Nouvelle géographie universelle (1/19): I L'Europe meridionale (Grèce, Turquie, Roumanie, Serbie, Italie, Espagne et Portugal)
CAGLIARI, VUE PRISE DU COL DE BONERIA
Dessin de Clerget, d'après une photographie.
La rivale de Cagliari, Sassari la charmante, qu'entourent des plantations d'oliviers, des jardins, des maisons de plaisance, a seule, parmi les villes sardes, la gloire d'avoir été l'une des républiques d'Italie. Elle a gardé de cette époque de liberté un entrain naturel, un élan d'initiative qui ne se retrouve point ailleurs; mais elle a, relativement à Cagliari, le grand désavantage d'être éloignée de la mer; une zone de terrains bas et marécageux l'en sépare. Elle pourrait expédier ses denrées par le port d'Alghero et l'admirable havre de Porto Conte, qui s'ouvre au sud des montagnes de la Nurra, mais la plus grande facilité des communications lui a fait choisir son port sur la plage vaseuse du golfe d'Asinara; Porto Torres, tel est le nom du village d'embarquement, n'est que la ruine d'une antique cite romaine, «géant mal enseveli,» dit Mantegazza, car du sol fangeux et des forêts de roseaux on voit surgir les arcades d'un puissant aqueduc et les robustes colonnes du temple de la Fortune, que les indigènes nomment le «Palais du Roi Barbare». Ce vieux port romain, ouvert sur la mer de Corse dans la direction de la France et de Gênes, rendra certainement de grands services, surtout pour le commerce des huiles, que les campagnes de Sassari produisent en quantités considérables, et pour celui des vins que, du haut de son plateau montagneux, expédie la riche bourgade de Tempio, aux maisons éparses, toutes construites en granit gris; toutefois Porto Torres a le désavantage de ne pouvoir communiquer avec l'Italie péninsulaire que par le détroit périlleux de Bonifacio. Aussi la Sardaigne qui ne possédait sur la côte orientale que le petit port de Tortoli, s'en est-elle donné récemment un nouveau. Il a suffi pour cela de rattacher le réseau des routes à la baie de Terranova, le bourg sarde le moins éloigné de Livourne et de Civita-Vecchia 129. A l'endroit où s'élève aujourd'hui la petite ville, se trouvait probablement la cité d'Olbia, qui du temps des Romains n'eut pas moins de 150,000 habitants. Les Sardes, et avec eux tous les Italiens, espèrent que Terranova redeviendra le grand «emporium» de l'île 130. Le port est trop étroit et trop peu profond à l'entrée, mais il est admirablement abrité et précédé du côté du large par d'excellentes rades. En outre, les mouillages de l'archipel de la Maddalena, qui se trouvent à proximité de Terranova, pourraient recevoir des flottes entières dans les mauvais temps. En plaçant la gare terminale du chemin de fer en face de Rome, les habitants de l'île comptent rapprocher la Sardaigne de la métropole, la retourner, pour ainsi dire, et porter son activité du côté de l'Orient. Quoi qu'il en soit de ces espérances, il n'y aura point d'améliorations sérieuses pour la Sardaigne, tant que ses funestes étangs n'auront pas été assainis, tant que le drainage n'aura pas «transformé en pain le poison des marais».
IX
LA SITUATION PRÉSENTE ET L'AVENIR DE L'ITALIE.
Il est impossible de juger une nation autrement que par ses oeuvres collectives, car elle comprend dans son sein tous les extrêmes; du travail forcené à la paresse sordide, de la moralité la plus scrupuleuse à l'avilissement le plus abject, toutes les gradations se succèdent; la diversité des individus est infinie. Mais la résultante générale de ces millions de vies diverses se voit nettement par l'état politique et social des populations et par l'empreinte qu'elles laissent sur la terre qui les porte.
Depuis que l'Italie a repris sa place parmi les nations indépendantes, nul homme sincère ne saurait nier qu'elle semble destinée à faire grande figure en Europe. Déjà l'oeuvre de sa restauration politique a fait surgir des hommes tout à fait hors ligne par l'intelligence des événements et la pénétration des caractères, par le courage, le zèle infatigable, la persévérance, le dévouement magnanime. Il en est même qui ont mérité le nom de héros et que la postérité placera certainement au nombre de ceux dont l'existence est une gloire pour le genre humain tout entier. Peut-être, après ce grand effort des révolutions préliminaires et de l'émancipation politique définitive, l'Italie retombera-t-elle pour un temps dans une sorte d'affaissement moral. C'est là un phénomène qui se produit constamment dans la des vie nations après toutes les périodes de grandes crises; mais aux générations qui se reposent épuisées succèdent les générations avides de travaux et de luttes; il n'y a donc point à s'inquiéter outre mesure d'une diminution momentanée dans les énergies apparentes du peuple italien.
Pour les sciences et les arts, la patrie de Volta, de Cialdi, de Secchi, de Rossini, de Verdi, de Vela, n'est-elle pas déjà dans des conditions d'égalité avec les nations les plus avancées de l'Europe? L'Italien peut commencer maintenant à parler sans honte des deux grands siècles de la Renaissance, car il vient d'entrer dans une deuxième période de rénovation; à côté des grands noms du passé, il peut se hasarder à en citer d'autres appartenant à la période contemporaine; à la suite des recherches scientifiques et des inventions d'autrefois, il peut en placer de non moins remarquables qui sont de notre siècle. L'Italie a des peintres et des architectes habiles, de grands sculpteurs, des musiciens incomparables. Ses ingénieurs se distinguent par des travaux hydrauliques de canaux, de ponts, de digues, de brise-lames que les étrangers viennent étudier de loin. Ses physiciens, ses météorologistes, ses géologues, ses astronomes, ses mathématiciens ont parmi eux quelques-uns des plus grands noms de la science moderne, et la fréquentation très-assidue des universités promet des élèves qui continueront l'œuvre de leurs devanciers. Une Société de géographie, qui s'est en peu d'années placée au premier rang parmi les sociétés-sœurs de l'Europe, aide par ses publications et ses encouragements à l'exploration du globe, et nombre de voyageurs et de naturalistes italiens, dans l'Amérique du Sud, en Abyssinie, dans l'Asie centrale, au Japon, dans l'archipel de la Sonde, en Papuasie, ont repris le travail de découverte qui fit la gloire de leurs ancêtres vénitiens et génois. Il n'est donc pas juste de répéter avec ironie, comme on le fait souvent: «L'Italie est faite, mais les Italiens restent à faire!» Par la valeur de ses individus, ainsi qu'on peut le constater facilement en pénétrant dans une foule et en observant son attitude, en écoutant son langage, la péninsule latine n'est point inférieure aux autres pays d'Europe; si même elle a pu se constituer, c'est parce que les hommes d'une forte trempe n'y manquaient point.
On sait que, par le nombre proportionnel des habitants, l'Italie est une des contrées de l'Europe qui se placent au premier rang; elle n'est dépassée à cet égard que par la Saxe, la Belgique, la Néderlande et les îles Britanniques 131, et pourtant elle a de vastes étendues presque inhabitables, les hauts Apennins et toute la région marécageuse du littoral, en Toscane, dans le Latium, dans le Napolitain, en Sardaigne. Mais l'accroissement de la population italienne n'est pas aussi rapide que celui de la Russie, de l'Angleterre, de l'Allemagne; à cet égard, elle représente à peu près la moyenne de l'Europe: sa période de doublement est d'un siècle environ, tandis qu'elle est de cinquante ans en Russie et de deux siècles en France. C'est en deux des provinces les plus pauvres de l'Italie, la Pouille et la Calabre, que les naissances sont le plus nombreuses, en deux des provinces les plus riches, les Marches el l'Ombrie, qu'elles sont le plus rares en proportion. La vie moyenne de l'Italien n'atteint pas trente-deux ans. Ainsi, par le seul fait de sa plus courte vie d'adulte, l'habitant de la Péninsule ne peut fournir que le tiers ou le quart du travail que donne l'Anglais ou le Français.
Encore de nos jours, l'activité matérielle de l'Italie se porte plus vers l'agriculture et l'exploitation des richesses naturelles du sol et de la mer, gisements miniers, salines, poissons et corail, que vers l'industrie proprement dite. La contrée a plus des cinq sixièmes de sa surface en plein rapport, quoique les rochers et les montagnes occupent une grande partie du territoire 132. Les céréales, qui sont les principales cultures, ne fournissent pas assez pour la consommation du pays; mais d'autres produits suffisent pour alimenter une exportation considérable. L'Italie est le premier pays du monde pour la production des huiles, ses bois et ses forêts d'oliviers couvrant une superficie totale de plus de 500,000 hectares; malheureusement la qualité de la denrée n'est pas toujours en raison de sa quantité. Pour les fruits de table, figues, raisins, amandes, oranges, l'Italie est également en tête des pays d'Europe. Elle les dépasse aussi par l'abondance des châtaignes, qu'elle récolte dans ses forêts des Apennins et des Alpes. Enfin, la prééminence lui appartient encore pour la culture du mûrier et la production des cocons; pour cette denrée précieuse, elle a distancé quatre fois la France: on croit même, quoique cette hypothèse repose sur des statistiques un peu hasardées, qu'elle a été exceptionnellement, en 1873, la supérieure de la Chine centrale pour la production des soies. A elle seule elle fournirait le tiers de la soie du monde entier 133. La Péninsule mérite toujours le nom antique d'Œnotrie, que lui avaient valu ses vins; toutefois ses viticulteurs sont encore loin d'avoir égalé ceux de France pour l'habileté des procédés; ils ont encore de grands progrès à faire, excepté dans certaines parties de l'Italie continentale et de la Sicile, où se trouvent des vignobles renommés. Quant à la culture semi-tropicale du coton, elle n'a qu'une très-faible importance économique. L'élève du bétail et des animaux domestiques, en général, est une source de richesses beaucoup plus sérieuse, 134, mais c'est pour certaines espèces de fromages seulement que les fermes de l'Italie se distinguent en Europe par l'excellence de leurs produits 135.
Note 132: (retour) Superficie approximative du territoire agricole de l'Italie:Céréales 12,000,000 hectares. Forêts et bois 5,150,000 » Pâturages 5,900,000 » Prairies 1,200,000 » Olivettes 600,000 » Châtaignerais 600,000 » Rizières 150,000 » Terrains incultes, étangs 4,000,000 » Superficie totale 29,600,000 hectares.
Note 133: (retour) Production des soies gréges dans le monde:1873. 1874. Italie 3,125,000 kilogr. 2,860,000 kilogr. Chine (exportation) 3,106,000 » 3,680,000 » Japon 718,000 » 550,000 » Bengale 486,000 » 425,000 » Orient musulman et Géorgie 658,000 » 940,000 » France 550,000 » 731,000 » Espagne 130,000 » 140,000 » Grèce 18,000 » 13,000 »
Note 134: (retour) Surface des terrains de culture et valeur approximative des produits de l'agriculture italienne, en 1869, d'après Maestri:Terres labourables, vignobles et vergers 11,035,100 hect.: Céréales: blé, riz, maïs, etc. 75,000,000 hectol. 2,100,000,000 fr. Pommes de terre 10,000,000 » 50,000,000 Vins 30,000,000 » 1,100,000,000 Fruits ? ? Mûriers (soie)? ? 460,000,000 Chanvre, lin, coton, etc. 75,000,000 kilogr. ? Tabac 3,300,000 » ? Olivettes 555,000 hect. Huile 1,700,000 kilogr. 220,000,000 Châtaigneraies 585,000 » Châtaignes 5,400,000 hectol. ? Forêts 4,158,350 » Bois ? ? Prairies 1,173,450 » Foin, produits du bétails, etc. ? Pâturages 5,397,450 »
L'exploitation des mines de fer dans l'île d'Elbe, des marbres et des granits dans les grandes Alpes et les Alpes Apuanes, du borax et de l'acide borique dans le Subapennin toscan, du plomb et du zinc dans la Sardaigne, du soufre dans la Sicile, forment la transition entre la simple extraction des trésors du sol et l'industrie proprement dite 136. Celle-ci comprend toutes les spécialités du travail moderne, depuis la fabrication des épingles jusqu'à celle des locomotives et des grands navires; mais l'Italie n'a de prééminence que pour certains produits de luxe, les chapeaux de paille fine, les camées, les marbres et les bois incrustés, les objets en corail, les verroteries, et pour certaines préparations culinaires, pâtes et salaisons. Cependant l'industrie des soies a pris récemment en Italie une grande activité: Milan est devenue pour Lyon une rivale dangereuse; la fabrication des soies ouvrées y est constamment en progrès et ses produits sont fort recherchés par la Suisse et l'Allemagne. Les fabriques de lainages se comptent par centaines dans la province de Novare, à Biella surtout, et livrent au commerce des produits fort appréciés. Les manufactures de coton prennent de l'extension, mais elles sont encore inférieures en nombre à celles de l'Espagne et ne possèdent qu'un demi-million de broches, pas même la dixième partie de ce que possède la France. Quant aux tissus de lin et de chanvre, ils se font encore principalement à la main dans toute l'Italie. En dehors de la filature des étoffes, la grande industrie manufacturière, avec ses usines, qui sont des cités, et son peuple de machines en mouvement, est encore faiblement représentée dans l'Italie du Nord et, si ce n'est à Naples, tout à fait inconnue dans l'Italie méridionale. Les ouvriers, d'ailleurs nombreux, puisqu'ils forment un septième de la population, sont en grande majorité des artisans travaillant chez eux ou dans de petits ateliers; ils n'ont pas encore été saisis par l'immense engrenage de la division du travail pour être groupés en armées au service de la vapeur et de tout le mécanisme qu'elle met en mouvement. Il en résulte que, dans l'histoire contemporaine des luttes économiques, l'Italie ne présente pas les mêmes phénomènes que la France, la Belgique, l'Allemagne et l'Angleterre. Mais cette différence va s'atténuant de jour en jour, car la plupart des petites industries, avec leurs ateliers éparpillés et leurs ouvriers travaillant en chambre ou sur la voie publique, sont condamnées à disparaître devant la formidable usine.
Le commerce de la péninsule italienne est destiné à passer par des transformations analogues à celles de l'industrie. Quoique la flotte mercantile de l'Italie soit fort considérable et qu'elle le cède en importance seulement aux flottes des îles Britanniques, des États-Unis, de l'Allemagne et de la France, quoiqu'elle ait même un énorme personnel de marins et de pêcheurs, près de 200,000 individus, son activité commerciale est loin d'être en rapport avec son tonnage 137. Si ce n'est à Gênes, qui ressemble par son esprit de spéculation aux grands ports du nord de l'Europe, et qui possède avec les villes voisines les trois quarts de la flotte nationale de commerce, l'immense outillage de navigation maritime ne sert à l'Italie que pour des expéditions de petite pêche et pour le trafic du cabotage méditerranéen. Les navires italiens qui se hasardent en plein Océan sont relativement peu nombreux; avant l'année 1845, leur pavillon ne s'était pas encore montré dans l'océan Pacifique, et de nos jours encore on le voit rarement dans les mers de l'extrême Orient. C'est là un sujet d'inquiétude pour les patriotes et ils font une propagande active pour décider les commerçants des ports à entrer en relations directes d'affaires avec les pays d'outre-mer. Il est vrai que, par sa position au centre de la Méditerranée, l'Italie a le privilége assuré de pouvoir prélever sa part de tous les échanges qui s'opèrent entre les rivages opposés de son bassin maritime; elle profitera nécessairement de tous les accroissements en population et de tous les progrès en industrie qui s'accompliront en Afrique, de l'Égypte au Maroc; mais les routes terrestres qui ne passent point sur son territoire la priveront d'un élément de trafic fort important. On peut affirmer, sans crainte d'erreur, que le chemin de fer de Calais et d'Anvers à Salonique et à Constantinople, future grande voie transversale de l'Europe, enlèvera aux ports de l'Italie une part considérable de leurs échanges. Le petit nombre de bateaux à vapeur dont les armateurs italiens disposent les met aussi dans une situation de grande infériorité relativement à leurs rivaux de Trieste, de Marseille et de l'Angleterre. Eux-mêmes sont obligés de s'adresser à l'étranger pour l'expédition des marchandises précieuses; un quart seulement du commerce extérieur se fait sous pavillon national. Marins et navires ne fournissent par homme et par tonne qu'une faible quantité du travail qu'ils produiraient ailleurs.
