ruisseau d'Olona; elle s'est donné de véritables fleuves dans le Naviglio Grande et la Martesana, qui lui apportent près de deux fois plus d'eau que la Seine n'en roule à Paris dans la saison d'étiage. Elle s'était construit aussi des monuments magnifiques, mais la plupart d'entre eux ont péri pendant les guerres si nombreuses qui ont dévasté le Milanais; presque dans son entier la ville a pris l'aspect d'une des cités modernes de l'Europe occidentale. Son édifice le plus fameux, le «Dôme», n'est, au point de vue de l'art, qu'un énorme travail de ciselure, un bijou hors de toute proportion; mais par la beauté des matériaux employés, par le fini des détails, par la foule prodigieuse des statues, que l'on dit être au nombre de sept mille, cette cathédrale est bien une des merveilles de l'architecture. Elle possède non loin du lac Majeur, près des bouches de la Toce, deux grandes carrières, l'une de marbre blanc, l'autre de granit, qui depuis la fin du quatorzième siècle servent uniquement à la construction et à l'entretien de l'immense édifice.

Fière de son passé, confiante dans ses destinées, la capitale de la Lombardie tient à honneur de ne jamais obéir servilement aux impulsions du dehors; elle a ses opinions, ses moeurs, ses modes particulières, et tout ce qu'elle accepte de l'étranger reste imprimé d'un sceau d'originalité locale. De même chacune des villes qui se pressent dans la plaine lombarde cherche à garder son caractère propre. Toutes s'attachent à leurs anciennes traditions et se glorifient de leurs annales. Como, à l'issue de son beau lac, est l'antique cité libre, rivale de Milan, enrichie aujourd'hui par ses filatures de soie et par les produits de la Brianza; Monza, entourée de parcs et de maisons de campagne, est la ville du couronnement; Pavie, «aux cinq cent vingt-cinq tours» aujourd'hui renversées, se rappelle qu'elle fut la résidence des rois lombards et montre avec orgueil son Université, l'une des premières en date de l'Europe, et dans le voisinage sa magnifique Chartreuse, merveille de la Renaissance, et le couvent le plus somptueux de l'Italie; Vigevano, de l'autre côté du Tessin, a son beau château et dans les campagnes environnantes les plus belles cultures de la contrée; Lodi, encore fort commerçante, fut au onzième siècle la cité la plus puissante de l'Italie après Milan et soutint contre elle de terribles guerres d'extermination; Crémone, vieille république qui fut également en lutte avec Milan, se vante de son torrazzo de 121 mètres, qui fut la plus haute tour du monde avant la construction des grandes cathédrales gothiques; Bergame, dominant de sa colline les riches plaines du Brembo et du Serio, dit être, comme si Florence n'existait pas, la ville de l'Italie la plus féconde en grands hommes; plus orgueilleuse encore, Brescia, la ville des armes, se proclame la mère des héros.

Mantoue, située sur le Mincio et l'une des cités fortifiées du quadrilatère, peut être considérée comme en dehors de la Lombardie proprement dite, bien qu'elle lui appartienne politiquement. Cette ville, où les Israélites sont plus nombreux en proportion que dans les autres cités non maritimes de l'Italie, est surtout une grande forteresse militaire; elle a singulièrement perdu du son ancienne activité commerciale; ses marais, ses bois, ses rizières, ses fossés d'écoulement, ses canaux fortifiés, tout son labyrinthe d'eaux, exceptionnel même dans l'humide Lombardie, éloignent les habitants de la patrie de Virgile. Enfin les villes situées dans le coeur des montagnes, telles que Sondrio, le chef-lieu de la Valteline, sur la haute Adda, et la charmante Salo, aux maisons de campagne éparses au milieu des bosquets de citronniers, sur les bords du lac de Garde, ont aussi leur physionomie toute spéciale; bien distincte de celle des cités de la plaine lombarde 67.

Note 67: (retour) Principales communes (ville et banlieue) de la Lombardie en 1872:
Milan (Milano)      262,000 hab.
Brescia              39,000  »
Bergame (Bergamo)    37,000  »
Crémone (Cremona)    31,000  »
Pavie (Pavia)        30,000  »
Mantoue (Mantova)    27,000  »
Monza                25,000  »
Como                 24,000  »
Lodi                 20,000  »
Vigevano             19,500  »

Les grandes villes d'outre-Pô, dans l'Émilie, ont pour la plupart moins de caractère que celles de la plaine lombarde, sans doute parce qu'elles se trouvant sur le parcours de la voie Émilienne, à la base des Apennins, et que le mouvement incessant des marchands et des soldats a effacé ce qu'elles avaient d'original; Plaisance, curieuse par ses monuments et ses souvenirs, et fort importante comme intermédiaire d'échanges entre le Piémont, la Lombardie et l'Émilie, est une ville de guerre assez triste; Parme, ancienne résidence princière, a sa riche bibliothèque, son musée, et dans ses églises les merveilleuses fresques du Corrége; Reggio, autre étape importante de la voie Émilienne, n'a plus la célèbre Nuit du Corrége, qui fut avec l'Arioste le plus illustre des enfants du pays; Modène, qui était naguère, comme Parme, la capitale d'un duché, a aussi son musée et la précieuse collection de livres et de manuscrits dite bibliothèque Estense. La capitale actuelle de l'Émilie, Bologne la «Docte», qui a pris pour sa devise le mot libertas, a mieux gardé son originalité: elle est restée l'une des cités les plus curieuses de l'Italie par son vieux cimetière étrusque, ses palais, ses édifices du moyen âge, ses deux tours penchées, dont l'inclinaison augmente légèrement de siècle en siècle. Bologne, comme centre commun de toutes les voies ferrées qui descendent des Alpes et des Apennins, jouit actuellement d'une grande prospérité commerciale et sa population s'accroît rapidement. Si les Italiens n'avaient eu à se laisser guider pour le choix d'une capitale que par des considérations économiques, nul doute qu'ils n'eussent choisi Bologne comme le point vital par excellence de la Péninsule. Il est malheureux que les campagnes avoisinantes soient si fréquemment dévastées par le Reno: ce sont les désastres causés par les inondations qui ont fait perdre à Bologne son ancien titre de «Grasse».

