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Nouvelle géographie universelle (1/19): I L'Europe meridionale (Grèce, Turquie, Roumanie, Serbie, Italie, Espagne et Portugal)

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SAINT-SEBASTIEN.
Dessin de Taylor, d'après une photographie de M. J. Laurent.

Il est évident que la situation tout exceptionnelle des provinces Vascongades ne pourra se maintenir longtemps. Déjà la Navarre est assimilée depuis 1839 au reste de l'Espagne en ce qui concerne le service militaire, les impôts, la constitution des municipalités. Même en plein pays Basque, le changement s'accomplit d'une manière irrésistible: si les descendants des Euskariens ne veulent pas d'une liberté commune avec les autres habitants de la Péninsule, c'est en vain qu'ils essayeront d'être libres tout seuls. La guerre les a déjà brisés une première fois; elle menace de les briser encore et de les réduire à merci; mais la paix, non moins que la guerre, tend à les priver de leur individualité nationale pour les faire participer à la vie politique des populations espagnoles. L'industrie moderne, aidée par le commerce et les voyages, change les moeurs locales, enseigne la langue des voisins, fait disparaître les anciennes traditions. Les Basques ne sont pas seulement «un peuple qui saute et danse au haut des Pyrénées», comme le disait Voltaire, c'est aussi un peuple qui travaille, et c'est par le travail que se fera la fusion nationale avec les autres Espagnols.

Comme pour hâter la disparition prochaine du groupe distinct que leur race forme encore dans l'humanité, les Basques émigrent en grand nombre et laissent derrière eux des places vides que leurs voisins viennent occuper en partie. Ceux d'entre eux qui habitent les hautes vallées partiellement emplies de neige pendant l'hiver, descendent par centaines avant les mois de la saison froide et vont exercer temporairement quelque industrie lucrative dans les villes de la plaine; d'autres, entraînés par l'amour des aventures, qui chez eux est traditionnel et qui fit de leurs ancêtres de si hardis pêcheurs de baleines, partent sans désir de retour prochain et ne craignent pas d'aller s'établir sur un autre hémisphère. Naguère les Basques espagnols émigraient beaucoup moins que leurs frères de nationalité française, chassés de leur patrie par l'horreur de la conscription militaire; mais ils suivent maintenant en foule l'exemple qui leur est donné, et la majorité de ceux qui s'en vont se compose des hommes les plus énergiques, la véritable élite de la nation. Dans les républiques de la Plata, où ils vont presque tous chercher fortune, leur race est destinée à se perdre, comme élément distinct, encore bien plus rapidement qu'en Europe: c'est en vain que certains patriotes euskariens rêvent la naissance d'une nouvelle république cantabre dans les pampas de l'Amérique.

Il est vrai que, loin de leur patrie, les Basques gardent avec soin cet esprit de solidarité qui leur donne tant de force chez eux. A Madrid et dans les autres villes de l'Espagne proprement dite, à Montevideo, à Buenos-Ayres, ils s'entr'aident, se soutiennent dans l'infortune, se liguent contre des concurrents, et de cette façon ils arrivent à faire bien meilleure figure que beaucoup d'autres groupes de population relativement plus nombreux; mais, quelle que soit leur force de cohésion, elle ne peut que retarder, non conjurer les destins. Dans un petit nombre de générations, le basque sera rayé de la liste des langues vivantes de l'Europe, comme l'ont été le cornish et le crévine, comme le seront l'erse, le manx, le wende, le lithuanien, le livonien, et même avant l'idiome disparaîtront les anciennes moeurs et les institutions politiques.

Les provinces Vascongades et la Navarre n'ont que peu de villes, et celles qui se trouvent sur leur territoire sont en grande partie peuplées d'étrangers. L'Euskarien, comme l'Asturien et l'habitant de la Galice, aime la libre nature: les villes, les gros bourgs lui déplaisent. Sauf dans les districts commerçants et industriels, toutes les maisons se dressent isolément sur les promontoires, sur les pentes des collines ou sur le bord des ruisseaux; devant la demeure s'étend une pelouse plantée de chênes, où chaque soir, après le labeur de la journée, les jeunes gens se reposent de leurs fatigues par les danses et le chant. Dans ce choix qu'ils faisaient pour leurs demeures on a vu la preuve que les Basques et leurs voisins des Pyrénées occidentales avaient un esprit contemplatif et le goût de la solitude: il faut y reconnaître plutôt la conséquence naturelle de ce fait que les Basques étaient un peuple libre, n'ayant rien à craindre de ses voisins. Tandis que les populations du reste du l'Espagne, de la France, de l'Italie et de presque tous les pays d'Europe étaient obligés, pour échapper aux invasions guerrières et aux massacres, de se réfugier à l'abri des forteresses ou dans les cités murées, les Basques, toujours en paix entre eux et avec leurs voisins, pouvaient tranquillement s'établir au milieu des champs qui leur appartenaient.

Bilbao, la plus grande ville des provinces Basques et son port le plus animé, n'est point une ville euskarienne; depuis longtemps livrée au commerce avec les colonies lointaines du Nouveau Monde, elle est le débouché naturel des farines de la Castille, et jadis elle fut le siége du plus haut tribunal de commerce en Espagne. Encore de nos jours, quoique privée des monopoles qui lui avaient été concédés et beaucoup moins bien située pour le commerce que plusieurs autres cités d'Espagne, elle rivalise d'importance pour les échanges avec Valence, Santander et Cadiz; il lui est arrivé, grâce aux mines importantes des environs, d'être le troisième port de la Péninsule par le chiffre des affaires 193. Tout naturellement elle a vécu d'une autre vie que les populations basques des montagnes environnantes. Elle est devenue tout espagnole, et, pendant les guerres carlistes, elle a été assiégée à plusieurs reprises par les habitants mêmes de sa banlieue. La charmante vallée où elle groupe ses édifices, les montagnes à pente rapide qui l'entourent en demi-cercle, les eaux du Nervion, qui portent ses embarcations au havre de Portugalete et à la mer, ont été souvent rougies de sang. C'est devant les murs de Bilbao que le plus fameux général basque, Zumalacarreguy, reçut en 1855 sa blessure mortelle.

Note 193 (retour) Mouvement du port en 1872... 4,058 navires. Exportation du minerai de fer, en 1871... 300,000 tonnes; en 1872... 422,000 tonnes.

La ville la plus populeuse du Guipúzcoa, Saint-Sébastien, est également espagnole. A la fois port de trafic comme Bilbao et place de guerre avec une garnison castillane, elle s'est assimilée d'aspect et de langue aux villes de l'intérieur de la Péninsule. La roche de la Motta ou du Monte Orgullo, qui la domine au nord et dresse, à 130 mètres au-dessus de la mer, ses escarpements hérissés des tours d'une forteresse, la «conque» d'eau bleue qui s'arrondit à l'ouest de la ville sur une charmante plage où se promènent les baigneurs, la rivière Urumea qui débouche à l'orient de la citadelle et lutte incessamment contre les flots écumeux de la mer, les promenades ombreuses, l'amphithéâtre de collines verdoyantes et semées de villages qui bornent l'horizon du sud, tout l'ensemble du gracieux paysage fait de Saint-Sébastien l'une des localités les plus aimables, une de celles où vient se presser la population cosmopolite des fatigués et des oisifs. Du reste, la ville même a perdu tout caractère d'originalité; brûlée en 1813 par ses alliés les Anglais, que la jalousie de métier fit s'acharner à la destruction de tous les établissements industriels, elle a été reconstruite avec une monotone régularité. Son port, assez fréquenté par les navires de cabotage, est peu sûr et sans profondeur. Le grand havre de commerce de la contrée devrait être la magnifique baie de Pasages, qui s'ouvre plus à l'est, du côté de la frontière de France. Il est parfaitement abrité, puisque de ses eaux on ne voit même pas la mer, avec laquelle il communique par un étroit goulet facile à défendre. Aux siècles précédents, de grands navires y pénétraient et venaient s'amarrer aux quais du bourg aujourd'hui ruiné de Leso: des chantiers de construction très-actifs s'élevaient sur les bords du golfe intérieur; mais les alluvions de l'Oyarzun et d'autres ruisseaux, aidées par l'incurie des hommes, ont comblé une partie du bassin et obstrué par une barre périlleuse l'entrée du golfe: il est probablement à tout jamais perdu pour la grande navigation.


ENTRÉE DE LA BAIE DE PASAGES.
Dessin de J. Moynet, d'après une photographie de M. J. Laurent.


La gracieuse Fontarabie, l'Ondarrabia des Basques, aux maisons blasonnées, est également séparée de la mer par un seuil redouté des navigateurs; elle ne doit sa petite importance actuelle qu'à ses bains de mer et au voisinage de la France, qu'elle regarde du haut de sa terrasse et de ses murs éventrés par les obus. Irun serait aussi une ville insignifiante si elle n'était du côté de la France la tête de ligne des chemins de fer espagnols et la clef stratégique de toute la contrée. Tolosa, entourée de manufactures, se vante du titre de capitale du Guipúzcoa; Zarauz, Guetaria, à la racine de son île pittoresque changée en péninsule, Lequeytio ont leurs bains de mer; Zumaya, à l'issue de la vallée de l'Urola, a ses carrières de plâtre qui fournissent aux ingénieurs un incomparable ciment; Vergara, jadis renommée par ses manufactures d'armes, a les nombreuses sources ferrugineuses des environs, son collége célèbre fondé en 1776 par la Société basque, et le souvenir de la convention mémorable qui mit fin, en 1839, à la première guerre carliste. Durango est également une ville dont le nom a fréquemment retenti pendant les guerres civiles du nord de l'Espagne. Guernica, dans la Biscaye, a son palais «foral» et le fameux chêne sous lequel s'assemblent encore les législateurs de la contrée; mais, comme toutes les prétendues villes basques, Guernica n'est en réalité qu'une simple bourgade.

Sur le versant méridional des monts pyrénéens, les grandes agglomérations ne sont pas plus nombreuses, ce qui s'explique d'ailleurs par ce fait que la population est trois fois moins dense que sur le versant atlantique. Vitoria, capitale de l'Alava, située sur le chemin de fer de Paris à Madrid, est une ville industrielle et commerçante, un entrepôt d'échanges entre les provinces Basques et les Castilles. Pampelune ou Pamplona, dont le nom rappellerait encore celui de son reconstructeur Pompée, est surtout une ville forte, souvent assiégée, souvent prise; sa cathédrale est une des plus riches et des plus curieuses de l'Espagne. Tafalla, «la flor de Navarra» et l'ancienne capitale du royaume, a seulement les ruines de son palais, que son bâtisseur, don Cárlos le Noble, voulait, dit-on, réunir au palais d'Olite, situé également dans la vallée du Cidaco, par une galerie d'une lieue de longueur. Puente la Reina est célèbre par ses vins. Estella, l'une des villes les plus riantes de la Navarre, commande plusieurs défilés sur les chemins des Castilles et de l'Aragon, et possède par conséquent une sérieuse importance stratégique. Pendant la guerre actuelle, les carlistes l'ont transformée en une puissante forteresse. Dans la province limitrophe, dépendant de la Vieille Castille, Tudela, riche en vins, Calahorra et Logroño, dont le pont date du onzième siècle, sont également des places militaires de quelque valeur, parce qu'elles commandent les passages de l'Èbre. Calahorra, qui avait pris pour devise la fière parole: «J'ai prévalu sur Carthage et sur Rome,» fut le boulevard de défense de Sertorius contre Pompée; mais son héroïsme lui coûta cher. Assiégée par les Romains, elle perdit presque tous ses citoyens par la famine; les défenseurs de la ville eurent à se nourrir de la chair le leurs femmes et de leurs enfants. Quoique située en dehors des pays de langue euskarienne, dans les riches campagnes de la Rioja, Calahorra, la vieille Calagorri des Ibères, se rattache intimement à l'histoire des provinces Vascongades, car c'est d'après les anciennes lois de Calahorra qu'ont été rédigés les fors d'Alava, jurés en 1332 par le suzerain Alphonse le Justicier. Elle fut la patrie de Quintilien 194.

Note 194: (retour) Population approximative des principales villes des pays Basques, de la Navarre et de Logroño:
       BISCAYE (VIZCAYA).
Bilbao               30,000 hab.
          GUIPÚZCOA.
Saint-Sébastien      15,000 hab.
Tolosa                8,000  »
            ALAVA.
Vitoria              12,500 hab.
           NAVARRE.
Pampelune (Pamplona) 22,000 hab.
Estella               6,000  »
           LOGROÑO
Logroño              12,000 hab.
Calahorra             7,000  »


VIII

SANTANDER, ASTURIES ET GALICE.

Le versant océanique des Pyrénées cantabres, à l'ouest des provinces Vascongades, est une région tellement distincte du reste de l'Espagne, qu'on pourrait la comparer à la Bretagne française, ou même à l'Angleterre et à l'Irlande, plutôt qu'aux régions du plateau castillan ou surtout au versant méditerranéen de la Péninsule. Partout on voit se succéder dans une infinie variété les montagnes, les collines, les vallées, les eaux courantes, les bois et les cultures; partout la côte est abrupte, bordée de hauts promontoires et découpée en estuaires où débouchent de rapides cours d'eau; partout le climat est humide et salubre. Par la destinée de ses peuples, de race ibère et celtique, cette partie de l'Espagne présente aussi une remarquable unité; elle a presque toujours échappé aux grandes agitations des autres provinces péninsulaires, et par suite la population a pu devenir très-nombreuse, proportionnellement à la superficie cultivable du sol. Néanmoins, malgré la grande analogie de toutes les régions du versant cantabre, malgré la ressemblance des terrains, du climat, de l'histoire et des moeurs, le pays, fort étroit relativement à sa longueur, s'est divisé en plusieurs fragments distincts au point de vue de la géographie politique. A l'ouest, l'ancien royaume de Galice groupe ses quatre provinces à l'angle nord-occidental de l'Espagne, de manière à former un grand quadrilatère presque régulier entre l'Atlantique, les frontières du Portugal et les rameaux en éventail des hautes Pyrénées cantabres; les Asturies proprement dites, resserrées entre les montagnes et les eaux du golfe de Gascogne, se sont partagées en deux: d'un côté l'Asturie d'Oviedo, de l'autre celle de Santillana, en partie réunies de nos jours comme circonscription administrative; enfin, à l'est, sur les confins du pays Basque, est le district connu jadis dans le langage populaire sous le nom de «Montagnes de Búrgos et de Santander» ou simplement de «Montagnes». Les Castilles en ont fait une de leurs provinces; mais, géographiquement, Santander est l'intermédiaire naturel entre le pays Basque et les Asturies 195.

Note 195: (retour)
                       Superficie.    Population,    Pop. kilom.
                                        en 1870.

Santander             5,471 kil car.   241,600 hab.     44
Asturies (actuelles) 10,596   »        610,900  »       58
Galice               29,379   »      1,989,300  »       67
                    ----------      ------------       ----
                    45,446 kil. car. 2,841,800 hab.     62

A l'ouest de la sierra Salvada et de la dépression dite Valle de Mena, commence cette région des «Montagnes» qui occupe toute la province de Santander de ses massifs et de ses chaînons tortueux, entre lesquels les torrents descendent en brusques sinuosités. Dans cette partie de leur développement, les Pyrénées cantabres, s'il est permis de donner ce nom à l'ensemble désordonné des hauteurs, n'ont en réalité qu'un seul versant, celui qui s'incline vers la mer de Gascogne; du côté méridional, elles s'appuient sur les terres hautes où l'Èbre naissant a creusé son sillon. Ainsi le col ou puerto d'Escudo, qui s'ouvre à travers les monts, directement au sud de Santander, est à près de 1,000 mètres de hauteur au-dessus du littoral, tandis que la déclivité méridionale, jusqu'au plateau de la Virga, est de 140 mètres seulement. Plus à l'ouest, le col de Reinosa, que l'on a utilisé pour la construction du chemin de fer de Madrid au port de Santander, offre un exemple bien plus curieux encore de cette forme du relief montagneux. En cet endroit, un seuil presque imperceptible sépare les plateaux de l'espèce d'escalier qui descend vers la côte cantabre; il suffirait de creuser un canal de 2 kilomètres de long sur une profondeur de 18 mètres pour jeter les eaux de l'Èbre dans la rivière de Besaya, qui les porterait dans l'Atlantique, au port de San Martin de Suances. Il n'est pas étonnant que ce seuil, situé à l'endroit où le passage de l'Èbre n'oppose aucun obstacle, et où les voyageurs descendus des hautes plaines du Duero peuvent gagner de plain-pied le versant maritime, soit devenu le grand chemin des Castillans vers la mer Cantabre. C'est par là qu'ils ont trouvé le débouché naturel de leur commerce, et par suite la province de Santander leur a paru de bonne prise au point de vue administratif et politique. De même que chaque puissance riveraine d'un fleuve cherche à s'emparer de ses bouches, de même les populations des plateaux essayent de se rendre maîtres des chemins les plus faciles qui les mettent en communication avec la mer.

