Nouvelle géographie universelle (1/19): I L'Europe meridionale (Grèce, Turquie, Roumanie, Serbie, Italie, Espagne et Portugal)
II
PLATEAUX DES CASTILLES, DE LEON ET DE L'ESTREMADURE.
Le plateau central de la Péninsule, entre la vallée de l'Èbre et celle du Guadalquivir, est parfaitement délimité par la nature: une enceinte semi-circulaire l'entoure au nord, à l'est et au sud, des Pyrénées Cantabres à la sierra Morena 154. Il est vrai que du côté de l'ouest la pente générale du plateau s'incline vers le Portugal et l'Atlantique; mais là aussi des massifs montagneux et surtout les escarpements des gorges fluviales par lesquelles il faut dévaler pour entrer dans les vallées inférieures constituent une véritable barrière, dont certaines parties sont malaisées à traverser. La haute région où le Duero, le Tage, le Guadiana développent leur cours supérieur est donc un tout géographique distinct encadré par une zone complétement circulaire de terres à versant maritime: on peut la comparer à une sorte de péninsule plus petite enfermée dans la grande presqu'île et ne tenant aux Pyrénées françaises que par l'isthme étroit des provinces Basques. En effet, si l'eau de la mer s'élevait brusquement de 600 mètres, les plateaux des Castilles, diversement échancrés par des golfes, s'isoleraient du reste de l'Espagne. Leur étendue considérable, car ils forment bien près de la moitié de tout le pays, leur assurait d'avance un rôle historique des plus importants; par le fait même de leur position dominatrice, les Castillans ont annexé presque tous les territoires circonvoisins à leur domaine, qui occupe déjà plus des deux cinquièmes de toute l'Espagne.
Note 154: (retour)Superficie. Bassin du Duero, Leon et Vieille-Castille, sans Logroño et Santander 94,773 kilom. car. Bassins du Tage et du Guadiana 115,819 » ___________________ 210,592 kilom. car. Popul. en 1871. Popul. kilom. Bassin du Duero, Léon et Vieille-Castille, sans Logroño et Santander 2,550,000 27 hab. Bassins du Tage et du Guadiana 2,276,000 20 » _________ _______ 4,826,000 23 hab.
Les Castilles, cette Espagne par excellence, ne sont point un beau pays, ou du moins leur beauté, solennelle et formidable, n'est point de nature à être comprise par la plupart des voyageurs. De vastes étendues du plateau, telles que la Tierra de Campos, au nord de Valladolid, sont d'anciens fonds lacustres, au sol d'une grande fécondité, mais d'une extrême monotonie, à cause du manque de variété dans les cultures et de l'absence de toute végétation forestière; le sol s'y montre à nu avec ses argiles et ses sables diversement nuancés en gris, en bleu, en rouge clair, en rouge de sang. Ses chemins, sur lesquels de longues files de mules passent en soulevant des tourbillons de poussière, se confondent avec les terrains environnants. D'autres parties du plateau, beaucoup plus inégales, sont bosselées de monticules pierreux jaunis par le soleil et rayés sur leurs pentes de sillons où les chardons et d'autres plantes épineuses se mêlent aux céréales. Ailleurs, notamment à l'orient de Madrid, le plateau prend l'aspect d'un pays de montagnes; de toutes parts l'horizon est fermé par des croupes et des cimes revêtues d'une herbe maigre, et des gorges sombres, entaillées par les eaux naissantes, s'ouvrent ça et là entre des parois de rochers. Ailleurs encore, comme dans la basse Estremadure, les pâturages s'étendent à perte de vue jusqu'à la base des montagnes éloignées, et dans ces plaines, semblables à certaines parties des pampas américaines, pas un arbre n'arrête le regard. Au commencement du siècle, des terres tout à fait incultes, quoique très-fertiles naturellement, occupaient dans le district de Badajoz une étendue de plus de 100 kilomètres en longueur sur une largeur de la moitié. Un demi-million d'hommes eût vécu à l'aise dans ce désert.
A voir l'effrayante nudité de la plupart de ces plaines, on ne croirait pas que, depuis le milieu du siècle dernier, il existe une ordonnance du Conseil de Castille enjoignant à chaque habitant des campagnes de planter au moins cinq arbres. L'œuvre de déboisement a été menée avec plus de zèle que le travail de repeuplement. Les paysans ont un préjugé contre les arbres: ils disent que le feuillage leur rend le mauvais service de protéger les petits oiseaux contre les rapaces et livre ainsi les moissons en proie aux volatiles granivores; aussi, non contents d'exterminer tous les oisillons, à l'exception des hirondelles, s'acharnent-ils à la destruction des bois; en maints endroits il ne reste plus d'arbres que dans les solitudes éloignées de toute demeure de l'homme; on marcherait pendant des journées entières sans en apercevoir un seul. La campagne est réduite à un tel état de nudité, que, suivant le Proverbe, «l'alouette traversant les Castilles doit emporter son grain.»
Même au milieu des champs cultivés on croirait se trouver dans un désert surtout quand la moisson n'a laissé que des chaumes flétris. Les masures en terre grise ou en pierrailles semblent de loin se confondre avec le sol environnant; les villes elles-mêmes, entourées de leurs murs ébréchés et jaunâtres, ont l'air de rochers ravinés. L'eau manque en plusieurs régions du plateau comme dans les solitudes de l'Afrique. Nombre de villes et de villages alimentés par l'eau de source proclament joyeusement, par leur nom même, la possession de ce riche trésor. Des ponts énormes passent sur les ravins, mais, pendant plus d'une moitié de l'année, on ne voit pas une goutte d'eau dans le lit pierreux que les constructeurs de la route ont mis tant de peine à franchir.
Le plateau central de l'Espagne n'est pas incliné seulement à l'ouest vers l'Atlantique lusitanien, il descend aussi, mais d'une pente fort inégale, de la base des Pyrénées cantabres au bord septentrional de la vallée du Guadalquivir. Tandis que le haut bassin du Duero se penche de l'est à l'ouest, entre 1,000 mètres et 700 mètres d'altitude moyenne, la Nouvelle-Castille et la Manche, dans les bassins du Tage et du Guadiana, n'ont plus que 600 mètres d'élévation. Dans leur ensemble, les hautes terres de l'Espagne centrale sont comparables à deux gradins de différente hauteur séparés l'un de l'autre par une muraille percée de brèches. Cette muraille qui sert de limite commune aux deux terrasses du plateau est la sierra de Guadarrama, prolongée à l'ouest par la sierra de Gredos. Au nord, les eaux qui s'écoulent par le Duero arrosent la province de Léon et la Vieille-Castille; au sud, les bassins jumeaux du Tage et du Guadiana constituent les provinces de la Nouvelle-Castille, de la Manche et de l'Estremadure.
TOLÈDE
Dessin de Ph. Benoist, d'après une photographie de J. Laurent.
Les deux plateaux juxtaposés étaient occupés à l'époque tertiaire par de grands bassins lacustres; des fleuves à cataractes, semblables aux canaux d'écoulement qui déversent dans l'Atlantique les eaux de la méditerranée canadienne, faisaient communiquer entre elles ces hautes mers de l'Ibérie. L'une d'elles, dont les contours sont indiqués par les limites géologiques d'une couche de débris arénacés, argileux et calcaires, arrachés aux montagnes environnantes, est celle qui s'est écoulée par les défilés du bas Duero. Jadis elle était fermée précisément de ce côté par les montagnes cristallines du Portugal, et c'est au nord-est, par la brèche de Pancorbo, où passe actuellement le chemin de fer de Burgos à Vitoria, que l'excédant des eaux s'épanchait probablement dans le bassin de l'Èbre. En outre, un large détroit, contournant à l'est les montagnes de Guadarrama, unissait le lac supérieur, celui dont le fond est devenu la Vieille-Castille, au lac inférieur remplacé aujourd'hui par les plaines de la Nouvelle-Castille et de la Manche. À en juger par la superficie des terrains tertiaires que les eaux ont laissés en témoignage de leur séjour, les deux lacs avaient ensemble une superficie de 76,000 kilomètres carrés, soit environ la huitième partie de la surface actuelle de la Péninsule. Relativement à ce qu'elle est de nos jours, la presqu'île d'Ibérie n'était donc à ces âges de la planète qu'une sorte de squelette non encore revêtu de chair; les massifs de granit et de roches anciennes, unis les uns aux autres par des croupes de terrains triasiques, jurassiques et crétacés, formaient comme un double anneau montagneux, limité extérieurement par des eaux salées, intérieurement par des eaux douces. Les golfes du dehors et les lacs du dedans s'emplissaient à la fois de dépôts que l'on reconnaît maintenant à leurs fossiles, les uns d'origine marine, les autres provenant des eaux douces. Cette période géologique dura pendant de longs âges, car les couches de terrains lacustres ont en maints endroits plus de 300 mètres d'épaisseur. Les strates miocènes qui forment la partie superficielle des deux bassins des Castilles appartiennent exactement à la même époque de la Terre, puisqu'on y trouve les ossements fossiles des mêmes grands animaux, mégathériums, mammouths, hipparions.
La partie nord-occidentale et septentrionale de l'enceinte montagneuse de la terre de Léon et de la Vieille-Castille est formée par le système des Pyrénées Cantabres; mais immédiatement à l'est du plus haut massif de ces montagnes, au nœud de la Peña Labra, des croupes allongées se détachent vers le sud-est et constituent la ligne de faîte qui sépare le bassin du Duero des sources de l'Èbre. Ces croupes, connues sous divers noms, forment d'abord les páramos de Lora, inclinés en pente douce vers le plateau méridional, mais brusquement coupés vers l'Èbre, coulant comme au fond d'un fossé à quelques centaines de mètres de profondeur. A l'est, la ligne de partage, d'une altitude de plus de 1,000 mètres, se prolonge assez régulièrement jusqu'au massif de la Brujula, dont un col est utilisé par la route de Burgos à la mer, et que les voyageurs, trompés par les muletiers, se figuraient jadis être un des points les plus élevés de la Péninsule. Mais au delà, les croupes appelées à tort montes de Oca, s'exhaussent graduellement et se rattachent à un massif de véritables montagnes, au noyau de roches cristallines, la sierra de Demanda, dominée par le pic de San Lorenzo. Un autre massif, appuyé comme le premier sur de puissants contre-forts, lui succède au sud-est et porte la haute cime du Pico de Urbion, qui donne naissance à la source du Duero. Une chaîne, dite sierra Cebollera, continue régulièrement la ligne de faîte, pour s'abaisser par degrés, tout en se ramifiant diversement dans les deux bassins de l'Èbre et du Duero. Enfin, cette partie de l'enceinte du plateau se termine par un troisième massif, celui de Moncayo, qui se compose de roches cristallines comme le San Lorenzo, et s'élève à une hauteur encore plus considérable. Au delà, la chaîne disparaît complètement, elle est remplacée par de larges croupes aux versants tourmentés qui n'offrent plus aucun obstacle au passage des routes et que la voie ferrée de Madrid à Saragosse a pu utiliser sans peine. Mais au sud de la Cebollera et du Moncayo diverses petites chaînes, disposées parallèlement à ces grands massifs, emplissent l'angle oriental du bassin du Duero et forcent le fleuve à décrire un long détour par le défilé de Soria. C'est dans ces montagnes, non loin du faîte au triple versant de l'Èbre, du Tage et du Duero, que s'élevait la forteresse de Numance, dont l'héroïque lutte contre l'étranger a été depuis imitée par tant d'autres cités de la Péninsule.
Entre le bassin du Duero et celui du Tage, la ligne de faîte est plus haute en moyenne et plus régulière que dans la partie nord-orientale de la Vieille-Castille. A peine indiquée d'abord par de faibles renflements d'une centaine de mètres, que porte l'énorme soubassement des hautes terres, la chaîne se redresse peu à peu dans la direction de l'ouest et du sud-ouest, et forme bientôt la fameuse sierra de Guadarrama, le système Carpéto-Vétonique de Bory de Saint-Vincent: c'est la chaîne la plus connue de toutes celles du centre de l'Espagne, non qu'elle soit la plus haute, mais elle borne l'horizon de Madrid du superbe hémicycle de ses roches de granit. La crête de cette chaîne est assez étroite et ses pentes sont escarpées de part et d'autre; elle est dressée en un véritable mur entre les deux Castilles, et ce n'est pas sans peine que l'on a pu construire les routes qui s'élèvent en lacets vers les cols de Somosierra, de Navacerrada, de Guadarrama; aussi Ferdinand VI, tout fier du chemin tracé sous son règne à travers la montagne, fit-il dresser, sur l'un des plus hauts sommets, la statue d'un lion avec une inscription grandiose rappelant que «le roi a vaincu les monts». Quant au chemin de fer du nord de l'Espagne, il a dû tourner la sierra du côté de l'ouest par la dépression d'Avila, mais il passe encore à une altitude plus grande d'une vingtaine de mètres que la voie ferrée dite du mont Cenis; il l'emporte également par la hauteur sur toutes les autres lignes des Alpes actuellement utilisées par la vapeur. Le rempart naturel que les montagnes de Guadarrama forment au nord de la plaine de Madrid constitue pour cette ville une ligne stratégique de la plus haute importance; de sanglantes batailles ont été livrées dont le seul enjeu était la possession des passages de la sierra.
Au sud-ouest du pic de Peñalara, qui est le plus élevé de l'arête Carpéto-Vétonique, les monts s'abaissent rapidement et bientôt, au pic de la Cierva, la chaîne se divise en deux rameaux. Le plus septentrional, qui se dirige à l'ouest, puis décrit un demi-cercle autour de la plaine d'Avila, forme la ligne de partage entre les eaux tributaires du Duero et celles qui vont se jeter dans le Tage; en maints endroits, c'est plutôt un renflement du sol, une croupe allongée, qu'une véritable chaîne. Le rameau du sud, plus haut, plus régulier comme système de montagnes, formerait la chaîne naturelle de jonction entre la sierra de Guadarrama et la sierra de Gredos, s'il n'était coupé en deux par le défilé qu'y a creusé la rivière d'Alberche, à sa sortie d'une étroite vallée supérieure, ménagée entre les deux murs parallèles des montagnes. Par une sorte de rhythme dont on trouve beaucoup d'autres exemples en diverses contrées de la terre, l'Alberche, affluent du Tage, et le Tormes, tributaire du Duero, ont comme entrelacé leurs sources; le massif qui leur donne naissance épanche au sud la rivière dont les eaux coulent au nord, et au nord celle qui se dirige vers le midi.
La sierra de Gredos, qui continue, à l'ouest du défilé de l'Alberche, le système orographique de l'Espagne centrale, est, après la sierra Nevada de Grenade et les monts Pyrénées, celle qui présente les plus hauts sommets. La cime qui porte le beau nom de Plaza del Moro Almanzor s'élève à 2,650 mètres, c'est-à-dire en pleine zone polaire, bien au-dessus de la limite des forêts. Les crêtes pelées des roches cristallines, blanches de neige pendant la plus grande moitié de l'année, se dressent au-dessus de pentes désertes, d'énormes éboulis de pierres et de cirques enfermant des vasques d'eau bleue. La sierra de Gredos est une des régions les moins explorées de la Péninsule, l'une des plus difficiles à parcourir à cause du manque absolu de villages offrant quelque confort, mais c'est aussi l'une des plus belles. Le versant méridional, limité au sud par le cours du Tietar, est charmant: c'est la contrée connue sous le nom de Vera. Les eaux courantes et pures, les groupes de beaux arbres parsemés sur les pentes, les vergers fleuris ou verdoyants, dans lesquels se cachent à demi les villages, font de cette partie de l'Espagne une sorte de Suisse: Charles-Quint donna une preuve de goût en allant finir ses jours au couvent de Yuste, un des sites les plus aimables du pays. Jadis un plus grand mouvement d'hommes se faisait à la base de la sierra de Gredos, car c'est immédiatement à l'ouest que passait la grande voie stratégique et commerciale des Romains, la via lata (voie Large), appelée aujourd'hui camino de la Plata, qui faisait communiquer la vallée du Tage et celle du Duero en empruntant le col nommé Puerto de Baños. L'artère médiane de la Péninsule s'est déplacée; Tolède et Madrid l'ont portée vers les montagnes de la Guadarrama; la ville romaine de Mérida la maintenait autrefois à l'ouest de la sierra de Gredos.
Dans leur ensemble, tous les traits du relief géographique de cette partie de l'Espagne ont une orientation sensiblement parallèle. De la percée de l'Alberche aux collines de Plasencia et au Puerto de los Castaños, près du Tage, la sierra de Gredos se développe dans le sens du sud-ouest; au sud, la petite chaîne de San Vicente et le renflement général des plateaux granitiques situés au nord du Tage affectent la même direction; l'Alberche, dans son cours inférieur, le Tietar, le Jerte et le bas Alagon, tous affluents du Tage, se dirigent également vers le sud-ouest; le massif du Trampal projette aussi dans le même sens vers Plasencia sa longue arête latérale appelée Tras la Sierra; la dépression où passait la voie Large des Romains est précisément orientée de la même manière; enfin la sierra de Gata, qui se dresse de l'autre côté vers les frontières du Portugal, et plus loin les chaînes qui s'élèvent dans les limites mêmes de la Lusitanie, alignent leurs sommets dans le sens du nord-est au sud-ouest, suivant la direction que présente l'inclinaison générale de la Péninsule vers l'Atlantique.
