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Nouvelle géographie universelle (1/19): I L'Europe meridionale (Grèce, Turquie, Roumanie, Serbie, Italie, Espagne et Portugal)

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Les Russes de la Bessarabie moldave, ainsi nommée des Valaques Bessarabes qui la possédaient au quatorzième siècle, sont massés principalement à l'est des colonies bulgares, aux bords du Danube de Kilia et de la mer Noire, mais on en trouve aussi dans toutes les villes de la Moldavie, et notamment à Jassy, où ils ont un quartier distinct. Les Russes du pays sont, comme les Bulgares, de bons agriculteurs; quant à ceux des villes ils sont presque tous commerçants et disputent aux Juifs le maniement des monnaies. Cependant ils jouissent d'une grande réputation de probité, justifiée sans doute, car ce sont presque tous des hommes qui ont dû s'enfuir de Russie pour obéir à leur foi religieuse et pratiquer leurs rites en paix. Il en est parmi eux qui appartiennent à la secte des Origénistes ou «Mutilés» (Skoptzi). Ces fanatiques, privés de toute famille, ne peuvent recruter leurs communautés que par l'immigration de leurs coreligionnaires persécutés. On les reconnaît aisément à leur corpulence et à leur visage glabre. A Bucarest, ce sont eux qui ont la réputation d'être les meilleurs cochers; aux bouches du Danube, ce sont les plus habiles pêcheurs; ils travaillent en communauté et le produit de leur pêche est par eux fidèlement remis à leur chef ou staroste.

Des Hongrois, appartenant à la race des Szeklers de la Transylvanie et connus dans le pays sous le nom, chinois en apparence, de Tchangheï, complètent la série des populations étrangères établies sur le territoire roumain en colonies distinctes. Ces Tchangheï, dont l'entrée dans la Moldavie centrale date de l'époque où les rois de Hongrie étaient les maîtres de la vallée du Séreth, se roumanisent peu à peu; ils ne se distinguent plus par le costume et cessent graduellement de parler leur rude patois magyar; s'ils ne sont point encore fondus dans la population moldave, cela tient sans doute à la différence de religion, car ils sont catholiques romains. D'ailleurs ils se recrutent chaque année par un certain nombre d'émigrants de Transylvanie, qu'attirent le climat plus doux et les terres plus fertiles de la plaine moldave. Au printemps et en automne les laboureurs et les moissonneurs hongrois descendent en caravanes dans les plaines de la Moldavie.

Au siècle dernier, lorsque le gouvernement des principautés roumaines était affermé par le sultan aux Phanariotes ou riches négociants grecs du Phanar de Constantinople, l'élément hellénique était aussi très-fortement représenté en Moldo-Valachie; mais, de nos jours, il est presque sans importance numérique; peut-être, en y comprenant les Zinzares hellénisés de Macédoine, ne sont-ils qu'une dizaine de mille, mais ils savent se faire leur place comme intendants des grands seigneurs, entrepositaires, expéditeurs et négociants en gros. L'exportation des céréales dans les villes du bas Danube est presque entièrement dans leurs mains. Les traces de l'ancienne domination phanariole ne se retrouvent que dans la langue et dans les relations de parenté provenant du croisement des familles seigneuriales, Beaucoup plus nombreux que les Grecs et d'un poids bien plus considérable dans les destinées futures du pays sont les races sans patrie qui vivent sur le territoire roumain, les Juifs et les Tsiganes. Les Israélites de provenance espagnole, qui vivent principalement dans les grandes villes, ne sont point mal vus par la population; mais il n'en est pas de même des Juifs venus du nord. Ceux-ci, qui immigrent en foule de la Pologne, de la Petite-Russie, de la Galicie, de la Hongrie, se trouvent en contact journalier avec le pauvre peuple en qualité d'aubergistes, d'intermédiaires de tout le petit commerce; ils sont universellement détestés, non point à cause de leur religion, mais à cause de l'art merveilleux qu'ils déploient pour faire passer les épargnes des familles dans leur escarcelle. En outre, on leur attribue toutes sortes de crimes imaginaires, et fréquemment la population s'est ruée contre eux avec fureur pour venger le prétendu massacre d'enfants qui auraient été égorgés en guise d'agneaux à la fête de Pâques. Pourtant les Roumains ne savent pas se passer de ces Juifs qu'ils exècrent, et chaque jour ils fortifient le monopole commercial de la race envahissante, tout en leur interdisant, de par la loi, l'acquisition des propriétés territoriales. Il y a là pour le pays de redoutables ferments de discorde, d'autant plus graves qu'ils pourraient quelquefois donner un prétexte à l'intervention étrangère. Déjà, si les évaluations faites dans le pays ne sont pas exagérées,--et l'ubiquité des Juifs les montre plus nombreux qu'ils ne le sont en réalité,--les Israélites constitueraient le cinquième de la population totale dans la Moldavie. Leur dialecte usuel est un jargon allemand mêlé d'un grand nombre de mots empruntés à toutes les langues orientales, et ce langage même contribue à les faire haïr, car on voit en eux les avant-coureurs des Allemands et l'on se demande si leurs invasions commerciales ne sont pas le prélude d'une autre invasion, dans laquelle sombrerait l'indépendance politique du pays. Quant à l'autre race des commerçants orientaux, celle des Arméniens, elle est représentée par quelques colonies florissantes, surtout en Moldavie. Ces Haïkanes, descendus d'émigrants qui vinrent à diverses époques, du onzième au dix-septième siècle, ne se distinguent point de leurs coreligionnaires de la Bukovine et de la Transylvanie; ils vivent dans l'isolement, et si le peuple ne les aime pas, du moins ont-ils le talent de ne pas se faire haïr. Un petit nombre d'Arméniens, venus de Constantinople et parlant le turc, résident aussi sur le bas Danube.

La race jadis méprisée des Tsiganes entre peu à peu dans la masse de la population; ces parias deviennent Roumains et patriotes par la vertu d'une liberté relative. Naguère encore les Tsiganes étaient esclaves: les uns appartenaient à l'État, les autres étaient la chose des boyards ou des couvents; néanmoins la plupart d'entre eux restaient nomades, travaillant, trafiquant ou volant pour le compte de ceux qui les employaient. Ils se divisaient en véritables castes, dont les principales étaient celles des lingourari ou fabricants de cuillers, des oursari ou montreurs d'ours, des ferrari ou forgerons, des aurari ou orpailleurs, des lautari ou louangeurs. Ces derniers, les plus policés de tous, étaient les musiciens chargés de célébrer la gloire et les vertus des boyards; maintenant ce sont les ménétriers des villages et les musiciens des villes, les troubadours de la Roumanie. S'ils diffèrent socialement des paysans, c'est peut-être par une liberté plus grande. En 1837, les Tsiganes de la Valachie furent assimilés aux autres cultivateurs, et, depuis, l'émancipation s'est faite sans distinction de races pour tous les serfs de la glèbe. Très-peu nombreux sont les Tsiganes netolzi, êtres dégradés qui vaguent à moitié nus dans les bois ou sous la lente, vivent de maraude, se nourrissent des restes les plus immondes et n'enterrent point leurs morts. Presque tous les Tsiganes sont désormais fixés au sol, qu'ils savent cultiver avec soin, ou bien ils exercent un métier régulier. La fusion des races, entre Tsiganes et Roumains, s'opère d'autant plus facilement que la religion est la même et que tous les anciens nomades parlent la langue du pays. Le type étant beau de part et d'autre, les croisements deviennent de plus en plus nombreux et il est à croire que dans quelques générations les Tsiganes de Roumanie seront une race du passé. Telle est la cause principale de l'énorme écart, de 100,000 à 300,000, donné par les diverses statistiques pour le nombre des Tsiganes 43.

Note 43: (retour) Population approximative de la Roumanie en 1875:
                            Valachie.    Moldavie.       Total
Roumains.................   3,040,000    1,420,000    4,460,000
Bulgares.................       ---         90,000       90,000
Russes et autres Slaves..       ---         40,000       40,000
Hongrois.................       ---         50,000       50,000
Tsiganes.................      80,000       50,000      130,000
Juifs....................     100,000      300,000      400,000
Arméniens................       ---         10,000       10,000

                            3,220,000    1,960,000    5,180,000

        Étrangers.
Autrichiens de diverses langues..       30,000
Grecs............................       10,000
Allemands........................        5,000
Français.........................        1,500
Autres...........................        6,000

La nation roumaine est encore dans sa période de transition entre l'âge féodal et l'époque moderne. Les révolutions de 1848, peut-être plus importantes dans l'Europe danubienne qu'elles ne le furent en France et en Italie, ne firent qu'ébranler l'ancien régime dans les Principautés roumaines, mais elles ne le détruisirent point. Encore en 1856 les paysans valaques et moldaves étaient asservis à la glèbe; sans droits, sans avoir personnel, presque sans famille, puisqu'ils étaient à la merci du caprice, les malheureux passaient leur existence à cultiver la terre des seigneurs ou des couvents et vivaient eux-mêmes dans de misérables tanières boueuses, que souvent on ne distinguait pas même des broussailles et des amas d'immondices. Les maîtres du sol et de ses habitants étaient environ cinq ou six mille boyards, descendants des anciens «braves», ou devenus nobles à prix d'argent; mais parmi ces seigneurs eux-mêmes régnait une grande inégalité: la plupart n'étaient que de petits propriétaires, tandis que soixante-dix feudataires en Valachie et trois cents en Moldavie se partageaient avec les monastères la possession du territoire presque tout entier.

Un pareil état social devait avoir pour conséquence une affreuse démoralisation chez les maîtres aussi bien que chez les esclaves. Même les qualités naturelles du Roumain, son élan, sa générosité, sa promptitude en amitié, tournaient à mal sous un pareil régime. Les nobles, possesseurs du sol, fuyant leurs terres où la vue de la souffrance les eût gênés, allaient vivre au loin dans l'intrigue et la débauche, dépensant sur les tables de jeu des cités occidentales l'argent que des intendants, Grecs en majorité, leur envoyaient après avoir largement prélevé leur part. Quant à la masse asservie de la population, elle était paresseuse, parce que la terre, du reste si féconde, ne lui appartenait point; elle était méfiante et menteuse, parce que la rusé et le mensonge sont les armes de l'esclave; elle était ignorante et superstitieuse, parce que toute son éducation lui avait été donnée par un clergé ignare et fanatique. Leurs popes étaient en même temps magiciens et guérissaient les maladies par des incantations et des philtres sacrés. Parmi les moines, les uns, grands propriétaires de serfs et possédant la sixième partie des terres de la Roumanie, étaient des boyards en robe, non moins âpres à la curée que les seigneurs temporels; les autres, vivant d'aumônes, n'étaient guère que des paysans ayant échangé l'esclavage pour la mendicité.

Dépourvus de toute instruction, si ce n'est de celle que leur transmettaient les doïnas ou chants des aïeux, gouvernés comme ils l'étaient par les anciennes coutumes, les Roumains devaient à une époque récente rappeler les populations perdues dans la nuit du moyen âge; maintenant encore plusieurs coutumes de leurs ancêtres subsistent dans les campagnes. Ainsi, lors des enterrements, les pleureuses à gages poussent des cris déchirants auxquels les parents mêlent leurs adieux. On place dans le cercueil un bâton dont le mort se servira pour traverser le Jourdain, un drap dont il se couvrira comme d'un vêtement, une pièce de monnaie qu'il donnera à saint Pierre pour se faire ouvrir les portes du ciel; on n'oublie pas non plus le pain et le vin dont il aura besoin pendant son voyage. Mais si le défunt avait les cheveux rouges, il est fort à craindre qu'il ne tente de revenir sur la terre sous forme de chien, de grenouille, de puce ou de punaise, et qu'il ne pénètre la nuit dans les maisons pour sucer le sang des belles jeunes filles. Alors il est prudent de clouer fortement le cercueil, ou, mieux encore, de traverser d'un pieu la poitrine du cadavre.

De pareilles hallucinations cesseront bientôt, sans aucun doute, de hanter l'esprit des campagnards. Depuis que le paysan cultive sa propre terre, les progrès intellectuels et moraux de la nation ont au moins égalé ses progrès matériels, et ceux-ci sont vraiment considérables. Libéré officiellement en 1856, mais encore retenu longtemps par les liens d'un demi-servage, le paysan a fini par posséder au moins une partie du sol. Tant que le seigneur resta l'unique possesseur de la terre, il fut aussi le «maître du pain» et l'ancien serf n'avait qu'une liberté presque illusoire. Enfin la loi de 1862, plus ou moins bien appliquée pendant les années suivantes, remit à chaque chef de famille agricole une parcelle des terrains qu'il cultivait, variant de 3 à 27 hectares; et, depuis cette époque, les paysans, devenus plus libres, ont aussi gagné singulièrement en dignité et en amour du travail. Leur terre, si fertile, quoique si mal labourée par la vieille charrue romaine et privée de tout engrais, produit des quantités énormes de céréales, dont le prix, soldé en beaux écus sonnants, réjouit le cultivateur et l'encourage à une plus grande activité. La Roumanie est désormais une des principales contrées d'exportation pour les blés; et, dans les années favorables, quand les sauterelles d'Orient ne sont pas venues s'abattre sur ses campagnes, quand les violences d'une température extrême n'ont pas tué les plantes, elle est même pour l'Europe occidentale un grenier plus riche que la Hongrie. En moins de dix ans, l'exportation des céréales, blé, maïs, orge, seigle, a doublé, et la somme annuelle qu'elle vaut au pays varie de cent à deux cents millions de francs. Malheureusement, le paysan ne mange guère le froment qu'il produit; il garde pour lui le maïs, qui lui sert à préparer sa bouillie ordinaire ou mamaliga et à fabriquer la mauvaise eau-de-vie qui le console de ses cent quatre-vingt-quatorze jours de jeûne annuel. La culture de la vigne, jadis absolument négligée, s'accroît aussi chaque année, et les collines avancées qui forment les contre-forts des Carpathes, produisent d'excellents crus. 44 Le temps n'est plus où, par suite du dégoût que le travail inspirait au Roumain, le nom de Valaque était dans tout l'Orient synonyme de berger. 45 Toutefois les terrains improductifs s'étendent encore sur plus d'un quart de la Roumanie, et le système de culture, qui est l'assolement triennal, laisse chaque troisième année le sol en jachère. Il paraît que, dans l'ensemble, les terres de la Moldavie sont beaucoup mieux cultivées que celles des plaines valaques. Cela tient surtout à ce que nombre de grands propriétaires moldaves, bien différents à cet égard de leurs voisins, les boyards de Yalachie, vivent sur leurs terres et tiennent à honneur d'en diriger eux-mêmes l'exploitation; mais de proche en proche les améliorations se répandent dans toute l'étendue de la Roumanie, et déjà les batteuses à vapeur fonctionnent dans la plupart des grandes propriétés. Les bonnes méthodes de culture gagnent aussi peu à peu parmi les petits propriétaires; d'ailleurs ceux-ci ont, en maints districts, l'intelligence de s'associer pour exploiter en commun de vastes étendues. Souvent des communes entières afferment des terrains d'une étendue considérable; chacun des participants paye une taxe proportionnelle à la surface des champs qu'il cultive.

Note 44: (retour) Agriculture de la Roumanie:
                               Terrains.
Régions incultes.............. 3,800,000  hect.
Prairies et pâturages......... 3,850,000   »
Forêts........................ 2,000,000   »
Terrains cultivés en céréales. 2,225,000   »
Vignobles......................  100,000   »
Jardins, etc...................   50,000   »
                            ------------------
                              12,025,000  hect.

                Production moyenne.
Maïs........... 20,000,000 hectolitr.
Froment........ 15,000,000    »
Orge...........  8,000,000    »
Vins...........  1,000,000    »
Note 45: (retour) Animaux domestiques en 1874:
Boeufs et vaches, etc.. 2,900,000
Buffles................   100,000
Chevaux................   600,000
Porcs.................. 1,200,000
Brebis................. 5,000,000
Chèvres................   500,000

Pays essentiellement agricole, la Roumanie n'exploite guère que les richesses fournies spontanément par la nature. Les veines de métaux divers, si nombreuses dans les Carpathes, sont laissées sans emploi à cause du manque de routes d'accès; les fontaines de pétrole coulent sans utilité, et la plupart des couches de sel gemme restent en réserve sous le sol pour des âges futurs. Quatre salines seulement sont exploitées pour le compte du gouvernement, deux par des ouvriers libres, deux autres par des condamnés qui passent leur vie dans les profondeurs de la roche: chaque année, la production du sel, qu'il serait facile de centupler, s'élève à plus de 50,000 tonnes. La pêche est aussi l'une des industries de la Roumanie. Les riverains du bas Danube salent et expédient les poissons qui se trouvent en abondance dans le fleuve et les lacs avoisinants et préparent le caviar que leur donnent les grands esturgeons. C'est à peu près tout: la Roumanie ne peut avoir d'industrie manufacturière que dans le voisinage des grandes villes; elle n'a même de véritable spécialité que pour les confitures, triomphe de ses ménagères.

