Nouvelle géographie universelle (1/19): I L'Europe meridionale (Grèce, Turquie, Roumanie, Serbie, Italie, Espagne et Portugal)
PAYSANS DE LA CAMPAGNE ROMAINE
Dessin de D. Maillart, d'aprés nature.
Mais ce fut bien autre chose aux temps de la puissance de Rome. Alors des étrangers, par milliers et par millions, vinrent se mêler à la population latine. Pendant cinq siècles, les Gaulois, les Espagnols, les Maurétaniens, les Grecs, les Syriens, les Orientaux de toute race et de tout climat, esclaves, affranchis et citoyens, ne cessèrent d'affluer vers la capitale du monde et d'en modifier à nouveau les éléments ethnologiques. Vers la fin de l'empire, Rome, dit-on, avait dans ses murs plus d'étrangers que de Romains, et sans doute que ceux-ci, comme tous les résidents des grandes villes, avaient des familles moins nombreuses que les immigrants du dehors. Ainsi la race italienne était déjà mélangée des éléments les plus divers lorsque la grande débâcle de l'empire d'Occident commença et que les hordes de la Germanie, de la Scythie, des steppes asiatiques, vinrent tour à tour piller la cité reine. Ce croisement à l'infini des vainqueurs et des vaincus, des maîtres et des esclaves, est peut-être la principale raison du changement considérable qui s'est opéré depuis deux mille ans dans le caractère et l'esprit des Romains. Cependant les Transtévérins, c'est-à-dire les Romains de la rive droite du Tibre, ont conservé le vieux type romain, tel que nous le voyons encore dans les statues et les médailles.
Rome est plus grande par ses souvenirs que par son présent, plus attachante par ses ruines que par ses édifices modernes; elle est encore plus un tombeau qu'une cité vivante. On se sent fortement saisi, secoué comme par une main puissante, quand on se trouve en présence des monuments laissés par les anciens maîtres du monde. La vue de ce prodigieux Colisée, si formidable encore quoique en partie démoli, cause une admiration mêlée d'épouvante au voyageur qui ne voit pas dans les constructions humaines de simples tas de pierres. La pensée que cette immense arène était emplie d'hommes qui s'entre-tuaient, qu'une mer de têtes oscillait suivant les péripéties du massacre, sur tout le pourtour de ces gradins, et qu'un effrayant cri de mort, composé de quatre-vingt mille voix, descendait vers les combattants pour les encourager à la tuerie, suscite devant l'imagination tout un passé de bassesse, de férocité, de fureur délirante, qui devaient user toutes les forces vives de la civilisation romaine et la livraient d'avance en proie aux barbares qui allaient faire reculer l'humanité de dix siècles vers les ténèbres primitives. Le Forum réveille des souvenirs d'autre nature: certes, des abominations de toute espèce s'y sont également commises; mais, dans l'ensemble de son histoire, cette place herbeuse et inégale, dont le moyen âge avait fait un marché de vaches (Campo Vaccino), se montre à nous comme le vrai centre du monde romain; c'est le lieu, jadis sacré, d'où pendant tant de siècles partit l'impulsion première pour tous les peuples occidentaux, des montagnes de l'Atlas aux rives de l'Euphrate: c'est là que s'agitaient, comme dans un cerveau vivant, les idées et, vers la fin de l'empire, les hallucinations venues de toutes les extrémités du grand corps. Les murs, les restes de colonnades, les temples, les églises qui entourent le Forum racontent dans leur langage muet les événements les plus considérables de Rome, et, sous ces constructions diverses, les débris plus anciens retrouvés par les fouilles nous font pénétrer plus avant dans l'ombre épaissie des âges; comme dans un champ où se succèdent les récoltes, les édifices ont remplacé les édifices autour de cette place où se mouvait sans cesse la grande houle du peuple romain: ce sont là des annales qui pour le savant valent bien celles de Tacite. De même sur tous les points de Rome et des environs où se trouve quelque vieux monument, arcade ou colonne brisée, niche ou soubassement, chaque pierre rappelle une date, un fait de l'histoire de Rome. Souvent il est difficile de déchiffrer ce témoignage du passé, mais du chaos de toutes les hypothèses, du conflit de toutes les contradictions, la vérité se fait jour peu à peu.
Malgré les pillages et les démolitions en masse, un très-grand nombre de monuments antiques, parmi lesquels le Panthéon d'Agrippa, cette merveille d'architecture, subsistent encore, plus ou moins dégradés. Les Vandales, sur le compte desquels on avait mis l'oeuvre de destruction, ont pillé à outrance, cela est vrai, mais ils n'ont rien démoli. Le travail de renversement systématique avait déjà commencé bien avant les Vandales, lorsque, pour la construction de la première église de Saint-Pierre, les matériaux avaient été pris au cirque de Caligula et à d'autres monuments voisins. On fit de même pour les innombrables églises qui s'élevèrent dans la suite, ainsi que pour les monuments civils et les bâtisses de toute espèce; les statues qui n'étaient pas enfouies sous les débris étaient cassées, pour servir de pierre à chaux ou de pierre à bâtir; au commencement du quinzième siècle, il ne restait plus debout dans Rome que six statues, cinq de marbre et une de bronze. L'invasion des Normands, en 1084, et toutes les guerres du moyen âge, accompagnées du sac et de l'incendie, laissèrent aussi bien des ruines après elles; mais le nombre des palais, des cirques, des arcs triomphaux, des colonnades, des obélisques, des aqueducs, avait été si considérable, que la Renaissance, éprise tout à coup de ces magnificences du passé, put en trouver encore beaucoup à étudier et à reproduire par des imitations plus ou moins heureuses. Depuis cette époque, le vaste musée architectural qu'enferment les murs de Rome est conservé avec soin; il a même été agrandi par des oeuvres capitales de Michel-Ange, de Bramante et d'autres architectes; mais cela n'est pas suffisant: il faut remettre à la clarté du jour tous les trésors d'art, tous les témoignages de l'histoire qui sont encore enfouis. On s'occupe actuellement de récupérer par des fouilles toutes les constructions que les débris accumulés pendant quinze siècles avaient recouvertes de leurs strates. Il s'agit de retrouver sous la Rome de nos jours la Rome antique, de la faire surgir de la poussière des rues, comme on a ressuscité Pompéi de la cendre du Vésuve.
Les restes les plus curieux, notamment les fondements des palais des Césars et les murs de l'ancienne Roma quadrata, ont été mis partiellement à découvert sur le mont Palatin, à peu de distance du Forum et du Colisée; la colline tout entière est un ensemble de monuments des plus précieux.
C'est là que les premiers Romains avaient bâti la ville, afin de la protéger à la fois par les escarpements de leur roche et par les eaux du Vélabre et des autres marécages dans lesquels s'épanchaient alors les inondations du Tibre. Mais, devenue plus populeuse, Rome eut bientôt à descendre du Palatin; elle s'étendit dans la dépression du Vélabre, asséchée par les égouts de Tarquin l'Étrusque, se déploya dans la vallée du Tibre et dans ses ravins latéraux, puis gravit les pentes des hauteurs environnantes. Au milieu de la ville grandissante, un îlot, considéré par les Romains comme un lieu sacré, divisait les eaux du fleuve. Les berges en étaient maçonnées en forme de carène; au centre un obélisque s'élevait en guise de mât, et le temple d'Esculape occupait la poupe. L'île était assimilée à un vaisseau portant la fortune de Rome.
Il existe encore une autre Rome, la Rome souterraine, des plus intéressantes à étudier, car là, mieux que dans tous les livres, on peut apprendre ce qu'était le christianisme des premiers siècles et juger des changements qu'y a produits, depuis cette époque, l'incessante évolution de l'histoire. Les cryptes des cimetières chrétiens occupent autour de la ville une zone de deux ou trois kilomètres de largeur moyenne, partagée en une cinquantaine de catacombes distinctes, qui n'ont pas encore été explorées dans leur entier. M. de Rossi évalue à 580 kilomètres la longueur de toutes les galeries creusées par les chrétiens dans le tuf volcanique. Elles n'ont en moyenne qu'une largeur moindre d'un mètre; mais en tenant compte des chambres qui servaient d'oratoires et des nombreux étages de niches profondes où l'on déposait les corps, on peut juger de l'énorme travail de déblais que représentent ces excavations. Les inscriptions, les bas-reliefs, les peintures de ces tombeaux furent toujours inviolables pour les païens de Rome, pleins de respect envers les sépultures, et fort heureusement les souterrains furent comblés lors de l'invasion des barbares, ce qui les sauva des dégradations qu'eurent à subir pendant tout le moyen âge les monuments de la surface; ils restèrent intacts jusqu'à l'époque des fouilles, qui commença vers la fin du seizième siècle. Ces tombeaux chrétiens révèlent une croyance populaire fort différente de celle qui se trouve exprimée dans les écrits des contemporains, appartenant presque tous à une autre classe sociale que celle de la masse des fidèles; ils contrastent bien plus encore avec les monuments des âges postérieurs du christianisme. Tout y est d'une gaieté sereine; les emblèmes lugubres n y ont aucune place: on n'y trouve ni représentations de martyres et de tortures, ni squelettes, ni images de mort; on n'y voit pas même la croix, devenue plus tard le grand signe du christianisme. Les symboles le plus fréquemment figurés sont le «bon Berger», portant un agneau sur les épaules, la vigne et ses pampres, la joyeuse vendange. Dans les premières catacombes, au deuxième et au troisième siècle, les figures, d'ailleurs beaucoup mieux sculptées que celles des siècles suivants, ont quelque chose de grec et sont fréquemment représentées avec des sujets païens: le bon Berger se trouve même une fois entouré des trois Grâces. Deux catacombes judaïques, creusées également dans le tuf de Rome, permettent de comparer les idées religieuses des deux cultes à cette époque si intéressante de l'histoire.
Par une bizarre superstition pour les nombres mystiques, on continue de donner à Rome le nom de «Ville aux Sept Collines», qu'elle ne mérite plus depuis que l'enceinte de Servius Tullius a été dépassée. Sans compter le mont Testaccio, composé de tessons que les fabricants de jarres et les bateliers jetaient au bord du fleuve et que les buveurs utilisent aujourd'hui pour tenir leur breuvage au frais, au moins neuf collines bien distinctes s'élèvent dans les murs de la Rome actuelle: l'Aventin, où se retiraient les plébéiens dans leurs velléités d'indépendance, le Palatin, où siégèrent les Césars, le Capitolin, que dominait le temple de Jupiter, le Caelius (Monte Celio), l'Esquilin, le Viminal, le Quirinal, le Citorio, monticule d'ailleurs peu élevé, le Monte Pincio, le coteau des promenades et des jardins. Enfin, de l'autre côté du Tibre, et toujours dans la Rome de nos jours, se montrent deux autres collines: le Janicule, la plus haute de toutes, et le Vatican, ainsi nommé parce qu'on y rendait autrefois les oracles.
Héritière des traditions anciennes, cette hauteur est restée le lieu des «vaticinations». C'est là que les prêtres chrétiens, sortis de l'obscurité des catacombes, où ils tenaient leurs assemblées secrètes, sont venus trôner au-dessus de la ville de Rome et de tout le monde occidental. Là s'élève le palais du pape avec ses riches collections, sa bibliothèque, son musée, les chefs-d'oeuvre de Michel-Ange et de Raphaël. A côté resplendit la fameuse basilique de Saint-Pierre, le centre de la chrétienté catholique. Réuni au palais par une longue galerie, le mausolée d'Hadrien, découronné de sa colonnade supérieure et devenu, sous le nom de château Saint-Ange, la grande forteresse papale, se dresse au bord du Tibre et en domine le passage. Maintenant ses canons ne protègent plus le Vatican; toute puissance matérielle des pontifes a disparu, mais la fastueuse église de Saint-Pierre, l'étonnant portique circulaire qui la précède, la coupole qui la surmonte et qu'aperçoivent même les navigateurs voyageant au loin sur la mer, les statues, les marbres, les mosaïques, les décorations de toute espèce témoignent des richesses immenses qui, de toutes les parties du monde chrétien, venaient naguère s'engouffrer dans Rome. La seule basilique de Saint-Pierre, l'une des trois cent soixante-cinq églises de la cité papale, a coûté près d'un demi-milliard. Pourtant, quelque somptueux que soit cet édifice, l'admiration qu'il éveille n'est point sans mélange. Les juges ont beau dire que «le génie de Bramante et de Michel-Ange se fait sentir ici au point de ramener tout ce qui est ridicule ou mauvais aux simples proportions de l'insignifiance», on ne peut s'empêcher pourtant de voir ce qu'il y a d'imparfait dans cette oeuvre colossale. Le monument est rapetissé par la multiplicité des ornements, et, chose plus grave encore, il ne répond, comme architecture, qu'à une phase transitoire et locale de l'histoire du catholicisme. Loin de représenter toute une époque avec sa foi, sa conception une et cohérente des choses, il résume, au contraire, un âge de contradictions, où le paganisme de la Renaissance et le christianisme du moyen âge tâchent de se fondre en un néo-catholicisme pompeux qui caresse les sens et s'adapte de son mieux au goût et aux caprices du siècle: sous les sombres nefs gothiques, l'impression est bien autrement profonde. Par un phénomène historique curieux, le quartier du Rome où s'élève l'église de Saint-Pierre est le seul endroit de la ville actuelle qui ait été dévasté par les Musulmans, en 846. Ceux-ci se vantent d'avoir saccagé la Rome papale et de posséder Jérusalem, tandis que jusqu'à nos jours le tombeau de Mahomet est resté au pouvoir de ses fidèles. Quant aux Juifs, ce n'est point en vainqueurs qu'ils sont entrés dans Rome. Domiciliés dans l'immonde Ghetto, aux bords du Tibre vaseux, et non loin de cet arc de Titus qui rappelle la destruction de leur temple et le massacre de leurs ancêtres, ils ont porté pendant dix-neuf cents ans le poids de la haine universelle et de la persécution. Ils ont survécu pourtant, grâce à la puissance de l'or qu'ils savaient manier mieux que leurs oppresseurs, et, désormais libres de sortir du Ghetto, les quatre mille Juifs de Rome prennent part, plus que les chrétiens eux-mêmes, à la transformation de la capitale de l'Italie.
Le cours des idées s'est trop modifié pendant les siècles modernes pour que les ingénieurs italiens songent maintenant à inaugurer la troisième ère de l'histoire de Rome par des édifices de luxe qui puissent se comparer en grandeur au Colisée ou à Saint-Pierre; mais ils ont des oeuvres non moins utiles à réaliser dans un autre domaine du travail humain, s'ils se donnent pour mission de protéger Rome contre les crues du Tibre et de la replacer dans des conditions de salubrité parfaite. Il est vrai que les débris accumulés de tant d'édifices détruits ont exhaussé le niveau de la ville d'au moins un mètre en moyenne; mais le lit du Tibre s'est également élevé à cause du prolongement de son delta. Pour assurer le libre écoulement des eaux de crue dans un canal régulier, il faut nécessairement recreuser le lit du fleuve et le border de quais élevés dans toute la traversée de Rome; il faut, en outre, pour assainir la ville, remanier le réseau souterrain des égouts et distribuer avec intelligence l'eau pure que les travaux des anciens édiles ont donnée aux vasques des fontaines.
On sait quelle prodigieuse masse liquide Rome recevait jadis pour sa consommation journalière. Du temps de Trajan, les neuf grands aqueducs, d'une longueur totale de 422 kilomètres, apportaient environ 20 mètres cubes par seconde, la valeur d'un véritable fleuve, et les autres canaux d'amenée construits plus tard accrurent cette quantité d'eau de plus d'un quart. Actuellement encore, bien que Rome n'ait plus guère que la dixième partie de ses ruisseaux artificiels et que la plupart des anciens aqueducs dressent leurs arcades ruinées au milieu des campagnes sans culture, la capitale de l'Italie est une des cités les plus abondamment pourvues d'eaux vives; mais si jamais Rome doit emplir son enceinte et continuer de s'agrandir par l'adjonction de nouveaux quartiers, si le Forum, naguère presque dans la banlieue, redevient le centre de la ville, le manque d'eau pourrait bien aussi s'y faire sentir comme dans la plupart des métropoles de l'Europe 94.