Non loin de Bologne ranimée par le commerce, d'autres anciennes capitales restent dans un abandon relatif et n'ont plus que des édifices pour attester leur ancienne gloire. Ferrare, devenue fameuse par la naissance de l'Arioste et par toutes les atrocités de la maison d'Este, est déchue depuis que le Pô a cessé d'y couler pour développer son cours beaucoup plus au nord; cependant la population de sa commune aux maisons éparses est encore fort considérable, Ravenne, l'ancienne «Rome» d'Honorius et de Théodoric le Goth, choisie comme capitale d'empire à cause de la difficulté de ses abords marécageux, la résidence que les exarques d'Italie ont remplie de beaux édifices byzantins, si curieux et même uniques dans l'histoire de l'art italien par leur style d'architecture et leurs admirables mosaïques, a été délaissée, non par le fleuve, mais par un golfe de la mer elle-même; elle se trouvait du temps des Romains en communication directe avec l'Adriatique, et maintenant elle ne s'y rattache que par un canal artificiel de 11 kilomètres de longueur, accessible aux navires de 4 mètres de tirant d'eau, et le port de Gorsini, également dû au travail de l'homme; les anciens ports romains ont complétement disparu. Quant à l'ancienne ville étrusque d'Adria, située au nord du Pô, dans le Vénitien, il y a plus de deux mille ans déjà qu'elle ne mérite plus de donner son nom à la mer voisine. Elle en est éloignée d'environ 22 kilomètres, mais il n'est pas exact de dire qu'à l'époque romaine la mer se trouvât dans le voisinage immédiat. Le nom même que l'on donnait à Adria, «ville des Sept Mers,» prouve qu'elle était environnée d'étangs. C'est probablement aussi à un port lacustre ou de rivière qu'un des villages situés dans la plaine, à la base des collines Euganéennes, doit son nom de Porto. La bourgade de Copparo, située dans la Polesina de Ferrare, aux abords des grands marais non encore desséchés de la vallée inférieure du Pô, ne doit sa population de près de 30,000 habitants qu'à l'énorme superficie de la commune d'environ 40,000 hectares.

Les villes populeuses et célèbres par les événements de l'histoire se pressent dans l'angle méridional de la plaine, dite de la Romagne, entre les Apennins et la mer. Imola, fort riche en eaux minérales, dresse ses tours d'enceinte crénelées au bord du Santerno; Lugo, «la ville des belles Romagnoles,» est au centre même de la région du Ravennais et, grâce à sa position, est devenue un marché de denrées fort animé; Faenza, traversée par la voie Émilienne, inflexiblement droite, est plutôt une ville agricole qu'un centre industriel, quoiqu'elle ait donné son nom aux faïences, qui enrichissent maintenant tant de districts de la France et de l'Angleterre; Forli, chef-lieu de province, est, après Bologne, la cité la plus populeuse de la base des Apennins de Romagne; Cesena est connue surtout par l'excellence du chanvre qui croît dans ses campagnes; enfin Rimini, où la voie Émilienne atteint le littoral, a gardé quelques ruines romaines, et notamment la porte triomphale qui indiquait l'entrée de toute l'Italie du Nord 68. La population de cette contrée est peut-être la plus solide et la plus énergique de toute la Péninsule. Les Romagnols ont des passions violentes et de la force pour les servir. Il sont une race de héros ou de criminels.

Note 68: (retour) Principales communes (ville et banlieue) de l'Émilie en 1872:
Bologne (Bologna)      116,000 hab.
Ferrare (Ferrara)       72,000  »
Ravenne (Ravenna)       59,000  »
Modène (Modena)         52,000  »
Reggio                  51,000  »
Parme (Parma)           46,000  »
Forli                   38,000  »
Faenza                  36,000  »
Cesena                  35,500  »
Plaisance (Piacenza)    35,000  »
Rimini                  34,000  »
Imola                   28,000  »
Copparo                 27,000  »
Lugo                    24,000  »

Plusieurs cités du Vénitien sont d'importants chefs-lieux de provinces: Padoue, si riche en précieux monuments de l'art, la ville d'université et l'ancienne rivale de Venise; Vicence, qu'embellissent les monuments bâtis par Palladio; Trévise, sur la Sile; Bellune, dans la haute vallée de la Piave; Udine, où l'on montre une haute butte de terre qu'aurait fait élever Attila pour contempler l'incendie d'Aquilée. Palmanova, sur les frontières de l'Austro-Hongrie, est une place forte, la plus régulière du monde; elle a la forme d'une croix d'honneur enjolivée de dessins en relief. Bien autrement puissante, la cité militaire de Vérone, à l'autre extrémité du territoire vénitien, a pris une grande part dans l'histoire de l'Italie; mais comme ville de commerce et d'industrie elle est fort déchue de son antique prospérité. Très au large dans son enceinte de murs et de bastions, elle n'a plus une population suffisante pour expliquer la multitude de ses beaux édifices publics du moyen âge et les énormes dimensions de son amphithéâtre romain, où cinquante mille spectateurs peuvent s'asseoir à la fois. Mais de toutes les cités de la Vénétie, celle qui s'est peut-être le plus amoindrie en comparaison de son passé, c'est Venise elle-même, la «reine de l'Adriatique».