Néanmoins son commerce ne cesse de s'accroître 46x. Naturellement, elle n'avait autrefois qu'un débouché pour ses produits, celui des «chemins qui marchent». Le Danube était la seule porte ouverte au grand mouvement des échanges, et presque toutes les marchandises devaient s'entreposer à Galatz, située précisément à l'angle du fleuve où viennent converger, par le Sereth, les principales routes de la Valachie et de la Moldavie. Longtemps encore le Danube restera la grande voie commerciale, du moins pour les marchandises; de même, le Pruth, que les bateaux à vapeur remontent jusqu'à Sculeni, à une faible distance au nord de Jassy, continuera de rendre de grands services aux expéditeurs de denrées; la Bistritza et les autres rivières descendues des Carpathes seront les grands véhicules des trains de bois; mais les chemins de fer ont donné à la Roumanie d'autres issues vers l'extérieur. Par Jassy et la Bukovine, le delta du Danube se relie à la Pologne, à l'Allemagne du Nord et aux rivages de la Baltique; par la ligne de Jassy au Pruth, elle se rattache à Odessa, à la mer Noire et à tout le réseau russe; par le pont de Giurgiu, qui n'aura pas moins de 3 kilomètres de longueur de l'une à l'autre rive du Danube, et qui rejoindra le chemin de Varna, les plaines valaques seront en communication directe avec la mer Noire, et bientôt d'autres voies ferrées iront rejoindre à travers les Carpathes, par les défilés de la Tour-Rouge (Turnu-Roch) et du Chil, les hautes vallées transylvaines et les plaines de la Hongrie. Comme le Piémont et la Lombardie, les campagnes moldo-valaques ne peuvent manquer de devenir, grâce à l'horizontalité du sol, une des régions les plus importantes de l'Europe pour la jonction et les croisements des chemins de fer. Mais ce n'est point sans appréhension que Moldaves et Valaques voient s'approcher cette ère commerciale. Ils se disent que les chemins de fer d'outre-Carpathes profiteront surtout aux Autrichiens, juifs ou teutons, comme leur ont profité déjà la voie ferrée de Czernovitz à Jassy et les bateaux à vapeur du Danube; ils comprennent fort bien à quels dangers politiques les expose cette prise de possession commerciale par les Allemands, surtout sous une dynastie germanique; mais c'est à eux de montrer si leur force de cohésion est suffisante pour qu'ils puissent maintenir, en dépit des nouveaux venus, une solide individualité nationale 47.

Note 46: (retour) Commerce de la Roumanie en 1872:
Importation........       106,000,000 fr.
Exportation........       167,000,000  »
Transit............         3,000,000  »
                         ---------------
Total..............       276,000,000 fr.
Note 47: (retour)
Bateaux à vapeur du Danube, en 1872    29, d'un port de 7,620 tonneaux
Grandes routes............  en 1875 4,260 kilomètres.
Chemins de fer..................... 1,235      »
Télégraphes........................ 4,000      »

BUCAREST.
Dessin de F. Sorrieu d'après une photographie.

Les Roumains se plaignent fort de ce que le traité de Paris n'ait pas complété leur territoire, du côté de la mer Noire, en lui donnant une des rives de la Soulina. Jadis le delta danubien appartenait à la Moldavie, ainsi que le prouvent les ruines d'une ville construite par les Roumains en face de Kilia, sur la rive méridionale du fleuve. Jusqu'à la fin du siècle dernier, le préfet moldave d'Ismaïl avait juridiction sur le port de la Soulina et s'occupait du curage de la passe. Néanmoins les puissances occidentales, attribuant la possession du delta tout entier à la Turquie, n'ont laissé aux Roumains que la rive gauche du fleuve de Kilia et les îles de ses bouches. Il en résulte que la Moldavie n'a point d'issue directe sur le Pont-Euxin, si ce n'est pour les embarcations d'un très-faible tonnage; des barres de sable ferment toutes les embouchures aux grands navires. M. Desjardins et divers ingénieurs ont étudié pour le gouvernement roumain le projet d'un canal de grande navigation qui relierait le fleuve à la baie de Djibriani, au nord du delta. Ce canal, qui Saurait pas plus de douze kilomètres de longueur, offrirait certainement de grands avantages; mais son port terminal, si soigneusement qu'on le construise, aurait l'inconvénient de s'ouvrir dans une baie fort tempétueuse, où soufflent en plein les vents du nord-est, les plus dangereux de la mer Noire. En attendant l'ouverture de ce futur port de Carol, la Roumanie n'a-t-elle pas, comme toutes les autres nations d'Europe, l'embouchure de la Soulina au service de son commerce? C'est elle qui en profite le plus pour l'exportation de ses grains, et cependant elle n'a pas eu besoin de prendre sa part des grands travaux que la Commission européenne a dû entreprendre et continue sans cesse aux frais des puissances de l'Occident, pour approfondir la passe de cette bouche du fleuve.

Bucarest ou Bucuresci, capitale de la Valachie et de l'Union roumaine, compte déjà parmi les grandes cités de l'Europe. Après Constantinople et Pest, c'est la ville la plus populeuse de toute la partie sud-orientale du continent; elle se donne à elle-même le nom de «Paris de l'Orient». Naguère pourtant ce n'était guère qu'une collection de villages, fort pittoresques de loin, à cause de leurs tours et de leurs dômes brillant au milieu des bosquets de verdure, mais assez désagréables à l'intérieur, mal bâtis, traversés de rues toujours infectes, remplies, suivant les saisons, de poussière ou de boue. Mais, grâce à l'affluence de la population, à l'accroissement rapide du commerce et de la richesse, Bucarest se transforme rapidement, et de grandes rues, propres et bordées de beaux hôtels, des places fort animées, de vastes parcs bien entretenus, lui donnent dans les quartiers du centre l'apparence d'une capitale européenne, méritant son nom qui signifie, dit-on, «ville joyeuse.» De rares édifices et quelques ornements d'architecture, dans le style turc ou persan, rappellent l'ancienne domination des Osmanlis.

La ville de Jassy ou Yachi, qui fut après Sutchava, aujourd'hui annexée par l'Autriche, la capitale de la Moldavie, occupe une position moins centrale que Bucarest; mais la fertilité de ses campagnes, le voisinage du Pruth et de la Russie, à laquelle elle sert d'entrepôt, sa situation sur le grand chemin commercial qui réunit la mer Baltique à la mer Noire, devaient lui donner aussi une population nombreuse; comme Bucarest, elle est devenue florissante, quoique l'union des deux principautés roumaines en un seul État l'ait privée de son titre de capitale. Bâtie sur les derniers renflements de collines exposées au soleil du midi, baignée par la petite rivière de Bahlui, qui serpente au milieu des ombrages, Jassy se présente sous un aspect assez grandiose, que ne dément point la vue des beaux quartiers de l'intérieur. La population, où les Juifs, les Arméniens, les Russes, les Tsiganes, les Tartares, les Szeklers sont nombreux, a déjà une physionomie semi-orientale: on se croirait sur le seuil même de l'Asie.

Toutes les autres villes de la Roumanie doivent aussi leur importance à la position qu'elles occupent sur des chemins de commerce. Botochani, au nord de la Moldavie, est une ville de transit pour la Pologne et la Galicie; on peut en dire autant de Falticheni, aux foires internationales très-fréquentées. Le commerce fait grandir les cités du Danube: Vilkov, le grand marché aux poissons et au caviar; Kilia, l'antique Achillea ou ville d'Achille; Ismaïl, où les lipovanes russes sont nombreux; Reni; Galatz ou Galati, que l'on dit être une ancienne colonie des Galates et qui est aujourd'hui la grande cité commerçante du bas Danube et le siége de la commission européenne des embouchures; Braïla, jadis pauvre village, quand elle était une forteresse turque, et maintenant la cité préférée des Grecs de Roumanie, la rivale de Constantinople, d'Alexandrie et de Smyrne comme centre littéraire de l'hellénisme en dehors de la Grèce. Toutes ces villes, quoique situées sur le fleuve, sont de véritables ports de la mer Noire et des entrepôts où viennent s'emmagasiner les denrées agricoles, et surtout les céréales vendues à l'étranger; Giurgiu, le San-Giorgio des Génois, est le port de Bucarest sur le Danube; Turnu-Séverin est la porte d'entrée de la Valachie, en aval des grands défilés du fleuve; Craïova, Pitesti, Ploïesti, Buzeo, Fokchani, s'élèvent à l'issue des chemins qui descendent des hautes vallées de la Transylvanie. Alexandria, ville nouvelle bâtie au milieu des plaines qui s'étendent de Bucarest à l'Olto, est un entrepôt de produits agricoles.

Jadis, pendant les temps des incessantes guerres du moyen âge, alors que la forte position stratégique était un plus précieux avantage que les facilités du commerce, les capitales de la «Domnie» avaient dû s'établir au coeur même des Carpathes. Au treizième siècle, la métropole était à Campu-Lungu, au milieu des montagnes. Celle qui lui succéda fut la Curtea d'Ardgeche ou «cour d'Argis», fondée, au commencement du seizième siècle, par le prince Negoze ou Nyagon Bessaraba; il n'en reste plus qu'un monastère et une église merveilleuse, dont les murailles, les corniches, les quatre tours aux toits d'étain brillant sont ciselées comme un bijou d'orfèvrerie; pas une pagode indoue n'est plus ornée que cette grande châsse byzantine. Quant au beau palais élevé par les domni dans la troisième capitale, qui fut Tirgovist, sur la Jalomitza, on n'en voit plus que des murs noircis par l'incendie 48.

Note 48: (retour) Population approximative des villes principales de la Roumanie, en 1875:
      VALACHIE.                     Galatz..............  80,000 hat.
Bucarest............ 200,000 hab.   Botochani...........  40,000  »
Ploïesti............  30,000  »     Berlad..............  26,000  »
Braila..............  26,000  »     Ismaïl..............  21,000  »
Craïova.............  22,000  »     Fokchani............  20,000  »
Giurgovo ou Giurgiu.  15,000  »     Piatra..............  20,000  »
Pitesti.............  15,000  »     Houchi..............  18,000  »
Buzeo...............  11,000  »     Roman...............  17,000  »
Campu-Lungu.........  11,000  »     Bacau...............  15,000  »
Alexandria..........  10,000  »     Falticheni..........  15,000  »
Kalarach (Stirbey)..   5,000  »     Dorohoï.............   9,000  »
Turnu-Séverin.......   3,000  »     Kilia...............   8,000  »
        MOLDAVIE.                   Reni................   8,000  »
Jassy...............  90,000  »     Bolgrad.............   6,000  »

La Roumanie, formée des deux anciennes Principautés-Unies de Moldavie et de Valachie, s'est constituée en un État unitaire et semi-indépendant, sous la protection des grandes puissances européennes et ne reconnaissant l'ancienne suzeraineté du sultan que par un tribut de moins d'un million de francs. Elle s'est donné un prince héréditaire tenu de gouverner d'après les formes constitutionnelles et pris dans la famille prussienne des Hohenzollern. La plus récente constitution, celle de 1866, confère au prince le droit de nommer les titulaires de toutes les fonctions publiques, ceux de conférer tous les grades militaires, de commander l'armée, de battre monnaie, de sanctionner les lois ou de leur refuser sa signature; d'amnistier les condamnés ou de commuer leur peine. Il est assisté par des ministres. Son traitement annuel est de 1,200,000 francs.

Le pouvoir législatif est composé de deux chambres, nommées suivant une procédure assez compliquée, destinée à favoriser surtout les intérêts de fortune. A l'exception des serviteurs à gages, tous les Roumains âgés de vingt et un ans et payant à l'État un impôt de quelque nature que ce soit, sont inscrits sur les listes électorales, mais ils se divisent en quatre collèges, dont la puissance votative diffère singulièrement. Le premier collège de chaque district est composé des électeurs ayant un revenu foncier de 5,300 francs et au-dessus; les électeurs dont le revenu foncier est de 1,100 à 5,500 francs font partie du deuxième collège; les commerçante et les industriels des villes payant un impôt d'au moins 29 francs, les pensionnaires de l'État, les officiers en retraite, les professeurs et les gradués universitaires forment le troisième collège; enfin tous les autres électeurs sont groupés dans la quatrième catégorie. Les deux premiers collèges nomment chacun un député par district; le troisième, beaucoup plus nombreux, élit un député dans les petits chefs-lieux, deux dans les villes plus considérables, trois dans les villes importantes, quatre à Jassy, six à Bucarest. Quant au quatrième collège, il est privé du vote direct; en droit, il est censé nommer par groupe de cinquante électeurs un certain nombre de délégués qui choisissent leur représentant; en réalité, il se trouve à peu près privé du pouvoir électoral.

Le Sénat représente surtout la grande propriété territoriale. Tandis que le député n'est point astreint à des conditions de cens supérieures à celles de ses mandants, le candidat à la première chambre doit justifier d'un revenu d'au moins 8,800 francs, à moins qu'il n'ait exercé quelque haute fonction dans l'État. Les électeurs au Sénat sont divisés en deux collèges par district, celui des propriétaires de campagne et celui des propriétaires de villes, jouissant les uns et les autres d'un revenu d'au moins 3,300 francs. Dans les villes où le nombre des électeurs n'atteint pas la centaine, on la complète par des propriétaires moins imposés, mais de manière à procéder toujours par ordre de richesse. En outre, les professeurs des universités de Bucarest et de Jassy ont le droit de nommer respectivement un sénateur. L'héritier du trône, les métropolitains et les évêques diocésains sont de droit membres du Sénat. La durée de chaque législature est de quatre ans. A la fin de chaque période, la députation se renouvelle en entier, tandis que les sénateurs, élus pour huit ans, tirent au sort pour savoir quel membre de chaque district doit se représenter aux suffrages des électeurs.

D'après la lettre de la constitution, les Roumains jouissent de toutes les libertés formulées dans les documents de cette nature. La liberté d'association et de réunion est affirmée; la presse n'est entravée ni par l'autorisation préalable, ni par la censure, ni par les avertissements; les municipalités sont élues, ainsi que les maires; seulement, dans les communes composées de plus de mille familles, le prince a le droit d'intervention directe dans le choix des autorités municipales. La peine de mort est abolie, si ce n'est en temps de guerre. L'instruction est libre, gratuite et obligatoire «dans les communes où se trouvent des écoles». Enfin, tous les cultes sont libres, mais la religion «orthodoxe de l'Orient» est déclarée religion dominante et les chrétiens seuls peuvent être naturalisés Roumains; en outre, les actes de l'état civil doivent toujours être précédés de la bénédiction religieuse; la consécration du prêtre est obligatoire pour le mariage. L'église de Roumanie, tout en se rattachant à celle d'Orient pour la partie dogmatique, est absolument indépendante du patriarche de Constantinople et s'administre elle-même par ses réunions synodales; elle a pour chefs les deux archevêques de Bucarest et de Jassy. Quelques milliers de moines habitent les couvents non encore supprimés.

Judiciairement, le pays est divisé en quatre circonscriptions de cour d'appel, ayant pour chefs-lieux Bucarest, Jassy, Fokchani, Craïova. La cour de cassation siège à Bucarest. Les codes français ont été introduits en Roumanie, avec de légères modifications, en 1865.

L'armée roumaine est en grande partie organisée sur le modèle prussien. Tous les citoyens sont tenus de servir de vingt ans à trente-six ans: huit ans dans l'armée active et dans la réserve de l'armée active, huit ans dans la milice et dans la réserve de la milice. De trente-six à cinquante ans, les habitants sont enrégimentés dans la garde nationale. L'armée active proprement dite est divisée en armée permanente et en armée territoriale. La première n'a pas de garnisons fixes et tous ses hommes sont constamment en ligne, tandis que la deuxième armée a des garnisons fixes et n'a que le cadre et le tiers des hommes. C'est le sort qui décide à quelle armée les jeunes gens doivent appartenir: désignés pour l'armée permanente, ils ont devant eux quatre années de service actif; dans l'armée territoriale, le temps de service est plus long de trois années. En comprenant tous les corps, la Roumanie pourrait facilement mettre en campagne une centaine de mille hommes. En outre, l'État a aussi sa petite marine de vapeurs et de chaloupes canonnières et peut ainsi montrer son pavillon dans la mer Noire.

Les finances de la Roumanie sont moins désorganisées que celles de la plupart des États d'Europe. Il est vrai que le gouvernement a dû vivre par de continuels emprunts, pour lesquels il paye en moyenne huit pour cent d'intérêts et dont quelques-uns ont été en grande partie dévorés avant même d'avoir été perçus. La somme presque entière des recettes est absorbée chaque année par le service de la dette, l'armée et la perception des impôts; pour l'administration proprement dite et le travail il ne reste que peu de chose. Néanmoins le crédit de l'État roumain se maintient et ses emprunts, font assez bonne figure sur les marchés de l'Europe, parce qu'ils ont pour gage territorial plus de 2 millions d'hectares qui faisaient partie des immenses domaines des couvents sécularisés; le gouvernement en met chaque année quelques milliers d'hectares aux enchères. La vente du sel et du tabac constitue des monopoles de l'État 49.

Note 49: (retour) Budget de la Roumanie, en 1874:
Recettes......................  91,000,000 fr.
Dépenses......................  97,000,000 »
Dette publique................ 160,000,000 »
Valeur des terres domaniales.. 300,000,000 »

La Roumanie est partagée administrativement en 33 districts ou départements et 164 arrondissements ou plasi; elle comprend 62 communes urbaines et 3,020 communes rurales.



CHAPITRE VII

LA SERBIE ET LA MONTAGNE NOIRE



I

LA SERBIE

De même que les principautés roumaines, la Serbie est sous la dépendance nominale de la Turquie, mais en réalité c'est une terre libre, habitée par un peuple maître de ses destinées. L'ancienne servitude n'est plus rappelée que par un tribut annuel de 300,000 francs et par la présence d'une petite garnison turque dans la bicoque de Mali-Zvornik, sur la frontière de la Bosnie. Mais ces vestiges de la longue période d'oppression qui précéda les guerres de l'indépendance irritent singulièrement l'orgueil national des Serbes et c'est avec impatience qu'ils attendent le moment de faire disparaître jusqu'aux dernières traces de la domination musulmane. Parmi les Slaves de l'Austro-Hongrie et de l'empire turc, eux seuls, avec les Monténégrins, possèdent le privilège de la liberté politique; aussi regarde-t-on vers eux comme vers de futurs sauveurs; on espère que leur pays deviendra dans un avenir prochain le noyau d'une grande confédération de la Slavie méridionale. Eux-mêmes ont la conscience de leur responsabilité; ils savent que leur cause est celle de dix millions d'hommes restés en dehors des étroites limites assignées à la Serbie indépendante. À l'est et au sud de leurs frontières, en Bosnie et en Rascie, ils ne voient que des terres ayant appartenu à leurs ancêtres et peuplées de compatriotes opprimés. Un seul groupe de montagnes aperçu à l'extrême horizon, le Monténégro, donne asile à des Serbes libres comme eux, mais précisément autour du ces monts les paysans slaves assujettis au Turc sont plus avilis par la servitude que dans toute autre partie de l'Empire Ottoman. C'est à délivrer ces misérables «rayas» et à reconstituer avec eux l'antique Serbie, si puissante au quatorzième siècle, que tendent les voeux des Serbes indépendants. Nul doute que ces désirs ne fussent bientôt accomplis, si la réalisation n'en dépendait que du libre vote des populations elles-mêmes et non pas aussi du hasard des combats et des intrigues diplomatiques.