Mais, immédiatement à l'ouest de la dépression de Reinosa, les montagnes prennent un autre aspect et se dressent en hauts massifs présentant aussi vers le midi des escarpements considérables. Des sommets de plus de 2,000 mètres d'élévation montent jusque dans la zone des longues neiges hivernales. La Peña Labra domine un premier massif, d'où les eaux rayonnent dans tous les sens; à l'est l'Èbre, au sud le Pisuerga, au nord le Nansa, ou Tina Menor, au nord-ouest un torrent qui va déboucher dans l'estuaire ou ria de Tina Mayor. Plus à l'ouest, la Peña Prieta, dont les neiges alimentent le Carrion et l'Esla, dépasse 2 kilomètres et demi de haut; c'est une des grandes cimes pyrénéennes. Elle s'appuie de tous les côtés sur de puissants contre-forts et se relie au nord par une crête intermédiaire à un massif plus considérable encore, qui porte le nom, à coïncidence bizarre, de Picos de Europa, ou de «Pitons d'Europe», peut-être d'origine euskarienne. La montagne appelée Torre de Cerredo est la cime dominatrice de ce groupe, le troisième de l'Espagne par son élévation, car il n'est dépassé que par les géants de la sierra Nevada et des Pyrénées centrales. Des amas de neige dure se conservent dans les creux des ravins tournés vers le nord, et même il s'y trouverait de véritables glaciers, alimentés par les neiges abondantes qu'amènent en hiver les vents de mer. Ce serait un exemple remarquable de l'influence prépondérante qu'exercé l'humidité dans la formation des glaciers, car sur des montagnes de même hauteur situées plus au nord on ne trouve point de champs de glace.

La vallée de la Liebana, ou de Potes, qui s'ouvre comme une immense chaudière à la base orientale des Pitons d'Europe, est peut-être la plus remarquable de la Péninsule par sa profondeur relative et sa disposition en forme d'entonnoir. A l'ouest, au sud, à l'est, elle est entourée d'escarpements dont la crête atteint ou dépasse 2,000 mètres; au nord, un chaînon transversal, ne laissant aux eaux de la Liebana qu'un étroit défilé de passage, réunit le massif de la Peña Sagra aux montagnes d'Europe. Telle est la rapidité des escarpements intérieurs, que le village de Potes, situé au fond de cette espèce de gouffre, est à une altitude moindre de 300 mètres relativement au niveau de la mer. D'ailleurs la zone montagneuse de Santander et des Asturies, plus encore que celle du pays Basque, présente un grand nombre d'arêtes parallèles à l'axe général des Pyrénées et au rivage de la mer Cantabre; les monts de roches secondaires, triasiques, jurassiques, crétacés, se sont disposés en murailles au devant des hautes montagnes de schistes siluriens soulevés par le noyau de granit. Il en résulte que les rivières ont un cours très-inégal et tourmenté. Au sortir des vallons supérieurs, où elles forment d'admirables cascades, elles se jettent de droite et de gauche et longent la base des montagnes pour chercher une issue: quelques-unes même, entre autres l'Ason, entre Bilbao et Santander, n'ont pu se creuser de défilé à ciel ouvert; elles s'échappent par les cavernes des remparts qui les arrêtent, et reparaissent de l'autre côté, après un cours souterrain plus ou moins long.

Au delà des montagnes d'Europa, la hauteur de la crête s'abaisse et celle-ci présente même des passages inférieurs à 1,500 mètres en altitude. Les deux vallées, en forme de gouffres, de Valdeon et de Sajambre, analogues à celle de la Liebana, quoique moins grandes, s'ouvrent entre la sierra pyrénéenne proprement dite et un chaînon parallèle que projettent au nord las Picos de Europa. C'est ce dernier chaînon que traversent les eaux torrentielles pour aller se jeter dans la mer des Asturies; mais sa hauteur moyenne est fort considérable et c'est à bon droit que les âpres vallées supérieures ont été rattachées à la province de Léon, avec laquelle elles ont des communications plus faciles qu'avec la partie basse de leur propre bassin fluvial; à l'ouest de ces citadelles de montagnes, la crête des Pyrénées cantabres reprend une assez grande régularité, comparable à celle des Pyrénées françaises. S'éloignant graduellement de la côte, la chaîne, dont quelques cimes ont plus de 2,000 mètres, s'infléchit peu à peu vers le sud-ouest jusqu'aux frontières de la Galice, où elle prend la direction du sud, comme pour former une courbe concentrique à celle du rivage de la mer. Là elle perd complètement sa disposition de sierra régulière; elle se ramifie dans tous les sens en un grand nombre de chaînons secondaires et de contre-forts qui, sous divers noms, vont se terminer aux promontoires de la côte ou se rattacher à d'autres systèmes montagneux. Dans leur ensemble, les crêtes diminuent graduellement de hauteur en se rapprochant de la Galice. C'est au sud du Sil et du Miño seulement que les monts se redressent en grands massifs, la Peña Negra, la Peña Trevinca, la Cabeza de Manzaneda et autres groupes, qui vont rejoindre les chaînes du Portugal.

Les monts asturiens, surtout ceux qui s'élèvent entre Oviedo et les Pitons d'Europe, sont vénérés de tous les patriotes espagnols. Fort beaux d'ailleurs, car leurs premiers versants sont ombragés de châtaigniers, de noyers, de chênes et, sur les pentes supérieures, les forêts de hêtres et de noisetiers alternent avec les prairies, ils paraissent à l'imagination populaire d'autant plus admirables à voir, qu'ils ont été, aux premiers temps de l'occupation des Maures, la forteresse des chrétiens restés indépendants. De même qu'on signale en Aragon la Peña de Oroel, près de laquelle naquit le royaume de Sobrarbe, on montre ici la montagne d'Ansena, où Pélage fugitif se cachait avec les siens, les forêts de Verdoyonta qu'il parcourait dans ses expéditions de guerre, l'abbaye de Covadonga, qui rappelle ses premières victoires sur l'Islam. Les «Illustres Montagnes», car c'est là le nom qui les distingue officiellement, n'ont pas seulement leurs souvenirs historiques, leurs gracieux villages aux maisons éparses, leurs troupeaux et leur verdure; elles ont aussi dans leurs entrailles le riche trésor de leurs mines de houille, source principale de prospérité pour les Asturies.

Dans leur désordre bizarre, les hauteurs de la Galice, de toutes parts attaquées et rongées parles eaux, n'offrent qu'un petit nombre de chaînons ou cordales que l'on puisse rattacher à un système régulier. Ce sont des masses de roches primitives, arrondies pour la plupart, disposées en petits plateaux de dimensions inégales et dominées çà et là par des buttes qui s'élèvent, en moyenne, à une centaine de mètres au-dessus du niveau général de la contrée, Cependant les chaînons suivent à peu près la même direction que les rivages eux-mêmes, les uns courant de l'ouest à l'est, en prolongement des côtes Vascongades, les autres descendant du nord au sud vers le littoral portugais. Parallèlement au chaînon de Rañadoiro, qui peut être considéré comme la frontière naturelle de la Galice et des Asturies, se développe à l'ouest la Sierra de Meira; puis, de l'autre côté de la grande vallée du Miño, se prolonge un ensemble de groupes montagneux, dont les ramifications septentrionales vont se terminer à l'Estaca de Vares, principal cap angulaire de la Galice, et au cap Ortegal ou cap Nord (Norte-Gal), non loin duquel pyramide le haut Cuadramon. A l'ouest, des massifs orientés transversalement, dans le même sens que les Pyrénées cantabres, vont former les célèbres promontoires de Toriñana et de Finisterre, ou de la «Fin des Terres». Ce cap, que les marins croyaient autrefois le plus occidental de la péninsule Ibérique, semble bien, ainsi que ses homonymes de la France et de l'Angleterre, être la fin d'un monde. Étroite péninsule rocheuse s'avançant en pleine mer à l'ouest de la grande baie de Corcubion, elle élève ses derniers escarpements comme un autel dressé au milieu de la solitude immense des eaux. Là se trouvait un temple des anciens dieux, remplacé depuis par une église vouée à Marie 196.

Note 196: (retour) Altitudes diverses des Asturies et de la Galice;
MONTAGNES DE SANTANDER:
     Puerto de Escudo              988 mèt.
       »    de Reinosa             847  »
     Peña Labra                  2,002  »
PICOS DE EUROPA:
     Peña Prieta                 2,529  »
     Torre de Cerredo            2,678  »
     Village de Potes              299  »
        »    »  Cain (Valdeon)     466  »
MONTS CANTABRES DE L'OUEST:
     Peña Ubiña                  2,300  »
      »   Rubia                  1,930  »
     Pico de Miravalles          1,939  »
      »   Cuiña                  1,936  »
     Col de Pajares              1,363  »
      »  Piedrafita              1,085  »
     Cuadramon                   1,019  »
     Faro                        1,155  »
     Cabeza de Manzaneda         1,776  »

La côte asturienne, assez régulière en apparence, est entaillée d'un grand nombre de petites baies, ou rias, aux berges rocheuses, où viennent déboucher les rivières torrentielles descendues des Pyrénées cantabres. La faible largeur de la zone littorale ne permet pas à ces estuaires d'entrer profondément dans l'intérieur des terres; plusieurs d'entre eux ne semblent être que de simples bouches fluviales à peine élargies. Sur les côtes de Galice, c'est autre chose. Là le rivage du continent est découpé en golfes sinueux et ramifiés, semblables aux firths de l'Ecosse et aux fjords de la Scandinavie, de l'Islande, du Labrador, par leurs méandres bizarres, leurs eaux profondes, leurs bords escarpés. Ce ne sont pas de simples érosions marines, comme les indentations de la côte de Dalmatie, mais bien des vallées anciennes s'ouvrant largement du côté de l'Océan, qui n'a pas moins de 1,800 mètres de profondeur à une centaine de kilomètres au large.

Quelle est l'origine de ces rias? Faut-il y voir, comme dans les fjords, les lits de glaciers que les alluvions des rivières et de la mer n'ont pas encore eu le temps de combler pendant la période géologique actuelle? En tout cas, c'est un des phénomènes géographiques les plus curieux, que l'existence, sous des latitudes aussi méridionales, de golfes pareils à ceux des côtes voisines de la zone polaire. La ressemblance du sol s'ajoute pour ces contrées à la remarquable similitude du climat. Par une autre analogie, non moins curieuse, il se trouve que la baie de Vigo, et probablement les autres rias de la Galice, golfes écossais égarés sur les côtes de l'Ibérie, possèdent une faune maritime rappelant beaucoup plus les formes des animaux de la Grande-Bretagne que ceux de la Lusitanie: des 200 espèces de testacés qu'y a recueillies M. Mac Andrew, un huitième seulement n'appartient pas à la faune britannique. La présence de cette colonie d'espèces septentrionales, fait auquel il faut ajouter la parenté des plantes entre les montagnes asturiennes et l'Irlande, donne un grand poids à l'hypothèse de Forbes, d'après laquelle une terre de jonction aurait existé, avant la dernière période glaciaire, entre les Açores, l'Irlande et la Galice: le continent aurait disparu, mais les piliers d'angle en subsisteraient encore.

Quoi qu'il en soit, le climat des régions nord-occidentales de l'Ibérie, sur tout le versant extérieur des Pyrénées cantabres et des groupes qui s'y rattachent, a beaucoup de ressemblance avec celui de la Grande-Bretagne. Apportées par les vents de mer, qui viennent, les uns du sud-ouest, avec les contre-alizés, les autres du nord, avec les courants polaires plus ou moins déviés de leur course, les pluies tombent en averses considérables sur les pentes extérieures des montagnes asturiennes: d'un côté l'eau surabonde, tandis qu'à la base de l'autre versant, privé d'humidité, s'étendent les plaines arides de Leon et des Castilles. On n'a pas encore établi, par des mesures précises, quelle est la vallée des Pyrénées cantabres qui d'ordinaire est le plus largement abreuvée; mais on sait que certaines localités des Asturies ont reçu dans l'année plus de 4 mètres et demi d'eau pluviale. Le versant atlantique du plateau d'Ibérie est donc égal, sinon supérieur, par le ruissellement de ses eaux à la pente occidentale des montagnes de l'Écosse et de la Norvége, et à la déclivité méridionale des Alpes suisses. L'étymologie euskarienne que plusieurs linguistes donnent aux Asturies, d'après eux synonyme de «Pays des Torrents», est parfaitement justifiée par les conditions du climat. Si le Tessin est, proportionnellement à son bassin, le fleuve le plus abondant de l'Europe, les torrents qui descendent des neiges de las Peñas de Europa sont ceux qui versent à la mer la masse la plus considérable d'eaux sauvages.

Les pluies tombent en toute saison dans les Pyrénées asturiennes. Les sécheresses prolongées y sont un phénomène des plus rares; cependant il arrive quelquefois, à la fin de l'été, que des semaines se passent sans amener d'averse. L'équinoxe d'automne est toujours accompagné d'une précipitation d'humidité fort abondante, et très-souvent les conflits et les brusques remous de l'air se produisent alors et bouleversent les eaux du golfe de Gascogne: il est peu de mers qui soient plus redoutables dans cette saison; les annales maritimes racontent les drames effrayants qui s'y sont accomplis. Ces tempêtes sont le plus grand inconvénient du climat cantabre; mais la contrée a sur les autres parties de l'Espagne, à l'exception des provinces Vascongades, l'inappréciable avantage de jouir d'une température maritime assez égale, relativement tiède en hiver et fraîche en été. Ce n'est pas le «printemps perpétuel» que vantent les indigènes; mais la succession des saisons y offre du moins une oscillation modérée. A sept ou huit cents kilomètres de distance, les côtes asturiennes et les rivages anglais, qui se regardent par-dessus les mers de Gascogne et de Bretagne, offrent une ressemblance singulière de climat; mais, tandis que le Devonshire et la Cornouaille, exposés au midi, ont une température moyenne plus égale, les campagnes situées à la base des Pyrénées cantabres, quoique tournées au nord, jouissent, grâce à leur latitude méridionale, d'une somme de chaleur plus élevée.

La similitude des climats se révèle aussi dans la grande abondance des vapeurs rampant sur le sol en brouillards épais, pareils à ceux des îles Britanniques: cette forme de nuages est très-fréquente en Galice et dans les Asturies; on lui donne le nom de bretimas. Ces phénomènes météorologiques, si différents de ceux du reste de l'Espagne, ne pouvaient manquer de faire naître des hallucinations dans les esprits superstitieux des Gallegos. Ils se figurent les enchanteurs sous forme de nuveiros, ou chevaucheurs de nuées, volant dans les tempêtes, s'allongeant en nuages ou se rapetissant en nuelles, apparaissant ou s'évaporant à volonté. C'est la nuit surtout que ces esprits aiment à voyager. Parfois les fantômes des morts, tenant des lumières à la main, se font porter par les brouillards de cimetière en cimetière: ses redoutables processions nocturnes sont connues sous le nom d'estadeas ou estadinhas 197.

Note 197: (retour) Climat de la Galice et des Asturies, en 1858:
                                  Température            Tranche
                         moyenne.   Maximum.   Minimum.  de pluie.

Oviedo   (228 mètres).   15°,25      27°,8      -4°,5     2m,064
Santiago (220   »   ).   15°,04      35°,0      -2°,0     1m,084

Malgré l'abondance de leurs eaux courantes, les provinces cantabres n'ont pas de rivières navigables. Dans les Asturies, la zone du littoral n'a pas assez de largeur et a trop de pente pour que les torrents puissent se développer en fleuves au cours paisible. L'Ason, le Besaya, le Nansa, le Sella, le puissant Nalon d'Oviedo, le Navia, l'Eo, torrents des Asturies, ont bientôt trouvé la fin de leur voyage dans les eaux du golfe Cantabrique. Les rivières de la Galice, le Tambre et l'Ulla, déjà plus lentes à cause de la moindre déclivité du sol, s'ouvrent largement à leur débouché dans les rias, et l'on ne sait préciser exactement où finit le cours d'eau, où commence le golfe de l'Océan. Le seul véritable fleuve de la Galice est le Miño, appelé Minho par les Portugais dans la partie inférieure de son cours, qui sert de limite politique entre les deux États de la Péninsule.