Venise est une ville fort ancienne. Des restes de constructions romaines, retrouvés dans l'île de San Giorgio au-dessous du niveau de la mer et cités en témoignage de ce phénomène curieux de l'affaissement graduel des lagunes vénitiennes, ont également prouvé, contrairement à l'opinion générale, que les îlots boueux du golfe étaient peuplés avant l'invasion des Barbares; ces terres à demi émergées ont pu servir de lieu de refuge aux populations riveraines, précisément parce qu'elles offraient des ressources comme entrepôts de commerce. Toutefois la vraie Venise date seulement du commencement du neuvième siècle, époque à laquelle le gouvernement de la république maritime s'installa dans la grande île. On sait quelle fut la prodigieuse fortune de la ville habitée par les descendants des anciens Venètes. Située, comme elle l'est, dans une région intermédiaire, à la fois séparée de la mer par les lidi et de la terre ferme par des estuaires et des espaces fangeux, Venise avait l'inappréciable privilége, pendant les incessantes guerres qui désolaient l'Europe, d'être à peu près inattaquable par tout ennemi venu du continent ou débarqué de la mer. Elle, de son côté, pouvait à son-gré envoyer des expéditions de commerce ou de guerre sur tous les rivages de la Méditerranée pour y fonder des comptoirs ou des forteresses. De toutes les républiques commerçantes de l'Italie, c'est celle qui, après bien des luttes soutenues avec le plus ardent patriotisme, devint la plus puissante et la plus riche. C'est d'ailleurs celle qui avait la meilleure position pour la facilité des échanges. Disposant des avantages d'un flux de marée plus élevé que celui de la plupart des parages méditerranéens, Venise se trouve à peu près au centre des régions qui constituaient au moyen âge tout le monde commercial; en outre, la position qu'elle occupe, à l'extrémité de l'Adriatique, non loin de la partie des Alpes où le seuil des monts s'abaisse entre les plateaux de l'Illyrie et les crêtes neigeuses de la Carinthie et du Tirol, lui permettait de communiquer facilement avec tous les marchés de l'Allemagne, des Flandres, de la Scandinavie. En contact avec des hommes de tout pays, le Vénitien voyait les étrangers sans préjugé de haine: il accueillait les Arméniens, il faisait même alliance avec les Turcs. A l'époque des croisades, la république de Venise était le plus respecté des États de l'Europe, celui qui, par l'absence de tout fanatisme religieux, avait le rôle politique le plus impartial, et dont les ambassadeurs avaient le plus d'autorité. Mais cet ascendant était soutenu par une énorme puissance matérielle. Venise posséda jusqu'à trois cents navires de guerre montés par trente-six mille marins, et les richesses du monde, acquises par le trafic légitime, apportées en tributs ou ravies par la conquête, vinrent s'entasser dans ses deux mille palais et ses deux cents églises; un seul de ses îlots eût acheté un royaume d'Afrique ou d'Asie. Sur un fond de boue, où jadis le pêcheur posait avec précaution sa cabane de branchages, s'était dressée une ville somptueuse, la plus belle de l'Occident. Des forêts entières de mélèzes, coupées sur les montagnes de la Dalmatie, avaient servi à consolider le sol; plus de quatre cents ponts de marbre réunissaient d'îlot en îlot le réseau des rues et des places, et de superbes digues de granit, construites «avec l'argent de Venise et l'audace de Rome» défendaient la ville merveilleuse contre les fureurs de la mer. Les splendeurs de l'industrie et les magnificences de l'art contribuaient à faire de Venezia la Bella une cité sans égale.

VENISE
Dessin de J. Moynet, d'après une photographie.

Mais les découvertes géographiques, auxquelles Venise elle-même avait pris, par ses navigateurs et ses caravanes de commerce, une si large part, vinrent porter un coup décisif à la puissance de la ville italienne. La Méditerranée cessa d'être la mer commerciale par excellence, et la circum-navigation de l'Afrique, la découverte du Nouveau Monde reportèrent sur les bords de l'Atlantique boréal le siége du grand commerce. Désormais Venise était condamnée à dépérir; le chemin des Indes ne lui appartenait plus, et du côté de l'Orient le pouvoir grandissant des Turcs limitait étroitement le cercle de son marché. Toutefois elle disposait encore de telles ressources et son organisation était si forte, que la cité put maintenir son indépendance plus de trois siècles après la perte de ses comptoirs. Elle ne succomba que par le déplorable abandon d'un allié, le général Bonaparte.