Dans ses limites actuelles 50, la Serbie ne comprend qu'une faible partie du versant septentrional des monts qui s'élèvent au centre de la péninsule turque. Nettement séparée de l'Austro-Hongrie par les eaux du Danube et de la Save, elle est ouverte de toutes parts vers la Turquie et n'a guère de frontières naturelles auxquelles ses populations puissent s'appuyer. La grande vallée centrale de la Morava et les vallées de la Drina et du Timok, qui limitent la Serbie, l'une du côté de l'ouest, l'autre à l'orient, sont toutes également accessibles aux envahisseurs étrangers. Les Turcs n'auraient aucune difficulté à pénétrer dans la Serbie, et la campagne ne commencerait à devenir périlleuse pour eux qu'au milieu des grandes forêts, dans les étroites vallées et les profondes clissuras des montagnes.

Note 50: (retour)
Superficie de la Serbie.......    45,535 kilomètres carrés.
Population probable en 1875... 1,366,000 hab.
Population kilométrique.......        31  »

La contrée n'a de plaines d'une certaine étendue que sur les bords de la Save; là, les campagnes basses continuent au sud l'ancienne mer, remplacée par l'Alfold hongrois. Partout ailleurs la surface du pays se hérisse de collines, de rochers et de monts dont les géologues ont à grand'peine exploré le dédale. De toutes ces chaînes, la plus régulière est celle qui continue les Alpes transylvaines à travers la Serbie orientale, au sud des Portes de Fer et du défilé de Kasan. Les strates calcaires se correspondent parfaitement de l'une à l'autre rive, et des deux côtés du fleuve l'arête principale affecte la même direction, du nord-est au sud-ouest. L'élévation moyenne des cimes, d'environ mille mètres, ne diffère pas non plus de part et d'autre. Au nord de cette rangée, dans l'angle formé par les vallées du Danube et de la Morava, s'élèvent un grand nombre d'autres sommets, aux roches calcaires ou schisteuses injectées de porphyre. Ces massifs, qui correspondent aux montagnes métallifères d'Oravitsa, situées en face, de l'autre côté du Danube, sont la grande région minière de la Serbie, et dans plusieurs de leurs vallées, notamment à Maidanpek et à Koutchaïna, on exploite des gisements de cuivre, de fer et de plomb; mais les veines de zinc et d'argent ont été abandonnées. Au sud de la chaîne des Carpathes de Serbie, la vallée du Timok est également riche en métaux et des orpailleurs exploitent encore les sables de ses plages. Peu de vallées sont à la fois aussi fertiles et aussi gracieuses que celle du Timok; surtout le bassin de Knjatchevatz, où se réunissent les premiers affluents de la rivière, se distingue par sa beauté champêtre: les prairies, les vergers sont animés par le flot des eaux courantes, les coteaux sont couverts de pampres, et plus haut s'étend partout la verdure des forêts. Par un contraste soudain, un étroit défilé, creusé par les eaux du Timok, succède à ce charmant bassin. Les armées romaines qui devaient passer dans cette âpre gorge de montagnes pour gagner le Danube, y avaient construit un chemin stratégique. Près du défilé de l'issue, dans le bassin de Zaïtchar, le camp fortifié de Gamzigrad, dont les murailles et les tours de porphyre existent encore dans un état remarquable de conservation, surveillait tous les alentours. Au sud-ouest de cette oeuvre des Romains, se montre à l'horizon une pyramide isolée, bloc crétacé que l'on serait tenté de prendre également pour un travail de l'homme, tant son profil est d'une régularité parfaite. Cette pyramide est le Rtanj, au pied duquel jaillissent les eaux thermales de Banja, les plus fréquentées et les plus efficaces de la Serbie.

La vallée de la Morava et de son bras principal, la Morava bulgare, divise la contrée en deux parties inégales dont les massifs de montagnes n'ont entre eux aucun lien de continuité. À part quelques promontoires, les bords de la Morava offrent partout un chemin naturel ouvert entre le Danube et l'intérieur de la Turquie, et le commerce d'échange, qui tôt ou tard sera centuplé par un chemin de fer, doit nécessairement avoir lieu par cette vallée et par la ville frontière d'Alexinatz. L'ancienne capitale de l'empire de Serbie, Krouchevatz, était située dans une position tout à fait centrale, au milieu d'un bassin de la Morava serbe, mais non loin du défilé de Stalatj, où les deux rivières se réunissent au pied d'un promontoire couronné de ruines. Les restes du palais des tsars serbes s'y voient encore. On dit qu'aux temps de gloire qui précédèrent la funeste bataille de Kossovo, Krouchevatz n'avait pas moins de trois lieues de tour: elle n'est plus aujourd'hui qu'une misérable bourgade.

C'est entre les deux Morava que s'élève le plus fier massif de la Serbie, dominé par le sommet du Kapaonik, point culminant de toutes les montagnes situées entre la Save et les Balkhans. De sa crête nue et rocailleuse, on jouit de l'une des plus belles vues de la péninsule illyrienne; grâce à l'isolement du mont, on voit se développer au sud un immense hémicycle de plaines et de vallées jusqu'aux sommités du Skhar et aux pyramides du Dormitor. Toutefois le Kapaonik lui-même est une montagne sans beauté. Ses roches consistent en granités, en porphyres, et surtout en serpentines, dont l'aspect est des plus tristes là où les pentes ont été déboisées. Les vallées des montagnes serpentineuses sont aussi moins fertiles, moins peuplées, et les habitants, plus chétifs et plus maussades que leurs voisins, sont en grand nombre affligés de goitres.

Au nord du Kapaonik se prolongent, des deux côtés de la haute vallée de l'Ibar, des rangées de montagnes qui, pour la plupart, ont encore gardé leur parure de chênes, de hêtres et de conifères. La plaine de la Morava serbe interrompt ces paysages alpestres par les bassins de Tchatchak, de Karanovatz et d'autres encore, que l'on peut comparer aux campagnes de la Lombardie, tant elles ont de richesse exubérante; mais au nord de la rivière les montagnes se redressent de nouveau, et, continuant la chaîne du Kapaonik, vont former le massif de Rudnik, aux roches crétacées dominées ça et là par des coupoles de granit, aux gorges étroites et tortueuses. Cette région difficile d'accès, et naguère encore complètement couverte de chênes, est la célèbre Sumadia ou «Région des Forêts», qui du temps de l'oppression turque servait de refuge à tous les rayas persécutés et qui depuis, pendant la guerre de l'indépendance, alors que «chaque arbre se changeait en soldat», devint la citadelle de la liberté serbe. C'est dans une de ses vallées que se trouve la petite ville de Kragoujevatz, choisie comme la capitale et la place d'armes de l'État naissant. Elle possède toujours une fonderie de canons alimentée par le combustible houiller du bassin de Tjuprija; maison pareil endroit ne pouvait être un centre naturel que pour une société toujours en guerre; dès que les intérêts majeurs de la Serbie devinrent ceux du progrès industriel et commercial, le gouvernement dut se transférer à Belgrade, cette charmante cité bâtie précisément sur la dernière ondulation mourante des montagnes de la Sumadia. Grâce à sa situation au confluent de la Save et du Danube, sur une colline d'où l'on peut voir au loin les terres marécageuses de la Syrmie incessamment remaniées par les deux fleuves, Belgrade, l'antique Singidunum des Romains, l'Alba Graeca, du moyen âge, est un entrepôt nécessaire de commerce entre l'Occident et l'Orient, en même temps qu'un point stratégique de la plus haute importance.

A l'ouest de la rangée de hauteurs dont Belgrade occupe l'extrémité septentrionale, les riches plaines arrosées par la Kolubara et des coteaux doucement ondulés reposent un peu la vue du spectacle des montagnes et des rochers; mais plus loin, vers la Drina, d'autres cimes calcaires se dressent encore à près de 1,000 mètres et vont rejoindre au sud-est les contre-forts du Kapaonik 51. Cette partie de la Serbie, découpée dans tous les sens par des vallées rayonnantes et toute hérissée de cimes aux arêtes aiguës, est fort pittoresque. En outre, le pays est embelli par de vieilles ruines et d'anciennes forteresses comme celle d'Oujiza, enfermant tout un versant de montagnes dans un dédale de murailles et de tours. Malheureusement ces fortifications n'ont guère servi à protéger le pays. C'est la terre de Serbie qui a été le plus fréquemment ravagée pendant les guerres de ce siècle; après cinquante années de paix, elle ne se repeuple encore que très-faiblement.

Note 51: (retour) Altitudes de la Serbie:
Kapaonik........................  1,892 mètres.
Stol, au sud des Portes de Fer..  1,250   »
Rtanj...........................  1,233   »
Belgrade........................     35   »

Jadis la Serbie était une des contrées les plus boisées de l'Europe; tous ses monts étaient revêtus de chênes. «Qui tue un arbre, tue un Serbe», dit un fort beau proverbe, qui date probablement de l'époque où les rayas opprimés se réfugiaient dans les forêts et où de «saints arbres» leur servaient d'églises; malheureusement ce proverbe s'oublie, et déjà le déboisement est consommé en maint district des montagnes; la roche s'y montre à nu comme dans les Alpes de la Carniole et de la Dalmatie. Quand le paysan a besoin d'une branche ou d'une touffe de feuillage, il abat l'arbre entier; pour alimenter un feu nocturne, les bergers ne se contentent pas d'amasser le bois sec, il leur faut tout un chêne. Après les bergers, la chèvre et le porc sont les deux grands ennemis, de la végétation forestière; un de ces animaux broute les jeunes tiges et dévore les feuilles, tandis que l'autre fouille au pied des troncs et met les racines à nu. Quand un vieil arbre tombe, renversé par la tempête ou coupé par les bûcherons, aucun rejeton ne le remplace. Il est vrai que des lois récentes protègent la forêt contre une exploitation barbare, mais ces lois, rarement appliquées par les communes, sont à peu près sans force. En quelques districts, on est obligé déjà d'importer de la Bosnie le bois de chauffage. La détérioration du climat a été la conséquence naturelle du déboisement à outrance. D'après le récit d'un voyageur anglais du dix-septième siècle, Edward Brown, la Morava était navigable dans la plus grande partie de son cours et de nombreuses embarcations de commerce la remontaient et la descendaient en toute saison. Actuellement la portée de ses eaux est trop irrégulière pour qu'il soit possible d'y organiser un service de batellerie. Peut-être faudrait-il voir dans cette détérioration du régime fluvial un effet du déboisement des montagnes de la Serbie.

En se privant de sa parure de grandes forêts, la Serbie a du moins pu se débarrasser en même temps des bêtes sauvages qui les infestaient; les loups, les ours, les sangliers, nombreux autrefois, ont à peu près disparu de la contrée; ceux que l'on rencontre encore de temps en temps viennent sans doute des forêts de la Syrmie, en passant au fort de l'hiver sur la Save glacée. Un silence étonnant plane d'ordinaire sur les campagnes de la Serbie; les oiseaux chanteurs même y sont rares. Peu à peu les caractères de la faune et de la flore serbes perdent leur originalité. L'introduction des plantes cultivées et des animaux domestiques de l'Austro-Hongrie tend de plus en plus à faire ressembler extérieurement la Serbie aux contrées de l'Allemagne du Sud. D'ailleurs les climats diffèrent peu. Quoique située sous la même latitude que la Toscane, la Serbie est loin de jouir d'une température italienne; le rempart des montagnes de la Dalmatie et de la Bosnie la prive de l'influence vivifiante des vents chauds et humides du sud-ouest, tandis que les vents secs et froids des steppes de la Russie soufflent librement par-dessus les plaines valaques, en longeant la base des Alpes transylvaines. L'acclimatement est assez pénible aux étrangers, à cause des brusques écarts de température 52.

Note 52: (retour)
Température moyenne à Belgrade......            9° C.
Températures extrêmes...............   41° et -16° »
Écart...............................           57° »

BELGRADE
Dessin de F. Sorrieu d'après une photographie.

La Serbie ne renferme qu'une faible proportion de tous les Serbes de l'Europe orientale, mais c'est probablement avec raison que les habitants se considèrent comme les représentants les plus purs de leur race. Ce sont, on général, des hommes de belle taille, vigoureux, larges d'épaules, portant fièrement la tête. Les traits sont accusés, le nez est droit et souvent aquilin, les pommettes sont un peu saillantes; la chevelure, rarement noire, est fort abondante et bien plantée; l'oeil perçant et dur, la moustache bien fournie donnent à toutes les figures une apparence militaire. Les femmes, sans être belles, ont une noble prestance, et leur costume semi-oriental se distingue par une admirable harmonie des couleurs. Même dans les villes, quelques Serbiennes ont su résister à l'influence toute-puissante de la mode française et se montrent encore avec leurs vestes rouges, leurs ceintures et leurs chemisettes brodées de perles et ruisselantes de sequins, leur petit fez si gracieusement posé sur la tête et fleuri d'un bouton de rose.

Malheureusement, la coutume du pays exige que la femme serbe ait une opulente chevelure noire et le teint éblouissant d'éclat. A la campagne comme dans les villes, le fard et les fausses tresses sont d'un usage universel; même les paysannes des villages les plus écartés se teignent les cheveux, les joues, les paupières et les lèvres, le plus souvent au moyen de substances vénéneuses qui détériorent la santé. Les plus riches campagnardes ont en outre le tort de faire étalage de leur fortune sur leurs vêtements et de gâter leur costume par un excès d'ornements d'or et d'argent et de colifichets de toute espèce. Dans certains districts, les fiancées et les jeunes femmes ont la coiffure la plus étrange qui ait jamais enlaidi tête féminine. La chevelure est recouverte d'un énorme croissant renversé dont la forme en carton est chargée de bouquets, de feuillages, de plumes de paon et de roses artificielles aux pétales en pièces d'argent. Sous cette lourde parure, qui symbolise peut-être le «fardeau du mariage», la pauvre femme n'avance qu'en chancelant, et pourtant elle est condamnée à porter ce bonnet de fête pendant toute une année, souvent même jusqu'à ce qu'elle devienne mère; les jours de danse, elle doit se soumettre à la torture d'avoir la tête martelée par ce poids qui saute et retombe sur son crâne à chaque mouvement des pas. Ainsi le veut la coutume.

Les Serbes se distinguent très-honorablement parmi les peuples de l'Orient par la noblesse de leur caractère, la dignité de leur attitude et leur incontestable bravoure. Certes, il faut que leur énergie passive soit grande pour qu'ils aient pu résister à des siècles d'oppression et reconquérir leur indépendance dans les conditions d'isolement et de misère où ils se trouvaient au commencement du siècle. De l'ancienne servitude ils n'ont gardé, dit-on, que la paresse et la prudence soupçonneuse, mais ils sont honnêtes et véridiqes; il est difficile de les tromper, mais ils ne trompent jamais. Égaux jadis sous la domination du Turc, ils sont restés égaux dans la liberté communes «Il n'y a point de nobles parmi nous, répètent-ils souvent, car nous le sommes tous!» Ils se tutoient fraternellement dans leur belle langue sonore et claire, bien faite pour l'éloquence, et se donnent volontiers les noms de la plus intime parenté. Le prisonnier même est un frère pour eux. Ainsi, quand un condamné serbe n'a point vu ses parents au tribunal, on lui accorde facilement, sur, sa parole d'honneur, d'aller visiter sa famille. Quoique libre de toute surveillance, il ne manque jamais d'être fidèle au rendez-vous de la prison.

Les liens de la famille ont une grande force en Serbie; de même ceux de l'amitié. Quoique les Serbes aient en général une grande répugnance à prononcer un serment, il arrive souvent que des jeunes gens, après s'être éprouvés mutuellement pendant une année, se jurent une amitié fraternelle à la façon des anciens frères d'armes de la Scythie, et cette fraternité de coeur est encore plus sacrée pour eux que celle du sang. Un fait remarquable et qui témoigne de la haute valeur morale des Serbes, c'est que leur esprit de famille et leur respect de l'amitié ne les ont pas entraînés, comme leurs voisins les Albanais, en d'incessantes rivalités de talion et de vengeance. Le Serbe est brave; il est toujours armé; mais il est pacifique, il ne demande point le prix du sang. Toutefois, pas plus que les autres hommes, il n'est parfait. Que de routine encore dans les campagnes! Que d'ignorance et de superstitions! Les paysans croient fermement aux vampires, aux sorciers, aux magiciens, et pour se garantir des mauvaises influences, ils prennent bien soin de se frotter d'ail à la veille de Noël.