La sierra de Gata est encore plus sauvage et moins explorée que celle de Gredos. Elle commence aux sources de l'Alagon sous le nom de Peña Gudina, puis, se dressant à plus de 1,800 mètres, prend la désignation de Peña de Francia (Roche de France), due, paraît-il, à l'existence d'une chapelle de Notre-Dame-de-France qu'un chevalier d'outre-Pyrénées aurait fait bâtir sur une des cimes les plus escarpées 155. C'est dans les gorges de ces montagnes que se trouve l'âpre vallée des Batuecas, restée longtemps presque inconnue. Au sud, une première «clus» formée par une chaîne transversale, que l'Alagon a dû rompre peu à peu sous l'effort de ses eaux, rend l'accès de cette région très-difficile aux habitants de la plaine; plus haut, un deuxième défilé défend l'entrée de la vallée; les indigènes s'y trouvent enfermés comme dans une citadelle à double enceinte. Au sud-ouest des Batuecas, une autre vallée, celle de las Hurdes, est également bien défendue par un rempart de contre-forts ne laissant aux eaux qu'une étroite issue vers l'Alagon. C'est là que l'arête de montagnes prend spécialement le nom de sierra de Gata qu'elle garde jusqu'à son entrée sur le territoire portugais.
Note 155: (retour) Altitudes des monts et des cols entre l'Èbre et le Tage, d'après Francisco Coello:Au nord du Duero: Paramos de Lora 1,088 mètres. Col de la Brújula 980 » Pic de San Lorenzo (sierra de la Demanda) 2,303 » Pic de Urbion 2,246 » Sierra Cebollera 2,145 » Pic de Moncayo 2,346 » Sierra Guadarrama: Col de Somosierra 1,428 » Pic de Peñalara 2,400 » Col de Navacerrada 1,778 » Col de Guadarrama 1,533 » Passage du chemin de fer 1,359 » Alto de la Cierva 1,837 » Plaza del Moro Almanzor (sierra de Gredos) 2,650 » Peña de Francia (sierra de Gata) 4,734 »
A l'orient de la Nouvelle-Castille, la plupart des anciennes cartes, et même un trop grand nombre de feuilles récentes, indiquent de hauts remparts de montagnes qui n'ont, aucune existence réelle. Il n'y a point de chaînes, mais la contrée tout entière est une énorme gibbosité de mille et même treize à quatorze cents mètres d'élévation. A peine quelques petites rangées de collines montrent-elles leurs croupes sur le puissant soubassement: de simples buttes aux pentes fort douces sont le faîte de ce toit de l'Espagne. D'ailleurs les eaux courantes, qui se sont creusé des lits très profonds dans les terrains du plateau faciles à entamer, donnent en plusieurs endroits un véritable aspect de montagnes à des parois érodées; les roches de grès diversement colorées, les couches d'argile, les strates calcaires de trias ou de jura, entaillées jusqu'à des centaines de mètres dans l'épaisseur du plateau, feraient croire que la région est très accidentée, tandis que le comblement de ces fosses de déblai transformerait toute la haute plaine en un désert uniforme, faiblement ondulé.
Une des parties du plateau qui offrent le plus l'aspect d'un massif de montagnes est celle que domine, à l'angle nord-oriental de la Nouvelle-Castille, la «dent molaire» ou Muela de San Juan: on peut considérer ces hauteurs comme la principale borne hydrographique de la Péninsule entre les versants des divers bassins fluviaux; plusieurs rivières s'en échappent pour aller gagner les plaines inférieures par de profondes gorges, aux âpres rochers d'apparence africaine. Le Tage, le fleuve qui divise l'Espagne en deux parties à peu près égales, y prend son origine; de l'autre côté s'épanchent le Júcar et le Guadalaviar, qui sont aussi les fleuves du milieu sur le littoral méditerranéen; enfin, une des branches principales du Jalon y prend au nord la direction de l'Èbre. Peut-être est-ce à cause de ce rayonnement des eaux dans toutes les directions qu'une arête de sommets, projetée à l'est de la Muela, est connue par le nom de «monts Universels» (montes Universelles). Une autre petite chaîne, située plus à l'est, dans le district d'Albarracin, et dite la sierra del Tremedal est, dit-on, fréquemment agitée par des secousses volcaniques; des gaz sulfureux s'échappent parfois des failles ouvertes dans les roches oolithiques en contact avec le porphyre noir et des roches de basalte. Quelques hauteurs triasiques des environs de Cuenca sont aussi fort curieuses, à cause de leurs gisements de sel gemme: les mines les plus connues sont celles de Minglanilla, où l'on pénètre par des galeries souterraines entre des parois de sel translucide. Ces larges avenues taillées dans le cristal étaient considérées autrefois comme l'une des grandes merveilles de la Péninsule.
Parallèle à la côte de Valence, le renflement du plateau oriental se prolonge vers le sud, entre les eaux qui descendent vers la Méditerranée et celles qui vont former les courants du Tage et du Guadiana. Le faîte de partage ne commence à prendre l'aspect d'une chaîne de montagnes qu'entre les sources du Guadiana, du Segura et du Guadalimar: c'est là que s'élèvent les premières cimes de la sierra Morena, formant la limite naturelle de la Manche et de l'Andalousie, sur un espace d'environ 400 kilomètres. D'ailleurs la sierra Morena, de même que toutes les hauteurs qui terminent à l'est le plateau de la Nouvelle-Castille, ne mérite guère son nom de chaîne que du côté tourné vers l'extérieur de la Péninsule. Vue des plateaux où coulent les premières eaux du Guadiana, la sierra Morena ou chaîne Marianique apparaît comme une rangée de collines peu élevées, comme un simple rebord coupé d'étroites échancrures. Par contre, les voyageurs qui des campagnes basses de l'Andalousie regardent vers le nord, voient une véritable chaîne de montagnes avec son profil de cimes, ses escarpements, ses contre-forts, ses vallées profondes, ses défilés sauvages. La sierra Morena et ses ramifications occidentales, la sierra de Aracena et la sierra de Aroche, doivent donc être considérées comme appartenant géographiquement plus à l'Andalousie qu'au plateau des Castilles. Il faut ajouter que les délimitations administratives attribuent à la province méridionale de l'Espagne la plus grande partie du système marianique et s'avancent même au delà de l'arête sur les étendues monotones du plateau.
A l'occident, la pente générale du sol, révélée par le cours du Tage et du Guadiana, semblerait devoir fondre par des transitions graduelles les hautes terres de l'intérieur de l'Espagne avec les plaines basses du Portugal; mais il n'en est rien. La plus grande partie de l'Estremadure est occupée par un massif de roches granitiques, l'un des plus importants de l'Europe occidentale. Cette zone de terrains primitifs, granits, gneiss, schistes métamorphiques, comprend tout l'espace limité au nord par les sierras de Gredos et de Gata, au sud par la sierra d'Aroche; les terrains modernes que l'on rencontre ça et là dans cette région ne sont que des strates de peu d'épaisseur déposées au-dessus des roches d'antique origine. Jadis, nous l'avons vu, ce massif des granits de l'Estremadure retenait les eaux douces amassées en lac dans les plaines orientales, et c'est par le long travail géologique des siècles que les anciens déversoirs à cataractes se changèrent en lits fluviaux régulièrement sciés dans la roche. Des monts qui s'élèvent à cinq cents mètres de hauteur moyenne au-dessus du plateau, entre le Tage et le Guadiana et parallèlement au cours de ces deux fleuves, sont les restes de l'ancien massif les moins entamés par l'action des eaux: on leur donne le nom de chaîne Orétane ou de monts de Tolède. Sur les confins de la Castille et de l'Estremadure ils forment le groupe de la sierra de Guadalupe, devenu fameux par son lieu de pèlerinage jadis si fréquenté et par la Vierge miraculeuse pour laquelle les Estremeños et les Indiens christianisés de l'Amérique espagnole professent une si grande vénération. Le prolongement occidental de ces montagnes, ou sierra de San Pedro, va se confondre dans la Lusitanie avec les hauteurs de l'Alemtejo.
Un autre massif complètement distinct au point de vue géologique est celui que forment, au bord de l'ancien lac de la Manche, les collines du campo de Calatrava. C'est un groupe de volcans éteints occupant de l'est à l'ouest, sur les deux bords du Guadiana, un espace d'environ 100 kilomètres. De même que la plupart des foyers d'éruption, ces bouches volcaniques s'ouvraient dans le voisinage des eaux, au bord de la mer intérieure qu'ont remplacée les plaines de la Manche. Un vaste cirque ouvert du côté de l'est était bordé de cratères d'éjection d'où sortirent les trachytes, les basaltes, les cendres ou negrizales qui recouvrent actuellement la plaine. Des eaux thermales acidulées par le gaz carbonique sont les seuls indices qui témoignent encore d'un travail intérieur 156.
Note 156: (retour) Altitudes diverses dans les bassins du Tage et du Guadiana:Cerro de San Felipe (Muela de San Juan)......... 1,800 mètres. Passage du chemin de fer de Madrid a Alicante... 710 » Villuercas (Sierra de Toledo)................... 1,559 » Collines du campo de Calatrava................... 695 »
Les eaux courantes des deux Castilles ont une importance géographique moindre qu'on ne serait tenté de leur attribuer à la vue des longues lignes serpentines qu'elles tracent à travers plus de la moitié de la Péninsule. Déjà l'altitude à laquelle coulent les fleuves dans leur partie supérieure et les âpres défilés par lesquels ils s'échappent pour gagner la mer suffiraient pour rendre toute navigation sérieuse impossible; mais, en outre, la quantité d'eau pluviale tombée dans leurs bassins n'est pas assez considérable pour alimenter des cours d'eau pareils à ceux des autres contrées de l'Europe occidentale. Arrêtée par les Pyrénées Cantabres, les monts de la Galice et les massifs granitiques du Portugal et de l'Estremadure espagnole, l'humidité des vents pluvieux se décharge presque en entier sur les dentes atlantiques des montagnes; il n'en reste qu'une très-faible proportion pour les plateaux castillans. En moyenne, il ne pleut sur ces régions que pendant soixante jours de l'année et l'ensemble des pluies varie du cinquième au dixième de la quantité tombée sur le versant extérieur des monts. Par aggravation, le soleil et le vent font évaporer très-activement la pluie tombée; toute celle que reçoit la terre altérée pendant les mois d'été retourne aussitôt dans l'atmosphère, et si les principales rivières coulent encore pendant cette saison, c'est que le résidu des pluies d'hiver continue de rejaillir à la surface par les sources profondes. Mais que de rivières à sec, que de larges lits fluviaux où pendant des mois pas une goutte d'eau ne se montre au milieu des galets ou des sables! Si les pluies annuelles, au lieu de pénétrer dans le sol et de sourdre en fontaines ou de s'écouler promptement par les ravins et les lits fluviaux, séjournaient en nappes sur le plateau, elles seraient entièrement évaporées dans l'espace de deux ou trois mois 157.
Des trois grands fleuves parallèles, le Duero, le Tage et le Guadiana, les deux derniers sont les moins abondants, car le bassin qu'ils traversent est séparé de la mer et de ses vents pluvieux par un rempart supplémentaire, les chaînes de Guadarrama et de Gredos. Mais, si faible que soit actuellement la portée de leurs eaux, le travail géologique accompli par ces rivières pendant les âges antérieurs n'en est pas moins énorme. Après avoir bu toute l'eau qui lui arrive des anciens fonds lacustres du plateau, chacun des trois fleuves s'engage dans une excavation tortueuse de la roche vive, et descendant de plus en plus au-dessous des lèvres du plateau, se creuse un lit à demi souterrain pour aller rejoindre les plaines basses du Portugal.
Ainsi le Duero, déjà grossi par toute une large ramure de cours d'eau tributaires, le Pisuerga uni au Carrion, l'Adaja, l'Esla, entre dans une étroite déchirure du plateau que l'on a choisie à bon droit, à cause de l'obstacle qu'elle offre aux communications et aux échanges, comme la frontière commune entre les deux États limitrophes. Le plus grand affluent du Duero, le Tormes, alimenté par les neiges de la sierra de Gredos, le Yeltes, l'Agueda, qui forme la limite du Portugal dans, la partie inférieure de son cours, passent également au fond de défilés sauvages, que l'on pourrait appeler des cañones, comme les profondes coupures des fleuves de l'Ouest américain. Mêmes phénomènes pour le Tage. Après avoir reçu l'Alberche, quand il se trouve resserré entre les contre-forts de la sierra de Gredos et ceux de la sierra de Altamira, le fleuve coule, tantôt uni comme une glace, tantôt fuyant en vagues allongées, entre deux parois peu distantes, dont les angles et les saillies se correspondent de bord à bord. Le Tietar, l'Almonte, l'Alagon, l'Eljas, viennent se joindre au courant principal, en passant, eux aussi, dans les étroites rainures de la roche granitique. Quant au fleuve Guadiana, il n'échappe au plateau par une «clus» de sortie que sur le territoire portugais.
Les sources et le cours supérieur de ce dernier cours d'eau ont été l'objet d'exagérations de toute espèce que les pâtres débitent avec fierté, comme si leur fleuve était unique dans le monde. Néanmoins l'hydrographie du haut Guadiana est fort curieuse. Les premières eaux du bassin naissent au sud du plateau de Cuenca, dans ces régions à pente indécise où les ruisseaux hésitent et cherchent leur chemin: en maints endroits, il suffirait d'une digue pour rejeter les eaux de pluie ou de source, soit à l'ouest vers le Guadiana, soit à l'est vers le Júcar ou le Segura, ou bien au sud vers le Guadalimar ou le Guadalquivir. On rencontre même sur ce faîte des lagunes temporaires sans écoulement, emplies d'une eau saumâtre. Dans l'Europe occidentale, l'Espagne est la seule contrée qui présente ce phénomène: c'est une ressemblance de plus avec le continent d'Afrique.
PROVINCE DE GUADALAJARA.--DÉFILÉS DU TAGE.
Dessin de E. Grandsire, d'après une photographie de J. Laurent.
A en juger par la longueur du cours, les deux ruisseaux qui pourraient prétendre à l'honneur de donner leur nom au fleuve sont le Zigüela et le Záncara; mais ils roulent une si faible quantité d'eau, qui s'évapore d'ailleurs pendant les ardeurs de l'été, que les sources constantes du Guadiana ont été considérées à bon droit comme l'origine de la véritable rivière. Ce sont les «yeux» (ojos) de Guadiana ou de Villarubia, eaux claires qui reflètent le ciel et que les habitants de ces pays altérés ont tout naturellement comparées à des yeux s'ouvrant pour contempler l'espace. Les trois groupes de sources donnent une quantité d'eau évaluée à 3 mètres cubes par seconde. Une masse liquide aussi considérable pour une contrée mal arrosée vient évidemment de loin et représente l'écoulement d'une zone fort étendue. L'opinion commune est que le charmant ruisseau du Ruidera, qui s'épanche de lagune en lagune par une série de rapides et de cascades pittoresques, d'une hauteur totale de près de 100 mètres, serait le cours d'eau qui reparaît aux «yeux» du Guadiana. En effet, sa masse liquide est à peu près la même, et la pente générale du sol permettrait aux eaux souterraines de prendre la direction des sources. Comme si l'hypothèse de la communication cachée était incontestable, on donne souvent au Ruidera le nom de Guadiana-Alto; cependant quelques géographes, notamment Coello, doutent que le ruisseau supérieur atteigne le bassin du fleuve inférieur. Après les grandes pluies, ses eaux surabondantes descendent au Záncara par un lit pierreux; mais d'ordinaire l'évaporation suffit à les épuiser en entier. Le Jabalon, grand affluent du Guadiana qui arrose le campo de Calatrava, est également alimenté par des sources abondantes, les «yeux» de Montiel.