Note 95: (retour) Eau d'alimentation de diverses capitales:Quantité Quantité Quantité par jour par seconde. par jour. et par habitant. Rome (1869)... 2m.c.,2 189,000 m.c. 0m,944 Paris (1875)... 4 ,1 355,000 » 0 ,200 Londres (1874).. 5 ,7 500,000 » 0 ,125 Glasgow (1874).. 1 ,7 147,618 » 0 ,236 Washington (1870). 5 ,6 500,000 » 3 ,000
Sans parler de l'insalubrité des campagnes environnantes, il est encore un côté faible de la Rome actuelle, comparée à la Rome antique. Si l'on tient compte de la différence des milieux, la ville moderne n'a plus l'admirable ensemble de voies de communication qui rayonnaient vers tous les points du monde autour de la borne d'or du Forum. La voie Appienne, cette large route qui commence au sortir de Rome par une si curieuse avenue de tombeaux, est le type de ces chemins puissamment construits et d'une inflexible régularité, qui saisissaient le monde et en abrégeaient les distances au profit de la ville maîtresse. Il est vrai que ces anciennes routes pavées ont été en partie remplacées par des chemins de fer, mais ces lignes sont encore peu nombreuses, indirectes dans leur tracé et laissent la ville en dehors des grandes voies des nations. La forme même du réseau montre que le mouvement, loin de se produire, comme dans les autres pays d'Europe, du centre vers la circonférence, s'est accompli en sens inverse: c'est de Florence, de Bologne, de Naples, que l'Italie a marché à la reconquête de Rome.
Dépourvue de ports et privée de banlieue à cause des miasmes de la campagne environnante, Rome est une des grandes villes qui pourraient le moins subsister dans l'isolement: elle doit se compléter par des localités éloignées qu'elle retient, pour ainsi dire, par les longs bras de ses routes, pareille à une araignée placée au milieu de sa toile. Gomme lieux de jardinage, d'industrie, de villégiature, elle a les villes des montagnes les plus rapprochées, Tivoli, Frascati, que domine une paroi de cratère où se trouvent les ruines de Tusculum; Marino, près de laquelle les peuples confédérés du Latium se réunissaient à l'ombre des grands bois; Albano, qu'un superbe viaduc moderne unit par-dessus un large ravin à la ville d'Ariccia; Velletri, la vieille cité des Volsques, groupant ses maisons sur les pentes méridionales de la grande montagne du Latium; Palestrina, plus ancienne qu'Albe la Longue et que Rome, et bâtie tout entière sur les ruines du fameux temple de la Fortune, gloire de l'antique Praeneste, comme lieux de bains, elle a sur la mer les plages de Palo, de Fiumicino et celles de Porto d'Anzio, bourgade qui se continue au sud par la petite ville de Nettuno, si célèbre par la fière beauté de ses femmes. Comme port d'échanges avec l'étranger, elle n'a gardé sur la mer Tyrrhénienne que Civita-Vecchia, triste ville au bassin admirablement construit, pouvant servir de modèle aux ingénieurs maritimes, mais beaucoup trop étroit 95; les havres que possédaient les anciens Romains au sud des bouches du Tibre sont à peine utilisés, et la charmante Terracine, nid de verdure au pied de ses «rochers blanchissants», n'est plus la porte de Rome que pour les voyageurs venus du Midi par la route du littoral. Presque toutes les autres villes du Latium sont situées sur les deux grandes routes historiques, dont l'une remonte au nord vers Florence, tandis que l'autre pénètre au sud-est dans la vallée du Sacco et descend dans les campagnes du Napolitain. Au nord, la cité principale est Viterbe, «la ville des belles fontaines et des belles filles;» au sud, sur le versant du Garigliano, Alatri, dominée par sa superbe acropole aux murs cyclopéens, est le grand marché et le lieu de fabrique pour les paysans des alentours. A l'est, dans une des plus charmantes vallées de la Sabine, que parcourt l'Anio, «aux ondes toujours froides,» est une autre ville célèbre, Subiaco, l'antique Sublaqueum, ainsi nommée des trois lacs qu'avait formés Néron au moyen de digues de retenue et dans lesquels il pêchait les truites avec un filet d'or. C'est près de Subiaco que saint Benoît établit dans la «sainte caverne» (sacro specu) le couvent célèbre qui précéda l'abbaye plus fameuse encore de mont Cassin, et qui fut, après le monastère de Lerins en Provence, le berceau du monachisme de l'Occident 96.
Note 95: (retour) Commerce maritime de Civita-Vecchia:En 1863... 33,690,000 fr. En 1868.. 24,990,000 fr.Mouvement des navires dans les ports romains en 1873:
Civita-Vecchia.... 2,627 entrées et sorties... 520,000 tonnes, Fiumicino......... 1,476 » 63,000 » Porto d'Anzio..... 1,295 » 30,900 » Terracine......... 952 » 33,500 »
La grande ville qui sert d'intermédiaire entre Rome et Ancône, entre la vallée du Tibre inférieur et la région des Apennins de Toscane et des Marches, est le chef-lieu de l'Ombrie, l'antique Pérouse, l'une des puissantes cités étrusques des premiers temps de l'histoire, une de celles dont le voisinage, sondé par les travaux de fouille, a livré aux regards des tombeaux du plus saisissant intérêt. Après chaque guerre, après chaque période de destruction et de ruine, la ville s'est relevée, grâce à sa position des plus heureuses au bord d'une plaine très-fertile et au point de jonction de plusieurs routes naturelles. A la fois toscane et romaine, elle devint, à l'époque de la Renaissance, le siège de l'une des grandes écoles de peinture; par Vanucci «le Pérugin», sa gloire est une des plus éclatantes de l'Italie. Il reste encore à Pérouse de beaux monuments de cette époque célèbre. Actuellement la ville n'est plus l'une des capitales artistiques de la Péninsule, mais, comme siége d'université, elle a toujours son groupe de littérateurs et d'érudits; elle est aussi fort active, surtout pour le commerce des soies gréges; la propreté de ses maisons et de ses rues, qui cependant ont gardé leur aspect original, la pureté de son atmosphère, le charme de sa population, y attirent chaque eté une partie considérable de la colonie d'étrangers riches qui passent l'hiver à Rome. Pérouse a de beaucoup distancé son ancienne rivale, Foligno ou Fuligno, dont le bassin lacustre est changé en campagnes d'une si grande fertilité et qui fut jadis le principal marché d'échanges de toute l'Italie centrale; ses habitants, fort industrieux, ont gardé quelques spécialités de fabrication, entre autres le tannage des cuirs. Quant à la ville d'Assisi, si gracieuse à voir dans son doux paysage, elle est à bon droit célèbre par son temple de Minerve, si parfaitement conservé, et par le couvent magnifique où l'on admire les fresques de Cimabüe, «le dernier des peintres grecs,» et celles de son continuateur Giotto, «le premier des peintres italiens;» ce n'est qu'une bourgade sans activité, mais elle est entourée d'une banlieue agricole, riche et populeuse: c'est là que naquit, à la fin du douzième siècle, François d'Assise, le fondateur de l'ordre fameux des Franciscains.
D'autres villes secondaires de l'Ombrie, sans grande importance commerciale, ont du moins un nom considérable dans l'histoire ou se distinguent par la beauté de leurs monuments ou de leurs paysages 97. Spoleto, dont Hannibal ne put forcer les portes, a sa basilique superbe au porche si original, son viaduc romain jeté sur une gorge profonde et ses montagnes couvertes de bois de pins et de châtaigniers; Terni a dans les environs l'un des plus beaux spectacles de l'Italie, la puissante cascade du Velino, dont les Romains ont taillé le lit dans la roche vive; Rieti, jadis surnommée l'Heureuse, a son lac, reste de l'ancienne mer qu'a vidée la chute du Velino, à la tranchée delle Marmore. Au nord du Tibre, sur les frontières de la Toscane, la fière et malpropre Orvieto, où se fabriquait jadis le fameux remède dit orviétan, la vieille cité papale hérissant de ses clochers et de ses tours le promontoire de scories qui la porte, possède la merveilleuse façade de sa cathédrale, aux mosaïques incrustées, qui en font un chef-d'oeuvre d'ornementation et presque de bijouterie. Enfin, les deux villes principales de l'Apennin d'Ombrie, Città di Castello, située au bord du ruisseau qui deviendra le Tibre, et Gubbio, bâtie au coeur même des montagnes, sont toutes les deux riches en sites charmants ou grandioses, et l'une et l'autre ont des eaux médicinales fréquentées. Les érudits vont visiter dans le palais municipal de Gubbio les fameuses «tables Engubines», sept plaques de bronze couvertes de caractères ombriens: ce sont les seuls monuments de ce genre qui nous restent. À moitié chemin entre Pérouse et Città di Castello, dans une région des plus fertiles que parcourt le Tibre, la petite ville de Fratta, dont le nom a été récemment changé en celui d'Umbertide, n'a d'importance que par son commerce local.
Note 97: (retour) Communes de l'Ombrie ayant plus de 10,000 habitants en 1871:Pérouse (Perugia)..... 49,500 hab. Città di Castello..... 24,000 » Gubbio................ 22,700 » Fuligno............... 21,700 » Spoleto............... 20,700 » Terni................. 16,000 » Orvieto............... 14,600 » Rieti................. 14,200 » Assisi................ 14,000 » Umbertide (Fratta).... 11,000 »
Sur la mer Adriatique, le port des contrées romaines est Ancône, la vieille cité dorienne, encore désignée par le nom grec qu'elle doit à sa position, à l'angle même de la Péninsule, entre le golfe de Venise et l'Adriatique méridionale. Près de la racine du grand môle, un bel arc triomphal, un des édifices de ce genre les plus beaux et les mieux conservés qui subsistent encore, rappelle l'importance qu'attachait Trajan à la possession de cette porte maritime. Grâce à sa situation privilégiée, et naguère aussi à la franchise commerciale de son port, amélioré par l'art et dragué partout à 4 mètres de profondeur, Ancône est une des trois cités les plus commerçantes de la côte orientale de l'Italie et la huitième de tout le littoral de la Péninsule; elle vient après Venise et dispute la prééminence à Brindisi, bien qu'elle ne soit pas, comme cette dernière, une étape du chemin des Indes. Elle a pour alimenter son commerce, non-seulement ce que lui envoient Rome et la Lombardie, mais aussi les denrées de la campagne des Marches, des fruits exquis, des huiles, l'asphalte des Abruzzes, le soufre des Apennins, récemment entré dans le commerce, et la «meilleure soie qu'il y ait au monde», si l'on en croit les indigènes; d'après les registres du port, le trafic se serait notablement accru pendant les dernières années: mais cette augmentation est en grande partie apparente, car elle provient des grands bateaux à vapeur qui font escale aux jetées de la ville 98. Les autres ports du littoral, d'ailleurs fort mal abrités, n'ont qu'un faible commerce; Pesaro, la patrie de Rossini, n'est guère visitée que par des navires de vingt à trente tonneaux; Fano n'a que de simples barques; Senigallia, plus connue à l'étranger sous le nom de Sinigaglia, était assez fréquentée par les embarcations à l'époque de la célèbre foire, qui donnait lieu à un mouvement d'affaires d'environ 25 millions; mais son petit havre de rivière, qui fut un port franc jusqu'en 1870, époque de la suppression de la foire, ne donne accès qu'à des navires d'un tirant d'eau de 2 mètres. Toutes ces villes de la côte doivent expédier à Ancône la plus grande partie de leurs denrées.
PAYSANS DES ADRUZZES
Dessin de D. Maillart, d'après nature,
A l'exception de Fabriano, située dans une vallée riante des Apennins, et d'Ascoli-Piceno, bâtie au bord de la rivière Tronto, toutes les cités de l'intérieur des Marches: Urbino, dont la plus grande gloire est d'avoir donné naissance à Raphaël, et qui produisait autrefois, comme sa voisine Pesaro, les admirables faïences si recherchées des connaisseurs; Jesi, Osimo, Macerata, Recanati, la patrie de Leopardi; Fermo et d'autres encore, qui jadis étaient toutes perchées sur une roche abrupte pour se surveiller mutuellement, commencent à projeter de longs faubourgs dans la direction de la plaine, afin de s'occuper de l'exploitation du sol. Une de ces villes haut dressées sur la montagne est la célèbre Loreto, qui fut autrefois le pèlerinage le plus fréquenté de tout le monde chrétien. Avant la Réforme, à une époque où pourtant les grands voyages étaient beaucoup moins faciles qu'aujourd'hui, Loreto recevait jusqu'à deux cent mille pèlerins par an dans son sanctuaire. Il est vrai qu'ils y contemplaient une des grandes merveilles de la chrétienté, la maison même qu'avait habitée la Vierge, et que les anges avaient transportée de promontoire en promontoire à l'endroit qu'abrite maintenant une coupole magnifiquement décorée. C'est dans le voisinage de ce lieu fameux, à Castelfidardo, que la plus grande partie du «patrimoine de Saint-Pierre» a été ravie au pape par les armes de l'Italie: quoique la bataille n'ait été qu'un mince événement militaire, elle marque une date fort importante dans l'histoire de la Péninsule.
La région montueuse des Abruzzes, qui faisait jadis partie du Napolitain, mais qui se rattache à Rome par son versant tyrrhénien, tributaire du Tibre, et surtout par sa grande route transversale, n'a qu'un petit nombre de villes sur les hauteurs du plateau. La principale est un chef-lieu de province, Aquila, que l'empereur Frédéric II fonda au treizième siècle pour en faire une aire «d'aigle»; les autres villes des montagnes ont toujours été trop difficiles d'accès pour avoir de nombreux habitants, et même elles envoient dans les villes des plaines des colons vigoureux et persévérants au travail, les Aquilani, si appréciés comme terrassiers dans toute l'Italie. Les localités les plus populeuses se trouvent dans le bassin inférieur de l'Aterno ou dominent la route côtière et les campagnes fécondes du versant adriatique. Solmona groupe ses maisons dans un immense jardin, qui fut jadis un lac et que bornent au sud les escarpements du Monte Majella; Popoli, à l'issue du défilé où l'Aterno prend le nom de Pescara, est un marché d'échanges des plus actifs entre le littoral de l'Adriatique et la région des montagnes; Chieti, bâtie plus bas sur le même fleuve, est aussi une ville industrieuse: c'est, dit-on, la première des anciennes provinces napolitaines où la vapeur ait été appliquée dans les filatures et autres usines. Teramo, Lanciano sont également des villes de quelque importance; mais dans toute son étendue le littoral des Abruzzes n'a que deux petits ports, et fréquentés seulement par quelques barques, Ortona et Vasto 99.