Les cultivateurs de la Serbie, comme ceux de toutes les autres contrées de la Slavie du Sud, possèdent la terre en communautés familiales. Ils ont conservé l'ancienne zadrouga, telle qu'elle existait au moyen âge, et, plus heureux que leurs voisins de la Slavonie et des montagnes dalmates, ils n'ont pas à lutter contre les embarras suscités par le droit romain ou germanique. Au contraire, la loi serbe les protège dans leur antique tenure du sol; lors des conflits d'héritage, elle place même la parenté élective créée par l'association au-dessus des liens de la parenté naturelle. Le patriotisme serbe demande aussi qu'il ne soit point dérogé aux vieilles coutumes nationales. Dans leurs délibérations, les délégués du parlement ou Skoupchtina prennent toujours soin de respecter le principe slave de la propriété commune du sol; ils y voient avec raison le moyen le plus sûr de garantir leur pays de l'invasion du paupérisme. C'est donc en Serbie qu'il faut se rendre pour étudier les communautés agricoles dans leur fonctionnement normal. Nulle part la vie de famille n'offre plus de gaieté, de naturel, de tendresse intime. Après le rude travail de la journée, chaque soir est une fête; alors les enfants se pressent en foule autour de l'aïeul pour entendre les légendes guerrières des temps anciens, ou bien les jeunes hommes chantent à l'unisson en s'accompagnant de la guzla. Tous ceux qui font partie de l'association sont considérés comme formant une même famille. Le starjechina ou gérant de la communauté est le tuteur naturel de chaque enfant, et comme les parents eux-mêmes, il est tenu d'en faire des «citoyens bons, honnêtes, utiles à la patrie». Et malgré tous ces avantages, malgré la faveur des lois et de l'opinion, le nombre des zadrougas diminue d'année en année. L'appel du commerce et de l'industrie, le tourbillon de plus en plus actif de la vie sociale qui s'agite au dehors, troublent la routine habituelle de ces sociétés, et le fonctionnement en devient de plus en plus difficile. Il semble probable qu'elles ne pourront se maintenir sous leur forme actuelle.

La contrée n'est pas habitée uniquement par des Serbes. Une grande partie de la Serbie orientale appartient ethnologiquement à la race envahissante des Valaques. De tout temps, beaucoup de Zinzares ou Roumains du Sud ont vécu dans le pays en petites colonies de maçons, de charpentiers, de briquetiers; mais ils sont maintenant dépassés en nombre par les Roumains du Nord. Après la guerre de l'indépendance, de vastes terrains ravagés se trouvèrent sans maîtres, le gouvernement serbe eut la bonne idée de les offrir gratuitement aux paysans roumains qui s'engageraient à les cultiver. Des multitudes de Valaques s'empressèrent d'accepter, et fuyant le «règlement organique» par lequel leur patrie les condamnait à un véritable esclavage, ils repeuplèrent bientôt en foule les villages abandonnés et rendirent aux campagnes leur parure de moissons. Laborieux, économes et plus riches d'enfants que les Serbes, ils gagnent peu à peu autour d'eux et déjà quelques-unes de leurs colonies ont franchi la Morava. De même que dans le Banal et les autres contrées de la Slavie du Sud, un grand nombre de villages, serbes jadis, sont devenus roumains; en outre, beaucoup de familles, dont les noms indiquent, clairement l'origine slave, ont oublié leurs ancêtres et se sont complètement latinisés. Les Roumains immigrés mettent aussi beaucoup de zèle à instruire leurs enfants, et dans leur district les'écoles sont deux fois plus nombreuses que dans le reste de la Serbie, quoique l'enseignement s'y fasse en langue slave. Il est remarquable que les colons roumains réussissent mieux en Serbie que les immigrants serbes eux-mêmes. Les Slaves venus par milliers de la Hongrie et de la Slavonie, pour échapper au gouvernement des Magyars et faire partie de la nation indépendante, se sont, en général, appauvris dans leur nouveau milieu.

Attirés par la liberté serbe, des colons bulgares viennent s'établir aussi, en dehors des frontières turques, dans les vallées du Timok et de la Morava. On les apprécie fort à cause de leur industrie, et ceux d'entre eux qui descendent des montagnes de l'intérieur, pour gagner petitement leur vie à la façon des Auvergnats, s'en retournent régulièrement avec d'assez fortes économies. A l'est de la Serbie, quelques enclaves sont exclusivement habitées par des Bulgares; mais, sous la pression de leurs voisins plus civilisés, ils perdent graduellement l'usage de leur idiome maternel. Un grand nombre de villages, incontestablement bulgares, ne parlent plus que la langue de la contrée dont ils dépendent politiquement; d'ailleurs la loi impose l'usage du serbe dans leurs écoles. La limite des idiomes diffère à présent fort peu de la frontière conventionnelle tracée entre les deux pays. Ça et là, seulement, se trouvent quelques petites enclaves bulgares; près d'Alexinatz, dans un petit vallon tributaire de la Morava, il existe aussi une faible colonie d'Albanais. En outre, plus de trente mille Tsiganes ou Bohémiens, domiciliés presque tous et professant la religion grecque, comme les Serbes eux-mêmes, sont disséminés dans toutes les parties de la contrée; une de leurs principales occupations est la fabrication des briques. Quant aux Juifs espagnols, jadis fort nombreux à Belgrade, ils se sont presque tous retirés à Zemun ou Semlin, sur le territoire autrichien; des Israélites allemands et hongrois les ont remplacés.

Prise en masse, la société serbe est prospère. Depuis l'indépendance la population a plus que doublé: elle augmente de plus de 20,000 personnes par année, grâce à l'excédant des naissances sur les morts. Toutefois il s'en faut encore de beaucoup que le pays égale les plaines hongroises et valaques pour la densité de la population. A peine un huitième du sol de la Serbie est en culture, et presque partout le mode d'exploitation est des plus barbares: sauf dans les vallées les plus fertiles, comme celles du bas Timok, une jachère annuelle succède à chaque moisson. Les exportations de la Serbie témoignent de cet état rudimentaire de l'économie rurale: elles consistent principalement en porcs mal engraissés que l'on expédie en Allemagne, par centaines de milliers, des jetées de Belgrade et de Semederevo. La vente de ces animaux est le revenu le plus clair des paysans de la Serbie; néanmoins ils ont commencé dans ces dernières années à fournir une certaine quantité de blé aux marchés de l'Europe occidentale. Sans les mercenaires bulgares qui viennent chaque année passer la saison des labours et des récoltes dans les campagnes de la Serbie, c'est à peine si les habitants auraient de quoi se nourrir 53.

Note 53: (retour) Commerce de la Serbie, en 1872:

Importation.. 31,000,000 fr. Exportation.. 33,000,000 fr. Total.. 64,000,000 fr. Richesse totale de la Serbie, évaluée en 1863..... 230,000,000 fr.

Si ce n'est à Belgrade, l'industrie de la contrée est encore dans l'enfance. Le Serbe a le grand tort de mépriser les travaux manuels autres que ceux de l'agriculture: s'il tient d'ordinaire les Allemands en médiocre estime, ce serait même, dit-on, parce que la plupart de ceux-ci viennent travailler comme artisans dans les villes de la Serbie. Les jeunes gens ayant quelque culture briguent surtout des places dans l'administration et contribuent à développer ce fléau de la bureaucratie, qui fait tant de mal dans la monarchie austro-hongroise. Mais beaucoup d'étudiants, revenus des universités de l'étranger, s'occupent aussi de répandre l'instruction dans le pays, et de très-grands progrès ne cessent de s'accomplir à cet égard; on peut dire qu'ils sont immenses depuis l'époque, encore récente (1839), où le souverain lui-même avouait ne savoir pas écrire. Les écoles et les collèges ont fait de la Serbie le foyer intellectuel de tout l'intérieur de la péninsule turque, et les enfants bosniaques et bulgares viennent s'y instruire en foule. Certes la crasse ignorance et les superstitions d'autrefois sont encore bien loin d'être dissipées, mais il est au moins une chose que connaissent tous les Serbes, c'est l'histoire sommaire de leurs aïeux, depuis l'invasion des Slaves dans le monde gréco-romain jusqu'aux glorieux événements de la guerre d'indépendance.

L'ambition des Serbes est de faire disparaître de leur pays tout ce qui rappelle l'ancienne domination musulmane; ils s'y appliquent avec une persévérante énergie, et l'on peut dire qu'au point de vue matériel cette oeuvre est à peu près terminée. Belgrade «la Turque» a cessé d'exister; elle est remplacée par une ville occidentale, comme Vienne et Bude-Pest; des palais de style européen s'y élèvent au lieu des mosquées à minarets et à coupoles; de magnifiques boulevards traversent les vieux quartiers aux rues sinueuses, et les belles plantations d'un parc recouvrent l'esplanade où les Turcs dressaient les poteaux chargés de têtes sanglantes. Chabatz, sur la Save, est aussi devenue un «petit Paris», disent ses habitants; sur le Danube, la ville de Pozarevatz, célèbre dans l'histoire des traités sous le nom de Passarovitz, s'est également transformée. Semederevo (Semendria), d'où partit le signal de l'indépendance en 1806, a dû se rebâtir en entier, puisqu'elle avait été démolie pendant la guerre. Dans l'intérieur des terres les changements se font avec plus de lenteur, mais ils ne s'en accomplissent pas moins, grâce aux routes qui commencent à s'étendre en réseau sur toute la contrée. De même, au moral, le Serbe s'arrache de plus en plus au fatalisme turc. Naguère encore c'était un peuple de l'Orient: par le travail et l'initiative, il appartient désormais au monde occidental.

Politiquement, la Serbie est une monarchie héréditaire, dont la constitution ressemble à celle des autres monarchies parlementaires de l'Europe. Le prince ou kniaz gouverne avec le concours de ministres responsables, promulgue les lois, les élabore avec le Sénat ou Conseil d'État, nomme aux emplois publics, commande l'armée, signe les traités. Il jouit d'un revenu de 504,000 francs. A. défaut de descendance masculine, son successeur sera choisi directement par le peuple serbe. La Skoupchtina ou assemblée nationale, dont l'origine remonte aux premiers temps de la monarchie serbe, est composée de 134 membres, dont un quart nomme directement par le souverain; 101 membres sont élus par les citoyens serbes. Tout homme majeur et payant l'impôt est électeur; le suffrage est donc à peu près universel. Outre ce parlement national, qui exerce le pouvoir législatif conjointement avec le prince, chaque commune ou obtchina, composée des diverses associations familiales, possède aussi son petit parlement, dont l'autonomie est presque absolue dans les affaires locales: c'est dans ces assemblées de villages que se forme l'esprit public et que se préparent en réalité les votes de la Skoupchtina. La constitution prévoit aussi, pour les grands événements politiques, l'élection directe par le peuple d'une skoupchtina extraordinaire, composée du quadruple des membres. D'ailleurs les affaires sont relativement bien gérées, et ce qui le prouve, c'est que seule entre tous les États de l'Europe la Serbie n'a point de dette publique 54.

Note 54: (retour) Budget de la Serbie en 1874:
     Recettes...........      14,700,000 fr.
     Dépenses...........      14,700,000 »

Tous les cultes sont libres; néanmoins la religion catholique grecque est dite religion de l'État. Elle reconnaît pour son chef nominal le patriarche de Constantinople; mais depuis 1376 elle a pris le titre «d'autocéphale» et se gouverne elle-même par un synode, composé de l'archevêque de Belgrade, métropolitain de Serbie, et des trois évêques diocésains d'Oujiza, de Negotin et de Chabatz. Le métropolitain est nommé directement par le kniaz et pourvoit, avec le reste du synode, aux sièges vacants, mais sous réserve de la sanction du prince. Les hauts dignitaires de l'Église sont payés, tandis que les simples prêtres vivent du casuel. Les moines, peu nombreux d'ailleurs, ont pour revenu le produit de terrains appartenant aux monastères; mais une récente décision de la Skoupchtina a supprimé tous les couvents, à l'exception de cinq où les religieux seront recueillis jusqu'à leur mort. Les rentes des anciennes propriétés de main-morte doivent être appliquées à l'entretien des écoles.

En Serbie tous les hommes valides font partie de l'armée. Mais, à proprement parler, l'armée permanente, d'au plus quatre mille hommes, n'est qu'un ensemble de cadres dans lesquels auraient à s'enrégimenter au besoin tous les corps de milice nationale. Le premier ban de la milice, composé du quart des citoyens de vingt à cinquante ans, prend part chaque année à des exercices militaires; il est immédiatement mobilisable. Le deuxième ban est organisé de manière à pouvoir être réuni sous les drapeaux dans l'espace d'un mois. En cas de danger national, la Serbie pourrait facilement mettre debout de cent à cent cinquante mille hommes: c'est peut-être l'État d'Europe dont, toute proportion gardée, l'organisation militaire est la plus forte.

La Serbie est divisée administrativement en dix-sept départements ou cercles (okroujié):

                                                             Population
  Cercles.      Chefs-lieux.   Superficie. Cantons. Communes. en 1866.
Alexinatz.... Alexinatz....  2,148 kil. car.   3      44      46,910
Belgrade..... Belgrade.....  1,707   »         5      56      61,713
Cserna-Rjeka. Zaïtchar.....  2,753   »         2      36      51,966
Jagodina..... Jagodina.....  1,597   »         3      68      61,272
Knjatchevatz. Knjatchevatz.  1,817   »         2      53      96,626
Kragoujevatz. Kragoujevalz.  2,863   »         4      82      67,849
Kraïna....... Negotin......  2,974   »         4      71      66,063
Krouohevatz.. Krouchevalz..  2,533   »         4      56      48,176
Podrinje..... Losnitza.....  1,267   »         3      28     142,466
Pozarevatz... Pozarevatz...  3,634   »         7     150      47,263
Rudnik....... Milanovatz...  1,927   »         5      47      71,192
Chabatz...... Chabatz......  2,313   »         3      47      57,438
Smederevo.... Smederevo....  1,156   »         2      54      57,969
Tchatchak.... Tchatchak....  3,744   »         4      49      54,868
Tjuprija..... Tjuprija.....  2,092   »         2      70     104,808
Onjiza....... Oujiza.......  6,057   »         6      83      81,271
Vajjevo...... Valjevo......  2,953   »         4      68      20,133
Belgrade (ville)..................   »         1       1      25,089
                           _________________  __   _____   _________
                            43,535 kil. car.  62   1,063   1,173,072

Population probable en 1875......  1,386,000 habitants.
           Serbes................  1,100,000
           Roumains Valaques.....    160,000
              »     Zinzares.....     20,000
           Bulgares..............     50,000
           Tsiganes..............     30,000
           Allemands.............      3,000
           Juifs, Magyars, etc..       3,000


II

LA MONTAGNE NOIRE

Pour nous Occidentaux cette contrée de l'Illyrie turque est généralement connue sous le nom italien de Monténégro que lui donna jadis Venise, et qui d'ailleurs est une traduction du mot slave des indigènes, Csernagora ou «Montagne Noire». Quelle est l'origine de ce nom, bizarre en apparence, puisqu'il s'applique à des monts calcaires dont les teintes blanches ou grisâtres frappent même le voyageur qui vogue au loin sur l'Adriatique? Suivant les uns, le mot de Montagne Noire doit se prendre au figuré et signifierait Montagne des Proscrits ou «Mont des Hommes Terribles»; suivant les autres, il prouverait que les roches de ces contrées, nues aujourd'hui, étaient autrefois noires de sapins.

Les Monténégrins n'ont jamais été asservis par les Turcs. Tandis que tout le reste du grand empire serbe était envahi par les Osmanlis, eux seuls, grâce à la citadelle de montagnes dans laquelle ils avaient cherché refuge, ont pu maintenir leur indépendance. Souvent ils ont accepté des patrons; longtemps même ils ont été sous la protection, mais non sous la dépendance, de la république de Venise; ils ne se sont point courbés devant le sultan, et, tantôt par la force des armes, tantôt par l'appui de puissances étrangères, ils ont continué d'occuper en toute souveraineté leurs hautes vallées des Alpes Illyriennes. Toutefois ces monts protecteurs qui ont fait leur force contre l'ennemi, font aussi leur faiblesse en les isolant du reste du monde et en les retenant, à cause du manque de communications, dans leur barbarie primitive. D'un côté, les Monténégrins sont séparés de leurs frères de la Serbie par une barrière de cimes très-élevées et par une bande de territoire turc; de l'autre, les montagnes autrichiennes des bouches de Cattaro leur défendent l'accès de l'Adriatique: leur mer à eux est le petit lac de Skodra (Scutari), qu'alimenté la rivière nationale, la Zeta, unie à la Moratcha. S'ils n'avaient rien à craindre pour leur indépendance en descendant vers la mer et les plaines, leurs plateaux seraient bientôt abandonnés aux pâtres.

La partie orientale du Monténégro, dite les Berda ou Brda, que parcourent la Moratcha et ses affluents, est d'un accès relativement facile. Ses vallées, dominées au nord par les pyramides dolomitiques du Dormitor, à l'est par la masse arrondie du Kom, ressemblent à celles de la plupart des autres pays de montagnes: ce sont les mêmes bassins ouverts succédant à d'étroits défilés, les mêmes sinuosités, les mêmes vallons latéraux, les mêmes cirques ravinés où se réunissent les premières eaux des torrents. Mais la partie occidentale du pays, la «Montagne Noire» proprement dite, présente un aspect tout différent. C'est un dédale de cavités, de vallons et de simples trous séparés les uns des autres par des remparts calcaires de hauteurs inégales, hérissés de pointes, coupés de précipices, veinés dans tous les sens d'étroites fissures où se glissent les couleuvres. Les montagnards du pays sont les seuls à pouvoir se guider dans cet inextricable labyrinthe. «Quand Dieu créa le monde, disent-ils en riant, il tenait à la main un sac plein de montagnes; mais le sac vint à crever précisément au-dessus du Monténégro, et il en tomba cette masse effroyable de rochers que vous voyez!»