La grande sécheresse relative des plateaux castillans contribue à donner au climat un caractère essentiellement continental. En Espagne, les vents généraux de l'atmosphère sont les mêmes que ceux de toute l'Europe de l'Occident; le courant aérien dominant y est, comme en Portugal, en France et en Angleterre, l'humide vent du sud-ouest auquel ces contrées doivent leur température modérée dans les froids et les chaleurs, et pourtant les hauts bassins du Duero, du Tage, du Guadiana ont une succession de saisons et des revirements soudains de température qui font penser aux climats des déserts de l'Afrique et de l'Asie. Les froidures de l'hiver y sont très-rigoureuses, les étés sont brûlants, et les températures réelles sont encore aggravées dans un sens ou dans l'autre par les vents qui soufflent librement sur les grandes plaines dénudées. En hiver, le norte, qui vient de passer sur les neiges et les glaces des Pyrénées, de la sierra de Urbion, de Moncayo, de Guadarrama, siffle à travers les broussailles et pénètre par toutes les fissures dans les tristes réduits, des paysans. En été, le vent contraire, le redoutable solano, traverse parfois le détroit, et gagnant le plateau par les brèches de la sierra Nevada et de la sierra Morena, fait peser sur la nature une lourde atmosphère qui brûle la végétation, irrite les animaux, rend l'homme nerveux et maussade. Sous l'action de ces diverses causes météorologiques, la plupart des villes castillanes, dont Madrid peut être considérée comme le type, ont un climat fort désagréable et redouté à bon droit par les étrangers 158. L'air, quoique pur, y est d'ordinaire beaucoup trop sec, trop vif, trop pénétrant, surtout en hiver, ce qui a donné lieu au proverbe bien connu: «L'air de Madrid n'éteint pas une chandelle, mais il tue un homme!» Les personnes nerveuses, celles qui ont la poitrine délicate, souffrent beaucoup de cette constitution de l'atmosphère et, pendant la période du premier acclimatement, ont de sérieux dangers à courir. «Trois mois d'hiver, neuf mois d'enfer,» dit un autre proverbe, qui fait allusion aux accablantes chaleurs de l'été. On dit, il est vrai, que du temps de Charles-Quint Madrid avait la réputation de jouir d'un excellent climat, mais cette réputation était peut-être l'effet de basses flatteries à l'adresse du maître qui avait fait choix de cette résidence en Espagne. Cependant le voisinage de grandes forêts, actuellement disparues, devait donner à la contrée une salubrité relative et modérer les excès de température.
De la partie la plus basse des plateaux au sommet des montagnes qui les dominent la variété des plantes est fort grande; mais, dans son aspect général la flore présente une singulière uniformité. Le nombre des plantes qui peuvent supporter tour à tour des froids intenses et de violentes chaleurs est naturellement limité; en outre, les mêmes conditions du relief et de la nature géologique du sol favorisent le développement des mêmes plantes; on parcourt dans quelques districts des dizaines et des centaines de kilomètres sans que l'on puisse observer un seul changement notable dans l'apparence de la contrée. Les végétaux dominants qui donnent à la nature sa couleur uniforme sont pour la plupart des plantes basses et des sous-arbrisseaux. Dans le haut bassin du Duero, et sur les plateaux qui s'étendent à l'est du Tage et du Guadiana, les fourrés se composent surtout de thym, de lavande, de romarin, d'hysope et d'autres plantes aromatiques; sur le versant méridional des monts Cantabres, les bruyères aux fleurettes roses l'emportent sur les autres espèces; les spartes aux fibres tenaces occupent de vastes étendues sur les hautes croupes des montagnes de Cuenca; les salicornes peuplent les roches à formations salines des environs d'Albacete. Ces régions, fréquemment désignées sous le nom de steppes castillans, mériteraient plutôt la désignation de désert: la nature du sol et la grande rareté de l'eau ont laissé à la contrée sa nudité primitive. Ici parfaitement horizontal, ailleurs bosselé de croupes monotones, la steppe se développe en de vastes étendues sans arbres, d'un rouge brun sur les rochers du trias, grises ou blanches sur les formations gypseuses. Autour du village de San Clemente, on ne voit pas un ruisseau, pas une fontaine, pas un arbre sur un espace de plusieurs lieues autour de la bourgade. A l'ouest, le steppe se prolonge par les interminables plaines de la Manche, la «Terre desséchée» des Arabes; les champs de blé, les vignes, les pâtis, y sont entremêlés de chardons gigantesques, au milieu desquels les moulins à vent montrent à peine leurs grands bras. L'Estremadure et les pentes de la sierra Morena sont recouvertes principalement de cistes d'espèces diverses; du haut de certaines montagnes on n'aperçoit dans tout l'horizon que le tapis des jarales d'un vert tantôt bleuâtre, tantôt brun, suivant les saisons; au printemps, la terre resplendit de fleurs blanches comme d'une neige fraîchement tombée.
Quant aux arbres, on ne les voit plus guère en forêts ou en bois clair-semés que sur les pentes des montagnes. Les châtaigniers et surtout les chênes se rencontrent dans la zone inférieure; chênes-tauzin, chênes-liéges, chênes-nains, chênes à glands doux et autres espèces encore sont les restes de l'ancienne parure forestière de la contrée. Plus haut, des pins de diverses essences, dont l'une ne se retrouve qu'au centre de l'Europe et en Sibérie, croissent jusqu'à la limite de la végétation arborescente; ils forment encore des bois étendus sur les croupes du plateau de Cuenca. De vastes surfaces de sable mouvant, qui s'étendent au nord de la chaîne de Guadarrama, dans les provinces d'Avila, de Ségovie, de Valladolid, sont également revêtues de pins; ces terres, analogues aux landes françaises, ne se prêteraient facilement à aucune autre culture que celle du pin, arbre qui fournit au moins le bois et la résine.
Des animaux sauvages vivent encore dans les restes de forêts qui recouvrent les montagnes. Les ours étaient nombreux au commencement du siècle sur le versant méridional des monts Cantabres et dans la sierra de la Demanda; les loups, les loups-cerviers, les chats sauvages, les renards peuplent les fourrés de Guadarrama, de Gredos, de Gata, à distance des habitations humaines; on y rencontre même des bouquetins. Les chasseurs y poursuivent aussi le cerf, le daim, le lièvre et tout le menu gibier de l'Europe occidentale. Le sanglier habite les forêts de chênes; où il atteint une taille et une force étonnantes; mais le porc domestique, à peine moins sauvage que son congénère, et mené souvent par des gardeurs déguenillés, qui rappellent les barbares des anciens jours, dispute les glands à l'animal encore libre. Jadis, après le triomphe des chrétiens sur les mahométans, c'était un acte méritoire d'entretenir de grands troupeaux de cochons. Le voyageur qui s'aventure loin des villes dans les provinces de Leon, de Valladolid et dans la haute Estremadure, peut se convaincre que l'ancienne foi n'a pas disparu, s'il en juge du moins par les hordes porcines, à l'aspect peu rassurant, qu'il rencontre souvent sur la lisière des forêts de chênes. Les pourceaux noirs des environs de Trujillo et de Montanchez sont fameux dans toute l'Espagne, à cause des excellents jambons qu'ils fournissent aux marchés de la Péninsule.
L'étendue si considérable des pâturages a fait de l'industrie pastorale le travail par excellence de nombreuses populations des Castilles, et, par un retour naturel, l'élève des moutons et du gros bétail a augmenté la superficie des pâturages, aux dépens des forêts et des terres en culture. Certaines régions des deux Castilles se prêtent admirablement à la production des céréales et donnent des récoltes moyennes d'une grande abondance. Telle est, dans le bassin du Duero, la Tierra de Campos, où coulent le Carrion et le Pisuerga, et que fertilisent, par capillarité, les eaux d'une nappe souterraine qui s'étend à une faible profondeur au-dessous de la surface; telles sont aussi la mesa de Ocaña et d'autres districts des hauts bassins du Tage et du Guadiana, dont la sécheresse n'est qu'apparente et que nourrit une humidité cachée. Sur les terrains arides et pierreux, la vigne, cultivée avec intelligence, pourrait donner des produits exquis; même laissée presque uniquement aux soins de la Mère bienfaisante, elle fournit aux paysans des vins de qualité supérieure. On peut en dire autant de l'olivier, richesse du campo de Calatrava. L'agriculture, aidée par le travail de restauration des bois, offre donc aux habitants des Castilles des avantages assurés, mais la paresse du corps et de l'esprit, l'autorité de la routine, la persistance des coutumes féodales plus ou moins modifiées, quelquefois aussi le découragement produit par de longues sécheresses, ont maintenu les vieilles pratiques de la vie nomade, et de vastes étendues de terres excellentes, auxquelles des centaines de milliers de cultivateurs pourraient demander leur subsistance, ne sont encore utilisées que comme de simples pâtis; pendant une saison elles sont animées par les troupeaux, puis elles ne sont plus, jusqu'à l'année suivante, que de mornes solitudes.
Pour se nourrir, la plupart des troupeaux merinos, composés chacun d'environ 10,000 brebis, qui se divisent en groupes de 1,000 à 1,200 animaux, ont à traverser près de la moitié de l'Espagne. Un mayoral, assisté d'autant de rabadanes qu'il a de troupeaux distincts, dirige cette bande de brebis d'étape en étape; chaque rabadan commande à son tour à tout un petit groupe de subordonnés. Les meilleurs bergers sont, dit-on, ceux du district de Bália, dans la province de Leon; ce sont aussi ceux dont les animaux ont la laine la plus fine. Au commencement d'avril, les merinos abandonnent leurs pâturages de l'Andalousie, de la Manche ou de l'Estremadure pour remonter au nord en suivant à travers le pays une large zone, d'où la poussière s'élève en nuages épais. La loi a fixé à 80 mètres la largeur du chemin que peuvent occuper les brebis dans leur voyage de transhumance; mais les animaux s'écartent sans cesse à droite et à gauche, surtout aux abords de leurs gîtes de nuit. Parmi les troupeaux, les uns vont passer la belle saison dans les montagnes de Ségovie, d'Avila, de Puerto de Baños; les autres poussent jusque sur le plateau de Cuenca, jusqu'au Moncayo, à l'Urbion et aux montagnes Cantabres; puis, à la fin de septembre, le voyage recommence de nouveau, les bêtes reprennent le chemin du pays «extrême» ou Estremadure. Sans tenir compte des inévitables détours de la route et des déplacements incessants sur le lieu de pâture, l'espace que parcourent certains troupeaux dans l'année dépasse un millier de kilomètres. Le territoire entier, on peut le dire, est exposé aux ravages du mouton, cet animal qu'un économiste dit être la bête «féroce» par excellence. Jadis il était bien plus dangereux encore, car les quatre ou cinq millions de brebis qui composaient les troupeaux transhumants appartenaient à la puissante corporation de la mesta, disposant depuis le commencement du seizième siècle d'une autorité vraiment royale. Les grandes maisons princières, les communautés religieuses qui s'étaient associées pour exploiter en commun les pâturages de l'Espagne, avaient en même temps usurpé d'exorbitants privilèges sur les terres d'autrui, jusqu'à celui de pouvoir interdire la culture. Leurs bergers faisaient la solitude devant eux. C'est en 1836 seulement que la mesta fut abolie et que les propriétaires estremeños reprirent le droit de cultiver leur domaine ou de le laisser en pâturage au mieux de leurs intérêts.
Cependant, en dépit de tous les avantages que la nature et les coutumes avaient faits à l'industrie pastorale, les races d'animaux dégénéraient. L'Espagne, qui vers le milieu du dix-huitième siècle avait donné au reste de l'Europe les beaux moutons mérinos, a fini par être obligée d'importer à son tour des espèces étrangères pour renouveler ses bercails. De même, les mulets, que leur force et la sûreté de leur pied rendent presque indispensables sur les chemins pierreux et montants des Castilles, ne proviennent pas seulement de la province de Leon et de l'Andalousie: on les importe en grande partie de France; ce sont principalement les éleveurs du Poitou qui gardent dans leurs étables les baudets reproducteurs de la race pure. Quant aux animaux exotiques introduits en Espagne, le chameau, le lama, le kangurou, le nombre n'en a jamais été assez considérable pour qu'on les dise acclimatés sur le sol de la Péninsule. Par sa faune domestique et sauvage, aussi bien que par sa flore de plantes cultivées et de végétaux croissant en liberté, les plateaux des Castilles gardent ce caractère d'uniformité qu'ils ont aussi par leur relief général et leur aspect géologique.
Les habitants eux-mêmes ressemblent singulièrement à la terre qui les porte. Les gens de Leon et des Castilles sont graves, brefs dans leur langage, majestueux dans leur démarche, égaux dans leur humeur; même quand ils se réjouissent, ils se comportent toujours avec dignité; ceux d'entre eux qui gardent les traditions du bon vieux temps règlent jusqu'à leurs moindres mouvements par une étiquette gênante et monotone. Cependant ils aiment aussi la joie, à leurs heures, et l'on cite surtout les Manchegos ou gens de la Manche pour la prestesse de leur danse et la gaie sonorité de leur chant. Le Castillan, quoique toujours bienveillant, est fier entre les fiers. «Yo soy Castellano!» Ce mot remplaçait pour lui tout serment. L'interroger davantage eût été l'insulter. Il ne reconnaît point de supérieurs, mais il respecte aussi l'orgueil de son prochain et lui témoigne dans la conversation toute la politesse due à un égal. Le terme de hombre, dont les Castillans, et à leur exemple tous les Espagnols, se servent pour s'interpeller, n'implique ni subordination ni supériorité et se prononce toujours d'un accent fier et digne, ainsi qu'il convient entre hommes de même valeur. Tous les étrangers qui se trouvent pour la première fois au milieu d'une foule, à Madrid ou dans toute autre ville des Castilles, sont frappés de l'aisance naturelle avec laquelle riches et pauvres, élégants et loqueteux, conversent ensemble, sans morgue d'une part, sans bassesse de l'autre. En témoignage de ces moeurs égalitaires, on peut citer la petite ville de Casar, non loin de Cáceres, où naguère encore subsistait une coutume dont nulle autre contrée d'Europe n'offre d'exemple. Les habitants, au nombre d'environ 5,000, se réputaient tous parfaitement égaux en grade, conditions, qualité, et veillaient avec le plus grand soin à ce que cette égalité ne fût jamais altérée par aucun signe extérieur d'honneurs et de distinctions. Ainsi l'avaient établi d'anciennes chartes.
Quoique les Castillans soient devenus les maîtres du reste de l'Espagne, grâce à leur courage tenace et à la position centrale qu'ils occupaient, cependant, par un singulier contraste, ils ne dominent plus dans la capitale de leur propre pays. Madrid, foyer d'appel de toute la Péninsule, n'est une cité castillane qu'au point de vue géographique, mais ce ne sont pas les indigènes qui y parlent le plus haut. Galiciens et Cantabres, Aragonais et Catalans, gens de Murcie et de Valence s'y rencontrent en foule, et ce sont principalement les Andalous qui se font remarquer par leurs gestes, leur animation, leur brillante faconde. On ne voit, on n'entend qu'eux: aussi les prend-on quelquefois pour les véritables représentants du caractère espagnol, et s'expose-t-on ainsi à faire de grandes méprises dans ses jugements. A bien des égards, ces hommes du Midi contrastent absolument avec leurs voisins du Nord. Certes, s'ils n'ont pas toutes les qualités des Castillans pour la force et la dignité du caractère, on ne peut les accuser de leur ressembler par la lenteur et l'apathie de l'esprit!
L'envahissement de Madrid et des Castilles par les provinciaux de toute l'Espagne n'est pas seulement l'effet naturel de la centralisation administrative, politique et commerciale, il est également produit par la rareté des habitants sur le plateau des Castilles. La population présente des vides que les émigrants des districts plus riches en hommes peuvent seuls remplir. Incapables d'exploiter eux-mêmes les ressources de leur pays, les Castillans sont obligés de laisser des colons s'installer chez eux. D'une manière générale, on peut dire que les Galiciens et les Basques, les Catalans des Pyrénées et des Baléares viennent faire à Madrid la besogne matérielle, tandis que les Méridionaux se chargent surtout des travaux de l'esprit. Les Castillans eux-mêmes ne suffiraient ni à l'un ni à l'autre ordre de travaux. Déjà l'âpreté du climat et l'avarice du sol, comparées à celui des régions littorales, devaient, nous l'avons vu, arrêter l'accroissement des populations sur les plateaux; mais à ces causes naturelles sont venues s'en ajouter d'autres appartenant à l'histoire. Il n'est pas douteux que si les habitants des Castilles n'avaient pas eu à subir le régime économique et politique auquel ils ont été soumis, ils auraient utilisé mieux qu'ils ne l'ont fait les riches terres arrosées par le Duero, le Tage, le Guadiana. Si la densité de population de certaines provinces castillanes est à peine de 13 habitants par kilomètre carré, ce n'est pas la nature, c'est l'homme qu'il faut en accuser.
Quoique toute statistique précise relative au passé de l'Espagne manque aux historiens, les autres documents transmis par les écrivains permettent d'affirmer qu'autrefois la région des plateaux castillans a été beaucoup plus peuplée qu'elle ne l'est de nos jours. La vallée du Tage, les campagnes du Guadiana étaient couvertes de villes devenues aujourd'hui des bourgades; le fleuve était navigable de Tolède à la mer, soit qu'il roulât une quantité d'eau plus considérable, soit plutôt parce que son lit et ses bords étaient mieux entretenus. L'Estremadure, qui est actuellement l'une des provinces les plus désolées de l'Espagne, celle qui, proportionnellement à son étendue, nourrit le moins d'hommes et les nourrit le plus maigrement, était très-fortement peuplée du temps des Romains: c'est là que se trouvait Colonia Augusta Emerita, la cité la plus considérable de la Péninsule. Sous la domination des Maures, cette contrée continua d'occuper l'un des premiers rangs parmi les diverses régions de l'Ibérie; ses plaines si fécondes, aujourd'hui presque inutiles à l'homme, lui donnaient alors des produits en abondance. Les cités ont été remplacées par les solitudes; les genêts, les bruyères et les cistes ont succédé aux céréales et aux arbres fruitiers.
