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Nouvelle géographie universelle (1/19): I L'Europe meridionale (Grèce, Turquie, Roumanie, Serbie, Italie, Espagne et Portugal)

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MAÏNOTES ET HABITANTS DE SPARTE
Dessin de A. de Curzon d'après nature.

Actuellement, la nationalité grecque, en dépit des éléments si divers qui l'ont composée, est une de celles qui dans leur ensemble présentent le caractère le plus homogène. Les Albanais, d'origine pélasgique, comme les Hellènes, ne leur cèdent point en patriotisme, et ce sont eux, Souliotes, Hydriotes, Spezziotes, qui ont peut-être le plus vaillamment lutté pour la cause commune de l'indépendance nationale. Les huit cents familles de Zinzares kutzo-valaques ou roumains, qui paissent leurs troupeaux dans les montagnes de l'Acarnanie et de l'Étolie, et que l'on connaît sous le nom de Kara-Gounis ou «Noires-Capotes», parlent à la fois les deux langues, et plusieurs d'entre eux épousent des Grecques, bien qu'ils ne donnent jamais leurs filles en mariage à des Hellènes. Fiers et libres, ils sont trop clair-semés pour que leur groupe de population puisse avoir une grande importance. Quant aux étrangers proprement dits, les Grecs sont assez intolérants à leur égard et ne prennent point à tâche de leur rendre le séjour agréable. Les Turcs, jadis si nombreux dans certaines parties du Péloponèse, en Béotie et dans l'île d'Eubée, ont dû fuir jusqu'au dernier le pays où leur présence rappelait les tristes souvenirs de la servitude, et ils n'ont laissé en témoignage de leur séjour que le fez, le narghilé, les babouches. Les Juifs, que l'on rencontre en multitudes dans toutes les villes de l'Orient slave et musulman, n'osent guère se hasarder parmi les Grecs, qui du reste sont pour eux de redoutables rivaux dans le maniement des fiances. On ne les voit en groupes de quelque importance que dans les îles Ioniennes, où ils s'étaient glissés à la faveur du protectorat britannique. C'est dans ce même archipel que vivent aussi les descendants des anciens colons vénitiens et nombre d'émigrants venus de toutes les parties de l'Italie. Des familles originaires de France et d'Italie constituent encore un groupe distinct de population dans l'île de Naxos. Quant aux porte-faix et aux jardiniers maltais d'Athènes et de Corfou, restant presque toujours dans une position subordonnée, ils vivent à part comme des étrangers.

La population homogène de la Grèce ne permet donc pas de diviser cette contrée, comme l'Austro-Hongrie et la Turquie, en provinces ethnologiques, mais elle se partage géographiquement en quatre régions naturelles bien distinctes: l'Hellade continentale, connue du temps de la population turque du nom de Roumélie, en souvenir de l'empire «romain» de Byzance; l'antique Péloponèse, appelé de nos jours Morée, peut-être par métathèse du mot «Romée», ou plutôt d'un mot slave qui signifie «rivage marin» et qui s'appliquait jadis à l'Élide; les îles de la mer Égée, Sporades et Cyclades; et les îles Ioniennes. En décrivant les diverses parties de la Grèce, il nous arrivera souvent d'employer de préférence les noms anciens des montagnes, des fleuves et des cités, car les Hellènes de nos jours, jaloux des gloires de la Grèce d'autrefois, cherchent à débarrasser peu à peu la carte de leur pays de tous les noms d'origine slave ou italienne 9.

Note 9: (retour) Grèce dans ses limites politiques:
                   Superficie.  Population            Population
                                 en 1870.            kilométrique.

Grèce continentale.. 19,575       341,038                  17
Péloponèse.......... 21,466       645,380                  30
Iles de l'Egée......  6,475       205,840                  32
Iles Ioniennes......  2,607       218,879                  84
     TOTAUX......... 50,123     1,411,143 (1,458,000 avec  24
                                          les marins, etc.)


II

GRÈCE CONTINENTALE

Les montagnes du Pinde, qui forment l'arête médiane de la Turquie méridionale, se prolongent en Grèce et lui donnent un caractère orographique analogue. Des deux côtés de la frontière conventionnelle, ce sont les mêmes roches et la même végétation, des paysages semblables, et presque partout des populations de même origine. En partageant l'Épire et en prenant la Thessalie à la Grèce, la diplomatie européenne ne s'est point occupée de faire son oeuvre conformément aux indications de la nature. Elle s'est bornée, dans la partie orientale de la frontière, à suivre la ligne de partage des eaux sur les hauteurs du chaînon de l'Othrys, le mont «sourcilleux» qui domine la plaine du Sperchius. A l'ouest du Pinde, au contraire, la limite politique des deux pays coupe transversalement la vallée de l'Achéloüs et les croupes terreuses qui la séparent du golfe d'Arta.

La cime isolée du mont Tymphreste ou Yeloukhi, dressée en tour à l'angle où l'Othrys se détache de la grande chaîne du Pinde, est, non le plus haut sommet de la Grèce continentale, mais celui qui forme, pour ainsi dire, le centre de rayonnement des eaux et des montagnes. Au sud et au sud-est, ses contre-forts, abritant de leur masse la charmante vallée de Karpénisi, se rattachent par une arête élevée au massif le plus considérable de la Grèce moderne: c'est le groupe que couronnent les pyramides presque toujours neigeuses de Vardoussia et de Khiona, aux pentes noires de sapins, et le superbe Katavothra, l'antique Oeta, où se dressa le bûcher d'Hercule. Les montagnes de Vardoussia et de Khiona font précisément face aux beaux massifs de la Morée septentrionale, également boisés et neigeux.

A l'ouest du Veloukhi et du Vardoussia, les monts de l'Étolie, beaucoup moins élevés, mais abrupts, sans chemins, forment un véritable chaos de broussailles, de rochers et de défilés sauvages où ne s'aventurent guère que les tribus des bergers valaques. La contrée devient plus accessible dans l'Étolie méridionale, au bord des lacs et des rivières; mais là aussi s'élèvent des montagnes qui, par des ramifications sinueuses, se relient au système du Pinde. Celles du littoral de l'Acarnanie qui font face aux îles Ioniennes sont escarpées, couvertes d'arbres et de buissons; ce sont les monts du «noir continent» dont parlait Ulysse. A l'est de l'Achéloüs, une autre chaîne côtière, bien connue des marins, est le Zygos, dont les escarpements méridionaux, âpres et nus, se voient au-dessus de Missolonghi; plus à l'est, une autre chaîne s'avance dans la mer pour former, avec les promontoires de la Morée, l'étroit goulet du golfe de Corinthe. Tout près de l'entrée, une des montagnes de la côte d'Étolie, le Varassova, aux pans brusquement coupés, ressemble à un énorme bloc, à une pierre monstrueuse. C'était, en effet, disent les gens du pays, une roche que les anciens Titans hellenes voulaient jeter au milieu du détroit pour qu'elle servît de pont entre les deux rivages. Mais la pierre était trop lourde, ils la laissèrent tomber à l'endroit où on la voit aujourd'hui.