Les eaux du Miño lui viennent à la fois des deux versants des Pyrénées. Le Miño proprement dit reçoit tous ses affluents des vallées tournées vers l'Océan, tandis que le Sil, la maîtresse branche du fleuve, prend sa source au sud de la Peña Rubia, sur le revers des monts Cantabres incliné du côté des plaines de Leon. «Le Miño porte le nom, dit le proverbe espagnol, mais c'est le Sil qui porte l'eau!» De même, par la direction de son cours, le Sil mériterait d'être considéré comme le véritable fleuve; mais la nomenclature géographique a surtout pour raison d'être les convenances des populations elles-mêmes; il est donc tout naturel que les anciens Gallaeci et les Galiciens d'aujourd'hui aient maintenu les noms de Minius et de Miño au cours d'eau qui coule en entier sur leur territoire, tandis que le Sil provient de par delà les monts, d'un pays habité par des populations d'origine différente et défendu par des gorges de montagnes qui en rendent l'accès difficile.

Avant de sortir de la province de Leon, le Sil coule d'abord dans le large bassin du Vierzo, de toutes parts environné de montagnes et dont il reste encore le charmant petit lac de Carrucedo. Tout près de cette nappe d'eau commence l'âpre défilé de sortie. Le Sil, que vient gonfler le Cabrera, descendu de la Peña Trevinca, entre dans un second bassin lacustre, beaucoup moins étendu que le Vierzo, puis il passe sous les roches du Monte Furado (mont Percé), dans un lit que lui ont taillé les Romains, afin de faciliter les exploitations minières qu'ils avaient entreprises et dont on voit çà et là des vestiges importants. En aval de ce curieux tunnel, le Sil serpente dans une des gorges les plus sauvages de l'Espagne: les contre-forts des montagnes qui s'élèvent au nord et au sud et qui formaient autrefois une chaîne continue, des Pyrénées cantabres aux monts portugais de Gerez, se dressent au-dessus du fleuve rétréci en escarpements abrupts et même en parois verticales, de 300 et 400 mètres de hauteur. Un nouveau défilé resserre le fleuve immédiatement en aval de la jonction du Sil et du Miño, puis les eaux réunies, que grossissent de distance en distance de petits affluents, vont se jeter dans la mer par un large débouché. Au-dessous de la ville de Tuy, sur un espace d'une trentaine de kilomètres, le Miño devient navigable, mais l'entrée du fleuve est obstruée par une barre périlleuse, et c'est en dehors de l'estuaire, au pied de la montagne de Santa Tecla, que se trouve le petit port d'embarquement dit la Guardia. Quoique d'une si faible utilité pour la navigation, le Miño n'en est pas moins, des huit grands cours d'eau de la presqu'île Ibérique, celui qui, proportionnellement à l'étendue de son bassin, roule la masse liquide la plus abondante; il ne le cède qu'au Duero pour la quantité absolue de ses eaux moyennes 198.

Note 198: (retour) Comparaison, en nombres approximatifs, des fleuves de la Péninsule:
                        Aire     Longueur
                        du       de la     Pluie    Débit  Écoulement,
                        bassin   maîtresse moyenne. moyen. comparé
                                 branche.                 aux pluies.

Miño avec Sil          25,000 k2   305    1m,200    500(?)    50%
Duero                 100,000 »    815    0m,500    650(?)    40%
Tage                   75,000 »    895    0m,400    330(?)    33%
Guadiana avec Záncara  60,000 »    890    0m,350    160(?)    25%
Guadalquivir
 (Guadalimar)          55,000 »    560    0m,480    260(?)    30%
Segura                 22,000 »    350    0m,300     20(?)    10%
Júcar                  15,000 »    511    0m,320     25(?)    15%
Èbre                   65,000 »    750    0m,450    200(?)    20%
                      __________          ________ _______   _____
Ensemble de la
 Péninsule            584,300             0m,400  3,000(?)    33%

Cette masse d'eau, qui, dans toutes les parties de l'Espagne situées au sud de la chaîne pyrénéenne, serait une richesse inappréciable, n'est guère plus utile à l'agriculture cantabre qu'elle ne l'est au transport des denrées: c'est comme force motrice de l'industrie qu'elle devrait être principalement employée, car l'eau de pluie qui pénètre dans le sol suffit amplement à développer une luxuriante végétation. Comme l'Angleterre, les Asturies et la Galice sont le pays des beaux gazons, des prairies d'un vert foncé. Cependant l'ensemble de la flore est d'un caractère un peu plus méridional que celui des contrées situées de l'autre côté du golfe de Gascogne et de la mer de France. Dans les vergers, des orangers se mêlent aux pommiers, aux châtaigniers, aux noyers, aux noisetiers, et même on voit de vigoureux dattiers croissant en plein air dans un jardin d'Oviedo. Mais si la température suffit, la trop grande humidité de l'air empêche que certaines plantes de la contrée puissent acquérir une sérieuse importance industrielle. Ainsi, l'élève des vers à soie ne réussit que médiocrement malgré la richesse de foliaison des mûriers; la vigne même, sauf dans quelques districts, ne donne guère que des vins âpres et d'un goût désagréable; par contre, le cidre des Asturies est renommé dans toute l'Espagne et s'exporte même en Amérique.

Les Astures ou Asturiens, on le sait, se vantent d'être issus d'hommes libres n'ayant jamais porté le joug du musulman; quelques populations des montagnes gardèrent en effet leur indépendance, et même les districts conquis par les Arabes pendant la première irruption furent rapidement repris par les chrétiens; la ville d'Oviedo reçut le nom de «Cité des Évêques» du grand nombre de prélats fugitifs qui vinrent y résider pour y tenir leurs conciliabules et leurs conciles. Les Galiciens résistèrent aussi avec une grande énergie aux envahisseurs maures, et leurs descendants montrent encore avec orgueil certaines montagnes où, disent-ils, se brisa la puissance des Africains. Quoi qu'il en soit, il est certain que la Galice fut, avec toutes les contrées pyrénéennes, une des provinces qui continuèrent pendant tout le moyen âge, sauf une courte interruption, d'appartenir politiquement à ce monde européen dont elles font partie par leur climat et leurs conditions géographiques. La race de cette région de l'Espagne, d'origine celtique, est donc restée relativement pure. Depuis les commencements de l'histoire écrite, les Asturies et la Galice, situées en dehors des grands chemins de conquête et de migration, n'ont été que faiblement visitées, si ce n'est dans les ports où se sont installés des Catalans, et le sang ne s'y est point modifié comme dans les autres parties de la Péninsule. Ni Maures ni Juifs ne se sont mêlés à ces vieilles populations aborigènes, et les Gitanos ne se rencontrent que rarement dans le pays. Quelques peuplades asturiennes se sont même maintenues presque sans changement de moeurs et d'habitudes depuis l'époque romaine. On cite entre autres comme un élément de population tout à fait distinct les bergers des montagnes de Leitaríegos, dans le massif où la sierra de Rañadoiro se détache des Pyrénées cantabres. Le nom de vaqueros ou de «vachers», par lequel on les désigne, n'indique pas seulement leur genre de vie; c'est en même temps comme un nom de tribu. Dans les voyages qu'ils font avec leurs troupeaux transhumants, ils vivent toujours à part du reste des Asturiens; leurs jeunes gens ne se marient qu'entre eux. Les vieux patois persistent encore dans le pays. Sur le littoral cantabre, les paysans parlent leur bable; dans les campagnes de la Galice, ils se servent de divers dialectes assez différents les uns des autres, même de village à village. On peut dire que, dans l'ensemble, le gallego, surtout celui qui se parle sur les bords du Miño, est plutôt du portugais que de l'espagnol. Cependant il est difficile à un Lusitanien de comprendre les Galiciens, à cause de la bizarre cantilène de leur langage. Les habitants des diverses vallées ne se comprennent pas même tous entre eux.

Quoique le pays soit relativement très-peuplé, les agglomérations d'habitants sont rares. Nombre de chefs-lieux ne se composent en réalité que d'une église, d'une maison commune et d'un cabaret; les demeures sont toutes éparses dans les campagnes, à l'ombre de grands arbres protecteurs Faudrait-il voir dans cette habitude des Asturiens et des Galiciens l'effet d'un amour instinctif de la nature, ou bien plutôt ne serait-elle pas, comme chez leurs voisins les Basques, une conséquence naturelle de l'état de profonde paix dans lequel ont presque toujours vécu les populations de la Cantabrie? Grâce à leur isolement, les habitants de l'Espagne nord-occidentale se sont heureusement distingués parmi tous leurs compatriotes par leur immunité de la guerre extérieure et de la guerre civile. Contrées montueuses situées vers la «fin des terres», en dehors de la grande route des armées, les Asturies et la Galice ont eu le bonheur de rester épargnées par les marches et contre-marches des égorgeurs; en outre, le caractère naturellement pacifique des indigènes les a tenus à l'écart de toute révolution intestine: c'est par un travail long et patient qu'ils s'efforcent de conquérir le bien-être. Ce n'est point dans ces contrées qu'est né le type espagnol du «matamore»; tout entier à sa besogne pacifique, le Gallego n'a rien de cette férocité native dont les incessantes guerres ont laissé quelque chose dans le sang de tous les autres Espagnols. Aucune des villes du nord-ouest n'a de cirques pour les combats de taureaux; elles n'envient pas à leurs voisines des Castilles le barbare plaisir de voir la bête éventrer les chevaux, piétiner sur les hommes, puis tomber elle-même, foudroyée d'un coup d'épée.

Cependant tout n'a point été avantage dans l'isolement et la vie paisible des habitants de la Cantabrie. Pendant le moyen âge, les seigneurs locaux en ont profité pour asservir les cultivateurs, leur ôter toute propriété et tout droit d'hommes libres. Dans le reste de l'Espagne, le péril commun obligeait les nobles, les prêtres, les bourgeois, le peuple, à se faire des concessions mutuelles et à prendre des habitudes de fière égalité. Il n'en était point ainsi dans les Asturies, si ce n'est du côté des provinces Vascongades. Là tous les paysans étaient réputés nobles, comme leurs voisins les Euscaldunac, et leurs communautés jouissaient des mêmes prérogatives que celles de la Biscaye; mais dans les «Illustres Montagnes» et dans toutes les Asturies proprement dites les cultivateurs du sol n'étaient qu'un bétail; les anciens documents établissent qu'on pouvait les engager et les vendre, comme on l'eût fait d'une marchandise. Encore au commencement du siècle, presque toutes les propriétés des deux Asturies se trouvaient entre les mains de quatre-vingts familles et des couvents de moines et de religieuses: sauf quelques petits cultivateurs isolés, la grande masse des paysans était composée de gens attachés à la glèbe. Il en était de même dans la Galice, quoique à un moindre degré: le peuple n'y possédait presque rien, et la plupart des terres appartenaient à des nobles, à des églises et à des monastères.

Depuis le commencement du siècle, cet état de choses a peu à peu changé. L'appauvrissement des seigneurs, la suppression des couvents ont été mis à profit par les industrieux Astures et Galiciens: ceux-ci échangent pour de la terre leurs économies péniblement amassées, et c'est ainsi que s'accomplit, par les ventes et les achats, une révolution considérable. On raconte aussi que d'anciens tenanciers ont fini par obtenir gain de cause contre les propriétaires féodaux dans un procès des plus épineux. Jadis les feudataires et les couvents, qui avaient reçu des rois les titres de propriété, avaient l'habitude d'accorder à certains cultivateurs la possession temporaire de quelque domaine, à charge d'hommage et de redevance; d'ordinaire, la concession ne devait durer que pendant le règne de deux ou trois rois, suivant les districts; ailleurs, le droit du paysan propriétaire expirait à la fin du siècle; suivant les usages spéciaux de la Galice, il devait courir pendant une période de 329 ans. Mais ces conventions donnaient lieu aux interprétations les plus diverses: chacun les expliquait suivant son intérêt, et que deux, trois rois fussent morts, que le siècle ou les trois siècles se fussent écoulés, les paysans refusaient de se dessaisir du terrain. Ce sont eux qui ont fini par l'emporter.

Les Galiciens du littoral partagent leur temps entre la culture du sol et la pêche. Pendant la saison, plus de 20,000 hommes, disposant de trois à quatre mille embarcations, tendent leurs madragues et d'autres filets de moindres dimensions dans les baies, si riches en sardines, de la Corogne, de Muros, d'Arosa, de Pontevedra, de Vigo. Le poisson capturé est porté dans les ateliers de salaison de la côte, où des femmes et des enfants aux gages des propriétaires de pêcheries emplissent de sardines pressées jusqu'à 35,000 boucauts par an. La consommation locale est énorme, et, dans les années normales, l'Amérique seule demande jusqu'à 17,000 tonnes de sardines au port de la Corogne.

La répartition du sol entre un plus grand nombre de mains et la bonne utilisation des richesses de la mer sont absolument indispensables pour que la Galice puisse nourrir convenablement sa population considérable, de beaucoup supérieure en densité à celle du reste de l'Espagne. Ainsi, la province de Pontevedra est, à superficie égale, trois fois plus peuplée que tout le territoire de l'État, et dépasse d'un tiers la province même de Madrid. Et pourtant la Galice n'a ni grandes villes, ni routes nombreuses et bien construites, ni riches industries manufacturières! Le voisinage de la mer, les facilités de la pêche, la douceur et l'égalité du climat ne suffisent point à expliquer l'exubérance de la population. Si les Astures et les Gallegos n'émigraient en véritables foules pour aller chercher à l'étranger le pain qu'ils ne trouvent pas dans leur patrie, la famine ne manquerait pas de les décimer et de rétablir ainsi l'équilibre entre les subsistances et les consommateurs. Les familles essaiment constamment vers Lisbonne, Madrid et les autres grandes villes du Portugal et de l'Espagne. Les Gallegos sont les Auvergnats de la Péninsule. Très-âpres au gain, très-économes des deniers amassés, se défendant les uns les autres avec un grand esprit de corps, ils arrivent à monopoliser certaines professions, et nombre d'entre eux parviennent à la richesse, après avoir commencé la vie comme manouvriers ou comme porteurs d'eau.

Ceux qui reviennent dans leurs foyers, presque toujours plus à leur aise qu'au départ, et du moins plus riches d'expérience et d'idées, se trouvent être les véritables civilisateurs de ces régions éloignées, dont la population croupissait naguère dans une ignorance sans bornes et dans une misère sordide. C'est peut-être à l'extrême saleté des masures, de même qu'à une nourriture où domine trop le poisson, que la Galice doit d'être encore, seule parmi toutes les autres provinces de l'Espagne, visitée par la lèpre et l'éléphantiasis. Cette dernière maladie est de beaucoup la plus redoutée; à une époque peu éloignée de nous, la loi ordonnait que les cadavres des malheureux morts de cette affreuse lèpre fussent brûlés et que les cendres en fussent jetées au vent. Une superstition générale voulait que le fléau fût infectieux même après la mort de la victime, et que celle-ci, déposée dans un cimetière, communiquât sa maladie à tous les corps voisins.

L'amélioration matérielle la plus urgente serait de rattacher définitivement la Galice et les Asturies à Madrid et au reste de la Péninsule par des voies de communication faciles. Au milieu du siècle dernier, on construisit de Madrid à la Corogne une fort belle route militaire, que l'on disait plaisamment avoir été pavée d'argent, tant elle en avait coûté au trésor; mais cette route ne suffit plus et il serait grand temps de surmonter la sierra de Leon et les diverses ramifications terminales des Pyrénées cantabres par un chemin de fer atteignant enfin les bords de l'Océan. Depuis longtemps la ligne est tracée, mais on sait pour quelles raisons politiques et financières elle attend encore son achèvement. De même, le chemin de fer de Leon à Oviedo, qui parcourt le bassin houiller de Mieres, et qui doit fournir un jour à l'industrie du centre de l'Espagne l'aliment qui lui est indispensable, est encore arrêté par la masse des Pyrénées, au-dessous du col de Pajares. La seule voie de fer que la capitale ait allongée comme un bras vers les côtes de la Cantabrie est celle qui se dirige vers le port de Santander par la haute vallée de l'Èbre et le col de Reinosa. Quant aux chemins de jonction qui réuniront un jour les extrémités des lignes rayonnantes en suivant le pourtour de la Péninsule, c'est à peine si l'on peut dire qu'ils soient déjà projetés. De Tuy à la Corogne, il faudra se contenter pendant longtemps encore d'une simple route de voitures; la partie du littoral tournée vers la mer Cantabre, du Ferrol à Santander, n'a pas même sur tout son développement ce premier outillage de civilisation que donne un chemin carrossable. En maints endroits, il faut encore longer la côte par un sentier étroit et périlleux, escaladant les promontoires et remplacé dans les vallées torrentielles par des gués où l'on saute de pierre en pierre.