Contemplée à vol d'oiseau, la Montagne Noire ressemble à un «vaste gâteau de cire aux mille alvéoles» ou bien à un tissu aux mille cellules. Ce sont les eaux pluviales qui ont ainsi excavé le plateau en une multitude de cuvettes rocheuses. Ici elles ont évidé de larges vallées, ailleurs seulement d'étroites raudinas formant de véritables puits. Pendant les saisons très-pluvieuses ces eaux s'amassent en lacs temporaires qui recouvrent les prairies et les cultures; mais d'ordinaire elles s'écoulent immédiatement à travers les broussailles dans les puisards de la roche calcaire, pour aller former ces belles sources d'eau bleue que l'on voit jaillir au bas de la montagne, sur les bords des golfes de Cattaro. La Zeta, la rivière par excellence du Monténégro, est elle-même formée des ruisseaux qui se sont engouffrés au nord dans les entonnoirs de la vallée de Niksich et qui coulent en un lit inconnu par-dessous la montagne de Planinitsa. Les plateaux de la Carniole, certaines régions des Basses-Alpes françaises et maintes autres contrées montagneuses ont la même structure alvéolaire que le Monténégro; mais nulle part on ne voit un plus grand nombre de petits bassins juxtaposés en un vaste système. Le voyageur est d'autant plus frappé de toutes ces inégalités du plateau, de ces montées et de ces descentes sans fin, que les chemins sont d'abominables sentiers aux pierres roulantes ou des escaliers de roches bordés de précipices. La capitale du Monténégro, la petite bourgade de Cettinje, où l'on compte un peu plus de cent maisons, est elle-même située au coeur des montagnes dans un de ces bassins d'origine lacustre, et pour y monter il faut se livrer à une pénible escalade. Naguère les Monténégrins se gardaient bien d'améliorer leurs chemins et de rendre leurs villages facilement accessibles: là où passent les voitures, les canons de l'ennemi peuvent passer aussi. Toutefois les nécessités du commerce et les convenances de la petite cour monténégrine ont fait récemment construire une route carrossable de Cettinje à Cattaro.

Quoique frères des Serbes du Danube, les habitants de la Montagne Noire se distinguent par des traits spéciaux qu'ils doivent à leur vie de combats incessants, à l'élévation et à l'âpreté du sol qui les nourrit, et sans doute aussi au voisinage des Albanais. Le Monténégrin n'a pas les allures tranquilles du Serbe de la plaine: il est violent et batailleur, toujours prêt à mettre la main sur ses armes; à sa ceinture il a tout un arsenal de pistolets et de couteaux; même en cultivant son champ il a la carabine au côté. Récemment encore il exigeait le prix du sang. Une égratignure même devait se payer, une blessure valait une autre blessure et la mort appelait la mort. Les vengeances se poursuivaient de génération en génération entre les diverses familles tant que le compte des télés n'était pas en règle de part et d'autre, ou qu'une compensation monétaire, fixée d'ordinaire par les arbitres à dix sequins par «sang», n'était pas dûment payée. De nos jours les cas de vengeance héréditaire sont devenus rares; mais, pour remplacer la justice coutumière, la loi édictée par le prince a dû se montrer d'une sévérité terrible: meurtriers, traîtres, rebelles, réfractaires, voleurs doublement récidivistes, incendiaires, infanticides, coupables de lèse-majesté, profanateurs du culte, tous sont également condamnés à la fusillade. Comparé au Serbe danubien, le Csernagorsque est encore un barbare. Il est également moins beau. Les femmes ne se distinguent pas non plus par la régularité des traits; elles n'ont pas la figure noble de leurs compatriotes de la Serbie, mais elles ont en général plus de grâce et d'élasticité dans les mouvements. Elles sont très-fécondes; aussi, quand une famille est trop nombreuse, arrive-t-il fréquemment que les amis de la maison adoptent un ou plusieurs enfants.

Avant l'invasion des Osmanlis, les hauts bassins du Monténégro n'étaient pas encore la demeure de l'homme; les bergers et les bandits étaient les seuls qui en parcourussent les pâturages et les forêts. Mais, pour éviter l'esclavage, les habitants des vallées inférieures durent se réfugier au milieu de ces roches élevées, sous l'âpre climat des hauteurs, et tâcher d'y maintenir leur existence par la culture et l'élève des bestiaux, maintes fois aussi par le brigandage. L'exploitation barbare d'un sol d'ailleurs peu fertile ne pouvant procurer aux Monténégrins que de maigres récoltes, le pays est trop peuplé en proportion de ses faibles ressources; souvent la disette prend les proportions d'une véritable famine. De nombreux Uscoques, c'est-à-dire des fugitifs bosniaques échappés au joug des Musulmans, accroissent encore la misère en diminuant la part de terrains cultivables qui revient à chacun. Il a fallu diviser le sol en propriétés particulières, en innombrables parcelles; quant aux pâturages, ils sont encore en commun, suivant la vieille coutume serbe. D'après les recensements officiels, il y aurait environ deux cent mille habitants dans la Montagne Noire. Ces statistiques ont été peut-être un peu forcées dans l'intention d'effrayer les Turcs par un nombre fantastique de guerriers, comme l'ont fait en maintes occasions des batteries de troncs d'arbres simulant des bouches à feu; mais la population monténégrine ne s'élevât-elle qu'à cent vingt ou cent quarante mille habitants, elle serait déjà trop considérable pour cette région de montagnes 55. Aussi les incursions armées des Csernagorsques dans les vallées limitrophes étaient-elles pour ainsi dire une nécessité économique. Souvent il n'y avait pas de choix: il fallait mourir de faim ou périr sur le champ de bataille. Les Monténégrins choisissaient cette dernière alternative. La mort violente les effrayait si peu qu'ils la souhaitaient au nouveau-né. «Puisse-t-il ne pas mourir dans son lit!» tel était le voeu que formulaient les parents et les amis à côté du berceau de l'enfant. Et lorsqu'un homme avait pourtant la malchance de succomber à la maladie ou à la vieillesse, on se servait d'un euphémisme pour déguiser le genre de mort: «Le Vieux Meurtrier l'a tué!» C'est ainsi qu'on tâchait d'excuser le défunt.

Note 55: (retour)
Superficie du Monténégro.......        4,427 kilomètres carrés.
Population en 1864.............      196,000 habitants.
Population kilométrique........           44    »

Les expéditions guerrières des Csernagorsques, annuelles ou même continues avant que l'Europe n'y eût mis un terme, n'étaient en réalité que des récoltes à main armée. C'est pour vivre qu'ils ont envahi au nord, dans l'Herzégovine, les vallées de Grahovo et de Niksich; c'est pour avoir du pain qu'ils ont à tant de reprises cherché à conquérir les terres fertiles de la Basse Moratcha et les bords du lac de Skodra; c'est également pour assurer leur existence qu'ils ne cessent de réclamer le petit port de Spitsa, qui leur donnerait un débouché vers la mer et leur permettrait d'importer librement le sel, la poudre et les autres articles que leur vendent à beaux deniers les marchands de Cattaro. Poussées par la nécessité, des familles de Monténégrins allaient jusqu'à cultiver des terres sous le canon des forteresses turques: la garnison leur tirait dessus, mais les travailleurs restaient à leur poste. Celui qui s'enfuyait avait à payer une forte amende et mettait un tablier de femme. Mais, depuis que l'Europe entière a dû se mêler des conflits qui éclataient à tout propos entre les Monténégrins et les Musulmans leurs voisins, la frontière de la Csernagore a été strictement délimitée, et maintenant elle est devenue assez sûre pour que des voyageurs puissent se hasarder sans crainte dans les contrées, naguère inabordables, qui s'étendent à l'est du Monténégro. Les habitants de la montagne sont bien forcés de s'entendre parfois avec leurs voisins de la plaine pour faire échange de bons offices: en été ils permettent aux gens du littoral de mener leurs bestiaux sur les hauts pâturages, tandis qu'en hiver ils descendent eux-mêmes et sont accueillis en amis.

Le commerce légitime contribue aussi à nourrir les Csernagorsques. C'est le Monténégro qui fournit Trieste et Venise des viandes fumées de chèvre et de mouton que demande la marine pour ses approvisionnements; il expédie aussi chaque année environ 200,000 têtes de petit bétail, ainsi que des peaux, des graisses, le poisson salé de son lac, du fromage, du miel, du sumac, de la poudre insecticide. Ses exportations annuelles sont évaluées à plus d'un million, et ces expéditions se font, pour une forte part, au compte des Csernagorsques eux-mêmes, qui s'associent pour ce trafic avec les armateurs de Cattaro. En outre, le Monténégrin, comme son voisin l'Albanais, émigré pour aller dans les grandes villes chercher les petits profits que ne lui procurerait jamais son pays. On compte des milliers d'émigrants de la Montagne Noire à Constantinople: ils y exercent les métiers de porte-faix, de manoeuvres, de jardiniers, et vivent du reste en fort bonne intelligence avec le Turc, «l'ennemi héréditaire de leur race.» En temps de paix, ils émigrent aussi dans toutes les grandes villes de l'Empire Ottoman; ils sont même assez nombreux en Égypte.

Les seuls étrangers qui résident en groupes considérables dans la Montagne Noire sont des Tsiganes; ils ressemblent d'ailleurs complètement aux Serbes du pays: ils ont même langue, même costume, même religion, mêmes moeurs; ils ne diffèrent que par le métier, car ils sont tous forgerons et serruriers. Nul Monténégrin ne voudrait exercer leur profession méprisée. Ils sont tenus à l'écart et n'ont point le droit de se marier dans les familles des Serbes.

Le gouvernement de Monténégro est un mélange bizarre de démocratie, de féodalité et de pouvoir absolu. Les citoyens, tous armés, s'abordent avec des allures d'égaux, mais ils sont loin de l'être. Les diverses classes qui composent la nation subissent toujours l'autorité des familles puissantes; de son côté, le souverain, soutenu par l'influence de la Russie, et même subventionné par elle comme fonctionnaire de l'État, ne s'est pas fait faute d'imiter le tsar en concentrant tous les pouvoirs en sa personne. En sa qualité de «Seigneur saint», il s'approprie les deux tiers du revenu national. Le sénat ou sovjet qui l'assiste pour élaborer les décrets est un conseil consultatif nommé par le prince et composé d'officiers. La skoupchtina est une simple réunion des doyens des tribus, venus pour écouter et applaudir le «discours du trône». Toutefois depuis 1851 le kniaz a ceseé de cumuler le titre d'évêque ou vladika avec ceux de grand-juge et de commandant des armées. La constitution de l'Église grecque interdisant le mariage aux évêques, le prince Danilo a dû, pour se marier, déléguer l'épiscopat à l'un de ses cousins.

Tout le territoire monténégrin est organisé militairement, à peu près comme l'étaient naguère les «Confins» de la Croatie et de la Slavonie austro-hongroises. La population est divisée par groupes de combattants, tenus de marcher au premier signal. Tous les chefs, voïvodes, capitaines, centurions et décurions, sont en même temps administrateurs civils et juges. Ils infligent les amendes et en perçoivent leur part.

Le pays se divise militairement et administrativement en huit nahiés. De ces nahiés, quatre: Bielopavlitchka, Piperska, Moratchkâ et Koulchka, se trouvent dans la vallée de la Moratcha et constituent les Berda. Les quatre autres, Katounska, Rietchka, Tsernitsa et Liechanska, occupent les hauts plateaux et forment la Montagne Noire proprement dite. A l'exception d'une nahié, toutes les autres se divisent en tribus, constituées par la réunion de plusieurs «parentés», subdivisées elles-mêmes en familles.



CHAPITRE VIII

L'ITALIE



VUE D'ENSEMBLE

La péninsule italienne est une des contrées les plus nettement délimitées par la nature. Les Alpes qui l'enceignent au nord, des promontoires ligures à la péninsule montueuse de l'Istrie, s'élèvent en muraille continue, sans autre brèche que des cols situés encore dans la zone des forêts de pins, des pâturages ou des neiges. Ainsi que les deux autres presqu'îles du midi de l'Europe, la Grèce et l'Espagne, l'Italie était donc un petit monde à part, destiné par sa forme même à devenir le théâtre d'une évolution spéciale de l'humanité. Non-seulement le relief du sol limite parfaitement la péninsule latine, celle-ci se distingue aussi de tous les pays transalpins par le charme du climat, la beauté du ciel, la richesse des campagnes; dès que l'habitant d'outre-mont a franchi la crête de séparation et commence à descendre sur les pentes ensoleillées, il s'aperçoit que tout a changé, autour de lui; il est sur une terre nouvelle. Le contraste est plus grand que ne l'est, dans la plupart des régions de la Terre, celui des îles et du continent voisin.

Grâce au rempart des Alpes qui la protège et aux mers qui l'entourent, l'Italie a donc pour ainsi dire une personnalité géographique bien distincte. Des plaines de la Lombardie aux côtes de la Sicile, tous ses paysages ont des traits de ressemblance et sont baignés de la même lumière: ils ont comme un air de famille; mais que d'oppositions charmantes et de variété pittoresque dans cette grande unité! La chaîne des Apennins, qui se soude à l'extrémité méridionale des Alpes françaises, est l'agent principal de tous ces contrastes. D'abord elle longe la mer comme un énorme mur s'appuyant de distance en distance sur de puissants contre-forts; puis elle se développe en un vaste croissant à travers la péninsule italienne, tantôt s'amincissant en arête, tantôt s'élargissant en massif, s'étalant en plateau ou se ramifiant en chaînons et en promontoires. Les vallées fluviales et les plaines la découpent dans tous les sens; des bassins lacustres, encore emplis d'eau ou déjà comblés par les alluvions, s'étendent à la base de ses rochers; des cônes volcaniques, se dressant au-dessus des campagnes, contrastent par la régularité de leur forme avec les escarpements inégaux de l'Apennin. La mer, invitée et repoussée tour à tour par les sinuosités du relief péninsulaire, découpe le littoral en une série de baies qui se succèdent avec une sorte de rhythme; presque toutes se développent en arcs de cercle réguliers d'un cap à l'autre cap. Au nord de la presqu'île, elles n'échancrent que faiblement les terres; au sud, elles s'avancent au loin dans les campagnes et s'arrondissent en véritables golfes. D'ailleurs cette forme de la Péninsule est relativement récente; une ancienne Italie granitique a probablement existé, mais elle n'est plus, et l'Italie actuelle est presque entière d'origine moderne, ainsi que le témoignent les roches qui constituent les Apennins, celles des chaînes parallèles et des plaines intermédiaires. C'est à l'époque éocène seulement que les divers îlots se sont unis en une presqu'île continue.

Comparée à la Grèce, si bizarrement tailladée et déchiquetée, l'Italie, pourtant fort gracieuse, est d'une grande sobriété de lignes. Ses montagnes se prolongent en chaînes plus régulières; ses côtes sont beaucoup moins profondément échancrées; ceux de ses petits archipels que l'on pourrait comparer vaguement à la ronde des Cyclades sont peu nombreux, et ses trois grandes îles, la Sicile, la Sardaigne, la Corse, sont des terres de contours presque géométriques et d'aspect tout à fait continental. Par la configuration générale de ses rivages l'Italie marque précisément la transition entre la joyeuse Grèce et la grave Ibérie, plateau déjà presque africain. La situation géographique correspond ainsi au développement des formes.

Dans son ensemble, la péninsule italienne présente un contraste remarquable avec la presqu'île des Balkhans. Tandis que celle-ci est tournée surtout vers la mer Égée et regarde l'orient, la partie vraiment péninsulaire de l'Italie, au sud des plaines lombardes, est au contraire beaucoup plus vivante par sa face occidentale: ce sont les bords de la mer Tyrrhénienne qui offrent les ports les plus nombreux et les plus sûrs; c'est sur cette mer, en libre communication avec l'Océan, que s'ouvrent les plaines les plus vastes et les plus fertiles, et par conséquent ce sont les campagnes situées à l'ouest des Apennins qui ont nourri les populations les plus actives, les plus intelligentes, celles dont le rôle politique a été plus considérable: c'est le côté de la lumière, tandis que le versant adriatique, tourné vers une mer presque fermée, un simple golfe, est pour ainsi dire le côté de l'ombre. Vers l'extrémité méridionale de la Péninsule, les plaines de l'Apulie à l'est sont, il est vrai, plus riches et plus populeuses que les régions montagneuses de la Calabre; néanmoins le voisinage de la Sicile ne pouvait manquer tôt ou tard d'assurer la prépondérance au littoral de l'occident. Aux temps de la grande influence de la Grèce, lorsque Athènes, les cités de l'Asie Mineure, les îles de la mer Égée, étaient le point de départ de toute initiative, les républiques tournées vers l'orient, Tarente, Locres, Sybaris, Syracuse, Catane, avaient sur les cités du littoral de l'ouest une incontestable prééminence. Ainsi la configuration physique de l'Italie a singulièrement aidé le mouvement historique de civilisation qui s'est porté du sud-est au nord-ouest, de l'Ionie vers les Gaules. Par le golfe de Tarente et les rivages orientaux de la Grande-Grèce et de la Sicile, l'Italie du sud était librement ouverte à l'influence hellénique; c'est de ce côté qu'elle a reçu la grande impulsion de vie. Plus au nord, la Péninsule fait pour ainsi dire volte-face vers l'ouest; et, par suite, le mouvement d'expansion des idées vers l'Europe occidentale s'est trouvé grandement facilité. Si l'Italie avait été différente par son relief et ses contours, la civilisation eût pris une direction tout autre.

Pendant près de deux mille années, depuis l'abaissement de Carthage jusqu'à la découverte de l'Amérique, l'Italie est restée le centre du monde policé: elle a exercé l'hégémonie, soit par la force de la conquête et de l'organisation, comme le fit la «Ville Éternelle», soit, comme aux temps de Florence, de Gênes et de Venise, par la puissance du génie, la liberté relative des institutions, le développement des sciences, des arts et du commerce. Deux des plus grands faits de l'histoire, l'unification politique des peuples méditerranéens sous les lois de Rome et plus tard le rajeunissement de l'esprit humain, si bien nommé du nom de Renaissance, ont eu leurs principaux acteurs en Italie. Il importe donc de rechercher les conditions du milieu géographique auxquelles la péninsule latine doit le rôle prépondérant qu'elle a joué dans le monde pendant ces deux âges de la vie de l'humanité.