Vers la mer Egée, le haut massif du Katavothra se continue à l'est, parallèlement aux montagnes de l'île d'Eubée, par une chaîne côtière, ou plutôt par une série de groupes distincts, que séparent les uns des autres de profondes échancrures, de larges dépressions et même des vallées fluviales. Quoique basses et coupées de nombreux passages, ces montagnes aux roches escarpées, aux brusques promontoires, aux soudains précipices, n'en sont pas moins d'un accès fort difficile, et pendant les guerres de la Grèce ancienne, il suffisait d'un petit nombre d'hommes pour les défendre contre des armées entières. A l'une des extrémités de cette chaîne se trouve le passage des Thermopyles; à l'autre extrémité s'étend, à la base orientale du Pentélique, la fameuse plaine de Marathon.

Les groupes de sommets qui se dressent sur la rive septentrionale du golfe de Corinthe, au sud de la Béotie, forment aussi dans leur ensemble une sorte de chaîne, parallèle à celle qui longe le canal d'Eubée, mais plus belle et plus pittoresque. Il n'est pas une de ces grandes cimes dont le nom ne réveille les souvenirs les plus doux de la poésie et ne fasse aussitôt surgir la figure des anciens dieux. A l'ouest, se présente d'abord le Parnasse «à la double tête», la montagne où se réfugièrent Deucalion et Pyrrha, ancêtres de tous les Grecs, et où les Athéniennes, agitant leurs torches, allaient danser la nuit en l'honneur de Bacchus. Des sommets du Parnasse, presque aussi hauts que le Khiona, qui pyramide au nord-ouest, on aperçoit la Grèce entière, avec ses golfes, ses rivages et ses montagnes, depuis l'Olympe de Thessalie jusqu'au Taygète de l'extrême Péloponèse, et l'on distingue à ses pieds l'admirable bassin de Delphes, jadis «l'ombilic» du monde, le lieu de paix et de concorde où tous les Grecs venaient oublier leurs haines. Non moins beau que le Parnasse est le groupe qui lui succède du côté de l'est. L'Hélicon des Muses est, comme aux temps de la Grèce antique, la montagne dont les vallées sont les plus fertiles et les plus riantes. Ses pentes orientales surtout sont de l'aspect le plus gracieux, et leurs bosquets, leurs pâturages, leurs jardins, où murmurent les fontaines, contrastent de la manière la plus heureuse avec les plaines nues et desséchées de la Béotie. Si le Parnasse a la source de Castalie, l'Hélicon a celle de l'Hippocrène, qui jaillit sous le sabot de Pégase. La longue croupe du Cithéron, où le mythe a fait naître Bacchus, relie les montagnes de la Béotie méridionale à celles de l'Attique, roches de marbre devenues fameuses par le voisinage de la cité qu'elles abritent. Au nord d'Athènes, c'est le Parnès, au profil si pur et si rhythmique; à l'est, le Pentélique, où se trouvent les cavernes de Pikermi, fameuses par leurs ossements fossiles; au sud, le mont Hymette, dont les anciens poètes ont chanté les abeilles. Puis le Laurion, aux riches scories d'argent, se prolonge au sud-est et se termine par le beau cap Sunium, consacré à Minerve et à Neptune, et portant encore quinze colonnes d'un ancien temple.

Au sud de l'Attique, un autre groupe isolé, occupant toute la largeur de l'isthme de Mégare, servait de rempart de défense aux Athéniens contre leurs voisins du Péloponèse. C'est le massif de Geraneia, aujourd'hui Macryplagi 10 Au delà se trouve l'isthme de Corinthe proprement dit, resserré entre le golfe de Lépante et celui d'Athènes. C'est un simple seuil dont les roches calcaires, stériles et sans eau, s'élèvent de 40 à 70 mètres au-dessus de la mer, et qui n'a pas 6 kilomètres de large entre les deux rivages. Cette langue de terre, espace neutre séparant deux régions géographiques distinctes, se trouvait tout naturellement choisie pour devenir un lieu d'assemblées, de fêtes et de marchés. On reconnaît encore en travers de l'isthme les restes du mur de défense élevé par les Péloponnésiens, et sur les bords du golfe de Corinthe les traces du canal commencé par l'ordre de Néron et destiné à rejoindre les deux mers.

Note 10: (retour) Altitudes de la Grèce continentale:
Gerakovouni (Othrys).....            1,729   mètres.
Veloukhi (Tymphreste)....            2,319     »
Khonia...................            2,495     »
Vardoussia...............            2,512     »
Katavothra (Oeta)........            2,000     »
Monts d'Acarnanie........            1,590     »
Varassova................              917     »
Liakoura (Parnasse)......            2,459     »
Pateovouna (Hélicon).....            1,749     »
Elatea (Cithéron)........            1,411     »
Parnès...................            1,416     »
Pentélique...............            1,126     »
Hymette..................            1,036     »
Macryplagi (Geraneia)....            1,366     »

Les montagnes calcaires de la Grèce, de même que celles de l'Épire et de la Thessalie, sont riches en bassins où les eaux s'amassent en lacs, tandis que tout autour la terre, percée de gouffres où s'engouffrent les torrents, est aride et desséchée. L'Acarnanie méridionale, dont une partie a reçu le nom de Xeromeros ou «pays sec», à cause de son manque d'eau courante, est ainsi parsemée de bas-fonds lacustres. Au sud du golfe d'Arta, qui lui-même est une espèce de lac communiquant avec la mer par une bouche fort étroite, se trouvent plusieurs de ces nappes d'eau, restes d'une sorte de mer intérieure, comblée par les alluvions de l'Achéloüs. Le lac le plus considérable de la région a même reçu des indigènes le nom de Pelagos ou de «Mer», à cause de son étendue et de la violence de ses eaux, qui se brisent contre les rochers: c'est l'ancien Trichonis des Étoliens. Réputé insondable, il est en réalité très-profond et ses eaux sont pures; mais il se déverse d'un flot lent dans un autre bassin beaucoup moins vaste, aux abords empestés de marécages, et s'épanchant lui-même dans l'Achéloüs par un courant bourbeux. Les coteaux qui entourent le lac de Trichonis sont couverts de villages et de cultures, tandis qu'aux alentours du lac inférieur, la fièvre a dépeuplé la contrée. Néanmoins le pays est fort beau. A peine sorti d'une étroite «cluse» ou clissura des montagnes du Zygos, le chemin s'engage sur un pont de près de deux kilomètres, construit jadis par un gouverneur turc au-dessus des marais qui séparent les deux lacs. Le viaduc s'est à demi enfoncé dans la vase, mais il est encore assez élevé pour laisser le regard se promener librement sur les eaux et leurs rives; des chênes, des platanes, des oliviers sauvages entremêlent leurs branches au-dessus du pont; des vignes folles se suspendent en nappes à ces beaux arbres, et leurs festons encadrent gracieusement les tableaux formés par la nappe bleue du lac et les grandes montagnes.