L'étroitesse du littoral cantabre, l'excellence des ports et les importantes ressources que donne la pêche, ont fait bâtir au bord de la mer la plupart des centres de population des Asturies. Immédiatement à l'ouest des provinces Vascongades se trouvent les petites villes maritimes de Castro-Urdiales, de Laredo, de Santoña, souvent choisies comme lieux de rassemblement pour les flottilles pendant les guerres civiles qui ont eu la Biscaye pour théâtre. La rade de Santoña, célèbre par son excellent poisson, est l'un des havres naturels les plus commodes et les mieux abrités de la Péninsule; lorsque Napoléon donna l'Espagne à son frère Joseph, il en excepta la seule place de Santoña et il y fit commencer des travaux de défense qui l'auraient transformé en un Gibraltar français, faisant équilibre au Gibraltar anglais. Depuis, des projets analogues ont été repris par le gouvernement espagnol, mais ils n'ont reçu qu'un commencement de réalisation.

Fort importante en temps de guerre, Santoña mériterait aussi d'être, en temps de paix, un centre actif de commerce; mais tout le mouvement des échanges de la contrée a été accaparé par la ville de Santander, dont le port offre également un excellent mouillage et possède, en outre, dans ses nouveaux quartiers conquis sur les bas-fonds de la baie, les avantages d'un bon aménagement intérieur en quais, darses, chantiers et magasins. Comme débouché naturel des Castilles, Santander jouit d'un véritable monopole commercial pour l'exportation des farines de Valladolid et de Palencia, des laines dites sorianas et leonesas à cause des pays d'où on les expédie. Santander reçoit aussi, de Cuba et de Puerto-Rico, une grande quantité de denrées coloniales dont elle alimente le centre de l'Espagne, et ses commerçants, indigènes et étrangers, sont en relations constantes d'affaires avec la France, l'Angleterre, Hambourg et la Scandinavie. Elle dispute à Bilbao, à Valence et à Cádiz le troisième rang comme ville d'échanges avec l'extérieur 199.

Note 199: (retour) Mouvement des échanges, en 1867: 67,600,000 fr.

A l'extrémité supérieure de la baie se trouvent des chantiers de construction qui eurent jadis une grande importance; mais l'établissement est déchu, et maintenant c'est à la fabrication des cigares que l'État emploie, dans la ville de Santander, le plus grand nombre de mains. Parmi les causes qui ont aidé au développement du port, il faut en signaler une dont il n'y a point lieu de féliciter l'Espagne: cette cause est la fréquence des guerres civiles qui ont dévasté les provinces Vascongades et forcé le mouvement des échanges entre l'Espagne et la France à faire le grand détour à l'ouest du pays Basque. Il est arrivé, chose bizarre, que, malgré sa frontière limitrophe de plus de quatre cents kilomètres de longueur, la France n'ait eu, en dehors des voies de la Méditerranée, qu'un seul chemin libre vers l'Espagne, celui de Santander. En été, des centaines de familles, de Madrid et des autres villes de l'intérieur, viennent prendre les bains de mer sur la plage du Sardinero, au nord de la petite péninsule de Santander. En outre, des sources thermales fréquentées, sulfureuses et sodiques, Alceda, Ontaneda, las Caldas de Besaya, jaillissent dans les vallons des montagnes qui s'élèvent au sud.

Au delà du port de Santander, sur un espace de 150 kilomètres, ne se trouvent, jusqu'à Gijon, que des villages maritimes sans importance, San Martin de la Arena, port de la petite ville déchue de Santillana, San Vicente de la Barquera, Llanes, Rivadesella, Lastres. Gijon, qui possède une très-grande manufacture de tabacs, n'est pas non plus une ville considérable, quoiqu'elle ait été la cité de Pélage et la capitale de toute l'Asturie; mais elle est le port d'expédition des houilles que lui apporte le chemin de fer de Langreo, et elle partage avec la petite ville d'Aviles, située de l'autre côté du haut Cabo de Peñas, l'avantage d'être le faubourg maritime d'Oviedo.

bâtie à 25 kilomètres de là, dans une vallée dont l'eau se verse dans le Nalon. Comme toutes les autres villes asturiennes, cette capitale est sans grande importance commerciale. Elle a quelques manufactures actives une des dix universités d'Espagne, une belle cathédrale gothique, que l'on dit être la plus riche du monde entier en reliques et en objets divers «fabriqués par les anges et les apôtres». Cette église en a remplacé une plus ancienne, qui fut l'édifice autour duquel se sont groupées toutes les maisons de la cité. Oviedo, qu'abrite la montagne de Naranco contre les vents du nord, jouit de l'un des climats les plus salubres de l'Espagne: elle possède des eaux thermales efficaces. Les sites les plus charmants abondent dans les environs, soit qu'on se dirige à l'ouest vers les vallées si fertiles de Cangas de Tineo, soit qu'on aille du côté de l'est vers Cangas de Onis, le village fameux qui fut la première capitale du royaume de Pélage. Près de là, dans une vallée toute ruisselante de cascades et pleine de l'ombrage des châtaigniers, des hêtres et des chênes, les pèlerins visitent la caverne de Covadonga, où reposent les restes de Pélage; c'est le lieu le plus vénéré des patriotes espagnols.

Les ports occidentaux des Asturies, Cudillero, Luarca,--Navia, que ses habitants disent avoir été fondée par Cham, le fils de Noé,--Castropol au vieux nom grec, et sur la rive opposée du même estuaire, Ribadeo la Galicienne, ne sont guère que de petites bourgades de pêche; il faut aller jusqu'aux magnifiques rias de la côte tournée vers l'océan Atlantique pour rencontrer de véritables villes. La première est le Ferrol, cité de création moderne: au milieu du dix-huitième siècle, ce n'était qu'un petit village de caboteurs; mais on comprit alors quelle pouvait être l'importance militaire de sa baie pour la construction, l'approvisionnement et la bonne défense des flottes. On éleva des forts sur les hauteurs qui dominent la rade, on garnit de puissantes batteries les deux bords du goulet d'entrée qui se trouve à 6 kilomètres de la ville, et l'on bâtit toute une ville militaire sur un plan régulier, avec ses arsenaux, ses chantiers, ses magasins immenses. Suivant l'état des finances espagnoles et l'importance des forces navales, le Ferrol augmente ou diminue de population; tantôt c'est une ruche trop étroite pour la foule pressée de ses travailleurs, tantôt elle est presque déserte, et l'herbe croît dans ses rues.

PHARE DE LA TOUR D'HERCULE.
Dessin de A. Deroy, d'après une photographie de M. J. Laurent.

La population de la Corogne (Coruña) est beaucoup moins flottante que celle du Ferrol, car elle n'est pas exclusivement militaire, et le commerce, la pêche, même l'industrie manufacturière, occupent un grand nombre d'habitants. La double ville de la Corogne, s'étalant en amphithéâtre sur la pente de la colline, entre des hauteurs fortifiées et l'îlot qui porte la vieille tour, de fondation peut-être romaine, peut-être même phénicienne ou carthaginoise, dite tour d'Hercule, est l'une des cités les plus pittoresques du littoral océanique de l'Espagne; elle est aussi l'une de celles qui semblent destinées au plus grand avenir, à cause de son heureuse position à l'angle même de la Péninsule, sur l'un des axes principaux du commerce de l'Espagne, et précisément en face des États-Unis du Nord, qui ont une telle importance dans le mouvement général des échanges 200; mais actuellement c'est avec l'Angleterre que la Corogne fait presque tout son commerce; des navires anglais, construits spécialement pour ce genre de transport, viennent y charger des bestiaux par dizaines de milliers. Le gouvernement espagnol possède à la Corogne l'une des plus grandes manufactures de tabac de la Péninsule. Ares et Betanzos, célèbre par ses boulangeries, donnent leur nom aux deux autres rias, ou baies secondaires du grand golfe d'où cingla jadis la grande Armada; ces villes ne sont en réalité que de simples rues, et ne peuvent se comparer à leurs deux voisines, le Ferrol et la Corogne. Les sources salines d'Arteijo et sulfureuses de Carballo, au sud-ouest de la Corogne, sont fort appréciées des baigneurs.

Note 200: (retour) Port de la Corogne:
Mouvement des échanges en 1867          19,325,000 fr.
Navires long-courriers entrés en 1873   353 (307 anglais.)

Les rias du sud de la Galice ont aussi chacune un ou plusieurs ports. Celle de Corcubion est abritée à l'ouest par la péninsule du cap Finisterre, contournée en forme de hameçon; l'estuaire de Noya baigne les petites villes de Noya et de Muros; celui d'Arosa sert de mouillage aux navires d'émigrants que les ports du Padron et de Carril, principaux débouchés de la ville de Santiago, envoient aux républiques de la Plata; la ria de Pontevedra fait monter son flux de marée dans la rivière de Vedra jusqu'à la ville dont elle porte le nom; enfin, plus au sud, Vigo et Bayona s'élèvent sur la rive méridionale d'un autre grand estuaire, admirable et profonde baie, défendue du côté du large par des îles que les anciens appelaient les Iles des Dieux. Si la côte de Galice n'était déjà si riche en ports excellents, la baie de Vigo serait un grand rendez-vous de commerce; mais sur ce littoral un bon mouillage n'a rien d'exceptionnel, et Vigo, malgré tous ses avantages nautiques, n'est qu'un petit port de cabotage et de pêche. Vigo est bien moins connu par son faible commerce et sa mesquine industrie que par les trésors engloutis dans ses eaux, lorsque des corsaires anglais et hollandais vinrent, en 1702, y couler des galions chargés de l'or du Pérou. Des compagnies de sauveteurs, munis de tous les engins de l'industrie moderne, ont vainement tenté de repêcher toutes ces richesses perdues.

Trois des villes notables de l'intérieur de la Galice s'élèvent sur les bords du Miño: Lugo, Orense, Tuy. La vieille Lugo romaine (Lucus Augusti), ceinte de ses murs du moyen âge, possède des sources thermales sulfureuses fort efficaces, et déjà mentionnées par les écrivains latins. Orense, au superbe pont peut-être romain, jeté sur le Miño, est également célèbre par ses fontaines d'eau chaude ou burgas, assez abondantes, dit-on, pour élever sensiblement la température moyenne de la plaine en hiver. On les emploie, non-seulement au traitement des maladies, mais aussi à tous les usages domestiques de la cité; d'après une étymologie, qui n'est ni justifiée ni contredite par l'histoire, le nom même d'Orense ne serait que l'appellation allemande de Warmsee (Lac bouillant), donnée par les Suèves, à l'époque de la migration des barbares. Tuy, postée sur la rive droite du fleuve, en face de Valença la Portugaise, n'offre d'intérêt que comme gardienne de la frontière.

L'ancienne capitale de la Galice entière, la fameuse Santiago, bâtie sur une colline, au pied de laquelle serpente la petite rivière de Saria, est restée la ville la plus populeuse du nord-ouest de l'Espagne. Le site, quoique charmant, n'a pourtant point d'avantage particulier qui semble fait pour attirer les habitants, mais là est ce «Champ des Étoiles,» ou Compostela (Campo Stelle), où l'on déterra, au commencement du neuvième siècle, le corps de l'apôtre saint Jacques, et qui fit accourir pendant le moyen âge des millions de pèlerins. On ne peut s'imaginer, maintenant que l'ancienne ferveur s'est éteinte, combien vive était la foi qui avait fait de Compostelle une autre Rome, et qui, de la France, des Pays-Bas, du fond de l'Allemagne et de la Pologne, entraînait les fidèles en immenses caravanes que la fatigue et les maladies décimaient en route; mais le voyage leur conférait une sorte de sainteté, semblable à celle qui s'attache aux hadji musulmans, et pendant le pèlerinage nulle poursuite pour cause de dettes ou de simple délit ne pouvait être exercée contre eux. Il fut un temps où la Voie lactée était considérée par la masse du peuple comme étant une sorte de reflet merveilleux du chemin de saint Jacques, suivi sur terre par les pèlerins. Aussi les offrandes, les richesses de toute espèce affluaient-elles au sanctuaire vénéré. Dans la chapelle des reliques, on ne voyait que statues d'or, ornements d'argent et de vermeil, broderies de diamants et de perles. Dans cette ville sainte, tout s'expliquait par des miracles. Non loin de Santiago, sur la route de Noya, s'élève l'église de los Angeles, que les anges ont eux-mêmes bâtie, comme ils ont transporté à travers les airs celle de Loreto. Elle repose sur une poutre d'or qui faisait partie de la charpente du ciel, et qui s'étend sous terre jusqu'au-dessous de la cathédrale de Compostelle 201.

Note 201: (retour) Villes diverses de la Cantabrie:
Santander               21,000 hab.
Asturie:
     Oviedo              9,000  »
     Gijon               6,000  »
Santiago                29,000  »
La Corogne (Coruña)     20,000  »
Le Ferrol (el Ferrol)   17,000  »
Lugo                     8,000  »
Vigo                     6,000  »
Orense                   5,000  »
Pontevedra               4,200  »


IX

LE PRÉSENT ET L'AVENIR DE L'ESPAGNE.

Le désordre est grand dans l'Espagne contemporaine. Non-seulement tous les rouages politiques et financiers, et la machine sociale tout entière, sont disloqués; le désarroi existe surtout dans les esprits. Aux rivalités provinciales s'ajoutent les haines de classes; chaque ville, de même que chaque province et le royaume tout entier, est le théâtre d'une guerre active ou latente, qui, suivant les circonstances, tantôt s'assoupit et tantôt s'exaspère. Chose plus grave encore, l'indifférence s'empare de ceux que la passion a lassés, et prépare d'avance les populations à l'avidité, au vice, à la bassesse. Les ruines de toute espèce amoncelées sur le sol de l'Espagne, pendant les dernières années, par les incendies, la dévastation des champs, la cessation des industries, sont vraiment incalculables. Les gouvernements de divers partis qui se sont succédé en Espagne, ont tous vécu de misérables expédients: ils ont vainement essayé de déguiser la banqueroute sous des artifices de budget, les créanciers n'en ont pas moins été frustrés, et les employés pauvres n'en sont pas moins restés dans la vaine attente de leurs émoluments. En maints endroits, les instituteurs ont dû fermer les écoles, reprendre la charrue ou mendier sur les voies publiques; certains services de l'État ont été complétement interrompus; l'administration a cessé son fonctionnement régulier. Ce n'est pas sans raison que, dans un document officiel récent, le gouvernement de la République mexicaine, renvoyant à son ancienne métropole les termes de compassion dont celle-ci l'avait souvent insultée, a fait des voeux pour que «l'ère des révolutions puisse enfin se fermer dans la malheureuse Espagne!» Les Castillans ont été blessés de ces paroles de commisération, mais ils ne peuvent nier que plusieurs de leurs anciennes colonies du Nouveau Monde soient en train de les distancer par la prospérité matérielle et la civilisation.

Cependant les progrès n'en sont pas moins réels, malgré la ruine apparente. Pour juger avec équité l'Espagne de nos jours, il faut se rappeler qu'un siècle ne s'est pas encore écoulé depuis les meurtres juridiques de l'Inquisition. En 1780, une femme de Séville, «convaincue de sortilége et de maléfice,» fut condamnée à être brûlée vive, et subit son supplice. A la même époque, les possessions de main-morte occupaient encore la plus grande partie de l'Espagne et l'oisiveté générale empêchait d'exploiter le reste. L'ignorance était lamentable, surtout dans les universités et les écoles, où les formules régnaient sans conteste, au mépris de toute observation et du bon sens.

PAYSANS DE LA HUERTA ET CIGARRERA DE VALENCE.
Dessin de P. Fritel, d'après des photographies de M. J. Laurent.

Depuis les grands événements qui ont inauguré le dix-neuvième siècle, les Espagnols, secoués de leur torpeur, ont vécu dans la lutte incessante, comme au milieu des flammes. Pourtant le pays, malgré des reculs momentanés, a gagné, chaque décade, en population, en industrie, en richesse. Il est vrai que les statistiques précises ne sont pas nombreuses; depuis la révolution de 1868 surtout, aucune évaluation sérieuse n'a été faite en Espagne: les gouvernements éphémères qui se sont succédé n'ont publié que des chiffres trompeurs ou très-vaguement approximatifs: c'est par l'examen et la discussion de rapports partiels que l'on doit tenter d'arriver à la connaissance sommaire des choses.


