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Nouvelle géographie universelle (1/19): I L'Europe meridionale (Grèce, Turquie, Roumanie, Serbie, Italie, Espagne et Portugal)

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Mais d'ordinaire le nom de l'Andalousie ne rappelle point à l'esprit l'idée de ces régions infertiles. On songe plutôt aux orangers de Séville, à la luxuriante végétation de la Vega de Grenade: on se souvient des appellations de Champs Élysées et de Jardin des Hespérides, que les anciens avaient données à la vallée du Bétis. Même par sa flore spontanée, l'Andalousie a mérité d'être nommée «les Indes de l'Espagne», mais à toutes ses plantes asiatiques et africaines qui demandent un climat presque tropical, cette contrée, véritable serre chaude de l'Europe, a pu joindre un grand nombre d'espèces acclimatées, introduites de l'Orient et du Nouveau Monde. Aux dattiers, aux bananiers, aux bambous s'associent les arbres à caoutchouc, les dragonniers, les magnoliers, les chirimoyas, les érythrines, les azédarachs; les ricins, les stramoines poussent en vigoureux arbrisseaux; les nopals à cochenille croissent comme aux Canaries, les arachides comme au Sénégal; les patates douces, les cotonniers, les cafiers donnent une récolte régulière au cultivateur soigneux, et la canne à sucre prospère dans les districts abrités. La seule région de l'Europe où cette plante ait une valeur économique réelle est celle qui s'étend au sud des montagnes grenadines, de Motril à Málaga. Torrox, près de Velez Málaga, est la ville qui par ses plantations rappelle le mieux l'aspect de celles du littoral cubanais. Du temps de la domination arabe, les moulins à sucre étaient nombreux sur toute la côte méditerranéenne jusqu'à Valence; ils le sont de nouveau dans la plaine de Málaga. On évalue à un demi-million de francs le bénéfice net que procure aux Malagueños la fabrication du sucre.

La faune de l'Andalousie, de même que sa flore, quoique à un moindre degré, a une physionomie africaine ou du moins berbère. Tous les types de mollusques vivants que l'on voit dans le Maroc appartiennent également à l'Andalousie. L'ichneumon se rencontre sur la rive droite du bas Guadalquivir et en d'autres parties du bassin; le caméléon y est très-fréquent; une espèce de bouquetin que l'on trouve, dit-on, dans les montagnes du Maroc existerait aussi dans la sierra Nevada et dans les massifs circonvoisins. Enfin, c'est un fait bien connu qu'un singe africain (Inuus sylvanus) a longtemps habité et peut-être même habite encore le rocher de Gibraltar. A-t-il été importé, comme d'aucuns le prétendent, par des officiers anglais? N'est-il, en Europe, qu'un étranger comme les chameaux de la Frontera, près de Cádiz, et comme les chevaux andalous, certainement d'origine berbère? Ou bien, est-il réellement un ancien colon du mont Calpé, et témoigne-t-il ainsi de l'existence préhistorique d'un isthme de jonction entre l'Europe et l'Afrique? Les divers auteurs se contredisent à cet égard et la question ne peut être décidée; la seule chose certaine est que le singe a trouvé sur les rochers du promontoire d'Europe un milieu qui lui convient comme celui des montagnes opposées.

TYPES ANDALOUS.--PAYSANS DE CORDOUE.
Dessin de Maillard, d'après des photographies de M. J. Laurent.

Aux origines de notre histoire d'Europe, les populations des contrées connues aujourd'hui sous le nom d'Andalousie étaient pour la plus forte part ibériennes, c'est-à-dire très-probablement de même souche que les Basques actuels. Les Bastules, Bastarnes et Bastétans, qui peuplaient les régions montagneuses du versant méditerranéen, les Turdétans et Turdules de la vallée du Bétis portaient des noms euskariens; de même, nombre de leurs villes étaient désignées par des mots que fait comprendre le basque de nos jours. Mais, dans son ensemble, la population était déjà sans aucun doute fort mélangée. Des tribus celtiques occupaient les régions montueuses qui s'étendent au nord-ouest du Bétis vers la Lusitanie; les Turdétans, relativement très-policés, puisqu'ils possédaient des annales, des poëmes, des lois écrites, avaient reçu sur leur territoire des colonies de Phéniciens, de Carthaginois, de Grecs; puis ils se latinisèrent; ils oublièrent leur langue, leurs cités devinrent autant de petites Romes. En dehors de l'Italie, peu de contrées étaient plus romaines que la leur et prenaient une plus large part d'influence dans les destinées communes de l'empire. On a retrouvé à Málaga et, plus récemment encore, à Osuna (Colonia Julia Genetiva), des textes de constitutions municipales du temps de Jules César et de Domitien: ces documents ont démontré que les cités de ces provinces jouissaient d'une autonomie locale presque absolue.

La désorganisation du monde romain amena dans l'Espagne méridionale de nouveaux éléments ethniques, les Vandales, les Grecs byzantins, les Visigoths, auxquels succédèrent les Arabes et les Berbères, accompagnés des Juifs. On fait dériver le nom de l'Andalousie des Vandales qui l'ont habitée pendant quelques années au commencement du cinquième siècle. Il est vrai que les chroniqueurs espagnols ne donnèrent jamais le nom de «Vandalousie» à l'ancienne Bétique. C'est au temps des Arabes seulement que l'appellation d'Andalou apparaît pour la première fois, mais appliquée à la Péninsule tout entière aussi bien qu'à la vallée du Guadalquivir; elle ne fut restreinte à l'Andalousie actuelle qu'à l'époque où les Arabes eurent perdu toutes les autres provinces de l'Espagne. Peut-être, ainsi que le suppose M. Vivien de Saint-Martin, les habitants du nord de l'Afrique avaient-ils donné ce nom à l'Hispanie tout entière lors de la conquête de leur pays par les Vandales: la contrée qu'ils apercevaient de l'autre côté de la mer n'avait d'importance à leurs yeux que parce que leurs maîtres en étaient sortis.

Les Maures eux-mêmes, c'est-à-dire les populations mélangées du nord de l'Afrique, Arabes et surtout Berbères, eurent une part bien autrement grande que les tribus d'origine germanique dans la formation du peuple andalou. Possesseurs du pays pendant sept cents années, foisonnant en multitudes dans les grandes cités, et cultivant partout les campagnes à côté des anciens habitants, ils s'unirent intimement avec eux et, plus tard, quand l'ordre d'exil fut promulgué contre toute leur race, ceux mêmes qui le prononçaient et qui étaient chargés de le mettre à exécution avaient dans leurs propres artères une forte part de sang maure. Dans certaines régions des provinces andalouses, notamment dans les vallées de l'Alpujarra, où les Maures réussirent à se maintenir indépendants jusqu'à la fin du seizième siècle, la population était devenue tellement africaine, que les pratiques religieuses, et non la nuance de la peau, étaient les seuls indices de démarcation entre musulmans et chrétiens. L'idiome andalou, plus encore que le castillan, est fortement arabisé par l'accent, non moins que par les mots et les tournures de phrase; les noms de lieux d'origine sémitique sont beaucoup plus nombreux en maints districts que les noms ibères et latins; les fêtes, les cérémonies, les mœurs ont gardé leurs traits mauresques. Dans les cités, presque tous les édifices remarquables sont des alcazars ou des mosquées, et même les constructions modernes ont toutes quelque chose du style arabe modifié par les traditions romaines. Au lieu de regarder au dehors, comme le font les demeures des autres Européens, les riches habitations de l'Andalousie regardent surtout en dedans, vers le patio, cour intérieure pavée en dalles de marbre blanc ou multicolore: c'est là que s'assemble la famille pour prendre le frais, à côté de la fontaine, dont le jet grésille incessamment dans la vasque polie.

Depuis l'époque des Arabes, aucun élément ethnique nouveau de quelque importance ne s'est mêlé aux populations primitives. Il est vrai que pendant la deuxième moitié du dix-huitième siècle des villages peuplés de colons, allemands pour la plupart, furent établis dans certains despoblados de l'Andalousie, à la Carolina, sur la route du Despeñaperros au Guadalquivir, à la Carlota et à Fuente Palmera, entre Cordoue et Séville; mais ces colonies, mal entretenues, ne prospérèrent point: les habitants moururent en grand nombre, d'autres retournèrent dans leur pays; en moins d'une génération, les étrangers s'étaient fondus dans le reste du peuple. Les quelques négociants non espagnols établis dans les ports de l'Andalousie ont eu une part d'influence bien plus sérieuse.

On l'a souvent répété, les Andalous sont les Gascons de l'Espagne. Ils sont, en général, gracieux et souples de corps, séduisants de manières, éloquents de mine, de gestes et de langage. Ce sont des charmeurs, mais le charme qu'ils exercent n'est souvent employé que pour les buts les plus futiles: sous la faconde on trouve le manque de pensée; toute cette redondance sonore cache le vide. Les Andalous, quoique non dépourvus de bravoure, sont très-portés à la fanfaronnade: ils aiment à faire valoir leur mérite, quelquefois même aux dépens de la vérité; ils font étalage de tout ce qu'ils possèdent, même de ce qu'ils ne possèdent pas, et leur désir de briller les emporte au delà des limites du vrai. Mais cette tendance à l'exagération fastueuse, cette imagination surabondante ont cela de bon que l'Andalou voit toutes les choses par leur beau côté; il est heureux quand même, pourvu qu'il fasse et qu'il entende du bruit; ruiné, misérable, sans ressources matérielles, il lui reste toujours celles de l'esprit et de la gaieté; il garde aussi son égoïsme bienveillant; non-seulement il est heureux lui-même, mais il aime à voir les autres aussi contents que lui. D'ailleurs, en Andalousie comme dans tout le reste de l'Espagne, les habitants des monts se distinguent de ceux des campagnes basses par une démarche plus grave et une parole plus réservée. Ainsi, les Jaetanos ou montagnards de Jaen sont connus sous le nom de «Galiciens de l'Andalousie». La beauté des femmes des hautes vallées et de la montagne est aussi plus noble et plus sévère que celle des femmes de la plaine. Comparées aux charmantes Gaditanes, aux majas fascinatrices de Séville, les Grenadines, les femmes de Guadix, de Baza ont des traits remarquables surtout par leur noblesse et leur fierté.

Quoique l'on trouve aussi de rudes travailleurs dans la Bétique, principalement dans les régions montagneuses et les districts miniers, on peut dire cependant que l'amour du labeur n'est pas la vertu capitale des Andalous. Aussi les immenses ressources du pays, qui pourrait être pour le reste de l'Europe une grande serre de productions presque tropicales, ne sont-elles que très-médiocrement utilisées. Mais il serait injuste d'en accuser seulement les habitants eux-mêmes; la faute en est aussi aux conditions de la tenure du sol. La basse Andalousie, plus encore que les Castilles, est un pays de grande propriété. Là les domaines princiers sont de véritables États. Aux temps de la conquête sur les Maures, lorsque le pouvoir royal, fort d'une longue tradition et consolidé par la conquête, en était arrivé à tenir les peuples en parfait mépris, les grands seigneurs castillans firent découper la contrée en immenses domaines, et chacun prit le sien. Nombre de ces propriétés, consistant en excellentes terres situées sous l'un des meilleure climats du monde, se sont peu à peu transformées en pâtis à peine utilisés. Sur des étendues de plusieurs lieues, on ne voit pas une seule demeure, pas un verger, pas même les vestiges du travail humain. «Le grand propriétaire, dit M. de Bourgoing, semble y régner comme le lion dans les forêts, en éloignant par ses rugissements tout ce qui pourrait approcher de lui.» Dans les régions montagneuses, la terre se divise aussi en grands domaines, mais elle est répartie entre de nombreux métayers qui donnent au maître du sol le tiers des produits et des troupeaux. Leur position est meilleure que celle des habitants de la plaine, mais leur mode de culture est des plus rudimentaires.

Les magnifiques jardins d'orangers de Séville et de Sanlúcar, de Carmona, d'Estepa, d'Utrera, les olivettes, les vergers et les vignobles de Málaga et des autres cités de l'Andalousie livrent au commerce une quantité considérable de fruits; les riches récoltes de céréales ont fait de la contrée un des principaux greniers de l'Espagne; mais les vins sont la seule production agricole de l'Andalousie qui ait une grande importance économique dans le commerce du monde. Les campagnes de Jerez, à l'orient de la baie de Cádiz, produisent une énorme quantité de vin, qui, sous le nom de sherry, dérivé de celui de la cité voisine, est expédié en masse pour les marchés de l'Angleterre. La maladie de la vigne, qui a longtemps épargné les cépages de Jerez, tandis qu'elle dévastait les vignobles du reste de l'Europe, est une des causes qui ont le plus contribué à l'exportation du sherry; mais la réduction considérable de droits votée par le Parlement anglais a été une raison plus décisive encore. Une grande partie des vignobles est entre les mains de propriétaires anglais; des négociants, des préparateurs de la même nation sont occupés en foule à couper les différents crus avec les gros vins de Chiclana, de Rota et de Sanlúcar, à se livrer à toutes les opérations, légitimes ou frauduleuses, qui appartiennent à ce genre de commerce. Certains vins de premier ordre, la tintilla sucrée de Rota, le manzanilla, jeune vin non encore soumis au coupage, que l'on boit dans un verre à part, le pajarete, fabriqué avec une espèce de raisin particulière que l'on fait sécher avant de l'envoyer au pressoir, constituent un véritable monopole entre les mains de quelques propriétaires et peuvent garder leur authenticité, tandis que les «vins de table» et les autres produits de qualité inférieure sont manipulés à outrance. Mais, dans l'ensemble, ces industries ont propagé dans le pays des habitudes de travail qui n'existaient pas. Le port de Santa Maria, sur la baie de Cádiz, est au premier rang pour l'exportation des vins, et grâce à ses vignobles de Jerez, de Málaga et autres villes andalouses, l'Espagne a pu, pendant les années favorables, disputer à sa voisine d'outre-Pyrénées la prééminence pour le commerce des «liquides» 165.

Note 165: (retour) Exportation des vins de la baie de Cádiz:
1858   163,500 hectolitres.
1862   232,500     »
1871   377,400     »

L'industrie proprement dite, si florissante pendant les âges mauresques, alors que les soies, les draps, les cuirs d'Andalousie avaient une réputation européenne, et que les ateliers de la seule Séville étaient peuplés, dit-on, de plus de 100,000 ouvriers, n'est plus de nos jours que l'ombre d'elle-même; mais le travail des mines a, sinon gardé, du moins repris une part de son importance. Du temps de Strabon, la Turdétanie, c'est-à-dire la plus grande partie de la vallée du Bétis, «jouissait à tel point de ce double privilége de la fertilité et de la richesse en mines, que nulle expression admirative ne pouvait donner une idée de la réalité. Nulle part on n'avait trouvé l'or, l'argent, le cuivre, le fer natif en si grande abondance et dans un tel état de pureté.» «Chaque montagne, chaque colline de l'Ibérie, disait Posidonius, avec son emphase ordinaire, en parlant de cette même contrée des Turdétans, semble un amas de matières à monnayer, préparé des propres mains de la prodigue Fortune... Pour les Ibères, ce n'est pas le dieu des Enfers, mais bien le dieu des Richesses, ce n'est pas Pluton, mais bien Plutus qui règne sur les profondeurs souterraines.»

Comparée aux régions minières de l'Australie et du Nouveau Monde, l'Espagne méridionale ne mérite plus ces éloges à outrance, mais elle a toujours de très-grandes richesses et l'industrie moderne sait en profiter partiellement. Le grand obstacle à une exploitation systématique des gisements reconnus consiste dans le manque de voies de communication. On a calculé qu'il faut près de cent ânes pour transporter autant de minerai qu'un seul vagon de chemin de fer. Aussi toute mine de fer, si riche qu'elle soit, est-elle absolument inexploitable dès qu'elle se trouve à plus de 2 ou 3 kilomètres d'une voie ferrée ou d'un port d'embarquement: elle n'est une valeur qu'en espérance. Les gisements de métaux plus précieux, plomb, cuivre ou argent, peuvent être utilement exploités à quelques kilomètres plus loin du point d'expédition, mais cette limite est bientôt atteinte et les habitants du pays doivent se contenter de savoir que des trésors se trouvent sous les rochers voisins, en réserve pour leurs descendants. Telles sont les causes qui, avec le manque d'eau et de combustible, l'incohérence des travaux d'attaque, les conflits des propriétaires, les exigences du fisc, la rapacité des gens de loi, rendent parfois si précaire le rendement des mines d'Andalousie. En Angleterre, de pareils gisements seraient la source d'incalculables revenus.