Au sud du Zygos, entre les terres alluviales de l'Achéloüs et du Fidaris, s'étend un autre bassin lacustre, à moitié marais d'eau douce ou saumâtre, à moitié golfe salin, qui depuis le temps des anciens Grecs s'est accru aux dépens des terres cultivées, à cause de la négligence des habitants. C'est à sa position au bord de cette grande lagune que l'héroïque Missolonghi doit son nom, signifiant «Milieu des marais». Un cordon littoral ou ramma, çà et là rompu par les flots, sépare le bassin de Missolonghi de la mer Ionienne; pendant la guerre de l'indépendance, des fortins et des estacades défendaient toutes les entrées du lac, mais elles ne sont plus occupées maintenant que par des barrages de roseaux, que les pêcheurs ouvrent au printemps pour laisser entrer le poisson de mer et ferment en été pour l'empêcher de sortir. Quoique située au milieu des eaux salées, Missolonghi n'est point insalubre, grâce aux brises de mer; mais sur la petite ville plus active et plus commerçante d'Ætoliko, bâtie plus à l'ouest en plein étang et réunie par deux ponts à la terre ferme, pèse un air lourd et chargé de miasmes. Entre Ætoliko et l'Achéloüs, on remarque un grand nombre d'éminences rocheuses semblables à des pyramides dressées sur la plaine. Ce sont évidemment d'anciens îlots pareils à ceux que l'on voit en archipels entre le littoral du continent et l'île de Sainte-Maure; les apports de l'Achéloüs ont graduellement comblé les interstices qui séparaient tous ces rochers, et les ont rattachés à la terre ferme. L'antique ville commerçante d'Œniades occupait jadis une de ces îles, une «terre qui n'était pas encore terre». Ce travail géologique, observé déjà par Hérodote, se continue sous nos yeux; les troubles du fleuve, qui lui ont valu son nom moderne d'Aspros ou «Blanc», accroissent incessamment l'étendue du sol aux dépens de la mer.

L'Achéloüs, que les anciens comparaient à un taureau sauvage à cause de la violence de son cours et de l'abondance de ses eaux, est de beaucoup le fleuve le plus considérable de la Grèce: ce fut un des grands exploits d'Hercule de lui ravir une de ses cornes, c'est-à-dire de l'endiguer et de reconquérir les terres jadis inondées par ses flots errants. Ses voisins, le rapide Fidaris, que franchit le centaure Nessus, portant Hercule et Déjanire, et le Mornos, descendu des neiges de l'Œta, ne peuvent lui être comparés. Sur le versant de la mer Égée, que sont les fleuves de l'Attique, l'Orope, les deux Céphyse, et l'Illissus, «mouillé quand il pleut?» Le principal cours d'eau de la Grèce orientale, le Sperchius, est aussi très-inférieur à l'Achéloüs, mais il a, comme lui, grandement travaillé à changer l'aspect de la plaine basse. A l'époque où Léonidas et ses vaillants gardaient contre les Perses le défilé des Thermopyles, le golfe de Lamia s'avançait beaucoup plus profondément dans les terres; mais le fleuve a fait peu à peu reculer le rivage et recueilli comme affluents quelques cours d'eau qui se jetaient directement dans la mer. En déplaçant graduellement son delta, le Sperchius a donné plusieurs kilomètres de largeur au passage jadis si resserré entre la base du Kallidromos et les flots, et des armées entières pourraient maintenant y manoeuvrer à l'aise. Les fontaines chaudes, sulfureuses et pétrifiantes, qui jaillissent de la roche, ont aussi contribué à l'agrandissement de la plage des Thermopyles par la couche pierreuse qu'elles étalent sur le sol. Du reste, cette contrée volcanique peut avoir été modifiée depuis deux mille ans par les trépidations du sol. Dans la mer voisine, les matelots montrent encore le rocher de Lichas, petit cratère de scories dans lequel les anciens voyaient le compagnon d'Hercule lancé du haut de l'Œta par le demi-dieu courroucé. En face, sur la côte de l'île d'Eubée, des eaux thermales sourdent en telle abondance qu'elles ont formé sur les pentes d'énormes concrétions qui, de loin, ressemblent à un glacier. Un établissement thérapeutique, fondé récemment aux Thermopyles, en utilise les eaux sulfureuses, et permet aux étrangers de parcourir des contrées si riches en grands souvenirs historiques. Naguère le piédestal sur lequel reposait le lion de marbre élevé à Léonidas était encore visible, mais on l'a démoli pour la construction d'un moulin.

Le bassin du Cephissus, ouvert comme un sillon entre la chaîne de l'Œta et celle du Parnasse, est aussi des plus remarquables au point de vue hydrologique. La rivière parcourt d'abord un premier fond jadis couvert par les eaux d'un lac; puis, à l'issue d'un défilé que dominent les contre-forts du Parnasse, il contourne le rocher qui portait l'antique cité d'Orchomène, et pénètre dans une vaste plaine où les cultures et les roselières entourent des étangs et des réservoirs d'eau profonde. Plusieurs torrents, dont l'un, celui de Livadia, reçoit l'eau fort abondante des célèbres fontaines de la «Mémoire» et de «l'Oubli», Mnémosyne et Léthé, accourent aussi vers le bassin marécageux en descendant du massif de l'Hélicon et des montagnes voisines. En été, une grande partie de la plaine est à sec, et ses champs donnent d'admirables récoltes de maïs dont les tiges sont douces comme la canne à sucre; mais, après les fortes pluies d'automne et d'hiver, le niveau des eaux s'accroît de 6 mètres et même de 7 mètres et demi; toute la plaine basse est inondée et devient un véritable lac de 230 kilomètres de superficie; le mythe du déluge d'Ogygès porte même à penser que la vaste nappe d'eau a parfois envahi toutes les vallées habitables qui débouchent dans le bassin. Les anciens lui donnaient le nom de Cephissis dans sa partie occidentale, et de Copaïs dans ses parages plus profonds de l'est; actuellement il est désigné d'après la ville de Topolias, qui s'élève sur un promontoire de la rive septentrionale.