Note 137: (retour) Statistique de la navigation de l'Italie en 1873:Flotte commerciale (voile et vapeur) 10,845 nav. jaug. 1,046,500 tonnes. » » à vapeur 133 » 48,600 » Mouvement de la navigation 239,785 » 21,703,400 » » des navires à voiles 207,114 » 9,481,300 » » des navires à vapeur 32,671 » 12,222,100 » » des navires sous pavillon italien 221,598 » 14,687,000 » » » anglais 5,805 » 3,509,200 » » » français 4,457 » 1,673,600 » » » autrichien 2,196 » 605,800 » » » grec 1,524 » 261,600 » Marins et pêcheurs 190,000 »
Le grand mouvement maritime du pourtour des côtes italiennes pourrait faire illusion sur le mouvement réel des échanges dans la Péninsule. La forme allongée de l'Italie, les remparts de montagnes qui obstruent les communications à l'intérieur, le manque de voies navigables, ont rejeté le commerce sur le littoral, et c'est précisément en raison de l'activité des ports que les chemins éloignés de la mer restent infréquentés. Mais ce manque d'équilibre commercial entre la côte et les contrées de l'intérieur s'atténue graduellement. Sous l'influence des événements politiques et du travail industriel, la géographie de l'Italie s'est complétement modifiée; les traits du relief et des contours de la Péninsule ont pris une autre valeur et le rôle qu'ils ont à remplir de nos jours est tout différent de celui qui leur appartint pendant l'histoire des siècles passés.
Les routes, les chemins de fer ont été les principaux agents de ce nouvel aménagement géographique. C'est avec un grand sens que les Italiens ont donné à l'une de leurs provinces les plus populeuses le nom d'une route qui la traverse dans toute sa longueur: l'importance des grandes voies dans le développement historique des nations est tellement capitale, que l'Émilie peut être, en effet, considérée comme redevable de sa prospérité à la voie Émilienne; toutes ses grandes villes, de l'Adriatique au Pô, reçoivent le flot de vie par cette artère qui les relie les unes aux autres. Et dans l'Italie du Nord, l'histoire de la forteresse de Vérone et de tous les champs de bataille qui l'entourent, ne témoigne-t-elle pas du rôle immense que remplit une simple route dans les destinées des peuples?
La révolution géographique la plus importante que les voies de communication aient opérée dans l'intérieur de la Péninsule, est celle de la subjugation des Apennins, de même que pour les rapports de l'Italie avec l'étranger le fait le plus considérable est la percée des Alpes 138. Les Apennins, qui partageaient autrefois l'Italie en un grand nombre de bassins séparés ayant d'autres débouchés commerciaux, une destinée politique différente, ne sont plus qu'un obstacle très-amoindri entre les deux versants de la Péninsule. Outre les grandes routes carrossables, cinq chemins de fer franchissent déjà l'Apennin, entre Turin et Savone, Milan et Gênes, Bologne et Florence, Ancône et Rome, Naples et Foggia; d'autres lignes de rails, s'avançant de part et d'autre, vont se rejoindre prochainement dans les galeries souterraines ou sur les cols de la montagne. Bien plus encore qu'au génie de ses hommes d'État, et même qu'au dévouement de ses patriotes, l'Italie doit sa grande évolution politique à ces chemins de fer et aux nouvelles conditions qui en résultent. Lorsque tous les Italiens, Lombards, Piémontais et Génois, Florentins, Romains et Romagnols, ne furent plus séparés matériellement et purent s'établir dans toute ville de la Péninsule aussi facilement que dans leur lieu natal, la patrie était fondée. Les ingénieurs avaient déjà fait l'unité de l'Italie lorsqu'ils eurent relié les unes aux autres les voies ferrées de Civita-Vecchia, de Naples, d'Ancône et de Florence, sur ce même emplacement d'où les Romains avaient autrefois lancé vers le monde leurs grands chemins pavés.
Le chemin de fer qui longe le rivage de l'Adriatique, de Rimini à Brindisi et à Otrante, et qui fait partie de la ligne commerciale de Londres à Suez et à Bombay, a fait aussi un grand changement dans la géographie de la Péninsule. Jusqu'à maintenant, le côté occidental de l'Italie, celui qui possède l'Arno, le Tibre, le Garigliano, celui dont le littoral a le privilège des golfes, des ports et des archipels, avait été la moitié vivante de la presqu'île proprement dite: c'est là que se trouvaient les grands marchés, les villes opulentes, les centres de civilisation, les lieux de rendez-vous pour les étrangers. Mais voici que la voie ferrée a tout à coup reporté l'axe du commerce sur la côte orientale de la Péninsule. Les villes de premier ordre n'y sont pas encore nées, mais c'est déjà l'un des principaux chemins de l'ancien monde, et des milliers de voyageurs qui viennent de faire le tour de la Terre y passent sans se détourner de leur route pour visiter Naples, Rome ou Florence, de l'autre côté des Apennins 139.
VÉRONE
Dessin de Taylor, d'après une photographie de M. Hantecœur.]
L'ensemble des échanges de l'Italie avec le reste du monde s'élève par terre et par mer, y compris le mouvement de transit, à un total moyen un peu inférieur à trois milliards de francs, soit à plus de 100 francs par tête 140. Le progrès commercial est très-grand, puisque en douze années le mouvement des échanges a doublé; mais, en proportion des autres nations européennes, il reste encore beaucoup à faire; pour son activité commerciale l'Italie n'est pas seulement dépassée par l'Angleterre, la France, l'Allemagne, l'Austro-Hongrie et la Russie, elle est également l'inférieure de contrées d'une faible étendue, telles que la Belgique et la Hollande. Plus du quart du commerce de l'Italie se fait avec la France, et près d'une moitié avec l'Angleterre, l'Austro-Hongrie et la Suisse; le quart restant se répartit d'une manière fort inégale entre les divers pays du monde. Ainsi, tandis que les rapports commerciaux de l'Italie avec l'Espagne sont presque insignifiants, ils sont assez actifs et croissent rapidement avec la Turquie et les anciens États barbaresques; récemment encore les navires italiens ne se hasardaient au delà du seuil de Gibraltar que pour cingler vers l'estuaire de la Plata, mais ils savent maintenant prendre le chemin des États-Unis et même remplacer les bâtiments américains dans le commerce international; des naturalistes et des commerçants envoyés par la ville de Gênes explorent maintenant la Nouvelle-Guinée, les Moluques et les archipels voisins pour y découvrir de nouveaux débouchés de trafic. La lecture des tableaux statistiques de la Péninsule prouve que chaque année se réalisent de très-grands progrès dans les relations commerciales de l'Italie avec les terres lointaines.
Note 140: (retour) Commerce extérieur de l'Italie:Importation. Exportation. Total. 1862 830,029,350 fr. 577,468,350 fr. 1,407,497,700 fr. 1872 1,186,600,000 » 1,167,200,000 » 2,353,800,000 » 1873 1,286,700,000 » 1,133,100,000 » 2,419,800,000 » (avec transit). 1,469,956,000 » 1,307,714,000 » 2,777,670,000 » Articles de commerce les plus importants, en 1872: Importation. Exportation. 1° Soie brute 49,760,000 fr. 406,686,000 fr. » manufacturée 127,813,000 » 24,774,000 » 2° Mercerie, quincaillerie 90,415,000 » 117,793,000 » 3° Denrées coloniales; sucs végétaux, etc. 146,481,000 » 58,410,000 » 4° Céréales, farines et pâtes 123,392,000 » 74,189,000 » 5° Coton brut et manufacturé 157,591,000 » 20,172,000 » 6° Pierres, terres, charbons 58,018,000 » 43,207,000 » Ordre d'importance des différentes contrées dans le commerce italien, en 1871: Importation. Exportation. 1° France et Algérie 201,868,000 fr. 402,309,000 fr. 2° Angleterre 282,865,000 » 142,654,000 » 3° Austro-Hongrie 172,574,000 » 198,371,000 » 4° Suisse 52,009,000 » 156,931,000 » 5° États-Unis 50,745,000 » 31,855,000 » 6° Turquie 49,478,000 » 10,979,000 » _______________ _________________ Commerce total 963,698,000 fr. 1,085,460,000 fr.
Le fléau de l'Italie est la misère sous laquelle des millions de ses cultivateurs sont accablés, même dans les campagnes les plus fécondes, comme celles de la Lombardie et de la Basilicate maritime. Privés de terres qui leur appartiennent, incertains du salaire qui viendra, ces paysans vivent en d'affreux taudis où l'air même n'arrive que souillé. En tenant compte de ce que père, mère et enfants peuvent gagner dans les saisons les plus favorables, il se trouve que ce gain ne suffit même pas à fournir le pain nécessaire à toute la famille; aussi le repas consiste-t-il en châtaignes, en polentas de maïs, en pâtes de farines avariées; rien ne reste du salaire pour le vêtement, pour l'ameublement ou l'ornement de la cabane, pour l'achat de remèdes, trop souvent nécessaires! Le rachitisme et toutes les maladies causées par l'insuffisance de nourriture sont très-communes, et la mortalité des enfants est considérable. L'émigration, qui enlève à la Péninsule un si grand nombre de ses fils pour les envoyer à la Plata, au Pérou, aux États-Unis, en France, en Suisse, en Algérie et à Tunis, en Turquie et en Égypte, est donc un double bienfait. Elle fournit du pain à ceux qui partent et par les lettres et les envois d'argent relève les espérances de ceux qui restent. On dit que sur le demi-million d'Italiens qui se trouvent à l'étranger, une centaine de mille s'occupent d'art sous une forme ou sous une autre, soit comme musiciens, peintres et sculpteurs, soit comme chanteurs des rues et porteurs d'orgues de Barbarie.
L'ignorance, compagne ordinaire de la misère, est encore fort grande dans presque toutes les provinces de la Péninsule. On ne peut mesurer, il est vrai, l'état relatif de l'éducation dans les différents pays que par le nombre des écoles et de ceux qui savent lire et écrire, et si l'on s'arrête à cette indication superficielle, on risque fort de se tromper, car, grâce aux avantages d'une longue civilisation transmise par l'hérédité, les cultivateurs toscans et napolitains auxquels tout grimoire alphabétique est inconnu n'en ont pas moins beaucoup plus d'esprit et de savoir-vivre que des paysans du Nord relativement instruits. Toutefois c'est un grand malheur pour l'Italie que l'ignorance des rudiments mette une part si considérable de sa population en dehors de toute lutte pour le progrès intellectuel. Encore moins de la moitié des hommes faits ont sondé les mystères de l'alphabet; les trois quarts des femmes sont classées parmi les analfabeti, et bien que, d'après la loi, toute commune doive être pourvue d'une école, il en est encore plusieurs milliers qui n'ont pas reçu la visite de l'instituteur 141. Au lieu de la proportion normale de 1 habitant sur 6 ou 7 suivant les cours de l'école, la proportion des élèves n'est que de 1 sur 15. Une seule province, le Piémont, présente un nombre d'alfabeti supérieur à celui des ignares et c'est précisément la partie de l'Italie qui, de gré, de ruse ou de force, a fini par s'annexer les autres. Et tandis que les écoles tardent à s'ouvrir en Italie, les vieilles mœurs de violence et de meurtre se maintiennent encore. En 1874, le ministre de l'intérieur Cantelli évaluait le nombre moyen des homicides à 3,000 par an, à 4,000 celui des vols à main armée, à 30,000 celui des luttes avec blessures. Plus de 150,000 Italiens sont ammoniti, c'est-à-dire soumis ou condamnables au domicile forcé.
Note 141: (retour) État de l'instruction publique en Italie:Écoles primaires, en 1873 43,380 fréq. par 1,659,107 enfants. Écoles d'adultes, en 1869 4,619 » 153,235 personnes. Écoles secondaires, lycées et gymnases, etc. 512 » 25,408 » Universités 20 » 8,510 » Nombre des conscrits analfabeti, 1872 56,7 sur 100. » fiancés » 1868 59 hommes, 78 femmes sur 100. Communes dépourvues d'écoles, 1870 6,401 Instituteurs dépourvus de diplômes, 1870 8,440
Une des causes principales d'arrêt ou de retard de développement pour le peuple italien est le désarroi constant des finances d'État et le lourd fardeau d'impôts vexatoires qui en est la conséquence. Il est vrai que, proportionnellement à la France, toute dette nationale peut sembler légère: celle de l'Italie dépasse dix milliards, ce qui est déjà une somme prodigieuse, d'autant plus qu'elle s'est accumulée pendant la durée de moins d'une génération; en outre, elle s'augmente régulièrement chaque année d'un déficit variant de 120 à 500 millions de francs. Les recettes s'accroissent, mais les dépenses augmentent dans la même proportion et par suite l'écart devient de plus en plus inquiétant. L'aggravation des tarifs douaniers, les impôts sur la consommation, la loterie, la vente des biens d'église ne comblent point le déficit. Les 600 millions que l'on propose d'obtenir en capitalisant les propriétés appartenant aux écoles et aux hôpitaux, ne seraient qu'un expédient temporaire: l'entretien d'une armée considérable, que le gouvernement ne parvient pourtant pas à organiser d'une manière efficace, le manque de suite dans les entreprises, des prodigalités injustifiables, des actes nombreux d'improbité dans l'administration ne permettent pas au système financier de l'Italie de reprendre son équilibre. Le crédit national est fortement ébranlé, et le papier-monnaie, qui circule à cours forcé depuis 1866, n'a jamais été accepté qu'à perte.
La situation besoigneuse de l'Italie la met forcément, beaucoup plus qu'elle ne voudrait se l'avouer, sous la dépendance de l'étranger. Pour ménager et consolider son crédit, pour assurer les emprunts et le service de la dette, il lui faut nouer avec les capitalistes d'Europe des négociations qui ne sont pas toujours d'ordre purement financier 142. En outre, l'état défectueux des forces militaires et navales oblige le gouvernement italien à s'appuyer, suivant les circonstances, sur l'une ou l'autre puissance européenne. Quoi qu'en dise un mot fameux, l'Italie n'a point «fait par elle-même»; c'est à d'habiles alliances qu'elle a dû de se constituer politiquement, et c'est encore en dehors de ses frontières qu'elle doit chercher un point d'appui. Jusqu'à maintenant elle n'a jamais marché dans une fière indépendance.