En premier lieu, le travail est beaucoup plus respecté qu'il ne l'était jadis; tandis que les couvents se vidaient, les usines s'emplissaient. Il est vrai que, grâce à la solidarité industrielle et commerciale des peuples modernes, l'initiative du travail est en grande partie venue de l'étranger. L'Espagne est redevable à la France, à l'Angleterre, à la Belgique, d'une part très-considérable du développement de sa prospérité matérielle. Non-seulement elle a reçu des ingénieurs, des chimistes, des ouvriers en foule; mais c'est par milliards que l'argent des autres nations d'Europe est venu s'appliquer à l'exploitation de ses ressources de toute espèce. La Belgique et la France ont, à elles seules, prêté à l'Espagne plus d'un milliard et demi de francs, avec un espoir de gain qui ne s'est réalisé que dans un petit nombre d'entreprises, mais qui n'en a pas moins enrichi le pays d'une manière permanente et l'a rapproché du niveau industriel des autres contrées de l'Europe occidentale. Les Anglais ont donné la plus vive impulsion aux progrès agricoles en demandant aux Andalous leurs vins exquis, aux Castillans leurs blés et leurs farines, aux Galiciens leurs bestiaux; ce sont eux aussi qui ont le plus contribué à restaurer le travail des mines en Espagne en exploitant les immenses richesses métallifères du district de Huelva, de Linarès, de Carthagène, de Somorrostro et d'autres régions du littoral maritime et du bord des fleuves. Pour l'industrie proprement dite, les Français ont été les initiateurs les plus actifs de l'Espagne, en fondant et en soutenant de leurs capitaux de nombreuses manufactures dans la Catalogne, à Valence et dans les provinces Basques, et en fabriquant une grande partie de l'outillage industriel des autres provinces. Enfin, c'est aux capitalistes et aux ingénieurs de toute nationalité que l'Espagne doit les lignes de bateaux à vapeur qui forment une sorte de guirlande aux mailles nombreuses sur tout le pourtour du littoral, et son réseau de chemins de fer, encore inachevé, mais déjà fort considérable, puisqu'il rayonne de Madrid vers dix cités du littoral péninsulaire, Barcelone, Valence, Alicante, Carthagène, Málaga, Cádix, Lisbonne, Santander, Bilbao, Saint-Sébastien 202. C'est grâce à l'appui de ses soeurs d'Europe que la nation espagnole a pu triompher de ces obstacles matériels qui séparaient les provinces de la Péninsule les unes des autres et leur donnaient des intérêts tout opposés, cause inéluctable de dissensions et de guerres civiles. Déjà les petites villes de l'intérieur de l'Espagne commencent à changer de physionomie. Naguère elles témoignaient du long sommeil de la nation pendant les trois derniers siècles par l'immuable gravité de leur aspect; on s'y trouvait comme transporté en plein moyen âge: les places, les rues, les maisons à grilles ouvragées, rien n'était changé. De nos jours, la transformation s'opère graduellement sous l'influence des conditions économiques et de tout le milieu nouveau des moeurs et des idées.

Note 202: (retour) Évaluation approximative de la production de l'Espagne:
Agriculture                             2,000,000,000 fr.(?)
Mines (1871)                              156,775,000  »
Industrie, d'après Garrido              1,587,000,000  »
Commerce extérieur (1874):
     Importation   382,000,000 fr.
     Exportation   403,100,000  »         785,100,000  »
Flotte commerciale (1874)                 509,800 tonnes
Développement des lignes de chemins de fer  5,600 kil.

Au point de vue intellectuel, les progrès de l'Espagne ont été plus rapides. Certes, l'ignorance est encore bien grande, notamment sur les plateaux des Castilles; l'école y est encore bien peu respectée; plusieurs villes populeuses n'ont pas même un libraire; des catéchismes et des almanachs sont toute la littérature des campagnes. Mais la part que l'Espagne a prise au mouvement des lettres et des arts pendant ce siècle prouve suffisamment que le pays de Cervantes et de Velazquez peut se replacer au rang qui lui convient parmi les autres contrées de l'Europe. Pour les oeuvres de la science proprement dite, les Espagnols ont été plus en retard. Il faut constater qu'avec toutes leurs qualités d'intelligence et l'action considérable qu'ils ont exercée sur le monde, les chrétiens d'Espagne n'ont fourni à la civilisation qu'un seul homme, l'Aragonais Michel Servet, dont les oeuvres scientifiques aient fait époque dans l'histoire du progrès. Mais si les Castillans et les autres Espagnols n'ont eu qu'un rôle de bien peu d'importance dans la marche des connaissances humaines, les Arabes du Guadalquivir ont été longtemps de véritables initiateurs. Pendant quelques générations ils ont été les maîtres et les éducateurs de l'Europe en astronomie, en mathématique, en mécanique, en médecine, en philosophie: l'ingratitude et la mauvaise foi ont seules pu leur contester ce mérite. C'est un Arabe d'Espagne, Alhazen, qui découvrit le phénomène de la réfraction atmosphérique et la décroissance de densité de l'air en proportion des altitudes; un autre Arabe de Séville a donné son nom à la science de l'algèbre; des physiologistes de Cordoue connaissaient déjà bien des faits d'histoire naturelle qu'on a retrouvés avec étonnement dans leurs écrits après les avoir découverts à nouveau tout récemment. Le génie inventif des musulmans d'Espagne se réveillera peut-être un jour chez leurs descendants: c'est assez de plusieurs siècles de sommeil!

Il est à désirer aussi que l'adoucissement des moeurs accompagne le progrès des intelligences 203. C'est un véritable scandale que la «noble science de la tauromachie» ait encore tant d'adeptes et que les fêtes par excellence soient des massacres d'animaux, rendus plus émouvants par le péril imminent de l'homme qui fait office de boucher. Quoi qu'en disent les amateurs de la «couleur locale», les courses de taureaux, de même que les combats de coqs, suivis avec tant de passion par les Andalous, sont des amusements indignes, et la fière Espagne se devrait à elle-même d'en avoir honte: on rougit de voir des hôpitaux, comme celui de Valence, institués pour soulager l'humanité souffrante, exploiter pour leur propre compte des arènes d'où les hommes, blessés ou morts, sont emportés sur des civières sanglantes. Il est grand temps que ces jeux barbares disparaissent comme ont disparu les «actes de foi», qui consistaient à brûler des hommes et que l'on venait de toutes parts contempler avec une joie frénétique. Du reste, il paraît qu'en dépit des journaux spécialement consacrés à la noble science du toreo, les traditions du «grand art» se perdent; les toreros s'en vont; l'école de tauromachie, fondée à Séville en 1830, n'a pu se soutenir; à Barcelone, la ville joyeuse par excellence, les courses n'attirent plus les spectateurs; la plupart des grands cirques, à l'exception de celui de Madrid, ne s'ouvrent que deux ou trois fois par an. Le respect de la vie des animaux, sans lequel la vie des hommes est elle-même tenue pour peu de chose, semble faire des progrès parmi les Espagnols; mais hélas! que de sauvages retours vers la guerre et ses violences, les meurtres et les égorgements en masse.

Note 203: (retour) Statistique approximative de l'instruction en Espagne, en 1870:
             Sachant          Sachant          Ne sachant
         lire et écrire   lire seulement   ni lire ni écrire

Hommes      2,414,000         317,000          5,035,000
Femmes        716,000         389,000          6,803,000
           ___________       _________       ____________
Total       3,130,000         706,000         11,838,000

L'Espagne a le bonheur d'être débarrassée depuis une ou deux générations d'une grande cause d'affaiblissement matériel et moral: elle n'a plus son immense empire du Nouveau Monde. Argentins, Chiliens, Péruviens, Colombiens, Mexicains ont secoué l'intolérable joug du monopole castillan; ils se sont constitués en républiques indépendantes. La métropole a été ainsi déchargée du soin de «faire le bonheur de ses peuples d'outre-mer»; elle n'a plus eu à y maintenir l'inquisition, l'esclavage, les monopoles commerciaux, les castes et les privilèges; on l'a dispensée du soin d'y entretenir des armées et d'en extorquer des impôts. Il est vrai que les anciennes colonies, devenues autonomes, ont eu à passer, depuis leur émancipation, par de terribles crises de révolutions et de contre-révolutions; la transition du régime colonial à celui de la liberté s'est accomplie très-péniblement dans plusieurs des nouvelles républiques; mais, en somme, elles ont grandement progressé en population, en richesse, en activité commerciale, en importance économique, depuis qu'elles se sont chargées de veiller elles-mêmes au soin de leurs propres destinées. La mère-patrie et les colonies-filles ont également gagné à la rupture du lien de force qui les rattachait l'une aux autres.

Par malheur pour quelques colonies et pour l'Espagne elle-même, l'empire transocéanique de la Péninsule ibérique n'a pas été perdu tout entier. Sans compter les Canaries, qui sont assimilées aux provinces continentales, et les presidios ou bagnes de la côte marocaine, Cuba, «la Perle des Antilles,» est restée au pouvoir du gouvernement espagnol; Puerto-Rico a dû également garder dans ses villes les garnisons étrangères; enfin, en d'autres parages de l'Océan, l'Espagne possède les îles de Fernando Pó et d'Annobon, près des côtes de Guinée, et les Philippines, les Carolines, les Palaos, les Mariannes, à l'orient du continent d'Asie 204.

Note 204: (retour)
                            Superficie.   Population.    Popul.
                                                         kilom.

Amérique Cuba......         118,833    1,414,500 en 1887   12
         Puerto-Rico          9,314      646,360 en 1866   69
         Canaries...          7,273      284,000 en 1870   39
         Fernando-Pó.
Afrique  Annobon....          1,266       35,000    »      27
         Colonies de Guinée
         Ceuta et Presidios.
         Philippines.        170,600   7,500,000 en 1871   44
Asie et  Carolines et Palaos   2,374      28,000    »      12
Océanie  Mariannes....         1,079       5,610    »       5
                            --------   ------------       ----
          Total....          310,739   9,913,470           29

On a souvent représenté ces possessions coloniales, et notamment Cuba et les Philippines, comme une source de trésors pour l'Espagne. Le fait est qu'après avoir été temporairement libérée du joug de la métropole pendant les guerres de l'Empire, l'île de Cuba put fournir chaque année des sommes considérables au budget du gouvernement de Madrid; grâce aux privilèges dont les Péninsulaires jouissaient au détriment de tous les indigènes, les immigrants d'Espagne pouvaient s'enrichir rapidement et se donner des airs de maîtres; surtout les fonctionnaires d'un rang élevé avaient toute facilité pour gagner rapidement des fortunes, et maint personnage espagnol a su rétablir ses finances délabrées au moyen de faveurs vendues à beaux deniers aux planteurs de Cuba et aux négriers de toute nation. Les «capitaineries» des Antilles étaient briguées avec la même ardeur que les proconsulats des provinces romaines, et pour les mêmes motifs de lucre honteux. Mais si les colonies de l'Espagne donnent à quelques-uns l'occasion de s'enrichir, soit par des voies honnêtes, soit par le chemin de la fraude, ce sont là des avantages achetés aux dépens des populations elles-mêmes. Cuba doit à son état de colonie d'être encore cultivée par des mains esclaves; seule avec l'empire du Brésil, elle a le triste honneur de tenir les noirs dans la servitude, et tout récemment la traite se faisait impudemment sur ses rivages en dépit des traités internationaux. Même les habitants blancs de l'île sont tenus dans une complète sujétion administrative; le moindre Espagnol, fraîchement débarqué de Barcelone ou de Cadix, peut prendre à leur égard des allures de dominateur. Aussi la conséquence inévitable de ces injustices a-t-elle fini par se produire. Depuis 1868, la guerre civile dévaste le pays: d'un côté, les partisans de l'indépendance républicaine de l'île et les noirs libérés; de l'autre, les immigrants espagnols et les propriétaires d'esclaves, aidés par les troupes régulières, se disputent la possession de l'île. Si la république des États-Unis avait donné le moindre appui aux insurgés, ceux-ci l'eussent facilement emporté; mais ils ont fait déjà beaucoup pour leur cause en tenant leurs ennemis en échec pendant sept longues années de combats et d'embûches.

De fréquentes insurrections ont également éclaté à Puerto-Rico, quoique la configuration du terrain de cette île ne prête nullement à la guerre contre des troupes organisées. Dans les Philippines, les populations de races diverses, opposées les unes aux autres par la politique traditionnelle de tous les gouvernements de conquête, ont été, en général, très-dociles à leurs maîtres, bien que la servitude pesât lourdement sur elles; mais à mesure que les habitants s'instruisent et se civilisent, principalement sous l'influence des Chinois, ils deviennent moins gouvernables, et déjà des conflits ont eu lieu, pleins de menaces pour l'avenir. Si l'Espagne n'adopte pas à l'égard de ses colonies une politique analogue à celle de la Grande-Bretagne, et ne leur laisse pas une entière liberté administrative, elle est certainement condamnée d'avance à perdre les restes de son domaine colonial, après s'être épuisée en longs efforts de reconquête.

Il est donc vivement à souhaiter, dans l'intérêt même de l'Espagne, qu'elle n'use plus ses forces à continuer par delà les mers la vieille politique des Charles-Quint et des Philippe II, et qu'elle reconnaisse le droit des populations à disposer de leur propre sort. Elle sera la première à en profiter, puisqu'elle pourra concentrer son activité sur son développement intérieur. D'ailleurs, quoi qu'il arrive, l'influence exercée par les populations de la péninsule Ibérique sur le reste du monde est une de celles qui garderont encore leur valeur pendant de longs siècles. Le fort génie de l'Espagne se révèle historiquement par la durée de ses oeuvres dans tous les pays où elle domina pendant une période plus ou moins longue de l'histoire. En Sicile, dans le Napolitain, en Sardaigne, même en Lombardie, l'architecture et les moeurs montrent encore combien puissante a été l'empreinte de ces maîtres d'autrefois. Dans l'Amérique latine, mainte cité, quoique habitée surtout par des Indiens et des métis, semble aussi parfaitement espagnole que si elle se trouvait dans les plaines rases de l'Estremadure, au lieu d'être dans les forêts du Nouveau Monde: on dirait un quartier détaché de Badajoz ou de Valladolid. Les races elles-mêmes, aztèques, quichuas et araucaniennes, ont été hispanifiées par la langue, les moeurs, la manière de penser. Un territoire immense, double de l'Europe en étendue, et destiné à nourrir un jour des habitants par centaines de millions, appartient à ces peuples d'idiome castillan, qui font équilibre aux populations de langue anglaise, groupées dans l'Amérique du Nord. De toutes les nations d'Europe, les Espagnols sont les seuls qui puissent avoir actuellement l'ambition de disputer aux Anglais et aux Russes la prépondérance future dans les mouvements ethniques de l'humanité. Quoi qu'il en soit, ils ont encore en réserve une part considérable de travail dans l'oeuvre commune, grâce à leur forte originalité, à leur caractère solide, à leur noblesse et à leur droiture.



X

GOUVERNEMENT ET ADMINISTRATION.

Depuis la Révolution de septembre 1868, qui renversa le gouvernement de la reine Isabelle II, l'Espagne a passé successivement par divers régimes politiques; elle a subi la dictature du général Prim, puis du régent Serrano; ensuite la royauté a été proclamée et les Cortes, en quête d'un roi, ont élu pour souverain Amédée, fils du roi d'Italie. Engagé dans une voie sans issue légale, incapable de lutter contre l'impopularité qui s'attachait à sa qualité d'étranger, Amédée dut abdiquer et laisser l'Espagne maîtresse de ses destinées. Le pays se constitua en république fédérale, changée plus tard en république unitaire; puis une révolution militaire expulsa les Cortes du lieu de leurs séances pour installer à leur place le dictateur Serrano, qu'un deuxième pronunciamiento, préparé par des intrigues de cour et par l'argent des planteurs de Cuba, expulsa momentanément de l'Espagne pour donner le trône vacant au jeune Alphonse XII, fils d'Isabelle. Ainsi se trouvait fermé, du moins en apparence, tout le cycle des révolutions inaugurées en 1868, six années auparavant. Il est vrai que le royaume du souverain madrilègne est limité au nord par un autre royaume, dont les frontières oscillent suivant les vicissitudes de la guerre, et qui comprenait naguère presque toute la superficie des provinces Basques, une moitié de la Navarre, une partie de l'Aragon et de la Catalogne, même quelques districts de Valence et des Castilles: c'était le domaine occupé par le roi «légitime» don Carlos. Par une singulière ironie du sort, qu'explique fort bien l'histoire de l'Espagne, le monarque par la grâce de Dieu, le maître absolu «responsable seulement devant sa conscience», convoque les délégués de ses peuples et jure d'observer leurs fors et libertés, tandis que le roi dit constitutionnel s'est passé pendant plus d'une année de toute constitution en gouvernant selon son bon plaisir, ou pour mieux dire, au gré de ses conseillers. La forme actuelle de l'appareil gouvernemental comprend deux Chambres élues conformément à la loi de 1870, qui prescrit le suffrage universel pour l'élection des députés et le vote à deux degrés pour l'élection des sénateurs. Suivant le projet de nouvelle constitution, les membres de la Chambre des députés, un par 50,000 habitants, sont élus pour cinq ans, tandis que le Sénat est composé de 200 membres héréditaires, en partie choisis par la couronne et 100 élus par les corporations. Le roi nomme le président et les vice-présidents du Sénat. Il peut dissoudre simultanément ou séparément la Chambre des députés et la moitié élue du Sénat, à la condition de faire procéder à de nouvelles élections dans un délai de trois mois. Il a le droit de refuser la sanction aux lois votées par le Parlement.