On comprend qu'il serait indispensable de régulariser la marche des eaux et d'empêcher les irruptions soudaines du lac sur les cultures de ses bords. C'est ce travail que tentèrent les anciens Grecs. A l'est du grand lac de Copaïs se trouve un autre bassin lacustre, situé à 40 mètres plus bas et de toutes parts environné d'escarpements rocheux difficiles à cultiver. Ce réservoir, l'Hylice des Béotiens, semble naturellement indiqué pour emmagasiner le trop-plein des eaux du Copaïs; un canal, dont on suit les traces dans la plaine, devait servir à décharger le flot d'inondation dans l'énorme cuve de l'Hylice, mais il ne paraît pas que cette oeuvre ait jamais été terminée. On dut s'occuper aussi de déblayer les divers entonnoirs ou katavothres dans lesquels l'eau du lac Copaïs s'engouffre pour aller rejoindre la mer par-dessous les montagnes. Au nord-ouest, en face du rocher d'Orchomène, d'où jaillit le Mélas, un premier réservoir souterrain reçoit cette rivière pour la porter au golfe d'Atalante; à l'est, d'autres émissaires cachés se dirigent vers le lac Hylice et celui de Paralimni; mais c'est au nord-est, dans le golfe de Kokkino, que se trouvent les gouffres principaux. Dans cet angle extrême du lac, véritable Copaïs des anciens, la rivière Céphise, qui vient de traverser la plaine marécageuse dans sa plus grande largeur, se heurte à la base du mont Skroponéri et se divise en un delta souterrain. Au sud, une première caverne s'ouvre dans le rocher pour livrer passage aux eaux, mais ce n'est qu'une sorte de tunnel à travers un promontoire, et pendant la saison sèche les piétons peuvent l'utiliser en guise de chemin. Au delà de ce faux entonnoir apparaît une deuxième porte de rochers, dans laquelle se perd une des branches les plus importantes du Céphise, sans doute pour rejaillir directement à l'est en de fortes sources qui s'épanchent aussitôt dans la mer. A près d'un kilomètre au nord, deux autres bras de la rivière pénètrent dans la falaise, pour se rejoindre bientôt et couler au nord, précisément au-dessous d'une vallée sinueuse qui servit anciennement de lit aux eaux passant maintenant dans les profondeurs. C'est dans cette vallée que les ingénieurs grecs avaient autrefois creusé des puits qui leur permettaient de descendre jusqu'au niveau de l'eau et d'en nettoyer le lit en cas d'obstruction. De l'entrée des katavothres jusqu'à l'endroit où reparaissent les eaux, on compte seize de ces puits, dont quelques-uns ont encore 10 et même 30 mètres de profondeur; mais la plupart sont comblés par les pierrailles et les terres éboulées. Il est probable que ces travaux, ruinés depuis des milliers d'années, et vainement réparés du temps d'Alexandre par l'ingénieur Cratès, datent de l'époque presque mythique des Myniens d'Orchomène. L'assèchement des marais qui bordent le lac Copaïs et la régularisation des fleuves souterrains avaient donné à cet ancien peuple leurs immenses richesses, attestées par Homère. Ainsi les Grecs des âges homériques avaient su mener à bonne fin des travaux d'art devant lesquels l'industrie moderne s'arrête indécise!

Toute la région occidentale de la Roumélie, occupée par les montagnes de l'Acarnanie, de l'Étolie, de la Phocide, est condamnée par la nature même du pays à n'avoir qu'une très-faible importance relativement aux provinces orientales. C'est à peine si, du temps des anciens Grecs, ces contrées étaient considérées comme en deçà des limites du monde barbare, et de nos jours encore les Étoliens sont les plus ignorants des Grecs. Il n'y a de mouvement commercial que dans quelques localités privilégiées du bord de la mer, telles que Missolonghi, Ætoliko, Salona, Galaxidi. Cette dernière ville, située au bord d'une baie où débouche le Pleistos, ruisseau de Delphes jadis consacré à Neptune, quoique presque toujours sans eau, était, avant la guerre de l'indépendance, le chantier et l'entrepôt de commerce le plus actif du golfe de Corinthe, et même lui donna son nom. Quant à la ville de Naupacte, appelée Lépante par les Italiens, et dont le nom servit également à désigner le golfe de Corinthe, elle n'a plus guère que son importance stratégique à cause de sa position dans le voisinage de l'entrée du détroit. Nombre de batailles navales ont eu lieu pour forcer le passage de ce défilé marin, que gardent maintenant les deux forts de Rhium et d'Anti-Rhium, le château de Morée et le château de Roumélie. On a remarqué un curieux phénomène de géographie physique dans le canal qui sert d'entrée au golfe de Corinthe. Le seuil, qui d'ailleurs n'a que 66 mètres d'eau à l'endroit le plus profond, varie constamment en largeur par suite de l'action contraire des alluvions terrestres et des courants maritimes; ce que l'un apporte, l'autre le remporte. Lors de la guerre du Péloponèse, le détroit avait sept stades, soit environ 1,255 mètres de large; du temps de Strabon, l'ouverture était réduite à cinq stades; actuellement sa largeur a doublé; elle atteint près de 2 kilomètres de promontoire à promontoire. L'entrée du golfe d'Arta, entre l'Épire de Turquie et l'Acarnanie grecque, ne présente pas les mêmes phénomènes; elle a précisément les dimensions que lui assignent tous les auteurs anciens, un peu moins d'un kilomètre.

Les fonds de vallée et les bassins lacustres de la Roumélie orientale, et surtout sa position essentiellement péninsulaire entre le golfe de Corinthe, la mer d'Égine et le long canal d'Eubée, devaient faire de cette région une des parties les plus vivantes de la Grèce; c'est la contrée historique par excellence, où s'élevèrent les cités de Thèbes, d'Athènes, de Mégare. Entre les deux pays les plus importants de cette région, la Béotie et l'Attique, le contraste est grand. La première de ces contrées est un bassin fermé, dont les eaux surabondantes s'accumulent en lacs, où les brouillards s'amassent, où le sol de grasses alluvions nourrit une végétation plantureuse. L'Attique, au contraire, est aride; une mince couche de terre végétale recouvre les terrasses de ses rochers; ses vallées s'ouvrent librement vers la mer; un ciel pur baigne les sommets de ses montagnes; et l'eau bleue de la mer Égée en lave la base; la péninsule s'avance au loin dans les flots et s'y continue par la chaîne des Cyclades. Si les Grecs, redoutant les aventures de mer, avaient dû, comme dans les premiers âges, s'occuper surtout de la culture de leurs champs, nul doute que la Béotie n'eût gardé la prépondérance qu'elle avait à l'époque des Myniens de la riche Orchomène; mais les progrès de la navigation et l'appel du commerce, irrésistible pour les Hellènes, devaient assurer peu à peu le rôle principal aux populations de l'Attique. La ville d'Athènes, qui s'éleva dans la plaine la plus ouverte de la presqu'île, occupait donc une position que la nature avait désignée d'avance pour un grand rôle historique.