Note 142: (retour)Dépenses du trésor italien en 1861 605,173,000 fr. 1875 1,542,600,000 fr. Recettes » » 458,322,000 » » 1,309,600,000 » _______________ _________________ Déficit » » 146,851,000 fr. » 233,000,000 fr. Total de la dette » 2,500,000,000 » » 10,060,000,000 » Billets à cours forcé » 1,484,400,000 »
L'unité de l'Italie n'est même pas tout à fait complète. Le pape, qui put jadis se qualifier de «soleil parmi les lunes terrestres, empereurs et rois», a perdu tout pouvoir politique dans ses anciens États. Ce n'est plus en souverain, mais en hôte, qu'il réside encore au Vatican, et l'argent que lui offre le gouvernement italien, et que d'ailleurs il n'a cessé de refuser, n'est pas un tribut, mais une gracieuseté. Néanmoins le pape, quoique désarmé, n'est pas sans pouvoir et sa seule présence est un obstacle considérable au solide établissement de l'État d'Italie. La destitution temporelle du souverain pontife n'a point été acceptée par l'immense majorité des croyants catholiques; ceux de la Péninsule, aussi bien que ceux de toute l'Europe et du monde, protestent et ne laissent passer aucune occasion de s'attaquer au nouvel ordre de choses. L'Europe politique se trouve ainsi beaucoup trop directement intéressée aux affaires intérieures de l'Italie pour qu'elle ne soit pas tentée souvent d'intervenir: il y a là un grand danger que toutes les habiletés diplomatiques ne parviendront peut-être pas à conjurer. Ce coin de terre, ce palais, ce jardin qui restent à leur maître sont comparés par les zélateurs de la papauté au point fixe que cherchait Archimède, et suffisent, disent-ils, pour appuyer le levier qui soulèvera le Monde. Quoi qu'il en soit, il y aura lutte, et ce n'est pas dans la Péninsule seulement qu'auront lieu les péripéties du conflit.
On ne saurait douter que l'Italie ne sorte tôt ou tard de cette fausse position qui fait de sa capitale le chef-lieu d'un État indépendant, et en même temps le siége d'un gouvernement théocratique auquel obéissent tous les catholiques du monde. Cette contradiction est destinée à disparaître d'autant plus tôt que, parmi les grandes agglomérations européennes, l'Italie est précisément une de celles qui, par la force même des choses, garderont le plus longtemps leur individualité nationale. Tard venus dans l'assemblée des peuples centralisés, les Italiens tiennent d'autant plus à leur patrie qu'ils l'ont fondée depuis un temps plus court: elle est pour eux une conquête dont ils ne voudront pas se dessaisir, surtout tant qu'elle restera inachevée et que plusieurs terres italiennes manqueront au groupe des provinces unies. La précision singulière avec laquelle sont dessinés les contours géographiques de la Péninsule aidera d'ailleurs les Italiens à garder leur sentiment national dans son intensité. Le mur des Alpes restera devant leurs yeux comme un symbole, longtemps après que les routes et les chemins de fer en auront escaladé ou sous-franchi tous les cols importants. Mais, par cela même que la nationalité italienne est nettement limitée et qu'elle a toute chance de se maintenir avec plus de persistance que d'autres à frontières moins précises, elle a moins de force d'expansion. Si l'on excepte le mouvement d'émigration vers les contrées de la Plata, le rôle de l'Italie reste essentiellement méditerranéen: il s'exerce à peine sur le versant extérieur des Alpes, moins encore en dehors des portes de Suez et de Gibraltar. A Tunis, en Égypte, la langue italienne, représentée par ses divers patois, peut acquérir une certaine prépondérance, mais, dans le reste du monde, elle a peu de chances de pouvoir lutter avec l'anglais, le français, l'espagnol, l'allemand et le russe. Le beau parler de Dante n'est certainement point celui qu'emploieront les peuples comme langage universel.
X
GOUVERNEMENT ET ADMINISTRATION.
D'après le Statut fondamental du royaume, promulgué au mois de mars 1848, l'Italie est une monarchie héréditaire et représentative. Appliquée d'abord aux seuls États du roi de Sardaigne, la charte constitutionnelle a été graduellement étendue, après chaque nouvel agrandissement du royaume, à la Lombardie, à la Toscane, à l'Émilie et aux Marches, au Napolitain et à la Sicile, à la Vénétie, puis à Rome et à sa province.
Le Statut, comme la plupart des documents de même nature, garantit à tous les «régnicoles» l'égalité devant la loi, la liberté individuelle, l'inviolabilité du domicile. La presse est libre, «mais une loi en réprime les abus.» Le droit de réunion est reconnu, mais non quand il s'agit «d'assemblées tenues dans un lieu ouvert au public;» tous les citoyens jouissent également des droits civils et politiques et sont admissibles à toutes les fonctions civiles et militaires, «sauf les exceptions déterminées par les lois».
Le roi est seul chargé du pouvoir exécutif, mais toutes les lois, tous les actes du gouvernement doivent être revêtus de la signature d'un ministre. Le roi, chef suprême de l'État, commande les forces de terre et de mer, déclare la guerre, conclut les traités de paix, d'alliance et de commerce, à la seule condition d'en rendre compte aux Chambres «quand l'intérêt et la sûreté de l'État le permettront;» cependant les traités qui impliquent un accroissement de charges financières ou des changements de territoire n'ont de force qu'après avoir obtenu l'assentiment des Chambres. Le roi nomme à toutes les charges de l'État, désigne les sénateurs du royaume, dissout la Chambre des députés, fait exercer la justice en son nom, possède le droit de grâce et de commutation des peines. Il a l'usage de tous les biens de la Couronne et peut disposer de son patrimoine privé, soit par acte entre vifs, soit par testament, sans s'astreindre aux règles des lois civiles, qui limitent les quotités disponibles. Le traitement que la nation fait au roi et les apanages des princes de la famille royale dépassent vingt millions de francs par budget annuel.
Le nombre des sénateurs n'est pas limité. Le roi les choisit parmi les dignitaires religieux, civils et militaires, les fonctionnaires de tout ordre, les personnes riches qui payent à l'État plus de 3,000 francs d'impôt et tous ceux qu'il juge avoir illustré la patrie par des services ou des mérites éminents. Pour briguer une place au Sénat, il faut avoir au moins quarante ans d'âge. Les candidats à la députation doivent avoir accompli l'âge de trente ans; ils sont élus pour un espace de cinq années, mais leur mandat cesse de plein droit si la Chambre est dissoute avant l'expiration de cette période. Pas plus que les sénateurs, ils ne reçoivent d'indemnité: c'est en partie ce qui explique le peu de zèle dont la plupart des sénateurs et des représentants sont animés pour l'accomplissement de leur mandat; il en est même qui ne se sont jamais donné la peine de siéger. Les décisions n'étant valables qu'après avoir été votées dans une assemblée composée de la moitié des membres plus un, des semaines entières se passent quelquefois sans qu'on puisse arriver au vote final des questions importantes; quant aux lois secondaires, elles sont pour la plupart, au mépris du Statut, votées par une simple minorité.
Les citoyens ne sont pas tous électeurs politiques: on en compte seulement 400,000, divisés en 508 colléges électoraux. Ils doivent avoir au moins vingt-cinq ans d'âge, savoir lire et écrire, et payer, en outre, un impôt de 40 francs au moins. Tous les membres des académies, les professeurs d'universités et de colléges, les fonctionnaires et les membres des ordres équestres, tous ceux qui exercent des professions libérales, tous les négociants établis et munis d'une certaine patente, tous les rentiers de l'État recevant plus de 600 francs sont aussi électeurs de droit. En général les électeurs politiques de l'Italie ne donnent guère de preuves de leur empressement à courir au scrutin. En moyenne, le nombre des votants est inférieur à 40 pour 100 des inscrits.
Au point de vue administratif, chaque province de l'Italie est considérée comme une «personne morale», libre de posséder sans autorisation du gouvernement central et jouissant d'une certaine autonomie. Le conseil provincial se compose d'une vingtaine à une soixantaine de membres, nommés pour cinq ans par les électeurs municipaux et renouvelé par cinquième. Ce conseil siége d'ordinaire une seule fois par an et s'occupe presque uniquement des intérêts matériels du pays et de la fixation des impôts additionnels. Il délègue temporairement ses pouvoirs à une députation provinciale, qui le représente auprès du préfet et en contrôle les actes.
L'organisation du municipe ressemble fort à celui de la province. Le conseil, composé de 15 à 80 membres, est aussi directement élu pour cinq ans et renouvelable par cinquième. Les électeurs municipaux sont plus nombreux que les électeurs politiques; ils peuvent exercer leurs droits dès l'âge de vingt et un ans, mais ils doivent tous être censitaires et payer un impôt, qui varie de 5 à 25 francs, suivant l'importance des communes; aux électeurs par droit de cens s'ajoutent les électeurs par droit de «capacité»: les professeurs, les employés, les militaires décorés, tous les Italiens qui exercent une profession libérale. Le conseil municipal se réunit deux fois par an en session ordinaire et procède au règlement des comptes, à la fixation du budget, à l'examen de la fortune communale; ses séances sont publiques, lorsque la majorité en fait la demande. Le conseil choisit lui-même une junte (giunta) municipale, renouvelable par moitié tous les ans et composée de 2 à 12 propriétaires, suivant l'importance de la commune; elle est chargée de gérer les affaires courantes et de représenter le conseil auprès du maire ou sindaco. Celui-ci est, comme le préfet de la province, nommé par le gouvernement, mais il doit toujours être choisi dans le sein du conseil municipal.
Les grandes divisions territoriales de l'Italie, Piémont, Lombardie, Vénétie, Émilie, Ligurie, Toscane, Marches, Ombrie et Rome, Naples, la Sicile, la Sardaigne, se partagent en 69 provinces; celles-ci se distribuent à leur tour en 284 arrondissements ou circonscriptions (circondarii), appelés districts (distretti) en Vénétie et dans le Mantouan. Les arrondissements sont subdivisés en 1,779 mandements (mandamenti), qui sont des divisions purement judiciaires, et en 8,360 communes, ayant en moyenne une superficie double et une population triple de celles des communes françaises. Dans chaque province le pouvoir central est représenté par un préfet et par son conseil de préfecture; le sous-préfet agit avec des attributions analogues dans les arrondissements; enfin le sindaco, qui est censé le représentant de ses concitoyens auprès du gouvernement, est en même temps le délégué du pouvoir dans la commune. C'est à peu de chose près le système d'administration qui a presque toujours prévalu dans la France moderne.
La hiérarchie des tribunaux a été réglée en 1865, de même que l'organisation des provinces et des communes. Le premier degré est celui de la judicature de paix. Chaque commune a au moins un «conciliateur», nommé pour trois ans par le gouvernement sur la présentation du conseil municipal. Le préteur rend la justice dans les chefs-lieux de «mandement»: c'est le juge de première instance; il est assisté par un ou plusieurs vice-préteurs, dont les fonctions peuvent se confondre avec celles du juge de paix. Au-dessus du préteur siégent les magistrats des 151 tribunaux civils et de correction, puis viennent les juges des 23 cours d'appel et ceux des 4 cours de cassation, Florence, Naples, Palerme et Turin, qui prononcent en dernier ressort. Le royaume est divisé en 86 districts de cours d'assises et en 25 districts de tribunaux de commerce, également subordonnés à la juridiction des cours d'appel et des cours de cassation. Sauf quelques détails, le Code italien est imité du Code français: l'esprit en est le même.
Pour l'armée, on cherche plutôt à se rapprocher du modèle prussien. A moins de rachat du service et de remplacement, tout Italien âgé de 21 ans est tenu au service militaire et ne peut occuper aucun emploi tant qu'il n'a pas satisfait à la conscription ou qu'il n'a pas été l'objet d'exemptions légales. Le contingent se divise en deux catégories, celle de l'armée permanente et celle de la réserve. La première catégorie se partage encore en service d'ordonnance et en service provincial. Le premier dure 8 années et s'exige des carabiniers ou gendarmes, des arquebusiers, des musiciens, des tireurs d'élite, des élèves des écoles militaires et des sous-officiers. Le service provincial est demandé à tous les autres conscrits de la première catégorie; il dure 11 ans, dont 5 sous les drapeaux et 6 en congé illimité. Quant aux hommes de la réserve, moins propres au service militaire, ils sont exercés pendant cinquante jours la première année de service, puis renvoyés en congé. A l'âge de 26 ans, ils sont considérés comme n'appartenant plus à l'armée. Sur le pied de paix, l'ensemble des forces est évalué à 180,000 hommes; sur le pied de guerre, il s'élève à 570,000 combattants; mais ces chiffres ne sont vrais que pour le budget: la réalité leur est très-inférieure. Quant à la garde nationale, comprenant officiellement tous les hommes valides de 21 à 55 ans, c'est-à-dire plus de 2 millions d'hommes, c'est un corps beaucoup plus fictif que réel; l'élite de la garde nationale constitue la garde mobile et peut être, en cas de péril public, convoquée pour un service militaire de vingt jours; elle comprend environ 150,000 hommes. Après Vérone, le grand boulevard de la vallée du Pô, les principales forteresses de l'Italie du Nord sont Mantoue, Peschiera, Legnago, qui font partie, avec tous leurs forts avancés et leurs têtes de pont, du «quadrilatère», devenu si célèbre pendant la période de la domination autrichienne. Venise, que complète sur le continent le fort de Malghera, est aussi une ville très-forte, qui se défendit héroïquement contre les Autrichiens en 1849. Palma, ou Palmanova, garde la frontière entre le golfe de Trieste et le rempart des Alpes Juliennes. Rocca d'Anfo, isolée sur sa montagne, au nord du lac de Garde, domine à la fois les défilés de l'Adige et ceux de la Chiese. Pizzighettone, sur l'Adda, n'a plus une grande importance stratégique depuis que le quadrilatère appartient à l'Italie; mais Alexandrie, au confluent du Tanaro et de la Bormida, est toujours le point stratégique par excellence du Piémont et l'une des places d'armes les plus considérables de l'Europe. Casale, sur le Pô, est sa forteresse avancée, et Gênes, sur la Méditerranée, défend avec elle les passages des Apennins. Plaisance et Ferrare commandent toutes les deux la traversée du Pô à une partie fort importante de son cours. Les autres places fortes du royaume sont: Ancône, dans l'Italie moyenne; Porto Ferrajo, dans l'île d'Elbe; Gaëte, Capoue, Tarente, dans l'Italie méridionale; Messine, en Sicile.
La flotte de guerre, diminuée de 33 navires inserviables, qui viennent d'être vendus, se compose d'environ 50 navires à vapeur, portant 600 canons, et son personnel s'élève à près de 20,000 marins. La durée obligatoire du service est de 4 ans pendant la paix; le reste du temps se passe en congé jusqu'à la quarantième année, sauf en temps de guerre. Les remplaçants et ceux qui ont choisi la marine au lieu de l'armée de terre sont tenus à 8 années de bord. Les principales stations navales sont: la Spezia, Gênes, Naples, Castellamare di Stabbia, Venise, Ancône et Tarente.
D'après le premier article du Statut fondamental, la religion catholique, apostolique et romaine est la seule religion de l'État; les autres cultes ne sont que tolérés. L'antagonisme du pouvoir civil et de la papauté faciliterait d'ailleurs l'exercice de toute religion non conforme à celle de l'État si les Italiens se souciaient d'en changer; mais, sauf dans les vallées vaudoises et parmi les étrangers domiciliés dans les grandes villes, on peut dire qu'il n'y a point de protestants en Italie; les communautés juives sont aussi relativement peu nombreuses. La population dans son ensemble n'est composée que de catholiques nés, dont un grand nombre, il est vrai, s'est rangé parmi les ennemis de l'Église ou fait partie de l'immense troupeau des indifférents.