La période de sa plus grande décadence est celle du régime autrichien; en 1840 la ville n'avait plus même cent mille habitants; des centaines de ses palais étaient en ruines; l'herbe croissait sur ses places et les algues encombraient les marches de ses quais. Depuis, la prospérité revient peu à peu. La ville, rattachée au continent par un des ponts les plus remarquables du monde, puisqu'il n'a pas moins de 222 arches et que sa longueur dépasse 3,600 mètres, peut expédier directement les denrées et les marchandises reçues de l'intérieur; ses ports, sans avoir autant d'activité que celui de Trieste, et récemment privés de la franchise qui leur permettait de faire concurrence à leur rivale istriote, ont pourtant un commerce de cabotage et d'escale fort sérieux, surtout depuis que la vapeur se substitue graduellement à la voile; le mouvement des navires y égale à peu près la moitié de celui de Gênes 69. Enfin la fabrication des glaces, des dentelles, et d'autres industries donne une vie nouvelle à Venise et aux villes annexes situées dans les lagunes, Malamocco, Burano, Murano, Chioggia: des milliers d'ouvriers y sont toujours employés à fondre ces verroteries multicolores qui s'expédient dans toutes les parties du monde et servent encore de monnaie dans certaines contrées de l'Orient et au centre de l'Afrique. D'ailleurs, quoique bien inférieure en population et en activité à ce qu'elle fut jadis, Venise n'a-t-elle pas toujours ce qui la fait tant aimer par les artistes et les poëtes, son doux climat, son beau ciel, ses horizons si pittoresques, sa vie joyeuse, ses fêtes, la place Saint-Marc, et dans ses palais d'une architecture à la fois italienne et mauresque, les admirables toiles de ses grands maîtres, Titien, Tintoret, Véronèse 70?

Note 69: (retour) Mouvement du port de Venise:
1865                               499,000 tonnes.
1867                               670,000    »
1871 (5,180 navires)               743,000    »
1874 (départem. maritime entier) 1,143,500    »

Valeur des échanges par terre et par mer (1869): 514,000,000 fr.

Note 70: (retour) Communes (ville et banlieue) du Vénitien contenant plus de 15,000 habitants en 1872:
Venise (Venezia)   129,000 hab.
Vérone (Verona)     67,000  »
Padoue (Padova)     66,000  »
Vicence (Vicenza)   38,000  »
Udine               30,000  »
Trévise (Treviso)   28,000  »
Chioggia            26,000  »
Bellune (Belluno)   15,000  »


III

LIGURIE OU RIVIÈRE DE GÊNES

En comparaison du large bassin où s'unissent les eaux du Pô et de ses affluents, la Ligurie n'est qu'une étroite bande de littoral, un simple versant de montagnes; mais son peu d'étendue ne l'empêche pas d'être une des régions de l'Italie les mieux délimitées par la nature, l'une de celles qui se distinguent le mieux par leurs traits géographiques, et dont les populations ont eu en conséquence le plus d'originalité dans leur histoire. Au bord de leurs grèves, que domine l'âpre muraille des Apennins, les Génois devaient vivre d'une vie longtemps distincte de celle des autres habitants de la Péninsule 71.

Note 71: (retour) Ligurie, avec quelques districts situés au nord des Apennins:
  Superficie.     Population en 1871.  Population kilométrique.
5,524 kil. car.         843,250                 153

Du nord au sud, de la plaine padane au littoral méditerranéen, le contraste est complet; mais de l'ouest à l'est, de la Provence à la Toscane, le changement n'a rien de brusque. Il n'y a point de limite de séparation précise entre les Alpes et les Apennins. La transition de l'un à l'autre système orographique s'opère par gradations insensibles. Quand, au delà des Alpes Maritimes, on suit les montagnes dans la direction de l'orient, on leur voit prendre peu à peu l'aspect général des Apennins: le rempart, abaissé de distance en distance par de larges dépressions, se continue régulièrement autour du golfe de Gênes, sans une seule brèche, sans un seul changement de structure qui permette de dire qu'en cet endroit d'autres lois ont présidé à la formation du relief. Quoique bien différents dans leur ensemble, Alpes et Apennins sont aussi intimement unis que peuvent l'être tronc et rameau; le collet de jonction ne peut être désigné que d'une manière toute conventionnelle. Si l'on considère l'orientation de l'axe comme le fait capital, l'Apennin ligure commence sur la frontière de France, aux sources de la Tinée et de la Vésubie, car c'est là que la crête principale des monts, jusque-là perpendiculaire au rivage marin, prend une direction parallèle au littoral; si la hauteur des cimes, les gazons des plateaux supérieurs, les neiges persistantes et les glaciers doivent être regardés comme les signes distinctifs du système alpin, alors le lieu d'origine des Apennins ne se trouve qu'à l'est du massif de Tende, car les belles montagnes du Clapier, de la Fenêtre, de la Gordolasque, dont l'élévation atteint çà et là 3,000 mètres, ressemblent complétement aux Alpes par leurs pâturages, leurs petits lacs entourés de verdure, leurs torrents, leurs «clapiers» de pierres écroulées, leurs forêts de sapins, leurs avalanches de neiges; ils ont même de petits fleuves de glace, les plus méridionaux qui existent encore dans les montagnes de l'Europe centrale. D'ordinaire les géologues voient la limite la plus naturelle à l'endroit où les roches cristallines de la partie occidentale disparaissent pour faire place à des formations plus récentes, surtout aux assises crétacées et tertiaires; mais ce n'est encore là qu'une division conventionnelle, car les masses cristallines qui constituent la crête des massifs occidentaux, entre leur revêtement latéral de dépôts sédimentaires, se continuent plus à l'est sous le manteau des formations modernes, et çà et là même elles rompent leur enveloppe pour se dresser en sommets semblables à ceux des Alpes. Quelques-unes des cimes des montagnes de la Spezia rappellent le massif de Tende par leurs roches de granit.