Les révolutions gouvernementales qui se sont opérées coup sur coup en Espagne n'ont guère été pour la nation qu'un changement de décor, car le fonctionnement des «bureaux» républicains ou monarchiques s'est à peine modifié pendant la période de crise politique. Malgré les fictions du budget, le trésor est en état de banqueroute permanente; si la dette nationale devait être payée, l'ensemble des recettes annuelles n'y suffirait point, tandis que le budget de la guerre absorbe actuellement beaucoup plus de fonds qu'il n'en faudrait pour acquitter l'intérêt annuel de la dette. Tandis que le service de ces intérêts aurait exigé en 1875 environ 235 millions de francs, qui n'ont point été payés, les dépenses de guerre ont dépassé 275 millions 205. Les impôts n'ont été remaniés que dans le sens d'une aggravation; la conscription, si abhorrée des Espagnols, a pris plus d'hommes qu'elle n'en prenait jadis; le nombre des écoles a décru.

Note 205: (retour) État du trésor espagnol en 1875:
Recettes.............................    544,000,000 fr.
Dette flottante......................    435,000,000  »
Dette totale, par approximation.....  14,500,000,000  »

La division politique et administrative est toujours celle qu'a prononcée le décret de 1841. L'Espagne se partage en 49 provinces, y compris les îles africaines des Canaries. Chacune de ces provinces est administrée par un gouverneur civil et se divise elle-même en districts, de 6 à 7 en moyenne par province. Les communes sont administrées par des alcaldes ou maires, qu'assistent des conseils municipaux, ou ayuntamientos, composés de 4 à 28 membres, suivant l'importance de la commune. Dans les grandes villes, les alcaldes sont assistés par des lieutenants (alcaldes tenientes). L'administration judiciaire est instituée sur le même modèle que celle de la France: la hiérarchie des tribunaux comprend près de 10,000 justices de paix, une par commune, environ 500 tribunaux de première instance, 15 cours d'appel, une cour suprême siégeant à Madrid. Mais la guerre intestine et le régime de l'état de siége auquel, officiellement ou non, se trouve soumise l'Espagne entière, donnent aux divisions militaires une importance de beaucoup supérieure à celle des circonscriptions civiles et judiciaires. La partie continentale du royaume se partage en 12 capitaineries générales, Nouvelle-Castille, Catalogne, Aragon, Andalousie, Valence et Murcie, Galice, Grenade, Vieille-Castille, Estremadure, Búrgos, Navarre, provinces Vascongades. Les Baléares, les Canaries, Cuba, Puerto-Rico et les Philippines forment séparément cinq autres capitaineries générales. Les capitaineries sont subdivisées en commandements militaires.

Tous les Espagnols sont tenus de servir dans l'armée, à l'exception de ceux qui fournissent un remplaçant; le trésor, presque toujours à vide, ne pouvait négliger le rachat du service pour subvenir à ses besoins les plus pressants. La levée annuelle varie suivant les vicissitudes de la guerre civile et de la lutte contre les insurgés cubanais; elle serait légalement de 30,000 hommes, mais elle s'est élevée officiellement jusqu'à 80,000 individus; les décrets ont même appelé jusqu'à 100,000 hommes sous les drapeaux; mais le nombre des réfractaires, des rachetés, des malades réduisaient ce chiffre d'environ moitié: la force productive du pays en hommes valides ne permettrait pas de dépasser le nombre de 60,000 conscrits par an. Le temps du service est de sept années dans la cavalerie et l'artillerie, et dans l'infanterie de huit années, dont cinq dans les régiments de ligne et trois dans la milice provinciale. On évalue à plus de 200,000 hommes les troupes de l'armée péninsulaire; 80,000 soldats servant dans l'armée active et 120,000 environ dans l'armée de réserve. En outre, l'armée de Cuba se compose d'au moins 60,000 hommes, dont la guerre et les maladies font périr le quart chaque année, et les garnisons de Puerto-Rico et des Philippines s'élèvent respectivement à 9 ou 10,000 soldats.

Les principales forteresses de l'Espagne continentale sont les villes de Saint-Sébastien, Santoña, Santander, sur la baie de Biscaye; du Ferrol, de la Corogne, de Vigo, sur les rias de la Galice; de Ciudad-Rodrigo sur la frontière portugaise; de Cádiz et de Tarifa à l'entrée du détroit; de Málaga, Almería, Carthagène, Alicante, Barcelone sur la Méditerranée; de Figueras, Pampelune et Saragosse aux débouchés des routes pyrénéennes.

La marine militaire est puissante: elle se compose de plus de 200 vapeurs portant près d'un millier de canons et montés par 10,000 matelots. En 1874, les navires de première classe comprenaient 7 frégates blindées et 13 autres frégates non cuirassées; mais la flotte, comme l'armée, a un énorme personnel d'officiers supérieurs, tout un état-major inutile, qui ne sert qu'à ruiner la nation. On compte en Espagne environ 2,500 officiers de marine, 1 pour 4 matelots. Les généraux sont au nombre de 600.

Les nobles n'ont plus aucun privilége officiel. Ils sont probablement plus nombreux en proportion que dans toute autre contrée de l'Europe, puisque des populations entières, dans les provinces Basques, dans les Asturies, se vantent d'avoir du «sang bleu» dans les veines. En 1787, on comptait dans le royaume 480,000 gentilshommes, non compris les femmes et les enfants, en sorte que, si la proportion s'est maintenue depuis cette époque, trois millions d'Espagnols pourraient se classer parmi les hidalgos ou «fils de quelqu'un». Les grands d'Espagne que la coutume autorise à rester couverts devant le roi sont au nombre d'environ 1,500, dont 200 de première classe; mais tous ne doivent point leurs titres à la naissance. Plusieurs roturiers ont profité de la pénurie du trésor ou de l'avidité des ministres pour se faire octroyer la faveur convoitée. L'ordre de la «Toison d'Or», fondé en 1431 par Philippe le Bon, est une des distinctions les plus enviées par les princes et les diplomates de l'Europe.

La religion catholique, apostolique et romaine, est la religion de l'État, et ses prélats jouissent de grands priviléges; mais l'étendue de leurs droits, relativement au pouvoir royal, est encore l'objet de discussions ardentes. Dans les grandes villes les cultes non catholiques sont plus ou moins tolérés, grâce à l'intervention des puissances étrangères. La surveillance des écoles appartient exclusivement à l'Église, et la censure est exercée par des ecclésiastiques sur les pièces de théâtre. Le nombre des prêtres est d'environ 40,000; mais, quoique les couvents aient été rétablis depuis la restauration de la monarchie, les ordres monastiques ne sont que très-faiblement représentés. L'Espagne fut jadis le pays le plus peuplé de moines et de religieuses en proportion de ses habitants civils. A la fin du siècle dernier, le monde ecclésiastique du royaume dépassait 250,000 individus, dont plus de 71,000 moines et 35,000 nonnes. A la même époque, le nombre des marchands n'était que de 34,000, sept fois moins que de gens d'église. En 1835, les révolutions, les guerres, les transformations du milieu social avaient notablement diminué le nombre des religieux, mais la population des couvents était encore de plus de 50,000 personnes. Une première mesure de suppression atteignit alors les établissements religieux et près de mille couvents furent l'objet d'un décret de fermeture. Dans les années qui suivirent, d'autres lois plus radicales furent votées contre le monachisme et la propriété de main-morte, et dès 1869 il n'y avait plus un seul moine en Espagne; les derniers religieux, ceux de la Chartreuse de Grenade, avaient dû quitter la contrée. Par une étrange vicissitude du sort, ils s'étaient réfugiés en Belgique, dans ce pays que les Espagnols avaient, trois siècles auparavant, ramené de force sous le gouvernement des prêtres.

La hiérarchie administrative de l'Espagne se compose de 8 archevêques et de 54 évêques. Les 9 archevêchés sont ceux de Tolède, siége primatial de l'Espagne, de Búrgos, Grenade, Santiago, Saragosse, Séville, Tarragone, Valence, Valladolid.

Le tableau suivant donne, d'après les recensements approximatifs les plus récents, la population des diverses provinces de l'Espagne, groupées en régions naturelles:



CHAPITRE XI

LE PORTUGAL



I

VUE D'ENSEMBLE.

Le Portugal est l'un des plus petits États souverains de l'Europe, quoique, pendant une courte période de l'histoire, il en ait été le plus puissant. Il occupe une superficie inférieure à celle de maint gouvernement de la Russie d'Europe, et même dans cette faible étendue il est assez maigrement peuplé, si ce n'est dans la partie septentrionale, qui est l'une des contrées du continent où les habitants sont le plus rapprochés les uns des autres 206.

Note 206: (retour)
Superficie du Portugal, sans les Iles.      89,355 kil. car.
Population, en 1872,                     3,990,570 hab.
Population kilométrique.                        44

Il semblerait d'abord que, par un résultat naturel des attractions géographiques, le Portugal dût faire partie intégrante d'un État ibérique comprenant toutes les provinces transpyrénéennes; pourtant ce n'est point un effet du hasard ni la conséquence d'événements purement historiques, si le Portugal a presque toujours eu une existence nationale indépendante de l'Espagne. Il faut remarquer en premier lieu que la partie du rivage devenue portugaise est à peu près rectiligne; elle se distingue par l'extrême uniformité de ses plages, et contraste absolument avec les côtes espagnoles. Les mêmes conditions de vents, de courants, de climat, de faune et de végétation se retrouvent sur tout le développement du littoral lusitanien, et par suite les habitants ont dû s'accoutumer au même genre de vie, nourrir les mêmes idées, et tendre naturellement à se grouper en un même corps politique. C'est par le littoral et de proche en proche que le Portugal s'est constitué en État indépendant; le royaume s'est formé successivement d'une vallée fluviale à l'autre vallée fluviale, du Douro au Minho et au Tage, du Tage au Guadiana, «d'échelon en échelon,» suivant l'expression du géographe Kohl puis, après avoir été momentanément détruit c'est de la même manière qu'il s'est reconstitué.

La zone de largeur uniforme qui s'est détachée du corps de la péninsule Ibérique pour suivre la destinée des campagnes du littoral, était également limitée d'avance par les conditions du sol et du climat. Dans son ensemble, la zone lusitanienne est formée par la déclivité des plateaux espagnols s'abaissant de terrasse en terrasse et de chaînons en chaînons vers la côte océanique. La limite naturelle des grandes pluies que les vents d'ouest apportent sur les collines et les monts du Portugal, coïncide précisément avec la frontière des deux pays: d'un côté, l'atmosphère humide, les averses fréquentes, la riche végétation forestière; de l'autre, un ciel aride sur une terre desséchée, des roches nues, des plaines sans arbres. L'abondance des pluies sur le versant portugais accroît aussi brusquement l'importance des cours d'eau qui descendent des plateaux de l'intérieur: en Espagne, c'étaient de faibles rivières au cours obstrué de pierres; en Portugal, ce sont des fleuves abondants ou même navigables. En outre, les bornes naturelles, posées par les défilés et les rapides à la navigation du Minho, du Douro, du Tage, du Guadiana, se trouvent dans le voisinage de la frontière politique. Toutes ces raisons expliquent suffisamment pourquoi le Portugal, en se séparant de l'Espagne, a pris cette forme d'un quadrilatère régulier. De même que dans un précipité chimique un cristal prend une existence distincte et se limite par des arêtes précises, de même le Portugal s'est détaché du reste de la Péninsule, en se donnant des frontières presque rectilignes. Le port si bien situé de Lisbonne a été, pour ainsi dire, le noyau qui a servi de centre à ce cristal. Là se développait une force propre indépendante de celle qui faisait graviter vers Tolède ou Madrid le reste de la Péninsule. La partie vivante, active, du grand corps ibérique s'est élancée hors de la lourde masse de l'Espagne, trop lente à la suivre dans son mouvement.

Comme il arrive d'ordinaire entre populations limitrophes obéissant à des lois différentes, et souvent armées les unes contre les autres par le caprice de leurs souverains, la plupart des Portugais et des Espagnols se haïssent mutuellement et s'abordent par leurs mauvais côtés. On peut juger de l'aversion qui naguère encore séparait les deux peuples, par cette enseigne que l'on rencontrait, au dire des voyageurs, sur un grand nombre d'auberges portugaises: «Au meurtrier des Castillans.» Ailleurs, la première maison lusitanienne que l'on rencontre en traversant la frontière est décorée d'une statuette faisant un geste de mépris à l'adresse des Espagnols. Des chants, des légendes, des proverbes, et l'histoire elle-même, témoignent de l'énergie des passions soulevées entre les populations voisines. Dans cet absurde conflit de ressentiments, le Portugais, plus faible, et, par cette raison même, animé d'un patriotisme plus ardent, apporte plus de rage; l'Espagnol, plus fort, témoigne plus de mépris. Portugueses pocos y locos!--«Petit peuple, peuple de fous!» dit le proverbe castillan. Lorsque l'union ibérique, désirée de nos jours par un bien petit nombre d'hommes, deviendra nécessaire par suite du mélange des intérêts économiques, lorsque le commerce et l'industrie triompheront des frontières, ce n'est point sans luttes ni récriminations de haine que s'accomplira ce travail d'assimilation politique. D'après le témoignage des auteurs anciens, les éléments ethniques originaires dont se compose la population portugaise sont à peu près les mêmes que ceux des provinces espagnoles limitrophes; quelques mégalithes y témoignent aussi de l'existence de populations parentes de celles de la Bretagne. L'antique Lusitanie était peuplée de tribus celtiques et ibériennes qui luttèrent longtemps avec succès contre les armes de Rome. Mais ces tribus qui, sur les côtes, avaient dû se modifier sous l'influence des colons grecs, phéniciens, carthaginois, eurent à subir une influence bien plus énergique encore lorsque les Romains eurent imposé leur langue, leur administration, leurs formes de gouvernement et de justice. Ce sont les Latins dont l'impression a été le plus durable, surtout dans les contrées du Nord, et comparés à ces conquérants, les Barbares du Nord, Suèves et Visigoths, n'ont laissé que peu de traces. Les mahométans d'origines diverses, qui s'emparèrent du pays à leur tour, ont aussi contribué puissamment à changer le sang et les moeurs des habitants. Dans l'Algarve notamment, où la domination des musulmans se maintint jusqu'au milieu du treizième siècle, la population est à demi mauresque. Les nombreuses forteresses que l'on voit sur les sommets, les vieux murs de défense, rappellent, aussi bien que les légendes racontées par les paysans, avec quel acharnement se sont livrées les luttes de race, avant que se soit faite l'unité de gouvernement et de religion.