On a beaucoup critiqué le choix que fit le gouvernement grec en installant sa capitale au pied de l'Acropole. Sans doute, les temps ont changé, et les mouvements des nations ont déplacé peu à peu les centres naturels du commerce. Corinthe, dominant à la fois les deux mers, à la jonction de la Grèce continentale et du Péloponèse, eût été un meilleur choix; de là les rapports eussent été beaucoup plus faciles, d'un côté avec Contantinople et tous les rivages grecs de l'Orient restés sous la domination des Osmanlis, de l'autre avec ce monde occidental d'où reflue maintenant la civilisation que la Grèce lui donna jadis. Si l'Hellade, au lieu de devenir un petit royaume centralisé, s'était constituée en république fédérative, ainsi qu'il convenait à son génie et à ses traditions, il n'est pas douteux que d'autres villes de la Grèce, mieux situées qu'Athènes pour entretenir des communications rapides avec les pays d'Europe, ne l'eussent facilement dépassée en population et en richesse commerciale; néanmoins, en grandissant dans sa plaine et en s'unissant avec le Pirée par un chemin de fer, Athènes a repris une importance naturelle des plus considérables; elle est redevenue cité maritime, comme aux jours de sa grandeur antique, alors que, par son triple mur, ses «jambes» appuyées sur la mer, elle ne formait qu'un seul et même organisme avec ses deux ports du Pirée et de Phalère.

N° 14--ATHÈNES ET SES LONGS MURS.



L'ACROPOLE D'ATHÈNES, VUE DE LA TRIBUNE AUX HARANGUES
Dessin de Taylor d'après un croquis de M. A. Curzon.

Mais quelle différence entre les monuments de la ville moderne et les ruines de la ville antique! Quoique éventré par les bombes du Vénitien Morosini, quoique dépouillé depuis de ses plus belles sculptures, le temple du Parthénon est resté, par sa beauté pure et simple, qui s'accorde si bien avec la sobre nature environnante, le premier parmi tous les chefs-d'oeuvre de l'architecture. À côté de cet auguste débris, sur le plateau de l'Acropole, où les marins voguant dans le golfe d'Égine voyaient au loin briller la lance d'or d'Athéné Promachos, s'élèvent d'autres monuments à peine moins beaux et datant aussi de la grande période de l'art, l'Érechthéion et les Propylées. En dehors de la ville, sur un promontoire, se dresse le temple de Thésée, l'édifice le mieux conservé qui nous reste encore de l'antiquité grecque; ailleurs, près de l'Illissus, un groupe de colonnes rappelle la magnificence du temple de Jupiter Olympien, que les Athéniens employèrent sept cents années à construire et qui servit de carrière à leurs descendants. En maint autre endroit de l'emplacement occupé par l'ancienne ville se montrent des restes remarquables, et la vue du moindre de ces débris intéresse d'autant plus que les souvenirs d'hommes illustres s'y rattachent.

Sur ce rocher siégeait l'aréopage qui jugea Socrate; sur cette tribune de pierre parlait Démosthène; dans ce jardin professait Platon!

C'est un intérêt historique de même nature que l'on éprouve en parcourant le reste de l'Attique, soit qu'on aille visiter le village d'Éleusis, où se célébraient les mystères de Cérès, et la ville de Mégare à la double acropole, soit que l'on parcoure les champs de Marathon ou les rivages de l'île de Salamine. De même, en dehors de l'Attique, les voyageurs sont attirés par les souvenirs du passé vers Platée, Leuctres, Chéronée, la Thèbes d'Oedipe et l'Orchomène des Myniens; mais, en comparaison de ce qu'ils furent autrefois, tous les districts sont presque déserts. Après Athènes et Thèbes, les deux seules villes de quelque importance qui se trouvent de nos jours dans la Grèce orientale, sur le continent, sont Lamia, située au milieu des plaines basses du Sperchius, et Livadia la béotienne, jadis célèbre par l'antre de Trophonius, que les archéologues ne sont pas encore sûrs d'avoir retrouvé. L'île d'Égine, qui dépend de l'Attique, n'est pas moins déchue et dépeuplée que la grande terre voisine. Dans l'antiquité, plus de deux cent mille habitants s'y pressaient, et maintenant il ne reste plus même la trentième partie de ces multitudes. L'île a du moins gardé les pittoresques ruines de son temple de Minerve, et l'admirable spectacle que présente le demi-cercle des rivages montueux de l'Argolide et de l'Attique.



III

MORÉE OU PÉLOPONÈSE

Géographiquement, le Péloponèse mérite bien le nom d'île que lui avaient donné les anciens. Le seuil bas de Corinthe le sépare complètement de la montueuse péninsule de Grèce: c'est un monde à part, fort petit si l'on en juge par la place qu'il occupe sur la carte, mais bien grand par le rôle qu'il a rempli dans l'histoire de l'humanité.

Quand on pénètre dans la Morée par l'isthme de Corinthe, on voit immédiatement se dresser comme un rempart les monts Onéiens, qui défendaient l'entrée de la péninsule et dont un promontoire portait la forteresse de l'Acrocorinthe. Ces montagnes, derrière lesquelles les populations du Péloponèse vivaient à l'abri de toute attaque, ne constituent point un massif isolé, et se rattachent au système général de l'île entière. C'est directement à l'ouest de Corinthe, à une cinquantaine de kilomètres dans l'intérieur de la Morée, que s'élève le groupe principal des sommets, le «noeud» d'où se ramifient tous les chaînons de montagnes vers les extrémités péninsulaires. Là se dressent le Cyllène des anciens Grecs, ou Ziria, aux flancs noirs de sapins, et le Khelmos ou massif des monts Aroaniens, dont les neiges versent au nord dans une sombre vallée la cascade ou plutôt le long voile vaporeux du Styx: c'est le «fleuve» aux eaux froides, jadis redoutées des parjures, qui disparaît ensuite dans les replis d'un défilé, devenu pour la mythologie les neuf cercles de l'enfer. A l'ouest, le Khelmos se relie par une rangée de pics boisés au groupe de l'Olonos, l'antique Érymanthe, célèbre par les chasses d'Hercule. Toutes ces montagnes, de Corinthe à Patras, forment comme un mur parallèle au rivage méridional du golfe, vers lequel leurs contre-forts s'abaissent par degrés, enfermant entre leurs pentes des vallées latérales fortement inclinées. Sur le versant de l'une de ces vallées, celle du Bouraïcos, s'ouvre l'énorme grotte de Mega-Spileon, qui sert de couvent, et à l'entrée de laquelle se suspendent aux rochers les constructions les plus bizarres, des pavillons de toutes formes et de toutes couleurs, pareils aux alvéoles d'un immense «nid de guêpes».