Le bourrelet de soulèvement qui constitue la chaîne côtière de la Ligurie est loin d'être uniforme. De même que les Alpes, les Apennins se partagent en massifs distincts reliés les uns aux autres par des seuils de passage. Le plus bas des seuils est le col qui s'ouvre à l'ouest de Savone et que l'on nomme Pas d'Altare, de Carcare ou de Cadibona, des noms de trois villages des environs. Ce passage, qui n'a pas même 500 mètres d'altitude, est celui que le peuple a toujours considéré comme la limite la plus naturelle des grandes Alpes. Il a raison, du moins au point de vue militaire. De tout temps les armées en guerre sur le sol de l'Italie du Nord ont tâché d'occuper solidement cette porte des montagnes, afin de commander à la fois les abords de Gênes et les hautes vallées du versant piémontais. Les deux Bormida et le Tanaro, qui coulent à l'ouest du seuil d'Altare et vont se rejoindre en aval d'Alexandrie, ont souvent roulé du sang. De terribles batailles se sont livrées dans leurs vallées, à cause de l'importance stratégique des chemins qui les parcourent.

A l'est du sol d'Altare, l'Apennin ligure se maintient à une hauteur d'environ 1,000 mètres; puis au delà du col de Giovi, jadis consacré aux dieux par les Génois, reconnaissants de la brèche qu'il leur ouvre vers les plaines du Nord, la chaîne, qui se reploie au sud-est, darde quelques-unes de ses cimes à plus de 1,300 mètres et projette vers le nord plusieurs chaînons de montagnes ravinées, dont l'une écrasa sous ses débris la ville romaine de Velleia. En même temps la grande chaîne s'éloigne du littoral; à l'endroit où le col de Pontremoli laisse passer la route de Parme à la Spezia, c'est-à-dire au seuil de séparation entre l'Apennin ligure et l'Apennin toscan, la crête principale se développe à 50 kilomètres de la mer. Dans cette région orientale des montagnes génoises, un chaînon latéral se détache d'un massif de l'arête centrale et, s'abaissant de cime en cime, va former dans la mer le beau promontoire de Porto-Venere, superbe rocher de marbre noir qui portait autrefois un temple de Vénus. Ce chaînon latéral, dont l'extrémité protége contre les vents d'ouest le golfe de la Spezia, a de tout temps été, comme la chaîne principale, un grand obstacle aux libres communications entre les populations voisines, non point tant par la hauteur que par l'escarpement de ses pentes. En maints endroits on ne mesure pas plus de 5 kilomètres en droite ligne de la plage de la Méditerranée à l'arête la plus élevée de l'Apennin: la pente se redresse ainsi en des proportions qui la rendent presque ingravissable; les chemins ne peuvent franchir la chaîne que par des sinuosités nombreuses 72.

Note 72: (retour) Altitudes de la Ligurie:
Clapier de Pagarin     3,070 mèt.
Col de Tende           1,873  »
Monte Carsino          2,681  »
Col d'Altare             490  »
Col de Giovi             469  »
Monte Penna            1,740  »

Le peu de largeur du versant maritime de l'Apennin ligure ne permet pas aux torrents de réunir leurs eaux pour former des rivières permanentes. A l'est de la Roya, qui coule en partie sur le territoire français, les cours d'eau les plus considérables, la Taggia, la Centa, n'ont l'apparence de rivières sérieuses qu'après la fonte des neiges ou lors des fortes pluies; d'ordinaire ce sont de simples filets grésillant au milieu d'un champ de pierres et fermés du côté de la mer par une barre de galets. Entre Albenga et la Spezia, sur une longueur de côtes de plus de 100 kilomètres, les torrents ne sont que des ravins à sec pendant la plus grande partie de l'année. Il faut aller jusqu'au delà du golfe de la Spezia pour retrouver une rivière, du moins intermittente, et quelquefois formidable après les grandes pluies. Cette rivière, qui forme la ligne de séparation entre la Ligurie et l'Étrurie, et que les Romains désignèrent comme la limite de l'Italie elle-même jusqu'à l'époque d'Auguste, est la Magra. Les alluvions de ce fleuve ont formé une grande plage de 1,200 mètres de largeur au devant de l'ancienne ville tyrrhénienne de Luni, qui se trouvait autrefois au bord du rivage. Ses alluvions ont également changé en lac une petite baie de la mer.

Si les grandes rivières manquent en Ligurie, par contre des cours d'eau souterrains les remplacent en certains endroits. En Ligurie, comme en Provence, quoique en moins grand nombre, on signale des fontaines qui sourdent dans la mer à quelque distance du rivage: il en est même dont la masse liquide est très considérable. Les deux sources d'eau douce de la Polla, qui jaillissent par 15 mètres de fond dans le golfe de la Spezia, près de Cadimare, et qui se révélaient de loin par un grand bouillonnement, ont une telle abondance, que le gouvernement italien les a fait isoler de l'eau salée pour les approvisionnements de la marine.