Comme résidence de la papauté, l'Italie occupe dans le monde une position toute spéciale. Rome est le siége de deux gouvernements, ceux du roi et du souverain pontife. Quoique dépourvu actuellement de tout pouvoir politique, le pape est, en principe, le plus absolu des monarques. Il n'est responsable de ses actes envers qui que ce soit: dès que ses collègues les cardinaux, réunis en conclave, l'ont élu comme successeur de saint Pierre et «vicaire de Jésus-Christ», il n'a ni parlement, ni conseil, ni assemblée de fidèles qu'il soit tenu de consulter; s'il demande l'avis du sacré collége quand il s'agit de prendre quelques décisions importantes, il le fait sans y être obligé autrement que par la coutume. Tout ce qu'il fait et ce qu'il pense est tenu pour divin; il possède seul au monde la vertu de l'infaillibilité; bien plus, il peut à son gré effacer les péchés d'autrui; c'est lui qui «lie et qui délie»; il a «les clefs dans les mains», c'est-à-dire qu'il ouvre les portes de l'enfer et celles du paradis; sa puissance sur les hommes s'étend par delà les bornes de la vie.
Les cardinaux sont les grands dignitaires de ce gouvernement des âmes. Italiens en grande majorité, mais pris aussi parmi les autres nations, ils sont désignés par le pape en un consistoire secret, mais ils ne sont pas toujours proclamés aussitôt après leur nomination. Leur nombre est limité à 70, depuis Sixte-Quint, en souvenir des anciens d'Israël et des disciples de Jésus; toutefois le collége est rarement au complet, car, choisis presque toujours parmi les prêtres âgés, la plupart des cardinaux ne jouissent que peu de temps de leur dignité. Ils se divisent en trois classes: les cardinaux-évêques, au nombre de 6, qui résident à Rome, les cardinaux-prêtres, formant la majorité du corps, à Rome et à l'étranger, puisqu'ils sont 50, enfin les 14 cardinaux-diacres. Le cardinal camerlingue, ainsi nommé parce qu'il préside à la chambre apostolique ou des finances, est celui qui doit remplacer provisoirement le pape, quand le siége est vacant; il prend alors possession du palais au nom de la chambre et reçoit en dépôt l'anneau du pêcheur, symbole de la puissance dévolue à saint Pierre et à ses successeurs; le cardinal doyen, le plus âgé des cardinaux-évêques, jouit aussi de plusieurs prérogatives. Dans les circonstances exceptionnelles, les cardinaux des trois classes, les archevêques, les évêques, les généraux d'ordre religieux, les abbés avec juridiction épiscopale peuvent être convoqués en concile œcuménique pour délibérer des intérêts de l'Église et trancher les questions touchant au dogme. Lors de la vacance du siége papal, le collége des cardinaux, réuni en conclave, nomme le nouveau pontife parmi les candidats âgés de plus de 55 ans; mais, pour l'élection définitive, le vote des deux tiers des voix ne suffit pas encore, il faut en outre l'assentiment des gouvernements de France, d'Autriche, d'Espagne et de Naples, devenu aujourd'hui celui d'Italie. Alors seulement le nouvel élu est proclamé et reçoit le pallium et la tiare.
Le pape est représenté comme souverain auprès de plusieurs puissances de l'Europe et du Nouveau Monde. En vertu de la formule de «l'Église libre dans l'État libre», si souvent répétée depuis Cavour, il est investi de tous les droits royaux, il convoque à son gré les chapitres et les conciles, nomme à toutes les charges ecclésiastiques, possède son propre télégraphe et sa poste, sa garde noble et sa garde suisse, jouit en toute propriété, sans payement d'impôt, des palais du Vatican et du Latéran, ainsi que de la villa de Castel-Gandolfo, au bord du lac d'Albano. Enfin le budget italien est grevé en sa faveur d'une dotation incommutable de plus de 3 millions de francs. Il a jusqu'à présent refusé cette liste civile, mais il reçoit une somme au moins deux fois plus considérable, le «denier de saint Pierre», que lui assure la piété des fidèles.
L'Italie est divisée religieusement en 47 archevêchés, subdivisés en 206 évêchés et prélatures indépendantes. La population ecclésiastique se compose d'environ 100,000 prêtres. En 1866, lorsque les couvents furent supprimés et que leurs biens furent attribués à l'État en échange de pensions, les moines et les religieuses étaient respectivement au nombre de 32,000 et de 44,000. L'armée cléricale comprenait donc près de 180,000 personnes, autant que l'armée militaire sur le pied de paix.
Le tableau suivant indique les divisions territoriales et les provinces de l'Italie, avec leur superficie et la population que leur donnait le recensement de 1871:
CHAPITRE IX
CORSE
L'île de Corse, l'antique Kyrnos des Grecs, la Corsica des Latins, des anciens habitants indigènes et des Italiens, constitue, avec la terre plus considérable de Sardaigne, un groupe parfaitement distinct, une sorte de monde à part. Jadis, nous le savons, elle était rattachée à l'île sœur par une arête continue de montagnes: mais des deux terres jumelles, c'est précisément la Corse, française aujourd'hui, qui est la plus italienne par la position géographique aussi bien que par les traditions de l'histoire. A la simple vue de la carte, il apparaît avec évidence que la Corse dépend naturellement de la péninsule italienne; tandis qu'elle est séparée des côtes de la Provence par des abîmes maritimes de plus de 1,000 mètres de profondeur, elle tient aux rivages plus rapprochés de la Toscane par un plateau sous-marin, un seuil de hauts fonds parsemé d'îles. Son climat, ses produits naturels sont ceux de l'Italie, ses anciennes annales et la langue de ses habitants font aussi de la Corse une terre italienne. Il est donc convenable de décrire cette île de la mer Tyrrhénienne immédiatement après la péninsule que baignent les mêmes eaux. Achetée aux Génois, puis conquise sur les indigènes eux-mêmes, il y a plus d'un siècle, par les moyens ordinaires de la violence, la Corse se donna plus tard librement à la France, lorsque le plus vaillant défenseur de l'indépendance de l'île, Pasquale Paoli, apparut en hôte acclamé devant l'Assemblée nationale. C'est le libre choix qui fait la patrie, et les Corses, Italiens de race, mais associés aux Français depuis trois générations par une destinée commune, se regardent certainement en grande majorité comme faisant partie de la même nation que leurs concitoyens du continent.
Deux fois moindre en étendue que la Sardaigne, la Corse est encore une terre considérable, puisqu'elle dépasse de beaucoup en surface la moyenne d'un département français; elle occupe le quatrième rang parmi les îles de la Méditerranée 143: presque aussi étendue que Chypre, mais de beaucoup sa supérieure en importance actuelle, elle ne le cède en population et en richesse qu'à la Sicile et à la Sardaigne. C'est une contrée d'une grande beauté. Ses montagnes, qui se dressent à plus de 2,500 mètres de hauteur sont revêtues de neige pendant la moitié de l'année; leurs pentes, qui descendent rapidement vers la mer, permettent d'embrasser d'un coup d'œil les rochers, les pâturages, les forêts et les cultures. La plupart des vallées ont une grande abondance d'eau, et de toutes parts on y voit briller les cascades. De vieilles tours génoises, bâties sur les promontoires, défendaient autrefois contre les Sarrasins l'entrée de chaque baie; la plupart n'ont plus d'autre utilité que celle d'embellir le paysage.
Le principal massif montagneux, le Niolo, qui s'élève au nord-ouest de l'île, ne s'arrête guère au-dessous de la limite idéale des neiges persistantes. C'est une sorte de citadelle granitique dont les hautes vallées servirent, en effet, de forteresse aux Corses pendant toutes leurs guerres d'indépendance; des cimes environnantes on voit par un temps favorable tout le pourtour des côtes du continent, des Alpes de Provence aux Apennins de la Toscane. Au sud du Niolo, l'arête principale des montagnes, en entier composée de roches primitives, se développe, sommet après sommet, vers le détroit de Bonifacio, à peu près parallèlement au rivage occidental. Sa dernière grande cime, du côté du sud, est la puissante montagne à laquelle sa forme a fait donner le nom d'Enclume (Incudine). Au nord du Niolo, d'autres montagnes, dont la direction vers le nord et le nord-est est indiquée par la ligne des côtes qui en suivent la base, va se rattacher à la chaîne moins haute du cap Corse. Cette chaîne, parallèle au méridien, forme une véritable arête dorsale à toute la péninsule de Bastia et se prolonge vers le sud à l'orient du bassin de Corte; jadis elle devait servir de barrière aux lacs de l'intérieur, mais ses roches calcaires ont fini par céder à la pression des eaux, et le Golo, le Tavignano, d'autres torrents encore, la traversent pour se déverser dans la mer orientale. Dans son ensemble, l'intérieur de l'île n'est qu'un labyrinthe de montagnes, et l'on ne peut se rendre de village à village que par des scale ou sentiers en échelle qui s'élèvent de la région des oliviers à celle des pâturages. La grande route de l'île, celle d'Ajaccio à Bastia, passe à plus de 1,100 mètres de hauteur; même les chemins qui longent la côte occidentale, la plus populeuse, ne sont qu'une succession de montées et de descentes contournant les promontoires qui hérissent le littoral. Telle est la raison qui a forcé la Corse à rester en arrière de son île sœur, la Sardaigne, pour la construction des chemins de fer 144. Récemment la construction d'une voie ferrée entre les deux capitales de l'île a été votée; mais ce travail, fort difficile, est encore loin d'être commencé.
Note 144: (retour) Monts et cols principaux de la Corse:Monte Cinto, principal sommet 2,816 mètres. » Rotondo 2,764 » » d'Oro 2,652 » » Paglia Orba, ou Vagliorba 2,634 » » Cardo 2,500 » » Incudine 2,065 » Col de Vizzavona (route d'Ajaccio a Bastia) 1,145 » » de Vergio (chemin du val du Golo au golfe de Porto) 1,532 »
Du côté de l'occident, l'île est profondément découpée par des golfes ramifiés en baies vers lesquels se penchent les vallées des monts et dont quelques-uns ont à l'entrée quatre cents mètres d'eau. Ces golfes ressemblent à des fjords déjà partiellement oblitérés par les alluvions, et peut-être faut-il y voir en effet des indentations de la côte que le séjour des glaciers a longtemps maintenues dans leur forme première; les petits lacs épars dans les cirques élevés des montagnes semblent indiquer l'ancienne action des glaces. C'est là une question géologique des plus intéressantes à résoudre par les observateurs futurs. Sur le versant oriental, ou côté «de Deçà» (di Quà), tourné vers l'Italie, les pentes sont plus douces, les rivières sont plus larges et plus paisibles, quoique toutes innavigables, l'aspect général du pays est moins accidenté: on lui donne parfois le nom de Banda di Dentro ou de «Zone intérieure», pour le distinguer des rivages occidentaux, appelés Banda di Fuori ou «Zone extérieure». Les terrains granitiques du versant oriental de l'île sont recouverts par des formations crétacées et des alluvions modernes, que dominent çà et là des massifs de porphyre et de serpentine; la côte, égalisée par le mouvement des flots, se développe en de longues plages basses, enfermant des étangs qui furent autrefois des golfes. Ces plages, qui semblent avoir été, comme celles de la Sardaigne, légèrement exhaussées pendant la période moderne,--à en juger par les plages étagées au-dessus du flot et les bancs de coquillages émergés,--sont fort insalubres à cause de la putréfaction des algues rejetées sur la rive: les miasmes se forment en si grande abondance au-dessus de certains étangs, qu'un linge blanc suspendu près de l'eau pendant une journée d'été y prend une teinte ineffaçable de rouille. Aussi «l'intempérie» règne sur ces côtes orientales de la Corse, et le séjour n'y est pas moins dangereux qu'il ne l'est en Sardaigne sur les bords des palus de Cagliari et d'Oristano. Le manque de ventilation dans l'atmosphère, joint à la chaleur intense de l'été et souvent à des sécheresses prolongées, est, après l'horizontalité des plages et l'existence des étangs, la grande raison de cette constitution fiévreuse du climat 145. L'hémicycle de hautes montagnes qui s'élève à l'occident arrête les vents d'ouest et de sud-ouest, ainsi que le purifiant mistral. Le bassin maritime qui s'étend à l'est de la Corse se trouve presque séparé du reste de la Méditerranée par les terres qui l'entourent; les calmes y sont beaucoup plus fréquents qu'au large, et les vents qui s'y succèdent sont, en général, plus faibles et plus variables; les lourdes vapeurs qui pèsent sur les côtes de Corse ne sont donc que rarement chassées par de fortes brises et c'est avec le plus grand danger qu'on s'expose à les respirer pendant la saison des chaleurs. De Bastia à Porto-Vecchio il n'y a ni ville ni village sur le littoral même, et, dès la première quinzaine de juillet, presque tous les cultivateurs de la plaine s'enfuient sur les hauteurs pour ne pas être saisis par la fièvre; il ne reste dans la région mortelle qu'un petit nombre de surveillants, d'employés et quelques malheureux habitants du pénitencier de Casabianda, près de l'étang de Diane. Rien de plus mélancolique, de plus désolé que ces plaines, jadis très-peuplées, mais délaissées par l'homme, en dépit de leur riche verdure et de leur extrême fécondité, comme l'ont été, sur le continent, les maremmes de l'Étrurie et la campagne romaine. Récemment quelques plantations d'eucalyptus ont commencé l'oeuvre de restauration de la contrée.
La hauteur considérable des montagnes de la Corse, en comparaison de la superficie de l'île, permet de constater, presque aussi bien que sur l'Etna, l'étagement régulier des climats et des zones de végétation. Le long des côtes et sur les pentes inférieures, jusqu'à une altitude qui varie suivant l'exposition du sol, les plantes ont une physionomie subtropicale et donnent à la contrée un aspect analogue à celui de la Sicile, de l'Espagne du Sud et du littoral d'Algérie. Quelques districts privilégiés par la fertilité spontanée des terres peuvent être comptés parmi les plus belles campagnes des bords de la Méditerranée. Tel est le Campo dell' Oro (ou Campo l'Oro), le «Champ de l'Or», qui entoure la ville d'Ajaccio, et où l'on voit des haies de cactus, grands comme des arbres, limitant les jardins et les vergers. Telles sont aussi les cultures du cap Corse, sur les deux versants de la péninsule montueuse qui s'avance dans la mer au nord de Bastia: c'est le pays des fleurs parfumées et des fruits savoureux, oranges, citrons, cédrats, amandes et raisins. Les oliviers recouvrent en forêts les collines basses du littoral et contrastent par leur feuillage argenté avec la sombre verdure des châtaigniers qui s'élèvent plus haut sur les montagnes et plus avant dans l'intérieur de la contrée. La plus célèbre région des oliviers est celle de la Balagna, qui s'incline vers Calvi, sur le versant nord-occidental de l'île: les arbres de ce canton, que domine, du haut d'un pic, le village bien nommé de Belgodere, ont la réputation d'être les plus beaux des pays méditerranéens et de résister le mieux au froid. Sur le versant opposé de la montagne, du côté de Bastia, une autre vallée renferme l'une des grandes châtaigneraies de la Corse, et nulle part elles n'offrent de plus superbes troncs, des branchages plus touffus. Les châtaignes sont une des principales ressources des bandits et, pendant les diverses guerres civiles et étrangères qui ont dévasté l'île, elles ont fréquemment permis aux vaincus de continuer longtemps la résistance. Elles sont en certains districts de l'île l'élément le plus important de l'alimentation et dispensent l'indigène, assez nonchalant de sa nature, de labourer péniblement des champs de céréales. Aussi quelques économistes ont-ils eu l'idée de faire disparaître les châtaigniers de la Corse, afin d'obliger ainsi les habitants au travail, et pendant deux années de la fin du dix-huitième siècle il fut, en effet, défendu de planter d'autres arbres de cette espèce 146.