Personne n'ignore que les exterminations partielles des Maures et le bannissement de ceux qui restaient dans le pays ont été l'une des grandes causes de la désolation des provinces centrales de l'Espagne et notamment de l'Estremadure; mais des raisons d'un ordre différent, outre les causes générales de décadence pour la Péninsule entière, ont aussi contribué au dépeuplement des plateaux. Le grand nombre de castillos qui ont donné leur nom aux provinces centrales, l'insécurité du travail, la prise de possession du sol par les grands feudataires de la couronne, les communautés religieuses et les ordres militaires, Alcántara, Calatrava et autres, eurent pour conséquence fatale de dégoûter le cultivateur et de l'éloigner de la terre; les champs retombèrent en friche, la misère devint générale; les villes et les villages se dépeuplèrent. Plus tard, quand Cortez, les Pizarre, et d'autres conquistadores originaires de l'Estremadure eurent accompli leurs prodigieux exploits dans le Nouveau Monde, toute la jeunesse vaillante du pays fut entraînée à leur suite. Les imaginations s'allumèrent, un esprit général d'aventure s'empara des habitants, la paisible agriculture fut tenue en mépris, et des milliers d'hommes qui ne pouvaient s'embarquer pour l'Amérique allèrent chercher fortune dans les villes et les armées. Par une suite naturelle de cette émigration, de vastes étendues de pays se trouvèrent changées en pâturages, les grands propriétaires de troupeaux s'en emparèrent, et quarante mille bergers, voyageant continuellement et ne se mariant point, furent, de génération en génération, enlevés au travail des champs et au renouvellement des familles. C'est ainsi que les Estremeños, quoique les meilleurs des Espagnols peut-être, sont devenus, comme on les appelle, los Indios de la nacion.
En même temps que la population des plateaux diminuait, elle perdait en culture acquise; après avoir été pour un certain nombre d'industries l'initiatrice de l'Europe, elle cessait même de pouvoir l'imiter. De toutes les parties de l'Espagne, le royaume de Léon et la Vieille-Castille sont peut-être, après l'Estremadure, celles où la ruine du commerce et de l'industrie a été la plus complète: c'est là que les populations ont le plus rapidement fait retour à la barbarie primitive. Certes, quelques districts de la Nouvelle-Castille, celui de Tolède notamment, sont bien bas tombés; mais c'est dans la vallée du Duero, là où s'est constituée la puissance de l'Espagne chrétienne, que la décadence s'est montrée dans toute sa tristesse. La région qui occupe le versant septentrional de la sierra de Guadarrama était, il y a trois siècles, la contrée de la Péninsule la plus riche en manufactures; les lainages et les draps d'Avila, de Medina del Campo, de Ségovie, étaient renommés dans toute l'Europe: les seules fabriques de la dernière de ces villes occupaient 54,000 ouvriers; Búrgos, Aranda del Duero étaient des cités de commerce et d'industrie fort actives; Medina de Rio-Seco avait, des foires si importantes par le mouvement des échanges, qu'on lui avait donné le nom de «Petites Indes», India Chica. Sous la lourde oppression que les tribunaux ecclésiastiques, le fisc, la grande propriété faisaient peser sur eux, les habitants des hautes campagnes du Duero durent abandonner toute initiative et devenir absolument incapables de lutter avec la concurrence étrangère. C'est ainsi que des contrées de l'Espagne d'où il n'y avait pourtant pas de Maures à expulser, s'appauvrirent encore beaucoup plus que les districts dont les habitants les plus industrieux étaient exilés en foule; des villages entiers disparurent; de villes, grandes et riches naguère, comme Búrgos, «il ne resta plus que le nom,» dit un auteur du dix-septième siècle. A défaut de Juifs, des Catalans venaient grapiller le peu qu'il y avait encore à prendre dans le pays appauvri. Il faut ajouter, pour expliquer la décadence générale, que le manque de communications et la pénurie du combustible devaient porter le plus grand tort aux industries de la contrée, alors surtout que la vie se portait de plus en plus, d'un côté vers la capitale, de l'autre vers les villes de commerce du littoral en rapport avec l'étranger.
La dépopulation et la ruine n'eussent été qu'un malheur secondaire si elles n'avaient été accompagnées d'un abêtissement progressif des habitants. La fameuse université de Salamanque et les autres écoles du pays étaient devenues peu à peu des collèges de dépravation intellectuelle. A la veille de la Révolution française les professeurs de la «Mère des sciences» se refusaient encore à parler de la gravitation des astres et de la circulation du sang; les découvertes de Newton et de Harvey étaient considérées par les rares «savants» des Castilles qui en avaient entendu parler comme d'abominables hérésies: ils s'en tenaient en toutes choses au système d'Aristote, «comme le seul conforme à la religion révélée.» L'Espagnol Torres raconte qu'après avoir étudié pendant cinq ans à Salamanque, il apprit, tout à fait par accident, qu'il existait un corps de sciences du nom de mathématiques. Et si telle était la situation des universités, que l'on juge de la profonde ignorance, de la vie d'hallucinations bestiales, dans lesquelles devaient croupir les habitants des districts écartés où jamais les voyageurs n'apportaient un écho du monde lointain!
C'est précisément dans la province de Salamanque, à soixante kilomètres à peine de ce «foyer» des études, qu'au milieu de l'âpre vallée des Batuecas, au-dessous des rochers de la Peña de Francia, vivent encore des populations qualifiées de «sauvages», et que l'on accuse, évidemment à tort, de ne pas même connaître les saisons. Récemment, diverses légendes se racontaient au sujet de cette peuplade: on prétendait même qu'elle était restée complètement inconnue de ses voisins jusqu'aux âges modernes, et que deux amants en fuite l'avaient découverte par hasard; mais les chartes établissent parfaitement que, dès la fin du onzième siècle, les Batuecas étaient tributaires d'une église des environs et qu'elles devinrent ensuite le domaine d'un couvent bâti dans la vallée même; néanmoins, si l'on en croit les dires des voyageurs, les gens de la vallée ignoraient à quelle religion ils appartenaient. Plus au sud, sur les pentes orientales de la sierra de Gata, le district de las Hurdes, à peine moins difficile d'accès que las Batuecas, serait également habité par des paysans revenus à une sorte d'état sauvage.
D'ailleurs toutes les régions montagneuses des Castilles éloignées des grandes routes ont encore des populations, sinon barbares, du moins vivant bien en dehors de ce que l'on appelle la civilisation moderne. On peut citer en exemple les charros de Salamanque, et surtout les fameux maragatos des montagnes d'Astorga, presque tous muletiers, voituriers, conducteurs de bestiaux; une grande partie du commerce de l'Espagne passe entre leurs mains. Ils ne se marient qu'entre eux et sont considérés, probablement avec raison, comme les descendants purs de quelque ancienne peuplade de l'Ibérie; cependant on a voulu, par une sorte de jeu de mots, en faire des «Maures Goths», c'est-à-dire des Visigoths qui se seraient alliés aux Maures et qui en auraient adopté les moeurs. Rien ne rappelle chez eux des musulmans. Leur vêtement traditionnel n'est point mauresque. Les maragatos portent des culottes larges et bouffantes, des espèces de guêtres en drap attachées au-dessous du genou, un habit court et serré, une ceinture de cuir, une fraise bouffante autour du cou, un chapeau de feutre à larges bords. Ils sont d'ordinaire grands et robustes, mais secs et anguleux. Ils sont taciturnes, ils ne rient point et ne chantent point par les chemins en poussant devant eux leurs bêtes de somme. Ils se mettent difficilement en colère, mais, une fois exaspérés, ils deviennent féroces. Leur fidélité est absolue: on peut leur confier sans crainte les objets les plus précieux; ils les transporteraient d'une extrémité à l'autre de l'Espagne, et sauraient les défendre contre toute attaque, car ils sont fort braves et manient les armes avec une remarquable adresse. Tandis que les hommes parcourent les grandes routes; les femmes cultivent la terre; mais le sol est aride et rocailleux et ne produit que de chétives récoltes.
Malgré la forte originalité des Castilles et de leurs populations, on y observe, comme dans tout le reste de l'Europe, un phénomène très-lent, mais continuel, d'égalisation des hommes et des choses. Sous l'influence du milieu historique, les Castillans du Nord et du Sud, de la montagne et des terres unies, arrivent à ressembler de plus en plus aux autres Espagnols, de même que ceux-ci se rapprochent des autres Européens. Les ressources du pays, mieux connues par les étrangers, sont utilisées d'une manière plus sérieuse, l'industrie renaît, mais en se déplaçant et avec des formes nouvelles, suivant les débouchés, que lui offrent les chemins de fer, suivant les besoins changeants de l'homme et les procédés qu'il découvre. La population se répartit aussi en obéissant à de nouvelles lois de groupement, Ce ne sont plus les mêmes cités qui servent de centres d'attraction.
Les vicissitudes de l'histoire, et surtout l'état de guerre incessant dans lequel a vécu l'Espagne du temps des Maures, ont valu à un grand nombre de localités des Castilles l'honneur passager de porter le titre de capitale. La succession des étapes dans les mouvements de conquête ou de déroute, parfois aussi le caprice d'un roi, le partage de son domaine entre plusieurs fils, telles étaient les causes qui ont donné à tant de cités des provinces de Léon et des Castilles une prééminence transitoire et leur ont assuré une place dans l'histoire des hauts faits de l'Espagne.
La vieille Numance, dont la gloire lui vient en entier de sa ruine, n'existe plus, et l'on ne sait pas même si les ruines que l'on montre à quelques kilomètres de la maussade ville de Soria, l'ancien fief de Duguesclin, sont bien les vestiges des murs démolis par Scipion Émilien. Mais il ne manque point de cités fort antiques ayant encore gardé de nos jours quelque importance. Telle est Léon, capitale de l'un des anciens royaumes des Espagnes, quartier général d'une légion romaine (septima gemina), dont le nom corrompu (Legio) permet à la ville de porter des lions dans ses armoiries: c'est la première cité d'importance que les chrétiens aient reconquise sur les Maures; son enceinte, dont les assises consistent partiellement en marbre jaspé, est à demi ruinée, et sa cathédrale, naguère l'une des plus belles de la Péninsule, a été transformée en un cube de formes assez massives. Astorga, qui fut du temps des Romains la «magnifique cité» d'Asturica Augusta, est plus déchue que Leon, tandis qu'une autre rivale, Pallantia, la Palencia moderne, doit une certaine prospérité à son heureuse position, au point de rencontre de vallées fertiles et de plusieurs routes commerciales. Comme Astorga et Leon, elle a pour monument principal sa cathédrale somptueuse du moyen âge; mais la ville elle-même se renouvelle à cause des avantages que lui procure le rayonnement des chemins de fer dans toutes les directions. Palencia et la station voisine, Venta de Baños, se trouvent précisément à l'endroit où le grand tronc du chemin de Madrid se ramifie vers la Galice et les Asturies, Santander, Bilbao, Irun et la France. C'est aussi là que viennent s'unir les diverses rivières qui forment le Pisuerga; leurs eaux, fort abondantes, font mouvoir les machines de plusieurs manufactures de lainage.
Búrgos, la ville qui a conservé une sorte de prééminence comme ancienne capitale de la Vieille-Castille, est fort déchue de la splendeur d'autrefois; ses rues et ses places sont presque désertes, et la foule qui se presse à certaines heures devant les églises, les hôtels ou la gare du chemin de fer est en grande partie composée de mendiants. Mais Búrgos est toujours une cité fière: elle montre avec orgueil ses édifices anciens, et surtout sa cathédrale, monument ogival du treizième siècle, qui compte peu de rivales en Europe pour le fini des sculptures, la légèreté des flèches et des clochetons. Cette église, ciselée comme un bijou, est celle de l'Espagne dont les reliques et les objets révérés, notamment un fameux Christ, en partie revêtu de peau humaine, sont le plus richement enchâssés; on y voit aussi le coffre célèbre que le Cid avait donné en gage à des Juifs en l'emplissant de sable et de «l'or de la parole». Búrgos, noble entre les nobles, se vante de posséder les cendres du Cid Campeador, que la légende fait naître dans le voisinage, au village de Bivar. Les couvents historiques des environs, la Cartuja de Miraflores, San Pedro de Cardena, las Huelgas, sont des édifices qui ont, il est vrai, perdu en grande partie leurs trésors d'art, mais ils restent fort curieux par les détails de leur architecture.
Valladolid, qui fut temporairement la capitale de l'Espagne entière, est beaucoup mieux située que Búrgos. Moins haute de 180 mètres, elle jouit d'un climat préférable et se trouve précisément dans la plaine où le cours supérieur du Duero se termine par la jonction de ce fleuve avec toutes les rivières orientales du bassin, le Cega, l'Adaja, le Pisuerga, gonflé de l'Arlanzon, du Carrion, de l'Esgueva. Aussi Valladolid, l'antique Belad-Oualid, a-t-elle pris une certaine animation, moindre toutefois qu'au temps où elle était peuplée d'Arabes; elle a de nombreuses fabriques, fondées par des Catalans. Du reste Valladolid «la noble» a, comme Búrgos, des monuments curieux et des souvenirs historiques. On y montre la maison où mourut Colon, celle, où vécut Cervantes, la riche façade du couvent de San Pablo où résidait le moine Torquemada, que l'on dit avoir prononcé plus de cent mille condamnations, et fait périr huit mille hérétiques par le fer ou le feu. C'est dans les environs de Valladolid, non loin du confluent du Duero et du Pisuerga, que s'élève le château de Simancas, enfermant le précieux dépôt des archives espagnoles.
En continuant de descendre le cours du Duero on rencontre Toro, puis Zamora, jadis nommée «la bien enceinte», des murs contre lesquels vint longtemps se briser toute la puissance des Maures. Plus célèbre par les chants du romancero qui parlent de sa gloire passée que par son importance industrielle dans l'Espagne moderne, Zamora n'est maintenant qu'une sorte d'impasse, et, quoique destinée à se trouver un jour sur la grande ligne qui mettra la ville de Porto en communication avec l'Europe continentale, elle ne se rattache à la frontière portugaise que par de mauvais chemins de mulets serpentant sur le flanc des promontoires et dans les gorges périlleuses des torrents. La fameuse Salamanque, sise sur le Tormes, en face des promontoires avancés de la sierra de Gata, n'est guère mieux pourvue en voies de dégagement vers le Portugal: de ce côté, la nature oppose encore toutes les aspérités de son relief primitif aux rapports entre les hommes.
Salamanque, l'antique Salmantica des Romains, a succédé à Palencia comme siège d'université. À l'époque de la Renaissance, elle était non-seulement la «mère des vertus, des sciences et des arts», elle était aussi la «petite Rome castillane», et l'on peut dire qu'elle mérite encore ce dernier titre par son magnifique pont de dix-sept arches, qu'éleva Trajan, et par ses beaux édifices du quinzième et du seizième siècle, que distinguent une rare élégance et une sobriété relative, bien peu connues dans les autres villes de l'Espagne. Quant à la suprématie intellectuelle, Salamanque n'a plus de droits à y prétendre, depuis qu'en s'attachant obstinément aux traditions du passé, elle s'est laissé distancer par toutes ses rivales universitaires du reste de l'Europe.
ALCAZAR DE SÉGOVIE ET VALLÉE DE L'ERESMA.
Dessin de Taylor, d'après une photographie de MM. Lévy et Cie.
A l'orient de Salamanque, la riche bourgade d'Arevalo et la ville jadis fameuse de Medina del Campo, que brûlèrent les nobles pendant la guerre des comuneros, ont de l'importance comme marchés agricoles pour l'expédition des céréales que produisent les campagnes fécondes des alentours; dans le coeur des monts qui s'avancent au nord de la sierra de Gredos, au bord de l'Adaja torrentueux, un monticule isolé porte la cité d'Avila, bien autrement curieuse que toutes les villes de la plaine à blé, aux maisons en pisé d'aspect maussade. Avila est encore aujourd'hui, sans changement aucun, la place forte du quinzième siècle. Les murailles de la vieille cité sont étonnamment conservées; sur quelques points, cette enceinte énorme, avec ses rondes tours de granit et ses neuf portes, semble avoir été tout récemment bâtie. La cathédrale est aussi une véritable forteresse, mais c'est en outre une merveille d'architecture, toute pleine d'objets du travail le plus délicat. Ces œuvres d'art contrastent singulièrement avec des sculptures d'animaux taillés dans le granit par des artistes grossiers, appartenant probablement aux anciennes races aborigènes. Il en existe encore beaucoup dans les environs d'Avila: on leur donne le nom de «taureaux de Guisando», d'un village de la sierra de Gredos où il s'en trouve plusieurs. C'est là que, par fidélité à quelque tradition des ancêtres, des Castillans allaient autrefois jurer obéissance à leurs rois.