Note 99: (retour) Communes principales des Marches et des Abrazzes en 1870:Ancône 45,700 hab. Chieti 23,600 » Ascoli-Piceno 22,000 » Senigallia ou Sinigaglia 22,000 » Macerata 20,000 » Recanati 19,900 » Pesaro 19,900 » Teramo 19,800 » Fano 19,600 » Fermo 18,700 » Jesi 18,600 » Lanciano 18,500 » Osimo 16,600 » Fabriano 16,500 » Aquila 16,000 » Solmona 15,500 » Urbino 15,200 » Vasto et Ortona, chacune 13,000 »
Un petit État, enclavé dans les Marches Romaines et réuni au littoral par une route unique, a gardé une existence à part. A une petite distance au sud de Rimini, dans une des plus belles parties des Apennins, la superbe roche du mont Titan, dont la base est excavée par les carriers depuis un temps immémorial, porte sur sa crête, à 750 mètres de hauteur, la vieille et célèbre cité de Saint-Marin (San Marino), entourée de murs et dominée de tours; le matin, quand le temps est favorable, les citoyens voient au delà du golfe Adriatique le soleil apparaître derrière la crête des Alpes d'Illyrie, Saint-Marin constitue avec quelques localités environnantes une république «illustrissime», le seul municipe autonome qui existe encore en Italie 100. D'après la chronique, la repubblichetta de Saint-Marin, ainsi nommée d'un maçon dalmate qui vécut en ermite sur le roc du Titan, serait un État indépendant et souverain depuis le quatrième siècle; quoi qu'il en soit, il est certain que depuis mille années au moins la petite république a réussi à sauvegarder son existence, grâce aux rivalités de ses voisins et à l'extrême habileté avec laquelle ses citoyens ont su ruser avec le danger. D'ailleurs la constitution de l'État n'est rien moins que populaire. Le peuple ne vote plus: depuis un nombre inconnu de siècles il a perdu le suffrage; les citoyens, même propriétaires, n'ont plus que le droit de remontrance, et ceux qui ne possèdent pas un seul lopin de terre, c'est-à-dire plus de la moitié des Sanmarinais, ne peuvent hasarder aucune réclamation. Le pouvoir suprême appartient à un «conseil-prince» de soixante membres, composé d'un tiers de nobles, d'un tiers de bourgeois et d'un tiers de campagnards propriétaires. Le titre de conseiller est héréditaire dans les familles, et quand l'une d'elles vient à s'éteindre, les cinquante-neuf autres choisissent celle qui prendra part au pouvoir de la république. C'est le conseil-prince qui choisit dans son sein les diverses commissions, ainsi que les deux capitaines-régents,--un pour la ville, un pour la campagne,--qui doivent exercer pendant six mois le pouvoir exécutif. Saint-Marin a aussi sa petite armée, son budget, ses monopoles. Elle se fait un petit revenu par la vente de titres nobiliaires et de décorations; moyennant 35,000 francs, elle a même créé des ducs qui marchent de pair avec la haute noblesse du royaume. Mais les impôts sont libres: quand la commune a besoin d'argent, le tambour de l'armée assemble les citoyens et ceux qui ont bonne volonté sont invités à déposer leur offrande dans la caisse de l'État. Paye qui veut, et quand la caisse est pleine, on refuse les dons! D'ailleurs la république, toute libre qu'elle est, reçoit une subvention de l'Italie et se réclame de la protection spéciale du roi. Elle enferme ses condamnés dans une prison italienne, fait imprimer ses actes officiels en Italie et paye un homme de loi italien pour tenir ses audiences de justice dans le prétoire de la république. Il ne se trouve pas d'imprimerie dans le petit État: le conseil-prince a repoussé l'invention moderne, que des voisins, les Romagnols, eussent été fort heureux de faire fonctionner à leur profit; il a craint que les livres politiques publiés sur son territoire ne portassent ombrage au royaume dans lequel il est enclavé. C'est à Saint-Marin que Borghesi, le fondateur de la science épigraphique, avait son admirable collection, si importante pour l'étude de l'administration romaine.
VI
L'ITALIE MÉRIDIONALE, PROVINCES NAPOLITAINES.
De tous les États qui se sont groupés pour former l'Italie une, le royaume de Naples, même sans compter les Abruzzos et la Sicile comme en faisant partie, est celui qui occupe l'espace le plus considérable, mais non celui qui a le plus d'importance par le chiffre de sa population et l'industrie 101. Le Napolitain comprend toute la moitié méridionale de la Péninsule et développe son littoral échancré de golfes et de baies sur plus de 1,600 kilomètres. Ce fut jadis, sous le nom de Grande Grèce, la partie la mieux connue de l'Italie; de nos jours, au contraire, c'est dans le Napolitain que se trouvent les districts les plus ignorés, et l'on pourrait y faire encore des voyages de découverte comme dans les pays d'Afrique.
Au sud des massifs divergents des Abruzzes et de la Sabine, les Apennins, devenus très-irréguliers dans leur allure, ne peuvent guère être considérés comme une véritable chaîne: ce sont des groupes distincts reliés les uns aux autres par des chaînons transversaux ou par des seuils de hautes terres. Un premier massif, que la profonde vallée du Sangro, tributaire de l'Adriatique, sépare des Abruzzes, élève la crête aiguë de la Meta au-dessus de la zone des bois. Plus au sud, de l'autre côté de la vallée d'Isernia, où naît le Volturne, se groupent les montagnes du Matese, enfermant dans un de leurs cirques le beau lac du même nom, que domine le Miletto, dernier boulevard de l'indépendance des Samnites. Plus loin, vers Bénévent et Avelfino, s'élèvent d'autres sommets, moins hauts, mais non moins escarpés et d'un aspect non moins superbe: ce sont aussi des monts aux défilés sauvages où, pendant les anciennes guerres, se livra mainte bataille sanglante. Sur la route de Naples à Bénévent, on reconnaît encore entre deux gorges le bassin des «Fourches caudines», où les Romains, pris comme dans un filet, durent s'humilier devant les Samnites et faire des promesses qui ne furent point tenues: la voie Caudarola et le village dit Forchia d'Arpaia, rappellent le mémorable événement. Cette région montagneuse, à laquelle on pourrait laisser le nom de ses anciens habitants, les maîtres de l'Italie méridionale, est terminée au sud par une chaîne transversale dont la crête, inégale et coupée de profondes entailles, se dirige de l'est à l'ouest et va finir entre les deux golfes de Naples et de Salerne, par le cap Campanella, l'ancien promontoire de Minerve. La belle île de Capri, aux abruptes falaises calcaires où pénètre la mer d'azur, appartient également à cette rangée transversale des monts samnites.
Du côté de l'orient, les divers massifs napolitains, d'origine crétacée, comme presque tous les Apennins méridionaux, et connus, en général, sous le nom de Murgie, s'abaissent en pente douce et de leurs dernières déclivités vont disparaître sous les «tables» (tavoliere) argileuses que déposèrent les eaux marines à l'époque pliocène. Ces tables de la Pouille, de faible élévation, sont peut-être, dans toutes les parties où elles n'ont pas été reconquises à l'agriculture, les terres les moins fertiles et les plus tristes à voir de toute la péninsule italienne: les lits profonds où coulent les minces filets d'eau des rivières du versant adriatique découpent ces plaines en terrasses parallèles; toute la population s'est réunie dans les villes à l'issue des vallées, sur les monticules faciles à défendre ou sur les grandes routes; et la campagne est une immense solitude, parcourue seulement des bergers nomades. On ne voit pas même un buisson dans ces grandes plaines; les plantes les plus élevées sont une espèce de fenouil dont les haies touffues marquent les limites entre les pâturages. Des masures, semblables à des tombeaux ou à de simples amas de pierres, s'élèvent çà et là au milieu de la plaine. Mais les vieux us féodaux qui s'opposaient à la culture de ces contrées et qui forçaient les habitants de la montagne à maintenir au milieu de leurs champs de larges chemins ou tratturi pour le passage des brebis, ont heureusement pris fin, et l'aspect des «tables» change d'année en année.
Les tavoliere séparent complétement du système des Apennins le massif péninsulaire du Monte Gargano, qui forme ce que l'on est convenu d'appeler «l'éperon» de la «botte» italienne. Quelques forêts de hêtres et de pins, qui fournissent le meilleur goudron de toute l'Italie, des fourrés de caroubiers, d'arbousiers et de plantes diverses dont les abeilles transforment les fleurs en un miel exquis, revêtent encore les pentes septentrionales de ce massif isolé, aux ravins sauvages; mais le nom même de la plus haute cime, le Monte Calvo ou mont Chauve, témoigne de l'œuvre déplorable de déforestation qui s'est accomplie aussi dans cette région comme dans presque tout le reste de la Péninsule. Jadis des pirates sarrasins s'étaient installés dans le massif du Monte Gargano comme dans grande forteresse; l'espèce de fossé que forme la vallée du Candelaro, continuation de la ligne normale des côtes italiennes, les défendait à l'ouest.
Là ils purent longtemps braver les populations chrétiennes, quoique les sanctuaires érigés sur les escarpements du Gargano soient parmi les plus vénérés de la catholique Italie; des églises et des couvents y ont succédé aux anciens temples païens, et depuis les temps historiques le flot des pèlerins n'a cessé de s'y diriger: surtout l'église du mont Sant' Angelo, dont les pentes fort inclinées se dressent au nord de Manfredonia, est un lieu sacré par excellence. C'est qu'avant l'époque de la grande navigation les matelots qui venaient de quitter le sûr abri du golfe, ne se préparaient pas sans inquiétude à doubler la presqu'île du Gargano et à s'aventurer au milieu des îles bordées d'écueils qui la continuent au large vers la côte dalmate, Tremiti, Pianosa, Pelagosa.
L'ancien volcan du mont Vultur, au sud de la vallée de l'Ofanto, se dresse comme la borne méridionale des Apennins de Naples. Au delà, le sol s'abaisse graduellement et n'est plus qu'un plateau raviné d'où les eaux rayonnent en trois directions, à l'ouest par le Sele vers le golfe de Salerne, au sud-est vers le golfe de Tarente, au nord-est vers l'Adriatique. Loin de se bifurquer, comme on le représentait jadis sur les cartes, l'Apennin est même complétement interrompu par le seuil de Potenza, et la longue presqu'île qui forme le «talon» de l'Italie n'a pour toutes élévations que des terrasses aux contours indécis et des collines aux longues croupes monotones.
L'autre presqu'île, celle des Calabres, est, au contraire, montueuse et très-accidentée d'aspect. L'Apennin recommence au sud de Lagonegro et s'élève en brusques escarpements jusqu'au-dessus de la zone des bois. Le mont Pollino, d'où l'on domine à la fois les deux mers d'Ionie et d'Éolie, est plus haut que le Matese et que toutes les autres cimes du Napolitain; le groupe dont il occupe le centre barre la presqu'île dans toute sa largeur, d'une mer à l'autre mer, et se prolonge au bord des eaux occidentales en un mur de rochers plus abrupts encore que ceux de la Ligurie et beaucoup plus inaccessibles à cause du manque complet de routes. Au sud, il s'ouvre en de beaux vallons boisés où les habitants vont recueillir sur le trone des frênes la manne médicinale qui s'expédie ensuite dans tous les pays du monde. La profonde vallée du Crati limite au sud et à l'est ce premier massif et le sépare d'un deuxième, moins élevé, mais à la base plus étendue: c'est la Sila, dont les rochers de granit et de schistes, d'origine beaucoup plus ancienne que les Apennins, ont encore gardé la parure et, l'on pourrait dire, l'horreur de leurs grandes forêts de pins et de sapins, hantées par les bandits. Jadis ces forêts, qui valurent aux montagnes le nom de «Pays de la Résine», fournirent aux Hellènes de la Grande Grèce, puis aux Romains, le bois nécessaire à la construction de leurs flottes, et maintenant encore les chantiers de construction de l'Italie y prennent un grand nombre de leurs madriers. Des pâtres, que l'on dit être en partie les descendants des Sarrasins qui occupèrent autrefois la contrée, mènent leurs troupeaux pendant la belle saison dans les clairières de ces forêts.
Au sud du groupe isolé de la Sila s'arrondit le large golfe de Squillace, au devant duquel la mer Tyrrhénienne projette une autre baie semi-circulaire, celle de Santa Eufemia. Il ne reste plus entre les deux mers qu'un isthme étroit, occupé par de petits plateaux disposés en degrés et entourés d'anciennes plages qui marquent les reculs successifs de la mer; mais au delà de ce seuil, où des souverains ont eu l'idée, non suivie d'effet, de faire creuser un canal maritime, s'élève un troisième massif, au noyau de roches cristallines, bien nommé l'Aspromonte. Énorme croupe à peine découpée en sommets distincts, mais rayée sur tout son pourtour de ravins rougeâtres où de furieux torrents roulent en hiver, «l'âpre montagne,» encore revêtue de ses bois, étale largement dans la mer Ionienne ses promontoires panachés de palmiers et disparaît enfin sous les flots, à la pointe désignée par les marins sous le nom de «Partage des vents 102» (Spartivento).
Mais, outre les divers massifs plus ou moins isolés que l'on peut considérer comme faisant partie du système des Apennins, le pays de Naples a, comme les provinces romaines, ses montagnes volcaniques. Elles forment deux rangées irrégulières, l'une sur le continent, l'autre dans la mer Tyrrhénienne, et se rattachent peut-être souterrainement par un foyer caché aux volcans des îles Lipari et au mont Etna. L'une de ces montagnes est le Vésuve, la bouche de laves la plus fameuse du monde entier, non qu'elle soit la plus active ou qu'elle s'élève le plus haut dans la zone des nuages, mais son histoire est celle de tout un peuple qui vit au milieu de ses laves; nul volcan n'a été mieux étudié: grâce à la proximité immédiate de Naples, c'est une sorte de laboratoire de géologie fonctionnant sous les yeux de l'Europe.
A peine, en sortant du défilé de Gaëte, a-t-on pénétré dans le paradis de la Terre de Labour, que l'on voit un premier volcan, la Rocca Monfina, se dresser entre deux massifs calcaires, dont l'un est le Massico, aux vins exquis célébrés par Horace, le poëte gourmet. Depuis les temps préhistoriques le volcan repose, ou du moins on ne possède aucun récit authentique de ses fureurs; un village, qui a succédé à une place forte des anciens Auronces, adversaires des Romains, s'est niché avec confiance dans la riche verdure de son cratère ébréché, quoique l'aspect extérieur de la montagne soit encore en maints endroits aussi formidable qu'au lendemain d'une éruption. La principale bouche des laves, entourant un dôme de trachyte, le mont Santa Croce, qui s'élève à près de 1,000 mètres, est l'une des plus vastes de l'Italie: elle n'a pas moins de 4,600 mètres de large; deux autres cratères s'ouvrent dans le voisinage et plusieurs cônes parasites d'éruption, hérissant les pentes extérieures de la montagne, font comme une sorte de cour à la coupole centrale. Le sol de la Campanie est formé jusqu'à une profondeur inconnue des cendres rejetées jadis du cratère de Rocca Monfina, et qui se sont déposées, soit à l'air libre, soit au fond de baies émergées depuis. Dans la région méridionale de la Terre de Labour, ces tufs renferment un grand nombre de coquillages en tout pareils à ceux de la mer voisine. Toute cette région a donc été récemment soulevée.
Les collines qui s'élèvent au sud de la merveilleuse campagne n'ont pas la majesté de la Rocca Monfina, mais leur voisinage du bord de la mer et les remarquables phénomènes qui s'y sont accomplis les ont rendues bien autrement célèbres; dès l'antiquité la plus reculée, elles ont été considérées comme une des grandes curiosités de la Terre. Vus de la position dominatrice de la colline des Camaldules, au-dessus de Naples, les «champs Phlégréens», embellis d'ailleurs par la verdure et le voisinage des eaux marines, ne nous paraissent point une région d'horreurs, depuis que nous connaissons des régions du monde incomparablement plus ravagées par les laves et qui par leurs explosions ont causé des désastres beaucoup plus effrayants. Les volcans de Java, des îles Sandwich, de l'Amérique centrale, de la Cordillère andine, ont porté tort dans notre imagination aux pustules du golfe de Baïa; mais les phénomènes si divers de cette petite région volcanique durent frapper singulièrement l'esprit de nos premiers ancêtres gréco-romains. Leur intelligence, si ouverte pourtant, ne pouvait comprendre ces merveilles: aussi ne manqua-t-elle pas de les attribuer à des dieux: là était pour eux le seuil du monde souterrain. Cette terre qui frémit, ces flammes sortant d'un foyer caché, ces ouvertures béantes en communication avec des cavernes inconnues, ces lacs qui se vident et s'emplissent soudain, ces antres vomissant des gaz mortels, tout cela entra pour une forte part dans leur mythologie et dans leur poétique, et c'est encore là que, malgré nous, se trouve l'origine d'une multitude de nos images, de nos comparaisons et de nos idées. Du temps de Strabon, les bords du golfe de Baïa étaient devenus le rendez-vous des voluptueux, et tous les promontoires, toutes les collines des environs portaient de somptueuses villas; la contrée tout entière était le plus charmant des jardins, embelli par la vue la plus admirable de la mer et des îles; mais on se racontait encore des choses terribles sur le monde de cavernes et de flammes caché dans les profondeurs. Un oracle redoutable y siégeait, entouré d'un peuple de mineurs, les mythiques Cimmériens, auxquels devaient s'adresser les étrangers qui voulaient consulter les dieux: ces populations de troglodytes étaient tenues de ne jamais voir le soleil et ne quittaient leurs souterrains que pendant la nuit. On disait aussi que les champs Phlégréens avaient été le théâtre de grandes luttes entre les géants; peut-être était-ce un souvenir des batailles qui s'étaient livrées pour la possession des terres fertiles de la Campanie. Au moyen âge, Pouzzoles était considéré par les fidèles comme le lieu par lequel Jésus-Christ était descendu aux enfers.