Quant aux forêts vierges qui recouvraient autrefois toute la zone moyenne des plateaux et des montagnes de l'île, entre les châtaigneraies d'en bas et les pâturages d'en haut, elles ont en grande partie disparu, à cause des incendies qu'allumaient fréquemment les bergers et les bandits: il ne reste en maints endroits que des macchie (maquis), faisant en réalité l'effet de «taches» sur les escarpements pierreux. Toutefois quelques districts de montagnes ont encore gardé leurs antiques forêts de diverses essences, parmi lesquelles domine le pin laricio (pinus altissimus), le plus beau conifère de l'Europe: on voit encore çà et là de ces arbres superbes ayant des fûts de 40 à 50 mètres d'élévation; mais il faut se hâter pour contempler ces géants du monde végétal, car on ne se borne pas à couper les troncs pour la mâture des navires; les scieries à vapeur sont aussi à l'oeuvre pour débiter ces arbres magnifiques en douves pour les barils à sucre de Marseille et en planches pour les caisses à savon. D'après la statistique officielle, il y aurait en Corse 125,000 hectares de forêts, soit environ un septième de la superficie totale de l'île; mais ce sont là des chiffres trompeurs, car de vastes étendues classées sous la dénomination de forêts n'ont plus que des broussailles. Il n'existe plus que trois groupes de forêts vraiment belles, celui de la haute Balagna, au nord-ouest, celui du Valdoniello et d'Aitone, sur les pentes occidentales du massif de Monte Rotondo, et la Barella, dans les montagnes qui s'élèvent à l'ouest de Sartène.
Au-dessus de la zone des forêts s'étendent les pâturages nus où paissent les moulons et les chèvres pendant l'été, et se dressent les rochers où se cache encore çà et là le mouflon, cet animal d'une étonnante agilité que l'on trouve aussi en Sardaigne et dans l'île de Chypre. Les bergers ont remarqué que le sanglier, d'ailleurs assez commun dans les montagnes de la Corse, ne se rencontre jamais dans les lieux fréquentés par le mouflon; quant au loup, c'est un animal inconnu dans l'île, et l'ours en a disparu depuis plus d'un siècle. Les renards, qui sont de forte taille, et les cerfs, qui sont, au contraire, petits et fort bas sur jambes, complètent la faune sauvage des forêts de la Corse. L'araignée malmignata, dont la morsure est quelquefois mortelle, est probablement la même que l'espèce sarde et toscane; la tarentule, qui se trouve aussi dans l'île, est celle du Napolitain: mais on dit que la fourmi venimeuse appelée innafantato appartient à la faune spéciale de l'île.
On ne sait quelle est l'origine première des anciens habitants de la Corse, Ligures, Ibères ou Sicanes. L'île n'a pas de nuraghi, comme sa voisine la Sardaigne; elle n'a pas non plus ces multitudes d'idoles et d'objets divers qui permettent de reconnaître dans la nuit des temps passés les usages, les moeurs et, jusqu'à un certain point, la parenté des anciens habitants du pays; mais il existe, dans le voisinage de Sartène et en d'autres parties de l'île, quelques dolmens ou stazzone, des menhirs ou stantare, et même des restes d'avenues de pierres levées, absolument semblables à celles de la Bretagne et de l'Angleterre, quoique d'un aspect moins grandiose. Il est donc tout naturel de croire que des populations de même origine ont élevé ces monuments, aussi bien dans l'île que sur le continent et dans la Grande-Bretagne. On leur attribue les noms de localités corses qui ne sont pas dérivés du latin.
C'est au centre de l'île, on le comprend, que la race a dû se conserver dans sa pureté primitive; les hommes de Corte et les superbes montagnards de Bastelica surtout se vantent d'être les Corses par excellence. En s'éloignant do Bastia, où le type est tout italien, on est surpris de voir que les grands traits, les figures allongées, deviennent fort rares. D'après Mérimée le Corse des districts du centre a la face large et charnue; le nez petit, sans forme bien caractérisée, le teint clair, les cheveux plus souvent châtains que noirs. Sur les côtes, des colonies d'immigrants étrangers ont fortement modifié le type primitif. Après les Phocéens et les Romains, puis après les Sarrasins, qui ne furent définitivement chassés qu'au onzième siècle, sont venus les Italiens et les Français; Calvi et Bonifacio étaient des cités génoises; près d'Ajaccio, à Carghese, se trouve même une colonie de Maïnotes grecs, qui, sous la conduite d'un Comnène Stephanopoli, durent quitter le Péloponèse à la fin du dix-septième siècle et qui parlent maintenant les trois langues, le grec, l'italien, le français; mais, en dépit de ces croisements, les Corses, pris en masse, ont gardé, comme presque tous les peuples des îles, une grande homogénéité de caractère. I Corsi meritano la furca e la sanno sofrire (les Corses méritent le gibet et le savent souffrir), disait un proverbe génois, que Paoli aimait à citer plaisamment, avec un certain orgueil. L'histoire témoigne de leur patriotisme, de leur vaillance, de leur mépris de la mort, de leur respect de la foi jurée; mais elle raconte aussi leurs folles ambitions, leurs rivalités jalouses, leurs furies de vengeance. Vers le milieu du siècle dernier, la vendetta, qui régnait entre les familles de génération en génération, coûtait chaque année à la Corse un millier de ses enfants; des villages entiers avaient été dépeuplés; en certains endroits, chaque maison de paysan était devenue une citadelle crénelée où les hommes se tenaient sans cesse à l'affût, tandis que les femmes, protégées par les moeurs, sortaient librement et vaquaient aux travaux des campagnes. Terribles étaient les cérémonies funèbres quand on apportait à sa famille le corps d'un parent assassiné. Autour du cadavre se démenaient les femmes en agitant les habits rouges de sang, tandis qu'une jeune fille, souvent la soeur du mort, hurlait un cri de haine, un appel furieux à la vengeance. Ces voceri de mort sont les plus beaux chants qu'ait produits la poésie populaire des Corses. Grâce à l'adoucissement des moeurs, les victimes de la vendetta deviennent de moins en moins nombreuses chaque année. La fréquence des scènes de meurtre pendant les siècles passés devait être attribuée surtout à la perte de l'indépendance nationale: l'invasion génoise avait eu pour résultat de diviser les familles. D'ailleurs la certitude de ne pas trouver d'équité chez les magistrats imposes par la force obligeait les indigènes à se faire justice eux-mêmes; ils en étaient revenus à la forme rudimentaire du droit, le talion.
BASTIA
Dessin de Taylor, d'après une photographie.
Le peuple corse, d'où sortit un maître pour la France, était pourtant un peuple essentiellement républicain, aussi bien par ses moeurs de sauvage indépendance - que par la nature abrupte du pays qu'il habite. Les Romains ne réussissaient que difficilement à en faire des esclaves. Dès le dixième siècle, bien avant que la Suisse fût libre, la plus grande partie de la Corse formait, sous le nom de Terra del Comune, une confédération de communautés autonomes. La population de chaque vallée constituait une pieve (plebs), groupe à la fois religieux et civil, qui choisissait elle-même son podestà et les «pères de la commune». Ceux-ci, à leur tour, nommaient le «caporal», dont la mission expresse était de défendre les droits du peuple envers et contre tous. De son côté, l'assemblée des maires faisait choix des «douze», qui devaient former le grand conseil de la confédération. Telle était la constitution qui n'a cessé de se maintenir plus ou moins pendant tout le moyen âge, en dépit des invasions ennemies et de la conquête. Au dix-huitième siècle, pendant les luttes que la Corse soutint héroïquement contre Gênes et contre la France, elle se donna aussi par deux fois, en 1735 et en 1765, un régime bien autrement républicain que celui de la Suisse et prenant pour point de départ l'égalité absolue de tous les citoyens. Ce sont leurs institutions de «peuple libre» qui avaient donné à Rousseau le pressentiment, non encore justifié, que «cette petite île étonnerait un jour l'Europe». Depuis cette époque, la perspective ouverte aux ambitions et aux appétits des Corses par l'ère napoléonienne semble avoir eu pour résultat d'abaisser bien des caractères et de faire oublier les traditions historiques de liberté.
Quoique la population de l'île ait doublé depuis le milieu du siècle dernier, elle est encore relativement clair-semée; la Corse est à cet égard un des derniers départements de la France 147. Par un contraste remarquable, le versant oriental de la Corse, le plus large, le plus fertile, et jadis le plus peuplé, est aujourd'hui relativement désert, et la vie s'est portée sur le versant occidental; autrefois l'île regardait vers l'Italie; de nos jours elle s'est tournée vers la France. La salubrité de l'air et l'excellence des ports expliquent cette attraction exercée sur les habitants du pays par la mer occidentale. Sur la côte du levant, l'antique colonie romaine de Mariana n'existe plus, et l'emporium d'Aleria, d'origine phocéenne, n'était naguère qu'une ferme isolée près d'un étang malsain. On a souvent répété que cette ville eut jadis jusqu'à 100,000 habitants; mais l'espace recouvert des restes de poteries romaines ne permet pas d'admettre qu'Aleria, quoique fort bien située au débouché de la vallée du Tavignano, le principal cours d'eau de l'île, et vers le milieu précis de toute la côte orientale, ait jamais eu une population plus considérable que celle de l'une ou de l'autre des villes principales de la Corse actuelle, Bastia et Ajaccio. Vers la fin du treizième siècle Aleria existait encore; la malaria n'en avait pas chassé tous les habitants. Le groupe de population se reconstituera facilement, grâce à l'extrême fertilité du territoire environnant, quand l'assèchement des eaux stagnantes, aura rendu au climat local la salubrité première; mais c'est là une œuvre qui se fera peut-être longtemps attendre, si les insulaires seuls doivent travailler à la restauration de la contrée.
Les Corses ont une réputation d'indolence que méritent certainement la plupart d'entre eux, à en juger par le peu de cas qu'ils font des immenses ressources du pays. Les industries primitives de la pêche et de l'élève des troupeaux sont celles qu'ils comprennent le mieux. En plusieurs districts, presque tous les travaux agricoles sont confiés à des journaliers italiens auxquels on donne le nom de Lucchesi ou «Lucquois», parce qu'ils venaient tous autrefois de la campagne de Lucques; ces immigrants temporaires, qui sont parfois au nombre de 22,000, font toute la pénible besogne du sarclage, de la cueillette et de la moisson, puis s'en retournent dans leur pays avec leur salaire durement gagné, tandis que les propriétaires, appauvris d'autant, se croisent paresseusement les bras. Cependant, grâce à l'impulsion venue de France, on commence à s'occuper sérieusement de l'utilisation des richesses naturelles de la Corse. Les huiles, qui peuvent rivaliser avec les meilleurs produits de la Provence, et les vins, qui jusqu'à présent avaient été fort médiocres, sont préparés avec plus de soin et deviennent un objet d'échanges assez important 148. Les fruits secs s'exportent aussi en quantités croissantes et contribuent à développer un commerce maritime qui est déjà, dans son ensemble, celui d'un port français de troisième ordre 149. Dans un avenir plus ou moins rapproché la grande île méditerranéenne, dont les produits sont ceux de la Provence, deviendra pour la France tempérée un complément colonial, une sorte d'Algérie insulaire.
La Corse possède de nombreux gisements miniers, comme la Sardaigne sa voisine, mais il ne paraît pas que ses veines d'argent, de cuivre, de plomb, de fer, d'antimoine, aient la même puissance que celles des montagnes sardes. Naguère le minerai de fer était le seul qui fût l'objet d'une exploitation sérieuse: on l'utilisait pour d'importantes usines près de Bastia et de Porto Vecchio; maintenant on extrait le cuivre de Castifao, dans les montagnes de Corte, et le plomb argentifère d'Argentella, près de l'Ile-Rousse. On travaille aussi quelque peu aux carrières de granit rouge et bleu, de porphyre, d'albâtre, de serpentine, de marbre, qui sont un des éléments les plus précieux de la richesse future de la Corse. Enfin les eaux minérales, qui sourdent pour la plupart au contact des roches primitives et des autres formations, attirent chaque année dans les vallées de l'intérieur un certain nombre de visiteurs et de malades; mais la seule source qui ait acquis jusqu'à maintenant une réputation européenne est celle d'Orezza, jaillissant dans cette région si pittoresque et si belle de la Castagniccia. Elle verse en grande abondance une eau ferrugineuse et gazeuse à la fois, qui contient jusqu'à 2 litres d'acide carbonique dans 1 litre de liquide: on la boit généralement en Corse au lieu de l'eau ordinaire. Les médecins lui attribuent les vertus les plus efficaces contre une foule de maladies.
Mais, en dehors des richesses que renferme le sol de la Corse et de celles, bien plus considérables, que le travail de l'homme pourra lui faire produire, l'île a les grands avantages que lui donne son climat pour attirer les étrangers et grandir ainsi l'importance de son rôle dans l'économie générale de l'Europe. Comme Nice, Cannes et Menton, la ville d'Ajaccio, le village d'Olmeto, tourné vers les côtes de Sardaigne, et d'autres localités de la Corse sont des résidences d'hiver. Quoique les visiteurs aient pour s'y rendre à braver le roulis et les tempêtes, cependant il en vient chaque année un certain nombre qui contribuent à faire connaître cette terre si curieuse, l'une des contrées de l'Europe qui ajoutent à la beauté naturelle de leurs paysages le plus d'originalité dans les mœurs de leur population.
La ville principale de la Corse n'a plus le titre de chef-lieu: c'est Bastia, ainsi nommée d'une bastille génoise, bâtie vers la fin du quatorzième siècle, non loin de la «marine» du haut village de Cardo. Elle succéda comme capitale à Biguglia, qui fut elle-même l'héritière de Mariana, la cité de Marius. L'emplacement de la ville romaine est ignoré; seulement la tradition désigne une vieille église abandonnée, près de la bouche du Golo, comme le lieu où fut située l'ancienne métropole. Biguglia n'a pas complétement cessé d'exister, mais ce n'est plus qu'un misérable village, où le vent porte les miasmes d'un vaste étang, reste d'un golfe où les Pisans remisaient leurs galères. Bastia, située à quelques kilomètres au nord de ces deux anciennes capitales, a les mêmes avantages de position géographique: elle se trouve dans la partie de la Corse la plus rapprochée de l'île d'Elbe, de Livourne et de Gênes; elle est même à une vingtaine de kilomètres plus près que la ville d'Ajaccio du port français de Nice; de toutes les cités de l'île c'est la seule qui soit en communication facile avec le versant opposé, puisque, à 10 kilomètres à l'ouest, le golfe de Saint-Florent s'avance profondément dans les terres à la racine de la péninsule du cap Corse; enfin, grâce aux rapports fréquents avec l'Italie voisine, les habitants de cette partie de l'île sont les plus civilisés, les plus industrieux, ceux qui cultivent le mieux leurs terres. Aussi, quoique le petit port de Bastia soit naturellement l'un des moins sûrs de l'île, est-il cependant l'un des plus fréquentés; il fait à lui seul plus de la moitié du commerce de la Corse entière. On a dû l'agrandir récemment et faire sauter, pour la construction du môle, le beau rocher en forme de lion qui désignait l'entrée. En grandissant, la ville, pittoresquement bâtie en amphithéâtre sur les collines, perd aussi peu à peu sa vieille physionomie génoise pour se donner un aspect plus moderne, cet parsème les jardins environnants de villas de plus en plus nombreuses.