La pauvreté des ruisseaux, l'âpreté des ravins, les fortes pentes des escarpements, donnent à cette région du littoral de la Méditerranée un caractère tout différent de celui des régions de l'Europe tempérée et même du versant immédiatement opposé. Après avoir parcouru les magnifiques châtaigneraies qu'arrosent les eaux naissantes de l'Ellero, du Tanaro, de la Bormida, que l'on franchisse la crête et soudain l'on se croirait en Afrique ou en Syrie. Les herbages, qui de l'autre côté des Apennins étendent sur les plaines leur merveilleux tapis émaillé de fleurs, manquent ici complètement: de Nice à la Spezia on les chercherait en vain; à peine quelques prairies naturelles et, dans les jardins de plaisance, des pelouses entretenues à grands frais rappellent vaguement les prés du Piémont et de la Lombardie. Si le travail de l'agriculteur et l'art du jardinier n'avaient transformé ces déclivités et ces étroites vallées de la Ligurie, les Apennins n'auraient eu d'autre verdure que celle des pins et des broussailles. Par un phénomène bizarre, la végétation des grands arbres n'atteint pas à la même hauteur sur les pentes des Apennins que sur celles des Alpes, quoique les premières montagnes jouissent cependant d'une température moyenne beaucoup plus élevée: à l'altitude où de beaux hêtres se montrent encore en Suisse, les mêmes arbres sont tout rabougris sur les escarpements rocheux des Apennins génois; enfin le mélèze manque presque complétement sur les monts ligures.

Comme la terre, la mer elle-même est naturellement infertile; elle n'a que peu de poissons, à cause du manque presque absolu de bas-fonds, d'îlots et de forêts d'algues; les falaises du bord descendent abruptement jusqu'à des profondeurs de plusieurs centaines de mètres et n'offrent que peu de retraites aux animaux marins; les étroites plages qui se développent en demi-cercle de promontoire en promontoire ne sont composées que de sable fin sans aucun débris de coquillages: de Porto-Fino à Laigueglia, sur une distance de 140 kilomètres, de Saussure n'en a pas vu un seul. Aussi les marins génois sont-ils obligés d'aller pêcher sur des côtes lointaines; les marins d'Alessio, sur la rivière du Ponent, se rendent en Sardaigne; ceux de Camogli, sur la rivière du Levant, vont dans les parages de la Toscane. Cette infertilité des terres et des mers a les mêmes conséquences économiques: de toutes les parties de la Péninsule, la Ligurie est celle qui envoie à l'étranger le plus grand nombre d'émigrants; plus du dixième de la population a quitté la patrie pour les terres étrangères. Porto-Maurizio, ville située à moitié chemin entre Gênes et Nice, perd en moyenne par l'émigration le sixième de ses enfants.

Mais si la terre et les eaux de la côte de Ligurie sont également avares de produits naturels, elles ont le privilége inappréciable de la beauté pittoresque, et, sur la «rivière» de Gênes du moins, l'homme, qui en tant d'autres endroits n'a su qu'enlaidir, a contribué par son travail à l'embellissement de sa demeure. Le littoral se déploie de cap en cap par une succession de courbes d'un profil régulier, mais toutes différentes par les mille détails des rochers et des plages, des cultures, des groupes de constructions. Tandis que le chemin de fer s'ouvre de force un passage à travers les promontoires par des galeries et des tranchées,--il n'a pas moins de 33 kilomètres de tunnels entre Gênes et Nice, sur un espace de 140 kilomètres,--la route, qui peut s'assouplir plus facilement aux sinuosités du terrain, serpente incessamment, tantôt s'élève et tantôt s'abaisse, et le paysage change d'aspect à chacun de ses détours. Ici on suit la plage, à l'ombre des tamaris aux fleurs roses, et le flot qui déferle vient, tout à côté de la route, tracer son ourlet d'écume; ailleurs on s'élève de lacet en lacet sur les roches que les cultivateurs ont triturées pour en faire des gradins de terre végétale, et l'on voit au loin, à travers le branchage entrelacé des oliviers, le cercle bleuâtre de la mer reculer de plus en plus vers l'horizon, jusqu'au profil vaporeux des montagnes de la Corse. De l'arête des caps on suit du regard les ondulations rhythmiques de la côte, qui se succèdent sur le pourtour du golfe, avec toutes les dégradations de lumière et de teintes que leur donnent les rayons, les ombres, les vapeurs et l'espace. Les villes, les villages, les vieilles tours, les maisons de plaisance, les usines, les chantiers de construction, varient à l'infini le profil changeant des paysages. Telle ville occupe le sommet d'un plateau, et d'en bas on en voit les murailles et les coupoles se découper sur le bleu du ciel; telle autre s'étale en amphithéâtre le long des pentes et vient se terminer au bord de la mer par une grève couverte d'embarcations que les marins ont retirées loin du flot; telle autre encore se blottit dans un creux entre les olivettes, les vignes, les jardins de citronniers et d'orangers. Çà et là quelques dattiers donnent à l'ensemble du paysage une physionomie orientale. Non loin de la frontière française, Bordighera est complétement entourée de bouquets de palmiers dont les rameaux font l'objet d'un commerce important, mais dont les fruits arrivent rarement à maturité. En Europe, Bordighera est, après la ville espagnole d'Elche, la localité où l'arbre africain a le mieux trouvé une seconde patrie.