Les cratères qui servirent de vomitoires à ce foyer ou «pyriphlégéton» des anciens sont au nombre d'une vingtaine, si l'on compte seulement ceux dont les bords, entiers ou ébréchés, sont encore nettement reconnaissables; mais il en est aussi plusieurs qui se sont mutuellement oblitérés en s'enclavant les uns dans les autres, en croisant ou en superposant leurs murailles. Vu de haut, et sans la végétation qui l'embellit, l'ensemble du paysage prendrait un aspect analogue à celui de la surface lunaire, parsemée d'entonnoirs inégaux. Naples même est bâtie dans un cratère aux contours indécis, rendus plus vagues encore par les édifices qui s'élèvent en amphithéâtre sur les pentes; mais à l'ouest se groupent plusieurs cuvettes volcaniques mieux dessinées, dont l'une s'appuie extérieurement sur un long promontoire de tuf, où s'élève le prétendu tombeau de Virgile. Dès qu'on a dépassé le tunnel du Pausilippe, l'une des anciennes «merveilles du monde», on se trouve dans la région des champs Phlégréens proprement dits. A gauche, la petite île de Nisita ou Nisida, au profond cratère ouvrant aux eaux du large l'échancrure du Porto Pavone, dresse son cône régulier comme la borne extérieure de cet amas de volcans.
Le plus vaste de tous, et celui qui a le plus gardé de son activité d'autrefois, est le bassin de la Solfatare, le Forum Vulcani des anciens. Sa dernière grande éruption date de 1198, mais il continue d'exhaler en quantité des vapeurs d'hydrogène sulfuré et de décomposer ses roches sous l'action des gaz: la nuit, un vague reflet rougeâtre s'échappe d'une centaine de petites ouvertures où s'élaborent le soufre et les sulfates, et quand on se promène sur le sol du cratère, on entend résonner ses pas sur le sol poreux, percé d'innombrables vésicules. Immédiatement au nord s'ouvre une autre coupe volcanique emplie de la verdure des grands bois et d'eaux, qui la reflètent: c'est le parc d'Astroni, dont les talus circulaires sont tellement abrupts à l'intérieur, qu'ils forment une barrière suffisante pour enclore les sangliers et les chevreuils; la seule entrée de l'enceinte est une brèche artificielle. Un autre cratère moins régulier enferme les eaux, étendues, profondes, et parfois bouillantes, du lac d'Agnano, que l'on croit s'être formé au moyen âge. Dans les environs jaillit, de la fameuse «grotte du Chien», une source d'acide carbonique visitée par la foule des étrangers. D'autres jets de gaz et d'eau sulfureuse s'élancent de tous les terrains des environs, et c'est à eux que Pouzzoles devrait son appellation, si la véritable signification du mot est celle de «Ville puante». Par contre, la ville a donné son nom à la terre de pouzzolane, lave désagrégée par les eaux qui fournit un excellent mortier et qui servit dans l'antiquité à construire des amphithéâtres, des temples, des villas, des môles et des bassins. On voit encore à Pouzzoles quelques restes de la jetée à laquelle se rattachait le fameux pont de Baïa, construit en travers du golfe par Caligula.
Les rivages de la baie de Pouzzoles ont fréquemment changé de niveau. Les trois colonnes d'un temple de Neptune, dit de Sérapis, en sont une preuve bien connue. Après l'époque romaine, peut-être lors de quelque éruption non mentionnée dans l'histoire, l'édifice s'affaissa dans les eaux avec la berge qui le portait; ses colonnes durent baigner dans la mer pendant de longues années ou même pendant des siècles, car jusqu'à la hauteur d'environ six mètres et demi, on voit sur les fûts de marbre les enveloppes des serpules et les innombrables trous creusés par les pholades. A une autre époque, sur laquelle les chroniques restent également muettes, le temple surgit de nouveau, avec assez de régularité dans son mouvement d'élévation pour que la colonnade restât partiellement debout. Tout porte à croire que cette émersion eut lieu en 1538, lorsque la «Montagne Nouvelle» (Monte Nuovo) fut rejetée par l'officine intérieure des laves et des cendres. En quatre jours l'énorme cône, haut de 130 mètres et d'un pourtour de plusieurs kilomètres, jaillit de la plaine basse qui continuait le golfe vers le nord; le village de Tripergola fut enseveli sous les cendres; toute une plage, dite la Starza, se forma au pied de la falaise de l'ancien littoral, et deux nappes d'eau qui s'étendent à l'ouest du Monte Nuovo cessèrent de communiquer avec la mer et prirent une autre forme.
Un de ces lacs, le plus rapproché du golfe, était ce fameux Lucrin, tant apprécié des gourmets de Rome à cause de ses huîtres; une simple flèche de sable, percée d'un «grau» naturel où passaient les petites embarcations, le séparait de la mer: cette plage était, suivant la tradition, une digue élevée par Hercule, lorsqu'il revenait d'Ibérie, chassant devant lui les troupeaux de Géryon. L'autre lac, qu'un détroit unissait alors au Lucrin, est l'Averne, dont Virgile, se conformant aux vieilles légendes, avait fait l'entrée des enfers. Ses eaux, claires, poissonneuses et profondes d'environ 120 mètres emplissent un ancien cratère qui n'a plus rien de bien effrayant et n'émet plus de gaz mortels: en dépit de l'étymologie de son nom, les oiseaux volent sans danger au-dessus du lac et se reposent sur les bords. Pourtant les vieux souvenirs classiques de l'enfer païen hantent encore les alentours du cratère lacustre; une nappe marécageuse du bord de la Méditerranée, le lac Fusaro, est devenue l'Achéron des ciceroni; à côté se trouve l'antre de Cerbère; le Cocyte est le ruisseau paresseux de l'Acqua Morta qui s'écoule de l'étang dans la mer; le lac Lucrin, ou plutôt une source qui s'y déverse, est le Styx; une grotte artificielle, reste d'une route souterraine que les anciens avaient creusée, du lac Averne à la mer, est devenue la grotte de la Sibylle. Les habitants de Cumes, l'antique cité de fondation chalcidique dont on voit encore quelques débris au bord de la Méditerranée, entre le lac de Patria et celui de Fusaro, avaient apporté les mythes de l'Hellade dans leur nouvelle patrie, et la poésie, qui s'en est emparée, continue de les faire vivre jusqu'à nos jours.
Pour contraster avec le Tartare, il faut des Champs Élysées, et l'on donne, en effet, ce nom à une partie de la péninsule de Baïa dont les voluptueux Romains avaient fait le séjour le plus enchanteur de l'univers: tous les grands y possédaient leur villa; Marius, Pompée, César, Auguste, Tibère, Claude, Agrippine, Néron, y résidèrent et leurs palais furent le théâtre de mainte effroyable tragédie. Actuellement il ne reste de tous ces édifices que des ruines à demi écroulées dans les flots. La nature a repris le dessus et les seules curiosités de la péninsule, avec les huîtrières du lac Fusaro, sont les collines de tuf et les cratères. Le cap terminal, le célèbre promontoire de Misène, est un de ces anciens volcans, et jadis faisait partie d'un groupe d'éruption beaucoup plus considérable qui comprenait aussi la charmante petite île de Procida, séparée de la côte par un canal de moins de dix-huit mètres de profondeur. La vue que l'on contemple du cap Misène est une des plus vantées de la planète: de là on voit dans son entier cet admirable golfe de Naples, «morceau du ciel tombé sur la terre.» Ischia la joyeuse, la formidable Capri, le promontoire de Sorrente, bleui par l'éloignement, le Vésuve à la double enceinte, le collier de villes blanches qui entoure le golfe, les maisons de Naples qui ruissellent sur les pentes, les fécondes plaines de la Campanie, se déroulent dans le cadre merveilleux formé par la mer et l'Apennin.
L'île de Procida réunit le massif des champs Phlégréens à la chaîne des volcans insulaires qui se développe au large du golfe de Gaëte. La plus importante de ces îles est Ischia, presque rivale du Vésuve par la hauteur apparente de son volcan, l'Epomeo. Celui-ci, qu'entourent dix ou douze cônes parasites, s'est ouvert latéralement plusieurs fois pendant l'époque historique. Une grande éruption de la montagne eut lieu en 1302, et la crevasse vomit alors des laves tellement compactes, que jusqu'à présent elles se sont refusées à porter toute végétation. On a remarqué que le Vésuve se trouvait alors dans une période de repos, deux fois séculaire; mais comme s'il y avait alternance dans les foyers d'activité, l'Epomeo est redevenu tranquille depuis que le Vésuve a repris le jeu de ses explosions; de même, lorsque le Monte Nuovo jaillit du sol, le grand volcan de Naples rentra dans une période de sommeil qui dura cent trente années. Quoi qu'il en soit de cette alternance présumée dans le mouvement des laves souterraines, l'île d'Ischia repose depuis cinq siècles et demi; elle n'a plus d'autre issue pour le dégagement des gaz élaborés dans ses profondeurs que ses trente ou quarante sources thermales, qui contribuent, avec l'air pur et la beauté de l'île, à augmenter chaque année le flot des visiteurs.
Il est certain, qu'à une époque géologique moderne la masse insulaire a été soulevée, puisque ses laves trachytiques reposent en maints endroits sur des argiles et des marnes contenant des coquillages semblables à ceux qui vivent encore dans la Méditerranée: des phénomènes analogues ont eu lieu sur les plages de Pouzzoles et de Sorrente, mais le mouvement d'élévation paraît avoir été beaucoup plus considérable dans l'île d'Ischia, car on y a reconnu les restes de coquilles récentes jusqu'à 600 mètres de hauteur. Jadis accrue par l'exhaussement du sol marin, Ischia diminue maintenant, par suite du travail d'érosion que font les vagues à la base de ses promontoires de tuf. Il en est de même pour les autres îles volcaniques dont la rangée se prolonge au nord-ouest. Ventotiene, l'ancienne Pandataria, qui fut un lieu d'exil pour les princesses romaines, est un âpre rocher de trachyte ne gardant plus qu'une sorte de chapeau de scories et de cendres; tout le reste a été balayé par les eaux, et les deux îles de Ventotiene et de San Stefano, jadis parties d'un même volcan, sont devenues deux terres distinctes. Ponza, autre lieu de bannissement du temps des Romains, était également avec les deux îles voisines, Palmarola et Zannone, le fragment d'une enceinte de volcan démoli depuis par les vagues. Mais ce volcan s'appuyait sur des masses calcaires comme celles du continent voisin, car l'extrémité orientale de Zannone se compose d'une roche jurassique absolument semblable à celle du Monte Circello, qui se dresse en face sur la côte romaine.
Le Vésuve, la montagne à la fois chérie et redoutée des Napolitains, fut aussi, aux temps préhistoriques, un volcan insulaire; des coquillages marins mêlés au tuf du Monte Somma prouvent que cette partie du volcan était jadis immergée, et du côté du continent la montagne est encore entourée de plaines basses qui prolongent la mer des eaux par leur mer de verdure. On sait comment la paisible montagne, couverte jadis des plus riches cultures jusque dans le voisinage du sommet noirci, révéla par une explosion soudaine la force terrible qui sommeillait dans ses profondeurs. Il y a dix-huit siècles bientôt que le dôme de la Somma, brusquement soulevé, fut réduit en poudre et projeté dans l'espace. Le nuage de cendres lancé dans les airs cacha toute la contrée sous d'immenses ténèbres; jusqu'à Rome le soleil en fut obscurci, et l'on crut que la grande nuit de la Terre allait commencer. Quand la lumière reparut vaguement dans le ciel roux, tout était méconnaissable; la montagne avait perdu sa forme; toutes les cultures avaient disparu sous la couche de débris, et des villes entières étaient ensevelies avec ceux des habitants qui n'avaient pu s'enfuir: on ne les a retrouvées que de nos jours.
VUE GÉNÉRALE DE CAPRI, PRISE DE MASSA-LUBREUSE.
Dessin d'après nature par Niederhaüsern-Kœchlin.
ÉRUPTION DU VÉSUVE, LE 26 AVRIL 1872.
Dessin de Taylor, d'après M. A. Heim.
Depuis le terrible événement, le Vésuve a fréquemment vomi des laves et des cendres; il est même arrivé, en 472, que ses poussières d'éruption ont été transportées par le vent jusqu'à Constantinople, à la distance de 1,160 kilomètres. Jamais on n'a constaté de périodicité dans ces divers paroxysmes; le Vésuve s'est parfois reposé assez longtemps pour que des forêts aient pu naître et grandir aux abords mêmes du cratère; mais depuis la fin du dix-septième siècle les éruptions sont devenues plus nombreuses: il ne se passe guère de décade qu'il n'y en ait une ou deux. Chacune d'elles modifie le profil de la montagne: tantôt le grand cône terminal a la forme la plus régulière, tantôt il est découpé par des brèches en deux ou trois pyramides distinctes; suivant les époques, il est percé d'un simple cratère, au fond duquel bouillonnent les laves, ou bien parsemé de lacs ou de pustules d'éruption, ou muni d'un puissant vomitoire dont les rebords s'emboîtent les uns dans les autres ou se croisent diversement. La hauteur du mont ne change pas moins que sa forme, et les mesures les plus précises indiquent, d'éruption en éruption, des altitudes différentes, quoique toutes probablement inférieures à celle qu'avait la Somma avant la grande explosion de 79; le fragment ruiné de l'enceinte qui se développe en croissant autour de l'ancien cratère dit Atrio del Cavallo fait supposer que la masse du volcan était beaucoup plus considérable autrefois. Toutes ces grandes révolutions sont accompagnées de changements intimes dans la composition des laves et dans la nature des gaz. Grâce au voisinage de Naples, toutes ces diverses phases de l'activité volcanique sont connues désormais. Les Annales du Vésuve, où ces phénomènes sont décrits en détail, sont assez riches déjà pour servir à l'histoire comparée de tous les volcans, et un observatoire, que l'on a bâti sur les pentes du cône et que les laves ont parfois entouré de leurs vagues de feu, permet aux savants d'étudier les éruptions à leur source même.
Le Vésuve, comme tous les autres volcans, a son entourage d'eaux thermales et de vapeurs jaillissantes; mais il n'est point accompagné de cônes secondaires. Il faut aller jusqu'au centre, et même sur le versant oriental de la Péninsule, pour trouver un autre volcan: c'est le mont Vultur. Cette masse isolée et régulièrement conique est plus considérable que le Vésuve lui-même: elle le dépasse en hauteur de cime et en diamètre de base; mais il ne paraît pas que des éruptions y aient eu lieu depuis les temps historiques; le grand cratère, ouvert sur le flanc septentrional de la montagne, n'émet plus que de légers souffles d'acide carbonique, au bord de deux lacs emplissant le fond de l'entonnoir. Le mont Vultur s'élève sur le prolongement d'une ligne tirée d'Ischia au Vésuve, et c'est précisément sur la même ligne, et à moitié chemin des deux grandes montagnes, le Vésuve et le Vultur, que se trouve la source d'acide carbonique la plus abondante de l'Italie; elle jaillit du petit lac ou plutôt de la mare d'Ansanto ou du «Manque d'air», ainsi nommée à cause de ses gaz irrespirables. Le jet d'acide s'échappe d'une fente du sol avec un bruit strident, semblable à celui d'une cheminée de forge. Tout autour, la terre est couverte de débris d'insectes qui ont péri soudain en pénétrant dans la zone d'air mortel. Au bord du lac, les Romains avaient élevé un temple à «Junon Méphitique 103».
Tout effroyables qu'ils soient, les désastres causés dans l'Italie méridionale par les éruptions de laves et les explosions de cendres sont moindres que les malheurs produits par les tremblements de terre. Quelques-unes de ces fatales secousses ont évidemment le mouvement intérieur des laves pour cause immédiate: ainsi, quand le Vésuve s'agite, Torre del Greco et les autres villes situées à la base du mont sont doublement menacées: elles risquent à la fois d'être rasées par les laves ou bien ensevelies par les cendres et d'être renversées par les trépidations du sol. Mais, outre ces tremblements volcaniques, la Basilicate et les Calabres, c'est-à-dire les provinces comprises entre les deux foyers du Vésuve et de l'Etna, ont éprouvé maintes fois des ébranlements terribles dont l'origine est encore inconnue. Sur un millier de tremblements de terre observés pendant les trois derniers siècles dans l'Italie méridionale, la plupart ont été ressentis dans cette région, et quelques-uns ont exercé une force de destruction dont les résultats épouvantent.