Les districts miniers les plus productifs de l'Espagne méridionale se trouvent presque uniquement dans les régions des montagnes. A l'angle sud-oriental de la Péninsule, la sierra de Gádor a, dit le proverbe, «plus de métal que de roche;» on exploite aussi le fer, le cuivre et, comme dans la sierra de Gádor, le plomb argentifère, en des centaines de puits de mines ouverts dans les flancs des diverses sierras de Guadix, de Baza, d'Almería. La haute vallée du Guadalquivir a, près de Linarès, de riches mines, également argentifères, qui produisent, dit-on, le premier plomb du monde par sa qualité, et parmi lesquelles on montre encore les puits et les galeries des Carthaginois et des Romains; vers le commencement du dix-huitième siècle, l'exploitation en a été reprise, mais les grands travaux d'extraction n'ont lieu que depuis l'ouverture du chemin de fer: alors se sont fondées les compagnies anglaises, françaises, allemandes, et sont arrivés tous les ingénieurs étrangers qui ont creusé leurs deux cents puits d'extraction et changé l'aspect du pays 166.

Note 166: (retour) Production des mines de Linarès, en 1872, d'après Rose: 210,000 tonnes de plomb.

Les mineurs de Linarès sont réputés les plus hardis de toute l'Espagne; mais les phthisies, les fièvres et les coliques de plomb causées par leur genre de travail font parmi eux beaucoup de ravages, et les eucalyptus, ou «arbres à fièvre», plantés en grand nombre dans le pays n'ont pu qu'assainir l'air extérieur, non celui des mines. On a remarqué que ni les chevaux, ni les chiens, ni les chats, ni les poulets ne peuvent respirer l'atmosphère des mines de plomb; mais les rats n'en souffrent point.

Plus à l'ouest, dans les régions de la sierra Morena qui séparent l'Estremadure de la province de Séville, d'autres mines d'argent, jadis non moins fameuses, celles de Constantina et de Guadalcanal, ont été tantôt délaissées, tantôt reprises, et donnent lieu à une exploitation intermittente, suivant la richesse des trouvailles et les conditions du marché.

Les bassins houillers de Bélmez et d'Espiel, situés au nord de Cordoue dans le voisinage de gisements de fer et de cuivre d'une grande richesse, et mieux pourvus de chemins que les mines de Constantina, sont aussi un plus grand trésor pour l'industrie moderne et pourront avoir dans l'avenir une importance considérable. Ces gisements s'étendent souterrainement bien au delà des limites visibles et exploitées; on pense même qu'elles pénètrent, d'un côté, jusque dans la vallée du Guadalquivir, de l'autre jusque sous les plateaux de l'Estremadure. Le combustible qu'elles fournissent est excellent, et pourtant les diverses compagnies qui exploitent ce bassin n'en retirent encore que 200,000 tonnes au plus, le débit s'en trouvant limité par le manque de consommateurs et par la cherté des moyens de transport. Même quelques mines de charbon, dans les montagnes situées au nord de Séville, expédient encore leurs produits à dos de mulet: dans ces conditions, le travail ne peut que se faire suivant des procédés barbares.

De toutes les mines d'Espagne, celles où l'on travaille avec le plus d'activité sont les excavations de la province de Huelva, sur le versant méridional du système marianique. Les schistes siluriens de cette contrée présentent, au contact des roches de porphyre et de diorite qui les ont traversées, des filons de pyrites de cuivre d'une puissance extraordinaire: le reste du monde n'offre peut-être pas d'exemples de formations aussi prodigieuses. Les mines de Rio-Tinto, situées malheureusement à 80 kilomètres de la mer et à 500 mètres d'altitude, frappent de stupeur par leurs dimensions: qu'on descende dans leurs gouffres taillés en carrières, pleines d'ouvriers demi-nus, ou que l'on pénètre dans leurs galeries en étages, partout on ne voit que de la pyrite; leurs amas de scories se dressent en véritables collines; au nord de la vallée de la Dehesa, une énorme table de concrétions ferrugineuses, dite mesa de los Pinos, ressemble à un amas de fonte sorti de la fournaise. Des restes d'édifices probablement phéniciens, des sépultures romaines, et surtout les excavations considérables pratiquées par les anciens mineurs, témoignent de la durée des travaux d'exploitation pendant les âges antérieurs à l'invasion des Barbares: des monnaies retrouvées dans les galeries portent à croire que les mines étaient encore en plein rapport du temps d'Honorius et que l'apparition des Vandales interrompit brusquement les travaux. Ils n'ont été repris qu'en 1730, mais très-faiblement, et c'est de nos jours seulement que les mineurs se sont remis sérieusement à l'œuvre. On peut juger des immenses trésors réservés à l'industrie future par ce fait, que les deux principaux gisements de Rio-Tinto contiennent plus de 300 millions de tonnes de minerai; le seul filon exploité est évalué à 19 millions de tonnes, malgré les énormes déblais qu'y ont fait les mineurs d'autrefois.

Les gisements de Tharsis, où quelques archéologues veulent reconnaître l'antique Thartesis Bætica des Romains, ne sont géologiquement que peu de chose en comparaison des filons de Rio-Tinto, puisque la quantité totale du minerai y est seulement de 14 millions de tonnes; mais le voisinage de la mer et l'altitude moindre ont permis la construction d'un chemin de fer d'accès qui transporte directement les minerais au port de Huelva. Les mines de Tharsis offrent un aspect étonnant: la carrière, travaillée à ciel ouvert, a 900 mètres de longueur et ressemble à un grand amphithéâtre entouré de gradins de roches grises et rougeâtres. La couche bleue de sulfure de fer et de cuivre sur laquelle s'agite la foule des ouvriers n'a pas moins de 138 mètres d'épaisseur; pour l'épuiser, il faudrait déblayer la montagne elle-même; c'est probablement à ces énormes gisements que s'applique le passage de Strabon, d'après lequel le cuivre, sur de certaines mines, aurait représenté le quart de la masse de terre extraite; il est des couches du minerai qui contiennent, en effet, jusqu'à 12 et même 20 pour 100 de cuivre pur. Aux alentours de la fosse, mais surtout du côté de l'est, le sol est recouvert jusqu'à perte de vue par des amas de débris, stratifiés suivant les âges: au-dessous des scories modernes, on voit celles qu'ont déposées les mineurs romains et plus bas celles des Carthaginois. Des centaines de foyers où l'on fait griller le minerai brûlent çà et là, empoisonnant l'atmosphère de leurs vapeurs sulfureuses et flétrissant toute végétation dans le voisinage; plus de 130 tonnes de soufre se perdent ainsi chaque jour en fumée. D'énormes quantités de substances métalliques s'en vont aussi par les rivières. Après les fortes pluies, l'Odiel, le rio Tinto, qui doit son nom à la couleur du minerai, roulent une eau ferrugineuse qui fait périr tous les poissons et les crustacés venus de la mer; une ocre jaunâtre se dépose sur les bords, tandis que plus bas, sur les rives de l'estuaire, le métal, mêlé au soufre des organismes marins décomposés, se précipite en vase noirâtre. Aux centaines de mille tonnes de minerai que l'on utilise sur place ou que l'on expédie en Angleterre il faut donc ajouter un énorme déchet de métal sans emploi. Et pourtant la mine de Tharsis, quoique la plus activement exploitée, est loin d'être aussi riche que celles de Rio-Tinto. On a calculé qu'environ le cinquième du cuivre produit annuellement dans le monde entier provient de la carrière de Tharsis, et que plus de la moitié des 500,000 tonnes d'acide sulfurique fabriquées en Écosse ont la même origine 167.

Note 167: (retour) Exportation des pyrites du bassin de Huelva, en 1873:
Mines de Tharsis    340,000 tonnes.
Autres mines        260,000   »
                   _________________
           TOTAL    600,000 tonnes.

Mouvement du port de Huelva, en 1871: 1,107 navires jaugeant 544,000 tonnes.

Toute déserte que soit l'Andalousie, en comparaison de ce qu'elle pourrait être si les ressources en étaient convenablement utilisées, elle est pourtant une autre Italie par la gloire et la beauté de ses villes. Les noms de Grenade, de Cordoue, de Séville, de Cádiz, sont parmi ceux que la poésie a le plus célébrés et qui réveillent dans l'esprit les idées les plus riantes. Les souvenirs de l'histoire, plus encore que la splendeur des monuments, ont fait de ces vieilles cités mauresques la propriété commune, non-seulement des Espagnols, mais aussi de tous ceux qui s'intéressent à la vie de l'humanité, au développement de la science et des arts. Quoique déchues pour la plupart, les villes de l'Andalousie tiennent leur rang parmi leurs sœurs d'Espagne, puisque, sur huit agglomérations de plus de 50,000 habitants, la province du Guadalquivir en a quatre à elle seule; mais, quelle que puisse être d'ailleurs ou devenir l'importance économique de ces villes andalouses, elles seront toujours privilégiées comme lieux de pèlerinage pour les hommes qui veulent s'instruire à la vue des choses du passé.

Les grandes villes de l'Andalousie ont toutes des avantages naturels de position qui expliquent leur prospérité présente ou passée. Cordoue, Séville ont les riches plaines du Guadalquivir, le beau fleuve qui les arrose, les routes qui descendent des brèches des montagnes voisines; Grenade a ses eaux abondantes, la richesse de ses campagnes; Huelva, Cádiz, Málaga, Almería ont leurs ports sur l'Océan ou la Méditerranée; Gibraltar a son escale entre les deux mers. D'autres villes moins importantes pour le commerce, mais jadis d'une très-grande valeur stratégique, Jaen, Antequera, Ronda, surveillent les routes qui mettent les vallées du Guadalquivir et du Genil en communication directe avec la mer.

Parmi ces villes qui doivent un rôle historique à leur position sur une route de passage entre les deux versants, il faut citer aussi celles qui se trouvent à l'orient de Grenade: Velez Rubio et Velez Blanco, déjà situées sur la déclivité méditerranéenne, l'une dans une vallée, l'autre sur un escarpement de rochers; Cullar de Baza, aux maisons souterraines creusées dans les couches de gypse, sur la pente occidentale des Vertientes ou «faîtes de partage»; Huescar, héritière d'une antique cité carthaginoise; Baza, entourée des magnifiques cultures de sa «fosse» ou hoya, nom que l'on donne à la plaine environnante. Baza était une petite Grenade; les hautes murailles et les tours crénelées qui la dominent témoignent de l'importance militaire qu'elle avait au temps des Maures; mais, depuis que les conquérants espagnols en ont fait une ville chrétienne, elle est restée fort déchue. Sous les arbres de ses promenades, on montre encore les canons qui servirent, deux ans avant la prise de Grenade, à trouer les remparts de Baza et à réduire la ville.

Grenade elle-même, quoiqu'elle célèbre par les danses et les cris l'anniversaire du jour où les armées de Ferdinand et d'Isabelle entrèrent dans ses murs, est bien inférieure à ce qu'elle fut autrefois. Capitale de royaume pendant plus de deux siècles, elle eut jusqu'à soixante mille maisons peuplées de 400,000 habitants: elle fut, après les beaux jours de Cordoue, la cité la plus animée, la plus industrieuse, la plus riche de la Péninsule, et bien peu de villes en Europe pouvaient se comparer avec elle. Actuellement, elle est encore, par sa population, la sixième de l'Espagne; mais dans le nombre de ses habitants, que de malheureux déguenillés vivant avec les pourceaux en de hideuses tanières! Que de masures branlantes où l'on reconnaît les débris entremêlés d'anciens palais! Dans le voisinage immédiat du faubourg de l'Albaicin, ancien asile des fugitifs de Baeza, toute une population, composée surtout de Gitanos, n'a même pour s'abriter que des grottes immondes creusées dans la pierre!

Si ce n'est dans le pittoresque Albaicin, au nord de Grenade, la ville proprement dite n'a plus un seul édifice de construction mauresque: le fanatisme des haines nationales et religieuses a tout fait disparaître, et les maisons bariolées n'ont gardé du style arabe que certains détails d'architecture légués par les ancêtres. Mais, en dehors de la ville, des monuments superbes témoignent encore de la gloire des anciens maîtres: sur un monticule qui portait, à ce que l'on dit, les premières constructions de la cité, s'élèvent les «Tours Vermeilles», aux murailles revêtues d'arbustes; beaucoup plus à l'est, et dominant également le cours du Darro, est le Generalife, aux jardins admirables, tout ruisselants d'eaux qui s'élancent en jets, se précipitent en cascatelles, s'étalent en bassins. Entre les Tours Vermeilles et le Generalife, et se prolongeant sur un espace de près d'un kilomètre, on voit se dresser au-dessus d'un entassement de murs, de bastions, de tours avancées, le palais de l'Alhambra, formidable au dehors, mais délicieux au dedans. Charles-Quint, dans une lubie de sot caprice, en a fait démolir une partie pour la remplacer par un édifice prétentieux, d'ailleurs inachevé; mais, tel qu'il est encore, l'Alhambra ou «Palais Rouge» est toujours une merveille de l'art humain, un de ces chefs-d'oeuvre d'architecture ornée qui servent, comme le Parthénon, de types au goût des artistes et sont le modèle, plus ou moins heureusement imité, de tout un monde d'autres édifices élevés dans les diverses contrées de la Terre.

L'intérieur de l'Alhambra, tout délabré qu'il est et quoique dépouillé de la plus grande partie de ses trésors, lasse le visiteur par l'infinie variété de ses salles, de ses cours, de ses portiques, entremêlés de jardins aux charmants ombrages. On admire surtout la salle des Lions, la salle des Ambassadeurs, la porte de la Tour des Infantes; mais toutes les murailles présentent le même luxe d'arabesques en stuc, d'entre-lacs variés de la façon la plus harmonieuse, de faïences vernissées et multicolores formant les dessins les plus ingénieux, de versets du Coran sculptés en relief au-dessus des colonnades: le regard est charmé par ces ornements si bien entremêlés, dont l'imagination même se fatigue à suivre le lacis sans fin. Du temps des Arabes, l'ivoire et les feuilles d'or servaient à rehausser par leur contraste les dessins qui décorent tout l'édifice comme un immense bijou. C'est bien là le palais «que les génies ont doré comme un rêve!»

Du haut de la tour de la Vela et des autres donjons qui dominent la forteresse on jouit d'une de ces vues merveilleuses qui font époque dans la vie d'un homme. En bas, Grenade, hérissée de tours, allonge ses quartiers avancés dans les vallées de ses deux fleuves, entre de magnifiques promenades et ses collines parsemées de maisons blanches brillant à travers la verdure. Le Darro, révélé par les épais ombrages de ses rives, sort de la «Vallée du Paradis» et va rejoindre le Genil, qui descend du «Val de l'Enfer» et menace souvent Grenade dans ses débordements. Réunis, les deux cours d'eau arrosent ces riches campagnes de la Vega, et leur flot d'argent se montre çà et là au milieu de l'immense verger si souvent comparé par les poëtes, arabes et chrétiens, à l'émeraude enchâssée dans le saphir. Les montagnes bleues qui dominent cette plaine verdoyante, théâtre de tant de combats, se succèdent jusqu'à l'extrême horizon avec une gravité solennelle. Au sud se dressent les masses géantes de la sierra Nevada; à l'est, au nord, des monts moins élevés, mais également âpres et nus, limitent brusquement les campagnes touffues de leurs pentes rougeâtres et ravinées. Une cime presque isolée, la montagne d'Elvira, qui s'avance en promontoire au milieu de la plaine, rappelle par son nom corrompu la ville ibérienne d'Ili-Berri (Ville-Neuve), l'une des cités mères de Grenade.