Limité au nord par les massifs superbes de la chaîne côtière, le plateau montagneux du Péloponèse central a pour bornes, du côté de l'Orient, une autre chaîne qui commence également au Cyllène: c'est le Gaurias, connu plus au sud sous le nom de Malevo ou d'Artemision, puis sous celui de Parthenion. Interrompue par de larges brèches, cette chaîne se relève à l'orient de Sparte pour former la rangée d'Hagios Petros ou Parnon; ensuite, s'abaissant peu à peu, elle va projeter vers Cérigo le long promontoire du cap Malée ou Malia. C'est là, raconte la légende, que se réfugièrent les derniers Centaures, c'est-à-dire les barbares ancêtres des Tzakones de nos jours. Nulle pointe n'était plus redoutée des marins hellènes que celle du cap Malée, à cause des sautes brusques du vent: «As-tu doublé le cap, oublie le nom de ta patrie!» disait un ancien proverbe.

Les montagnes qui s'élèvent à l'ouest de la Morée n'ont point cette régularité d'allures que présente la chaîne orientale de la Péninsule. Diversement échancrées par les rivières qui en découlent, elles se ramifient au sud des monts Aroaniens et de l'Érymanthe en une multitude de petits chaînons qui se rejoignent ça et là en massifs et donnent à cette partie du plateau l'aspect le plus varié. Partout les vallées s'ouvrent en paysages imprévus, auxquels un simple bouquet d'arbres, une source, un troupeau de brebis, un berger assis sur des ruines, prêtent un charme merveilleux. C'est là cette gracieuse Arcadie, que chantaient les anciens poètes. Quoique en partie dépouillée de ses bois et devenue trop austère, elle est belle encore, mais bien plus charmantes sont les déclivités occidentales du plateau tournées vers la mer d'Ionie. Là, de riches forêts et des eaux abondantes ajoutent aux flots bleus, aux îles lointaines, au ciel pur, un élément de beauté qui manque à presque tous les autres rivages de la Grèce.

Au sud du plateau de l'Arcadie, que dominent à l'ouest les cimes du Ménale, quelques groupes assez élevés servent de point de départ à des chaînes distinctes. Un de ces massifs, le Kotylion ou Paloeocastro, donne naissance aux montagnes de Messène, parmi lesquelles se dresse le fameux Ithôme, et à celles de l'Aegalée, qui se prolongent en péninsule à l'ouest du golfe de Coron et reparaissent dans la mer aux îlots rocheux de Sapienza, de Cabrera, de Venetiko. Un autre massif, le Lycée ou Diaforti, l'Olympe d'Arcadie, que les Pélasges disaient avoir été leur berceau, et qui s élève à peu près au centre du Péloponèse, se continue à l'ouest de la Laconie par un long rempart de montagnes qui forme la chaîne la mieux caractérisée et la plus haute de la Morée. Elle a pour cime principale le célèbre Taygète, appelé aussi Pentedactylos (Cinq-Doigts), à cause des cinq pitons qui le couronnent, et Saint-Élie, sans doute en souvenir d'Hélios, le Soleil ou l'Apollon dorien. Des forêts de châtaigniers et de noyers, auxquels se mêlent les cyprès et les chênes, revêtent en partie les pentes inférieures de la montagne, mais la cime est sans arbres et recouverte de neige pendant les trois quarts de l'année. C'est le Taygète neigeux qui de loin signale la terre de Grèce aux navigateurs. En se rapprochant de la côte ils voient surgir de l'eau bleue les contre-forts et les chaînons avancés de la «Mauvaise Montagne» ou Kakavouni, puis bientôt le promontoire du Ténare avec ses deux caps, le Matapan et le Grasso, immense bloc de marbre blanc, haut de deux cents mètres, sur lequel les cailles fatiguées viennent s'abattre par millions après avoir traversé la mer. Dans les grottes de sa base l'eau s'engouffre avec un sourd clapotis, que les anciens prenaient pour les aboiements de Cerbère. Comme le cap Malée, le Matapan est redouté par les pilotes comme un grand «tueur d'hommes».

Ainsi les trois extrémités méridionales du Péloponèse sont occupées par des montagnes et de hauts escarpements rocheux. A l'est, la péninsule de l'Argolide est dominée également dans toute son étendue par des rangées de hauteurs qui se rattachent au Cyllène, comme le Gaurias et les monts de l'Arcadie. La Morée tout entière est donc un pays de plateaux et de montagnes 11. A l'exception des plaines de l'Élide, composées de débris alluviaux qu'ont apportés les torrents de l'Arcadie, et des bassins lacustres de l'intérieur qui se sont graduellement comblés, la péninsule n'offre partout que des terrains montueux. Comme dans la Grèce continentale et les Cyclades, les rochers qui constituent les principales arêtes de montagnes, le Cyllène, le Taygète, l'Hagios Petros, sont des schistes cristallins et des marbres métamorphiques. Autour de ces formations se sont déposées çà et là quelques strates de l'époque jurassique et de puissantes assises calcaires de la période crétacée. Dans le voisinage des côtes, en Argolide et sur les flancs du Taygète, des serpentines et des porphyres se sont fait jour à travers les roches supérieures.