Le grand désastre le plus récent, celui de décembre 1857, coûta la vie à plus de 10,000 personnes, à Potenza et dans les environs; mais le plus terrible de ces ébranlements raconté par l'histoire fut celui de 1783, qui secoua la pointe extrême de la péninsule des Calabres. Le premier choc, dont le point initial se trouvait à peu près au-dessous de la ville d'Oppido, dans le massif de l'Aspromonte, ne dura que cent secondes, et ce court espace de temps suffit pour renverser 109 villes et villages, contenant une population de 166,000 personnes, dont 32,000 restèrent écrasées sous les débris. La disposition des terrains de la contrée fut pour beaucoup dans ce désastre. En effet, les talus ravinés qui s'appuient sur les flancs des montagnes granitiques de la Calabre Ultérieure sont composés de formations tertiaires, sables, marnes et argiles. En passant à travers la roche, douée d'une certaine élasticité, quoique fort dure, les secousses se propageaient régulièrement sans brusques soubresauts; mais, arrivées aux terrains meubles, elles se retardaient soudain; le mouvement se troublait, changeait de direction, et de grands éboulis se produisaient; marnes et sables s'écroulaient en entraînant avec eux les cultures et les édifices de la surface; comme dans la plaine de San Salvador, en Amérique, des secousses relativement faibles déterminaient ainsi d'effroyables écroulements. Telle est la cause de ces lézardes bizarres, de ces étranges déchirures du sol qui firent l'étonnement des savants et que reproduisent à l'envi, d'après les figures de l'époque, tous les ouvrages de géologie. En certains endroits, la terre était étoilée de fissures comme une vitre brisée; ailleurs des fentes s'étaient ouvertes à perte de vue dans les profondeurs; des ruisseaux s'étaient engouffrés et plus loin reparaissaient en lacs; des marnes délayées avaient coulé sur les pentes comme des fleuves de lave, noyant les maisons et recouvrant les cultures d'une couche infertile. Les ruines, les changements de niveau, les crevasses béantes rendaient plusieurs sites presque méconnaissables. Aux désastres causés par tous ces écroulements s'ajoutèrent les maux occasionnés par les tremblements de mer. Une grande partie de la population de Scilla, craignant de rester sur le rivage vibrant, s'était réfugiée sur une flottille de barques; mais une énorme masse de terre, se détachant d'une montagne voisine, s'éboula dans les eaux, et la vague d'ébranlement vint se heurter sur les rives avec les débris des embarcations rompues. Puis vinrent la famine, causée par le manque de vivres, et le typhus, conséquence ordinaire de tous les autres fléaux.
S'il est encore impossible de prévoir les tremblements de terre et de se prémunir contre eux autrement que par une construction plus intelligente des maisons, il est du moins une cause de misère et de dépopulation que les habitants du Napolitain peuvent écarter, puisque leurs ancêtres y avaient réussi. Du temps des Grecs, les marais du littoral étaient certainement beaucoup moins nombreux qu'ils ne le sont de nos jours; les guerres et le retour des populations vers la barbarie ont détérioré le régime des eaux et, par conséquent, le climat lui-même. Baïa, le lieu salubre par excellence, la ville de campagne des voluptueux Romains, est devenue le séjour de la malaria. De même, l'ancienne Sybaris, la ville du luxe et du plaisir, est remplacée par les mares de la plaine Fiévreuse (Febbrosa), «terre pourrie qui mange plus d'hommes qu'elle ne peut en nourrir.» Les miasmes paludéens, tel est le fléau qui, avec la misère et l'ignorance, décime encore les habitants de la Pouille, de la Basilicate, des Calabres. Certaines maladies asiatiques, l'éléphantiasis, la lèpre même, font aussi leurs ravages parmi ces populations, que la fertilité du sol et l'excellence du climat naturel semblaient destiner à une grande prospérité.
En effet, les contrées napolitaines, bien nommées Sicile continentale, depuis les temps de la domination normande, qui fonda le royaume des Deux-Siciles, sont une région favorisée. Le versant occidental surtout, baigné par une quantité suffisante de pluies annuelles, pourrait devenir un immense jardin, comme le sont déjà quelques-unes de ses plages, à Sorrente, à Salerne, à Reggio. La température moyenne de Naples est semi-tropicale; en hiver, le thermomètre n'est pas même inférieur d'un degré à la hauteur qu'il offre à Paris pour la moyenne de toute l'année. La neige y tombe fort rarement et ne se montre pendant quelques semaines ou quelques mois que sur les croupes des montagnes 104. Dans les jardins et les vergers du bord de la mer, la végétation est d'une richesse toute méridionale: les orangers et les citronniers, chargés des plus beaux fruits, y poussent en grands arbres; les dattiers, se groupant en bouquets, y déploient leurs éventails de feuilles, et parfois, à Reggio notamment, ils ont mûri leurs fruits; l'agave américaine y dresse ses hauts candélabres; la canne à sucre, le cotonnier et d'autres plantes industrielles, qui dans le reste de l'Europe se hasardent à peine en dehors des serres, vivent ici dans les champs en pleine liberté. Quant à l'olivier, l'arbre par excellence des plages de la Méditerranée, c'est dans les Calabres qu'il faut en parcourir les admirables forêts, non moins ombreuses que celles de nos hêtres. Même la roche à peine saupoudrée de terre végétale et sans humidité apparente est d'une grande fertilité; maint promontoire aux falaises verticales porte sur ses terrasses de culture des vignobles et des vergers aux excellents produits. Avec la Sicile, l'Andalousie, certains districts de la Grèce et de l'Asie Mineure, le Napolitain est vraiment l'idéal de la zone chaude tempérée; seulement quelques steppes du versant adriatique, et les hautes vallées des Apennins, qui rappellent le centre de l'Europe, contrastent avec la magnificence de végétation du littoral.
Cet admirable pays est habité par une population d'origine très-diverse. Sans remonter jusqu'aux âges mythiques, on trouve les éléments les plus distincts parmi les peuples qui se sont entremêlés pour former les Napolitains actuels.
Il y a deux mille trois cents ans, les Samnites occupaient non-seulement les Apennins, mais encore toute la largeur de la Péninsule, d'une mer à l'autre mer. Plus nombreux que les Romains, maîtres d'un territoire plus étendu, ils seraient devenus les conquérants de l'Italie, s'ils avaient eu la cohésion, l'esprit d'organisation, la discipline qui faisaient la force de leurs adversaires; mais, divisés en cinq groupes distincts, parlant cinq dialectes italiques différents, ils ne possédaient pas une individualité nationale assez précise. Les Samnites de la montagne se disputaient avec leurs frères de la plaine; ceux qui avaient gardé la barbarie de leurs anciennes mœurs étaient en guerre ouverte avec les Samnites hellénisés qui vivaient dans le voisinage des cités grecques du littoral.
Tous les rivages méridionaux de la péninsule italique, depuis l'antique ville de Cumes, fondée, plus de mille ans avant notre ère, par les Cuméens de l'Asie Mineure, jusqu'à Sipuntum, dont il reste quelques ruines, au sud de la moderne Manfredonia, étaient bordés de villes grecques. Dans ces régions du midi de l'Italie, le fond de la population diffère beaucoup de celui des autres parties de la Péninsule. Tandis que les éléments celtiques, étrusques, latins dominent au nord du Monte Gargano, ce sont les Hellènes, les Pélasges et des races alliées qui semblent avoir eu la prépondérance dans les contrées du sud. Non-seulement les Grecs civilisés, Ioniens et Doriens, y avaient fondé assez de colonies pour en faire une «Grande Grèce», mais les indigènes eux-mêmes, les Iapygiens barbares, parlaient un idiome que l'on croit avoir été très-rapproché de la langue hellénique; peut-être l'hypothèse de Mommsen, qui voit en eux les descendants de tribus de même origine que les Albanais du littoral opposé de l'Adriatique, est-elle fondée; mais, en tout cas, ils étaient les parents des Grecs par la race, et cette parenté facilita la rapide hellénisation du peuple.
Plus tard, tous les méridionaux de l'Italie, descendants des Iapygiens et des Grecs, eurent à s'incliner devant la toute-puissance de Rome et à recevoir ses vétérans et ses colons, mais ils ne se latinisèrent point complétement. Eux qui avaient donné à Rome presque tous ses premiers auteurs et ses maîtres en poésie, Andronicus, Ennius, Nævius, ne se prêtèrent que difficilement à parler la langue des conquérants. Après la chute de l'empire romain, l'autorité des Césars de Constantinople, qui put se maintenir encore longtemps dans l'Italie méridionale, rendit au grec son rang d'idiome prépondérant, puis les patois romanisés reprirent peu à peu le dessus. Mais l'ignorance même et la barbarie dans laquelle retombèrent les habitants, des contrées à demi grecques ne leur permirent pas de se faire au nouveau milieu qui les entourait; ils conservèrent partiellement leur langue et leurs mœurs, et, de nos jours encore, plusieurs districts des provinces méridionales ne sont italiens qu'en apparence; on cite même huit villages de la Terre d'Otrante où l'on parle le dialecte hellénique du Péloponèse; mais les habitants du pays sont probablement les descendants de fugitifs du moyen âge. Ce n'est point sans raison que la mer de Tarente a toujours son nom de mer Ionienne. En gardant leurs sonores appellations grecques, Naples ou Napoli, Nicastro, Tarente, Gallipoli, Monopoli ont aussi gardé dans leur population bien des traits qui font penser aux temps de la Grande Grèce.
De toutes les cités du Napolitain, Reggio ou «la Ville du détroit» (de la Rupture) est, paraît-il, celle où l'usage du grec s'est conservé le plus longtemps; vers la fin du treizième siècle, les patriciens de la ville, qui se vantent tous d'être de pure race ionienne, parlaient encore, dit-on, la langue de leurs ancêtres. Dans plusieurs villages de l'intérieur, où ni le commerce, ni les invasions guerrières ne sont venus modifier les anciennes mœurs, le grec était naguère l'idiome du pays; des chants recueillis à Bova, bourgade située non loin de la pointe méridionale de l'Italie, sont en beau dialecte ionien, plus rapproché, dit-on, de la langue de Xénophon que le romaïque de la Grèce. Récemment encore, à Roccaforte del Greco, à Condofuri, à Cardeto, le grec était parlé par tous les paysans, et lorsqu'on les appelait devant les tribunaux comme témoins ou comme accusés, les magistrats devaient être assistés d'un interprète. Actuellement tous les jeunes gens parlent italien; la langue maternelle est oubliée, mais le type se conserve encore. A Cardeto, hommes et femmes, surtout celles-ci, sont d'une beauté remarquable: «ce sont toutes des Minerves,» dit un historien du pays. Leur principal métier, source de bien-être dans leur village, est de servir de nourrices aux enfants des bourgeois de Reggio. De même les femmes de Bagnara, entre Scilla et Palmi, sont d'une étonnante beauté, célébrée d'ailleurs par un proverbe italien; mais elles ont un type quelque peu farouche, où l'on croit discerner une trace d'origine arabe; leur visage n'a pas la noble placidité de la figure grecque.
On raconte que les femmes des villages encore helléniques des Calabres exécutent fréquemment une danse sacrée, qui dure pendant des heures et qui ressemble tout à fait à celle que l'on voit représentée sur les anciens vases; seulement elles dansent devant l'église et non plus devant les temples, et ce sont des prêtres qui bénissent leurs cérémonies. Lors des enterrements, des pleureuses accompagnent le mort en poussant des cris et recueillent précieusement leurs larmes dans des lacrymatoires. Ailleurs, notamment dans les environs de Tarente, les enfants consacrent leur chevelure aux mânes des parents défunts. Avec ces anciennes mœurs s'est également maintenue l'ancienne morale. La femme est encore considérée comme un être très-inférieur à l'homme; sa position n'a guère changé depuis deux mille ans dans cette partie de la Grande Grèce. Même à Reggio, les dames de la bourgeoisie et de la noblesse qui se conforment à la tradition restent dans le gynécée; elles ne vont point au théâtre, sortent rarement, et, quand elles se promènent, elles se font accompagner, non par leur mari, mais par des suivantes aux pieds nus.
Aux éléments samnites, iapygiens et grecs qui ont formé la grande masse de la population de l'Italie méridionale, il faut ajouter les Étrusques de la Campanie; les Sarrasins, qui s'établirent dans la presqu'île du Gargano et ceux dont on croit reconnaître les descendants, dans la Campanie, à la «marine» de Reggio, à Bagnara et dans plusieurs autres villes de la côte; les Lombards de Bénévent, qui parlaient encore leur langue il y a huit cents ans; les Normands, dont les fils seraient actuellement des pâtres de la montagne; enfin les Espagnols, que l'on retrouve en plusieurs villes du littoral, notamment à Barletta dans l'Apulie. De tous les étrangers domiciliés dans l'Italie méridionale, ceux qui ont fourni le contingent le plus considérable pendant les derniers siècles sont probablement les Albanais. Ils sont nombreux sur tout le versant oriental de la Péninsule, du promontoire de Gargano à l'extrémité des Calabres. Dès 1440, un de leurs clans s'était établi en Italie, mais la grande émigration se fit pendant la dernière moitié du quinzième siècle, après les héroïques luttes soutenues par le grand Scanderbeg; les Chkipétars vaincus n'avaient alors d'autre ressource que l'expatriation pour échapper au joug des Musulmans. Les rois de Naples, heureux d'accueillir dans leur armée de si vaillants soldats, concédèrent aux familles albanaises plusieurs villages ruinés et des terres incultes, qui sont maintenant parmi les mieux exploitées de l'Italie du Midi. Les descendants des Chkipétars, domiciliés pour la plupart dans la Basilicate et les Calabres, comptent au nombre des plus utiles citoyens de l'Italie; ils se sont mis à la tête du mouvement intellectuel dans l'ancien royaume de Naples, et lorsqu'il s'est agi de le délivrer des Bourbons, ils étaient parmi les premiers dans l'armée libératrice de Garibaldi. Un grand nombre d'Albanais se sont complétement italianisés, mais il s'en trouve encore plus de 80,000 qui n'ont oublié ni leur origine, ni leur langage.
Quelle que soit la part qu'il faille attribuer aux divers éléments ethniques dont se compose la population napolitaine, un fait est incontestable, c'est que la race est une des plus belles de l'Europe. Les Calabrais, les montagnards de Molise, les paysans de la Basilicate ont une taille si bien prise, un corps si merveilleusement d'aplomb, tant de souplesse dans les membres et d'agilité dans la démarche, qu'on ne songe point à leur reprocher leur petite taille, comparée à celle des hommes du Nord. On ne s'arrête pas non plus à ce que les traits de beaucoup de femmes napolitaines pourraient avoir d'irrégulier, tant elles ont une physionomie mobile et pleine d'expression. Les figures des enfants, avec leurs grands yeux noirs et leur bouche si fine et si bien formée, brillent de la plus vive intelligence, quoique souvent les vulgarités de la vie misérable à laquelle un trop grand nombre d'entre eux sont condamnés finissent par éteindre leur regard et avilir leur physionomie. Mais l'immense poids d'ignorance qui pèse sur la race n'empêche pas qu'elle ne soit admirablement douée. La contrée qui compte tant de grands hommes, depuis les temps presque mythiques de Pythagore, n'est inférieure à aucune autre par le génie naturel de sa population. Ses philosophes, ses historiens, ses légistes ont exercé une action puissante dans le mouvement de la pensée humaine, et le nombre des musiciens de premier ordre qu'elle a fourni au monde est relativement très-considérable. Il appartenait aux Napolitains de chanter la nature et la vie: est-il sur la terre des hommes plus favorisés par l'air qu'ils respirent, les campagnes et les eaux qui les entourent?