Le contraste des monts sauvages et de la plaine fertile, de la ville gracieuse et des rochers abrupts, donne un attrait particulier à ce merveilleux paysage de Grenade. Les Maures, chez lesquels se retrouve un contraste analogue, l'impassibilité apparente et la flamme intérieure, étaient énamourés de la ville andalouse. C'était pour eux la «reine des cités», la «Damas de l'Occident», «une partie du Ciel tombée sur la Terre.» Les proverbes espagnols ne sont pas moins louangeurs: Quien no ha visto Granada,--No ha visto nada! «Qui n'a Grenade vu,--N'a rien vu!» Grenade «la jolie» est, en effet, l'un des plus beaux coins du monde, surtout pendant la saison d'été, quand toutes les villes des plaines inférieures sont brûlées par la sécheresse. C'est précisément alors que les eaux descendues de la sierra Nevada ruissellent avec le plus de force, répandant autour d'elles la fertilité, l'abondance et la joie.

Les autres villes du bassin du Genil ont aussi de belles cultures, vignes, oliviers, céréales, plantes textiles, arbres à fruits, mais aucune d'elles ne peut se comparer à la riche Grenade, pas même Loja, aux fraîches eaux, la «Fleur entre les Épines», l'oasis au milieu des âpres rochers et des défilés. Jaen en serait presque digne. Cette vieille cité, qui fut capitale d'un royaume arabe et qui soutint des luttes heureuses contre sa puissante rivale du Midi, est dans une admirable position au confluent de plusieurs ruisseaux qui descendent joyeusement vers le Guadalquivir. Les coteaux qui dominent la ville sont hérissés de murailles en ruines enserrées par une folle végétation; au pied de ces hauteurs, la campagne, abondamment arrosée, est à la fois un jardin plantureux, un verger plein d'ombre, et cà et là les palmiers ouvrent leur éventail au-dessus des autres arbres au feuillage touffu. Au milieu de cette vallée à l'aspect oriental, Jaen a gardé sa physionomie mauresque du moyen âge: ses maisons blanchies à la chaux ne sont percées que de rares ouvertures, comme si le musulman avait encore à y garder jalousement ses femmes de tout regard profane.

VUE DE L'ALHAMBRA ET DE GRENADE, PRISE DE LA SILLA DEL MORO.
Dessin de H. Catenacci, d'après une photographie de M. J. Laurent.

Dans la haute vallée du Guadalquivir, les villes se pressent. Voici Baeza, «le royal nid de faucons;» elle avait dans ses murs 150,000 personnes à l'époque de sa prospérité sous les Maures, mais la guerre la dépeupla au profit de Grenade en emplissant de ses colons le faubourg de l'Albaicin; elle est toujours très-fière de son passé, et ses processions le disputent en splendeur à celles de Séville. Dans le voisinage immédiat se trouve Ubeda, qui fut aussi une grande cité musulmane et qui, n'était le changement des costumes, semblerait être encore habitée par des Maures. Plus haut, dans la montagne, est la ville minière de Linarès, à peine assez grande pour contenir environ 8,000 habitants, quoique obligée maintenant de donner l'hospitalité à 30,000 nouveaux venus; plus bas, en descendant le cours du fleuve, est Andújar, fameuse par ses alcarrazas et bien connue des voyageurs comme l'un des endroits où le Guadalquivir est le plus souvent franchi. Plus bas, à une trentaine de kilomètres en aval de la ville de Montoro, le pont d'Alcolea, aux vingt arches de marbre noir, est aussi devenu célèbre à cause du conflit des armées qui s'en disputaient la possession.

Cordoue l'ibérienne, la romaine, l'arabe, a commencé dans l'histoire de l'Espagne en même temps que la civilisation hispanique. Elle a été de tout temps fameuse et puissante: aussi la haute aristocratie nobiliaire aime-t-elle à rattacher ses origines à celle de Cordoue: c'est là que se trouve la source par excellence du «sang bleu» (sangre azul), que les gentilshommes espagnols disent couler dans leurs nobles veines. C'est à l'époque des Maures que Cordoue atteignit à l'apogée de sa grandeur; du neuvième siècle à la fin du douzième, elle eut près d'un million d'habitants, et ses vingt-deux faubourgs se prolongeaient au loin dans la plaine et les vallées latérales. La richesse de ses mosquées, de ses palais, de ses maisons particulières était prodigieuse, mais, gloire plus haute, Cordoue méritait alors le titre de «nourrice des sciences». Elle était la principale ville d'études dans le monde entier; par ses écoles, ses collèges, ses universités libres, elle conservait et développait les traditions scientifiques d'Athènes et d'Alexandrie: sans elle, la nuit du moyen âge eût été bien plus épaisse encore. Les bibliothèques de Cordoue n'avaient pas d'égales dans le monde; l'une, fondée par un fils du premier Abdérame, contenait plus de 600,000 volumes dont le catalogue n'emplissait pas moins de quarante-quatre tomes. Mais les guerres civiles, l'invasion étrangère et le fanatisme firent disparaître tous ces trésors. Conquise par les Espagnols plus d'un demi-siècle avant Grenade, Cordoue descendit peu à peu au rang d'une ville secondaire. Quoique occupant le véritable centre géographique de l'Andalousie, elle est pourtant restée, depuis l'expulsion des Maures, bien au-dessous de Séville, de Málaga, de Cádiz, de Grenade. Cordoue a toujours la physionomie arabe que lui donnent ses ruelles étroites, où ne descend pas le rayon direct du soleil. La plupart de ses monuments ont péri, mais elle a gardé sa merveilleuse mezquita ou mosquée, sans égale dans le monde entier. Grenade a le plus beau palais des musulmans, Cordoue leur plus beau temple. Cet édifice, le chef-d'oeuvre de l'architecture arabe, a été bâti à la fin du huitième siècle par Abdérame et son fils, et l'on se demande avec étonnement comment l'espace de moins d'une génération put suffire pour élever une si prodigieuse construction. Quand on y pénètre, on voit fuir au loin les perspectives des colonnes, comme celles des sapins dans une forêt sombre; les arcades, qui développent en deux étages superposés leurs courbes de formes variées, simulent dans la demi-obscurité du temple un immense branchage entremêlé. Bien qu'une grande partie des colonnades, la moitié peut-être, ait été détruite pour faire place à un choeur et à des chapelles catholiques, il reste pourtant encore huit cent soixante piliers, sans compter ceux du portique et de la tour; les avenues de colonnes ou nefs sont au nombre de dix-neuf dans le sens de la largeur, et sont croisées par vingt-neuf autres rues ou calles, car tel est le nom que leur donnent les Espagnols, en les distinguant par les chapelles terminales. Les colonnes, qui proviennent de tous les temples romains de l'Andalousie, du reste de l'Espagne, de la Gaule musulmane, de la Maurétanie, et dont cent quarante furent envoyées de Byzance en présent, offrent une collection presque complète des matériaux les plus précieux, granit vert d'Egypte, rouge et vert antiques, brèches de diverses couleurs; «les unes sont cannelées et torses, les autres rugueuses comme le palmier, nouées comme le bambou, ou lisses comme le bananier.» Les chapiteaux, corinthiens, doriques ou arabes, sont des styles les plus variés; de même les arcades ont des formes diverses: les unes sont à plein cintre, la plupart sont en fer à cheval, à trois, cinq, sept ou même neuf ou onze lobes, de manière à figurer un ruban de pierre. Nulle part de fatigante symétrie, partout les architectes ont gardé la plus grande liberté de fantaisie. Partout aussi ils avaient prodigué la plus riche ornementation; des nefs étaient pavées en argent, des sanctuaires étaient revêtus de lames d'or rehaussées de pierres précieuses, d'ivoire et d'ébène. On peut juger de ce qu'était le luxe de la mosquée en pénétrant dans le mihrab, qui fut autrefois le «saint des saints» et où l'on conservait une copie du Livre, écrite en entier de la main d'Othman. La mosaïque du mihrab, de travail byzantin, est certainement l'une des plus belles qui se voient dans le monde.

Les districts les plus riches des environs de Cordoue ne sont pas ceux qu'arrose le Guadalquivir: c'est vers l'intérieur des terres, surtout dans le bassin du Guadajoz, au pied des montagnes qui prolongent à l'ouest la sierra de Jaen, que se trouvent les centres agricoles les plus riches et les plus populeux. Montilla est l'une des villes d'Espagne les plus justement fameuses par l'excellence des vins; Aguilar, dont les crus prennent aussi dans le commerce le nom de montilla, le cède à peine à sa voisine par la valeur de ses produits; Baena, Cabra ont aussi, en abondance, des vins, des huiles, des céréales; Lucena possède, en outre, une certaine activité industrielle. Par contre, il n'y a pas une seule grande ville dans la vallée du Guadalquivir, entre Cordoue et Séville, sur un espace d'environ 150 kilomètres, suivant les détours du fleuve; même Palma del Rio, située dans une oasis d'orangers, au confluent du Guadalquivir et du Genil, n'est qu'une bourgade faiblement peuplée et tirant surtout son importance du débouché qu'elle offre aux campagnes de la brûlante cité d'Écija, bâtie dans la région des steppes du bas Genil. En maints endroits, les bords du fleuve sont marécageux et les villages sont dépeuplés par la fièvre.

Séville, la reine actuelle du Guadalquivir, la cité la plus populeuse de l'Andalousie, possède aussi des merveilles architecturales; elle a son Alcázar «aux murailles brodées», à peine moins beau que l'Alhambra de Grenade, et plus admirable encore par ses jardins tout parfumés de la senteur des orangers; elle a aussi sa riche cathédrale avec sa haute nef d'un très-puissant effet, et son palais appelé Casa de Pilatos, maison de Pilate, où le style de la Renaissance se marie admirablement au style mauresque; car, suivant la remarque ingénieuse d'Edgar Quinet, un des traits dominants de Séville est que la Renaissance dans l'architecture y a été arabe, tandis que dans le reste de l'Europe elle a été grecque et romaine. Mais de tous les monuments de Séville le plus fameux est la Giralda ou «Girouette», ainsi nommée d'une statue de bronze qui tourne au sommet du campanile. Les Sévillans sont très-fiers de cette tour mauresque, à la fois si noble et si élégante, et la considèrent comme une patronne de leur cité. Toutefois ce n'est point la Giralda, ce ne sont pas les autres monuments de Séville, ni ses trésors d'art et les beaux tableaux de Murillo qui ont fait surnommer Séville «l'enchanteresse» et qui font répéter si fréquemment le proverbe:

Quien no ha visto Sevilla,

No ha visto maravilla!

Ce qui fait la célébrité de cette ville dans toute l'Espagne, ce sont les agréments de la vie, les danses, les fêtes, le mouvement perpétuel de gaieté qui anime la population. Les courses de taureaux de Séville sont les plus renommées de la Péninsule; mais son école de tauromachie n'existe plus. Séville est espagnole depuis le milieu du treizième siècle; constituée en république indépendante, elle lutta héroïquement contre les armées du roi de Castille, mais elle succomba, et l'on raconte que 300,000 de ses habitants, c'est-à-dire la population presque entière, durent chercher un refuge dans la Berbérie et l'Espagne encore musulmane. Ainsi l'antique Hispalis romaine, l'Isbalia des Maures, devint la Séville castillane. Pendant deux siècles et demi l'élément arabe se concentra dans les royaumes de l'Andalousie orientale, tandis que Séville se repeuplait surtout d'immigrants de descendance chrétienne. Par contre, le faubourg de Triana, qui se trouve sur la rive droite du Guadalquivir, et qu'un pont de fer unit à Séville, est devenu le grand quartier général des Gitanos de la Péninsule: c'est là que siégent leurs conciliabules occultes, qui d'ailleurs prennent le plus grand soin de ne se mettre jamais en conflit avec les autorités politiques ou religieuses. A une faible distance au nord de Triana, sur la rive du Guadalquivir, se trouvent, à côté du hameau de Santiponce, les restes du fort bel amphithéâtre d'Italica, ancienne rivale de Séville et patrie de Silius Italicus, ainsi que des empereurs Trajan, Hadrien, Théodose. Coria, autre cité romaine, qui battit monnaie au moyen âge, est de l'autre côté de Séville, également sur la rive droite du fleuve; ce n'est plus qu'un village.

Grâce à son beau fleuve, qui lui permet de libres communications avec le littoral et la mer, Séville a pu acquérir une certaine importance comme ville industrielle; elle possède de grandes faïenceries, surtout à Triana; mais ses manufactures de soieries, d'étoffes de toute espèce, de tissus d'or et d'argent, n'ont pu soutenir la concurrence de l'étranger. Le monopole commercial dont jouissait autrefois le port de Séville aux dépens des autres cités de l'Espagne, a eu les conséquences inévitables que tout privilége entraîne après lui: il n'a pas permis à l'initiative industrielle de se développer et, quand est venu le moment d'agir dans des conditions d'égalité, la situation s'est réglée par un désastre. La principale manufacture de Séville est toujours restée sous la direction du fisc: c'est la fabrique des tabacs, bâtisse énorme que l'on dit avoir coûté près de 10 millions de francs et où travaillent plusieurs milliers d'ouvrières. Sur un des promontoires qui dominent au sud la vallée du Guadalquivir s'élève la petite ville aux fortifications mauresques d'Alcalá de Guadaira, ou de los Panaderos, qui peut être aussi considérée comme une vaste usine, car c'est là qu'on fabrique une grande partie du pain que mangent les habitants de Séville: on en expédie jusqu'à Madrid et à Barcelone et même en Portugal, tant la pâte en est exquise. Alcalá ne fournit pas la grande ville de pain seulement, elle lui envoie aussi son eau, qui jaillit de la colline en sources nombreuses et limpides. Après avoir fait mouvoir les roues de plusieurs minoteries, l'eau d'Alcalá entre dans Séville par un long aqueduc de plus de quatre cents arcades, connu sous le nom d'Arcos de Carmona. On le désigne ainsi parce qu'il est parallèle à la route qui mène, à travers les vignes et les oliviers, à l'ancienne ville romaine de Carmona (Carmo), dominant les campagnes du haut de sa colline avancée.

Au sud de Séville, les anciennes cités de la Bétique inférieure, très-populeuses du temps des Maures, n'ont plus qu'une faible importance. Utrera, la plus considérable, et d'ailleurs assez jolie ville, a le grand avantage, rare en Espagne, d'être au point de croisement de quatre lignes de fer: là viennent s'unir à la principale voie de l'Andalousie le chemin de fer de Moron, qui apporte les beaux marbres de la sierra, et celui qui parcourt les riches campagnes d'Osuna et de Marchena, villes limitées à l'est par le désert. Utrera est célèbre dans le monde des aficionados, à cause des taureaux de course qui paissent, à l'ouest de son territoire de culture, dans les maremmes du Guadalquivir. Lebrija, ceinte de ses vieilles murailles et fière de sa belle tour d'église, imitée de la Giralda, est encore plus rapprochée qu'Utrera de ces espaces marécageux, qui commencent presque immédiatement au pied de son coteau pour se continuer au sud-ouest, jusqu'à la bouche du Guadalquivir. A Lebrija naquit Juan Diaz de Solis, le navigateur qui découvrit le rio de la Plata.

La gardienne de l'embouchure, Sanlúcar de Barrameda, aux maisons blanches et roses ombragées de palmiers, n'est plus, comme au temps des Arabes, le grand port d'expédition de la vallée du Guadalquivir; ses embarcations de cabotage et celles du petit havre de Bonanza, situé à une faible distance en amont, à l'endroit où les flots transparents de la mer viennent se rencontrer avec les eaux jaunes du fleuve, ne servent plus qu'au transport des denrées locales. Sanlúcar, que l'on accusait jadis, à tort ou à raison, de compter parmi ses habitants un nombre malheureusement très-considérable d'hommes violents et débauchés, eut l'insigne honneur de voir sortir de son port, en 1519, les trois navires de Magellan et d'y voir rentrer, trois années après, le premier bâtiment qui eût tracé son sillage sur toute la rondeur du globe. Mais, en dépit de ce grand titre de gloire commerciale, Sanlúcar, dont les belles plages invitent les baigneurs, est bien plus une ville de plaisir et de villégiature qu'une cité de trafic maritime. C'est dans un autre bassin fluvial, aux bords du Guadalete, peut-être le Léthé des anciens, que l'on rencontre le centre de commerce le plus actif entre Séville et Cádiz, la ville élégante et même fastueuse de Jerez de la Frontera, qu'entourent les immenses bodegas ou celliers, dans lesquels sont entassées les barriques remplies du vin précieux. La réputation des divers crus de Jerez date du commencement du dix-huitième siècle, et depuis cette époque elle n'a cessé de grandir; actuellement, le sherry occupe, avec le vin de Porto, la plus grande part des caves de l'Angleterre. En montant à la pittoresque cité d'Arcos de la Frontera, bâtie au sommet d'un escarpement blanchâtre, on a sous les yeux toute la riche vallée du Guadalete où se recueille la liqueur exquise. Un petit monticule qui s'élève au milieu des vignobles indique, suivant la tradition, l'endroit où aurait eu lieu le gros de la fameuse bataille qui livra l'Espagne aux musulmans.