Ségovie, «aux gens avisés,» a quelque ressemblance avec Avila. Comme cette ville, elle est située dans le voisinage immédiat des montagnes, près d'un affluent du Duero. Jadis bâtie par Hercule, ainsi que le veut la légende, elle est toujours d'aspect une forteresse inabordable. Elle se dresse, ceinte de murailles et de tours, sur une roche escarpée, que les indigènes disent être en forme de navire, la poupe regardant l'orient et la proue l'occident. C'est sur l'avant du navire, au-dessus du confluent du Clamores et de l'Eresma, que s'élèvent les restes de l'Alcázar maure, au puissant donjon carré, crénelé de tourelles, tandis que la cathédrale, située vers le centre de la ville, est censée figurer le grand mât. Pour continuer la comparaison nautique, on pourrait dire que le magnifique aqueduc romain, au double rang d'arcades, qui apporte à Ségovie les eaux pures de la sierra de Guadarrama, est un pont jeté entre le rivage et la nef. C'est le plus beau monument de ce genre que les conquérants de l'Ibérie aient laissé dans la Péninsule. D'autres constructions que l'on visite non loin de Ségovie, sur les premières pentes boisées de la sierra, appartiennent à une époque bien inférieure par le goût: ce sont les palais royaux de San Ildefonso ou de la Granja, l'un des Versailles de Madrid. Les édifices sont sans beauté, mais les ombrages sont admirables et les eaux coulent et jaillissent en abondance.
Au sud du mur transversal que forment les sierras de Guadarrama, de Gredos, de Gata, la cité la plus fameuse dans l'histoire est la vieille Tolède: c'est la Ciudad Imperial, la «mère des villes», celle que Juan de Padilla, le plus illustre de ses enfants, appelait la «couronne de l'Espagne et la lumière du monde». Déjà construite depuis longtemps, dit la légende locale, lorsque Hercule y passa pour aller fonder Ségovie, elle eut ensuite pour rois toute une dynastie de héros et de demi-dieux. Comme Rome, elle ne peut se dispenser d'être bâtie sur sept collines, dont on reconnaît plus ou moins vaguement les croupes sous les monuments qui les recouvrent. Mais, en dehors des mérites fictifs que lui donnent les historiens nationaux, Tolède a la réelle beauté que lui donnent ses portes, ses tours, ses édifices de l'époque musulmane et des siècles chrétiens. Sa cathédrale, l'édifice primatial des Espagnes, est d'une éblouissante richesse, qui contraste singulièrement avec la pauvreté des maisons environnantes. La ville est fort déchue. On sait ce qu'y est devenue la fabrication des armes depuis que les ateliers des artisans libres ont été remplacés par une manufacture gouvernementale et que les lames portent une estampille officielle. Nombre de localités des environs, jadis fort populeuses, ne sont plus que des ruines. Les débris mêmes de l'ancien palais des rois visigoths avaient disparu, et c'est par hasard que l'on a découvert en 1858, à la Fuente de Guarrazan, sous les sillons inégaux d'un champ, la cave où se trouvaient suspendues neuf couronnes royales d'un travail curieux.
En aval de Tolède, sur le cours du Tage, auquel vient se réunir l'Alberche, Talavera de la Reyna, attachée à la rive gauche du fleuve par un pont de 400 mètres, a conservé quelques restes de ses industries des soies et des faïences. Plus bas, Puente del Arzobispo et les autres villes riveraines du Tage ne sont plus que des bourgades sans importance. Le pont trois fois séculaire d'Almaraz, dont les deux arches franchissent le fleuve à une vertigineuse hauteur, est éloigné de toute ville populeuse. Le fameux pont d'Alconetar, sur lequel passait autrefois la route romaine d'Emerita à Salmantica, et que l'on dit avoir été formé de trente arches de marbre blanc, n'existe plus: on n'en voit que de faibles débris. Alcántara, c'est-à-dire en arabe, «le Pont» par excellence, qui franchit le Tage non loin de la frontière du Portugal, est le chef-d'œuvre des édifices romains de l'Espagne: le nom de l'architecte, Lacer, qui le construisit, dit l'inscription, «avec un art divin,» est celui d'un Espagnol. Le pont fut achevé en 105, sous le règne de Trajan; restauré avec soin en 1543, il l'a été de nouveau récemment, et réunit de nouveau les deux rives. Du haut des six arcades de granit, que surmonte, précisément au centre, un arc de triomphe, on voit à une grande profondeur s'écouler rapidement l'eau du Tage, qui, suivant les saisons, s'élève ou s'abaisse de vingt à trente mètres dans son avenue de rochers; en moyenne, le niveau du fleuve est à 50 mètres au-dessous du viaduc.
Malgré la longueur de son cours et l'abondance relative de ses eaux, le Tage espagnol est encore si peu utilisé pour l'armement et pour la navigation, que toutes les villes importantes de l'Estremadure sont éloignées de ses bords: Plasencia dresse ses vieilles tours à une trentaine de kilomètres au nord du fleuve, sur une colline couverte de jardins et de vergers d'où la vue s'étend au loin, d'un côté sur les hautes montagnes souvent chargées de neiges, de l'autre sur de belles plaines accidentées et verdoyantes. Cáceres, à l'air salubre, est à peu près à une égale distance au sud du fleuve. Il en est de même pour Trujillo, la ville à demi ruinée où les conquérants du Pérou expédièrent pourtant de si prodigieux trésors, et qui n'a maintenant pour s'enrichir que ses bandes de porcs et ses troupeaux de bétail. Dans la partie de l'Estremadure qu'arrose le Guadiana, les villes de quelque importance, Badajoz, Mérida, Medellin, Don Benito, ont une position plus avantageuse; elles sont situées au bord du fleuve.
Badajoz est à quelques kilomètres à peine du mince ruisseau qui sépare l'Espagne et le Portugal. En face de la forteresse lusitanienne d'Elvas, elle garde la frontière espagnole, et sa cathédrale, qui doit servir de refuge en cas de siége, est en même temps une citadelle à l'épreuve de la bombe; mais le rôle militaire de Badajoz est amoindri depuis qu'elle est chargée de servir d'intermédiaire principal de commerce entre les deux nations, et qu'un chemin de fer, le seul qui traverse la ligne des confins, a fait de la ville un entrepôt d'échanges entre Lisbonne et Madrid. Mérida se trouve sur la même voie ferrée; mais, fort déchue de son ancienne prospérité, elle n'est plus que la ruine de ce qu'elle fut jadis. De toutes les villes de l'Espagne Mérida est celle qui a conservé le plus de monuments de l'époque romaine; elle a son arc de triomphe, son aqueduc dont il reste de superbes piles en granit et en briques, son amphithéâtre aux sept rangées de gradins, sa naumachie, un vaste cirque dont l'arène est envahie par les cultures, un forum, des routes pavées, des bains, enfin un admirable pont de près de 800 mètres de longueur et composé de quatre-vingts arches en granit. Celui de Badajoz, également célèbre et à bon droit, n'a guère plus d'un demi-kilomètre; il date de la fin du seizième siècle.
Quoique beaucoup plus connue à cause de ses monuments du passé, Mérida est cependant beaucoup moins riche et moins populeuse qu'une autre ville de l'Estremadure située plus haut sur le cours du Guadiana, à l'issue de la vaste plaine de la Serena: c'est la ville de Don Benito, presque entièrement ignorée de la légende et de l'histoire. Elle a été fondée au commencement du seizième siècle par des fugitifs, les uns quittant leurs villages pour échapper à une inondation du fleuve, les autres cherchant à se soustraire aux cruautés du comte qui dominait à Medellin. De même que sa voisine Villanueva de la Serena, Don Benito a les grands avantages que lui donne la fertilité du territoire environnant; ses fruits et surtout ses melons d'eau sont fort appréciés. De l'autre côté du Guadiana les plaines qui se relèvent vers la sierra de Montanchez et celle de Guadalupe sont riches en rognons de phosphates de chaux, vrai trésor pour l'amendement des campagnes épuisées. L'Angleterre et la France ont importé déjà de l'Estremadure une certaine quantité de ces phosphates, mais on peut dire que l'immense réserve des agriculteurs futurs est à peine entamée.
Les villes de la Manche, dans le bassin supérieur du Guadiana, ne sont guère plus riches que Don Benito en monuments historiques; elles n'ont que de rares constructions du moyen âge. Ciudad-Real, jadis fort industrieuse; Almagro, enrichie par la manufacture des dentelles; Daimiel, près de laquelle se trouvait le château principal de l'ordre de Calatrava; Manzanarès, où se bifurquent les chemins de fer d'Andalousie et d'Estremadure; Val de Peñas, aux collines pierreuses, tirent leur importance principale de leurs entrepôts, où s'emmagasinent les blés et les vins de la contrée. Almaden, c'est-à-dire «la Mine», située dans une des longues vallées de roches siluriennes qui s'étendent au nord de la sierra Morena, a ses mines de cinabre, qui pendant trois siècles fournirent au Nouveau Monde tout le mercure nécessaire à l'exploitation des mines d'or et d'argent et d'où l'on extrait encore en moyenne plus de 1,200 tonnes de mercure par an. Un mètre cube de terre y donne environ 200 kilogrammes de métal; malheureusement le travail des mines est des plus insalubres: les ouvriers, au nombre de 300 en moyenne, entrent au chantier pendant vingt jours tous les mois; le reste du temps, ils s'occupent de la culture de leurs champs.
Par une bizarrerie qui n'est point unique dans l'histoire, la Manche est beaucoup plus fameuse par le roman que par les événements réels. Les fiers chevaliers de Calatrava, dont les châteaux se dressent encore ça et là, sont oubliés, mais on se rappelle toujours le chevalier de la «Triste Figure» qu'a fait vivre le génie de Cervantes. Toboso, les champs de Montiel, Argamasilla de Alba, les moulins à vent dont on voit les grands bras s'agiter au-dessus des champs moissonnés, font surgir devant la pensée le type immortel de l'homme qui se dévoue à faux et que poursuivent la moqueuse destinée et les sarcasmes de ceux pour lesquels il se dévoue.
La Castille orientale, au climat trop rigoureux, au sol trop inégal et raviné, ne peut nourrir une population plus dense que la Manche et l'Estremadure. Les agglomérations de quelque importance y sont peu nombreuses, et la capitale elle-même, Cuenca, n'est qu'une ville provinciale de troisième ordre; elle n'a guère, comme Tolède, que les souvenirs de son ancienne industrie et sa position pittoresque, sur un rocher coupe en falaises au-dessus des gorges profondes où coulent le Huecar et le Jucar. Pour trouver d'autres localités méritant le nom de villes, il faut descendre dans le haut bassin du Tage. Là, sur les bords du Henarès, se succèdent deux cités de fondation antique, Guadalajara, alimentée par un aqueduc romain, et Alcalà, la patrie de Cervantes, la ville universitaire qui eut jadis jusqu'à 10,000 étudiants dans ses murs. Si la fantaisie royale avait fait choix, à la place de Madrid, de l'une ou l'autre de ces deux villes comme lieu de résidence, elles eussent acquis la même, prospérité que la capitale actuelle de l'Espagne, car leur position géographique relativement à l'ensemble de la Péninsule n'est pas moins heureuse.
Au premier abord, il semblerait que Madrid est du nombre de ces capitales dont l'existence est due surtout au caprice et qui, si elles n'avaient été la résidence d'une cour, seraient toujours restées de petites villes sans grande importance. Sans fleuve qui l'arrose, puisque le Manzanarès est un simple torrent aux eaux soudaines d'hiver et de printemps, peu favorisée par le climat et la nature du sol, Madrid offrait certainement moins d'avantages que Tolède, la vieille cité romaine et visigothe; mais une fois qu'elle eut été choisie comme capitale, elle ne pouvait manquer d'acquérir peu à peu la prépondérance, même au point de vue du commerce et de l'industrie.
En effet, Madrid jouit, grâce à sa position centrale, d'une prééminence naturelle sur toutes les autres villes d'Espagne situées en dehors du haut bassin du Tage. D'après la tradition, le milieu mathématique de la Péninsule se trouverait à une faible distance au sud de Madrid: ce serait la petite localité de Pinto, dont le nom est dérivé, dit-on, du latin Punctum, ou point central par excellence. Des calculs précis de triangulation nous diront de combien les Espagnols se sont trompés dans leur mesure approximative; mais, à la simple vue de la carte, on voit que l'écart ne doit pas être considérable: c'est bien dans la plaine dominée au nord par la sierra de Guadarrama qu'il faut chercher le centre de figure de l'Ibérie. Toutes les fois que les diverses provinces d'Espagne ont essayé de se grouper en un même corps politique, ou qu'elles ont dû se soumettre à un pouvoir centralisateur, c'est dans cette région que devaient se nouer les relations et de là que devait partir l'action du gouvernement. Là aussi devait s'opérer le fait matériel du croisement des grandes routes, si important dans l'histoire des nations.
A l'époque romaine, Tolède, dont la position n'est pas moins centrale que celle de Madrid, devint le grand carrefour des routes, la place d'armes principale de l'Espagne et le trésor général où venaient s'entasser les produits des mines avant d'être expédiés en Italie. Pourtant à cette époque l'Espagne n'était encore qu'une colonie, et l'attraction de Rome impériale avait pour conséquence de déplacer le centre de la vie politique et commerciale vers les bords de la Méditerranée. Dès qu'elle se fut définitivement détachée de Rome, l'Espagne, libre de chercher son milieu naturel, le trouva dans la ville de Tolède: c'est là que se tinrent les conciles et que s'établit le pouvoir dirigeant de l'Église, c'est aussi là que s'installèrent les rois visigoths. Pendant deux cents ans, Tolède fut la capitale religieuse et politique du royaume; quand cette «citadelle de l'Espagne» fut tombée au pouvoir des Maures, tout le reste du pays, jusqu'aux Pyrénées et aux montagnes des Asturies, eut bientôt succombé.
La division de la Péninsule entre deux races et deux religions sans cesse en guerre changea brusquement la valeur historique de la haute vallée du Tage; de région centrale elle devint zone limitrophe, et «marche» débattue entre les armées; les capitales devaient se déplacer avec les alternatives des batailles. Mais, dès que les Maures eurent été expulsés de Cordoue, l'Espagne reprit, comme aux temps des Visigoths, son centre de gravité naturel au sud de la sierra de Guadarrama. D'abord les souverains hésitèrent entre l'antique Tolède et sa voisine, la petite ville de Madrid, où les Cortès avaient tenu plusieurs fois leurs séances, où des rois de Castille avaient résidé. Tolède avait de grands avantages: riche en palais et en magnifiques débris du passé, elle s'élève au bord d'un fleuve, dans une position forte par la nature et par l'art; elle jouissait, en outre, du prestige que lui donnaient son ancienne puissance et son titre de ville primatiale des Espagnes; mais elle prit part à l'insurrection des comuneros contre Charles-Quint, tandis que Madrid devint le siège des opérations militaires contre les citoyens révoltés. C'est là probablement ce qui décida du sort respectif des deux villes. Roi, courtisans, employés s'accordèrent à trouver le séjour de Madrid plus agréable, d'autant plus que cette ville ouverte offrait l'avantage réel de pouvoir s'étendre librement dans la plaine. En 1561, Philippe II avait complètement terminé l'évacuation des deux anciennes capitales, Valladolid et Tolède: cette dernière ne gardait qu'une part de royauté, comme siège du tribunal de l'Inquisition. En vain Philippe III essaya de rendre à Valladolid le rang de capitale, l'attraction naturelle du centre ramena la cour à Madrid. Depuis cette époque, l'institution des écoles, des musées, des grands établissements publics, les usines, les fabriques de toute espèce, et surtout la convergence des routes et des chemins de fer, ont assuré à la ville grandissante un rôle d'une telle prépondérance que, dans les conditions actuelles, aucune force ne pourrait le lui ravir. Le privilège que donne à Madrid la facilité de ses rapports, trop lentement établis, avec les extrémités de la Péninsule, a fini par compenser tous les graves désavantages qui proviennent de son milieu immédiat. Madrid devait profiter aussi du rôle intellectuel de premier ordre que lui assure l'usage, devenu général en Espagne, de la noble langue castillane. C'est à Tolède, il est vrai, que le bel idiome de Cervantes et d'Espronceda, «cette langue qui semble toujours sortir d'un porte-voix,» se parle dans toute sa pureté; mais pratiquement c'est Madrid qui modifie, assouplit et renouvelle la langue; c'est elle qui profite des avantages que lui donnent les journaux et la presse pour réduire les autres dialectes de la Péninsule à l'état de patois et pour imprimer à tous les esprits comme un sceau castillan. En temps de liberté, c'est à la Puerta del Sol, l'agora des Madrilègnes, que se fait en grande partie l'opinion publique des Espagnols.