Et pourtant la majorité des habitants de l'Italie méridionale est encore, à bien des égards, au dernier rang parmi les Européens. Depuis l'époque des libres cités helléniques, analogue à celle qu'eurent à parcourir, dans un autre cycle de l'histoire, les républiques du nord de l'Italie, le pays ne s'est jamais appartenu: il n'a fait que changer de maîtres; tous les conquérants l'ont tour à tour dévasté avec violence ou méthodiquement opprimé. A l'exception d'Amalfi, aucune ville du Napolitain n'eut le bonheur de pouvoir s'administrer longtemps elle-même comme le faisaient tant de cités républicaines de l'Italie du Nord. La position géographique de la contrée qui fut la Grande Grèce la mettait tout particulièrement en danger: au centre même de la Méditerranée, elle se trouvait sur le chemin de tous les pirates et de tous les envahisseurs, Sarrasins ou Normands, Espagnols ou Français, et l'absence de toute cohésion naturelle entre les diverses régions du pays ne permettait pas aux populations de résister. Le midi de l'Italie n'a pas de grand bassin fluvial comme la Lombardie, la Toscane, l'Ombrie et Rome; il n'a pas de centre de gravité pour ainsi dire, et s'enfuit de toutes parts en versants distincts. Ce manque d'unité géographique enlevait à la contrée son individualité historique et la livrait d'avance à l'étranger.
Le régime politique sous lequel les populations napolitaines vivaient récemment encore était des plus humiliants: toute initiative devait s'y étouffer. «Mon peuple n'a pas besoin de penser!» écrivait le roi de Naples Ferdinand II. Une idée, une parole que la censure avait interdites, par peur ou par ignorance, étaient considérées comme des crimes et punies avec la plus grande sévérité. Nul autre droit que celui de la mendicité et de la dépravation morale! La science était obligée de se faire toute petite; l'histoire devait se réfugier dans les catacombes de l'archéologie; un reste de vie littéraire ne pouvait se maintenir que par sa corruption ou sa futilité; bien peu nombreux étaient les Napolitains qui parvenaient à force d'énergie, et sans recourir à l'expatriation, à prendre rang parmi les hommes illustres de l'Italie. Hors des grandes villes, les écoles étaient des établissements presque inconnus et partout surveillés par une police soupçonneuse. Les hommes qui savaient lire et écrire étaient mal vus et, pour ne pas être accusés d'appartenir à quelque société secrète, ils étaient obligés de se faire hypocrites. Les vieilles superstitions avaient gardé tout leur empire; la masse du peuple, encore iapygienne et grecque par ses pratiques dévotieuses, c'est-à-dire païenne, obéissait à de véritables hallucinations dans sa croyance au monde des esprits: à cet égard, elle valait les Morlaques de Dalmatie et les Albanais. On sait avec quelle fureur d'idolâtrie la population de Naples se précipite encore au-devant de la statue de saint Janvier et de quelles insultes elle l'accable quand il tarde trop à liquéfier son sang miraculeux. Il en est de même dans la plupart des autres villes du Napolitain: chacune d'elles a son patron adoré, ou plutôt son dieu; mais si le dieu ne protége pas son peuple, il est conspué comme un ennemi. Encore en 1858, des villageois des Calabres, irrités d'une longue sécheresse, emprisonnèrent leurs saints les plus vénérés. Vers la même époque, Barletta, dans la Pouille, eut le triste honneur d'être la dernière ville d'Europe à brûler des protestants, et de continuer ainsi la tradition de massacre léguée par les exterminateurs des Vaudois de la Calabre.
Tel est encore le fanatisme dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle 105!
Une des principales superstitions des Napolitains est relative au «mauvais œil». Le malheureux affligé d'un nez en bec de corbin et de grands yeux ronds est tenu pour un jeteur de sorts, un jettatore, et, tout honnête homme qu'il soit d'ailleurs, chacun l'évite comme un être fatal. Si, par mauvaise chance, on se trouve exposé à la funeste influence de son regard, il faut s'empresser de lui faire les cornes ou de lui opposer la puissance de quelque amulette, ayant la même forme que le fascinum des anciens; les gris-gris en corail surtout ont un grand pouvoir, et nombre de ceux qui prétendent ne pas croire à leur vertu sont les premiers à s'en servir. Quant aux paysans des Calabres, la plupart d'entre eux portent au-dessous de la chemise des tableaux de saints couvrant toute la poitrine en guise de boucliers. Les bêtes domestiques et les demeures doivent être aussi défendues par des objets sacrés et des dieux Iares. A Reggio, presque toutes les maisons, toutes peut-être, sont protégées contre les influences funestes par une espèce de cactus placé près de la porte ou sur le balcon: on ne le connaît pas dans le pays sous un autre nom que celui d'albero del mal'occhio, «arbre du mauvais œil.»
Après la superstition, l'un des grands fléaux de l'Italie méridionale est le brigandage. Le nom des Calabres éveille aussitôt dans les esprits l'idée de meurtres et de combats à main armée; en entendant parler de ce pays, on pense immédiatement à des bandits parcourant la montagne en costume pittoresque et l'escopette au poing. Malheureusement le «brigand calabrais» n'est point un simple mythe à l'usage des drames et des opéras: il existe bien réellement, et ni les changements de régime politique, ni la sévérité des lois, ni les chasses à l'homme organisées tant de fois n'ont pu le faire disparaître. Souvent, après des battues prolongées et de nombreuses fusillades, on a cru à l'extermination complète des brigands, et les autorités se sont mutuellement envoyé des félicitations officielles; mais le répit a toujours été de peu de durée et les meurtres ont recommencé de plus belle.
Ce n'est point la vengeance, comme en Sardaigne et en Corse, qui met les armes aux mains du paysan calabrais, c'est presque toujours la misère. Dans ce pays, où la féodalité, abolie en droit, n'en existe pas moins de fait, le sol est en entier accaparé par quelques grands propriétaires, et par suite le paysan ou cafone est condamné pour vivre à un travail accablant et mal rémunéré. Dans les années de grande abondance, alors que le seigle les châtaignes, le vin suffisent à son entretien et à celui de sa famille, il travaille sans se plaindre; mais que la disette se fasse sentir, aussitôt les brigands foisonnent. Unis contre l'ennemi commun, le propriétaire féodal le gualano, ils mettent le feu à sa maison, capturent ses bestiaux, le saisissent lui-même, s'ils le peuvent, et ne le rendent que moyennant une forte rançon. Quelques-uns de ces bandits finissent par devenir de véritables bêtes fauves altérées de sang; mais, tant qu'ils se bornent à leur premier rôle de «redresseurs de torts», ils peuvent compter sur la complicité de tous les autres paysans: les pâtres des montagnes leur apportent du lait, des vivres, les avertissent du danger, donnent le change aux carabiniers qui les poursuivent. Tous les pauvres sont ligués en leur faveur, tous se refusent à les dénoncer ou à témoigner contre eux. D'ailleurs la plupart des bandits napolitains, très-consciencieux à leur manière, sont d'une extrême dévotion; ils font des voeux à la Vierge ou à leur patron spécial; ils lui promettent une part du butin et l'apportent religieusement sur l'autel quand ils ont fait leur coup. On dit que plusieurs d'entre eux, non contents de porter des amulettes sur tout le corps pour détourner les balles, se font une incision à la main pour y introduire une hostie consacrée et donner ainsi une vertu mortelle à chacune de leurs balles.
L'extrême misère des paysans du midi de l'Italie a donné lieu à une pratique encore plus abominable que le brigandage, la traite des enfants. Les familles sont nombreuses dans les montagnes du Napolitain: mais la mortalité est très-forte parmi les nouveau-nés et des milliers d'entre eux sont livrés par leurs parents à la charité ou à l'incurie publiques. En outre, des industriels étrangers, chrétiens et juifs, parcourent les campagnes, principalement celles de la Basilicate, et, moyennant quelque misérable pitance, achètent aux parents affamés leurs garçons et leurs filles; plus l'enfant est gracieux et intelligent, plus il a de tristes chances d'entrer dans la chiourme du marchand de chair humaine. Celui-ci, que menacent des lois promulguées récemment, mais qui se sent protégé par la coutume et par d'ignobles complicités, transporte sa denrée vivante en France, en Angleterre, en Allemagne, et jusqu'aux États-Unis, pour en faire des acrobates, des joueurs d'orgue et de vielle, des chanteurs de rues ou de simples mendiants. Tout est calculé dans ce honteux commerce; les entrepreneurs savent d'avance ce que coûteront le transport et la mortalité, ce que rapporteront le travail et les vices de leurs petits esclaves. Une des bourgades de la Basilicate, Viggiano, est spécialement exploitée par eux, à cause du génie des habitants pour la musique. Tous jouent de quelque instrument avec un remarquable goût naturel.
L'émigration libre commence aussi à devenir très-active, et, si le gouvernement italien ne prenait des mesures pour empêcher les jeunes gens d'échapper à la conscription, quelques districts se dépeupleraient rapidement au profit de l'Amérique du Sud; les paysans les plus misérables resteraient seuls. Mais, tout gêné qu'il soit, le mouvement d'émigration est déjà un dérivatif très-important aux anciennes mœurs de brigandage, et, par les rapports nouveaux qu'il établit de l'un à l'autre hémisphère, il contribuera, plus que toutes les mesures officielles, au renouvellement intellectuel et moral de ces populations païennes. D'ailleurs les routes qui s'ouvrent de toutes parts dans les régions montagneuses du Napolitain, les chemins de fer du littoral et l'accroissement de l'industrie dans le voisinage des grandes villes ne peuvent manquer d'assimiler de plus en plus l'Italie méridionale aux autres provinces de la Péninsule et au reste de l'Europe. Ce ne sera point une raison pour que la misère disparaisse, mais, en se déplaçant, elle prendra un autre caractère. Le brigandage et la traite des enfants cesseront d'exister, pour être remplacés, hélas! par le prolétariat des manufactures.
Actuellement, les provinces du Napolitain sont encore presque exclusivement une contrée de pâture et de labourage. Les tavoliere de la Pouille et les monts qui les dominent sont encore, nous l'avons vu, dans une grande partie de leur étendue, des terrains de dépaissance où «transhument» les troupeaux suivant les saisons; récemment même, les bergers des Abruzzes étaient obligés, chaque hiver, de descendre dans la Pouille et de louer un terrain de pâture désigné par les vieux us féodaux. Cependant la plus grande partie des terres utilisées du Napolitain consiste en terres de labour. Comme aux temps de Rome, elles produisent surtout des céréales, même en surabondance, des huiles, des vins, et l'on y cultive en outre le tabac, le cotonnier, la garance et quelques autres plantes industrielles. Avec un peu de soin, tous ces produits peuvent atteindre à un rare degré d'excellence, les huiles de la Pouille sont de plus en plus recherchées et commencent à faire une concurrence sérieuse aux huiles de Nice; quant aux vins, ceux que l'on récolte sur les scories du Vésuve ont toujours joui de la plus grande célébrité, et de nouveaux crus viennent s'ajouter de temps en temps à ceux qui sont déjà fameux: ainsi le Falerne d'Horace, recueilli dans les champs Phlégréens, sur les pentes du Monte Barbaro, et qui depuis des siècles était à peine buvable, dispute maintenant la prééminence au lacryma-christi du Vésuve et au vin blanc de Capri.
La zone du littoral étant à peu près la seule qui prenne part à cette production des denrées agricoles, le commerce du Napolitain, d'ailleurs relativement très-faible, se fait presque uniquement par la voie maritime. Les routes et les chemins de fer ne desservent qu'un mouvement d'échanges insignifiant. Les régions de l'intérieur, encore exploitées par des procédés barbares, et d'ailleurs incultes dans une grande partie de leur étendue, ne livrent au mouvement commercial qu'une faible quantité de produits, et l'absence presque complète de gisements 'miniers n'attire pas les populations du dehors vers cette partie des Apennins. Par son commerce, comme par son relief géographique et son développement dans l'histoire, l'Italie méridionale est complètement dépourvue de centre naturel; elle ne vit que par son pourtour. Un avenir prochain ne peut manquer d'atténuer cet étrange contraste entre la zone du littoral et celle de l'intérieur, en propageant le mouvement des échanges et des idées.
La vie de l'Italie du Sud étant essentiellement excentrique et maritime, c'est au bord de la mer que se sont naturellement fondées ses villes les plus riches et les plus populeuses. Il y a deux mille cinq cents ans, lorsque la civilisation venait de la Grèce et que l'Europe occidentale était encore peuplée de barbares, les cités importantes devaient, nous l'avons déjà dit, se trouver sur les rivages de la mer Ionienne; mais, quand Rome fut devenue la dominatrice de l'Italie et du monde connu, la Grande Grèce dut faire volte-face, pour ainsi dire, et Naples hérita de Sybaris et de Tarente; depuis cette époque elle a toujours gardé sa prépondérance, parce qu'elle est tournée non-seulement vers Rome, mais aussi vers l'Espagne, la France et l'Angleterre: elle regarde l'Europe occidentale. Telle est, indépendamment de la férocité des conquérants et de l'indolence des indigènes, la raison qui avait fait délaisser par les navires l'admirable port de Tarente, et qui a permis aux herbes et aux lichens des marais d'étendre leur tapis sur les ruines de Sybaris, autrefois la plus grande cité de l'Italie. Les deux villes étaient pourtant admirablement situées à chacun des angles intérieurs du vaste golfe, mais le flot irrésistible de l'histoire a passé sur elles et les a laissées au loin derrière lui comme un débris de naufrage!
NAPLES
Dessin de E. Grandsire, d'après une photographie de M. E. Lamy.
Naples, la «ville neuve» des Cuméens, est depuis plusieurs siècles la cité la plus populeuse de l'Italie, et le nombre de ses habitants est encore double de celui de Rome. Déjà du temps de Strabon Naples était une grande cité. Tous les Grecs qui avaient gagné quelque argent, soit dans l'enseignement des lettres, soit dans toute autre profession, et qui voulaient finir leurs jours en repos, choisissaient pour lieu de retraite cette belle ville aux moeurs helléniques, au climat semblable à celui de leur patrie. Beaucoup de Romains les suivaient, et Naples devint ainsi, avec toutes les colonies annexes fondées sur le pourtour du golfe, le séjour par excellence de la paix et du plaisir. Actuellement, ce n'est plus de Rome seulement, c'est de toutes les contrées de l'Europe et du Nouveau Monde que les hommes de loisir accourent à Naples pour y jouir du charme de la vie sous un ciel clément, dans une nature d'une beauté presque sans égale, dans la société de gens à la gaieté bruyante, «maîtres dans l'art de crier,» comme l'a dit Alfieri. Des hauteurs de Capodimonte et de toutes les autres collines couvertes de villas et de bosquets qui entourent l'immense Naples, le spectacle est admirable: ces îles éparses au profil si varié, ces promontoires qui s'avancent au loin dans l'eau bleue, ces villes blanches qui s'allongent à la base des collines verdoyantes, ces navires qui voguent sur la mer comme de grands oiseaux planant dans l'azur, tout l'ensemble de cette merveilleuse baie que les Grecs avaient désignée sous le nom de cratère ou de «coupe», forme un panorama vraiment enchanteur. Il n'est pas jusqu'au Vésuve, à la cime grise le jour, rouge la nuit, à la fumée reployée sous le vent, qui, par sa menace éternelle, n'ajoute quelque chose de piquant à la volupté de vivre.