La baie de Cádiz, si bien défendue des vents et de la houle du large par la flèche allongée qui commence à l'île de Leon, est tout entourée de ports, de villes et de villages formant comme une grande cité maritime. Près de l'angle septentrional de la baie, qui semble le débris d'un ancien littoral rompu par l'effort des vagues, une vieille enceinte d'aspect cyclopéen entoure la ville de Rota, rendez-vous des pêcheurs et peuplée de vignerons auxquels on a fait une réputation de Béotiens, mais qui n'en savent pas moins préparer l'un des meilleurs vins de l'Espagne. Puis, après une succession de criques et de becs, on voit s'ouvrir l'estuaire de Puerto de Santa María, où le Guadalete vient déboucher dans l'Atlantique: c'est de là que les négociants en vins, dont les magasins s'alignent le long des quais, expédient presque tous les produits des vignobles de Jerez. De tout temps un grand mouvement d'échanges s'est opéré par ce havre, mieux situé que celui de Cádiz, à cause de la convergence des voies de communication venues de l'intérieur; on dit même que les habitants de Buenos-Ayres doivent leur nom de Porteños aux nombreux immigrants andalous que lui expédia le «port» de Santa María; le célèbre Florentin dont le nom a été donné au Nouveau Monde, Amerigo Vespucci, était parti de la barre du Guadalete. Puerto Real, l'ancien Portus Gaditanus, situé au milieu d'un dédale de marigots où les eaux douces et les eaux salées se déplacent tour à tour est un simple débarcadère; les chantiers voisins, que l'on désigne sous le nom de Trocadero ou «Lieu d'Échanges» et qui rappellent un fait d'armes de l'expédition française de 1823, sont fréquemment déserts, et souvent l'arsenal de la Carraca, ses bassins, ses grands entrepôts, ses forts casematés ne sont habités que par les galériens, les gardes-chiourme, la garnison. A l'est et au sud s'étendent des salines où l'on recueille une quantité de sel fort considérable.

San Cárlos, au sud de la baie intérieure de Cádiz, est la première des villes riveraines qui soit tout à fait insulaire. Le chenal navigable de Santi Petri, ou de San Pedro, ayant de 7 à 8 mètres de profondeur à marée haute et traversé d'ailleurs par route et chemin de fer, la sépare du continent et des coteaux qui portent les maisons de plaisance et les auberges de Chiclana, ville de bains qui est en même temps le lieu de naissance et l'école des grands toreros de l'Andalousie. San Cárlos n'est guère qu'un faubourg de San Fernando, appelé aussi tout simplement la Isla, où se trouve l'Observatoire de marine par lequel les astronomes espagnols font passer leur premier méridien. Au delà d'un nouveau canal commence l'arête rocheuse et en partie recouverte de sable de l'Arrecife, que l'on peut comparer à une tige dont Cádiz serait la fleur épanouie: à la racine de ce pédoncule se trouvait jadis une haute tour phénicienne servant de piédestal à un dieu de bronze étendant le bras droit vers les mers inconnues de l'Occident. On dépasse des forts, les remparts et les fossés de la Cortadura, creusés en 1810 par les Gaditains eux-mêmes, et des deux côtés on voit la plage s'abaisser vers les flots bleus. A gauche, dans la grande mer, les bateliers montrent aux voyageurs naïfs les prétendus restes d'un temple d'Hercule qu'auraient englouti les vagues. Un fait est certain, c'est que toute la contrée a subi, soit dans les temps historiques, comme l'affirment les marins, soit à une époque antérieure, un mouvement considérable de dépression. Les barres qui prolongent leur ligne de brisants à 3 ou 4 kilomètres en mer, parallèlement à la plage actuelle, sont un reste sous-marin de l'ancien littoral. Il est vrai qu'un exhaussement du sol avait précédé la dépression, car la péninsule sur laquelle repose la ville de Cádiz repose en entier sur des restes de coquillages, huîtres et pectens.

Enfin on a franchi la dernière ligne des fortifications et l'on est entré dans la fameuse Cádiz, héritière de l'antique Gadir des Phéniciens, de la Gadira des Grecs, de la Gadès des Romains. Aux premiers âges de l'histoire ibérienne, cette ville avait, parmi les cités de la Péninsule, la prééminence qui appartint plus tard à Tarragone, à Mérida, à Tolède, à Cordoue, à Grenade, et qui depuis trois siècles est échue à Madrid. Pendant la période historique, Cádiz eut ses alternatives de richesse et de décadence, mais elle occupe une position géographique tellement privilégiée, qu'elle a toujours repris sa prospérité, en dépit des revers politiques et des règlements de fisc, plus funestes encore. Non-seulement elle a son excellente rade, ou plutôt son ensemble de ports, mais elle se trouve près de l'issue d'une large et féconde vallée fluviale, à côté de la porte qui fait communiquer les eaux de l'Océan avec celles de la Méditerranée, et non loin de la pointe terminale d'un continent tout entier. Cádiz est un port d'embarquement naturel pour les côtes du Nouveau Monde, et lorsque le réseau des chemins de fer de la Péninsule, déjà rattaché à celui du reste de l'Europe, sera utilisé comme il devrait l'être, la rade de Cádiz disputera au grand port du Tage le privilége d'être la tête de ligne de tout le continent européen sur la route de l'Atlantique austral.

Si le petit port envasé de Palos, situé au bord de l'estuaire du rio Tinto, a eu l'honneur d'expédier les caravelles qui découvrirent les Indes occidentales, c'est le port de Cádiz qui, pour sa part, a eu, pendant une longue période de l'histoire coloniale, les bénéfices du commerce avec ces contrées, surtout depuis 1720, époque à laquelle le tribunal des Indes fut transféré de Séville à Cádiz. En 1792, les Gaditains expédiaient en Amérique des marchandises d'une valeur de 67 millions de francs et en recevaient des denrées et des matières précieuses pour une somme de 175 millions. Il est vrai que, bientôt après, l'Espagne devait payer trois siècles de monopole commercial par la perte subite et presque totale de ses échanges avec le Nouveau Monde, et Cádiz vit ainsi tarir la source la plus abondante de ses revenus; elle n'avait plus guère que la pêche et les salines, mais la fortune lui est revenue en partie, et de nouveau les navires se pressent devant ses quais 168.

Note 168: (retour)
Mouvement général de la baie de Cádiz, en 1874       587,000  tonnes.
Commerce général     »          »           »     92,000,000  fr.
Navires et embarcations appartenant à
                                Cádiz, en 1868         3,557,
                                            jaugeant  56,328 tonnes.
Produit de la pêche, en 1868                         900,000 kilogr.

Sur cette partie du littoral d'Espagne, entre l'Algarve portugais et le détroit, Cádiz est la seule ville qui soit en relations d'affaires avec le monde entier; Huelva, si active d'ailleurs, n'a qu'un trafic spécial, celui des minerais de toute espèce qu'elle expédie aux usines de l'Angleterre.

Pour son trafic et sa population nombreuse, Cádiz est trop à l'étroit: le littoral de la baie est peuplé d'environ 200,000 habitants, dont le tiers n'a pas même trouvé place dans la ville. A l'est, en dehors de la «Porte de Terre», existent il est vrai quelques terrains qu'il serait facile d'agrandir en endiguant les bas-fonds de la baie; mais les officiers du génie n'y laissent point bâtir de grands édifices, et ce quartier extérieur n'a pris qu'une faible importance. D'après le proverbe espagnol, «Cádiz n'est qu'un plat d'argent posé sur la mer.» De toutes parts entourée d'eau, la «Venise espagnole» a dû gagner en hauteur ce qui lui manque en surface; ses maisons ont dû se dresser jusqu'à cinq et six étages, et presque toutes sont encore surmontées d'un belvédère d'où l'on voit se dérouler autour de la ville le grand cercle des eaux. Quoique ainsi emprisonnée et n'ayant pour promenade que le parapet de ses murs d'enceinte, Cádiz est pourtant fort gaie d'aspect: ses maisons, badigeonnées de nuances claires, sont plaisantes à voir; les habitants, réputés pour leur amour du plaisir, leur vivacité, leur talent de repartie, leur élégance presque créole, ont mérité à la ville le nom de «Cádiz la Joyeuse»; mais ils ont d'autres titres auprès de leurs concitoyens d'Espagne. De tout temps, ils ont montré un grand esprit d'indépendance, et c'est au milieu d'eux que naquit l'Espagne moderne, lorsque les Cortès, assemblées dans l'île de Leon, représentaient la patrie debout contre l'envahisseur étranger.

Sur les rivages de l'Andalousie méditerranéenne, Almería fut jadis une autre Cádiz pour l'activité du commerce. A l'époque où les deux rives opposées de la mer étaient occupées par des peuples de même langue et de même religion, nul port n'était plus favorablement situé que celui d'Almería pour la facilité des relations d'une rive à l'autre, car c'est là que commence l'étroit de la Méditerranée, et les voyageurs pouvaient ainsi changer de continent sans braver de grands dangers de mer et sans faire un long détour par le détroit de Gibraltar. La tradition de l'ancienne grandeur d'Almería s'est maintenue dans le pays et l'on répète à ce sujet un dicton populaire:

Cuando Almería era Almería,

Granada era su alquería.


Quand Almérie était Almérie,

Grenade était sa métairie.

Mais les Espagnols ont pris soin de mettre un terme à cette prospérité lorsqu'ils s'emparèrent de la ville, au milieu du douzième siècle, avec l'aide des Génois et des Pisans, et mirent la main sur cette «coupe sacrée» (sacro calino) que la légende dit avoir été le Saint-Graal, le vase mystique dont la conquête coûta tant d'efforts aux chevaliers de la Table Ronde. Quoique vaincues, Almería et les autres villes de son district restèrent longtemps mauresques, comme elles le sont encore par l'origine de leurs habitants; mais il leur fallut cependant se défendre contre les incursions des Barbaresques, et la cathédrale d'Almería, commencée au seizième siècle, témoigne, par son aspect de forteresse, des périls qu'avait à courir la population. Quant aux maisons blanches à terrasses, aux ruelles tortueuses, à la vieille casbah, qui pouvait contenir jusqu'à vingt mille hommes, elles ont conservé leur physionomie tout à fait arabe, et par les portes entr'ouvertes on entrevoit des femmes accroupies à la manière orientale qui s'occupent à tisser des nattes. Depuis que l'Algérie a pris une grande importance comme pays de colonisation espagnole, Almería renoue la chaîne de commerce qui l'attachait autrefois à la Maurétanie; à ses expéditions de minerai vers l'Angleterre et la France elle ajoute un mouvement incessant de voisinage avec le port algérien d'Oran.

A l'occident d'Almería se succèdent des villes à la température et aux productions tropicales. Au débouché de la vallée du rio Grande d'Alpujarra, est le port de Dalias, qui justifie son nom arabe «la Treille», en produisant des raisins exquis: ce fut, dit-on, le premier établissement fixe des Arabes venus d'Afrique. Au delà se suivent Adra, les deux petits ports de Motril, Cala Honda et le Baradero, puis Almuñecar, Velez-Málaga, et la cité de Málaga «l'enchanteresse», entourée de ses magnifiques jardins et de ses vergers qu'arrosent les eaux du Guadalmedina.

Málaga, d'origine phénicienne comme la plupart des autres ports du littoral, est la ville la plus populeuse et la plus commerçante de l'Andalousie; moins riche en beaux monuments arabes que Grenade, Cordoue, Séville,--car elle ne possède que des palais dégradés,--moins fameuse par les événements de l'histoire que Cádiz, sa rivale de la côte atlantique, elle doit à son excellent port et à l'exubérante fertilité de ses campagnes d'avoir distancé toutes les autres villes de l'Espagne méridionale par le nombre et l'activité de ses habitants; en Espagne, elle n'est dépassée que par Barcelone pour l'importance annuelle de ses échanges. Málaga a sur Cádiz l'avantage de n'être pas un simple lieu d'entrepôt. Les denrées qu'elle exporte, vins, oranges, fruits de toute espèce, mais surtout raisins secs (pasas), proviennent de sa banlieue immédiate, admirablement arrosée par les canaux d'irrigation du Guadalhorce et débarrassée de tous les marécages qui s'y trouvaient naguère. Málaga possède même pour alimenter son commerce ce que n'a pas Cádiz, plusieurs établissements industriels, et notamment des fonderies, de grandes fabriques de sucre de canne; son climat délicieux ferait aussi de cette ville un séjour des plus désirables pour les étrangers, si les maisons et les rues étaient tenues plus proprement. Le port de Málaga, fort vaste, serait menacé, dit-on, de diminuer d'étendue par un exhaussement du fond; mais il ne faut peut-être attribuer les empiétements du rivage qu'aux débris charriés par le torrent de Guadalmedina; une large promenade a été conquise sur ses eaux devant les anciens quais. Vue de la mer, la cathédrale, qui domine le port, semble presque aussi grande que le reste de la ville; mais, outre les maisons groupées à la base de la colline et de la forteresse de Gibralfaro, il faudrait compter aussi comme appartenant à la cité les innombrables villas parsemées sur les pentes des coteaux environnants et dans les vallons tributaires du Guadalhorce et du Guadalmedina. Les villes de bains sulfureux et autres qui se trouvent ça et là dans les régions les plus pittoresques des montagnes voisines, Alora, Alhaurin Grande, Carratraca, et même Alhamá, sur le versant septentrional de la sierra de Alhamá, peuvent être considérées comme dépendant en grande partie de Málaga, car ce sont principalement les Malagueños qui animent pendant l'été les rues de ces lieux de villégiature et de guérison. On dit que les sources d'Alhamá étaient tellement fréquentées du temps des rois maures, qu'elles leur rapportaient 500,000 ducats par an. De nos jours les bains de ces contrées sont beaucoup moins appréciés qu'ils ne le méritent. Les eaux de Lanjaron, dans le val de Lecrin, ont, dit-on, plus de vertu que celles de Vichy, et de plus ont l'avantage de jaillir dans le «Paradis» de l'Alpujarra, au milieu des sites les plus grandioses et les plus charmants. Les habitants sont eux-mêmes parmi les plus beaux de la Péninsule: «Il n'y a qu'un Lanjaron en Espagne!» dit le proverbe.