Note 11: (retour) Altitudes du Péloponèse:
          Hauteur moyenne de la Péninsule.       600 mètres.
          Cyllène (Ziria)                      2,402  ----
          Monts Aroaniens (Khelmos)            2,361  ----
          Erymanthe (Olonos)                   2,118  ----
          Artemision (Malevo)                  1,672  ----
          Parnon (Hagios Petros)               1,937  ----
          Lycée (Diaforti)                     1,420  ----
          Ithôme                                 802  ----
          Taygète                              2,408  ----
          Arachneion (Argolide)                1,199  ----

Enfin, sur le rivage nord-oriental de l'Argolide, notamment dans la petite péninsule de Methana, se trouvent des volcans modernes, entre autres celui de Kaïménipetra, dans lequel M. Fouqué a reconnu la bouche ignivome dont parle Strabon et qui rejeta ses dernières laves, il y a vingt et un siècles. On doit voir sans doute dans ces volcans des évents du foyer sous-marin qui s'étend au sud de la mer Égée par les îles de Milos, Santorin et Nisyros. La grotte de Sousaki, d'où s'écoule un véritable ruisseau gazeux d'acide carbonique, de nombreuses sources thermales et des solfatares témoignent que dans l'Argolide l'activité volcanique ne s'est point encore calmée.

Peut-être les fontaines sulfureuses qui jaillissent en abondance sur la côte occidentale du Péloponèse indiquent-elles que là aussi se produit une certaine poussée intérieure du sol. L'opinion de quelques géologues est que les rivages occidentaux de la Grèce s'élèvent insensiblement; en maints endroits, à Corinthe notamment, d'anciennes grottes marines et des plages sont maintenant à plusieurs mètres au-dessus des flots. C'est par cette élévation, et non pas seulement par l'apport des alluvions fluviales, qu'on s'expliquerait l'empiétement rapide des alluvions de l'Achéloüs et la formation des rivages de l'Élide qui ont annexé au continent quatre îlots rocheux. En d'autres endroits, principalement dans le golfe de Marathonisi ou de Laconie, et sur les côtes orientales de la Grèce, ce sont des phénomènes d'abaissement du sol qu'on aurait constatés, puisque la péninsule d'Élaphonisi s'est changée en île; mais là aussi les alluvions des rivières ont grandement empiété sur les eaux de la Méditerranée. La ville de Calamata, sur le golfe de son nom, est deux fois plus éloignée de la mer qu'elle ne l'était à l'époque de Strabon. De même, le rivage du golfe de Laconie a délaissé les vestiges de l'ancien port d'Hélos dans l'intérieur des terres.

Les roches calcaires de l'intérieur du Péloponèse ne sont pas moins riches que la Béotie et que les régions occidentales de toute la péninsule des Balkans en katavothres où s'engouffrent les eaux. Les uns sont de simples cribles du sol rocheux, difficiles à reconnaître sous les herbes et les cailloux; les autres sont de larges portes, des cavernes où l'on peut suivre le ruisseau dans son cours souterrain. En hiver, des oiseaux sauvages, postés près de l'entrée, attendent en foule la proie que vient leur apporter le flot; en été, les renards et les chacals reprennent possession de ces antres d'où les avait chassés l'inondation. De l'autre côté des montagnes, l'eau qui s'était engloutie dans les fissures du plateau reparaît en sources ou kephalaria (kephalouryris); toujours clarifiée et d'une température égale à celle du sol, on la voit jaillir, ici des fentes du rocher, ailleurs du sol alluvial des plaines, ailleurs encore du milieu des eaux marines. La géographie souterraine de la Grèce n'est pas assez connue pour qu'il soit possible de préciser partout à quels katavothres d'en haut correspondent les kephalaria d'en bas.

Les anciens avaient grand soin de nettoyer les entonnoirs naturels, afin de faciliter l'issue des eaux et d'empêcher ainsi la formation de marécages insalubres. Ces précautions ont été négligées pendant les siècles de barbarie qu'a dû plus tard subir la Grèce, et l'eau s'est accumulée en maints endroits aux dépens de la salubrité du pays. C'est ainsi que la plaine du Pheneos ou de Phonia, ouverte comme un large entonnoir entre le massif du Cyllène et celui des monts Aroaniens, a été fréquemment changée en lac. Au milieu du siècle dernier, l'eau remplissait tout l'immense bassin et recouvrait les campagnes d'une couche liquide de plus de cent mètres d'épaisseur. En 1828, la nappe lacustre, déjà fort réduite, avait encore sept kilomètres de large et s'étendait à cinquante mètres au-dessus du fond. Enfin, quelques années après, les écluses souterraines se rouvraient, mais en laissant deux petits marécages dans les parties les plus basses de la plaine, près des gouffres de sortie; en 1850, le lac avait de nouveau soixante mètres de profondeur. Hercule, dit la légende antique, avait creusé un canal pour assainir la plaine et dégorger les entonnoirs; maintenant on se contente de placer des grillages à l'entrée des gouffres pour arrêter les troncs d'arbres et autres gros débris entraînés par les eaux.

A l'est de la cavité du Pheneos et à la base méridionale du mont Cyllène, se trouve un autre bassin, célèbre dans la mythologie grecque par les oiseaux mangeurs d'hommes, qu'exterminèrent les flèches d'Hercule: c'est le Stymphale, alternativement nappe lacustre et campagne cultivée. Pendant l'hiver, les eaux recouvrent environ un tiers de la plaine, mais il arrive aussi, dans les années exceptionnellement pluvieuses, que les dimensions de l'ancien lac sont rétablies en entier. Le katavothre unique qui sert d'issue au lac Stymphale se distingue de la plupart des autres gouffres; il s'ouvre, non sur un rivage, au pied d'une falaise, mais au fond même du lac: il engloutit à la fois les eaux, les débris des plantes, la vase, le limon corrompu, et tous ces détritus sont emportés sous la terre, où ils se déposent dans quelque réservoir inconnu et se pourrissent lentement, comme on peut en juger par les exhalaisons fétides du katavothre. C'est dans les abîmes souterrains que se clarifient les eaux, qui vont plus loin rejaillir au bord de la mer en flots cristallins.

Toute une série d'autres bassins d'origine lacustre, qui se développent au sud entre les montagnes de l'Arcadie et la chaîne du Gaurias, sont également parsemés de marécages et de cavités humides où s'amassent des lacs temporaires; mais les katavothres y sont assez nombreux pour que les inondations complètes ne soient jamais à craindre. La plus grande de ces plaines, la fameuse campagne de Mantinée, où se livrèrent tant de batailles, est aussi au point de vue hydrologique un des endroits les plus curieux du monde, car les eaux qui s'y amassent vont s'épancher vers deux mers opposées, à l'est vers le golfe de Nauplie, à l'ouest vers l'Alphée et la mer Ionienne; peut-être aussi, comme le croyaient les anciens Grecs, quelques ruisseaux souterrains se dirigent-ils au sud vers l'Eurotas et le golfe de Laconie.