Les Napolitains sont un peuple heureux, s'il est permis d'employer ce terme pour l'appliquer à une fraction quelconque de l'humanité. En tout cas, ils savent jouir de toutes les faveurs que la nature veut bien leur départir, et quand il lui arrive de les traiter en marâtre, ils se contentent du peu qui leur reste. Grâce à leur intelligence naturelle, ils peuvent tout comprendre et tout entreprendre; mais, haïssant l'effort, ils abandonnent facilement ce qu'ils ont commencé et s'amusent de leur propre insuccès. Les voyageurs aimaient à décrire longuement le type du lazzarone, ce jouisseur paresseux qui, drapé dans quelque lambeau de toile, dormait sur la plage de la mer ou sur les marches des églises, et se refusait avec un dédain tranquille à tout travail quand il avait déjà la pitance de la journée. Quelques représentants de ce type existent toujours, et non pas seulement à Naples; mais les exigences de plus en plus pressantes de la vie matérielle, l'immense engrenage de la société moderne, avec ses mille rouages, s'emparent de la grande majorité de ces oisifs déguenillés et les façonnent au labeur quotidien en leur apprenant aussi le poids de la misère; d'ailleurs la mort fauche rapidement parmi eux, car l'hygiène ne leur est point connue, et les demeures de la plupart sont des caves ou bassi, à l'air humide et souillé, qui s'ouvrent au-dessous des palais et des maisons de la ville. Naples prend une large part de besogne dans le mouvement industriel de la Péninsule; elle fabrique des pâtes alimentaires, des draps, des soieries dites «gros de Naples», des verres, des porcelaines, des instruments de musique, des fleurs artificielles, des objets d'ornement et tout ce qui se rapporte à l'usage d'une grande cité. Aucune ville de la Méditerranée n'a d'ouvriers plus habiles comme polisseurs de corail; c'est aussi des environs de Naples, de la gracieuse Sorrente, que proviennent ces boîtes à ouvrage, ces coffrets à bijoux et autres objets en bois de palmier gracieument travaillés. Castellamare di Stabia possède les chantiers de construction les plus actifs de l'Italie après ceux du littoral génois et de la Spezia. Les marins du golfe sont parmi les meilleurs de la Péninsule; comme familiers de la mer, ils peuvent se comparer aux Liguriens, et, comme pêcheurs, ils disent les dépasser. Les habitants de Torre del Greco, qui vont à la recherche du corail, connaissent admirablement la topographie sous-marine des côtes de la Sardaigne, de la Sicile, des Pays barbaresques, et le moindre indice de l'air et de l'eau leur révèle des phénomènes cachés à tous les autres yeux. Leur flottille se compose de près de quatre cents navires 106, que l'on voit appareiller et prendre leur vol à la même heure. Ce départ des corailleurs, et plus encore leur retour, quand il s'opère avec ensemble et après une campagne heureuse, sont des spectacles à la fois émouvants et pittoresques, tels que l'Italie elle-même n'en offre pas beaucoup de semblables.
Au bord d'un golfe comme le sien, et dans le voisinage d'une plaine aussi féconde que l'est la Campanie, la «Campagne» par excellence, ou la «Terre de Labour», Naples doit être naturellement une ville de grand commerce; toutefois elle n'est pas à cet égard la première de l'Italie, ainsi qu'on pourrait le croire à la vue de son immense rade, de ses jetées et de ses quais populeux 107. Elle ne vient qu'après Gênes; naguère même elle était dépassée par Livourne et Messine. C'est qu'elle n'est pas, comme cette dernière, un lieu d'étape forcé pour les navires, et qu'elle n'a pas, comme Gênes et Livourne, des contrées d'une grande étendue à desservir. A une faible distance au nord, à l'est, au sud, commencent les massifs irréguliers des Apennins, qu'une seule voie ferrée traverse dans toute leur largeur pour relier la mer Tyrrhénienne à la mer Adriatique. Naples n'est pas même rattachée directement par une ligne de rails au golfe de Tarente: la route maîtresse de la Grande Grèce est, comme il y a deux mille ans, un chemin de montagnes où le voyageur n'est pas toujours à l'abri du brigandage. Aussi la navigation de cabotage avait-elle récemment une grande importance relative dans le mouvement du port de Naples; elle diminue peu à peu à cause des nouveaux chemins qui s'ouvrent vers l'intérieur. C'est avec l'Angleterre en première ligne, puis avec la France, que le port fait son plus grand commerce extérieur.
Une des gloires de Naples est son université. C'est l'une des plus anciennes de l'Italie, puisqu'elle a été fondée dans la première moitié du treizième siècle, mais elle a passé par des périodes d'une décadence absolument honteuse. Tout récemment, alors que les recherches d'archéologie et de numismatique étaient les seules qui ne fussent pas soupçonnées de tendances révolutionnaires, l'université n'était plus guère, pour la plupart de ses élèves, qu'un lieu de dépravation intellectuelle; mais la renaissance des études s'est opérée avec un merveilleux élan. Ce fut comme une sorte d'explosion. Les jeunes Napolitains, d'une intelligence avide, se précipitèrent sur la science comme des faméliques, et bientôt l'éloquence naturelle aux méridionaux aurait pu faire croire que Naples était le plus grand foyer d'études du monde entier. Quoi qu'il en soit, les deux mille étudiants qui fréquentent chaque année l'université napolitaine ne peuvent manquer de donner une impulsion considérable au mouvement des idées.
Naples possède aussi, pour l'instruction de l'Italie et du monde, un admirable musée d'antiquités, marbres, bronzes, inscriptions, médailles, camées, papyrus; mais elle a le musée, bien plus précieux encore, que lui donnent les ruines de Pouzzolles, de Baïes, de Cumes, et ses catacombes à deux ou trois étages, creusées dans le tuf des collines qui dominent la cité du côté du nord, et non moins curieuses que celles de Rome par leurs figures et leurs inscriptions; elle a surtout la ville romaine de Pompéi, déblayée de toutes les cendres du Vésuve, qui la moulaient depuis dix-sept siècles. Sans les fouilles de Pompéi et d'Herculanum, toute une branche de l'art antique, la peinture, nous serait à peine connue. Et ce n'est pas seulement la ville morte, avec ses rues de maisons et de tombeaux, ses temples, ses amphithéâtres, ses palais aux admirables mosaïques, ses forums, ses boutiques, ses lieux de réunion, que l'on a fait ressusciter après une si longue disparition, c'est la vie elle-même de la société provinciale romaine que l'on a retrouvée en la prenant pour ainsi dire sur le fait. Les inscriptions charbonnées sur les murs et sur les tablettes de cire, les diverses besognes interrompues par les malheureux que surprit la catastrophe, les cadavres momifiés dans l'attitude de la fuite, du travail ou du vol, nous font assister au moment précis du drame. Aucune ville au monde, parmi toutes celles que les sables des dunes, les cendres volcaniques ou les boues des inondations ont recouvertes et que l'industrie de l'homme a dégagées plus tard, ne présente un contraste plus saisissant entre la vie de toute une population et la mort qui la saisit brusquement. Et pourtant nous ne connaissons encore qu'une partie des curiosités que les cendres et les laves du Vésuve ont voilées tout en les conservant intactes. Depuis plus d'un siècle que l'on travaille au dégagement de Pompéi, la moitié de la ville seulement a été rendue à la lumière; Herculanum la grecque, sur laquelle la lave solide a étendu un couvercle de pierre de vingt mètres d'épaisseur, et qui porte maintenant les maisons et les villas de Resina, de Portici et d'autres faubourgs de Naples, n'a permis d'entrevoir qu'une faible part de ses précieux mystères, et les nouvelles fouilles n'y ont pas été poussées avec assez d'activité pour donner des résultats bien sérieux; enfin, Stabies, qui dort près du rivage marin, sous la ville de Castellamare, garde encore presque en entier le secret de ce qu'elle fut jadis.
Des villes populeuses et très-rapprochées les unes des autres forment tout un cortége à la cité de Naples, et lui disputent le premier rang pour la beauté de la vue. Autour de la baie, sur la plage méridionale, ce sont les célèbres Portici, Resina, Torre del Greco, Torre dell' Annunziata, Castellamare et la molle Sorrente, au climat délicieux, aux villas charmantes, regardant les flots du milieu de leurs bois d'oliviers. Au large du cap Campanella, et en face des îles volcaniques d'Ischia et de Procida, qui dominent l'autre extrémité de la baie, se dressent les parois abruptes de l'île Capri, pleine encore des souvenirs de l'effroyable Tibère, le Timberio des indigènes. Au sud de cette âpre montagne calcaire, d'aspect sicilien, où croissent, dans les fissures de la pierre, toutes les plantes de l'Europe du Midi, se déroulent les rivages d'un autre golfe, gardé à l'entrée par les îlots des Sirènes qui tentèrent en vain d'ensorceler le sage Ulysse. Ce golfe est à peine moins beau que celui de Naples; ses rivages ne sont pas moins fertiles, et pourtant aucune des trois cités qui lui ont successivement donné leur nom, Paestum, Amalfi, Salerne, n'a pu garder sa prééminence. Amalfi, la puissante république du moyen âge, dont les pratiques commerciales étaient devenues le code de tous les marins, n'est plus qu'une bourgade délaissée, abritant quelques balancelles dans sa crique rocheuse; mais elle a les admirables sites des baies voisines et, dans un charmant vallon des alentours, la vieille cité mauresque de Ravello, presque aussi riche que Palerme en monuments d'architecture arabe. Salerne, encore mieux située qu'Amalfi, puisqu'elle est au débouché des chemins de la vieille Campanie, a beau se vanter, dans sa légende, d'avoir été bâtie par un fils de Noé; elle a beau avoir été choisie, comme capitale de leurs domaines, par les chevaliers normands qui s'étaient emparés de la contrée au onzième siècle, elle est fort déchue de l'antique splendeur que lui donna Robert Guiscard. Son université, jadis la plus fameuse de l'Europe par ses professeurs de médecine et l'héritière directe de la science arabe, se tait depuis des siècles, et Salerne n'a plus le moindre titre à se glorifier du nom de «Ville hippocratique», mais du moins ambitionne-t-elle toujours de se relever par le commerce et l'industrie. Elle ne demande qu'un brise-lames et des jetées pour devenir la rivale heureuse de Naples. Les habitants aiment à répéter le proverbe local:
Que Salerne ait un port,
Celui de Naple est mort!
C'est vers l'extrémité méridionale de la plage rectiligne qui se prolonge au sud-est de Salerne que se trouvait l'ancienne dominatrice du golfe, Paestum ou Posidonie, la ville de Neptune, fondée à nouveau par les Sybarites, après avoir été occupée depuis un temps immémorial par les Tyrrhéniens. Paestum, la «cité des roses», chantée par les poëtes romains à cause de ses belles sources, de ses ombrages, de son doux climat, a cessé d'exister depuis l'invasion des Sarrasins, en 915; jusqu'au milieu du siècle dernier, ses ruines mêmes n'étaient connues que des pâtres et des brigands, et pourtant il en est peu de plus intéressantes en Italie, car elles datent d'une époque antérieure à la puissance de Rome; ses trois temples, dont le plus beau est celui dit de Neptune, parce que le sanctuaire du dieu ne pouvait manquer d'être le principal monument dans la ville de Poseidon, sont parmi les plus majestueux de l'Italie continentale, surtout à cause de la solitude qui les entoure et de la mer qui vient déferler près de leur base. Mais lors même que des bandits ne rôdent pas dans le voisinage de la route, ce n'est pas sans danger que l'on peut aller contempler cet édifice, car, autour de Paestum et de sa superbe enceinte de cinq kilomètres de longueur, si bien conservée, s'étendent des terrains marécageux, où les travaux de «bonification» sont encore loin d'être achevés; c'est avec difficulté que, sous un air aussi insalubre, les fouilles entreprises pourront être menées à bonne fin.
De Sorrente à Naples, dans les campagnes qui séparent le Vésuve des premiers contre-forts de l'Apennin, la chaîne des villes et des villages est presque aussi continue que sur les bords du golfe, entre le cap Misène et le cap Campanella. En montant de la petite ville de Vietri, faubourg avancé de Salerne, qui groupe ses vieilles constructions au bord d'un étroit ravin, la route et le chemin de fer s'élèvent par une brèche des collines vers l'ombreuse Cava, aux villas délicieuses, séjour d'été favori des visiteurs étrangers et des riches Napolitains. De Cava, célèbre dans le monde des antiquaires par les archives d'un couvent voisin, la Trinità della Cava, très-riche en parchemins et en diplômes, on descend dans la plaine du Sarno, où se succèdent plusieurs villes: Nocera, lieu de villégiature des anciens Romains; Pagani, encore située dans la région des bois; Angri, qui utilise le coton de ses campagnes dans ses propres filatures; Scafati, plus industrieuse encore. Mais déjà l'on approche de la banlieue de Naples; on aperçoit près de là Pompéi, la ville de Torre dell' Annunziata, et sur les pentes méridionales du Vésuve la ceinture semi-circulaire de maisons que forment Bosco Tre Case et Bosco Reale. Quelques savants croient reconnaître chez les habitants de Nocera et des villes voisines les traces du sang arabe et berbère laissé par les vingt mille Sarrasins qu'y établit l'empereur Frédéric II.
AMALFI
Dessin de Taylor, d'après une photographie de H. Hautecoeur.
En remontant la vallée du Sarno, au sortir de Nocera, la contrée est toujours fort populeuse jusqu'à la base des Apennins; San Severino, Solofra se succèdent dans la direction des hauts vallons qui s'ouvrent au pied du monte Termino; au nord, une autre chaîne de villages se prolonge vers la ville d'Avellino, aux champs tout bordés de haies d'aveliniers, qui ont pris leur nom de la cité, fort importante comme lieu d'échanges entre la montagne et la plaine; mais les grandes agglomérations d'habitants se trouvent dans le large détroit de la «Campagne Heureuse», qui s'étend vers le nord-ouest entre le Vésuve et le Monte Vergine. Sarno, qui porte le nom de la rivière, quoiqu'il ne soit pas situé sur ses bords, est un centre agricole d'une grande importance, non-seulement pour les céréales, les vins, les fruits, les légumes, mais aussi pour les soies gréges et les cotons; Palma est aussi entourée des campagnes les plus fertiles; Ottajano, la ville d'Octave, située sur les premières pentes de la Somma Vésuvienne, a ses vins excellents; Nola, où mourut Auguste, où naquit Giordano Bruno, montre aussi d'admirables cultures, mais elle doit sa principale célébrité aux beaux vases grecs trouvés dans ses ruines et aux débris de ses anciens monuments, dont l'un était un amphithéâtre de marbre, plus grand que celui de Capoue.
L'antique métropole de la Campanie, la célèbre Capoue, qui fut la rivale de Rome et qui compta jusqu'à un demi-million d'habitants dans ses murs, est fort déchue de sa prospérité; son nom même ne lui appartient plus, puisque la moderne Capoue, forteresse maussade, bâtie sur un méandre du Volturne, est l'ancienne Casilinum des Romains. La ville de Santa-Maria Capua Vetere, qui a succédé à la véritable Capoue, n'a d'autres «délices» que celles d'une vaste et populeuse bourgade; mais on visite aux environs les belles ruines d'un amphithéâtre, un arc triomphal et d'autres débris de l'immense cité. C'est au sud, dans le voisinage de Maddaloni et d'Aversa, grandes villes incohérentes, véritables faubourgs satellites de Naples, qu'est aujourd'hui le principal lieu de plaisance de la Campanie, la ville de Caserta, au palais immense, aux parcs ombreux, aux vastes jardins ornés de statues et de jets d'eau. C'était naguère le «Versailles» des Bourbons napolitains, et le faux goût de la décoration à outrance s'y mêle trop à la beauté des grandes lignes et des perspectives. L'aqueduc de Maddaloni, qui lui amène les eaux d'une distance de 40 kilomètres, traverse la vallée sur un pont splendide, à trois rangées d'arcades superposées, contruit au milieu du siècle dernier par Vanvitelli. C'est un des chefs-d'oeuvre de l'architecture moderne.
Au nord de Capoue et des passages du Volturne, la grande voie historique de Naples à Rome se bifurque. Une route, non encore complétée par un chemin de fer, se détourne vers le littoral pour éviter les escalades de montagnes; l'autre route, que longe et croise tour à tour une voie ferrée, contourne le volcan de Rocca Monfina, pénètre dans la vallée du Garigliano et de son affluent le Sacco, pour gagner la base occidentale du volcan du Latium, d'où elle descend à Rome. La route du littoral, coupée de défilés fameux, est historiquement la plus célèbre. Elle passe d'abord non loin de Sessa, l'antique cité des Auronces, qui avaient placé leur acropole dans le cratère même de Rocca Monfina; puis, se rapprochant de la mer, à cause du voisinage des montagnes, elle traverse le Garigliano, que bordent encore des terres insalubres, restes des marais de Minturnes, et s'engage dans le défilé de Mola di Gaeta, qui a pris officiellement le nom de Formia, pour rappeler l'antique Formiæ, où séjourna et mourut Cicéron. C'est de là qu'en venant de Rome se montre l'admirable tableau de la Campanie et de tout le golfe de Gaëte avec le groupe des îles volcaniques de Ponza, Ventotiene et la lointaine Ischia. Gaëte, la forteresse qui défend l'entrée du paradis napolitain, est bâtie sur le Monte Orlando, colline au sommet péninsulaire que domine le mausolée de Munatius Plancus, fondateur de Lyon; ce cône, qui rappelle la forme du Monte Argentaro et du promontoire de Circé, est rattaché à la terre ferme par un isthme de 280 mètres de large. Bien abrité des vents d'ouest et du nord, le port de Gaëte est l'un des plus fréquentés du Napolitain pour le cabotage et la pêche; son mouvement annuel est de plus de 3,000 navires et d'environ 120,000 tonneaux; mais c'est comme ville de guerre que Gaëte eut longtemps le plus d'importance. C'est là que, par la reddition de François II en 1861, s'éteignit le royaume des Deux-Siciles.