Les villes d'Antequera et de Ronda, qu'on laisse à une certaine distance dans l'intérieur, appartiennent toutes les deux au bassin de la Méditerranée, puisque la première est située sur le Guadalhorce, qui se jette dans la mer un peu à l'ouest de Málaga, et que l'autre s'élève dans le bassin du Guadiaro, dont les eaux baignent les pentes orientales des collines de San Roque, au nord de Gibraltar. Antequera est une des plus antiques cités de l'Espagne; elle sert d'intermédiaire aux échanges qui s'opèrent directement entre Málaga et la vallée du Guadalquivir; en outre, elle a les produits agricoles de son admirable vega, l'une des plus fécondes de l'Andalousie. Sur une colline des environs s'élève un grand dolmen de six mètres de longueur, fort curieux par sa situation géographique à égale distance des mégalithes de la Gaule et de ceux de l'Afrique septentrionale: on lui donne le nom de Cueva del Mengal. Quant à la ville encore tout arabe de Ronda, elle ne peut avoir l'importance d'Antequera comme lieu d'échanges, à cause de sa position dans le cœur même de l'âpre serranía, sur les deux rochers que sépare l'énorme coupure dite le Tajo ou «l'Entaille», profonde de 160 mètres et d'une largeur de 35 à 70 mètres. Un pont, que l'on croit romain, unit les deux rives dans la partie supérieure de la gorge; un autre, d'origine arabe, franchit le défilé à 40 mètres au-dessus du Guadalevin; enfin, les trois arcades superposées d'un pont moderne rejoignent les deux lèvres mêmes du défilé. Après avoir dirigé la construction de cette œuvre prodigieuse pendant quarante-huit années, de 1740 à 1788, l'architecte Aldehuela l'inaugura tristement, en tombant dans le gouffre où tournoient les aigles et les vautours. Du palier et des terrasses suspendues, on jouit d'une vue enchanteresse sur la vallée du Guadalevin et la sierra de San Cristóbal; mais le spectacle le plus saisissant est celui qui se présente quand, au sortir de la roche, où serpente un escalier arabe taillé dans la pierre vive, on se trouve tout à coup dans la gorge ténébreuse, au bord des cascades du Guadalevin, et que l'on voit au-dessus de sa tête les arbres, les tourelles et les hautes arcades se profiler dans le ciel. Un ruisseau tranquille, qui sort des profondeurs de la roche, vient près de là mêler son eau pure à celle du torrent.

Comme forteresse, Ronda défendait bien les passages de la montagne entre la vallée du Genil et celle du Guadiaro, et pendant les guerres elle a toujours été un point stratégique important; quoiqu'elle eût succombé sept ans avant Grenade, les habitants du pays environnant défendirent encore leur nationalité mauresque contre les chrétiens espagnols jusqu'en l'année 1570. Les Rondeños sont fort habiles à dresser les chevaux du pays, qui escaladent d'un pied sûr les rudes sentiers des montagnes; en outre, ils fournissent au commerce un grand nombre d'agents, ne figurant pas d'ailleurs sur les états réguliers de la statistique officielle: ce sont les contrebandiers qui se chargent d'introduire en Andalousie les cotonnades, les étoffes de toute espèce, les tabacs et autres marchandises entassées dans les magasins de Gibraltar. Les ports de Marbella et d'Estepona, sur la rive méditerranéenne de l'Andalousie, et, de l'autre côté du promontoire d'Europe, la jolie ville d'Algeciras, prennent aussi leur part de ce commerce interlope. On a souvent parlé de faire d'Algeciras une rivale de Gibraltar pour le mouvement des échanges; mais comment pareil espoir pourrait-il se réaliser? Où sont les cités industrielles qui pourraient alimenter de leurs produits la rade d'Algeciras?

Quant à l'étroit rocher dont les Anglais se sont emparés en 1704, et qu'ils ont perforé de plusieurs kilomètres de chemins couverts, hérissé de plus de mille canons, pour dominer de leur mieux le passage du détroit, ils ont su en faire, non-seulement une forteresse imprenable, mais aussi un entrepôt de commerce extrêmement actif 169.

Note 169: (retour) Mouvement du port de Gibraltar:
                      Année 1869.

Grands voiliers   2,742 nav. jaugeant 893,350 ton.
Petits voiliers   2,300        »       41,400  »
Bateaux à vapeur  3,894        »    2,521,900  »
                  ______________________________
Totaux            8,936 nav.   »    3,456,550  »

                      Année 1873.

Grands voiliers   2,028 nav. jaugeant 677,700 ton.
Petits voiliers   1,735        »       31,200  »
Bateaux à vapeur  5,268        »    2,712,900  »
                  ______________________________
Totaux            9,031 nav.   »    3,421,800  »

A l'exception de quelques fruits mûris dans les jardins qu'on a ménagés sur les talus de pierrailles, Gibraltar ne peut rien produire. C'est Tanger qui nourrit sa voisine d'Europe: viande, blé, proviennent en grande partie de la rive africaine du détroit, et nombre de négociants de la ville sont eux-mêmes des Marocains s'occupant du placement de leurs denrées. Mais, si les ressources propres manquent à la ville anglaise, elle s'en dédommage amplement par les profits qu'elle retire de son commerce de contrebande avec l'Espagne, consistant principalement en tabac, et du passage incessant des navires de guerre, des longs-courriers, des caboteurs. L'importance maritime de Gibraltar, déjà considérable, mais beaucoup moins grande que ne pourrait le faire supposer le mouvement extraordinaire de la navigation, serait bien supérieure, si le port n'était exposé aux vents du sud et du sud-ouest, même à ceux de l'est. Lorsque le temps est incertain, les navires de Gibraltar, aussi bien que ceux d'Algeciras, sont obligés de se réfugier à l'extrémité nord-orientale de la baie, dans la crique de Puente-Mayorga. Seulement un quart des navires qui passent le détroit s'arrête à Gibraltar; les autres n'y font qu'une escale temporaire sans se livrer à aucune opération commerciale. Les navires à vapeur, qui deviennent de plus en plus nombreux en proportion, à cause de la vitesse et de la régularité que le commerce exige désormais, n'entrent au port de Gibraltar que pour y prendre, dans les magasins flottants, la quantité de charbon qui leur est nécessaire, et les voiliers y relâchent pour attendre les ordres des armateurs ou le changement de vent. Environ les trois quarts du prodigieux tonnage des navires qui relâchent à Gibraltar appartiennent à l'Angleterre; l'Italie et la France se disputent le deuxième rang, et le pavillon espagnol, qui pourtant flotte en vue des côtes de la patrie, arrive seulement en quatrième ligne.

Malgré la beauté pittoresque de son rocher et la vue de la rade, Gibraltar est un séjour peu agréable, à cause de l'air fiévreux qui s'élève des marécages de l'île et plus encore à cause du régime strictement militaire qui règne dans la place. Les sujets anglais seuls ont le droit de s'y établir à demeure et d'y acquérir des propriétés. Les étrangers ne peuvent résider dans la ville que munis d'une autorisation spéciale, et les grandes autorisations ne peuvent s'obtenir qu'après quarante années de résidence. Les centaines d'Espagnols qui viennent chaque jour pour le marché sont tenus de se munir d'un permis en entrant dans la ville et doivent être sortis des murs d'enceinte avant le coup de canon du soir. De leur côté, les Anglais résidant à Gibraltar, que l'on désigne plaisamment sous le nom de «lézards du rocher» (lizards of the rock), se sentent un peu à l'étroit sur leur péninsule brûlante, et chaque ville, chaque village des environs, en reçoit sa petite colonie 170. San Roque surtout est devenue presque anglaise à cause des immigrants de Gibraltar qui viennent y chercher pendant les chaleurs de l'été un air plus frais et plus salubre que celui de leur promontoire. Lors de la saison de la chasse, les montagnes de la contrée, fort riches en gibier, retentissent des coups de fusil tirés par les insulaires en villégiature.

Note 170: (retour) Population probable des villes principales de l'Andalousie:
Málaga                  92,000 hab.
Séville (Sevilla)       80,000  »
Grenade (Granada)       65,000  »
Cádiz                   62,000  »
Cordoue (Córdoba)       45,000  »
Linarès                 40,000  »
Jerez                   35,000  »
Antequera               30,000  »
Almería                 27,000  »
Écija                   24,000  »
Chiclana                22,000  »
Puerto Santa-María      18,000  »
San Fernando            18,000  »
Carmona                 18,000  »
Jaen                    18,000  »
Sanlúcar de Barrameda   17,000  »
Lucena                  16,000  »
Osuna                   16,000  »
Montilla                15,500  »
Ubeda                   15,000  »
Velez-Málaga            15,000  »
Loja                    15,000  »
Baeza                   15,000  »
Utrera                  14,000  »
Ronda                   14,000  »
Motril                  13,500  »
Baza                    13,500  »
Velez Rubio             13,000  »
Montoro                 12,000  »
Lebrija                 12,000  »
Marchena                12,000  »
Aguilar                 12,000  »
Baena                   14,500  »
Cabra                   11,500  »
Andújar                 11,000  »
Arcos de la Frontera    12,000  »


IV

VERSANT MÉDITERRANÉEN DU GRAND PLATEAU, MURCIE ET VALENCE.

Les plateaux de l'intérieur de l'Espagne et les monts qui en forment le rebord s'abaissent du côté de la Méditerranée avec une déclivité rapide qui permet de changer de climat et d'horizon dans un petit nombre d'heures. Des âpres terres où le vent du nord apporte souvent les froidures, on descend dans les régions heureuses toujours réchauffées par le soleil. Au lieu de voir les eaux des rivières s'enfuir au loin vers l'Atlantique boréal, on aperçoit à ses pieds les flots resplendissants de la Méditerranée. Ces pentes tournées vers la mer d'Afrique, les plaines étroites qui s'étendent à leur base, les bastions de promontoires qui leur servent de point d'appui, constituent donc, par leur ensemble, une région naturelle tout à fait distincte du reste de l'Espagne. Il est vrai que les frontières administratives de Murcie et de Valence ne coïncident pas exactement avec les limites de la région naturelle; Murcie occupe une partie des plateaux qui appartiennent à l'Espagne centrale: d'autre part, la province aragonaise de Teruel empiète sur les vallées dont les eaux s'épanchent sur le territoire de Valence; mais, si l'on considère surtout la population, on reconnaît qu'elle s'est amassée dans le voisinage du littoral, tandis que les escarpements supérieurs sont presque déserts. La zone vivante des deux provinces est précisément indiquée par les traits du relief géographique 171.

Note 171: (retour)
             Superficie.       Population en 1870. Popul. kilom.

Murcie    32,497 kil. carrés.     1,100,510 hab.        34
Valence   17,608    »               961,360  »          56
         __________________      ________________      ___
          50,105 kil. car.        2,061,870 hab.        41

PAYSANS DE MURCIE.
Dessin de Fritel, d'après des types photographiés par M. J. Laurent.

Au nord de la sierra de Gata, qui forme l'angle sud-oriental de la Péninsule, les chaînons appartenant au système de la sierra Nevada s'abaissent par degrés en s'approchant de la mer et se terminent en sinueuses rangées de montagnes et de collines inégales, séparées par des ramblas, ou ravins, presque toujours sans eau. L'orientation normale de ces chaînons est dans le sens de l'ouest à l'est et du sud-ouest au nord-est. La sierra de los Filabres, interrompue par la vallée où coulent parfois les eaux soudaines de l'Almanzora, reparaît en une faible chaîne côtière et, sous le nom de sierra de Almenara, se prolonge entre Lorca et Carthagène; la péninsule en forme de faucille qui s'avance au loin dans la mer au cap de Palos peut être considérée comme une ramification lointaine de cette chaîne, qui continue elle-même la sierra Nevada. L'arête de las Estancias, déprimée au col de Velez Rubio, puis coupée par le défilé de la Sangonera, en amont de Lorca, va se rattacher, plus au nord, à des massifs voisins de la sierra de Espuña. Celle-ci, qui domine de plus de 1,500 mètres les plaines de Murcie, est elle-même une continuation de la sierra de María, par l'intermédiaire du massif appelé «le Géant», el Gigante. Enfin, les sierras de Sagra et del Mundo projettent aussi vers le nord-est leurs chaînons avancés qui forcent à de longues sinuosités les hauts affluents du Segura. Seule la sierra de Alcaraz, après s'être redressée aux «Roches», ou Peñas de San Pedro, reste séparée des montagnes de Chinchilla par des plaines très-faiblement accidentées.

Sur la rive gauche du Segura, les diverses sierras, de Chinchilla, de Cabras, del Carche, de Pila, de Crevillente, suivent la même direction moyenne; puis, réunies en un même massif fort tourmenté, dont la plus haute cime, le Moncabrer, se dresse au-dessus d'Alcoy en une véritable montagne, elles se rétrécissent en pointe pour former cet ensemble de caps qui s'allonge au-devant des îles Baléares et qui rhythme d'une façon si gracieuse le littoral de la Péninsule. La montagne qui termine la chaîne, au cap San Antonio, est célèbre dans l'histoire de la géodésie: c'est le Mongo, l'observatoire naturel où s'installèrent Méchain, Biot, Arago, pour faire leurs opérations relatives à la mesure du méridien. Des ruines de la cabane en pierres sèches qui couronnent le sommet de la montagne on jouit d'une vue admirable sur la mer: le groupe des Baléares et toute la côte de l'Espagne, du delta de l'Èbre au cap de Palos. Un des promontoires voisins du Mongo, le Peñon de Hifac, à peine rattaché à la rive par un isthme étroit, est d'origine volcanique. Dans le voisinage, divers autres indices témoignent de l'activité des anciennes crevasses du sol.

Les montagnes qui dominent les vallées du Júcar et de ses affluents ne semblent être que les débris du grand plateau qui s'élève à l'ouest et qui forme la principale gibbosité de l'Espagne centrale. Les sommets aux pentes ravinées, les massifs fragmentaires, les chaînons inégaux et tortueux du versant méditerranéen sont presque tous inférieurs en élévation à l'énorme croupe occidentale, dont ils ont été détachés par le travail érosif des eaux; quelques cimes seulement, le Pico Ranera, la sierra Martes ont l'aspect de véritables montagnes. Dans le bassin du Guadalaviar, les sierras indépendantes sont plus hautes et d'une plus fière apparence. Autour de la Muela de San Juan, la borne centrale des bassins fluviaux, divers contre-forts, la sierra de Albarracin, la sierra de Valdemeca, les «Monts Universels», sont encore à demi engagés dans l'épaisseur du plateau; mais, plus à l'est, un massif de formes arrondies, où pyramide le pic de Javalambre et qui dépasse 2 kilomètres d'altitude, a tout à fait le caractère montagneux. Au nord de ce massif et du petit fleuve de Mijares, souvent à sec, se dresse un autre groupe dominateur, la Peñagolosa, qui se relie à l'est, par un plateau montueux, à la sierra de Gudar, dont les pentes septentrionales appartiennent déjà au bassin de l'Èbre.

De la Peñagolosa au grand coude du fleuve, tous les massifs aux noms catalans, la Muela de Ares, le Tosal des Encanades, le Bosch de la Espina, et d'autres moins importants, sont disposés en forme de chaîne côtière, parallèlement au rivage de la Méditerranée. A leur base et dans le voisinage immédiat de la mer, deux petites chaînes jumelles, coupées de distance en distance par les vallées d'alluvions ou de pierres que parcourent les torrents, se développent suivant une même ligne parallèle, en laissant entre elles une dépression, utilisée par routes et chemins de fer. La sierra de Montsía termine pittoresquement cette arête géminée, au bord même de l'Èbre. Avant que ce fleuve n'eût percé le rempart de montagnes qui le retenait en lac dans les plaines de l'Aragon, la petite chaîne riveraine, de même que la sierra plus haute de l'intérieur, se prolongeait régulièrement vers les Pyrénées 172.

Note 172: (retour) Altitudes, d'après Coello, des montagnes du versant méditerranéen:
Gigante               1,499 mètres.
Morron de Espuña      1,582   »
Moncabrer             1,385   »
Pico de Javalambre    2,002   »
Peñagolosa            1,811   »
Muela de Ares         1,318   »
Tosal des Encanades   1,392   »
Sierra de Montsía       762   »

Dans leur ensemble, les montagnes du versant méditerranéen de l'Espagne centrale sont d'une grande nudité; les broussailles apparaissent de loin comme des taches noirâtres sur la roche éblouissante. De même qu'en Grèce et en Provence, on peut suivre du regard les arêtes précises des sommets, et la pureté de ce profil éclairé par un ciel presque toujours limpide et bleu ajoute à la beauté sévère des paysages. L'extrême transparence de l'air a valu à la contrée de Murcie le nom de Reino Serentsimo, «Royaume Très-Serein.» C'est pour la même raison que l'on désigne les montagnes de la contrée sous la poétique appellation de montes de Sol y Aire, «montagnes du Soleil et de l'Air libre.» Dans le bassin du Segura, plus encore que dans l'Andalousie, le climat est décidément africain. Le printemps et l'été cessent d'exister comme saisons; il n'y a plus, comme sous la zone tropicale, qu'une saison des chaleurs et un hivernage, qui dure d'octobre en janvier. Mais les écarts des saisons sont heureusement tempérés, en été par le mistral qui descend des plateaux, en hiver par les brises régulières qui soufflent de la mer voisine. Le mois de mars est celui pendant lequel les vents se propagent le plus souvent en tempêtes.