Mommsen et d'autres historiens ont signalé l'heureuse position de Rome comme marché commercial. Dès la première période de son histoire, elle fut un entrepôt de denrées pour les populations voisines. Assise au centre d'un cirque de collines, sur les deux bords d'un fleuve navigable, en aval de tous les affluents et non loin de la mer, elle avait, en outre, l'avantage de se trouver sur la frontière commune de trois nationalités, les Latins, les Sabins et les Étrusques; lorsque, par la conquête, elle fut maîtresse de tout le pays environnant, son importance, comme lieu d'échanges, ne pouvait donc manquer d'être considérable. Mais, quelle que fût la valeur de ce trafic local, il n'eût pas suffi à faire de Rome une grande cité, Cette ville n'a point, comme Alexandrie, Constantinople ou Bombay, une de ces positions incomparables qui en font un point de convergence nécessaire pour les marchandises du monde entier. Pour le commerce général elle est même assez mal située. Les hauts Apennins qui s'élèvent en demi-cercle autour du pays romain étaient naguère un rempart difficile à franchir, et les trafiquants cherchaient à l'éviter; la mer voisine de Rome est fort inhospitalière, et le port d'Ostie n'est qu'un mauvais havre, où même les petites galères des temps anciens n'entraient point sans péril. Si le travail de l'homme n'était intervenu pour le creusement d'un canal maritime, de bassins artificiels, et la construction de môles et de jetées, jamais la bouche du Tibre n'eût pu servir au grand commerce.

VUE GÉNÉRALE DE ROME
Dessin de L. François d'après une aquarelle.

La situation de Rome, comme centre d'échanges, n'explique donc la puissance de cette ville dominatrice que pour une bien faible part. Indépendamment des causes qui doivent être cherchées dans l'évolution historique du peuple lui-même, la vraie raison de la grandeur de Rome, ce qui lui a donné cette force prodigieuse pour l'assimilation politique de l'ancien monde, c'est la position absolument centrale qu'elle occupait, par rapport à trois grands cercles disposés régulièrement les uns autour des autres, et correspondant, pour la ville de Rome, à autant de phases de son développement dans l'histoire. Pendant les premiers temps de sa lutte, pour l'existence contre les cités voisines, la peuplade qui servit d'aïeule aux fiers citoyens romains se trouvait heureusement au centre d'un bassin bien limité, que bornent des montagnes peu élevées, mais de hauteur suffisante pour mettre à l'abri d'incursions soudaines. Quand Rome, victorieuse de tous ses voisins après de longs siècles de luttes, eut asservi ou bien exterminé les montagnards d'alentour, elle se trouva d'avance maîtresse des territoires du reste de l'Italie, car elle en occupait le milieu géographique et le centre de gravité naturel. Au nord s'étendait la vaste plaine des Gaules cispadane et transpadane; au sud étaient des régions montueuses et semées d'obstacles, mais où la résistance ne pouvait être efficace, car les peuplades barbares de ces plateaux et de ces montagnes avaient pour voisins immédiats, sur le pourtour de la Péninsule, les citoyens policés de villes grecques. Entre ces deux éléments si distincts l'alliance contre l'ennemi commun était impossible, et les villes helléniques elles-mêmes, dispersées sur un immense développement de côtes, ne surent pas s'unir pour résister. Les îles italiennes, la Sicile, la Corse, la Sardaigne, n'étaient pas non plus habitées par des populations assez cohérentes pour se soustraire à la puissance des Romains. Ainsi le deuxième cercle, celui de la conquête, vint s'ajouter au premier domaine, que l'on pourrait désigner sous le nom de cercle de croissance, et, par un avantage inestimable, il se trouva que les deux extrémités du monde italien, la plaine padane et la Sicile, étaient deux riches greniers de vivres.

Pourvue des approvisionnements nécessaires, Rome put donc continuer le cours de ses conquêtes. De même qu'elle est au centre de l'Italie, de même l'Italie est au centre de la Méditerranée. De toutes parts se fit sentir la force d'attraction de la grande cité: du côté de l'orient l'Illyrie, la Grèce, l'Égypte, du côté du sud la Lybie, la Maurétanie, à l'ouest l'Ibérie, au nord-ouest les Gaules, au nord les pays alpins, complétèrent bientôt le troisième cercle, celui de l'empire.

Tant que dura l'équilibre géographique du monde méditerranéen, Rome garda sa puissance; mais les bornes de l'univers s'éloignèrent peu à peu. Dès que, par ses guerres contre les Parthes et ses invasions dans l'intérieur de la Germanie, Rome fut en contact, d'une part avec l'Orient, de l'autre avec ces régions sans bornes connues que parcouraient les barbares, la «Ville» par excellence cessa d'être le centre du monde, et la grande vie des nations européennes déplaça ses foyers vers le nord et le nord-ouest. Déjà vers la fin de l'empire Rome fut remplacée en Italie par Milan et Ravenne, et cette dernière ville devint le siége de l'exarchat, puis de l'empire des Goths. La déchéance de la cité des Césars était définitive. Il est vrai qu'aux empereurs succédèrent les papes, eux aussi pontifes suprêmes, quoique d'un culte nouveau; de même que l'ombre suit le corps, de même la tradition voulut prolonger les institutions politiques au delà du terme naturel de leur durée: l'unité de l'Église remplaça celle de l'empire. La souveraineté de Rome était devenue un véritable dogme, à la fois politique et religieux. Mais si les papes, gardant le gouvernement des âmes, résidaient toujours à Rome, c'est par delà les Alpes que pendant le moyen âge, et jusqu'au commencement de ce siècle, résidèrent les véritables maîtres du «saint empire romain». Ils n'allaient chercher en Italie que la consécration de leur puissance, mais la puissance même, c'est ailleurs qu'ils la trouvaient. En vain les peuples, habitués à l'obéissance, voulaient maintenir l'autorité de cette Rome qui les avait si longtemps dominés; la tentative ne reposait que sur une illusion. Non-seulement l'axe du monde civilisé, mais encore celui de l'Italie elle-même avait changé de place; c'est de Pavie, de Florence, de Gênes, de Milan, de Venise, de Bologne, de Turin même, que devait partir désormais la grande initiative. Si Rome, quoique déchue par la force des choses, a repris une certaine importance et même est redevenue capitale, c'est que l'Italie voulait en revendiquer le territoire à tout prix et que, par une sorte de superstition archéologique, elle cherche à prendre le nom de Rome pour symbole de sa puissance future. Mais quoi qu'on fasse, ce n'est plus là qu'un centre artificiel de l'Italie; depuis quinze cents ans, l'histoire a complétement changé toutes les conditions géographiques de la Péninsule.

Pendant le cours de ce siècle, l'unité de l'Italie est devenue un grand fait politique, et désormais, sauf en quelques districts cisalpins où l'étranger domine encore, les frontières administratives du pays coïncident avec ses frontières naturelles. La puissance du fait accompli sert donc à mettre en lumière l'individualité géographique de l'Italie, et l'on s'étonne que cette contrée soit restée si longtemps divisée en États distincts. Cependant ce grand tout de la Péninsule présentait de notables diversités provinciales par la disposition de ses bassins et de ses versants. Les îles, les plaines entourées de bordures de montagnes, les côtes escarpées, séparées de l'intérieur par des rochers abrupts, formaient autant de pays à part, où des populations provenant de souches diverses, gauloise, étrusque, latine, pélasgique, grecque ou sicule, cherchaient naturellement à vivre de leur vie propre, indépendantes de leurs voisines. En maints districts, notamment dans les Calabres, les communications de vallée à vallée étaient tellement difficiles, que la mer était restée le chemin le plus fréquenté. La forme de la Péninsule, dont la longueur, des Alpes à la mer Ionienne, est cinq fois plus grande que la largeur moyenne, et que les Apennins partagent en deux bandes parallèles distinctes, rendait aussi presque inévitable le fractionnement du territoire en États séparés ou même hostiles. Parfois, il est vrai, les provinces italiennes eurent à subir la domination d'un seul maître; mais, jusqu'aux temps modernes, cette unité fut toujours imposée par la force et brisée par les populations elles-mêmes. La passion de l'unité nationale, qui a fait de l'Italie contemporaine le théâtre de si grands événements, n'animait qu'un bien petit nombre de citoyens dans les républiques du moyen âge. Elles savaient se liguer contre un ennemi commun; mais, dès que le péril était passé, elles séparaient de nouveau leurs intérêts et se brouillaient à propos de quelque vétille.

Au milieu du quatorzième siècle, Cola di Rienzo, le tribun de Rome, fit un appel à toutes les villes italiennes; il les adjura de «secouer le joug des tyrans et de former une sainte fraternité nationale, la libération de Rome étant en même temps la libération de toute la sainte Italie». C'était déjà, cinq cents ans à l'avance, le langage qu'ont parlé de nos jours les apôtres de l'unité italienne. Les messagers de Rienzo parcouraient la Péninsule, un bâton argenté à la main; ils portaient aux cités des paroles d'amitié et les invitaient à envoyer leurs députés au futur parlement de la «Ville Éternelle». Tous les Italiens recevaient de Rienzo le titre de citoyens romains que leur avaient donné les Césars. Mais ce n'étaient là que des réminiscences classiques. Rienzo, plein des souvenirs de la domination antique, déclarait que Rome n'avait pas cessé d'être la «maîtresse du monde, qu'elle était en pleine possession du droit de gouverner les peuples». Il voulait ressusciter le passé, et non pas évoquer une vie nouvelle. Aussi son œuvre disparut comme un rêve, et ce furent précisément Florence et Venise, les cités les plus actives, les plus intelligentes de l'Italie, qui virent dans la tentative du tribun une chimère de songe-creux. Siamo Veneziani, poi Cristiani, disaient les fiers citoyens de Venise au quinzième siècle; ils ne songeaient même pas à se dire Italiens, eux dont les fils devaient un jour souffrir et combattre si vaillamment pour l'indépendance de la Péninsule. D'ailleurs il ne faut pas s'y tromper: le mouvement irrésistible qui a poussé le peuple italien vers l'unité politique n'avait point son origine dans les masses profondes, et des millions d'hommes, en Sicile, en Sardaigne, dans les Calabres, en Lombardie même, en sont encore à se demander le sens des changements considérables qui se sont accomplis.

Naguère encore l'Italie n'était qu'une simple «expression géographique», suivant le mot méprisant d'un de ses dominateurs. Si l'expression s'est transformée en une réalité vivante, c'est peut-être aux invasions si fréquentes de l'étranger que le pays le doit. Sous la dure oppression des Espagnols, des Français, des Allemands, qui se sont rués tour à tour sur leurs campagnes, les Italiens ont fini par se reconnaître les frères les uns des autres. A première vue, on croirait que la Péninsule est parfaitement protégée sur son pourtour continental par la muraille semi-circulaire des Alpes; mais cette protection n'est qu'une apparence. En effet, c'est vers les plaines italiennes que les montagnes tournent leur versant le plus abrupt, celui qui paraît vraiment inabordable; mais sur le versant extérieur, du côté de la France, de la Suisse, de l'Autriche allemande, les pentes sont beaucoup plus douces; tous les envahisseurs que tentaient l'heureux climat et les immenses richesses de l'Italie pouvaient sans trop de difficulté gagner les cols des Alpes, d'où ils dévalaient ensuite rapidement dans les plaines. Ainsi la «barrière» des Alpes n'est vraiment une barrière que pour les Italiens; si ce n'est aux temps de Rome conquérante, elle a toujours été respectée par eux, et d'ailleurs il leur importe peu de la franchir, car au delà nulle contrée ne vaut la leur. Par contre, les Français, les Confédérés suisses, les Allemands voyaient dans l'Italie comme une sorte de paradis. C'était le pays de leurs rêves, et ce pays enchanté, cette région si belle, il suffisait presque de descendre pour s'en emparer. L'histoire nous dit s'ils ont obéi souvent à ces appétits de conquête et s'ils ont abreuvé de sang les riches plaines convoitées! C'est même à la rivalité de ses voisins, plus encore qu'à sa propre énergie, que la nation italienne doit d'avoir recouvré son indépendance.

Exposée comme elle l'est aux attaques du dehors, et graduellement privée par l'histoire de la position centrale qu'elle occupait jadis, l'Italie a perdu définitivement le primato ou principat que certains de ses fils, emportés par un patriotisme exclusif, voudraient lui restituer; mais si elle n'est plus la première par le pouvoir politique, et si d'autres nations l'ont distancée pour l'industrie, le commerce et même pour le mouvement littéraire et scientifique, elle reste toujours sans rivale pour la richesse en monuments de l'art. Déjà si privilégiée par la nature, l'Italie est de toutes les contrées de la Terre celle qui possède le plus grand nombre de cités remarquables par leurs palais et leurs trésors de statues, de tableaux, de décorations de toute espèce. Il est plusieurs provinces où chaque village, chaque groupe de maisons plaît au regard, soit par des fresques ou des sculptures, soit du moins par quelque corniche fouillée au ciseau, un escalier hardiment jeté, une galerie pittoresque; l'instinct de l'art est entré dans le sang des populations. C'est tout naturellement que les paysans italiens bâtissent leurs demeures, enluminent leurs murailles, et plantent leurs arbres de manière à les mettre en harmonie d'effet avec la perspective environnante. Là est le plus grand charme de la merveilleuse Italie: partout l'art seconde la nature pour enchanter le voyageur. Que d'artistes lombards, vénitiens et toscans, dont le nom fût devenu célèbre en tout autre pays, mais qui resteront à jamais oubliés, à cause même de leur multitude ou du hasard qui les fît travailler en quelque bourg éloigné des grands chemins!

Mais ce n'est pas seulement par la beauté de sas monuments et le nombre étonnant de ses oeuvres d'art que l'Italie est restée la première depuis deux mille années, et qu'elle mérite de voir accourir les hommes studieux de toutes les extrémités de la Terre, c'est aussi par les souvenirs de toute espèce qu'y a laissés l'histoire. Dans un pays où des populations policées se pressent en foule depuis si longtemps, l'origine de chaque cité doit naturellement se perdre au milieu des ténèbres de la tradition et du mythe. Là où s'élève de nos jours une ville toute moderne se trouvait autrefois une ville romaine, elle-même précédée par une cité grecque, étrusque ou gauloise. Chaque forteresse, chaque maison de plaisance remplace une antique citadelle, la villa d'un patricien de Rome; chaque église occupe l'emplacement d'un ancien temple: les religions changeaient, mais les autels des dieux et des saints se rebâtissaient dans les lieux consacrés. De même les morts étaient de siècle en siècle enfouis dans une terre que, les uns après les autres, ont purifiée les augures et les prêtres de différents cultes. Il est intéressant d'étudier sur place ces âges divers qui se sont stratifiés, pour ainsi dire, comme les débris des édifices élevés successivement sur le même sol. Tous, jusqu'aux ignorants, subissent l'influence de cette vie des nations qui s'est concentrée avec tant d'activité dans les contrées historiques de l'Italie: ils sentent que foute cette poussière était animée jadis.

Après une longue période de défaillance et d'asservissement, la nation italienne a repris une place des plus avancées parmi les peuples modernes. La Péninsule a bien changé d'aspect depuis les âges reculés pendant lesquels ses troupeaux errants lui Valurent, à ce que dit Mommsen, le nom d'Italie (Vitalie ou Pays des bestiaux); de nos jours ses plaines si bien cultivées, ses admirables jardins, ses villes commerçantes lui feraient donner une autre appellation. Les débouchés des Alpes et sa position au centre de la Méditerranée lui permettent de commander toutes les routes qui, de France, d'Allemagne et d'Austro-Hongrie, convergent vers les golfes de Gênes et de Venise. Elle dispose de ressources énormes et toujours grandissantes par ses carrières, ses mines de soufre et de fer, ses vins, ses produits agricoles de toute nature, ses industries diverses. Ses savants et ses inventeurs ne le cèdent guère à ceux des autres contrées du monde civilisé. La population du pays s'accroît rapidement; beaucoup plus considérable que celle de la France en raison de la superficie du territoire, elle est l'une des plus denses de l'Europe, et par l'émigration contribue maintenant plus que toute autre à coloniser les solitudes de l'Amérique méridionale 56 .

Note 56: (retour)
Superficie de l'Italie........      296,014 kilomètres carrés.
Population en 1871............   26,800,000 hab.
Population kilométrique.......           90  »

II

LE BASSIN DU PO
LE PIÉMONT, LA LOMBARDIE, VENISE ET L'ÉMILIE.

La grande vallée du Pô, que l'on appelle quelquefois Haute-Italie parce qu'elle occupe la partie septentrionale de la Péninsule, devrait au contraire être désignée sous le nom de Basse-Italie, puisqu'elle est située à une élévation moindre que les autres groupes de provinces. C'est une région nettement délimitée, car elle est encore comprise dans le tronc continental, et, du côté du sud, les Apennins la bornent de leur long rempart. De nos jours, c'est une plaine fluviale, mais elle était certainement encore à l'époque pliocène un golfe de la mer. Ce golfe a été peu à peu comblé par les alluvions qu'apportaient les fleuves et soulevé graduellement par la poussée des forces intérieures, tandis que plus haut les érosions des torrents agrandissaient la plaine en rongeant la base des montagnes. C'est ainsi que, par le long travail des siècles, le bassin du Pô a pris une déclivité des plus régulières. A l'époque où les eaux de l'Adriatique pénétraient dans les vallées, entre les racines du mont Rosé et du Viso, l'Italie ne tenait que par le mince pédoncule des Apennins de Ligurie, à moins toutefois que la mer n'eût pas encore détruit l'isthme de montagnes qui rattachait la Corse et la Sardaigne aux Alpes continentales.