Si Madrid a depuis longtemps distancé toutes les autres cités de la Péninsule par son action politique, aussi bien que par son travail industriel et son mouvement commercial, elle est restée bien au-dessous de Tolède, de Ségovie, de Salamanque pour la beauté des monuments. Depuis qu'elle a commencé de s'agrandir, elle n'a eu à traverser que des âges de mauvais goût ou d'indifférence artistique, pendant lesquels les architectes n'ont eu d'autre mérite que d'élever des constructions énormes étalant aux regards une lourde majesté. Par compensation, les trésors d'art que possède Madrid sont inestimables. Son musée de tableaux est l'un des plus riches du monde entier: c'est une collection de chefs-d'oeuvre. On y compte par dizaines et par cinquantaines d'admirables toiles signées des noms de Velasquez, Murillo, Ribera, Zurbaran, Titien, Véronèse, Raphaël, Durer, Van Dyck, Rubens. Madrid est une autre Florence, sinon par son atmosphère d'art et de poésie, du moins par sa prodigieuse richesse en œuvres des grands maîtres 159.
Note 159: (retour) Villes principales des plateaux castillans, avec leur population approximative, en 1870:Madrid................... 332,000 hab. VIEILLE-CASTILLE. Valladolid............... 60,000 » Búrgos................... 14,000 » Salamanque (Salamanca)... 13,500 » Palencia................. 13,000 » Zamora................... 9,000 » Ségovie (Segovia)........ 7,000 » Leon..................... 7,000 » Avila.................... 6,000 » NOUVELLE-CASTILLE. Tolède (Toledo).......... 17,500 » Almagro.................. 14,000 » Daimiel.................. 13,000 » Ciudad Real.............. 12,000 » Val de Peñas............. 11,000 » Almaden.................. 9,000 » Manzanarès............... 9,000 » Cuenca................... 7,000 » Talavera de la Reyna..... 7,500 » Guadalajara.............. 6,000 » ESTREMADURE. Badajoz.................. 22,000 » Don Benito............... 15,000 » Cáceres.................. 12,000 » Villanueva de la Serena.. 8,000 » Plasencia................ 6,000 » Mérida................... 6,000 »
Immédiatement en dehors des promenades, le Prado, le Buen Retiro, s'étendent des campagnes peu fertiles et faiblement peuplées; «la ville est ceinte de feu,» dit un proverbe qui fait allusion aux cailloux siliceux qui parsèment les champs des alentours. Ces espaces sont fort tristes à parcourir pour les voyageurs qui ne vont pas visiter, soit Aranjuez et ses admirables jardins, que baigne l'eau paresseuse du Tage, soit, dans son amphithéâtre d'âpres rochers, l'immense édifice de l'Escorial, bâti par Philippe II et garni jadis d'assez de reliques pour emplir tout un cimetière, soit encore les divers palais de plaisance qui s'élèvent dans les vallons boisés de la sierra de Guadarrama et de ses avant-monts. Ces régions ombreuses, qui fournissent à Madrid l'eau pure de ses aqueducs et de ses fontaines et la glace de ses tables, opposent encore à la cité bruyante le charmant contraste de la nature libre et sauvage. Naguère on y voyait même un district dont la population se disait indépendante des Castilles. Un des petits bassins latéraux de la vallée de Torrelaguna posséda pendant plus de mille ans le privilège d'avoir, sinon puissance, du moins titre de royaume. A l'époque de l'invasion des Maures, les habitants de la plaine du Jarama vinrent en assez grand nombre se réfugier dans ce cirque de monts faciles à défendre et réussirent à s'y maintenir en se faisant oublier. Ils se donnaient à eux-mêmes le nom de Patones. Le chef ou roi qu'ils s'étaient choisi et dont la dignité était héréditaire de mâle en mâle reconnut la suzeraineté des rois de Castille après l'expulsion des Maures, mais il garda son titre, que l'on voulut bien reconnaître, sans doute à cause de la plaisante figure que faisait un si pauvre roitelet dans le voisinage du trône. Le dernier de ces rois, qui vivait encore au milieu du dix-huitième siècle et qui de son métier était porteur de bois, se lassa d'un rang qui lui rapportait si peu; il remit son bâton de commandement entre les mains d'un officier royal et depuis lors les Patones dépendent de la juridiction d'Uceda.
III
ANDALOUSIE.
Dans son ensemble, et sans tenir compte des petites irrégularités du contour, l'Andalousie, l'ancienne Bétique, est une région naturelle parfaitement distincte du reste de l'Espagne et présentant un caractère tout spécial par son relief et son climat. Bien différente des plateaux castillans et des versants rapides des provinces méditerranéennes et atlantiques, elle forme une grande vallée, inclinée d'une pente égale entre deux versants de montagnes, et s'ouvrant largement du côté de la mer. A l'autre extrémité de la Péninsule, le bassin de l'Èbre est la contre-partie du bassin du Guadalquivir, mais contre-partie très-incomplète, à cause des montagnes qui en obstruent partiellement l'entrée. Des monts de Velez aux plages sablonneuses du golfe de Cádiz, le fleuve de l'Andalousie se développe avec une régularité parfaite, parallèlement au littoral méditerranéen, et des deux côtés, les crêtes des monts se maintiennent à une distance sensiblement égale du fond de la vallée. En dehors du grand bassin fluvial, il ne reste qu'une faible partie des provinces andalouses qui déverse ses eaux, soit dans le Guadiana, soit dans l'estuaire de Huelva ou directement dans la Méditerranée 160.
Sur la frontière du Portugal, les monts peu élevés, mais aux allures fort tourmentées, qui font partie du système marianique ou de la sierra Morena forment un véritable labyrinthe, raviné par les torrents. À côté des roches de granit, d'énormes masses éruptives de porphyres et d'ophites s'entremêlent en massifs irréguliers, où les eaux ne peuvent trouver leur chemin vers le Guadiana, le Guadalquivir, l'Odiel, le rio Tinto, que par de longs détours. Les monts de ce district qui affectent le plus la forme de chaînes distinctes sont la sierra de Aracena, au nord des régions minières du rio Tinto, la sierra de Aroche, qui s'élève au milieu d'un véritable désert sur les confins du Portugal, et la sierra de Túdia, dont les eaux descendent au sud vers Séville.
A l'orient de ce dernier massif, le système orographique, où s'enchevêtrent diversement les eaux tributaires du Guadalquivir et du Guadiana, s'abaisse en longues croupes, et, sur de vastes étendues, n'offre plus en rien l'aspect de la montagne. Cependant quelques petits chaînons, orientés pour la plupart dans la direction de l'ouest à l'est, indiquent vaguement l'existence souterraine d'un axe de prolongement; telles sont, parmi ces arêtes secondaires, la sierra de los Santos et celle qui porte, non loin de Belmez et de son petit bassin houiller, le sommet dominateur de Pelayo. Dans son ensemble, toute cette partie du faîte entre le Guadiana et le Guadalquivir forme une espèce de plateau coupé du côté du sud par des gradins en escalier qui, vus de la plaine, notamment des campagnes, de Cordoue, prennent un certain air de montagnes; mais au nord, des régions étendues sont à peine moins unies et monotones que la haute Manche, entre Albacete et Manzanarès. Tels sont Los Pedroches, véritable plaine, sinon par l'altitude, du moins par l'aspect général du terrain.
Immédiatement à l'est de ce plateau si peu accidenté, commence la sierra Morena proprement dite, ainsi nommée (montagne Noire) des pins à la sombre verdure qui en recouvrent les pentes; en cet endroit on la désigne aussi sous le nom local de sierra Madrona; elle se rattache du côté du nord-ouest aux montagnes d'Almaden. Fréquemment interrompue par les brèches où passent les eaux du versant méridional de la Manche, cette chaîne, que l'on doit considérer comme un simple rebord du plateau des Castilles, est d'une hauteur fort inégale; mais c'est précisément à son extrémité orientale, à l'endroit où, sous le nom de sierra de Alcaraz, elle envoie ses derniers contre-forts mourir dans les plaines d'Albacete, que s'élève la cime culminante du système entier, la Punta de Almenara. Un chaînon secondaire qui s'abaisse au sud vers le Guadalquivir, la Loma de Chiclana, sépare l'un de l'autre les deux hauts affluents du fleuve.
Des bords du Guadiana au plateau d'Albacete, la sierra offre ce trait remarquable de ne point constituer la ligne de partage entre les bassins limitrophes. Les masses schisteuses de la chaîne, percées çà et là de roches éruptives, n'ont pu résister à l'action des eaux, et c'est à travers l'axe de la sierra Morena que passent les torrents et les rivières tributaires du Guadalquivir. A l'exemple du Guadiana lui-même, qui s'ouvre un défilé à travers le prolongement de la sierra Morena, les eaux qui naissent sur le versant septentrional de la sierra de Aracena se percent une clus pour descendre dans les campagnes de l'Andalousie. Plus à l'est, le Viar, le Bembezar, le Guadiato en font autant. Plus héroïques encore, le Puertollano et le Fresnedas, nés dans les monts de Calatrava, s'unissent pour traverser ensemble quatre chaînons parallèles de montagnes, puis la sierra Madrona et d'autres arêtes secondaires, avant d'aller, sous le nom de Jandula, se jeter dans le Guadalquivir en aval d'Andújar. Mêmes phénomènes pour le Rumblar le Magaña, le Guarrizas, le Guadalen, le Guadalimar. Ainsi que les mêmes conditions géologiques l'ont produit en mainte autre contrée, il se trouve que la ligne de faîte entre les eaux divergentes ne coïncide nullement avec la ligne de jonction des cimes de montagnes; l'axe de faîte se développe sur le plateau de la Manche, parallèlement à l'arête de la sierra Morena et à une distance moyenne de 20 kilomètres au nord.
VUE GÉNÉRALE DU DÉFILÉ DE DESPEÑAPERROS
Dessin de Grandsire, d'après une photographie de M. J. Laurent.
On comprend que les phénomènes d'érosion causés par cette disposition des pentes ont dû créer à travers la montagne des gorges d'un effet saisissant. La plus fameuse de toutes, à cause de la grande route et du chemin de fer qui l'empruntent pour descendre de la Manche en Andalousie, par une série de viaducs jetés d'une falaise à l'autre, est le défilé de Despeñaperros ou «Précipite-chiens». La formidable clus, du fond de laquelle monte la voix du torrent, paraît d'autant plus belle, qu'elle mène du plateau triste et nu de la Manche aux riches campagnes de l'Andalousie. Il est des voyageurs qui, après avoir parcouru toute l'Europe, considèrent la gorge du Despeñaperros comme le lieu de l'aspect le plus saisissant qu'il leur ait été donné de voir. Son importance comme chemin de passage entre la vallée du Guadalquivir et le centre de l'Espagne ne pouvait manquer non plus d'en faire une position militaire de premier ordre. Dans toutes les guerres civiles et étrangères qui ont désolé la contrée, un des principaux objectifs était de s'assurer le libre passage du Despeñaperros. C'est au pied de ce col, en 1212, que se livra la terrible bataille de Navas de Tolosa, où, d'après la chronique, 200,000 musulmans furent massacrés 161.
Note 161: (retour) Altitudes des monts et des cols de la sierra Morena, d'après Coello:Sierra de Aracena......................... 1,676 mètres. Villagarcia (route de Badajoz à Cordoue).. 569 » Sierra de los Sanlos...................... 760 » Sierra de Cordoba......................... 466 » Pozo-blanco (Pedroches)................... 503 » Despeñaperros (col)....................... 745 » Punta de Almenara......................... 1,800 »
La partie orientale de l'enceinte du bassin de l'Andalousie est aussi formée de montagnes découpées par les eaux en massifs distincts. Un premier groupe, limité au nord par la dépression où coulent, d'un côté, le Guadalimar, affluent du Guadalquivir, de l'autre le Mundo, affluent du Segura, forme la courte chaîne des Calares. Un peu au sud-ouest, un second massif, plus élevé d'environ 150 mètres, est dominé par le Yelmo de Segura, dont les contre-forts, diversement ramifiés à l'occident, s'abaissent en chaînes de collines, fort contournées entre les hautes rivières de la vallée andalouse, le Guadalimar, le Guadalquivir proprement dit, le Guadiana Menor. Enfin un troisième groupe de montagnes, encore plus haut, sert de borne à la partie sud-orientale du bassin: c'est la sierra Sagra. Par ses roches et sa position géographique, ce massif rappelle la Muela de San Juan, qui s'élève entre le bassin du Tage et le versant méditerranéen; il ressemble d'aspect au Puy-de-Dôme. Il forme un faîte de partage des plus importants et s'entoure de plateaux où les rivières ont creusé des gorges de plus de 300 à 350 mètres de profondeur, contrastant par leur beauté sauvage avec la monotonie des hautes terres environnantes 162.
Les arêtes qui se dressent au sud de ce plateau angulaire de l'Espagne affectent uniformément la direction de l'est à l'ouest, et commencent à limiter la partie méridionale du bassin de la Bétique. Les sierras de María et de las Estancias, celle de los Filabres, fameuse par ses montagnes de marbre blanc, se succèdent du nord au sud en remparts parallèles, contournés à l'occident par les affluents du Guadalquivir. A l'orient, elles sont nettement séparées les unes des autres par les cours d'eau qui descendent à la Méditerranée; mais à l'ouest les deux chaînes les plus méridionales se rapprochent et se confondent en un même massif, la sierra de Baza, qu'un isthme peu élevé, aux pentes étrangement ravinées, rattache à la haute citadelle de la sierra Nevada, point culminant de la Péninsule.
Cette énorme masse, en grande partie composée de schistes, qui traversent des roches de serpentine et de porphyre, paraît d'autant plus élevée, qu'elle se dresse sur une base plus étroite; de l'est à l'ouest, du Monte Negro au Cerro Caballo, elle a seulement 80 kilomètres de longueur, et du nord au sud, de l'une à l'autre plaine, sa largeur n'atteint même pas 40 kilomètres. Dressées comme d'un seul jet, les montagnes présentent de toutes parts des escarpements difficiles à gravir, et partout on peut voir les zones de végétation se succéder régulièrement sur les pentes jusqu'à la région des névés persistants que dépassent les trois cimes de Mulahacen, du Picacho de la Veleta, d'Alcazaba. Au-dessus des premiers soubassements, revêtus de vignes et d'oliviers, les déclivités, trop déboisées, sont ombragées çà et là de noyers, de châtaigniers, puis de chênes d'espèces diverses, au delà desquels se montre la verdure pâle des gazons, recouverte de neige pendant une moitié de l'année. Dans les creux bien abrités, surtout dans ceux du versant septentrional, des amas de neige sont les glacières naturelles que louent les habitants de Grenade et où ils envoient des neveros pour s'approvisionner de neige pendant l'été: on donne à ces névés le nom de ventisqeros, à cause de la tourmente ou ventisca qui souvent en fait tourbillonner en nuages les innombrables aiguilles. Un de ces amas, emplissant le cirque ou corral de la Veleta, qui s'ouvre entre les deux sommets de Mulahacen et du Picacho, s'est transformé en un véritable glacier de 60 à 100 mètres d'épaisseur et tout bordé de moraines. Ce champ de glace, qui donne naissance à la source principale du Genil, est le plus méridional de l'Europe et peut-être le seul de l'Espagne péninsulaire, au sud de la chaîne pyrénéenne; quelques petits lacs épars çà et là à plus de 3,000 mètres d'altitude témoignent du passage d'anciens glaciers disparus depuis une époque inconnue. Les neiges fondantes de la sierra Nevada donnent aux campagnes des vallées et des plaines environnantes une exubérance prodigieuse de végétation. C'est à elles, aux ruisseaux gazouilleurs qui en découlent que la Vega de Grenade, chantée par tous les poëtes, doit la richesse de sa verdure, l'éclat de ses fleurs, l'excellence de ses fruits. C'est aussi à l'abondance de ses eaux que la vallée, plus belle encore, de Lecrin, à la base des pentes méridionales du Picacho de la Veleta, doit son nom de «Vallée d'Allégresse» et de «Paradis de l'Alpujarra».
LA SIERRA NEVADA, VUE DE BAZA.
Dessin de Taylor, d'après H. Regnault.
Dans ces montagnes, chaque nom, chaque légende, rappelle le séjour des Maures. Le sommet principal, le Mulahacen (Muley-Hassan), est encore l'homonyme d'un de leurs princes; le Picacho de la Veleta est la cime où ils allumaient leurs feux de signal pour avertir les populations de l'Andalousie musulmane de l'approche des chrétiens; l'Alpujarra ou mont des Pâturages est l'ensemble des contre-forts méridionaux, où ils menaient leurs brebis. Depuis que les Maures ont été presque tous chassés ou exterminés, après une sanglante guerre qui dura jusque vers la fin du seizième siècle, les colons de la Galice et des Asturies qui reçurent les terres conquises sont pour la plupart restés dans un état de véritable barbarie; ils ne sont en rien les supérieurs des Maures convertis qui obtinrent à pris d'argent le privilège de rester à Ujijar, la capitale de l'Alpujarra. Ni les uns ni les autres ne se sont guère donné la peine d'exploiter les richesses de ces belles montagnes, qu'entouré une ceinture de despoblados; ils se sont bornés à en dévaster les forêts. C'est à une époque toute récente que les visiteurs de Grenade ont ajouté les sommets de la sierra Nevada au nombre de ces buts d'escalade que se sont donnés les membres des divers clubs alpins. Il est vrai qu'à bien des égards les monts de la sierra Nevada ne sont comparables ni aux Alpes, ni même aux Pyrénées. Quoique supérieurs à ces dernières en altitude, ils occupent une trop faible étendue pour offrir la même diversité de contrastes, les mêmes oppositions de roches, de climats, de paysages. Mais ils ont la grâce de leurs basses vallées, l'aspect sauvage de leurs défilés de l'Alpujarra, taillés comme au ciseau dans l'épaisseur des roches; ils ont surtout l'admirable panorama que l'on contemple de leurs cimes.