De même que les rois d'Espagne, les souverains du Portugal, conseillés par le tribunal de l'Inquisition, ont expulsé de la contrée tous leurs sujets convaincus ou soupçonnés de n'être point fervents catholiques. Contre les Maures, les mesures de bannissement furent sans pitié; mais il y eut des périodes de répit dans la persécution des Israélites. Des milliers de Juifs espagnols, bravant l'esclavage et la mort, se domicilièrent en Portugal, près de la frontière d'Espagne, et, grâce à une conversion apparente, fondèrent sur la terre d'exil d'importantes communautés. Il reste encore maintes traces de l'ancienne population israélite, surtout, dit-on, dans les environs de Bragance et dans tout le Tras os Montes, quoique tous les Juifs avoués, race énergique et intelligente s'il en fût, soient allés porter leur industrie, leur esprit d'initiative, leurs connaissances, en diverses contrées de l'Europe et de l'Orient. On sait l'action que les Juifs portugais ont exercée et qu'ils exercent encore en Hollande, en France, dans la Grande-Bretagne. A l'époque de l'exil, ils étaient les auteurs, les médecins, les légistes, aussi bien que les grands spéculateurs du Portugal; ils avaient fondé à Lisbonne une académie, d'où sortaient les hommes les plus instruits du royaume; le premier livre imprimé en Portugal l'a été par un juif. Spinoza, ce penseur si noble et si puissant, était issu de juifs portugais. Les Portugais ne sont pas seulement mélangés d'éléments arabes, berbers, israélites; ils sont aussi très-fortement croisés de nègres, surtout dans la partie méridionale et sur le littoral maritime. Avant que les noirs de Guinée fussent exportés en multitudes dans les plantations d'Amérique, la traite n'en était pas moins fort active; mais c'est dans les ports méridionaux de l'Espagne et du Portugal qu'étaient vendus les esclaves africains. L'historien portugais Damianus a Goes évalue le nombre des nègres importés à Lisbonne pendant le seizième siècle à dix ou douze mille par an, sans compter les Maures. D'après le témoignage des contemporains, on rencontrait autant de noirs que de blancs dans les rues de Lisbonne; dans chaque maison bourgeoise les serviteurs étaient des nègres et des négresses, et les riches en possédaient des chiourmes entières, qu'ils achetaient sur les marchés. A la fin du siècle dernier, les personnes de couleur formaient encore la cinquième partie de la population de Lisbonne, et quand elles se rendaient en procession à l'église de leur patronne, Notre-Dame d'Ataraya, bâtie sur une colline de la rive opposée du Tage, on aurait pu croire, en présence de ces multitudes de noirs, qu'on se trouvait dans un pays d'Afrique. Peu à peu les croisements ont fait entrer dans la masse du peuple tous ces éléments ethniques provenant des populations les plus diverses de l'Afrique tropicale, et les Portugais ont pris ainsi dans leurs traits et leur constitution physique un caractère plus méridional que ne le comportait leur origine première: ils sont devenus en réalité un peuple de couleur. Quelques auteurs attribuent à l'influence persistante du sang nègre la remarquable immunité des immigrants portugais qui s'exposent au climat du Brésil, des Indes, de l'Afrique australe, ces contrées redoutables où meurent presque tous les autres colons d'Europe. Il est vrai, la plupart des Portugais réussissent et prospèrent au Brésil; mais précisément la majorité de ces immigrants lusitaniens sont originaires des provinces montueuses du nord, où les croisements avec les Africains ont été assez rares. La sobriété des colons portugais semble être la principale raison de leur facilité d'acclimatement.

Actuellement, les étrangers qui ont le plus d'influence sur la population lusitanienne sont les Galiciens, qui se rendent en si grand nombre à Lisbonne et dans les autres villes du Portugal pour y exercer les métiers de boulanger, de porte-faix, de concierge, de majordome, de domestique. En général, ils se mêlent peu aux autres habitants, d'autant moins qu'on les tourne en ridicule, à cause de leur grossier langage et de leur rusticité; mais leurs colonies s'accroissent incessamment et leur action sur la population environnante augmente en proportion; d'ailleurs, l'aisance qu'ils finissent presque tous par acquérir, grâce à leur sobriété et à leur esprit d'économie, fait oublier facilement leur origine. Le mélange de tous ces éléments divers n'a point produit une belle race. Il est rare que les Portugais puissent se comparer à leurs voisins les Espagnols pour la noblesse du visage. Leurs traits n'ont, en général, aucune régularité, leurs nez sont retroussés, leurs lèvres épaisses. Si l'on ne voit parmi eux que très-peu d'estropiés et d'infirmes, par contre on ne trouve que peu d'hommes de belle taille; trapus, carrés, ils ont une grande disposition à prendre de l'embonpoint: en certains districts, un reste de lèpre s'est encore maintenu. La plupart des femmes sont petites et grasses; elles n'ont point la beauté fière des Espagnoles, mais elles se distinguent par l'éclat des yeux, l'abondance de la chevelure, la vivacité de la physionomie, l'amabilité des manières.

TYPES PORTUGAIS.--PAYSAN D'OVAR;--FEMME DE LEÇA;--PAYSANNE D'AFIFER.
Dessin de D. Maillart, d'après des photographies de M. Ferreira.

Les voyageurs se louent beaucoup des bonnes façons, de l'obligeance, de la bonté naturelle des campagnards du Portugal, non encore gâtés par les habitudes du commerce: quoique ayant à l'étranger une réputation de barbarie, due sans doute au souvenir de leurs crimes de conquête dans l'Inde et le Nouveau Monde, la plupart des Portugais ont une tendresse compatissante pour ceux qui souffrent. Ils aiment le jeu, mais ils ne se disputent point; ils ont la passion des courses de taureaux, mais ils ont soin de garnir de liége les pointes des cornes, et l'animal est épargné pour de nouveaux simulacres de luttes. Bien différents à cet égard de leurs voisins les Espagnols, ils traitent bien les animaux domestiques et se distinguent même par un talent spécial pour apprivoiser les bêtes sauvages: sur les bords du Guadiana, ils élèvent la fouine, dont ils se servent comme d'un chat contre les rats et les serpents. Dans leurs rapports mutuels, les Portugais sont doux, prévenants, polis: dire d'un Lusitanien qu'il est «mal élevé», est l'offenser de la manière la plus sensible. On s'étonne aussi de l'élégance, seulement trop cérémonieuse, de leurs discours. Se distinguant à leur avantage des Galiciens, qui parlent un patois difficile à comprendre, les paysans portugais ont en général une grande pureté de langage; ils s'expriment avec une facilité et un choix de paroles des plus remarquables chez un peuple si pauvre en instruction. On n'entend aucun jurement, aucune expression indécente, sortir de leur bouche: quoique grands parleurs, bavards même, ils s'observent avec soin dans leur conversation. Aussi le Portugal a-t-il fourni de grands orateurs, et l'un de ses poëtes, Camões, est parmi les plus illustres que le monde ait vus naître. Mais on se demande si la Lusitanie peut donner le jour à des artistes proprement dits, car, à l'exception du mythique Gran Vasco, dont on ignore même la nationalité, elle n'a eu ni peintres, ni sculpteurs, ni architectes. Camões l'avouait lui-même: «Notre nation, disait-il, est la première par toutes les grandes qualités. Nos hommes sont plus héroïques que les autres hommes; nos femmes sont plus belles que les autres femmes; nous excellons dans tous les arts de la paix et de la guerre, excepté dans l'art de la peinture.»

La langue des Portugais ressemble fort à celle des Castillans par les radicaux et la construction générale, mais elle est moins ample et moins sonore. Les mots sont très-souvent «éviscérés» par la suppression des consonnes l, j, n entre deux voyelles; en outre, ils s'émoussent à l'extrémité, se terminent fréquemment par des nasales et se compliquent de sifflantes auxquelles les étrangers ont quelque peine à s'accoutumer. Par contre, le portugais n'a pas les gutturales de l'espagnol. Des historiens ont émis l'opinion que l'influence de la langue française a contribué pour une forte part à la formation du portugais. D'après eux, le prince de la maison de Bourgogne qui reçut le Portugal à titre de fief à la fin du douzième siècle, et les chevaliers français qui l'aidèrent à guerroyer contre les Maures, auraient eu assez de prise sur la nation pour leur imposer leur accent étranger et leur mode de langage. Aucune hypothèse n'est plus improbable, d'autant plus que le district de Porto, où résidaient les seigneurs français, est précisément celui où la prononciation du portugais a le plus de rapport avec celle de l'espagnol. C'est dans l'évolution spontanée du peuple lui-même qu'il faut chercher la raison de sa langue. Les mots arabes, qui s'appliquent seulement aux objets introduits par les Maures dans la contrée et aux faits enseignés par eux, sont moins nombreux dans le portugais que dans le castillan; mais les Lusitaniens, comme les Espagnols, continuent, sans s'en douter, de jurer par le dieu des musulmans: Oxalà (Ojalà) «Plaise à Allah!» disent-ils fréquemment. Les dialectes brésiliens ont fourni aux conquérants portugais des centaines de mots qui ont aussi pénétré dans l'idiome lusitanien d'Europe.

Bien peu nombreux en comparaison des centaines de millions d'hommes qui peuplent l'Europe, les Portugais ne pèsent actuellement que d'un faible poids dans les destinées du monde. Pendant un moment de l'histoire, ils ont été les premiers par le commerce; leur génie devança celui de tous les autres peuples. Il est vrai, les Espagnols ont partagé avec les Portugais la gloire des grandes découvertes du quinzième siècle; mais ce sont les Portugais qui, après les Vénitiens et les Génois, ont rendu ces découvertes possibles, en émancipant les premiers la navigation, en cessant de longer les côtes pour se risquer dans la haute mer, loin de tout rivage; c'est aussi un Portugais, Magalhães, qui entreprit le premier voyage de circumnavigation, terminé seulement après sa mort. Pareille prééminence ne se retrouvera plus. Les forces s'équilibrent entre les peuples; une tendance à l'égalité de valeur géographique se produit dans les diverses contrées par suite de la facilité croissante des moyens d'échange et de communication. Le Portugal ne saurait donc espérer de reprendre le rôle qu'il eut jadis parmi les nations; mais ses ressources bien utilisées et les grands avantages de sa position à l'extrémité du continent suffisent pour lui assurer dans l'avenir un rang des plus honorables.



II

PORTUGAL DU NORD. VALLÉES DU MINHO, DU DOURO, DU MONDEGO.

Les montagnes de la Lusitanie se rattachent au système orographique du reste de la Péninsule, mais non pour former de simples contre-forts s'abaissant graduellement vers la mer; elles se redressent en massifs distincts, à formes originales, à contours imprévus. L'individualité du Portugal se manifeste dans son relief comme dans l'histoire de ses populations.

Pris dans leur ensemble, les groupes montagneux qui s'élèvent à l'angle nord-oriental du Portugal, au sud de la vallée du Minho, peuvent être considérés comme la digue extérieure de l'ancien lac qui recouvrait autrefois toutes les hautes plaines de la Vieille-Castille. Des Pyrénées à la sierra de Gata, la barrière était continue et sa rupture en chaînons séparés est un fait relativement moderne, dû au travail érosif des eaux torrentielles. Le principal percement, celui du Douro, n'a pu se faire pourtant sans triompher d'énormes obstacles. En aval de sa jonction avec l'Esla, le fleuve rencontre le mur des plateaux portugais et doit en longer la base sur une centaine de kilomètres, avant de trouver le point faible par lequel il peut s'échapper vers l'Atlantique.

Le massif le plus septentrional du Portugal, entre le cours du Minho et celui de la Lima, est bien choisi comme borne politique des deux nations, car par ses brusques escarpements et ses rochers, qui s'élèvent au-dessus de la zone forestière, le monte Gaviarra, ou l'Outeiro Maior, «la Grande Colline,» domine aussi bien la sierra Peñagache, projetée à l'est, du côté de l'Espagne, que les hauteurs portugaises, terminées à l'ouest par les coteaux de Santa Luzia. Immédiatement au sud du défilé où s'engage la Lima pour sortir d'Espagne, se dresse un autre massif escarpé de montagnes, dont l'arête, orientée du sud-ouest au nord-est, sert de frontière entre les deux États: c'est la serra de Gerez, région de montagnes tellement bizarre et tourmentée, qu'on ne lui trouve guère d'analogue dans la Péninsule que la fameuse serranía de Ronda. Quoique moins haute que le Gaviarra, il faut y voir néanmoins la continuation de la branche principale des Pyrénées cantabres; la roche granitique dont elle est composée, et l'alignement des divers groupes de sommets que l'on voit se succéder au nord-est, à travers les provinces espagnoles d'Orense et de Lugo, jusqu'au pic de Miravalles, témoignent qu'elle se trouve bien sur le prolongement de la grande chaîne pyrénéenne; tous les autres groupes de montagnes qui, sous divers noms, se ramifient et s'entremêlent en labyrinthe dans la province de «Par-delà les monts», Tras los Montes, ne sont que des hauteurs d'ordre secondaire par rapport à la serra de Gerez. Elles paraissent d'ailleurs moins élevées qu'elles ne le sont en réalité, car elles reposent sur un plateau de 700 à 800 mètres d'altitude moyenne: en maints endroits, on dirait de simples rangées de collines.

Les grandes montagnes de la frontière, Gaviarra, Gerez, Laróuco, ressemblent aux monts de la Galice par le contraste de flores distinctes, qui semblerait ne pas devoir se rencontrer dans la même zone. Sur leurs pentes, le botaniste trouve un mélange singulier des végétaux de la France et même de l'Allemagne avec ceux des Pyrénées, de la Biscaye et des plaines du Portugal. Quant aux cimes plus méridionales, notamment celles de la serra de Marão, qui s'avancent en forme de promontoire, entre le cours du Douro et celui de son grand affluent le Tamega, et qui protègent Porto et son district des vents du nord-ouest, trop froids en hiver, trop chauds en été, c'est à peine si l'on peut y étudier la flore arborescente, car les roches ont été presque partout dépouillées de leur verdure. De même, les plateaux schisteux qui se prolongent à l'est en dominant la vallée du haut Douro, ont perdu leur parure naturelle de forêts: on n'y voit plus entre les ceps et les pampres des vignes que les débris noirâtres de la pierre délitée. L'ancienne faune des animaux sauvages a disparu en partie de ces contrées, comme l'ancienne flore; mais les loups sont encore nombreux et les bergers les redoutent fort. La chèvre des montagnes (capra aegagrus, hispanica) se rencontrait par troupeaux dans la serra de Gerez à la fin du siècle dernier; des voyageurs modernes disent qu'elle existe encore. C'est probablement à la présence de ces chèvres sauvages que les montagnes d'où s'écoulent les eaux de l'Ave, au nord-est de Braga et de Guimarães, ont dû leur nom de serra Cabreira.

Si la serra de Gerez peut être considérée comme l'extrémité du système pyrénéen, la superbe serra da Estrella, qui s'élève entre le Douro et le Tage, est bien le prolongement occidental de la série de chaînes qui forme l'arête médiane de la Péninsule, entre les deux plateaux des Castilles. Mais comme les sierras de Guadarrama, de Gredos, de Gata, les «monts de l'Étoile» ont une individualité distincte et ne se rattachent au reste du système que par un seuil montueux et bizarrement raviné. En pénétrant en Portugal, la sierra de Gata, qui s'étale en une sorte de plateau, prend en conséquence le nom de las Mesas (Tables), et va se relever en chaînes indistinctes, la serra Gardunha, la serra do Moradel, entre le Zezere et le Tage. La grande rangée granitique de l'Estrella, plus isolée et plus majestueuse que tous ces massifs secondaires, s'élève en pente douce au-dessus de la région accidentée où le Mondego et divers affluents du Tage et du Douro prennent leurs sources. De ce côté, l'accès de la montagne est facile: c'est la serra mansa, la «montagne douce»; du côté du sud, au contraire, au-dessus de la vallée du Zezere, les escarpements sont abrupts, malaisés à gravir: c'est la serra brava, la «montagne sauvage». Des lacs charmants, disposés en vasques étagées comme les «laquets» des Pyrénées et les «yeux de mer» des Carpathes, se rencontrent dans le voisinage du principal sommet, le Malhão de Serra, et donnent lieu à diverses légendes. Eux aussi sont censés être en communication avec la mer, participer à son flux et à ses tempêtes, et cacher, comme elle, d'immenses trésors dans leurs eaux. Les lacs et les cascades qui s'en épanchent ont fait donner à plusieurs montagnes de ce massif le nom fort juste «d'aiguières»: ce sont, en effet, des réservoirs de sources, que les vents d'ouest, toujours chargés de pluies, prennent soin de ne jamais laisser tarir.

Les pentes supérieures de la serra Estrella sont couvertes de neige pendant quatre mois de l'année, et quelques cavités profondes en conservent même en été. Les habitants de Lisbonne trouvent en abondance, dans ces glacières naturelles, la provision qui leur est nécessaire pour la confection de leurs sorbets. Même la serra de Lousão, qui prolonge au sud-ouest les monts de l'Étoile, reçoit assez de neige en hiver pour en alimenter les cafés de Lisbonne. C'est aux derniers promontoires du Lousão que cesse le système orographique de l'Estrella. Les hauteurs et les collines de l'Estremadure qui se prolongent au sud-ouest vers le massif de Cintra et qui se terminent au Cabo da Roca, point de repère des navigateurs, appartiennent à une formation distincte, et consistent principalement en assises jurassiques revêtues au nord et au sud de strates crétacées. C'est d'une façon tout à fait générale seulement que l'on peut rattacher à l'arête «carpéto-vétonique» de la Péninsule ces diverses petites serras et celles qui accidentent le plateau de Beira Alta, au sud de la fosse profonde dans laquelle passe le Douro 207.