Aucune autre région d'Europe n'est plus admirablement entourée d'une enceinte de montagnes, et bien peu de contrées dans le monde peuvent lui être comparées pour la magnificence des horizons. Au sud, les Apennins s'élèvent au-dessus de la zone des bois et, par leurs rochers, leurs forêts, leurs pâturages, contrastent avec l'immense plaine uniforme; à l'ouest et au nord, du col de Tende aux passages de l'Istrie, ce sont les grandes Alpes chargées de glaces qui se dressent dans leur sublimité. Au-dessus des campagnes de Saluées, le Viso, ainsi nommé de la beauté de son aspect, domine toute la crête de sa haute pyramide isolée et déverse des petits lacs de ses pâturages le ruisseau mugissant qui prend le nom de Pô; au nord-ouest de Turin, le Grand-Paradis s'appuie sur d'énormes contre-forts, aux immenses glaciers; non loin de ce massif central apparaît la Grivola, peut-être la pointe la plus élégante et la plus gracieusement sculptée des Alpes; à l'angle de tout le système des Alpes, le dôme du mont Blanc se hausse comme une île au-dessus de la mer des autres montagnes; la masse énorme du mont Rose, couronnée de son diadème à sept pointes, allonge ses promontoires en avant de la Suisse; puis viennent le groupe du Splugen, l'Orteler, l'Adamello, la Marmolata et tant d'autres cimes, ayant toutes une beauté qui leur est propre. Quand, par une claire matinée de soleil, on voit, du haut du dôme de Milan, la plus grande partie de l'immense amphithéâtre se dérouler autour de la plaine verdoyante et de ses villes innombrables, on peut s'applaudir d'avoir vécu pour contempler un tableau si grandiose.

Dans leur ensemble, les Alpes qui enceignent l'Italie peuvent être considérées comme appartenant géographiquement aux contrées limitrophes. La même raison qui a donné un si grand charme au versant italien des montagnes, a fait de ces hauteurs une dépendance naturelle des Gaules et de la Germanie. Dû côté méridional on saisit d'un seul regard toute la déclivité des Alpes; on contemple à la fois les campagnes plantées de vignes et de mûriers, les forêts de hêtres et de mélèzes, les pâturages, les rochers nus, les glaces éblouissantes; mais le cultivateur ne se hasarde dans ces pays difficiles que poussé par la misère. Sur l'autre versant, plus allongé, et d'ailleurs tourné vers le nord, le spectacle offert par les monts est en général beaucoup moins varié, les terres sont moins fertiles, mais les habitants des hautes vallées et des plateaux ont l'avantage de pouvoir franchir facilement la crête, pour redescendre sur les pentes méridionales. Indépendamment des tentations que la vue des plaines de l'Italie faisait naître chez des montagnards avides, c'est dans l'architecture même des Alpes qu'il faut chercher la cause de la prépondérance ethnologique échue aux populations d'origine gauloise et allemande. Hors de l'enceinte des Alpes, l'italien ne se parle que sur des points isolés, tandis que les éléments français et germanique sont très-fortement représentés sur le versant intérieur.


LE MONT VISO, VU DE SAN CHIAFFREDO
D'après une photographie de M. V. Besso.

En deçà de la ligne de partage qui limite les bassins du Pô, de l'Adige et des fleuves vénitiens, l'Italie ne possède à elle seule qu'un petit nombre de ces grands massifs dont le groupement forme le système des Alpes. Le plus important de tous, par la hauteur de ses sommets, la puissance de ses contre forts, la quantité de ses glaces, l'abondance de ses eaux, est celui du Grand-Paradis, qui se dresse au sud de la Doire Baltée, entre le groupe du mont Blanc et les plaines du Piémont. Chose étonnante, ce massif superbe a été longtemps confondu et, sur nombre de documents, même sur la grande carte de l'état-major sarde, à l'échelle du 50,000e, il se confond encore avec une crête beaucoup plus basse qui se trouve à 20 kilomètres plus à l'ouest, sur la frontière française, à côté du col ou «mont» Iseran. Ainsi que le voyageur anglais Mathews l'a constaté le premier, la prétendue montagne d'Iseran, dont le nom figurait sur toutes les cartes, n'existe point, et l'énorme hauteur de plus de 4,000 mètres qu'on lui attribuait est, en réalité, celle du Grand-Paradis. Au commencement du siècle, les visiteurs étaient peu nombreux dans cette région des Alpes et, pendant près de cinquante années, personne ne fut à même de relever la méprise dans laquelle était tombé le géodésien Corabœuf, en donnant le nom d'un passage à la grande cime mesurée par lui. Sur une carte de l'ingénieur Bergonio, qui date de la fin du dix-septième siècle, on trouve aussi un prétendu mont Iseran à une grande distance au nord-est du col qui porte ce nom.

Les autres massifs des Alpes italiennes, qui se dressent isolément au sud de la crête médiane du système, sont beaucoup moins élevés que le Grand-Paradis. Il est vrai que, dans cette partie de son pourtour, l'Italie a été privée, par la Suisse et par le Tirol autrichien, de districts considérables que le versant des eaux, aussi bien que le langage et les moeurs des habitants, semblerait devoir lui attribuer. Toute la haute vallée du Tessin, et même quelques-unes de celles qui versent leurs eaux dans l'Adda, sont devenues terres helvétiques; tout le haut bassin de l'Adige, jusque par le travers du lac de Garde, appartient politiquement à l'Autriche; de même la haute Brenta. Les deux seuls fleuves alpins du versant méridional dont les eaux coulent presque en entier sur le sol italien, sont la Piave et le Tagliamento. Par suite de cette violation des limites naturelles, nombre de montagnes aux sommets chargés de glaciers, quoique situées géographiquement au sud de la chaîne centrale des Alpes, s'élèvent néanmoins soit en Autriche, soit sur la frontière. Tels sont, parmi les géants de l'Europe centrale, l'Orteler, la Marmolata, le Cimon della Pala, aux escarpements verticaux, non moins grandioses que ceux du Cervin. Quant au formidable Monte delle Disgrazie, au sud de la Bernina, c'est un sommet italien; le massif de Camonica, que limite au nord le col du mont Tonal, fameux dans les légendes populaires, et que domine l'Adamo ou Adamello, tout ruisselant des glaciers qui descendent vers la haute Adige, est également italien par ses principales cimes; enfin plus à l'est, dans le bassin de la Piaye, le mont Antelao, énorme pyramide ravinée portant à sa pointe un obélisque neigeux, et plusieurs autres sommets à peine moins hauts s'avancent en promontoires sur le territoire vénitien.

La plupart des groupes alpins de la Lombardie et du Vénitien, avant-monts placés entre la chaîne principale et la plaine, ont une hauteur moyenne à peu près égale à celle des Apennins; ils n'atteignent guère la limite des neiges persistantes. Mais la vue y est d'autant plus belle. A leur cime, on se trouve entre deux zones, et le contraste est complet: dans toutes les vallées environnantes se montrent les villes et les cultures, tandis qu'au nord les sommets neigeux et déserts tracent dans le ciel, les uns au-dessus des autres, leur profil étincelant. Par leur admirable panorama, quelques-unes de ces montagnes, bien plus belles que les grandes cimes, ont mérité d'attirer chaque année la foule des visiteurs de l'Italie. On aime surtout à gravir les monts que les lacs de Lombardie entourent de leurs eaux bleues, le Motterone du lac Majeur, le Generoso, se dressant en pyramide au milieu de plaines où le bleu des eaux s'entremêle au vert des bois et des prairies, les superbes montagnes qui s'élèvent entre les deux branches du lac de Como et la mer de verdure de la Brianza, la longue croupe du Monte Baldo, avançant ses promontoires, comme des pattes de lion, dans les flots du lac de Garde. Les belles montagnes de la Valteline, ou la chaîne Orobia, au sud de la dépression où passe l'Adda dans son cours supérieur, sont moins connues, à cause de leur éloignement des grandes villes, mais elles mériteraient d'être aussi fréquemment visitées que les cimes les plus fameuses, situées dans le voisinage de la plaine. Elles forment une véritable sierra d'une hauteur moyenne de 2800 mètres, échancrée de cols fort élevés et portant quelques petits glaciers sur leurs pentes tournées au nord; à la base de ces monts on croirait voir les Pyrénées. Quant aux sommets dolomitiques, dressant leurs parois entre le Tirol et les campagnes vénitiennes, ils ne ressemblent qu'à eux-mêmes. Vues à travers la verdure des pins et des hêtres, ou contrastant avec l'eau bleue des lacs, leurs roches blanches, légèrement teintées de rose et d'autres nuances délicates, produisent un effet merveilleux. Le géologue de Richthofen et d'autres savants croient que ces massifs isolés sont d'anciens îlots de coraux, des atolls soulevés du fond des mers à des hauteurs diverses de 2,000 à 3,300 mètres d'élévation. Quoi qu'il en soit, ces montagnes ajoutent à la beauté naturelle de toutes les régions alpines la plus grande originalité de couleur et d'aspect.

De même qu'en Suisse et en Autriche sur le versant septentrional des Alpes, les avant-monts du versant italien sont en grande partie composés de formations géologiques de plus en plus modernes, à mesure qu'on se rapproche de la plaine d'alluvions. Les roches métamorphiques, le verrucano, les dolomies, et diverses roches s'appuient sur les granits, les gneiss, les schistes des massifs supérieurs, puis viennent principalement des assises des époques du trias et du jura; plus bas encore sont les terrasses et les collines tertiaires de marnes, d'argiles, de cailloux agglomérés. C'est dans cette formation, au nord-ouest de Vérone, que se trouve le Monte Bolca, célèbre dans le monde des géologues à cause du grand nombre de plantes et d'animaux fossiles qu'on y a découverts; Agassiz n'y a pas compté moins de cent vingt-sept espèces de poissons, dont la moitié existe encore. 57 Enfin toute la plaine du Piémont et de la Lombardie, à l'exception des buttes isolées qui s'y élèvent et de rares lambeaux de dépôts marins laissés sur ses bords, est composée de débris apportés par les torrents. On n'en connaît point encore la puissance, puisque les divers sondages opérés dans les profondeurs de ces amas se sont tous arrêtés avant d'avoir atteint la roche solide. En supposant que la déclivité des Alpes et celle des Apennins se continuent uniformément au-dessous de la plaine, c'est à 1260 mètres au-dessous de la surface que se trouverait le fond du prodigieux amas de cailloux. C'est là ce que représentent les deux diagrammes de la page suivante, dont le premier représente les hauteurs décuples des longueurs, tandis que le second figure les proportions vraies. On le voit, la masse de débris arrachés au flanc des Alpes par les torrents, les avalanches, les glaciers, n'est pas moindre en volume que de grands systèmes de montagnes, et il faudrait y ajouter les quantités énormes de déblais qui sont allés se déposer au fond des mers.

Note 57: (retour) Altitudes de quelques sommets des Alpes italiennes:
Mont Viso                3,836 mèt.
Grand-Paradis            4,045  »
Monte delle Disgrazio    3,680  »
Adamello                 3,556  »
Antelao                  3,255  »
Brunone (chaîne Orobia)  3,161  »
Motterone (avant-monts)  1,491  »
Generoso        »        1,728  »
Monte Baldo     »        2,228  »
Monte Bolca     »          958  »

La grande plaine qui continue en apparence jusqu'à la base du mont Rose et du Viso la surface horizontale de l'Adriatique, entoure, comme la mer, des péninsules, des îles, et çà et là quelques archipels. A l'est et au sud-est de Turin, les collines tertiaires du Montferrat septentrional et de l'Astésan, ravinées dans tous les sens par d'innombrables ruisseaux, forment des massifs de cinq à sept cents mètres de hauteur, complétement séparés des Alpes de Ligurie et des Apennins par la dépression dans laquelle passe le Tanaro. A la base même des Alpes, les roches de Cavour et d'autres protubérances de granit, de gneiss, de porphyre, élèvent leurs coupoles ou leurs pyramides au-dessus des plaines nivelées par les eaux et régulièrement inclinées suivant le cours du Pô. 58 Au sud de la Piave, dans les campagnes vénitiennes, la gibbosité du Bosco Montello est également une masse tout à fait insulaire; même sur les bords du Pô, entre Pavie et Plaisance, on voit une colline de cailloux et de sables marins, fort riche en fossiles, portant le village et les vignobles de San Colombano. Enfin à l'orient du lac de Garde, plusieurs massifs volcaniques, flanqués de formations crétacées, surgissent du milieu de la plaine. Les cratères des monts Berici près de Vicence, et ceux des collines Euganéennes dans le voisinage de Padoue, ne vomissent plus de laves depuis une époque inconnue; mais les sources thermales et gazeuses qui coulent avec une extrême abondance des fissures du trachyte et du basalte témoignent de la grande activité qu'ont encore les foyers souterrains dans cette région de l'Italie. Dans les Alpes voisines, surtout aux environs de Bellune et de Bassano, les tremblements de terre sont très-fréquents, soit que le sol caverneux s'écroule et se tasse dans les profondeurs, soit aussi que le foyer caché des laves ait encore quelque ardeur.

Note 58: (retour) Pente moyenne du Pô:
Source du Pô              1,952 mèt.
Saluces                     566  »
Turin                       230  »
Pavie (bouche du Tessin)    100  »
Plaisance                    66  »
Crémone                      45  »
Mantoue                      27  »
Ferrare                       5  »

Sur le versant septentrional des Apennins, qui regarde de l'autre côté du Pô les régions volcaniques du Véronais et du Vicentin, s'étend une zone correspondante, de peu d'importance dans l'histoire géologique de la Péninsule, mais fort curieuse par les phénomènes dont elle est encore le théâtre. Dans le voisinage immédiat de la crête des monts, au sud de Modène et de Bologne, des jets d'hydrogène s'échappent çà et là par des fissures du sol, surtout dans le voisinage de roches de serpentine; en certains endroits on a pu utiliser ces flammes pour la préparation de la chaux et d'autres petits travaux industriels. Ces jets de gaz, Pietra Mala, Porretta, Barigazzo, sont les «fontaines ardentes», si célèbres dans l'antiquité fit au moyen âge, à cause des incendies spontanés qui éclairaient les voyageurs pendant les nuits. Parallèlement à cette zone de terrains brûlants, mais beaucoup plus bas, aux abords mêmes de la plaine, une autre fissure du sol se révèle par une ligne de volcans boueux, dont le plus célèbre est celui de Sassuolo, près de Modène. A Miano, non loin de Parme, jaillit une fontaine de pétrole. C'est un fait remarquable, que le pourtour de l'ancien golfe comblé soit ainsi bordé de buttes volcaniques, de salses et de fontaines thermales. Jusqu'en Piémont, des sources chaudes d'une extrême abondance, celles d'Acqui notamment, semblent témoigner d'un reste de volcanicité.

L'immense demi-cercle des vallées alpines et des plaines qui s'étendent à la base de l'amphithéâtre des montagnes garde encore les traces nombreuses des glaciers qui, lors des origines de l'époque géologique actuelle, débordaient de la grande sibérie de neiges occupant le centre de l'Europe. De la vallée du Tanaro, dans les Alpes Ligures, à la vallée de l'Isonzo, descendue des monts de la Carinthie, il n'est pas un débouché de rivière qui ne présente des amas de débris jadis apportés par les glaces et maintenant revêtus de végétation. La plupart des anciens courants glaciaires qui s'épanchaient dans les plaines, dépassaient en longueur ceux qui se déversent en Suisse des flancs du mont Rose et du Finsteraarhorn, et les plus grands d'entre eux atteignaient un tel développement, qu'on ne saurait même leur comparer les glaciers du Karakorum et de l'Himalaya; il faut aller jusque dans le Groenland ou sur les terres polaires antarctiques pour trouver des fleuves de glace qui puissent nous rappeler l'aspect que les Alpes de la Suisse offraient à l'époque glaciaire.

Déjà l'un des plus petits courants de neige cristallisée, celui qui descendait des montagnes de Tende vers Cuneo, n'avait pas moins de 46 kilomètres de longueur. Celui de la Dora Riparia, qui recueillait les glaces du mont Genèvre, du mont Tabor, du mont Cenis, était deux fois plus long, et les moraines qu'il a poussées, jusque dans le voisinage de Turin se dressent en un véritable amphithéâtre de collines çà et là déblayées par les eaux: les paysans lui donnent le nom de «région des pierres» (regione alle pietre). Plus au nord, tous les courants de glace nés dans la concavité des Alpes Pennines, du Grand-Paradis au massif du mont Rose, s'unissaient en un seul fleuve de 130 kilomètres de cours, qui débouchait dans la plaine, bien au delà d'Ivrea, et dont les gigantesques alluvions se montrent à 330 et même à 650 mètres au-dessus de la vallée où se promènent aujourd'hui les eaux de la Dora Baltea; une simple moraine latérale, la «Clôture» ou Serra, d'Ivrea, aux talus revêtus de châtaigniers, se développe sur une longueur de 28 kilomètres à l'est du fleuve, pareille à un rempart incliné, d'une régularité parfaite. À l'ouest, la grande moraine dite colline de Brosso, est moins remarquée, parce qu'elle est moins haute et qu'elle se profile sur un massif avancé des grandes Alpes; mais au sud, le rempart ébréché de la moraine frontale se développe en un demi-cercle encore parfait. Dans les débris amoncelés au pied de l'ancien glacier, les roches écroulées du mont Blanc se mêlent à celles qui firent autrefois partie du mont Cervin. Et pourtant ce prodigieux courant de glace, celui que les géologues Guyot, Gastaldi, Martins, d'autres encore, ont le plus étudié dans tous ses détails, le cédait en importance aux glaciers jumeaux du Tessin et de l'Adda qui, du Simplon au Stelvio, s'épanchaient au sud vers les bassins occupés actuellement par les lacs Majeur et de Como, emplissaient par des branches latérales la tortueuse cavité du lac de Lugano, puis, après un cours de 150 et de 190 kilomètres, se déversaient dans les plaines de la Lombardie; les branches nombreuses de leur delta entouraient, comme des îles, les divers contre-forts les plus avancés des Alpes. A l'est de ce réseau de glaciers, celui de l'Oglio ou du lac Iseo, long de 110 kilomètres à peine, et dont les moraines terminales, mesurées par M. de Mortillet, n'ont pas moins de 300 mètres de hauteur, pouvait sembler un courant secondaire; mais immédiatement au delà venait l'immense fleuve glacé de la vallée de l'Adige, le plus considérable de tous ceux des Alpes méridionales. De son origine, dans le massif de l'Oetzthal, à ses moraines terminales, au nord de Mantoue, ce fleuve solide avait près de 280 kilomètres de développement. Un de ses bras, s'avançant vers l'est dans la vallée de la Drave, descendait jusque dans les plaines où se trouve aujourd'hui Klagenfurt, tandis que la masse principale suivait au sud la dépression où coule l'Adige, puis se divisait en deux courants autour du Monte Baldo, emplissait la cavité du lac de Garde et poussait devant lui un véritable rempart semi-circulaire de hautes moraines. Quant aux autres glaciers, situés plus à l'orient, ceux de la Brenta, de la Piave, du Tagliamento, ils se trouvaient forcément renfermés dans des limites plus étroites, à cause de la faible étendue relative de leurs bassins.