Déjà les voyageurs célèbrent comme d'une merveilleuse beauté le tableau que l'on a sous les yeux quand on gravit les contre-forts occidentaux de la sierra, par le chemin qui mène à l'Alpujarra; au delà d'Alhendin, perchée sur un rocher sauvage, on montre l'endroit précis où, suivant la légende, Abou-Abdallah ou Boabdil, fugitif, se serait retourné pour contempler une dernière fois et pour pleurer les belles campagnes de la Vega, les tours et les palais de Grenade, tout cet ensemble si beau de villes, de cultures, de montagnes qui avait été son royaume et qu'il ne devait plus revoir: telle l'origine du nom de «Dernier Soupir du Maure» (Ultimo Suspiro del Moro) ou de «Côte des Larmes» (Cuesta de las Lagrimas) que les Espagnols donnent au col d'Alhendin. Mais du haut des sommets de la chaîne combien le spectacle est encore plus grandiose et plus étendu! Du Picacho de la Veleta la vue n'est peut-être pas moins belle que du sommet de l'Etna. On voit à ses pieds tout le midi de l'Espagne, avec ses riches vallées d'irrigation, ses âpres rochers, ses solitudes rousses, rendues vaporeuses par l'éloignement, la noire muraille des monts de l'Estremadure et de la sierra Morena, qui bordent le plateau central. Au sud, d'autres montagnes jaillissent comme d'un abîme, mais le regard se sent attiré surtout vers la lisière verdoyante du littoral, vers la grande mer et le profil embrumé des monts de Barbarie, que l'îlot d'Alboran et le haut promontoire marocain de las Tres Horcas, situés précisément au sud de la sierra Nevada, semblent rattacher comme un reste d'isthme au continent d'Europe. Parfois, quand le vent souffle du midi, on entend distinctement le bruit des eaux grondantes.
Toutes les montagnes qui forment la cour des colosses grenadins sont de hauteur beaucoup plus modeste et sont en partie couvertes de débris erratiques apportés par les anciens glaciers de la sierra Nevada. Au nord, dans l'espace compris entre les vallées du Genil, du Guadiana Menor et du Guadalquivir, elles s'élèvent en désordre sur un plateau raviné, les unes semblables à des îles de rochers, comme le Jabalcon de Baza, les autres disposées en chaînes et s'orientant pour la plupart dans la direction de l'est à l'ouest et du nord-est au sud-ouest, parallèlement au littoral méditerranéen et à l'axe de la vallée du Guadalquivir: telles sont, au-dessus des plaines de Jaen, la sierra de Jabalcuz et la sierra Magina; telle est, plus au sud, la chaîne Alta-Coloma, que la route de Jaen à Grenade franchit au Puerto de Arenas, défilé semblable à celui du Despeñaperros par ses roches sombres, ses amas de blocs écroulés, ses escarpements en surplomb, ses redoutables précipices. Enfin, au-dessus même de Grenade, se prolonge la croupe de la sierra Susana, que continue à l'ouest le massif de Parapanda, le baromètre des cultivateurs de la Vega.
Cuando Parapanda se pone la montera,
Llueve, aunque Dios no lo quisiera.
(Quand le Parapanda revêt son capuchon,
Il pleuvra sûrement, que Dieu le veuille ou non.)
Presque toutes les montagnes de cette région sont découpées en massifs distincts par les eaux torrentielles et portent autant de noms différents qu'elles dominent de villes et de villages. La même désignation sert au groupe d'habitations humaines et aux sommets voisins.
Au sud de la sierra Nevada et de la sierra de los Filabres, que l'on peut considérer comme le prolongement oriental du grand massif de Grenade, les montagnes ont la même disposition fragmentaire. L'angle sud-oriental de la Péninsule est occupé par un massif absolument isolé, la sierra de Gata, percée de volcans éteints, dont l'un, le Morron de los Genoveses, est vraiment d'un aspect superbe. Le cap de Gata, qui marque l'entrée du golfe occidental de la Méditerranée, est composé de basalte, tandis qu'en maints autres endroits du littoral se présentent les trachytes et s'étendent les couches de pouzzolanes, les obsidiennes, les pierres ponces. Entre ces foyers de laves refroidies et les montagnes de los Filabres, la petite chaîne d'Alhamilla et ses divers contre-forts de moindre hauteur se prolongent du golfe de Vera à celui d'Almeria; les torrents qui en descendent baignent des grèves si riches en cristaux de grenat, que ceux-ci servent de chevrotines aux chasseurs. Interrompus par une rivière, les monts reprennent à l'ouest pour former, immédiatement au-dessus du rivage méditerranéen, la superbe sierra schisteuse de Gádor, coupée à son tour par un torrent descendu de l'Alpujarra. Ainsi les groupes de montagnes se succèdent de coupure en coupure, en se développant le long du rivage jusqu'à Tarifa comme un rempart circulaire, tantôt simple, tantôt multiple, percé de brèches profondes et se continuant en Afrique par d'autres chaînes riveraines. La partie de ce rempart qui sépare de la Méditerranée le versant de l'Alpujarra est connue sous les noms de Contraviesa et de sierra de Lujar; elle présente du côté de la mer une pente des plus escarpées, où les brebis ne peuvent monter que précédées d'un bouc leur montrant le chemin. Il en est de même de la sierra de Almijara, qui commence de l'autre côté de l'étroite vallée du Guadalfeo et qui va se rattacher à la sierra de Alhamá, appelée aussi sierra Tejeda. Au delà du col d'Alfarnate ou de los Alazores, la montagne n'est plus que le simple rebord d'un plateau, jadis lacustre, que limite au nord un renflement accidenté du sol dit sierra de Yeguas. Le bord méridional du plateau est connu sous le nom de Torcal à l'endroit où il est traversé par la route, de Málaga à Antequera. C'est un des sites les plus curieux de la Péninsule. Les roches sont éparses dans le désordre le plus bizarre et par l'étrangeté de leur profil donnent l'idée d'une cité fantastique, aux édifices de tous les styles, aux rues inégales et sinueuses, où des animaux monstrueux ont été soudain changés en pierre. C'est dans le voisinage de cette ville de rochers que les archéologues ont retrouvé quelques-unes des constructions les plus curieuses élevées par les peuples de l'Ibérie antérieurs à l'histoire.
A l'occident du bassin de Málaga, arrosé par la rivière Guadalhorce, les âpres montagnes recommencent. Les chaînons se rapprochent, et dans la sierra de Tolox ou de las Nieves atteignent à une hauteur de près de 2,000 mètres; les vapeurs de la Méditerranée s'y déposent en neiges qui persistent pendant l'hiver. Le massif de Tolox est le nœud montagneux duquel divergent dans tous les sens les chaînons qui font de la pointe méridionale de l'Espagne comme un résumé de la Péninsule entière. La sierra Bermeja, qui se dirige au sud-ouest, continue de serrer la mer et d'en border la côte de promontoires abrupts; à l'ouest, la sauvage «serrania» de Ronda va se relier au massif de San Cristóbal, qui s'appuie lui-même sur de nombreux contre-forts; ses ramifications diverses, serpentant entre de petits bassins fluviaux, finissent par aller mourir aux caps méridionaux de l'Ibérie, à San Roque, Trafalgar, Tarifa. Quant à la roche de Gibraltar, qui se dresse si fièrement à la porte intérieure de la Méditerranée, c'est, au point de vue géologique, un véritable îlot; ses escarpements calcaires, portés par des bancs de schiste silurien, s'élèvent du milieu des eaux, et seulement une double plage apportée par les flots rattache le superbe promontoire au continent 163.
Note 163: (retour) Altitudes des montagnes et des cols entre le Guadalquivir et la mer, d'après Fr. Coello:Sierra de María 2,039 mèt. Tetica de Bacares (Filabres) 1,915 » Sierra Nevada: Mulahacen 3,554 » Picacho de la Veleta 3,470 » Alcazaba 2,314 » Suspiro del Moro 1,000 » Jabalcon de Baza 1,498 » Sierra de Gádor 2,323 » Contraviesa 1,895 » Sierra Tejeda (Alhamá) 2,134 » Col d'Alfarnate 830 » Torcal 1,286 » Sierra Bermeja 1,450 » Serrania de Ronda 1,550 » Sierra de San Cristóbal 1,715 » Peñon de Gibraltar 429 »
BRÈCHE DE LOS GAITANES.--(DÉFILÉ DU GUADALHORCE.)
Dessin de Sorrieu d'après une photographie de M.J. Laurent.
Comme la sierra Morena, les divers massifs de montagnes qui occupent l'espace compris entre le bassin du Guadalquivir et la mer ont été rompus et contournés par les eaux, de sorte que la ligne des hauts sommets ne concorde nullement avec la ligne de partage. La rivière d'Almería, simple torrent qui n'a même pas toujours de l'eau pendant l'été, reçoit ses affluents temporaires des deux versants de la sierra Nevada; l'Adra s'est ouvert un chemin à travers une chaîne dont il ne reste plus que deux tronçons, la sierra de Gádor et la Contravesia; le Guadalfeo a séparé de la même manière la Contravesia de la sierra de Almejara; le Guadalhorce, dont les diverses branches naissent sur le plateau d'Antequera, coupe la montagne par l'étroite brèche de Gaytan ou de los Gaytanes, une des plus sauvages et des plus grandioses de la Péninsule où les trains de chemin de fer traversent successivement dix-sept tunnels pour déboucher soudain au milieu des orangers d'Alora; enfin, le Guadiaro prend aussi son origine sur le versant septentrional des chaînes riveraines. La rapidité des pentes, la soudaineté des crues et des baisses d'eau donnent à toutes les rivières du versant méditerranéen de l'Andalousie un caractère essentiellement torrentiel. Les cours d'eau d'allures régulières ne se trouvent que sur la face atlantique de la contrée; et de ces fleuves un seul a de l'importance par son volume liquide et les facilités qu'il offre à la navigation: c'est le Guadalquivir.
Le fleuve de la Bétique, qui prend sa source à la sierra Sagra, se distingue, nous l'avons vu, de ceux des plateaux castillans par sa large vallée. Tandis que le Duero, le Tage, le Guadiana se développent d'abord sur de hautes terrasses, puis gagnent les plaines basses par d'étroites entailles pratiquées dans les roches du plateau, le Guadalquivir, beaucoup plus avancé dans son histoire géologique, a déjà déblayé, à droite et à gauche de sa route, les obstacles qui le gênaient et nivelé sa vallée à 400 mètres en moyenne au-dessous des régions correspondantes des bassins fluviaux des Castilles. Sa pente est graduellement ménagée de la source à l'estuaire marin, et dans son ensemble se développe en une belle courbe parabolique. Le cours inférieur du fleuve n'a qu'une très-faible déclivité; les eaux se ralentissent et, par suite, s'amassent en un lit fort large, reployé de droite et de gauche en méandres énormes: de là le nom de Oued-el-Kebir, «Grand Fleuve,» que les Arabes ont donné à l'ancien Bétis.
Pour en être arrivé à cette régularité de cours, analogue à celle des fleuves de la France et de l'Allemagne, le Guadalquivir et ses affluents ont dû accomplir un énorme travail d'érosion. Tous les petits ruisseaux qui naissent sur le plateau de la Manche se sont ouvert un chemin à travers la sierra Morena; tous les lacs qui emplissaient les hautes Vallées des montagnes, entre les divers massifs et les sierras parallèles ou entre-croisées, se sont vidés par des vallées ou d'étroits défilés ouverts entre les roches: il ne reste plus qu'un petit nombre de laquets ou de mares sans écoulement. Tous les hauts affluents, le Guadalimar, plus long, quoique moins abondant que le Guadalquivir lui-même, le Guadalen, le Guadiana Menor, ont ainsi percé les digues des réservoirs supérieurs; mais celui qui a fait le travail le plus considérable est le Genil de Grenade, le principal tributaire du fleuve. La campagne si féconde qu'il traverse et qui a pris une si grande célébrité sous le nom de Vega était en partie recouverte par les eaux d'un lac, que barrait un rempart de montagnes, dans le voisinage de Loja. Cet obstacle a été vaincu, et de coupure en coupure les eaux descendues de la sierra Nevada ont fini par rejoindre celles qu'alimentent la sierra Sagra et la sierra Morena.
Les débris apportés des montagnes par le flot qui ronge incessamment ses bords ont peu à peu comblé l'estuaire de l'Atlantique où se déversaient les eaux. Un peu en amont de Séville, où le dernier pont traverse le fleuve, large de moins de 200 mètres, la marée commence à retarder le courant fluvial; plus bas, elle le fait alterner dans les deux sens. Le Guadalquivir, qui serpente des collines de la rive droite à celles de la rive gauche, se divise en deux bras, dont l'un a été creusé de main d'homme pour abréger la navigation; puis, après avoir réuni ses eaux dans un seul canal, il se redivise encore et forme deux grandes îles marécageuses. Certainement l'estuaire marin pénétrait à une époque moderne jusqu'à cet endroit de la vallée, à 50 kilomètres du rivage actuel. Le long des deux rives, mais principalement du côté méridional, s'étendent des terres basses dites marismas et situées au-dessous des eaux de crue. Pendant la période des sécheresses, ces «maremmes» ne présentent, dans toute leur largeur, de 10 à 12 kilomètres, qu'un sol grisâtre et pulvérulent que les pas des taureaux à demi sauvages, réservés pour les tueries des arènes, font monter en nuages dans l'atmosphère; à la moindre pluie, ce sont des fondrières infranchissables. Des ruisseaux salins s'y perdent, tantôt dans les sables, tantôt dans les boues, suivant la saison. Aucun village, aucun hameau n'a pu s'établir sur ces terres d'alluvions transformées çà et là par les joncs en fourrés inabordables. Plus loin du fleuve, les sables déjà secs se recouvrent de palmiers nains. Au sud de la plaine, quelques collines de formation tertiaire s'avancent en promontoires dans ces déserts et par l'aspect de leurs vignes, de leurs olivettes, de leurs groupes de palmiers, de leurs villages pittoresques, consolent de la morne solitude étendue à leur base.
Ainsi qu'on en voit de nombreux exemples aux bouches fluviales, un resserrement de la vallée d'alluvions marque les limites extérieures de l'ancien estuaire comblé du Guadalquivir. La ville de Sanlúcar de Barrameda, à l'aspect tout oriental, s'élève au-dessus de la rive gauche, tandis qu'au nord une chaîne de dunes, reposant sur des couches de coquillages modernes, s'avance entre la mer et les plages basses de la rive droite et se prolonge sous l'eau par une barre que les navires d'un tonnage moyen ont de la peine à franchir pour entrer dans le fleuve. Ces dunes, connues sous le nom d'Arenas Gordas ou de «Gros Sables», sont la barrière que le vent de la mer a dressée lui-même entre les eaux salines de l'Atlantique et les eaux douces de l'intérieur. Beaucoup moins hautes que les dunes des landes de Gascogne, elles n'atteignent guère qu'une trentaine de mètres; sur le versant tourné du côté de la mer elles sont encore mobiles, mais sur la versant oriental elles ont toujours été stables depuis l'époque historique: une forêt de pins pignons en a consolidé les talus de quartz blanc. Au milieu des dunes moins élevées qui dominent les plages de Sanlúcar, les cultivateurs maraîchers ont creusé jusqu'aux terres humides du sous-sol des cavités profondes appelées navasos et en ont fait de charmants jardins qui donnent plusieurs récoltes par année.