La végétation du littoral, surtout celle de Murcie, offre un mélange intime des produits de la zone tropicale et de la zone tempérée. Un grand nombre d'arbres gardent leur feuillage pendant toute l'année, tandis que d'autres le perdent en hiver. A côté du froment, du riz, du maïs, des oliviers, des orangers, des vignes de l'Europe méridionale, on voit le cotonnier, la canne à sucre, la patate douce, le nopal, l'agave, le chamærops, le dattier. Maint steppe de la contrée rappelle non-seulement l'Afrique, mais encore les confins du Sahara. Les maladies tropicales trouvent aussi dans le climat de l'Espagne sud-orientale un milieu qui leur convient. Importée par les navires d'Amérique, la fièvre jaune s'est plusieurs fois développée sur la côte méditerranéenne de l'Espagne, et même Barcelone, voisine des côtes de France, se souvient encore des ravages du fléau. Comme tant d'autres contrées riveraines de la Méditerranée, les côtes de Valence ont aussi à souffrir du mauvais air, surtout après les inondations soudaines, quand des matières putréfiées séjournent dans la campagne. Le mélange des eaux douces et des eaux salées dans les lagunes, ou albuferas, du littoral détruit également la pureté de l'air et fait naître des fièvres dangereuses. Au contraire, les lacs tout à fait salins qui se succèdent dans le voisinage de la côte au sud du Segura, et la grande baie intérieure de Mar Menor, qu'une flèche sablonneuse d'une vingtaine de kilomètres sépare de la haute mer, n'exercent aucune influence funeste sur le climat.

La région de l'Espagne où il pleut le moins est la partie sud-orientale de la Péninsule 173.

Note 173: (retour)
                                    Murcie.  Alicante.  Valence.

Température moyenne, d'après Coello   (?)    20°,7(?)   19°,7(?)
Pluies moyennes                     0m,362    0m,427    0m,446
Journées de pluie                      63       48        45

Entre Almería et Carthagène, la moyenne de l'humidité tombée est d'une vingtaine de centimètres à peine; dans les campagnes d'Alicante et d'Elche, elle est peut-être un peu plus abondante; Murcie, située à la base de montagnes qui arrêtent les vents pluvieux au passage, Valence, bâtie sur la concavité d'un golfe déjà tourné vers l'est et le nord-est, ont des pluies plus considérables; mais la moyenne d'un demi-mètre est peu de chose pour un climat presque tropical, d'autant plus qu'une partie de l'eau tombée s'évapore aussitôt; seulement un faible excédant trouve son chemin vers la mer par les sinuosités des pierreuses ramblas. Répartie sur toute la superficie du versant méditerranéen, cette quantité d'eau serait tout à fait insuffisante: l'air avide de vapeurs l'aurait bientôt bue en entier. Si la culture est possible et même d'un admirable produit dans certaines campagnes du littoral, c'est qu'elles se trouvent situées sur le parcours des fleuves, où coule le reste des eaux de pluie. Mais que de terrains naturellement fertiles par la composition du sol et cependant condamnés à la stérilité à cause du manque de l'humidité nécessaire! Entre Carthagène et Murcie, les paysans labourent des champs qui ne produisent en moyenne que chaque troisième année, à cause de la rareté des pluies. Des deux côtés de la zone riveraine du Segura s'étendent de véritables steppes, des régions restées salines à cause du manque d'eau qui les nettoie et les féconde: ainsi que le dit un voyageur, les campagnes de Carthagène ont «la végétation d'un four à chaux». Sur un espace que l'on peut évaluer à 500 kilomètres, en suivant toutes les sinuosités du littoral d'Almería à Villajoyosa, les campos de la côte sont tous infertiles et nus, si ce n'est dans de rares oasis et aux bords des cours d'eau permanents ou temporaires: à la base des roches triasiques, où se trouvent des bancs considérables de sel gemme, les sources salines ou magnésiennes s'amassent en lacs qui se dessèchent en été, laissant sur le sol une étendue blanche de cristaux: tel est le lac de Petrola ou de «Sel Amer», qui ne laisse en été qu'une couche de sulfate de magnésie. De même les étangs marins des environs d'Orihuela, qui fournissent le meilleur sel des provinces du littoral méditerranéen, se recouvrent au mois d'août d'une croûte si épaisse de sel rose, qu'on la découpe à la hache.

Ces rivières bienfaisantes, dont les eaux se changent en séve pour les plantes des huertas, ou jardins, de leurs rivages, sont le Segura, le Vinalapo, le Júcar, le Guadalaviar, appelé aussi Túria dans son cours inférieur, le Mijares et d'autres rios secondaires. Ces petits fleuves se ressemblent tous d'une manière remarquable par l'âpreté de leurs hautes vallées, par l'aspect sauvage, effrayant de leurs défilés. Le Segura traverse plusieurs chaînes de montagnes avant d'entrer dans la plaine de Murcie et descend ainsi de gradin en gradin par autant de portes de rochers, d'une hauteur moyenne de trois à quatre cents mètres; son affluent majeur, le Rio Mundo, naît dans un amphithéâtre pareil à celui de Gavarnie par sa cascade plongeant en trois bonds successifs, puis il a dû, comme le Segura, tailler son lit à travers les monts, et, précisément au-dessus de sa jonction avec le fleuve principal, il passe dans un étroit cañon de roches rouges et verticales, d'un caractère grandiose. Le Júcar, le Guadalaviar (Oued-el-Abiad), ou «Fleuve Blanc», ont moins d'obstacles à franchir, à cause de la plus grande simplicité du relief orographique; mais plusieurs de leurs défilés sont d'une beauté saisissante, même dans cette Espagne si riche en âpres rochers, en gorges déchirées. On cite surtout, comme étant des plus belles de la Péninsule, les clus ouvertes par les torrents qui descendent de la Muela de San Juan et des monts d'Albarracin. Le Júcar commence par couler sur le plateau comme s'il devait aller se réunir au Tage, puis il se retourne au sud et au sud-est pour atteindre, par une série de coupures, le bassin de la Méditerranée. Quant au Guadalaviar, il naît sur le versant oriental du plateau des Castilles; en entrant dans la plaine de Valence par la brèche de Chulilla, il descend de 140 mètres par une succession de nombreux rapides.

Mal alimentés par les pluies, épuisés par l'évaporation, les fleuves du versant méditerranéen n'apportent aux plaines inférieures qu'une faible quantité d'eau. Aussi les cultivateurs riverains, du moins ceux de la province de Valence, plus industrieux que leurs compatriotes de Murcie, la ménagent-ils avec le plus grand soin. A l'issue de toutes les vallées, les eaux permanentes ou temporaires apportées par les torrents sont mises en réserve au moyen de digues, dans un bassin ou pantano, puis distribuées dans les campagnes par des rigoles d'irrigation, se divisant jusqu'à complet épuisement. Nombre de rivières s'emploient jusqu'à la dernière goutte à leur travail d'arrosement avant d'atteindre le lit du fleuve maître, et les fleuves eux-mêmes, saignés de droite et de gauche, n'arrivent point à la mer, si ce n'est après les pluies soudaines et abondantes. Quand les campagnes arrosées n'absorbent pas en entier le précieux liquide, l'excédant de l'eau, chargé de terres et d'impuretés, va se répandre près de la mer dans quelque étang, mais n'a que rarement la force de percer la plage pour se former un grau de sortie 174.

Note 174: (retour)
            Superficie du bassin. Longueur du  Débit le
                                  cours.       plus faible.

Segura      22,000 kilom. car.    350 kilom.     8 mètres.
Jucar       15,000     »          511   »       22  »
Guadalaviar  8,000     »          300   »       10  »

Grâce à l'eau nourricière, la végétation des campagnes arrosées est merveilleuse de fougue et d'éclat et présente un admirable contraste avec les campos, ou terrains cultivés sans le secours de l'irrigation. Ceux-ci produisent des céréales, du vin, d'autres denrées, et pendant les années exceptionnelles par leurs pluies donnent même d'abondantes récoltes; mais qu'ils sont nus et glabres en comparaison des huertas qu'animé le murmure des eaux ruisselant sous l'ombrage!

La plus célèbre des huertas de l'Espagne est celle dont les arbres cachent à demi les murailles et les tours de Valence. Il est probable que, même dès le temps des conquérants romains, les irrigations étaient pratiquées sur les deux bords du bas Guadalaviar; mais il paraît prouvé que les grands travaux systématiques d'irrigation sont dus aux Arabes. Au moyen de huit canaux principaux qui se subdivisent en nombreuses rigoles secondaires, ou acequias, ils transformèrent toute la campagne de Valence en un paradis de verdure. Aidée dans son travail de production par des engrais que les cultivateurs diligents de la plaine vont recueillir, non-seulement dans les étables, mais aussi dans la boue des rues, la terre humide produit sans se reposer jamais, et avec une fougue étonnante. On voit dans les jardins des tiges de maïs de 5, de 6 et même de 8 mètres de hauteur; les mûriers donnent trois et quatre récoltes de feuilles dans l'année; quatre, cinq moissons de plantes diverses se font dans le même terrain; on fauche jusqu'à neuf et dix fois l'herbe renaissante des prairies. Il est vrai que toute cette végétation, trop hâtivement venue, est aqueuse et sans consistance: c'est de la sève à peine consolidée; de là le proverbe, très-malveillant pour Valence, que répètent les habitants des contrées voisines:

..... En Valencia

La carne es yerba, la yerba agua,

Los hombres mujeres, las mujeres nada!


(La chair n'est que de l'herbe, et l'herbe que de l'eau;

L'homme n'est qu'une femme, et la femme est zéro.)

Cette eau précieuse, qui se transforme en une si grande quantité de produits agricoles et qui enrichit la campagne de Valence, ne pouvait manquer d'être l'objet de litiges nombreux entre les propriétaires limitrophes. Aussi a-t-il fallu régler l'usage des eaux de la manière la plus stricte. Chaque commune a ses heures précises; le signal de l'ouverture et de la fermeture des rigoles d'alimentation est donné par la cloche de la cathédrale de Valence. Un tribunal des eaux juge toutes les questions d'arrosage qui surgissent entre les cultivateurs; il se compose des huit syndics des huit acequias, simples laboureurs élus librement par leurs égaux, non comme les plus versés dans la chicane, mais comme les plus sensés et les plus honnêtes. On fait remonter l'honneur de la fondation de cette cour de justice à un souverain musulman, Al-Hakem-Al-Mostansir-Bilah; mais il est probable que ce tribunal est d'origine toute populaire et n'a pas eu besoin pour naître de plus de chartes et de papiers qu'il ne lui en faut pour se maintenir. Tout le mobilier du tribunal consiste en un simple canapé de velours, que le chapitre de la cathédrale, héritier des obligations des prêtres de la mosquée, est tenu de fournir aux juges. Tous les jeudis, à midi, ils s'assoient majestueusement sur leur canapé, placé au grand air, devant une porte de la cathédrale. Les plaideurs comparaissent devant eux «sans lettrés ni greffiers». Chacun expose son cas, la cour interroge et discute, puis le jugement est prononcé. Il n'est pas d'exemple que les délinquants refusent d'acquitter l'amende, ou même de céder une part de leur terre ou de leurs eaux, lorsqu'ils y ont été condamnés pour réparation de dommage. Ils savent ce qu'il leur en coûterait de s'adresser à des tribunaux irresponsables, élus par d'autres que par eux!


ELCHE ET SA FORÊT DE PALMIERS.
Dessin de A. de Bar, d'après une photographie de M. J. Laurent.

Les huertas des rives du Júcar sont moins fameuses, mais plus riches, s'il est possible, que celle de Valence, à laquelle elles se rattachent par une succession non interrompue de cultures. Le Júcar, soutenu par des digues qui lui donnent un niveau supérieur à celui des campagnes environnantes, se répand en mille canaux parmi les jardins. L'oranger y domine: autour des deux seules villes d'Alcira et de Carcagente, la récolte annuelle dépasse vingt millions d'oranges et suffit à fournir au port de Marseille une grande partie de ces fruits qui se vendent sous le nom de «valences» sur tous les marchés français. D'autres huertas, non moins exubérantes de produits que celle d'Alcira, mais plus pittoresques par le contraste des rochers, s'échelonnent vers le sud-est dans toutes les vallées des montagnes dont les derniers promontoires forment les caps de San Antonio et de la Nao. Dans la région basse qui s'étend de l'autre côté du Júcar, sur les bords de l'albufera de Valence, l'eau s'emploie surtout à l'irrigation des rizières, qui, tout en donnant de riches moissons, empestent la contrée.

Les oasis du grand steppe de l'Espagne africaine, entre les montagnes d'Alcoy et celles d'Almería, n'ont pas la richesse de celles des bassins du Júcar et du Guadalaviar, à cause de leur moins grande abondance d'eau; mais elles ont aussi leur physionomie spéciale. Celle d'Alicante est fécondée par les eaux de la Castalla, que l'on a recueillie dans le bassin de Tibi, célèbre dans toute l'Espagne par la hauteur et la solidité de ses digues. La huerta d'Elche, sur les bords du petit Vinalapo, est en grande partie occupée par une forêt de palmiers, tout à fait unique en Europe, car les petits bosquets de Bordighera, sur les côtes de la Ligurie, et les groupes de dattiers épars çà et là sur les rivages de la Méditerranée ne peuvent lui être comparés. Ces arbres sont la principale richesse des habitants d'Elche, à cause des fruits, que l'on exporte jusqu'en France, et plus encore à cause de leurs feuilles, expédiées en Italie et dans l'intérieur de l'Espagne pour la fête des Rameaux. La culture de cet arbre demande des soins constants et très-pénibles; non-seulement il faut arroser le dattier et nettoyer la terre qui l'entoure, mais il faut souvent grimper le long de la tige raboteuse pour examiner les fleurs et les fruits, les tourner du côté du soleil, attacher les feuilles en faisceaux, réparer les dégâts qu'y a faits le vent. C'est peut-être à ces difficultés qu'il faut attribuer la diminution graduelle de la forêt de palmiers; à la fin du siècle dernier, on comptait encore dans le district d'Elche 70,000 palmiers, autant que dans une grande oasis du Sahara; de nos jours, c'est à peine s'il en reste la moitié.

La huerta du bas Segura, autour de la ville d'Orihuela, n'a pas l'originalité pittoresque de la forêt d'Elche, mais elle est plus productive: les orangers, les citronniers, mêlés aux amandiers, aux grenadiers, aux mûriers, abritent du soleil les plantes basses et sont dominés eux-mêmes çà et là par les hampes des palmiers. Le grain d'Orihuela donne la meilleure farine et le meilleur pain de toute l'Espagne. Un proverbe local que l'on peut traduire ainsi:

Qu'il pleuve ou non,

Toujours bonne moisson!

fait hommage de cette fécondité du sol à l'intelligence et à l'activité des cultivateurs autant qu'à la bonté de la terre et à l'excellente qualité de l'eau du Segura. Plus haut, sur les bords du même fleuve, les habitante de Murcie, auxquels la nature a départi les mêmes avantages, sont loin de les utiliser avec autant de zèle et de savoir-faire. Leur huerta, dans laquelle vit un tiers de la population totale de la province, est certainement très-riche, mais elle n'est point comparable à celles que cultivent leurs voisins De même, les campagnes de Lorca, quoique fort riantes, sont bien inférieures en beauté à celles d'Orihuela; il est vrai qu'en 1802 elles furent effroyablement dévastées à la suite d'un accident dont toutes les huertas du littoral méditerranéen peuvent être également menacées: plusieurs digues qui se succédaient sur un espace de plus de 400 mètres de hauteur totale cédèrent sous la pression des eaux d'un réservoir d'irrigation; la masse liquide, mêlée aux débris qu'elle entraînait avec elle, se précipita sur la ville; un faubourg de six cents maisons fut rasé, plusieurs villages furent entraînés dans la débâcle avec des milliers d'habitants. L'inondation soudaine causa même de grands ravages dans la ville de Murcie et jusque dans les jardins d'Orihuela, à 100 kilomètres en aval du réservoir vidé. Une digue rompue se dresse encore au-dessus de la vallée, pareille à un porche triomphal de 50 mètres d'élévation.