Note 207: (retour) Altitudes diverses du Portugal, au nord du Tage:
Gaviarra                               2,403 mèt.
Serra de Gerez                         1,500? »
Laróuco                                1,548  »
Serra de Marão                         1,429  »
Malhão da Serra (Serra de Estrella).   2,294  »
Bragança                               2,105  »
Lamego                                 1,514  »
Castello Branco                        1,468  »

Exposées comme elles le sont à l'influence des vents océaniques et des contre-alizés, tout chargés des vapeurs puisées dans les mers équatoriales, les montagnes de Beira et d'Entre-Douro et Minho reçoivent annuellement une très-forte part d'humidité. Les pluies tombent en abondance sur leurs pentes, non par orages violents et soudains, comme dans les pays tropicaux, mais par averses continues. C'est en hiver et au printemps que les nuages se fondent le plus fréquemment en eau, mais il pleut aussi dans les autres saisons; aucun mois ne se passe sans apporter son contingent d'averses. En outre, les brouillards se montrent très-souvent à l'issue des vallées et sur le littoral jusqu'à la latitude de Coïmbre. Il est arrivé que dans cette ville la précipitation annuelle de l'humidité s'est élevée à près de 5 mètres: même sur les côtes occidentales de l'Ecosse et de la Norvége, le sol ne reçoit point une quantité d'eau aussi considérable; seules des contrées tropicales ont de pareils déluges atmosphériques.

Cette grande humidité de l'air, ce bain de vapeur dans lequel se trouve immergé le Portugal du Nord ont pour conséquence une grande égalité de climat. A Coïmbre, l'écart entre le mois le plus chaud et le mois le plus froid est à peine de 10 degrés 208. Les froidures ne sont vraiment rigoureuses que sur les plateaux où souffle la bise, et les chaleurs ne paraissent presque intolérables que dans les creux et les vallées où l'air circule avec peine: telle est la fissure au fond de laquelle coule le haut Douro; au pied des rochers qui réverbèrent les rayons du soleil, à Penafiel notamment, on se sent comme dans un four. Mais, si l'on ne tient pas compte de ces climats exceptionnels, on trouve à l'ensemble du climat boréal de la Lusitanie un caractère essentiellement tempéré. Ainsi qu'en témoigne, du reste, l'aspect des forêts, des prairies et des champs, le Portugal du Nord appartient plus à la zone de l'Europe centrale qu'à celle du monde méditerranéen. Si ce n'est dans les jardins et à titre de curiosité, le palmier ne se montre point en Portugal au nord de la vallée du Tage; mais l'olivier, l'oranger, le cyprès y contrastent délicieusement avec les arbres du nord.

Note 208: (retour) Température de la Lusitanie septentrionale:
COÏMBRE, d'après Coello.
Hiver       11°,24
Printemps   17°,25
Été         20°,50
Automne     17°,40
Moyenne     16°,68

Mois le plus froid (janvier)   10°,7
Mois le plus chaud (juillet)   20°,8
                              _______
Écart                          10°,1

PORTO, d'après D. Luiz (huit années).
Hiver       10°,6
Printemps   14°,8
Été         21°,0
Automne     16°,2
Moyenne     15°,6

Mois le plus froid (janvier)   10°,1
Mois le plus chaud (août)      21°,3
                              _______
Écart                          11°,2

Une autre conséquence de l'extrême humidité de l'air et de la fréquence des pluies est la multitude et l'abondance des cours d'eau. Camões et, depuis ce grand poëte, des écrivains sans nombre ont célébré la beauté des campagnes de Coïmbre qu'arrose le Mondego, le charme des cascades qui ruissellent entre les branches, la pureté des sources qui s'élancent des roches tapissées de verdure. Au nord du Mondego, le Vouga, qui va se perdre dans les étangs marins d'Aveiro, puis les divers affluents du Douro, et par delà ce fleuve, l'Ave, le Cávado, le Neiva, la Lima serpentent également dans les campagnes les plus riantes, où la grâce de la végétation se trouve rehaussée par le contraste des rochers et des montagnes. La Lima n'est pas la seule rivière de ces contrées qui eût mérité de faire oublier aux soldats romains les fleuves de leur patrie et de recevoir d'eux, ainsi que l'affirme une tradition sans valeur, le nom de la source grecque du Léthé. Tous les autres fleuves des provinces septentrionales ont des rivages si charmants, que, n'était la trop grande fréquence des pluies, on voudrait y vivre et y mourir. La Lima, appelée Limia par les Espagnols, est de tous les cours d'eau de la Péninsule le seul qui se trouve encore dans sa période de transition géologique. Les autres ont déjà vidé les lacs du plateau dans lesquels s'amassaient leurs eaux supérieures. La Lima, que retenait à l'ouest une digue de rochers plus difficile à percer que celle du Tage et du Douro, n'a pas encore complétement emporté le trop-plein de son bassin d'origine: un grand marécage, la lagune Beon, ou Antela, rappelle les temps où une vaste mer intérieure, semblable au lac de Genève, emplissait encore son beau cirque de montagnes.

La pente moyenne des fleuves portugais est trop considérable et les barres qui en défendent l'entrée sont trop périlleuses pour qu'ils aient pu acquérir une grande importance comme chemins de navigation. Tous ont, il est vrai, leur port d'accès, mais, à l'exception du Douro, qui roule les eaux d'un sixième de la péninsule Ibérique, aucun ne peut servir de débouché à de castes districts de l'intérieur et, par conséquent, n'a de valeur sérieuse pour le commerce général de la contrée. Bien différente du littoral de la Galice, si bizarrement découpé en golfes et en rias, en innombrables havres de refuge, la côte de tout le Portugal du Nord se développe en longues plages, fort dangereuses quand souffle le vent du large, et redoutées à bon droit par les marins. De la bouche du Minho au cap Carvoeiro, sur un développement d'environ 300 kilomètres, la plage ressemble à celle des Landes françaises, entre l'estuaire de la Garonne et la base des Pyrénées. Sauf le cap de Mondego et quelques monticules isolés, au pied desquels s'enracinent les sables, la côte ne présente que de longs estrans aux courbes régulières; toutes les inégalités primitives du littoral, toutes les baies de formes diverses qui pénétraient au loin entre les bases des montagnes, ont été masquées par le cordon de sable, et les vagues le renouvellent incessamment en se servant des matériaux que leur apportent les fleuves et de ceux qu'elles prennent elles-mêmes en sapant les rochers granitiques de la Galice. A la fin de l'époque glaciaire qui avait transformé l'Europe occidentale en un autre Groenland, les plaines du Portugal étaient depuis longtemps débarrassées de leurs glaces, tandis que les rivages de la Galice et des Asturies en étaient encore encombrées; aussi les alluvions ont-elles pu faire leur oeuvre au midi, tandis que plus au nord elle est encore bien loin d'être achevée. L'apparence générale de la contrée témoigne que toute la basse vallée du Vouga était jadis un golfe se ramifiant au loin dans les terres; mais d'un côté les dépôts marins, de l'autre les apports fluviaux ont comblé en grande partie l'ancienne mer intérieure. Géologiquement, le bassin d'Aveiro offre la plus grande ressemblance avec le bassin d'Arcachon. Ses eaux, de même que celles de tous les fleuves de la côte, sont extrêmement poissonneuses; mais le Douro est le cours d'eau le plus méridional de l'Europe où pénètrent encore les saumons. La vie animale est tellement surabondante dans certaines parties du Duero espagnol, que, suivant le proverbe, «son eau n'est pas de l'eau, mais du bouillon.»

Comme la côte des Landes, la plage rectiligne de Beira-mar est en grande partie bordée de dunes qu'a dressées le souffle de la mer. Derrière ces dunes, les eaux douces de l'intérieur, remplaçant peu à peu les eaux salées des anciens golfes, se sont amassées en étangs insalubres, et leurs bords, comme ceux des eaux dormantes du sud-ouest de la France, sont couverts de bruyères diverses, de fougères, d'arbousiers, de superbes genêts, hauts de 6 à 10 mètres, tandis que les forêts voisines sont formées de chênes-liéges et de pins. Une même formation géologique a donné à l'ensemble de la végétation la même physionomie. Jadis aussi les dunes de la côte portugaise étaient mobiles et marchaient à l'assaut des campagnes cultivées de l'intérieur, mais, bien avant qu'on ne songeât en France à les fixer par des semis, on avait eu cette idée en Portugal. Du temps du roi Diniz «le Laboureur», dès le commencement du quatorzième siècle, les collines de sable avaient déjà cessé de marcher; des forêts de pins les avaient consolidées.

Les habitants de la partie cultivable des bassins du Minho et du Douro sont très-nombreux, proportionnellement à la surface du sol. Dans la province comprise entre les deux fleuves, la population est même beaucoup plus dense que dans la province limitrophe de Pontevedra, la plus riche de toute l'Espagne en hommes. Si la France était relativement aussi peuplée que l'est la province du Minho, elle aurait près de 70 millions d'habitants. Pour trouver dans cet espace étroit la nourriture suffisante, il faut que les Portugais du Nord travaillent avec beaucoup de zèle, et leur province est, en effet, la mieux cultivée de la Péninsule. Ce fait s'explique d'ailleurs par la raison bien simple que les cultivateurs sont en grand nombre propriétaires ou du moins afforados, c'est-à-dire usufruitiers inamovibles, moyennant un tribut nominal de quelques francs au propriétaire en titre. Presque tous les paysans possèdent un intérêt direct dans la bonne exploitation des richesses du sol, et peuvent transmettre leur propriété à l'un de leurs enfants, qui dédommage ses frères et ses soeurs par une certaine somme que fixe la loi. Grâce à cette tenure du sol, presque toutes les parties basses de la Lusitanie du Nord sont cultivées comme un jardin. Dès le siècle dernier, Link constatait que le nombre des paysans aisés était en raison inverse du luxe des monastères et de l'étendue des grandes propriétés: il n'est pas rare de rencontrer dans le Minho des paysannes portant, comme les Frisonnes et les riches Serbiennes, de véritables fardeaux de bijoux, surtout des colliers d'or, de style mauresque. Les habitants de la contrée font preuve de la plus ingénieuse industrie pour arroser les pentes supérieures des collines rocailleuses; en plusieurs endroits, leurs travaux de recherche à la poursuite des sources ressemblent à des galeries de mines. Nombre de montagnes ont été taillées en terrasses geios que l'on arrose avec le plus grand soin et qui sont cultivées en prairies artificielles. Ce remarquable amour du travail s'associe chez les Portugais du Nord à de hautes qualités morales. D'après le témoignage universel, les habitants de ces contrées seraient certainement les meilleurs de tout le Portugal par la douceur du caractère, la gaieté, la bienveillance; pour la danse et les chants, ce sont, dit un auteur, de vrais bergers de Théocrite. Souvent un jeune homme défie envers un de ses compagnons, et l'autre lui répond en chantant des rimes improvisées. Quelques-unes des populations du littoral ont aussi une véritable beauté. Les femmes d'Aveiro, quoique souvent affaiblies par les fièvres paludéennes, ont la réputation d'être les plus jolies de tout le Portugal. M. Latouche croit reconnaître dans les indigènes de ces districts les traits, la physionomie, les moeurs d'une population orientale.

De nos jours, l'industrie agricole la plus importante des provinces du Nord est la culture de la vigne et la préparation des vins connus d'une manière générale sous le nom de vins de Porto. Le principal district de vignobles, désigné d'ordinaire sous l'appellation de Paiz do Vinho, occupe, au nord du Douro, entre les deux grands affluents le Tamega et le Tua, des pentes du collines nues et sans arbres, fort laides à voir, dont les schistes noirâtres et désagrégés sont exposés directement en été à toute la force des rayons solaires, tandis que les vents âpres du nord et parfois les neiges les refroidissent en hiver; mais, outre cette région des vins exquis, de vastes espaces, moins favorables à la production du liquide précieux, sont cultivés en vignobles dans toute l'étendue de la contrée. Vers la fin du dix-septième siècle, le district du haut Douro, actuellement si riche, était à peine cultivé, et ses habitants étaient des plus misérables; tous les vins dits de Porto provenaient alors des rives inférieures du Corgo. Les Anglais n'avaient pas encore apprécié les vins de ces contrées, et Lisbonne leur fournissait en abondance tous les crus portugais qui jusqu'alors avaient flatté leur goût. La culture des vignobles du Douro ne prit une certaine importance qu'après le traité conclu par lord Methuen, en 1703. Dès lors, la réputation des vins secs de Porto ne cessa de grandir; une compagnie, fondée par le marquis de Pombal, et plusieurs fois transformée depuis, se constitua pour l'exploitation de vastes domaines et pour l'achat, la manipulation et la garantie des vins; la ville de Pozo de Regoa, située au bord du Corgo, dans une espèce d'entonnoir de hautes collines aux crus renommés, devint une localité fameuse par ses foires, où des transactions d'une heure faisaient la ruine ou la fortune des négociants; enfin, toute une cité de celliers et d'entrepôts s'éleva sur la rive gauche du fleuve, en face de la colline qui porte les édifices de Porto. Depuis plus d'un siècle, le port-wine, vrai ou frelaté, et d'ailleurs toujours fortement mélangé d'eau-de-vie, ainsi que le sherry (Jerez), est un des vins obligés de toute table anglaise de la noblesse et de la bourgeoisie. Aussi presque tout le produit des vendanges du Douro est-il expédié, soit directement en Angleterre, soit dans les colonies britanniques et aux États-Unis; avant 1852, les meilleures sortes, dites «vins de factorerie» (vinhos de feitoria), ne pouvaient être envoyées qu'en Angleterre. Le Cap, les Indes anglaises, Hongkong, l'Australie, la Nouvelle-Zélande, en reçoivent tous une part considérable par la voie d'Angleterre, tandis que la France, où ces vins sont moins appréciés, en importe directement à peine une ou deux centaines de barriques. Les Brésiliens et les Portugais du Brésil sont, après les Anglais, les meilleurs clients de Porto; la mère patrie leur envoie chaque année environ 40,000 hectolitres de vins. Il est bon d'ajouter que les vignobles du Portugal ne produisent qu'une faible partie du liquide que l'on boit dans le monde sous le nom de port-wine: on a calculé que, pendant les années de mauvaise récolte, la consommation de ce que l'on appelait «vin de Porto» dépassait cinquante et soixante fois la production réelle 209.

Note 209: (retour)
 Production des vignes du Portugal, avant l'oïdium (1853)
                                             4,800,000 hectolitres.
Production moyenne des vignes d'Alto-Douro (Porto), en 1848.
                                               533,000 hectolitres.
             »                   »                  en 1870.
                                               517,000 hectolitres.
Exportation en Angleterre.                     169,000    »
    »       au Brésil.                         45,220     »
    »       en France.                            340     »

L'élève des mulets, très-bien pratiquée par les montagnards de Tras os Montes, est aussi une source de revenus considérables pour les provinces du Nord, de même que l'engraissement des bestiaux, animaux d'une rare beauté, que l'on importe des provinces limitrophes de l'Espagne pour les expédier en Angleterre. On s'occupe aussi de la culture des primeurs pour le marché de Londres et même de Rio de Janeiro. Quant à l'industrie proprement dite, elle est assez importante depuis le moyen âge dans cette partie du Portugal, et la présence de nombreux Anglais, habiles à profiter des ressources du pays, a donné une grande impulsion au travail des manufactures. Porto a plusieurs filatures de coton, de laine et de soie, des fabriques d'étoffes, des usines métallurgiques, des raffineries de sucre; ses joailliers, ses bijoutiers, ses gantiers sont réputés fort habiles. Cependant l'exploitation du sol, l'industrie, le commerce licite, enfin la contrebande, qui se pratique dans de vastes proportions sur les frontières du district de Bragança, ne suffisent pas à nourrir tous les habitants: le pays, surpeuplé, doit se débarrasser chaque année de milliers d'émigrants qui, à l'imitation de leurs voisins les Gallegos, vont chercher fortune à Lisbonne, ou même par delà l'Océan, à Pará, à Pernambuco, à Bahia, à Rio de Janeiro, sur les plateaux du Brésil. C'est en majeure partie des bassins du Minho et du Douro que viennent les hardis colons qui ont fait et qui entretiennent la prospérité du Brésil: quoique mal vus par les Brésiliens, ils sont les véritables créateurs de la richesse dans la Lusitanie du Nouveau Monde. La plupart des émigrants du Minho et de Tras os Montes qui se rendent au Brésil, et qui sont au nombre de dix à vingt mille par an, s'embarquent à Porto même; d'autres prennent Lisbonne pour première étape. Naguère, avant que les chemins de fer n'eussent facilité le voyage, les Portugais du Nord qui descendaient à Lisbonne, cheminaient par troupes nombreuses, sous la direction d'un chef, ou capataz, et suivaient, de rancho en rancho, un itinéraire connu. Les habitants du district de Vianna voyagent surtout comme plâtriers et maçons. Certains districts sont presque uniquement habités par des femmes; les hommes sont absents.

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