Seul entre tous les fleuves de l'Espagne, le Guadalquivir a l'avantage d'être navigable à une assez grande distance de l'Océan; les bâtiments de 100 ou de 200 tonneaux qui ont pu franchir la barre remontent le cours de l'eau jusqu'à Séville, à une centaine de kilomètres de la mer. Aidé, il est vrai, par des concessions de priviléges commerciaux et même par des monopoles absolus de trafic, ce port de rivière avait pu devenir le grand entrepôt des produits d'outre-mer et le marché principal des échanges; il est déchu maintenant au profit de l'admirable port de Cádiz; mais des embarcations de cabotage viennent toujours y prendre leur chargement de denrées locales et les bateaux à vapeur descendent et montent sans peine le Guadalquivir entre Séville et Sanlúcar. Quant aux autres rivières de l'Andalousie débouchant dans l'Atlantique, elles sont innavigables. Le Guadalete, qui se déverse dans la baie de Cádiz, n'est qu'une eau sans profondeur se traînant au milieu des marismas; l'Odiel et le rio Tinto, qui débouchent dans l'estuaire de Huelva, sont des torrents rapides dont les alluvions emplissent peu à peu les chenaux navigables de l'entrée maritime. C'est ainsi que le port de Palos, d'où partirent les caravelles de Colon pour la découverte du Nouveau Monde, a été complètement envasé: les masures d'un petit village, des plages indécises que le flot couvre et découvre tour à tour, voilà ce qu'est le lieu célèbre où s'accomplit un des faits les plus importants qui aient inauguré l'histoire moderne!
Mais que sont tous les petits changements géologiques accomplis par les alluvions des rivières, en comparaison de la révolution qui s'est opérée au sud de l'Andalousie et qui a changé les limites de l'Océan lui-même! Il est certain que, par la forme générale de son bassin, la Méditerranée est plus une dépendance des mers orientales que de l'Atlantique. Elle n'est séparée de la mer Rouge, c'est-à-dire de l'océan Indien, que par des plages basses et des seuils de poussée récente, où l'industrie moderne a rétabli sans trop de peine un détroit de jonction. Au nord-est, elle est éloignée de l'océan Glacial par toute la largeur du continent d'Asie; mais cet immense espace est encore partiellement recouvert d'eaux salées et saumâtres qui sont le reste d'une ancienne mer; nulle part le sol ne s'y redresse en rangées de collines et de montagnes semblables à celles qui d'Almería, en Espagne, à Melilla, dans le Maroc, encoignent la «manche» occidentale de la Méditerranée. Pourtant cette barrière a été rompue, tandis que les isthmes orientaux émergeaient peu à peu du sein de la mer.
Quel est l'Hercule géologique dont le bras a ouvert cette issue? La nature caverneuse des roches dans les deux péninsules terminales du Maroc et de l'Andalousie a certainement facilité l'oeuvre d'érosion, surtout si la Méditerranée, par suite d'une évaporation plus rapide de ses eaux, s'est trouvée à un niveau plus bas que celui de l'Atlantique. Dans ce cas, les fissures de la pierre ont dû s'élargir bien promptement sous l'action des cataractes océaniques; les piliers de montagnes qui obstruaient le courant ont pu être déblayés, même sans que des tremblements de terre aient aidé à l'oeuvre de démolition. L'énorme masse d'eau que l'Atlantique vomit incessamment dans la Méditerranée avec une vitesse moyenne de 4 kilomètres et demi et une vitesse extrême de près de 10 kilomètres, permet de juger de la puissance avec laquelle procéda l'Océan dès qu'une fente lui eut permis de se glisser entre les deux continents. Il est à remarquer que le travail d'érosion a été beaucoup plus actif dans les parages orientaux du détroit, entre les montagnes de Gibraltar et de Ceuta. Le vrai seuil de séparation entre l'Océan et la Méditerranée ne se trouve point dans la partie la moins large du détroit de Gibraltar, au sud de l'île fortifiée de Tarifa. Il est situé plus à l'ouest, à l'entrée même du détroit, et continue, du cap Trafalgar au cap Spartel, la courbe régulière des côtes océaniques de l'Espagne et du Maroc. La crête de ce rempart sous-marin est assez inégale et varie de 100 à 550 mètres, mais elle est en moyenne de 275 mètres seulement, tandis qu'à l'est le fond s'abaisse graduellement vers Tarifa et Gibraltar, jusqu'à plus de 900 mètres. Ainsi le détroit tout entier fait déjà partie de la cuvette méditerranéenne. La pente sous-marine du canal s'incline à l'est, c'est-à-dire précisément en sens inverse de la déclivité des terres avoisinantes.
La largeur du détroit s'est-elle accrue depuis les temps historiques? Il n'y aurait pas de doute à cet égard si l'on devait en juger par les assertions des anciens. Les dimensions qu'ils donnent aux «Bouches de Calpé» sont de beaucoup inférieures à celles que les marins trouvent de nos jours. Toutefois les évaluations des géographes grecs et romains n'avaient rien de précis, et l'erreur en moins pouvait provenir de l'illusion d'optique causée par la hauteur et le profil abrupt des promontoires opposés. Le fait est que les descriptions des anciens conviennent encore parfaitement à l'apparence du détroit. Les deux piliers d'Hercule ou «portes Gadirides» se dressent toujours de part et d'autre à l'entrée méditerranéenne du passage: au nord, le superbe mont Calpé; au sud, la longue croupe massive de l'Abylix. D'ailleurs, depuis que la roche de Gibraltar est devenue l'une des positions militaires les plus importantes du continent, on n'a point observé que ses rivages aient reculé devant la mer.
Quoique la montagne de Calpé, le Gibraltar, ou Djebel Tarik des Maures ne soit pas le promontoire méridional de l'Ibérie et qu'elle se trouve même un peu en retrait par rapport aux rivages du détroit, cependant elle doit à la beauté de son aspect, et plus encore à son importance stratégique, d'avoir donné son nom au passage et d'en être considérée comme la gardienne Pour les marins et les voyageurs, c'est la borne par excellence entre l'Océan sans limites et la mer Intérieure, entre les eaux qui mènent au Nouveau Monde et celles qui conduisent au Levant et aux Indes. Ses roches de calcaire blanchâtre, aux fondements de schiste silurien, aux crêtes aiguës se profilant sur le ciel presque toujours bleu, offrent à ceux qui voguent à leur base un aspect incessamment changeant, à cause de la diversité des escarpements, des terrasses, des talus de débris; mais de toutes parts elles sont majestueuses à voir et prennent en maints endroits cette forme puissante de contours qui a fait comparer Gibraltar à un lion couché gardant la porte des deux mers. C'est du côté de la Méditerranée que la roche est le plus abrupte; sur cette face, elle laisse à peine au-dessous des éboulis un espace suffisant pour les fondements de quelques maisons et les racines de quelques arbres, tandis que des fortifications sans nombre, des places d'armes et la ville elle-même ont trouvé place sur les ressauts et les pentes douces du versant opposé. On a constaté aussi que l'isthme de sable ou linea qui joint la roche à la terre d'Espagne présente à la Méditerranée un talus beaucoup plus rapide que celui de la baie d'Algeciras. C'est de l'orient que viennent les grandes vagues de houle apportant les matières arénacées qui servent à l'édification de la digue; sur le versant opposé, les sables s'éboulent et s'étalent en une plage faiblement inclinée. Les nombreuses grottes que les savants ont explorées dans le rocher de Gibraltar, renfermaient des ossements d'hommes du type dolichocéphale, appartenant à l'âge de la pierre polie. Ces cavernes sont identiques par leur aspect et leur contenance à celles des côtes de la Dalmatie et des îles Ioniennes. Si distantes les unes des autres et séparées actuellement par des mers, des îles, des péninsules, ces diverses contrées sont néanmoins du même âge et de la même formation.
L'îlot de Gibraltar, dépendance naturelle de l'Espagne, est devenu, en vertu de la conquête, une forteresse de l'Angleterre. La fiction de l'empire des mers qui a poussé la Grande-Bretagne à s'emparer de Malte, de Périm, de Ceylan, de Singapore, de Hong-Kong, ne pouvait permettre aux Anglais de laisser la forte position de Gibraltar entre les mains de ses propriétaires naturels et ils en ont fait une citadelle prodigieuse, ayant une sorte de «coquetterie» dans ses formidables armements. C'est que la valeur stratégique de Gibraltar est précisément en rapport avec son immense importance dans le mouvement des échanges de commerce. Si des navires, par dizaines de mille et portant ensemble des millions de tonnes de marchandises, passent chaque année entre les promontoires de l'Europe et de l'Afrique, des centaines de bâtiments de guerre avec leurs milliers de canons, utilisent le même passage pour aller faire, sur quelque rivage lointain, acte ou démonstration de force. Les batailles navales qui se sont livrées dans la baie même de Gibraltar et aux abords occidentaux du détroit, à Trafalgar et au cap Saint-Vincent, témoignent du rôle considérable que la porte des deux mers a rempli dans l'histoire militaire du monde. Il n'est, donc pas étonnant qu'à une époque où nul ne reconnaissait le droit des populations à disposer d'elles-mêmes, l'Angleterre se soit emparée d'une place de cette valeur. Les Espagnols le ressentent comme une insulte et leur cause devrait avoir la sympathie de tous, s'ils ne détenaient eux-mêmes, de l'autre côté du passage, la ville et le territoire de Ceuta. On leur a pris l'un des piliers d'Hercule avec autant de droit qu'ils en avaient eu à s'emparer de l'autre.
La fréquence des rapports historiques entre l'Andalousie et les contrées berbères ne s'explique pas seulement par le voisinage des terres disjointes, elle a aussi sa raison dans la ressemblance des climats. L'Espagne méridionale a les mêmes conditions de température, d'humidité, de mouvements aériens que les campagnes du Maroc. L'Andalousie méridionale, Murcie, Alicante, sont, avec quelques localités exceptionnelles de la Sicile, de la Grèce, de l'Archipel, les contrées de l'Europe dont la température moyenne est la plus élevée. Les tableaux de température dressés par Coello, Willkomm et d'autres géographes permettaient même de croire que l'isotherme de 20 degrés passait dans cette partie de l'Espagne. Des observations plus récentes ne confirment pas cette hypothèse; la moyenne de température ne serait que de 17 à 18 degrés à Gibraltar et à Tarifa. Quoi qu'il en soit, la zone de plus grande chaleur occupe, jusqu'à une certaine distance dans l'intérieur, le littoral de l'Algarve portugais et de la province de Huelva, puis entre fort avant dans la plaine du Guadalquivir pour embrasser Séville, Carmona, Écija, la «Poêle à Frire», ou le «Fourneau» de l'Espagne, et se reploie au sud-ouest, pour aller rejoindre la côte à Sanlûcar de Barrameda. Cette région a ceci de remarquable, qu'elle forme une île de chaleur parfaitement limitée de tous les côtés par des zones de température plus basse.
Au sud de la grande enclave de fraîcheur relative formée par la baie de Cádiz et tout le district montagneux de la pointe méridionale, où souffle librement la virazon, ou brise océanique, la région des grandes chaleurs recommence par les villes du détroit; elle englobe Algeciras et Gibraltar et s'élève à des hauteurs diverses sur le versant de tous les monts qui se prolongent à l'est jusqu'au cap de Gata, puis au delà de Carthagène et d'Alicante, jusqu'au promontoire de la Nao. Dans cette région côtière, les froids sont pour ainsi dire inconnus; la température moyenne du mois le moins chaud est de 12 degrés centigrades. L'île de Madère située à près de 500 kilomètres plus près de l'équateur, n'a pas des années aussi chaudes que Gibraltar et Málaga, quoiqu'elle ait le précieux avantage d'avoir un moindre écart dans les alternances de chaleur et de froid. Les parties les plus torrides de la côte méditerranéenne de l'Andalousie ne sont pas les promontoires qui s'avancent au loin vers le sud; ce sont, au contraire, les baies semi-circulaires qui se reploient vers le nord. Parfaitement abritées contre tous les vents qui pourraient leur apporter de la fraîcheur, elles ne sont exposées qu'aux courants atmosphériques venus du continent africain, et leur chaleur moyenne en est fatalement accrue. C'est par une raison du même genre que le littoral méditerranéen est dans son ensemble beaucoup plus tropical que la ville de Cádiz et les cités voisines, situées sur la côte atlantique. Tandis que celles-ci reçoivent librement le vent d'ouest, les rivages espagnols qui se développent en dedans du détroit sont privés de cette atmosphère rafraîchissante. La porte de Gibraltar est naturellement le lieu où s'opèrent la lutte et le renversement des courants aériens. Les vents y sont toujours fort vifs, surtout au milieu du détroit, et pendant l'hiver ils soufflent souvent en tempête. Les courants qui prédominent sont ceux de l'ouest en hiver, ceux de l'est en été; les premiers apportent fréquemment des pluies violentes, qui vont en s'amoindrissant de Cádiz à Gibraltar; les vents d'est sont d'ordinaire les indices du beau temps. Les deux grandes bornes d'Afrique et d'Europe qui se dressent en face l'une de l'autre sont pour les marins les grands indicateurs météorologiques: quand elles se ceignent de nuages élevés ou s'enveloppent de brouillards, parfois non moins épais que ceux de Londres, le vent d'est s'annonce; quand elles se profilent nettement dans le ciel bleu, c'est un signe assuré de vent d'ouest 164.
Le climat semi-tropical de la basse Andalousie est quelquefois tout à fait accablant pour les Européens du Nord; la sécheresse de l'atmosphère finit par leur devenir intolérable. Dans la plaine et sur le littoral, l'été est presque toujours sans pluies; il est rare qu'une goutte d'eau tombe de juin en septembre. Au fond des vallées latérales dont l'air n'est pas renouvelé par les brises, la chaleur est souvent très-pénible à supporter, elle est aussi fort gênante dans la plaine libre, parce que les vents alizés, qui renouvellent l'atmosphère sous les latitudes tropicales, ne soufflent pas dans le bassin du Guadalquivir. Même à Cádiz, qui pourtant se trouve environnée par les eaux, le vent de terre, connu sous le nom de medina, parce qu'il traverse les solitudes du domaine de Medina Sidonia, apporte un air étouffant, intolérable pour les gens nerveux: on dit que les actes de violence, les disputes et les meurtres sont beaucoup plus fréquents sous l'influence de ce vent que dans tout autre état de l'atmosphère. Pour les côtes méridionales le vent le plus redouté est le courant dit solano ou levante. Quand il se met à souffler, la chaleur devient comme l'haleine d'un four: on se croirait transporté en plein Sahara. Une vapeur quelquefois rougeâtre, blanchâtre le plus souvent et de nature encore inexpliquée, la calina, pèse sur l'horizon du sud; les chaudes bouffées soulèvent sur les chemins, dans les campagnes mêmes, des tourbillons de poussière et flétrissent le feuillage des arbres; souvent, lorsque le vent a persisté pendant plusieurs jours, on a vu les oiseaux périr comme étouffés.
Tandis que dans les régions tempérées de l'Europe l'été est une saison de fleurs et de feuillage, elle est, au contraire, une saison de sécheresse et de mort dans l'Andalousie. Si ce n'est dans les jardins et les campagnes arrosées, qui gardent leur éclat pendant les chaleurs, la végétation se brûle, se raccornit, prend une teinte grisâtre qui se confond avec celle de la terre. Mais à l'époque des averses équinoxiales d'automne, tombant en pluies dans les terres basses, en neiges sur les montagnes, les plantes jaillissent et se dressent de nouveau; elles jouissent d'un second printemps. En février, la campagne est dans toute sa beauté. Les pluies de mars, d'ailleurs assez peu régulières et presque toujours accompagnées d'orages, entretiennent cette richesse de la flore, puis la chaleur et les sécheresses reprennent le dessus, la nature se flétrit de nouveau.
Il est certain que le climat de l'Andalousie, considéré dans son ensemble, ne fournit pas au sol une suffisante humidité. Quelques parties de la contrée sont de véritables steppes sans eau, sans végétation arborescente, sans demeures humaines. La plus grande de ces plaines infertiles occupe les deux bords de la basse vallée du Genil, entre Aguilar, Écija, Osuna, Antequera; en certains endroits, elle n'a pas moins de 48 kilomètres de largeur, et dans cette vaste étendue on ne trouve d'eau douce nulle part, si ce n'est dans le Genil lui-même. Les fonds sont remplis par des lagunes saumâtres et salées aux rives argileuses blanches de sel en été: on pourrait se croire dans le désert d'Algérie ou sur les plateaux de la Perse. La culture y est impossible; elle ne reparaît qu'aux abords des fontaines qui donnent leur nom aux villages circonvoisins, Aguadulce, Pozo Ancho, Fuentes. Un autre steppe considérable, dit de la «Manche royale», s'étend à l'est de Jaen, sur le versant oriental des terrasses grenadines et se rattache à diverses solitudes infertiles que dominent les sierras Sagra, Maria, de las Estancias, et que parcourent des ruisseaux d'eau salée. Sur les pentes méditerranéennes de l'Andalousie, les régions absolument désertes sont encore plus étendues en proportion que dans le bassin du Guadalquivir. Ainsi toute la pointe sud-orientale de l'Espagne, occupée par les basaltes et les porphyres des montagnes de Gata, est complètement stérile, et l'on n'y voit d'autres constructions que les tours de défense bâties de loin en loin sur les promontoires. Les plaines salines du littoral qui alternent avec les campagnes bien arrosées ont une végétation très-rare, composée presque uniquement de salsolées, de plombaginées, de crucifères; plus d'un cinquième des espèces est essentiellement africain. Ces terres salées ne se prêtent qu'à la culture ou plutôt à la récolte de la barille, plante dont les cendres servent à la fabrication de la soude.