La voie orientale de Naples à Rome possède également pour lieux d'étapes des villes d'une certaine importance. La principale est San Germano, dont le nom a été récemment changé en celui de Cassino, en l'honneur du fameux couvent de Mont-Cassin, qui s'élève au nord-ouest, sur une esplanade d'où l'on contemple un horizon grandiose de montagnes et de vallées. C'est le célèbre monastère que fonda saint Benoît au commencement du sixième siècle, et dont la règle devint le modèle de tous les couvents de l'Église d'Occident. Nul groupe de religieux n'exerça plus d'influence que les bénédictins du Mont-Cassin sur l'histoire du catholicisme; aux temps de leur puissance, leurs domaines, situés dans toutes les parties de l'Italie, auraient pu former un royaume; un grand nombre de papes et des milliers de prélats sont sortis de leurs rangs. La bibliothèque du Mont-Cassin renferme des manuscrits précieux, des diplômes importants, des éditions rares, que viennent souvent consulter les érudits. La mémoire des services rendus jadis à la science par les bénédictins a valu au couvent de Cassino, comme à celui de la Cava et à la chartreuse de Pavie, l'avantage d'être épargné par les lois de suppression.
Il n'y a que peu de villes considérables dans la région montagneuse de l'intérieur du Napolitain. Dans le bassin du haut Liri, au sud des montagnes du Matese, la localité la plus populeuse et la plus célèbre est Arpinum, de nos jours Arpino, la patrie de Cicéron et de Marius, l'antique forteresse dont les murs cyclopéens ont été «construits par Saturne». Bénévent, jadis enclave des États de l'Église, est la cité centrale de tout le bassin du Calore, principal affluent du Volturne, et se trouve au point de jonction naturel des routes qui convergent des provinces de Molise, de la Capitanate et de la Pouille à travers l'Apennin. Plus ancienne que Rome, l'antique Maleventum prit le nom de Beneventum, sans doute afin de se rendre le sort plus favorable; mais, pendant sa longue histoire, elle eut bien des siéges et des destructions, complètes ou partielles, à subir, et souvent les secousses des tremblements de terre ont achevé l'oeuvre de démolition commencée par les hommes. Il ne reste à Bénévent qu'un seul grand édifice de son passé, le bel arc de triomphe où des bas-reliefs symboliques rappellent les prêts hypothécaires faits par Trajan à la petite propriété. Les murs qui enceignent la ville sur un espace de plus de 5 kilomètres, sont construits presque en entier des fragments de monuments anciens.
A l'est de Bénévent, Ariano, située également dans le bassin du Volturne, sur trois collines d'où l'on contemple un horizon magnifique, des sommets souvent neigeux du Matese au cône du Vultur, est à peu près à moitié chemin de Naples à l'Adriatique, sur la voie ferrée de Foggia, et par sa position même est un intermédiaire naturel de commerce entre les deux versants; Campobasso, chef-lieu de la province de Molise, est aussi un lieu d'échanges naturel entre les deux côtés de l'Apennin, mais elle n'a pas les avantages de trafic que donne un chemin de fer.
Sur le versant de l'Adriatique, les centres de commerce sont plus nombreux et plus actifs. Foggia, où convergent quatre chemins de fer et plusieurs routes maîtresses, est un grand marché de denrées; par l'importance et la richesse, mais non par la population, c'est la deuxième cité de tout le Napolitain. Dans la même plaine agricole de la Pouille, plusieurs villes servent de satellites à Foggia: San Severo, Cerignola, Lucera, qui fut si puissante et si riche au treizième siècle, quand les Sarrasins exilés de Sicile par Frédéric II en eurent fait le siége de leur industrie; mais, en dépit de l'invitation que le golfe si gracieusement recourbé de Manfredonia fait au commerce, Foggia et ses voisines manquent de débouchés directs vers la mer; des lagunes insalubres bordent tout le littoral sur un espace de plus de 50 kilomètres, entre Manfredonia et la bouche de l'Ofanto, la seule rivière du littoral qui ait toujours un peu d'eau, même au coeur de l'été. La bonification de ces maremmes est une des oeuvres qu'il est le plus urgent de mener à bonne fin pour assurer à l'Italie méridionale la libre exploitation de ses immenses richesses naturelles. La plus grande des lagunes, le marais de Salpi, qui occupait toute la zone côtière, entre la bouche du Carapella et celle de l'Ofanto, a été réduite de moitié par les alluvions empruntées à ces deux rivières; mais, tant que le nouveau sol ne sera pas affermi et mis en culture, des miasmes mortels ne cesseront de s'en échapper. A l'extrémité orientale du marais se trouvent les ruines de l'antique Salapia.
Au nord de cette région marécageuse se trouvent les deux ports de Manfredonia et celui de Vieste, situé à l'extrémité de la péninsule du Gargano, et grâce à cette position même, fort utile aux navires à voile qu'un changement des vents oblige à relâcher. Au sud des marais, le premier port que l'on rencontre est la gracieuse Barletta, à l'ouest de laquelle, non loin de l'Ofanto, le lieu dit Campo di Sangue rappelle la sanglante bataille de Cannes; ses habitants exportent en quantité les céréales, les vins, les huiles, les fruits de leur propre district et des grandes propriétés, encore féodales par les usages, qui entourent les villes de l'intérieur, Andria, Corato, Ruvo. Cette dernière, l'ancienne Rubi, est une des localités de l'Italie où l'on a trouvé le plus grand nombre de débris antiques, idoles, vases, monnaies, inscriptions. Les autres villes qui se succèdent à intervalles rapprochés, au sud-est de Barletta: Trani, dont le commerce avec le Levant eut une si grande importance à la fin du moyen âge, Bisceglie, Molfetta, Bari, la cité la plus populeuse de tout le versant adriatique du Napolitain, enfin Monopoli, sont également des ports de cabotage fréquentés; non loin de Monopoli est situé l'ancien port de Gnatia, devenue aujourd'hui la ville de Fasano, lieu de trouvailles archéologiques non moins important que Ruvo.
A l'angle septentrional de la péninsule d'Otrante, Brindisi, qui par deux fois déjà, à l'époque romaine et du temps des croisades, fut une des grandes étapes de passage entre l'Europe occidentale et l'Orient, commence à reprendre ce rôle d'intermédiaire dans le commerce du monde. En effet, Brindisi, l'avant-dernière cité de la côte orientale de l'Italie, est située à l'entrée même de l'Adriatique. Son port, si fréquenté à l'époque romaine, mais partiellement obstrué par César, est un des meilleurs de la Méditerranée. Sa rade est excellente, et quand les navires ont franchi le goulet du port, ils voient s'ouvrir au loin dans l'intérieur des terres deux longues baies «en forme de bois de cerf», d'où le nom, d'origine messapienne, que porte la ville. Naguère l'entrée de ce port admirable était obstruée par des carcasses d'embarcations et des amas de vase; nettoyée avec soin pour donner accès aux plus grands vaisseaux, elle permet désormais aux vapeurs d'un tirant d'eau considérable de débarquer voyageurs et marchandises sur la voie même du chemin de fer qui les emporte à grande vitesse vers l'Angleterre. Devenue tête de ligne de la route des Indes sur le continent européen, Brindisi s'accroît et s'embellit pour faire honneur à ses nouvelles destinées, mais c'est en vain qu'elle espère de pouvoir monopoliser une grande partie du commerce de l'Orient. Si quatre ou cinq milliers de riches voyageurs, pour lesquels la vitesse est la première de toutes les considérations, sont heureux de s'embarquer ou de prendre terre à Brindisi, par contre, les expéditeurs de marchandises préfèrent comme points d'attache les ports situés au bord des golfes qui échancrent le plus profondément la masse continentale, tels que Marseille, Gênes, Trieste. D'ailleurs Brindisi n'est que temporairement tête de ligne des chemins de fer d'Europe; après l'achèvement du réseau de Turquie, Salonique et Constantinople seront ses héritières. En 1873, c'était, par ordre de mouvement commercial, le septième port de l'Italie; son activité a décuplé en onze années 108.
Note 108: (retour) Mouvement du port de Brindisi et des ports voisins:Brindisi (1862) 1,100 navires, jaugeant 75,000 tonnes. » (1873) 1,485 » » 730,270 » Bari » 1,140 » » 184,750 » Barletta » 1,138 » » 104,000 » Molfetta » 600 » » 87,750 » Vieste » 1,120 » » 72,800 » Manfredonia » 1,197 » » 59,200 »
La ville de Tarente, au bord de sa «petite mer» et de son golfe, fait aussi des efforts pour ressusciter à la vie commerciale comme sa voisine Brindisi. Son port, ou piccolo mare, est profond et parfaitement abrité de tous les vents; sa rade, ou mare grande, est aussi très-bien protégée contre la houle du large par deux îlots; en outre, rade et port ont chacun, comme le grand havre de la Spezia, leur source d'eau douce, le Citro et le Citrello, qui jaillissent du milieu des flots salés. Enfin Tarente, par sa position avancée dans l'intérieur de la Péninsule, peut disputer à Bari et aux autres ports du littoral adriatique le commerce des villes de l'intérieur, Matera, Gravina, Altamura: elle semble destinée à devenir le point vital du commerce de l'Italie ionienne, quand le sommet du grand triangle de chemins de fer, dont Naples et Foggia terminent la base, se trouvera dans son voisinage, près des ruines superbes de l'antique Métaponte.
Aucune cité de l'Italie méridionale n'offrirait donc de plus grands avantages pour l'établissement d'un port de premier ordre, si la nature et l'incurie des hommes n'avaient presque comblé les canaux de communication, l'un naturel, l'autre artificiel, qui réunissent les deux «mers»; à peine de faibles barques peuvent-elles passer maintenant dans ces détroits, où le flux et le reflux, très-sensibles en cette partie du golfe, viennent alternativement se heurter contre les fondements des ponts. Toutefois les obstacles doivent disparaître prochainement, afin de permettre aux grands navires de guerre l'entrée de la rade intérieure. La Tarente moderne, petite ville aux rues étroites, n'occupe plus l'emplacement de la fameuse cité grecque, dont on voit quelques vestiges sur la péninsule orientale; pour les besoins de la défense, elle a groupé toutes ses maisons sur le rocher calcaire que limitent les deux canaux. Son commerce de cabotage, naguère sans importance, s'accroît un peu depuis l'ouverture du chemin de fer de Bari; son industrie, à l'exception de la pêche du poisson, des huîtres et de la récolte du sel, est presque nulle; aussi les Tarentais ont-ils la triste réputation d'être les plus indolents de la Péninsule. Les amas de coquillages qui couvrent leurs grèves, ne leur fournissent plus, comme autrefois, la couleur de pourpre si vantée de leurs étoffes, mais ils utilisent encore le byssus d'un bivalve pour en fabriquer des gants d'une extrême solidité.
La pointe extrême de l'Italie orientale, au sud de Tarente et de Brindisi, ne contient d'autres villes de quelque importance que Lecce, entourée de plantations cotonnières, et Gallipoli, l'ancienne Kallipolis ou «belle cité» des Grecs pittoresquement bâtie sur un îlot rocheux qu'un pont réunit au continent. Les campagnes environnantes, manquant de l'humidité nécessaire, sont relativement désertes. Quant à la péninsule occidentale du Napolitain, beaucoup mieux arrosée que la terre d'Otrante, elle a les désavantages que lui imposent la nature montueuse du sol et les fréquents tremblements de terre. Ainsi la ville de Potenza, qui occupe à la racine même de la Péninsule, précisément à moitié chemin du golfe de Tarante et de la baie de Salerne, une position commerciale des plus heureuses, a été fréquemment renversée de fond en comble; les habitants ne peuvent rebâtir leur ville que d'une façon provisoire.
Les grandes cités de la péninsule proprement dite des Calabres ont cessé d'exister, comme Métaponte et la ville d'Héraclée, située près de la moderne Policoro dans les limites de la province actuelle de Basilicate. La puissante Sybaris, dont les murs avaient 10 kilomètres de circonférence et qui prolongeait ses faubourgs sur les bords du Crati jusqu'à 12 kilomètres des remparts, a disparu sous les alluvions et les broussailles; «ses ruines mêmes ont péri.» Au sud de Gerace, la cité de Locres, qui subsista jusqu'au dixième siècle, époque de sa destruction par les Sarrasins, a du moins gardé les vestiges de ses murs, de plusieurs temples et d'autres édifices. Il ne reste de ces puissantes villes grecques d'autrefois que le port de Cotrone, héritier du nom de la fameuse Crotone, et débouché du «grenier de la Calabre». En parcourant les rivages de la Grande Grèce, on s'étonne de trouver si peu de monuments d'un passé qui eut tant d'importance dans l'histoire de l'humanité.
Les villes actuelles des Calabres sont presque insignifiantes en comparaison des anciennes cités républicaines de la Grande Grèce. Rossano, voisine des ruines de l'antique Sybaris, est un petit chef-lieu de circuit visité seulement des caboteurs; Cosenza, située dans la belle vallée du Crati, au pied des montagnes boisées de la Sila, communique avec Naples et Messine par le havre de Paola; Catanzaro, riche en huiles, en soieries, en fruits, expédie les denrées de ses campagnes d'un côté par le golfe de Squillace, au bord duquel Hannibal avait assis son camp, de l'autre par le port de Pizzo, à l'extrémité méridionale du beau golfe de Santa Eufemia 109. Reggio la charmante, nichée au pied de l'Aspromonte dans les jardins de citronniers et d'orangers, est la cité la plus importante des Calabres. Bâtie en face de Messine, au bord de la «Rupture» du canal, ainsi que son nom grec le rappelle, Reggio ne pouvait manquer de prendre une part considérable au mouvement de navigation qui passe par la porte centrale de la Méditerranée, ouverte entre la mer Tyrrhénienne et la mer d'Ionie. Reggio et Messine se complètent mutuellement: la prospérité de l'une aide à celle de l'autre 110.
Note 109: (retour) Mouvement des principaux ports du golfe de Tarente et des Calabres en 1873:Reggio 2,047 navires, jaugeant 290,600 tonnes. Galipolli 690 » » 128,800 » Pizzo 450 » » 128,750 » Paola 751 » » 117,750 » Colrone 1,078 » » 111,400 » Tarente 892 » » 91,000 » Catanzaro (Squillace) 539 » » 80,000 »
Note 110: (retour) Communes (ville et banlieue) principales du Napolitain en 1871:Naples (Napoli).......... 449,000 hab. Bari..................... 50,500 » Foggia................... 38,000 » Reggio................... 35,000 » Andria................... 34,000 » Caserta.................. 29,000 » Barletta................. 28,100 » Salerne (Salerno)........ 28,000 » Tarente (Taranto)........ 27,500 » Molfetta................. 27,000 » Castellamare di Stabia... 26,500 » Corato................... 26,200 » Bitonto.................. 25,000 » Catanzaro................ 24,900 » Trani.................... 24,500 » Lecce.................... 23,000 » Cerignola................ 21,600 » Bisceglie................ 21,200 » Aversa................... 21,100 » Maddaloni................ 21,000 » Sessa.................... 20,700 » Bénévent (Benevento)..... 20,000 » Avellino................. 19,800 » Cava..................... 19,500 » Santa Maria Capua Vetere. 18,000 » Cosenza.................. 17,700 » San Severo............... 17,600 » Altamura................. 17,300 » Potenza.................. 16,000 » Sarno.................... 15,500 » Lucera................... 15,000 » Campobasso............... 14,500 »