Les blocs erratiques, dont quelques-uns étaient gros comme des maisons, ne sont plus très-nombreux. Les maçons les exploitent en carrières, et si l'on ne prend soin d'en conserver des échantillons comme propriété nationale, ils auront bientôt disparu. A Pianezza, à l'issue de la vallée de Suze, on voit un bloc de serpentine dont la partie saillante, déjà fortement entamée par la mine, n'a pas moins de 25 mètres de long sur 12 de large et 14 de haut, et un volume approximatif de 2,500 mètres cubes; il porte une chapelle à l'une de ses extrémités. On voit aussi de magnifiques pierres voyageuses dans les montagnes qui s'élèvent entre les deux branches du lac de Como, et de grandes colonnes ont pu y être taillées d'un seul bloc pour les églises et les palais des alentours. Enfin, le versant des collines de Turin tourné vers les Alpes est également parsemé d'un grand nombre de pierres erratiques; mais on se demande encore comment elles ont pu faire le voyage, car c'est à une distance considérable au nord que s'arrêtent dans la plaine les moraines des anciens glaciers alpins. Quant aux moindres débris glaciaires, ils constituent de trop vastes amas pour que le travail de l'homme puisse y faire autre chose que d'insignifiants déblais. Les collines de Solferino, de Cavriana, de Somma-Campagna, célèbres dans l'histoire des batailles, sont entièrement composées de ces débris tombés des flancs des Alpes centrales, beaucoup plus élevées alors qu'elles ne le sont aujourd'hui.

En reculant vers les hautes vallées, les glaciers du versant méridional des Alpes ont graduellement mis à nu le sol qu'ils recouvraient et révélé les profondes cavités emplies actuellement par les beaux lacs de la Lombardie. Ces réservoirs lacustres ont eu pendant les âges modernes de la planète l'histoire géologique la plus variée. Lorsque la plaine du Piémont et de la Lombardie était un golfe de l'Adriatique, ces dépressions, dont le fond est encore au-dessous du niveau marin, devaient être des bras de mer semblables aux fjords actuels du Spitzberg et de la Scandinavie. Il existe même un témoignage fort curieux de cet ancien état de choses: tous les lacs lombards renferment une espèce de sardine, l'agone, que les naturalistes croient être d'origine océanique; le lac de Garde, plus rapproché de la mer et séparé d'elle depuis des âges moins éloignés, est en outre habité par deux poissons marins adaptés à leur nouveau milieu, et par un palémon, petit crustacé de mer. L'eau salée dans laquelle vivaient ces animaux a dû se vider graduellement à cause du progrès des glaciers; à la fin, les bassins des fjords se seront trouvés comblés presque en entier, et les seuls restes des anciens bras de mer auront été quelques petits réservoirs d'eau douce retenus çà et là entre les parois des montagnes et la masse envahissante des glaces. Pendant ce temps, les moraines, les débris glaciaires, les alluvions distribuées par les torrents ont fait leur oeuvre géologique, et quand, à la suite d'un nouveau changement de climat, les glaciers commencèrent leur mouvement de recul, ils furent remplacés à mesure dans les énormes cavités des anciens fjords par les eaux bleues des lacs. Les matériaux apportés des montagnes avaient désormais coupé toute communication entre la mer et ses golfes d'autrefois.

Depuis cette époque, le nombre des lacs alpins a considérablement diminué, et ceux d'entre eux qui se sont maintenus n'ont cessé de se rétrécir. Dans l'étroit corridor du Piémont, où viennent converger les torrents des Apennins, du Montferrat, des Alpes occidentales et helvétiques, les épaisses couches d'alluvions distribuées par les eaux ont depuis longtemps comblé les anciennes cavités lacustres: il n'y reste plus que des «laquets» insignifiants. Les premières nappes d'eau qui méritent le nom de lacs se trouvent seulement dans le bas Piémont, au milieu de campagnes qui s'étendent des deux côtés de la Doire Baltée. A l'ouest de ce fleuve, le petit bassin de Candia est comme une goutte laissée au fond d'un vase, en comparaison de la mer intérieure qui se vida lorsque la Doire se fut ouvert une brèche à travers l'hémicycle de grandes moraines qui formait la digue méridionale du réservoir. La nappe des eaux, représentée sur la Table de Peutinger sous le nom de lacus Clisius, s'étendait alors sur un espace de plusieurs centaines de kilomètres carrés. La Doire, qui traverse actuellement la plaine dans la direction du nord au sud, s'échappait autrefois du lac, beaucoup plus à l'est, par-dessus le seuil peu élevé qui limite au sud le laghetto de Viverone ou d'Azeglio. Une plaine encore désignée sous le nom de «Doire morte» (Dora morta) témoigne des changements notables qui se sont accomplis dans la géographie de cette partie du Piémont. D'après les chroniques, c'est pendant le quatorzième siècle que se serait accompli le dernier acte de cette révolution dans le régime de la Doire: c'est alors que les campagnes d'Azeglio, d'Albiano, de Strambino, encore parsemées de tourbières et d'étangs, émergèrent du fond des eaux.

Depuis que ce réservoir s'est vidé, la série des lacs importants commence à l'ouest par le Verbano ou lac Majeur, improprement désigné de ce nom, puisqu'il est dépassé en étendue par le lac de Garde. D'anciennes plages, dont l'élévation moyenne est de plus de 400 mètres au-dessus du niveau de la mer, montrent que le grand réservoir, son tributaire occidental, le lac d'Orta et ceux de l'est, Varese, Commabio, Lugano, que limitent au sud d'anciennes moraines frontales, ne formaient qu'une seule et même nappe d'eau se ramifiant en une multitude de golfes dans les vallées alpines. Mais les continuels affouillements opérés par le fleuve de sortie dans les amas de débris qui retiennent le lac au-dessus des plaines inférieures ont abaissé peu à peu le canal d'émission et fait disparaître toute la couche superficielle des eaux lacustres. Les terrasses glaciaires dont le Tessin a rongé la base à son issue du lac Majeur, s'élèvent actuellement en talus escarpés de plus de 100 mètres de hauteur au-dessus du lit fluvial; de même chacun des torrents qui ont remplacé les anciens détroits de jonction, la Strona du lac d'Orta, la Tresa du lac de Lugano et les divers émissaires des étangs de Varese, coulent entre de hautes berges ou bien au fond de défilés sciés lentement par l'action des eaux.

Ces changements considérables dans le régime des lacs ont eu pour s'accomplir une série inconnue de siècles, mais la marche en est assez rapide pour qu'il soit permis, par comparaison, de les considérer comme une véritable révolution géologique. L'histoire contemporaine nous apprend qu'à l'extrémité suisse du lac Majeur les alluvions du Tessin et de la Maggia empiètent sur le lac comme à vue d'oeil, et que les ports d'embarquement doivent se déplacer à mesure, à la poursuite du rivage qui s'enfuit. Il y a sept cents ans, le village de Gordola, situé à près de 2 kilomètres du rivage, sur la Verzasca, était un port d'embarquement. De nos jours, les embarcadères de Magadino, à l'entrée du Tessin, sont si vite délaissés par les eaux, que le village doit se déplacer incessamment le long de la rive; les maisons devraient en être mobiles pour suivre le mouvement de recul du lac Majeur. Il y a soixante ans, les barques allaient prendre leur chargement à plus d'un kilomètre en amont, près d'un quai désert bordé de ruines. Le golfe de Locarno, dont la plus grande profondeur n'est plus que d'une centaine de mètres, est destiné à se transformer peu à peu en un lac distinct, car les alluvions envahissantes de la Maggia qui s'avancent dans le lac, en un large hémicycle, ont déjà diminué de moitié l'espace moyen qui sépare les deux rives. Un phénomène analogue s'est accompli pour le golfe dans lequel se groupent les îles Borromée. Les alluvions réunies de la Strona et de la Toce ont coupé le petit lac Mergozzo de la nappe d'eau principale et l'ont laissé au milieu des campagnes, comme une sorte de témoin des anciens contours du Verbano.

Le rival en beauté du lac Majeur, le Lario ou lac de Como, est également dans une voie de comblement rapide. L'Àdda, qui débouche latéralement dans la cavité lacustre, est comme le Tessin un travailleur des plus actifs. A l'époque romaine, la navigation se faisait librement jusqu'au village auquel sa position, à l'extrémité septentrionale du lac, avait valu, dit-on, le nom de Summolacus, aujourd'hui Samolaco. Mais, tandis que le torrent de Mera remplissait peu à peu de ses alluvions la plaine supérieure, l'Àdda arrivait graduellement à couper le lac en deux parties, par une plaine marécageuse. Il ne reste plus au nord du delta qu'une nappe d'eau se rétrécissant de siècle en siècle et n'ayant plus que 50 mètres de profondeur, le lacus dimidiatus, appelé maintenant lac de Mezzola. Tôt ou tard cette nappe d'eau cessera d'exister et sera remplacée par un simple lit fluvial, serpentant dans la plaine. Les miasmes qui s'élèvent des terres, encore à demi noyées, ont souvent dépeuplé les localités environnantes. Le vieux fort de Fuentes, ci-devant espagnol, qui défendait l'entrée de la vallée d'Adda ou Val-Tellina (Valteline), n'était guère qu'un hôpital pour sa misérable garnison.

De même que l'extrémité septentrionale du Lario, la branche de Lecco, par laquelle s'échappe le fleuve Adda, a été coupée en fragments. Les alluvions que les torrents amènent du flanc du Resegone et des montagnes voisines ont partagé la vallée lacustre en une série de petites nappes d'eau, que le cours de l'Adda réunit les unes aux autres, comme un fil d'argent traversant les perles d'un collier. Le seul travail de la nature ne manquerait pas tôt ou tard de combler toutes ces cavités et de transformer la vallée lacustre en une vallée fluviale; mais l'homme est venu à l'aide des agents géologiques, afin de ménager aux eaux de l'Àdda un cours régulier à travers les barrages de débris qui les obstruaient, et de modérer les crues du lac de Como, qui souvent s'élevaient de près de 4 mètres au-dessus de l'étiage et menaçaient les bas quartiers des villes riveraines. Grâce à la suppression des maisons de pêcheurs qui arrêtaient les eaux et au creusement des seuils de sortie, le lac inférieur, celui de Brivio, a été supprimé, et d'autres ont été considérablement rétrécis. Les divers lacs de la Brianza, qui se développent en chaîne, entre la branche de Lecco et celle de Como, et qui complétaient autrefois le circuit triangulaire des eaux autour du haut massif des montagnes du Lambro, ont été aussi, en grande partie, asséchés par l'homme et conquis pour l'agriculture. Jadis les plus importants d'entre eux ne formaient, d'après le témoignage de Paul Jove, qu'un seul lac, celui d'Eupilis.

Le fond du lac de Como a été suffisamment étudié pour que l'on ait pu juger du travail d'exhaussement que les alluvions opèrent sur le lit même. Les sondages ont montré que, dans la partie septentrionale du lac, les vases ont rempli toutes les inégalités primitives de la vallée sous-aqueuse et nivelé parfaitement le palier du réservoir. Même dans les parages du milieu et dans la branche de Lecco, où les alluvions profondes de l'Adda ne peuvent se déposer qu'en très-faibles quantités, le fond est presque horizontal. Dans la branche qui se dirige vers Como et où ne se déverse aucun affluent considérable, le fond du bassin est beaucoup plus irrégulier; il n'a certainement pas gardé sa forme primitive, puisque des poussières et des animalcules innombrables tombent constamment de la surface, mais la dépression n'en a point encore été changée en un vaste lit alluvial, comme la partie du lac où se verse le fleuve Adda. Cette différence entre les deux profils de fond est une preuve de l'action sous-aqueuse des fleuves; ils contribuent de toutes les manières à vider le réservoir lacustre: en aval par le creusement du lit, en amont par l'apport des alluvions grossières, au fond par l'exhaussement continu des vases. C'est par suite de ce dernier travail que le lac de Como et tous les autres lacs alpins ont relativement une profondeur assez faible; le diagramme précédent, qui figure la section longitudinale du lac, des bouches de l'Adda au port de Como, et où les creux ont dû être figurés au décuple de la proportion vraie, montre que les abîmes les plus profonds du lac n'ont guère plus de 400 mètres; en voyant les escarpements de rochers qui viennent y plonger leurs bases, on croirait les cavités lacustres beaucoup plus creuses qu'elles ne le sont en réalité. Ainsi les pentes prolongées de Domasso et de Montecchio, dans le bassin du nord, donneraient une profondeur de plus de 700 mètres.

A l'est du Lario, le Sebino ou lac d'Iseo et le laquet d'Idro, qu'alimentent des torrents descendus des glaces de l'Adamello, présentent les mêmes phénomènes de comblement rapide; le grand Benaco ou lac de Garde, la plus vaste des mers alpines, est au contraire très-stable dans ses contours et dans la forme de son lit, à cause de la faible quantité d'eau qu'il reçoit, proportionnellement à la contenance de sa cavité. Si l'Adige voisine avait suivi l'ancien cours de l'immense fleuve de glace tirolien et ne s'était ouvert un défilé à travers les montagnes calcaires du Véronais, le Benaco serait certainement changé en terre ferme dans une grande partie de son étendue. Quant aux anciens lacs des Alpes vénitiennes, ils ont depuis longtemps disparu, sauf quelques petits bassins, ce qu'il faut probablement attribuer à la destruction rapide des roches fissurées des montagnes dolomitiques. Celui du bas Tagliamento, dont l'emplacement est encore marqué par de vastes tourbières, est le lac oriental des Alpes qui semble s'être maintenu le plus longtemps 59.

Note 59: (retour) Lacs italiens des Alpes, de plus de 10 kilomètres carrés de superficie:
(1) Noms des lacs.
(2) Superficie moyenne (kil. car.).
(3) Altitude moyenne. (mèt.)
(4) Profondeur extrême.
(5) Profondeur moyenne.
(6) Contenance approximative (mèt. cub.).

      (1)                  (2) (3)   (4)   (5)         (6)

Lac d'Orta...............  14  342  250(?) 150(?)  2,100,000,000
Verbano ou lac Majeur.... 211  197  375    210    44,000,000,000
Lac de Varese............  16  235   26     10       160,000,000
Ceresio ou lac de Lugano.  50  271  279    150     7,200,000,000
Lario ou lac de Como..... 156  202  412    247    35,000,000,000
Sebino ou lac d'Iseo.....  60  197  298    150     9,000,000,000
Lac d'Idro...............  14  378  122(?) (?)         (?)
Benaco ou lac de Garde... 300   69  294(?) 150(?) 45,000,000,000(?)

Comme tous les réservoirs de même nature, les bassins lacustres des Alpes italiennes servent de régulateurs aux eaux torrentielles qui s'y déversent. A l'époque des crues, ils emmagasinent le trop-plein de la masse liquide pour la rendre à l'époque des sécheresses; leur propre écart entre les hautes et les basses eaux mesure les oscillations du niveau fluvial dans l'émissaire de sortie. Dans le lac de Garde, véritable mer relativement à l'aire qui lui envoie ses eaux, cet écart est assez faible, et le Mincio coule d'un flot toujours tranquille et pur sous les noires arcades des remparts de Peschiera. Il n'en est de même ni pour le lac de Como, ni pour le Verbano. La quantité d'eau qu'apportent les affluents de ces bassins lacustres est telle, que l'écart entre les niveaux d'étiage et d'hivernage est de plusieurs mètres et que les fleuves de sortie varient dans la proportion de l'unité à l'octantuple 60. Des maigres extrêmes aux crues les plus fortes, le lac de Como s'accroît de près de quatre mètres en hauteur et de dix-huit kilomètres carrés en étendue. Le Verbano, encore plus irrégulier dans son régime, s'élève parfois de plus de sept mètres au-dessus de ses basses eaux et couvre alors une superficie de près d'un cinquième plus grande qu'à l'époque de l'étiage. Lors de ces redoutables inondations, le Tessin roule une quantité d'eau à peine inférieure à celle du Nil dans son état moyen; mais ce déluge même n'est pas la moitié de la masse liquide versée par tous les affluents dans le réservoir lacustre. Si le lac Majeur ne modérait pas le débit des eaux de crue en les retenant dans son bassin, les campagnes de la Lombardie se trouveraient alternativement noyées et privées de l'humidité nécessaire.

Note 60: (retour) Régime de l'Adda et du Tessin, au sortir des lacs alpins, d'après Lombardini:
      Portée moyenne.   Portée la plus basse.    Portée la plus forte.
Adda.....    187                 16                      817
Tessin...    321                 50                    4,000
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