Une contrée qui présente d'aussi violents contrastes que ceux du plateau froid et de la plaine brûlante, du désert et des jardins, ne peut manquer d'offrir aussi de singulières oppositions dans l'apparence physique et morale de ses habitants. Quoique issus des mêmes ancêtres, Ibères et Celtes, Phéniciens, Carthaginois, Massiliotes et Romains, Visigoths, Arabes et Berbères, les hommes de la campagne rase et ceux qui vivent dans les bosquets toujours verdoyants diffèrent grandement les uns des autres. Aux changements du milieu correspondent les changements de la population elle-même.

DIGUE RUINÉE DE LORCA.
Dessin de A. de Bar, d'après une photographie de M. J. Laurent.

Les gens de la province de Murcie sont en contact plus immédiat avec une nature hostile, avec la roche nue, le vent desséchant, l'atmosphère poudreuse et sans vapeur; ils sont aussi, dit-on, ceux qui savent le moins réagir contre le sol, l'air et le climat; ils s'abandonnent avec un fatalisme tout oriental, prennent les choses comme elles se présentent, sans essayer d'y rien changer par leur initiative. Ils se plaisent beaucoup à la nonchalance et au repos, pratiquent la sieste en temps et hors de temps; même aux heures de veille, ils restent graves et froids, comme s'ils poursuivaient un rêve intérieur. Rarement ils se livrent à la gaieté; ils ne dansent même pas, eux, les voisins des Andalous sauteurs et des Manchegos chanteurs de seguidillas. En même temps, ils se laisseraient facilement entraîner par la rancune et mettraient souvent une haine sauvage au service de leurs préjugés. Quoi qu'il en soit de ces jugements sévères portés sur les habitants de Murcie par leurs voisins et même par quelques-uns des natifs de la contrée, il est certain que dans la vie générale de l'Espagne cette province est celle qui a le moins compté jusqu'à présent. Elle a fourni la moindre part d'hommes considérables par l'intelligence, et pour ce qui est du travail matériel, ses fils ne peuvent se comparer, même de loin, aux Catalans, aux Navarrais, aux Galiciens.

Les Valenciens, au contraire, sont des hommes de labeur. Non-seulement ils cultivent et arrosent leurs plaines avec un soin et un succès admirables, mais ils trouvent aussi le moyen d'entourer leurs montagnes de vergers en terrasses, d'arracher des moissons à la roche, à peine revêtue de la mince couche de terre qu'ils y ont apportée. Vivant dans une nature plus riante que celle de la chaude Murcie, ils sont aussi plus gais que leurs voisins; ils chantent à coeur joie, et leurs danses sont célèbres; Valence se vante de fournir à l'Espagne ses premiers artistes en bonds et en entrechats. Mais on prétend qu'à toute cette gaieté se mêle souvent un instinct féroce; un proverbe plus qu'exagéré dit que «le paradis de la Huerta est habité par des démons». Le fait est que la vie humaine est tenue pour peu de chose à Valence. Cette ville et son district avaient autrefois l'honneur peu enviable de fournir d'assassins à gages les grands personnages de la cour madrilègne. Jusque sur les murs qui entourent le grand marché, des croix nombreuses rappelaient les meurtres fréquents qui avaient eu lieu dans les rixes soudaines. D'ailleurs, il faut le dire, à Valence, comme dans la plus grande partie de l'Espagne, les duels au couteau ne sont pas des actes plus répréhensibles que ne le sont les duels à l'épée dans une certaine classe de la société française. Ils sont de tradition chevaleresque, et c'est témoigner d'un sang noble que de jouer sa vie et celle des autres avec tant de facilité. Aussi nul ne fait attention aux conséquences inévitables d'une noblesse ainsi comprise. La mort d'homme est un malheur, mais nul n'y voit l'effet d'un crime; le meurtrier lui-même a la conscience parfaitement en repos; il essuie son couteau aux pans de sa ceinture, et s'en sert un instant après pour couper son pain.

Ce qui a contribué à donner aux Valenciens une réputation plus mauvaise qu'ils ne méritent, c'est qu'ils ont, parmi tous les peuples de l'Espagne, un caractère de forte originalité, et d'ordinaire ce n'est pas impunément que l'on se distingue d'autrui. Déjà par leur costume, auquel ils restent fidèles avec une singulière constance, les Valenciens semblent se ranger plutôt parmi les Maures que parmi les Espagnols: ils doivent à cet égard ne différer que bien peu de leurs ancêtres musulmans. Une large ceinture rouge ou violette retient leur caleçon flottant de grosse toile blanche; leur gilet de velours est garni de pièces d'argent; des jambards de laine blanche laissent voir la peau brune de leurs genoux et de leurs pieds chaussés d'espadrilles; leur tête rasée est enveloppée d'un foulard de couleur éclatante sur lequel repose un chapeau bas de forme, à bords retroussés, enjolivé de pompons et de rubans. Une mante bariolée, aux longues franges, complète le costume, et tantôt drapée sur une épaule, tantôt enroulée autour du buste, donne au dernier mendiant un air de noblesse et de grâce. Par les habitudes, les mœurs, le mode de penser et d'agir, les Valenciens diffèrent aussi beaucoup de leurs voisins des hauts plateaux, les Castillans. Quoique depuis longtemps réunie au royaume d'Aragon, et par l'Aragon aux Castilles, Valence conserva ses droits autonomes jusqu'au commencement du dix-huitième siècle; elle avait ses lois particulières, ses libertés municipales, ses Cortès partageant l'autorité législative avec le suzerain. Pour enlever aux Valenciens leur indépendance communale il fallut une guerre atroce, pendant laquelle des populations entières furent exterminées; tous les habitants de Játiva, à l'exception de quelques femmes et de quelques prêtres, furent passés au fil de l'épée et la ville elle-même fut réduite en cendres. Le souvenir de ces horreurs ne s'est point effacé et contribue, dans les guerres civiles, à relâcher le lien noué par la force entre Madrid et la province du littoral. Les Valenciens se distinguent aussi des Castillans par leur langage, pur dialecte provençal. Le parler de Valence, quoique mêlé à beaucoup de mots arabes, est plus rapproché que le catalan de la langue des anciens troubadours. Il est fort doux à entendre, surtout dans une bouche féminine.

A leurs travaux agricoles, qui de tout temps ont été l'occupation principale des habitants, Murcie et Valence joignent aussi des travaux industriels d'une certaine importance. En premier lieu, un grand nombre d'ouvriers sont employés à la manipulation des denrées d'exportation, huiles, vins, fruits de toute espèce. Les vins fins d'Alicante, les gros vins noirs de Vinaroz et de Benicarló, recueillis sur les frontières de la Catalogne, donnent lieu à des opérations fort actives pour le coupage et l'expédition; les raisins secs provenant des vignobles de Denia, de Javea, de Gandia, entre la vallée du Júcar et le cap de la Nao, sont soumis à un lessivage assez compliqué; enfin, les spartes, ou espartos (stipe tenacissima), que produisent en abondance les pentes ensoleillées d'Albacete et de Murcie, servent à la fabrication d'une foule d'objets, de sandales, de nattes, de paniers. Du temps des Romains, nous dit Pline, on utilisait cette plante pour tous les usages domestiques: on en faisait des lits, des meubles, des habits, des souliers, et le feu de la demeure était alimenté de sparte. Mais de nos jours ce végétal, le même que l'alfa d'Algérie, est devenu fort précieux à cause de la résistance de sa fibre; les Anglais en font grand cas pour la fabrication du papier, ainsi que pour la trame des tapis et d'autres tissus, et depuis 1856, année où commença l'exportation, l'on met une telle hâte à satisfaire à leurs demandes, que les collines et les plaines à sparte risquent fort d'être bientôt absolument dépouillées. En plusieurs districts, on faisait deux récoltes annuelles afin de bénéficier de l'accroissement des prix, qui s'étaient élevés du quadruple dans l'espace de quelques années; mais on ne s'occupe guère de semer ou de replanter, car il faut attendre de huit à quinze ans avant que les feuilles aient une fibre de valeur marchande. Il serait pourtant bien à désirer que le sparte fût planté sur toutes les pentes rocailleuses de l'intérieur, car c'est l'un des végétaux qui résistent le mieux à la sécheresse du sol et de l'atmosphère: il croît sur les roches pierreuses, dans le sable même; mais on ne le rencontre jamais sur les sols argileux 175.

Note 175: (retour) Récolte du sparte d'Espagne en 1873:
Exportation pour l'Angleterre   67,000 tonnes.
Consommation dans le pays       15,000   »

Les veines métallifères connues et fouillées jadis se comptent par centaines dans les montagnes du littoral de Murcie et de Valence; mais les seules qui aient de nos jours une grande valeur économique sont celles que des compagnies anglaises, françaises, belges, font exploiter dans les collines de las Herrerías, à une faible distance à l'est de Carthagène; en outre, les amas de scories laissées par les Romains et que l'on retrouve sur les pentes des collines, revêtues d'une mince couche de terre végétale, contiennent encore une certaine quantité de plomb, qu'il est facile d'extraire par des moyens peu coûteux. Le minerai de plomb argentifère qu'une population de 40,000 ouvriers recueillait à Carthagène, il y a deux mille ans, pour le compte de la république romaine, était alors une des plus grandes ressources de l'État; tout récemment, lors de la lutte des cantonalistes contre le gouvernement central, ce sont encore les mines de las Herrerías qui ont fourni aux défenseurs de Carthagène les moyens financiers de prolonger la guerre. Pendant les années d'activité industrielle qui précédèrent les dissensions civiles, on a vu jusqu'à 25,000 habitants se grouper autour des usines de las Herrerías. Les gisements de zinc, inutilisés avant 1861, ont pris depuis cette époque une assez grande importance, et la Belgique en demande environ 10,000 tonnes par année moyenne. Les mineurs ont constaté que dans ces contrées les roches dirritiques sont toujours associées au cuivre, tandis que le trachyte et le plomb vont toujours ensemble. Lorsque des voies de communication faciles relieront au littoral toutes les hautes vallées de l'intérieur, on pourra utiliser d'autres mines, de cuivre, de plomb, d'argent, de mercure, aussi riches que celles des environs de Carthagène, et l'exploitation de véritables montagnes de sel gemme permettra d'abandonner ou de transformer en pêcheries ou en terrains de culture les marais salants du littoral d'Alicante et d'Elche.

Les manufactures proprement dites se trouvent presque toutes dans la plus industrieuse des deux provinces. Albacete, sur le plateau murcien, a bien ses fabriques de couteaux d'où sortent les navajas, que l'on voit dégainer avec terreur; Murcie a ses filatures de soie, reste d'une industrie autrefois prospère; Carthagène a ses corderies et autres établissements nécessaires à l'entretien d'une flotte; Játiva, où les Arabes introduisirent de Chine la fabrication du papier, possède encore quelques usines; mais le grand travail manufacturier est concentré autour de Valence et d'une autre ville de la même province, Alcoy. Valence fabrique les mantes dont se servent les paysans de la contrée, des étoffes de laine et de soie, des faïences, des carreaux historiés, ou azulejos, qui servent au revêtement extérieur des maisons. Alcoy possède aussi des faïenceries, des fabriques d'étoffes, des teintureries; mais la grande industrie de la ville, celle qui a rendu le nom d'Alcoy populaire jusqu'aux extrémités de l'Espagne, est la fabrication du papier à cigarettes. Pour subvenir à l'énorme consommation que fait la Péninsule de cet article si minime en apparence, Alcoy le produit et l'expédie par centaines de tonneaux. Actuellement la France envoie aussi à l'Espagne une grande quantité de ce papier.

Les mouillages du littoral de Murcie et de Valence ne servaient jadis qu'à l'expédition des denrées et des marchandises du pays et à l'importation des objets de consommation locale; mais l'achèvement des voies ferrées qui relient les villes de la côte à Madrid leur a donné, en outre, une importance nationale pour les échanges de la Péninsule. C'est par Alicante que la capitale de l'Espagne se trouve le plus rapprochée de la mer, et, par conséquent, c'est par là que les négociants madrilègnes ont avantage à faire passer leurs marchandises pour ne pas les grever des frais considérables d'un long transport par terre. Il est même arrivé quelquefois, lorsque la guerre civile dévastait l'Espagne, que le chemin de fer de Madrid aux ports méditerranéens fut temporairement le seul libre sur tout son parcours, et ce chemin détourné devint alors celui de la France et de toute l'Europe continentale. Le voisinage des côtes d'Algérie, qui se développent du sud-ouest au nord-est, presque parallèlement au littoral de Carthagène et d'Alicante, contribue aussi à donner à cette partie de la Péninsule un rôle actif dans le commerce du monde. Des bateaux à vapeur vont et viennent fréquemment entre l'un et l'autre rivage du grand bras de mer. Des Espagnols, par dizaines de milliers, utilisent ces navires pour leurs relations d'affaires avec la ville d'Oran, et chaque année un certain nombre d'habitants d'Orihuela, de Denia, des bords du Júcar, trop à l'étroit dans leurs huertas surpeuplées, vont chercher une nouvelle patrie sur le territoire d'Alger. Après un intervalle de plusieurs siècles, les liens de parenté se sont renoués entre les descendants chrétiens des Maures et leurs frères musulmans.

Les villes importantes du versant, méditerranéen de l'Espagne devaient naturellement se fonder et grandir, soit sur un point de la côte favorable pour le commerce, soit au bord d'un fleuve fournissant en abondance de l'eau d'irrigation, soit encore au point de convergence de plusieurs routes commerciales. Les villes d'Albacete et d'Almansa doivent leur rôle historique dans l'histoire de la Péninsule à cette dernière circonstance. En effet, Albacete est située précisément au bord oriental du plateau de la Manche, à l'endroit où commence le versant méditerranéen, et où les deux hautes vallées du Segura et du Júcar sont le plus rapprochées l'une de l'autre: c'est là que, de tout temps, s'est trouvée la grande étape des voyageurs et le marché le plus considérable entre les villes du centre de l'Espagne et celles de la côte sud-orientale; c'est aussi près de là que commencent les ramifications du tronc de chemin de fer qui se dirige de Madrid vers la Méditerranée. Des avantages de même nature ont fait l'importance d'Almansa. Cette ville se trouve à l'ouest du massif des montagnes d'Alcoy et commande les deux routes de Valence au nord, d'Alicante et de Murcie au sud. Elle est comme Albacete, quoique à un moindre degré, un lieu nécessaire d'arrêt pour les hommes et d'échange pour les marchandises.

Mais toutes les cités des deux provinces vraiment importantes par leurs ressources propres sont situées sur la côte ou dans le voisinage, à moins de 40 kilomètres de la mer. La plus méridionale de ces villes, Lorca, occupe une position très-pittoresque sur les pentes et à la base d'une colline de formation schisteuse qui porte les ruines de l'antique citadelle mauresque. Comme toutes les autres places militaires devenues pendant le cours des âges des villes de travail et de commerce, Lorca devait nécessairement descendre de ses escarpements pour s'établir dans la plaine, au milieu des campagnes fertiles qu'arrose le Guadalentin. Les débris des anciens palais arabes qui s'élèvent dans le dédale des ruelles tortueuses de la montagne ont été laissés aux Gitanos, et la ville neuve, aux rues droites et alignées, s'est bâtie sur les terrains unis dans la vallée. Commercialement, Lorca se complète par la belle route qui l'unit à la petite ville maritime d'Aguilas, dont, par malheur, la rade est incommode et peu sûre.