Sur la rive occidentale de l'île, le port le plus rapproché de Bastia, Saint-Florent, semblerait devoir faire un commerce assez considérable, grâce à sa position géographique et à l'excellence de son port; mais l'air des étangs y est mortel, et c'est plus au sud que se trouve, dans une région salubre et des plus fertiles, le principal marché de la Balagne, la ville de l'Ile-Rousse, ainsi nommée d'un écueil voisin. Paoli la fonda en 1758 pour ruiner la ville de Calvi, restée fidèle aux Génois, et son but a été partiellement rempli. L'Ile-Rousse, le port le plus rapproché de la France, expédie en abondance les riches produits de la Balagne, huiles, laines et fruits, tandis que la ville fortifiée de Calvi, bâtie sur les pentes de son rocher blanchâtre, n'est plus, malgré son titre de chef-lieu d'arrondissement, qu'une bourgade sans animation, en partie envahie par la malaria et dépassée en richesse et en population par le village de Calenzana, situé dans une vallée de l'intérieur. Toute la région de la côte qui s'étend au sud de Calvi jusqu'au golfe de Porto est presque complètement déserte; mais il est à espérer que la nouvelle route taillée à travers les roches vives des promontoires aura pour conséquence le peuplement de la contrée et sa mise en culture: la fertilité naturelle du sol permettait d'en faire une autre Balagne, et nulle indentation de la côte n'est plus profonde que celle de Porto et n'offre de meilleurs abris.
Le golfe de Sagone, qui s'ouvre plus au sud et dans lequel débouche le Liamone, baigne aussi des plages dépeuplées, et de la ville même de Sagone, exposée à la malaria, il ne reste qu'une tour et un débris d'église. Mais tandis que la «marine» de ce golfe perdait ses habitants et son commerce, celle d'Ajaccio qui découpe le littoral, au sud d'un cap prolongé au loin dans la mer par les blocs de granit rouge des îles Sanguinaires, prenait une importance croissante. Ajaccio, d'abord simple faubourg maritime de Castelvecchio, qui se dresse sur une colline de l'intérieur; était déjà au milieu du siècle dernier la ville la mieux tenue, la plus agréable de la Corse; maintenant elle espère devenir bientôt la rivale, peut-être la supérieure de Bastia par la population et le mouvement des échanges; d'ailleurs, en qualité de chef-lieu administratif de l'île, elle jouit d'avantages auxquels se sont ajoutées les faveurs du plus célèbre de ses fils, Napoléon Bonaparte, et de toutes les puissantes familles qui se sont alliées à sa fortune. Tous les édifices, toutes les rues d'Ajaccio rappellent par quelque trait les deux périodes de l'empire. Comme industries spéciales, les habitants n'ont guère que la pêche et la culture des riches vergers environnants; depuis quelques années ils ont aussi les ressources que leur procure la visite de nombreux étrangers, malades ou en santé, qui viennent jouir du climat local, de l'admirable vue du golfe et des promenades charmantes que l'on peut faire dans les jardins et sur les coteaux des alentours.
Les autres villes de la Corse sont de petites localités sans importance. Sartène, quoique chef-lieu d'arrondissement, n'est qu'une simple bourgade, et toute l'activité du district se concentre dans le petit port de Propriano, rendez-vous de la flottille des corailleurs napolitains dans le golfe de Valinco; Corte, autre chef-lieu d'arrondissement, et fameuse dans l'histoire de la Corse comme l'acropole de l'île et comme la patrie des héros de l'indépendance, est à peine plus populeuse que Sartène; Porto-Vecchio, quoique possédant le havre le plus sûr de toute la Corse, n'est fréquenté que par quelques caboteurs; enfin Bonifacio, l'ancienne république alliée de Gênes, n'a d'importance que par ses fortifications 150. Ville fort pittoresque, elle occupe une position tout à fait isolée, au sommet d'un rocher de calcaire blanchâtre, percé de grottes que ferment à demi les festons des lianes et où viennent s'engouffrer les vagues marines. Le profil des hautes montagnes de Limbara se dessine dans le ciel, par delà les eaux du détroit et son archipel d'îles et d'écueils granitiques où sont venus se briser tant de navires. On se rappelle encore le naufrage de la frégate la Sémillante en 1855: près de mille hommes périrent dans ce désastre.
Département français, la Corse est divisée administrativement comme les circonscriptions de l'État continental. Elle se partage en cinq arrondissements, subdivisés en 62 cantons et en 360 communes, et dépend du 2e sous-arrondissement maritime de Toulon, de la 7e inspection des ponts et chaussées, de l'arrondissement minéralogique de Grenoble. Le chef-lieu de préfecture Ajaccio est aussi le siége du diocèse de la Corse; Bastia possède la Cour d'appel 151.
Note 151: (retour) Département de la Corse:Arrondissements. Cantons. Communes. Superficie. Popul. en 1872. Popul. k. Ajaccio 12 79 205,403 hect. 63,988 31 Bastia 20 93 136,209 » 77,053 57 Calvi 6 35 100,284 » 25,124 25 Corte 16 109 248,509 » 61,168 24 Sartène 8 44 184,336 » 32,728 18 ____ _____ _______________ _________ ____ 62 360 874,741 hect. 259,861 30
CHAPITRE X
L'ESPAGNE
I
CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES.
La péninsule d'Ibérie, Espagne et Portugal, doit être considérée comme un ensemble géographique. La séparation de la presqu'île en deux États distincts, quoique justifiée par les différences de sol, de climat, de langue, de rapports avec l'extérieur, n'empêche pas que dans l'organisme européen l'Hispano-Lusitanie ne soit un membre indivisible; c'est une seule et même terre, de même origine et de même histoire géologique, formant un tout complet par son architecture de plateaux et de montagnes, par son réseau circulatoire de rivières et de fleuves 152.
Comparée aux deux autres péninsules du midi de l'Europe, l'Italie et la presqu'île de l'Hémus et du Pinde, la terre ibérique est celle qui est le plus nettement limitée et qui présente le caractère le plus insulaire. L'isthme qui rattache l'Espagne au corps continental n'a qu'un huitième environ du pourtour de la presqu'île, et cet isthme est précisément barré par le mur des Pyrénées, qui continue à l'est jusqu'à la mer des Baléares la ligne des rivages océaniques. En comparaison de l'Italie et de la Grèce, l'Espagne se distingue aussi par la massiveté de ses contours. Tandis que les baies et les golfes découpent en forme de feuillage les rives du Péloponèse et s'arrondissent en nappes semi-circulaires entre les promontoires de l'Italie, le littoral de l'Espagne n'est que légèrement échancré par des anses se développant en arcs de cercle et se succédant avec un certain rhythme comme des chaînettes suspendues de pilier en pilier 153.
On l'a dit depuis longtemps et avec beaucoup de justesse: «L'Afrique commence aux Pyrénées.» L'Hispano-Lusitanie ressemble, en effet, au continent africain par la lourdeur des formes, par la rareté des îles riveraines, par le petit nombre relatif de plaines largement ouvertes du côté de la mer; mais c'est une Afrique en miniature, cinquante fois moins étendue que le continent qui semblerait lui avoir servi de modèle. D'ailleurs son versant océanique, des Asturies, de la Galice, du Beira, est encore parfaitement européen par le climat, l'abondance des eaux, la nature de la végétation; certaines coïncidences de la flore entre ces régions et les îles Britanniques ont même fait supposer qu'à une époque antérieure de la planète la péninsule d'Ibérie tenait par ce côté au prolongement nord-occidental de l'Europe. L'Hispanie vraiment africaine ne commence qu'aux plateaux sans arbres de l'intérieur et surtout aux rivages méditerranéens. Là se trouve la zone de transition entre les deux continents. Par son aspect général, sa flore, sa faune et ses populations elles-mêmes, cette partie de l'Espagne appartient à la zone intermédiaire qui comprend toutes les contrées barbaresques jusqu'au désert du Sahara. La sierra Nevada et l'Atlas qui se regardent d'un continent à l'autre sont des montagnes soeurs. Le détroit qui les sépare n'est qu'un simple accident dans l'aménagement de la planète.
Un contraste fort remarquable de l'Espagne avec les deux autres péninsules de la Méditerranée est que la première, quoique presque entièrement environnée par les eaux marines, est pourtant une terre essentiellement continentale. Si ce n'est par la plaine du Tage portugais et par les belles campagnes du Guadalquivir andalou, l'intérieur de la péninsule ibérique est sans communications faciles avec la mer. La plus grande partie de la contrée consiste en plateaux fort élevés qui se terminent au-dessus du littoral par des escarpements brusques ou même par des crêtes de montagnes, comparables aux remparts extérieurs d'une citadelle. Il en résulte que des côtes même pourvues de bons ports sont moins visitées par les navires qu'on ne s'y attendrait à la vue de leur richesse et de leur fertilité. La zone du littoral est trop étroite pour alimenter un commerce considérable et les habitants du plateau ont trop à descendre pour se soucier de venir prendre leur part de trafic. Ces causes ont de tout temps enlevé à l'Espagne une grande partie du mouvement commercial qui semblait devoir lui revenir en raison de sa position avancée dans l'Océan, à la porte même de la Méditerranée; dans les plus beaux temps de sa puissance maritime, elle a dû emprunter largement l'aide des navigateurs étrangers.
Depuis la découverte des grands chemins de l'Océan vers l'Amérique et le cap de Bonne-Espérance, le côté océanique de la Péninsule, celui du Guadalquivir et du Tage, a plus d'importance dans le mouvement des échanges et dans l'histoire du monde que le côté méditerranéen tourné vers Rome et vers la France. Ce fait peut sembler étrange au premier abord; mais on aurait tort d'y voir l'effet d'une prétendue loi du progrès qui pousserait fatalement l'humanité d'orient en occident; la cause en est tout simplement dans la disposition générale du plateau ibérique. De même que l'Italie péninsulaire, l'Espagne tourne le dos à l'orient, elle regarde vers l'ouest. La contrée tout entière s'incline d'une pente graduelle dans la direction de l'Océan et c'est du même côté que s'épanchent les fleuves parallèles, le Miño, le Duero, le Tage, le Guadiana, le Guadalquivir. La ligne de partage des eaux, qui est aussi presque partout la ligne de faîte de l'Ibérie, se développe, d'Algeciras à Teruel, dans le voisinage immédiat de la Méditerranée. Les bouches de l'Èbre interrompent cette muraille riveraine par une brèche étroite et d'un accès périlleux pour les navires; mais immédiatement au delà recommencent les chaînes du littoral. Presque toute la masse de l'Espagne s'est trouvée ainsi cachée comme par un écran aux regards des navigateurs. La «terre de l'Occident», car tel est le sens du mot Hespérie, que les Grecs donnèrent à l'Espagne après l'avoir appliqué à l'Italie, est devenue par cela même aussi éloignée des péninsules orientales que si elle avait été transportée de plusieurs degrés plus avant dans l'Atlantique.
Si la population première de l'Espagne, ibérique ou autre, n'était pas aborigène, ce que dans l'état actuel de nos connaissances il serait téméraire de nier ou d'affirmer, c'est par la frontière des Pyrénées ou par l'étroit bras de mer des Colonnes d'Hercule que la Péninsule a dû recevoir ses habitants. Des colons n'auraient pu venir par le littoral océanique, si ce n'est à l'époque où l'Irlande était plus rapprochée de l'Hispanie et se rattachait peut-être à quelque Atlantide. Du côté méditerranéen, les immigrations eussent été non moins difficiles, avant que l'art de la navigation en pleine mer eût été découvert, et même lorsque les marins grecs, massiliotes, phéniciens, carthaginois parcouraient librement la Méditerranée, ils ne pouvaient peupler que la zone du littoral à cause de l'escarpement des montagnes qui forment le rebord des plateaux espagnols. Leurs colonies, quelle qu'ait été leur importance dans l'histoire, sont donc toujours restées dans l'isolement et n'ont contribué que pour une faible part au mélange ethnologique des populations de l'intérieur.
Le fond actuel de la nation espagnole est principalement de race ibérique. Les Basques, repoussés maintenant dans les hautes vallées des Pyrénées occidentales, occupaient en maîtres la plus grande partie de la Péninsule. Les noms de montagnes et des eaux courantes, ceux mêmes d'une quantité de villes témoignent de leur séjour et de leur domination dans presque toutes les contrées de l'Espagne, du golfe de Gascogne au détroit de Gibraltar. Des tribus celtiques, venues par les seuils des Pyrénées, s'étaient, à une époque inconnue, établies çà et là en groupes de race pure, tandis qu'ailleurs ils s'étaient mêlés aux aborigènes et formaient avec eux les nations connues sous le nom composé de Celtibères. Ces populations croisées habitaient surtout les plateaux qui de nos jours sont désignés par l'appellation de Castilles. Les Celtes purs, à en juger par les noms de lieux, occupaient la Galice et la plus grande partie du Portugal. Les Ibères avaient le siége principal de leur civilisation dans les parties méridionales de la Péninsule; ils s'avançaient au loin sur les plateaux, peuplaient les régions plus fertiles du pourtour méditerranéen, la vallée de l'Èbre, les deux versants des Pyrénées, pénétraient dans les Gaules jusqu'à la Garonne et à la base des Cévennes, puis, longeant le littoral des golfes du Lion et de Gênes, poussaient leurs dernières tribus jusqu'au delà des Apennins: on retrouve encore beaucoup de noms ibériques dans les Alpes Tessinoises. La répartition des noms géographiques semble témoigner que la marche des Ibères s'est faite du sud au nord, des Colonnes d'Hercule aux Pyrénées et aux Alpes.
A ces éléments primitifs vinrent se joindre les colons envoyés par les peuples commerçants de la Méditerranée: Cádiz, Malaga sont des villes d'origine phénicienne; Carthagène est l'héritière de Carthage; l'antique Sagonte avait été fondée par des émigrés de Zacynthe; Rosas est une colonie rhodienne; les ruines d'Ampurias rappellent l'Emporium des Massiliotes. Mais le vieux fond ibérique et celtique ne devait être profondément modifié que par l'influence de Rome. Après une guerre d'un siècle, les rudes légionnaires furent enfin les maîtres de la Péninsule; les colons latins purent s'établir sans danger en dehors de chaque ville, de chaque poste fortifié; la culture italienne se répandit de proche en proche du littoral et de la vallée du Bétis (Guadalquivir) jusque dans les replis les moins fréquentés des plateaux, et, sauf dans les monts Cantabres habités de nos jours par les Basques, la langue des conquérants devint celle des vaincus. La part des Romains est donc fort grande dans la formation du peuple espagnol: quoique ibère et celte d'origine, il n'en est pas moins devenu l'une des nations latines par son idiome et le moule de sa pensée.