Quelques villes du littoral génois, notamment Albenga et Loano, ont un climat peu salubre à cause des miasmes qui s'élèvent des limons laissés sur les lits de cailloux par les torrents débordés. Gênes elle-même est une ville dont le climat n'est pas des plus favorables: l'air n'y est point souillé par des émanations marécageuses, mais les vents violents du large viennent s'y engouffrer comme dans une sorte d'entonnoir, apportant avec eux tout leur fardeau d'humidité; les vents qui longent la rive ou rivière du Ponent, de même que les courants atmosphériques entraînés le long de la rivière du Levant, sont tous également arrêtés par les montagnes qui s'élèvent à l'extrémité du golfe de Gênes et doivent se décharger de leur vapeur surabondante. Le nombre des jours de pluie y dépasse le tiers de l'année. Mais si le climat de Gênes et de quelques autres localités du littoral a de sérieux désagréments, plusieurs villes de la Ligurie, bien abritées du côté du nord par le rempart protecteur des monts et placées en dehors du chemin que suivent les convois de nuages, jouissent d'une égalité et d'une douceur de température tout à fait exceptionnelles en Europe 73. Ainsi Bordighera et San Remo, près de la frontière française, sont par l'excellence de leur climat des rivales de Menton; Nervi, à l'est de Gênes, est aussi un lieu de séjour délicieux à cause de la beauté de son ciel et de la pureté de son atmosphère. Des châteaux, des villas de plaisance se bâtissent en grand nombre sur tous les promontoires, dans tous les vallons de ces côtes privilégiées à la fois par la douceur du climat et la beauté des paysages. Déjà le littoral de Gênes, sur une vingtaine de kilomètres de chaque côté de la ville, est garni d'une ligne continue de maisons de campagne et de palais. La population de la cité, trop nombreuse pour son étroite enceinte, a débordé de part et d'autre pour s'épandre dans les faubourgs. Cette longue rue qui serpente entre les usines et les jardins, escaladant les promontoires, descendant au fond des vallons, ne peut manquer de se continuer peu à peu sur toute la côte ligure, car ce ne sont plus les Génois seulement, c'est aussi la foule européenne des hommes de loisir qui se sent attirée vers ces lieux enchanteurs. En réalité, toute la rivière de Gênes, de Vintimille à la Spezia, prend de plus en plus l'aspect d'une ville unique où les quartiers populeux alternent avec les groupes de villas et les jardins.

Note 73: (retour)
                        Gênes.    San-Remo.

Température moyenne       16°          17°
Jours de pluie           121           45
Quantité de pluie     1m,140        0m,80

Les anciens Ligures, peut-être de souche ibère, qui peuplaient le versant méridional de l'Apennin, jusqu'à la vallée de la Magra, avaient leur histoire toute tracée d'avance dans la configuration de la contrée. Ceux d'entre eux qui ne trouvaient plus de place à exploiter dans l'étroite zone de terrain cultivable et qui n'avaient plus même de gradins à tailler sur les pentes des montagnes étaient forcément rejetés vers la mer: ils devenaient navigateurs et commerçants. Dès l'époque romaine, Gênes, l'antique Antium cité par le Périple de Scylax, était un «emporium» des Ligures, et ses marins parcouraient toute la mer Tyrrhénienne; au moyen âge, lors de la grande prospérité de la république, son pavillon flottait dans tous les ports du monde connu; enfin c'est elle qui, par l'un de ses fils, Christophe Colomb, eut l'honneur d'inaugurer l'histoire moderne par la découverte du Nouveau Monde. Giovanni Gabotto ou Cabot, qui le premier retrouva les côtes de l'Amérique du Nord, cinq siècles après les navigateurs normands, était également un Génois, ainsi que l'ont établi les savantes recherches de M. d'Avezac: c'est par erreur que Venise le réclame comme un des siens, et si des Anglais veulent en faire un de leurs compatriotes, c'est par d'injustifiables prétentions de vanité nationale. Il est vrai que ni Cabot ni Colomb ne firent leurs découvertes pour le compte de leur patrie; les vaisseaux qu'ils commandaient appartenaient à l'Angleterre et à l'Espagne, et ce sont ces contrées qui se sont partagé les richesses du continent nouveau. De tout temps les excellents marins génois, montés sur leurs petits et solides navires, ont ainsi couru le monde à la recherche du profit; pour n'en citer qu'un exemple, ce sont eux maintenant qui possèdent le monopole de la navigation dans les eaux des républiques platéennes. Presque toutes les embarcations qui voguent sur le Paraná, l'Uruguay et l'estuaire de la Plata ont un équipage de Génois. De même en Europe, on rencontre les habiles jardiniers génois dans les environs de presque toutes les grandes villes des bords de la Méditerranée.

Dans les temps barbares, quand l'homme n'avait pas subjugué l'Apennin par des routes faciles, Gênes, encore dépourvue de marchés d'approvisionnement dans l'intérieur des terres, ne possédait point d'avantages naturels sur les autres ports de la côte ligure; mais dès que le mur des montagnes fut abaissé par l'art et que les plaines du Piémont et de la Lombardie se trouvèrent en libre communication avec le golfe, alors la position géographique de Gênes prit toute sa valeur. Placée à l'aisselle même de la péninsule italienne, au point le plus rapproché des riches campagnes de l'intérieur, c'est elle qui devait s'emparer du monopole commercial dans cette partie de l'Europe. De toutes les républiques des côtes occidentales de l'Italie Pise est la seule qui put tenter de contrebalancer sa fortune; mais, après de sanglantes luttes, Gênes finit par triompher de sa rivale. Elle s'empara de la Corse, dont elle exploita durement les populations; elle prit Minorque sur les Maures et même s'empara de plusieurs villes d'Espagne, qu'elle rendit ensuite en échange de priviléges commerciaux. Dans la mer Égée, ses nobles devinrent propriétaires de Chios, de Lesbos, de Lemnos et d'autres îles; à Constantinople, ses marchands prirent une telle autorité, qu'ils partagèrent souvent le pouvoir avec les empereurs. Ils possédaient des quartiers considérables de cette capitale de l'Orient et en avaient fait une succursale de Gênes; aussi la perte de Péra et du Bosphore fut pour eux le commencement de la ruine. En Crimée, ils occupaient la riche colonie de Caffa; leurs châteaux forts et leurs comptoirs s'élevaient dans l'Asie Mineure sur toutes les routes de commerce, et jusque dans les hautes vallées du Caucase on rencontre de distance en distance des tours qu'ils ont construites et qui gardent leur nom. Par le Pont-Euxin, les campagnes de la Géorgie et la mer Caspienne, ils tenaient la route de l'Asie centrale. Toutes ces colonies lointaines de la république génoise expliquent la présence d'un petit nombre de mots arabes, turcs, grecs, qui se mêlent au provençal et à l'espagnol dans le dialecte italien des marins ligures; mais dans son ensemble la langue est très-italienne, quoique la prononciation se rapproche du français.