En suivant, sinon les eaux,--car elles manquent souvent,--mais le lit, tantôt humide, tantôt desséché du Guadalentin, on traverse les deux villes de Totana, quartier général des Gitanos de la contrée, et d'Alhamá, dont les eaux thermales étaient jadis très-fréquentées par les Maures, puis on entre dans les bosquets de mûriers et d'orangers qui entourent la capitale de la province. Cette huerta n'est pas moins belle que les vegas de l'Andalousie, mais elle n'est parsemée que de misérables édifices. Quoique fort étendue, Murcie elle-même n'a pas l'aspect d'une grande ville; ses rues sont peu animées et ses édifices sont sans beauté: ce qu'elle a de plus remarquable, après la fameuse tour de sa cathédrale, où l'on monte, non par un escalier, mais par une longue rampe en forme d'hélice, ce sont les promenades ombreuses qui longent les rives du Segura, et les canaux d'irrigation tracés sur le flanc des montagnes, entre les escarpements jaunâtres et la douce déclivité des jardins, où le sol disparaît complétement sous la verdure touffue. Malgré son titre de chef-lieu du «Royaume Serenissime», Murcie présente moins d'intérêt que sa voisine, le port de Carthagène, et ne lui est point comparable par son rôle dans l'histoire.

Carthage la Neuve était bien destinée, dans la pensée de ses fondateurs puniques, à devenir une autre Carthage. Lorsque le grand foyer du commerce maritime se trouvait sur la côte septentrionale du continent d'Afrique, le marché des échanges de la péninsule ibérique avait sa place marquée d'avance sur la côte sud-orientale, et nul port ne présentait plus d'avantages que la petite mer intérieure, si admirablement abritée, qu'enferment les montagnes nues et sombres de Carthagène. Cette importance maritime de la colonie punique ne put que s'accroître lorsque les riches mines d'argent des environs immédiats commencèrent à livrer leurs trésors. Sa puissante position militaire lui valut aussi d'être l'une des grandes cités romaines de l'Ibérie. A diverses reprises, les souverains de l'Espagne ont essayé de lui rendre son ancien rôle stratégique en en faisant la principale station de la flotte nationale, en y construisant des entrepôts, des magasins, des arsenaux, des chantiers, des fonderies, des bassins de carénage, et surtout en hérissant de fortifications les hauteurs qui dominent le port et la rade. Ainsi que l'a prouvé un récent épisode de la guerre civile, ils ont certainement réussi à rendre la ville imprenable autrement que par la famine ou par la trahison; mais l'état chronique d'indigence dans lequel se trouve le budget espagnol ne permet pas de renouveler l'immense outillage des arsenaux et des flottes, et le grand établissement naval de Carthagène ne présente d'ordinaire que l'aspect d'une lamentable ruine: la population de la ville est à peine le tiers de ce qu'elle était au milieu du dix-huitième siècle. Quant au commerce pacifique des denrées et des marchandises, on sait qu'il ne se plaît pas dans les places de guerre, au voisinage des canons; aussi fait-il peu de cas de l'excellence nautique du port de Carthagène. D'ailleurs la position géographique de cette ville n'est vraiment bonne que pour le trafic de la Péninsule avec l'Algérie; c'est par Barcelone, Málaga, Cádiz que passent les grands chemins des échanges. Carthagène «des Spartes» reste donc isolée avec son commerce local de stipa, de nattes, de fruits, de minerai.

Quoique bien moins favorisée par la nature, Alicante est beaucoup plus active, grâce à la fécondité des huertas d'Elche, d'Orihuela, d'Alcoy, et au chemin de fer qui la réunit directement à Madrid. Au pied de sa roche aux longs talus portant sur ses escarpements les ruines d'une citadelle démantelée, Alicante groupe près de ses quais et de ses jetées une multitude de petits navires, tandis que les grands vaisseaux doivent mouiller au large, à cause du manque de fond, et se tenir prêts à fuir quand s'annoncent les tempêtes ou les vents dangereux. D'autres villes du littoral valencien, Denia, dont le nom rappelle encore le culte de Diane, Cullera, au massif de rochers isolé sur les plages, sont encore bien plus périlleuses d'abords, mais elles n'en sont pas moins très-fréquentées par les caboteurs à cause de la richesse et de l'industrie des contrées riveraines. Avant la construction du port artificiel du «Grau» (Grao) de Valence, près de la bouche du Guadalaviar, les voiliers qui passaient en hiver dans le golfe de Valence avaient à prendre les plus sérieuses précautions et devaient se hâter d'entrer en d'autres parages, car les vents d'est et surtout ceux du nord-nord-est qui poussent à la côte sont assez souvent d'une extrême violence; quand ils soufflent en tempête, la perte du navire qui ne peut entrer dans le grau est presque certaine: d'autant plus que la côte se trouve alors cachée par un épais rideau de vapeur et que le golfe à la plage aréneuse n'offre pas une seule crique naturelle de refuge. Des carcasses de bâtiments brisés attestent les périls de la navigation dans ce golfe redoutable. Heureusement les môles du port de Valence et de son avant-port ont été construits de manière à offrir un abri sûr par tous les vents et à rendre l'entrée facile pendant les tempêtes.

Toutes les villes de la grande huerta du Júcar et du Guadalaviar, Játiva l'héroïque, Carcagente, Alcira, Algemesi, Liria, ont pour centre commun la grande Valence, la quatrième cité de l'Espagne par sa population, la première par la beauté de ses cultures. Malgré cette vulgarité qu'apportent les architectes à la reconstruction graduelle des rues commerçantes, Valence a gardé une certaine originalité dans son apparence extérieure, aussi bien que dans sa population. La «Ville du Cid» a toujours ses murailles crénelées, ses tours, ses portes de défense, ses rues étroites et tortueuses, ses maisons blanches ornées de balcons, ses tentures ou ses nattes de jonc suspendues aux fenêtres, ses toiles déployées au-dessus de la rue pour abriter les passants de l'ardeur du soleil. Parmi ses nombreux édifices, un seul est vraiment curieux, c'est la Lonja de Seda, la «Bourse de Soie», gracieux monument de la fin du quinzième siècle, consistant en une vaste nef supportée par des rangées de colonnes torses et laissant apercevoir par la porte ogivale du fond un jardin de citronniers et d'orangers. Les jardins, les allées d'arbres, les bosquets, c'est là ce qui fait la gloire et le charme de Valence. L'Alameda, qui longe la rive du Guadalaviar, est peut-être la plus belle promenade urbaine de l'Europe, les végétaux des tropiques, bananiers, bambous, chirimoyas, palmiers, s'y mêlent aux arbres d'Europe, aux ormes, aux peupliers, aux platanes. Des villas, entourées des plus beaux ombrages, sont éparses çà et là dans les faubourgs de la ville et surtout près de la plage du Grau, fréquentée des baigneurs et des marins. Le port artificiel rivalise d'importance avec celui de Cádiz 176.

Note 176: (retour) Mouvement des échanges du port de Valence, en 1867: 67,675,000 fr.

Au nord de Valence le peu de largeur de la zone cultivable qui longe la mer à la base des montagnes n'a pas permis à des villes importantes de naître et de se développer. Castellon de la Plana, bâtie dans la plaine à laquelle elle a dû son nom, à la base d'un coteau qui portait l'ancien bourg fortifié, doit à sa position, au débouché de la vallée du Mijares, d'être l'agglomération d'habitants la plus considérable et le chef-lieu de l'une des provinces de Valence; mais, plus loin, toutes les localités qui se succèdent jusqu'aux frontières de la Catalogne, Alcalá de Chisvert, Benicarló, Vinaroz, ne sont que des bourgades de pêcheurs et de vignerons. Jadis les promontoires qui dominent les défilés marins de cette partie du littoral étaient gardés par des châteaux forts ou atalayas, dont on voit les ruines pittoresques envahies par les broussailles; mais la grande forteresse de défense se trouvait à l'entrée même de cette succession de Thermopyles, à l'endroit où la route quitte la large plaine de Valence pour serpenter entre les montagnes et la mer. Cette place forte, que les auteurs anciens disent avoir été fondée par des Grecs de Zacynthe, était Sagonte, devenue fameuse par le siége qu'elle soutint, avec tant d'acharnement, contre Hannibal. Les ruines romaines qui lui ont fait donner son nom moderne de Murviedro, ou de «Vieux Murs», n'ont plus rien d'imposant: débris de temples, murailles lézardées, tout se confond avec les pierres éparses et les éboulis des masures modernes; on dit que la décadence de la Sagonte romaine est due à la nature plus qu'aux hommes. Le sol du littoral se serait graduellement exhaussé, la mer se serait retirée, et, par le comblement de son port, la ville aurait perdu peu à peu son commerce et sa population 177.

Note 177: (retour) Villes principales du versant méditerranéen entre le cap de Gata et l'Èbre:
Valence (Valencia)     108,000 hab.
Murcie (Murcia)         55,000  »
Lorca                   40,000  »
Alicante                31,000  »
Carthagène (Cartagenn)  25,000  »
Orihuela                21,000  »
Castellon de la Plana   20,000  »
Alcoy                   16,000  »
Albacete                15,000  »
Játiva                  13,000  »
Alcira                  13,000  »
Almansa                  9,000  »


V

LES BALÉARES.

Le groupe des Baléares se rattache sous-marinement à la péninsule espagnole. Par les conditions géographiques, aussi bien que par le développement de l'histoire, il est une dépendance naturelle de Valence et de la Catalogne. Du cap de la Nao vers Ibiza et d'Ibiza vers Majorque et Minorque s'avance entre les abîmes de la Méditerranée un plateau de hauts fonds qui semble indiquer l'existence d'une ancienne terre de jonction. La direction de cet isthme sous-marin est précisément la même que celle des montagnes de Murcie et de Valence; la rangée des îles se développe du sud-ouest au nord-est, et les sommets qui s'y élèvent suivent dans leur ensemble le même axe d'orientation. D'un autre côté, la petite péninsule de la Baña, qui se rattache aux terres basses du delta de l'Èbre, se continue en mer par des bancs rocheux qui se dirigent vers Íbiza. Un groupe d'îlots dresse les sommets de ses collines au milieu de cette langue de terre immergée: c'est le groupe volcanique des Columbretes, dont le piton le plus haut, le Monte Colibre, domine un cratère ébréché, en forme de fer à cheval, et signale peut-être le centre d'un grand foyer souterrain qui se révélerait aussi par un lent soulèvement des îles Baléares. Tous les rochers réunis des Columbretes n'ont pas même un demi-kilomètre carré de superficie. On dit que les serpents y sont fort nombreux, et leur nom même, dérivé du latin Colubraria, signifie les «îlots des Couleuvres».

Par leur superficie, les Baléares ne forment qu'une partie peu considérable de l'Espagne, pas même la centième. Elles n'ont pas une de ces positions maritimes exceptionnelles qui donnent une importance si grande à des îles comme la Sicile ou même à des îlots comme Malte; au contraire, les Baléares sont en dehors des grandes routes de la navigation, et les mers environnantes sont si souvent bouleversées par les tempêtes, que les bâtiments de commerce les évitent volontiers et cherchent à les contourner au sud pour trouver des parages abrités. Mais les Baléares ont de grands avantages par la beauté naturelle des sites, par la douceur du climat, par la fécondité des terres. Ce sont les îles fortunées que les anciens avaient nommées les Eudémones ou les «Iles des Bons Génies,» et les Aphrodisiades, ou les «terres de l'Amour». Sans doute ces appellations flatteuses témoignent surtout de cette tendance à l'admiration que l'on éprouve pour tout ce qui est lointain et de difficile abord; mais il est certain que, comparées à l'Espagne péninsulaire et à la plupart des contrées riveraines de la Méditerranée, les Baléares sont grandement favorisées. Elles ont eu, il est vrai, à subir des incursions nombreuses; la guerre, la peste et d'autres fléaux les ont souvent ravagées; toutefois ces désastres n'ont été que peu de chose, en proportion des malheurs sans fin qui ont dévasté l'Espagne. Ainsi, pendant le siècle actuel, les Baléares n'ont pas eu à souffrir directement des guerres civiles qui se sont succédé dans la Péninsule. La population a pu s'y accroître à l'aise et s'enrichir par l'agriculture et le commerce. Sur un même espace de terrain, le nombre des habitants y est deux fois plus élevé qu'en Espagne; il serait encore plus considérable si plusieurs grands domaines obérés par les hypothèques n'étaient cultivés par des paysans toujours soumis à un régime presque féodal 178.

Note 178: (retour)
                     Superficie.
Pytiuse:
     Íbiza          572 kil. car.
     Formentera      96    »

Baléares:
     Majorque     3,395    »
     Cabrera         20    »
     Minorque       734    »
                 _________________
                  4,817 kil. car.

Popul. en 1870: 289,235
Popul. kilom.: 60

Les îles se partagent naturellement en deux groupes: celui de l'ouest ou des Pytiuses, ainsi nommé dans l'antiquité, des forêts de pins qui recouvraient toutes les montagnes, et les Gymnésies, ou les Baléares proprement dites. Le nom de Gymnésies, introduit de nouveau dans les traités de géographie, mais complètement inconnu du peuple, rappelle les temps barbares où la population vivait en état de nudité. Quant au nom des Baléares, le témoignage unanime des anciens auteurs l'attribue à l'adresse des indigènes dans l'art de manier la fronde. Strabon raconte que les parents exerçaient leurs enfants dans l'usage de cette arme en leur donnant pour cible le pain du futur repas: les jeunes tireurs ne recevaient leur nourriture qu'après l'avoir traversée d'une pierre. Lorsque Métellus «le Baléarique» voulut débarquer sur le rivage des Gymnésies, il eut soin de faire tendre des peaux au-dessus du pont de chaque navire pour abriter ainsi l'équipage contre les projectiles des frondeurs. On dit que dans l'île de Minorque, où les anciennes mœurs se sont longtemps conservées, les enfants excellent encore au maniement de la fronde.

Le climat des Baléares diffère peu de celui des côtes espagnoles situées sous la même latitude. Il est seulement plus doux et plus égal, plus humide aussi à cause de l'atmosphère maritime où les îles sont baignées et qui les alimente de pluies, surtout en automne et au printemps, lors du changement des saisons. Les coups de vent sont fréquents dans ces parages et parfois se compliquent de trombes redoutables. Ces météores ont fait sombrer bien des navires; on cite même les exemples de grands vaisseaux qui ont disparu sans qu'une seule épave vînt raconter le désastre.

Les îles Baléares étaient habitées même avant l'époque historique. Majorque est parsemée de constructions, dites talayots, c'est-à-dire petites atalayes ou «tourelles de guet», qui ressemblent aux nuraghi de la Sardaigne, et que l'on croit avoir été élevées par des tribus de même race. Minorque est encore plus riche en monuments de cette origine: le plus grand, qui se dresse sur un monticule dans la partie méridionale de l'île, est considéré par les indigènes comme un «autel des Gentils». Quel que soit d'ailleurs le fond de la population première, il a été singulièrement modifié, depuis les commencements de l'histoire écrite, par des envahisseurs de toute race et de toute langue, Phéniciens et Carthaginois, Grecs et Massiliotes, Romains et colons latinisés d'Ibérie, Goths et Vandales, Arabes et Berbères, Génois, Pisans, Aragonais, Catalans, Provençaux. En présence d'un pareil croisement, il serait donc plus que téméraire de vouloir classer les Baléariotes suivant les affinités de la race primitive. Par la langue, ce sont des Catalans, mais leur idiome est plus pur et se rapproche plus de l'ancien parler limousin que le langage des habitants de Barcelone.

Les Majorquins et leurs voisins des petites îles sont, en général, minces et de bonne tournure. En certains districts, notamment dans celui de Soller, les femmes sont fort belles; mais là même où elles ont les traits peu réguliers elles ont toujours une figure expressive par le regard et le sourire. Comme tous les campagnards, les paysans des îles sont prudents, réservés, âpres au gain; mais, autant que le leur permet la passion de la terre, ils sont probes, polis, gracieux, bienveillants, hospitaliers. Leurs larges caleçons bouffants, la ceinture qui cambre leur taille, leur veste de drap ou de toile en couleur éclatante, leur donnent un grand air d'élégance, bien différent de celui des lourds paysans du nord de l'Europe. Le soir, quand ils reviennent de leur travail, revêtus de peaux de chèvre dont le poil est tourné en dehors et dont la queue se balance au rhythme de leurs pas, on se plaît à les voir danser aux sons de la guitare ou de la flûte que tient le chef de la bande. C'est sans doute ainsi que faisaient leurs aïeux avant l'époque de l'invasion carthaginoise.

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