Lorsque l'écroulement de l'empire romain eut fait accourir de toutes les extrémités du monde les hommes de proie, Suèves, Alains, Vandales et visigoths envahirent successivement l'Espagne. Usés par leurs victoires mêmes, aussi bien que par le changement de climat et de vie, pressés par ceux qui les suivaient, les premiers conquérants disparurent bientôt sans laisser beaucoup de traces. Les Alains nomades se perdirent au milieu des populations lusitaniennes, ou peut-être même furent exterminés en masse par les autres envahisseurs; les Suèves, tribu teutonique de race pure, se fondirent peu à peu du côté de la Galice; les Vandales abandonnèrent les riches cités de la Bétique, où ils avaient séjourné pendant quelques années, pour aller conquérir leur royaume éphémère de l'Afrique. Mais les Visigoths, plus tard venus et plus nombreux, peut-être aussi doués d'une plus grande solidité de caractère, s'établirent fermement sur le sol envahi et l'influence qu'ils exercèrent sur la race elle-même persiste encore dans la langue, les mœurs, l'esprit des Espagnols. Il est possible que la pompeuse gravité du Castillan soit en partie l'héritage des Visigoths.
Après l'Europe septentrionale, l'Afrique devait à son tour déverser son contingent de populations nouvelles sur cette presqu'île dépendant géographiquement des deux parties du monde. Au commencement du huitième siècle, les musulmans de la Maurétanie, Arabes et Berbères, prirent pied sur le rocher de Gibraltar, et, dans l'espace de quelques mois, l'Espagne presque tout entière tombait en leur pouvoir. Pendant plus de sept siècles, le détroit d'Hercule baigna des deux côtés les terres du «Sarrasin» et nul obstacle n'arrêta le passage des commerçants, des colons, des industriels appartenant à toutes les races de l'Afrique du Nord et même de l'Asie. On ne saurait douter que l'influence de tous ces immigrants sur la population aborigène de la Péninsule n'ait été capitale; par les croisements continués de siècle en siècle le type originaire s'est modifié, ainsi que le prouvent suffisamment les traits des habitants dans les districts méridionaux. Il est vrai que l'Inquisition fit expulser du royaume ou réduire en esclavage des centaines de milliers, peut-être un million de Maures; mais ceux qu'elle traitait ainsi étaient les musulmans ou les convertis douteux; la grande masse de la population dite espagnole n'en avait pas moins dans ses veines une forte part de sang berbère et sémite; dans le voisinage même de Madrid, entre Tolède et Aranjuez, on cite le village de Villaseca comme étant peuplé de descendants des Maures; le teint foncé, la chevelure noire des habitants, ainsi que la coutume qu'ont les femmes de ne jamais se montrer sur la place du marché, témoignent en faveur de cette origine. La langue castillane elle-même établit combien grande a été l'influence des Sarrasins; elle a reçu beaucoup plus de mots arabes, apportés par les Maures, qu'elle n'en a admis de germaniques dus à l'idiome des Visigoths: environ deux mille termes sémitiques, désignant surtout des objets et des idées qui témoignent d'un état de civilisation en progrès, continuent de vivre dans le castillan et rappellent la période de développement industriel et scientifique inaugurée en Europe par les Arabes de Grenade et de Cordoue. Plusieurs auteurs pensent que le son guttural de la lettre j (jota) est aussi de provenance arabe; mais il ne paraît pas qu'il en soit ainsi, car cette aspiration est plus fortement marquée dans les dialectes des provinces où n'ont jamais pénétré les Arabes, et, par contre, la langue des Portugais, qui pourtant furent asservis aux mahométans, ne possède pas la jota castillane: ce son est donc probablement d'origine locale, et se sera maintenu, malgré l'influence du latin, dans le parler des Espagnols.
TYPES CASTILLANS.--PAYSANS DE TOLÈDE
Dessin de D. Maillart, d'après des types photographiés par J. Laurent.
En même temps que les Maures, les Juifs avaient singulièrement prospéré sur le sol de l'Espagne; quelques auteurs évaluent même à 800,000 le nombre de ceux qui vivaient dans la Péninsule avant l'époque des persécutions. Souples comme la plupart de leurs compatriotes, ils avaient un pied dans les deux camps: ils servaient d'intermédiaires de commerce entre les chrétiens et les musulmans; ils s'enrichissaient en faisant les affaires des uns et des autres, en leur fournissant l'argent nécessaire pour se livrer bataille et s'entre-tuer. Pour subvenir à la guerre deux fois sainte de la croix et du croissant, il fallait pressurer le peuple, et les Juifs, agents du fisc, s'étaient chargés de cette besogne. Aussi quand la foi chrétienne eut triomphé et que les rois, pour se payer des frais de la croisade, en proclamèrent une seconde contre les Juifs, ce fut avec une véritable explosion de fureur que le peuple se tourna contre eux; il les poursuivit d'une «immortelle haine, que le fer, le feu, les tortures, les bûchers n'assouvirent jamais». Sans doute quelques familles de Juifs convertis par la peur au catholicisme réussirent à sauver leur existence et sont entrées depuis par les croisements dans la masse de la nation espagnole, mais l'élément israélite ne se trouve plus que pour une très-faible part dans la population de la Péninsule; la race a été plus que persécutée, elle a été extirpée.
Plus heureux que les Juifs, les Tsiganes ou Zingares, dits Gitanos, c'est-à-dire Égyptiens, sont assez nombreux en Espagne pour donner à certains quartiers des grandes villes une physionomie spéciale. Le mépris dont on les poursuivait et la simplicité empressée avec laquelle ils pratiquent la religion nationale les a fait tolérer partout; jamais l'Inquisition, qui brûla tant de Juifs, de Maures et d'hérétiques, ne fit périr un seul Gitano; elle se bornait à les laisser poursuivre comme simples délinquants civils et vagabonds par la police de la Santa Hermandad. Ils ont pu vivre en paix, et, en maints endroits, sont devenus des citoyens ayant leurs habitations fixes et leur gagne-pain régulier; néanmoins ils diminuent, sans doute à cause des croisements qui les ramènent dans le gros de la population. Leur race est loin d'être pure, car il n'est pas rare que les Tsiganes épousent des Espagnoles; en revanche la tribu ne permet pas souvent à ses filles d'épouser des étrangers. On dit que les Gitanos sédentaires, se rappelant d'instinct et de tradition la vie errante que menèrent leurs ancêtres, témoignent le plus grand respect à ceux de leurs compatriotes qui parcourent encore librement les forêts et les plaines; de leur côté, ceux-ci, fiers de leur titre de viandantes ou «chemineurs», regardent avec un certain mépris leurs malheureux frères entassés dans les taudis puants des villes. C'est le contraire dans les contrées danubiennes, où les Tsiganes sédentaires se considèrent comme une sorte d'aristocratie, presque comme une autre race. D'ailleurs il semble prouvé que tous les Gitanos d'Espagne descendent d'ancêtres ayant séjourné pendant plusieurs générations dans la péninsule des Balkhans, car leur idiome contient quelques centaines de mots slaves, et grecs témoignant d'un long séjour de ceux qui le parlent parmi les peuples de l'Europe orientale: c'est là ce qu'ont établi les recherches de Miklosich.
Ainsi que le faisait remarquer M. de Bourgoing dans son ouvrage sur l'Espagne, les caractères offrent même un tel contraste, que le portrait d'un Galicien ressemblerait plus à un Auvergnat qu'à un Catalan, et que celui d'un Andalou ferait songer au Gascon; de province à province d'Ibérie, on verrait surgir les mêmes oppositions qu'en France. Au milieu de toutes les diversités provenant du sol, de la race, du climat et des mœurs, il est bien difficile de parler d'un type général représentant tous les Espagnols. Cependant la plupart des habitants de la Péninsule ont quelques traits communs qui donnent à la nation tout entière une certaine individualité parmi les peuples d'Europe. Quoique chaque province ait son type particulier, ces types se ressemblent par assez de côtés pour qu'il soit possible de s'imaginer une sorte d'Espagnol idéal où le Galicien se mêle à l'Andalou, l'Aragonais au Castillan. L'œuvre nationale a été longtemps commune, surtout à l'époque des luttes séculaires contre les Maures, et de cette communauté d'action, jointe à la parenté des origines, proviennent quelques traits appartenant à toutes les populations péninsulaires.
En moyenne, l'Espagnol est de petite taille, mais solide, musculeux, d'une agilité surprenante, infatigable à la course, dur à toutes les privations. La sobriété de l'Ibère est connue. «Les olives, la salade et les radis, ce sont là les mets d'un chevalier,» dit un ancien proverbe national. Sa force d'endurance physique semble tenir du merveilleux, et l'on comprend à peine comment les conquistadores ont pu résister à tant de fatigues sous le redoutable climat du Nouveau Monde! Avec toutes ses qualités matérielles, l'Espagnol bien dirigé est certainement, ainsi d'ailleurs que l'a constaté l'histoire, le premier soldat de l'Europe: il a le feu de l'homme du Midi, la force de l'homme du Nord, et n'a pas besoin, comme celui-ci, de se sustenter par une nourriture abondante.
Les qualités morales de l'Espagnol ne sont pas moins remarquables et auraient dû, semble-t-il, assurer à la nation une plus grande prospérité que celle qui lui est échue. Quelles que soient les diversités provinciales du caractère espagnol, les Péninsulaires, nonchalants dans la vie de tous les jours, se distinguent pourtant en masse des autres peuples par un esprit de résolution tranquille, un courage persistant, une infatigable ténacité qui, suivant le bon ou mauvais emploi, ont tantôt fait la gloire, tantôt l'infortune de la nation. L'homme de cour, l'employé sceptique peuvent servir cyniquement la main qui les paye; mais quand l'Espagnol du peuple embrasse une cause, c'est jusqu'à la mort: tant qu'il lui reste un souffle de vie, on ne saurait dire qu'il est vaincu; d'ailleurs après lui viennent les fils, qui luttent avec le même acharnement que leur père. De là cette longue durée des guerres nationales et civiles. La reconquête de l'Espagne sur les envahisseurs maures a duré sept siècles, presque sans trêve; la prise de possession du Mexique, du Pérou, de toute l'Amérique andine, ne fut qu'un long combat d'un siècle. La guerre d'indépendance contre les armées de Napoléon est aussi un exemple de dévouement et de patriotisme collectif tel, que l'histoire n'en offre que bien peu d'exemples, et les Espagnols peuvent dire avec fierté que, pendant les quatre années de lutte, les Français ne trouvèrent pas parmi eux un seul espion. Dignes fils de la mère patrie, les créoles du Nouveau Monde soutinrent aussi contre les Castillans une guerre d'émancipation qui dura vingt ans, et maintenant une partie des habitants de la grande Antille espagnole ont fait, d'escarmouches et de batailles incessantes, leur vie normale depuis six années. Enfin les deux guerres carlistes auraient-elles été possibles ailleurs que sur la terre d'Espagne? Que de fois des coups qui semblaient décisifs ont été frappés; mais l'ennemi vaincu la veille se redressait le lendemain et la lutte reprenait avec une nouvelle énergie.
Il n'est donc pas étonnant que l'Espagnol, parfaitement conscient de sa valeur, parle de lui-même, lorsqu'il est le plus abaissé par le sort, avec une certaine fierté, qui chez tout autre pourrait passer pour de l'outrecuidance. «L'Espagnol est un Gascon, a dit un voyageur français, mais un Gascon tragique.» Les actes suivent chez lui les paroles. Il est vantard, mais si quelqu'un pouvait avoir raison de l'être, ce serait lui. L'Espagnol a des qualités qui chez d'autres peuples s'excluent souvent. Avec toute sa fierté, il est pourtant simple et gracieux de manières; il s'estime fort lui-même, mais il n'en est pas moins prévenant pour les autres; très-perspicace et devinant fort bien les travers et les vices de son prochain, il ne s'abaisse point à le mépriser. Même quand il mendie, il sait parfois garder une attitude de noblesse. Un rien le fera s'épancher en torrents de paroles sonores; mais que l'affaire soit d'importance, un mot, un geste lui suffiront. Il est souvent grave et solennel d'aspect, il a un grand fonds de sérieux, une rare solidité de caractère, mais avec cela une gaieté toujours bienveillante. L'avantage immense, inappréciable que l'Espagnol si l'on excepte toutefois le Vieux-Castillan, a d'ordinaire sur la plupart des autres Européens, est celui d'être heureux. Rien ne l'inquiète; il se fait à tout; il prend philosophiquement la vie comme elle vient; la misère ne l'effraye point, et il sait même, avec une ingéniosité sans pareille, en extraire les joies et les avantages. Quel héros de roman eut la vie plus traversée et pourtant plus gaie que ce Gil Blas, dans lequel les Espagnols se sont si bien reconnus? Et néanmoins c'était alors la sombre époque de l'Inquisition; mais l'effroyable Saint-Office n'empêchait pas la joie. «La parfaite félicité, dit le proverbe, est de vivre aux bords du Manzanarès; le second degré du bonheur est d'être en paradis, mais à la condition de voir Madrid par une lucarne du ciel.»
A tous ces contrastes, qui nous paraissent étranges, de jactance et de courage, de bassesse et de grandeur, de dignité grave et de franche gaieté, sont dues ces contradictions apparentes de conduite, ces alternatives bizarres d'attitude qui étonnent l'étranger, et que l'Espagnol appelle complaisamment cosas de España, comme si lui seul pouvait en pénétrer le secret. Gomment expliquer, en effet, que l'on trouve chez ce peuple tant de faiblesse à côté de tant de hautes qualités, tant de superstitions et d'ignorance avec un bon sens si net et une si fine ironie, parfois tant de férocité avec un naturel de générosité magnanime, la fureur de la vengeance avec le tranquille oubli des injures, une pratique si simple et si digne de l'égalité avec tant de violence dans l'oppression? Malgré la passion, le fanatisme que les Espagnols apportent dans tous leurs actes, ils acceptent avec la plus grande résignation ce qu'ils croient ne pouvoir empêcher. A cet égard, ils sont tout à fait musulmans. Ils ne répètent point comme l'Arabe: «Ce qui est écrit est écrit!» Mais ils disent non moins philosophiquement: «Ce qui doit être ne peut manquer!» (Lo que ha de ser no puede faltar); et, drapés dans leur manteau, ils regardent avec dignité passer le flot des événements. «Les Espagnols paraissent plus sages qu'ils ne le sont,» a déjà dit depuis trois siècles le chancelier Bacon. Presque tous possédés de la passion du jeu, ils se laissent d'avance emporter par la destinée, prêts au triomphe, non moins prêts à l'insuccès. Que de fois la sérénité fataliste de l'Espagnol a-t-elle laissé des maux irréparables s'accomplir!
Parmi ces maux on a pu craindre qu'il ne fallût ranger la décadence irrémédiable de la nation tout entière. En voyant toutes les ruines accumulées sur le sol de l'Espagne, en assistant aux luttes qui s'éternisent sur cette terre ensanglantée, des historiens qui n'avaient pas une idée assez nette du lien de solidarité qui rattache les nations les unes aux autres ont parlé des Espagnols comme d'un peuple absolument tombé. C'est là une erreur, mais le recul étonnant qu'a subi la puissance castillane depuis trois siècles explique comment il a été facile de se tromper. Même dans le voisinage des grandes villes et de la capitale, que de campagnes, jadis cultivées, qui par leur nom de despoblados et de dehesas rappellent le souvenir des Maures violemment expulsés ou des chrétiens qui se sont retirés devant le désert envahissant! Que de cités, que de villages dont les édifices témoignent par la beauté de leur architecture et la richesse de leurs ornements que la civilisation locale était, il y a des siècles, bien supérieure à ce qu'elle est aujourd'hui? La vie semble s'être enfuie de ces pierres jadis animées! Et l'Espagne elle-même, comme puissance politique, n'est-elle pas un débris, comparée à ce qu'elle fut du temps de Charles-Quint?