Plus puissante que Pise, Gênes n'était pourtant pas de taille à vaincre Venise dans sa lutte pour la prépondérance commerciale. Elle n'avait pas l'immense avantage que possède cette dernière, d'être en libre communication avec l'Europe germanique et Scandinave par un seuil des Alpes. Aussi, quoique en 1379 les Génois eussent réussi à s'emparer de Chioggia, et même à bloquer momentanément leurs rivaux, cependant l'influence de Gênes dans l'histoire politique fut beaucoup moindre que celle de Venise. Son rôle dans le mouvement général des sciences, des lettres et des arts fut aussi relativement très-inférieur; Gênes eut moins d'écrivains, de peintres, de sculpteurs, que mainte petite cité de la Lombardie et du Vénitien. Les Génois passaient jadis pour être violents et faux, avides de luxe et de pouvoir, insoucieux de tout ce qui ne leur procurait pas l'argent ou le droit de commander. «Une mer sans poissons, des montagnes sans forêts, des hommes sans foi, des femmes sans vergogne, voilà Gênes!» disait l'ancien proverbe répété par les ennemis de la cité ligure. Les dissensions entre les nobles familles génoises qui voulaient s'emparer de la direction des affaires étaient presque incessantes; mais, chose remarquable, au-dessus de la lutte des partis, l'immuable banque de Saint-Georges, véritable république dans la république, continuait tranquillement de manier les affaires de commerce et d'argent, et les richesses ne cessaient d'affluer vers la cité. C'est ainsi que Gênes a pu bâtir ces palais, ces colonnades de marbre, ces jardins suspendus qui lui ont mérité le surnom de «Superbe». Toutefois la ruine finit par atteindre la banque; elle avait eu le tort de prêter, non pas aux entreprises de travail, mais aux princes en guerre, et, comme de juste, la faillite en fut la conséquence. Au milieu du dix-huitième siècle la banqueroute réduisit Gênes à l'impuissance politique.

En dépit du peu de largeur, des sinuosités, des rampes, des escaliers de ses rives, en dépit de l'encombrement et de la saleté de ses quais trop étroits, de la gêne que lui imposent son enceinte de murailles et ses forts, la capitale de la Ligurie est l'une des villes du monde dont les palais sont le plus remarquables par leur architecture à la fois somptueuse et originale. Pendant le dernier siècle et au commencement de celui-ci la décadence de Gênes avait été grande, et nombre de ses plus beaux édifices menaçaient de tomber en ruines, mais avec le retour de la prospérité, la ville a repris l'oeuvre de son embellissement. Actuellement Gênes, quoique fort éprouvée par la guerre franco-allemande, est de beaucoup le port le plus actif de l'Italie, quoique le mouvement y soit encore inférieur à celui de Marseille. Les armateurs possèdent près de la moitié de la flotte commerciale italienne et construisent les trois quarts des navires ajoutés chaque année au matériel des transports maritimes de la Péninsule 74. Pour le va-et-vient des voiliers et des vapeurs qui fréquentent la place de Gênes et qui s'y trouvent parfois au nombre de sept cents, sans compter des milliers de petites embarcations, le port, dont la superficie est pourtant de plus de 130 hectares, n'est plus assez grand, et surtout il n'est pas suffisamment abrité: un quart seulement de sa surface est garanti de tous les vents, et cette partie est précisément celle qui a le moins de profondeur; il serait urgent de doubler le port d'étendue et de le rendre beaucoup plus sûr par la construction d'un troisième brise-lames qui séparerait de la haute mer une vaste superficie de la rade extérieure. Gênes, qui croit volontiers ses intérêts négligés par le gouvernement italien, se plaint aussi de ne posséder qu'une seule voie ferrée à travers les Apennins pour desservir le trafic que lui envoient les plaines de l'Italie du Nord. Elle réclame impérieusement une seconde ligne, en prévision de l'immense accroissement d'affaires que lui apporteront les futurs chemins de fer des Alpes suisses. Elle compte devenir alors pour l'Allemagne occidentale et l'Helvétie ce que Trieste est pour l'Austro-Hongrie, l'entrepôt général du commerce méditerranéen.

Note 74: (retour)
Valeur des échanges par mer avec l'étranger, en 1872     446,000,000 fr.

Mouvement du port de Gênes en        1863. 20,230 navires, 2,610,000 ton.                                     1867. 16,900 jaugeant 2,330,000  »
                                     1871. 15,980    »     2,780,000  »
Mouvement des  Spezia (golfe entier) 1873.  6,895 navires,   462,000 ton.
autres ports   Savone                1868.  2,191 jaugeant   135,000  »
de la Ligurie: Porto Maurizio          »    1,643     »      110,500  »
               Oneglia                 »    1,580     »       80,340  »
               Chiavari                »    1,431     »       67,000  »
               San Remo                »      989     »       57,970  »
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