Dans son fameux ouvrage sur la Civilisation, Buckle cherche à expliquer la longue décadence du peuple espagnol par diverses raisons, tirées, les unes du climat et de la nature du sol, les autres de l'évolution historique. La sécheresse d'une grande partie du territoire, les vents âpres qui sur les plateaux succèdent aux chaleurs extrêmes, la fréquence des tremblements de terre dans certains districts, telles sont les principales causes d'ordre matériel qui ont contribué à rendre les Espagnols superstitieux et paresseux d'esprit; mais la cause suprême et fatale a été la longue suite de guerres religieuses qu'ils ont eues à soutenir contre leurs voisins. Dès l'origine de la monarchie, les rois visigoths défendirent avec acharnement l'arianisme contre les Francs; puis, quand les Espagnols, devenus catholiques à leur tour, n'eurent plus à guerroyer contre d'autres chrétiens pour le compte de leur foi, les musulmans envahirent la Péninsule, et l'histoire de la nation ne fut plus qu'une lutte incessante: durant plus de vingt générations, les guerres religieuses, qui pour les autres peuples étaient un événement exceptionnel, devinrent l'état permanent du peuple d'Espagne. Il en résulta que le patriotisme de race et de langue s'identifia presque complètement avec l'obéissance absolue aux ordres des prêtres. Tout combattant, des rois aux moindres archers, étaient soldats de la foi plus que défenseurs de la terre natale, et par suite leur premier devoir était de se soumettre aux injonctions des hommes d'église. Les conséquences de ce long assujettissement de la pensée étaient inévitables. Le clergé prit possession de la meilleure part des terres conquises sur les infidèles, il accapara tous les trésors pour en orner les couvents et les églises; fait bien plus grave encore, il s'empara du gouvernement et du contrôle de la société tout entière par l'organisation des tribunaux. Dès le milieu du treizième siècle, le «Saint-Office» de l'Inquisition fonctionnait dans le royaume d'Aragon; lorsque les Maures furent définitivement expulsés de l'Espagne, l'action de ce tribunal souverain devint toute-puissante et les rois mêmes se prirent à trembler devant lui.
Mais tandis que ces longues guerres religieuses travaillaient à l'abaissement intellectuel et moral des Espagnols de toutes les provinces, d'autres causes, agissant en sens inverse, étaient, au contraire, de nature à développer tous les éléments de progrès: c'est le côté de la question si complexe de l'histoire d'Espagne que Buckle a négligé de mettre en lumière. Pour soutenir la lutte contre les musulmans, et pour garder quelque semblant d'autorité sur leurs vassaux batailleurs, les rois avaient dû respecter, favoriser même les libertés de leurs peuples: c'est à ce prix seulement que la guerre pouvait être nationale. Les villes étaient devenues libres et prenaient part au grand conflit dans la plénitude de leur volonté; elles seules volaient les fonds et, dans la plupart des Cortès, leurs délégués no permettaient même pas aux représentants de la noblesse et du clergé de siéger à côté d'eux. Lès le commencement du onzième siècle, deux cent cinquante ans avant qu'on ne parlât d'institutions représentatives en Angleterre, l'histoire nous montre des cités du royaume de Leon, des Castilles, de l'Aragon, s'administrant elles-mêmes et formulant leurs coutumes en lois; de vieux documents nous montrent des souverains qui reconnaissent ne pouvoir entrer dans les villes sans le consentement de la municipalité. Grâce à cette autonomie, qui donnait aux Espagnols des avantages inappréciables sur la plupart des autres populations de l'Europe, les villes de la Péninsule progressèrent rapidement en industrie, en commerce, en civilisation: le degré de perfection qu'avaient atteint la littérature et les beaux-arts, à la grande époque de la floraison nationale, témoigne quelle était la puissante vitalité de toutes ces communes espagnoles où s'élevaient de si beaux édifices, d'où sortaient tant d'hommes de valeur. Les cités commençaient même à se libérer du joug de l'Église; elles se réservaient, bien avant Luther, de ne laisser proclamer les indulgences qu'après en avoir examiné la convenance et le but. En outre, les libertés municipales contribuaient à développer cette dignité tranquille, ce respect mutuel, cette noblesse de manières qui semblent être un privilége de race chez les hommes de souche ibérique.
Entre ces forces opposées, tendant les unes à solliciter l'initiative individuelle, les autres, au contraire, à la supprimer complétement au profit de l'Église et de la centralisation monarchique, une lutte directe ne pouvait manquer d'éclater tôt ou tard. Dès que la reconquête de l'Espagne par les chrétiens fut achevée et que la ferveur religieuse, la fidélité aux souverains et le patriotisme local n'eurent plus un même but à poursuivre, la guerre intérieure commença. Elle se termina promptement au profit du pouvoir royal et de l'Église; les comuneros des Castilles, qui s'étaient constitués les défenseurs des libertés locales et régionales, furent mal secondés ou combattus par les habitants des autres provinces, Asturies, Aragon, Andalousie; même les Maures de l'Alpujarra aidèrent à l'écrasement du peuple; à l'aide de l'or du Portugal et de l'Amérique, les généraux de Charles-Quint le massacrèrent et tout aussitôt le silence se fit dans les villes, jusqu'alors si actives et si gaies, de la Péninsule.
La découverte du Nouveau Monde, qui précisément alors venait de se faire au profit de la monarchie espagnole, fut pour la nation un malheur peut-être plus grand. L'expatriation de tous les jeunes gens d'audace, de tous les coureurs d'aventures qui allaient conquérir l'Eldorado par delà l'Atlantique est une des causes qui contribuèrent le plus à l'affaiblissement de l'Espagne. Les plus hardis partaient; les faibles, les gens qu'effrayait la mort restaient seuls au logis. C'est ainsi que peu à peu la mère patrie se trouva privée de ses enfants les mieux trempés. Toute sa vaillance et son esprit d'entreprise avaient trouvé un dérivatif dans la prise de possession du Nouveau Monde, et, tout enivrée de sa gloire d'outre-mer, elle se laissa sans résistance abîmer par ses maîtres dans la plus profonde ignominie. Un navire trop chargé de toile s'expose à chavirer à la moindre tempête; de même l'Espagne, trop faible pour l'immensité de ses colonies, s'affaissa promptement sur elle-même.
Les énormes quantités d'or et d'argent que les mines du Nouveau Monde fournirent au trésor de la métropole furent aussi un puissant élément d'appauvrissement et de démoralisation. En deux siècles, de l'an 1500 à l'an 1702, les envois de métaux précieux faits par les colonies s'élevèrent à la somme totale de 54 milliards de francs. De pareilles sommes, acquises sans travail et gaspillées surtout à des oeuvres de corruption, devaient avoir pour résultat de développer à l'excès l'indolence naturelle de l'Espagnol. L'or arrivant sans effort, on ne se donna plus la peine de le gagner: au lieu de produire, on acheta, et bientôt tous les trésors eurent pris le chemin de l'étranger. Puis, quand les colonies cessèrent de nourrir la mère patrie, tous ceux qui s'étaient accoutumés à la paresse durent vivre par la mendicité de la rue ou par la mendicité bureaucratique, plus basse et plus dissolvante encore. Peut-être l'Espagne est-elle la seule contrée d'Europe où l'on voie des ouvriers abandonner leur travail ordinaire, pour aller prendre leur part de la pitance distribuée aux mendiants à certains jours de la semaine.
Sans agression du dehors et par le seul effet de la décadence intérieure, la nation déclina dans le monde avec une rapidité sans exemple. Après l'expulsion des Maures, les citoyens les plus industrieux de la contrée, toute activité s'éteignit peu à peu en Espagne. Les ateliers se fermèrent par milliers dans les villes jadis industrielles, comme Séville et Tolède. Les procédés de métier se perdirent, faute d'artisans; le commerce, livré au monopole, délaissa les marchés et les ports; on cessa d'exploiter les mines et les carrières; souvent même, disent les chroniques du temps, les champs delà Navarre seraient restés en friche, aux abords mêmes des villages, si des paysans béarnais n'étaient allés y faire les semailles et la moisson. Les jeunes Espagnols entraient en foule dans les monastères pour jouir du privilège de l'oisiveté; et plus de neuf mille couvents d'hommes, dont les champs étaient cultivés aux dépens du reste de l'Espagne, s'établirent dans toutes les parties du royaume. Toute étude sérieuse cessa dans les écoles et les universités; suivant la forte expression de Saint-Simon, «la science était un crime; l'ignorance et la stupidité la première vertu.» Le pays se dépeuplait: il ne naissait plus d'enfants en nombre suffisant pour remplacer les morts. Les Espagnols étaient tombés si bas, qu'ils avaient perdu leur vieux renom de vaillance, pourtant si mérité. Après l'instauration de la dynastie bourbonienne, lorsque des étrangers, français, italiens, irlandais, furent appelés en foule pour occuper toutes les hautes positions, c'est que les indigènes eux-mêmes, dégoûtés de tout travail et privés de toute initiative, étaient devenus incapables de la gestion des affaires.
L'observateur impartial qui compare l'Espagne de nos jours à ce qu'elle fut à l'époque de son long silence sous le régime de l'Inquisition, est frappé des progrès de toute espèce qui se sont accomplis. Un proverbe bien mensonger proclame «heureux les peuples qui n'ont pas d'histoire», comme si les morts en avaient une. C'est au contraire lorsqu'ils sont en pleine possession de leur vie, fût-elle même inquiète et tumultueuse, que les peuples marquent leur existence dans l'humanité par des actes de valeur historique et des services réels rendus à leurs contemporains. Quoique depuis le commencement du siècle l'Espagne renaissante ait toujours, pour ainsi dire, vécu au milieu des flammes, elle a plus travaillé pour les arts, les sciences, l'industrie, elle a fourni par quelques-uns de ses fils plus de hauts enseignements que pendant les deux siècles de morne paix qui s'étaient écoulés depuis que Philippe II avait fait l'ombre dans son royaume.
Il est toutefois évident que si la vie de l'Espagne ne se dépensait pas pour une si grande part en luttes intestines et qu'elle s'appliquât tout entière à des œuvres d'intérêt collectif, l'utilité de la race ibérique serait bien autrement considérable pour le reste du monde. Mais il se trouve précisément que les conditions géographiques de la Péninsule se sont opposées jusqu'à maintenant à tout groupement libre des habitants en un corps de nation compacte et solide. Quoique se présentant dans l'ensemble de l'organisme européen avec une grande unité de contours et de formes, l'Hispano-Lusitanie n'en offre pas moins à l'intérieur, à cause de ses plateaux et de ses montagnes, une singulière diversité, et cette diversité est passée de la nature aux hommes qui l'habitent. On peut dire que toutes les saillies et les creux du plateau montueux de l'Ibérie se sont moulés sur les populations elles-mêmes. Sur le pourtour océanique et méditerranéen de la Péninsule tous les avantages se trouvent réunis: c'est là que le climat est le plus doux, que la terre féconde se couvre de végétation en plus grande abondance, que la facilité des communications invite les hommes aux voyages et aux échanges; aussi les cultivateurs, les commerçants, les marins se pressent-ils dans la région du littoral et la plupart des grandes villes s'y sont fondées. Dans l'intérieur du pays, au contraire, les plateaux arides, les roches nues, les âpres sentiers, les terribles hivers, le manque de produits variés ont rendu la vie difficile aux habitants, et souvent les jeunes gens du pays, attirés par les plaines heureuses qui s'étendent au pied de leurs monts sauvages, émigrent en grand nombre. Il en résulte que la population espagnole se trouve distribuée en zones annulaires de densité.
La face riveraine de la Péninsule, celle qui comprend les côtes de la Catalogne, de Valence et de Murcie, Málaga, Cádix et la vallée du Guadalquivir, le bas Portugal et le versant maritime des Pyrénées occidentales, est la région vivante par excellence: là est le mouvement des hommes et des idées. D'un autre côté, la capitale du royaume, située dans une position dominante, à peu près au centre géométrique de la contrée, ne pouvait manquer de devenir, elle aussi, un foyer vital, à cause du réseau de routes dont elle occupe le milieu; mais elle est entourée de régions faiblement peuplées et même, en quelques endroits, de véritables déserts.
Cette inégalité de population entre les plaines basses du littoral et les plateaux de l'intérieur, et, bien plus encore, ce dédoublement de la civilisation péninsulaire en une zone extérieure et un foyer central ont produit les résultats les plus considérables dans l'histoire générale de l'Espagne. Consciente de sa propre vitalité, animée d'une suffisante initiative pour se gouverner elle-même, chacune des provinces maritimes tendait à s'isoler des autres parties de l'Espagne et à vivre d'une vie indépendante. Pendant les sept cents années que dura l'occupation des Maures, la haine de race et de religion, commune aux états chrétiens de la Péninsule, avait pu maintenir une certaine union entre les divers royaumes chrétiens de l'Ibérie et faciliter la création d'une monarchie unitaire; mais, pour conserver cette unité factice, le gouvernement espagnol dut avoir recours au système de terrorisme et d'oppression le plus savant sous lequel un peuple ait jamais été courbé. D'ailleurs le Portugal, auquel sa position sur l'Océan, l'importance de son commerce, l'immense étendue de ses conquêtes coloniales avaient assuré un rôle à part, ne subit la domination détestée des Castillans que pendant moins d'un siècle et se sépara de l'Espagne comme une pièce neuve se détache d'un habit cousu de morceaux d'étoffes diverses. Au choc des événements extérieurs, la monarchie espagnole elle-même faillit disparaître. C'est en vain que, pour s'asseoir plus solidement, l'autorité royale avait abêti, appauvri le peuple et tari en apparence la source des idées: d'incessantes révolutions et des guerres civiles de province à province montrèrent bien que sous l'oppression commune la forte individualité de chacun des groupes naturels de population s'était maintenue. Il est certain que d'année en année le lien d'unité politique se noue plus fortement entre les divers peuples de l'Espagne, grâce à la facilité croissante des voyages et des échanges, à la substitution graduelle d'une même langue aux dialectes provinciaux, au rapprochement spontané qu'amènent la compréhension des mêmes idées et la formation des partis politiques; mais Andalous et Galiciens, Basques et Catalans, Aragonais et Madrileños, sont encore bien éloignés de s'être fondus en une seule nationalité.
La constitution fédérale que s'était donnée pour un temps la république espagnole était donc complètement justifiée par la forme géographique du pays et l'histoire de ses habitants. Cette autonomie provinciale que les gouvernants n'ont pas voulu consacrer par la paix ne s'en affirme pas moins par la guerre civile: la violence veut réaliser ce que n'a pu le bon accord.
Telle est, sous divers noms, intransigeance ou carlisme, et avec d'autres éléments de dissension civile, la grande cause des révolutions qui dans les dernières années ont agité l'Espagne. Les populations cherchent leur équilibre naturel, et l'une des principales conditions de cet équilibre est le respect des limites tracées entre les provinces par les différences du sol et du climat, ainsi que par les diversités de mœurs qui en sont la conséquence. Il est donc nécessaire d'étudier à part chacune de ces régions naturelles de l'Espagne, en tenant compte de ce fait, que les divisions politiques ne suivent exactement ni les lignes de faîte entre les bassins ni les frontières entre les populations de dialectes différents.