La disparition des eaux de neige et de pluie dans les veines intérieures de la terre a condamné à la stérilité plusieurs contrées du Péloponèse, qu'un peu d'eau rendrait admirablement fertiles. Les eaux d'averse qui coulent à la superficie du sol se perdent bientôt sous les pierres de leur lit, parmi les touffes de lauriers-roses: c'est dans les profondeurs que passe le ruisseau permanent, dérobé à tous les regards, et là où il apparaît enfin à la surface, il est presque partout trop tard pour l'utiliser, car c'est au bord du rivage qu'il rejaillit à la lumière. Ainsi la plaine d'Argos, si belle dans son majestueux hémicycle de montagnes aux pentes abondamment arrosées, est encore plus aride, plus dépourvue d'humidité que Mégare et l'Attique; c'est un sol toujours desséché, avide d'eau comme un crible: de là la fable antique du tonneau des Danaïdes. Mais au sud de la plaine, là où les monts rapprochés de la mer ne laissent plus qu'une étroite zone de campagnes à irriguer, le rocher laisse jaillir une forte rivière, l'Erasinos ou «l'Aimable», ainsi nommée de la beauté de ses eaux, admirée des Argiens. A l'extrémité méridionale de la plaine, au défilé de Lerne, d'autres sources, que l'on croit provenir, comme l'Erasinos, du bassin de Stymphale, s'élancent en grand nombre de la base du rocher, à côté d'un gouffre dit «insondable» où nagent d'innombrables tortues, et s'étalent en marécages pleins de serpents venimeux: ce sont les kephalaria ou «têtes» de l'antique hydre de Lerne, que le héros Hercule, le dompteur de monstres, trouva si difficiles à saisir, ou plutôt à «capter», comme diraient actuellement nos ingénieurs. Enfin, plus au sud, une fontaine abondante n'a plus même la place nécessaire pour jaillir de la terre ferme; elle sort du fond de la mer, à plus de trois cents mètres du rivage. Cette source, l'antique Doïné, l'Anavoulo des marins grecs, n'est autre que l'un des ruisseaux engouffrés dans les katavothres de Mantinée: lorsque la surface du golfe est unie, le jet d'eau de Doïné s'élève au-dessus de la mer en un bouillonnement de quinze mètres de largeur.

Des phénomènes analogues se produisent dans les deux vallées méridionales de la Péninsule, celles de Sparte et de la Messénie. Ainsi l'Iri ou Eurotas n'est en réalité qu'un fort ruisseau. A l'issue d'un long défilé que les eaux du lac de Sparte se sont creusé dans quelque déluge antique, à travers des roches de marbre, l'Eurotas se jette dans le golfe de Marathonisi; mais il est rare qu'il ait assez d'eau pour déblayer la barre qui en obstrue l'entrée. Il se perd dans les sables de la plage. Par contre, le Vasili-Potamo ou Fleuve-Royal, qui jaillit de la base d'un rocher, à une petite distance à l'ouest de l'Eurotas, et dont le cours ne dépasse pas dix kilomètres, roule en toute saison une masse d'eau considérable et sa bouche reste toujours largement ouverte. Quant au fleuve de Messénie, l'antique Pamisos, appelé aujourd'hui le Pirnatza, il possède avec l'Alphée, parmi tous les cours d'eau de la Grèce, le privilège de former un port, et de se laisser remonter jusqu'à une dizaine de kilomètres par des embarcations d'un faible tirant: mais c'est aux puissantes sources d'Ilagios Floros, fournies par les montagnes de sa rive orientale, qu'il doit cet avantage. Ces fontaines, qui forment à leur sortie de terre un marais assez étendu, sont le véritable fleuve: la terre qu'elles arrosent et qu'elles fertilisent est celle que les anciens appelaient la "Bienheureuse" à cause de sa fécondité.

Les régions occidentales du Péloponèse, les mieux arrosées par les eaux du ciel, ont aussi le bassin fluvial le plus considérable, celui de l'Alphée, appelé aujourd'hui Rouphia, de son tributaire le plus abondant, l'antique Ladon. Ce dernier cours d'eau, qui par son volume mérite d'être, en effet, considéré comme le véritable fleuve, était célébré par les Grecs à l'égal du Pénée de Thessalie, à cause de la limpidité de son onde et des riants paysages de ses bords. Il est alimenté en partie par les neiges de l'Érymanthe, mais comme la plupart des autres rivières de la Morée, il a aussi ses affluents souterrains provenant des gouffres du plateau central: c'est dans le Ladon que se versent les eaux du bassin de Pheneos. L'Alphée proprement dit reçoit le tribut des katavothres ouverts sur les bords des anciens lacs d'Orchomène et de Mantinée, puis après avoir parcouru le bassin de Mégalépolis, qui fut également un lac avant l'époque historique, il gagne sa basse vallée par une succession de pittoresques défilés. D'après une tradition charmante, qui rappelle les antiques relations de commerce et d'amitié entre l'Élide et Syracuse, l'Alphée plongeait sous la mer pour reparaître en Sicile près de son amante, la fontaine d'Aréthuse. Après tant d'excursions faites par les eaux du Péloponèse dans l'intérieur de la terre, un voyage sous-marin de l'Alphée semblait à peine un prodige aux yeux des Grecs.

A leur sortie des montagnes, l'Alphée et toutes les autres rivières de l'Élide ont souvent changé de lit et recouvert de limon, les campagnes riveraines: c'est ainsi que les ruines d'Olympie ont disparu sous les alluvions. Le Pénée, aujourd'hui Gastouni, est de toutes ces rivières celle dont le cours a subi le plus de changements. Jadis elle s'épanchait au nord du promontoire rocheux de Chelonatas, tandis que de nos jours elle se détourne brusquement au sud pour aller se jeter dans la mer à vingt kilomètres au moins de son ancienne bouche. Il est possible que des travaux d'irrigation aient facilité ce changement de cours; mais il est certain que la nature, à elle seule, a fait beaucoup pour modifier graduellement l'aspect de cette partie de la Grèce. Des îles, fort éloignées du rivage primitif, ont été annexées à la terre; de nombreuses baies ont été graduellement séparées de la mer par des levées naturelles de sable, et transformées en étangs d'eau douce par les ruisseaux qui s'y déversent. Une de ces lagunes, qui s'étend au sud de l'Alphée, sur la distance de plusieurs lieues, est bordée, du côté de la mer, par une admirable forêt de pins. Ces bois majestueux, où les anciens Triphyliens venaient rendre un culte à la «Mort sereine», les coteaux des environs parsemés de bouquets d'arbres, et sur les flancs du mont Lycée, la vallée charmante où plonge la cascade de la Néda, «la première née des sources d'Arcadie et la nourrice de Jupiter», font de cette région de la Morée celle que le voyageur aimant la nature a le plus de bonheur à parcourir.

Le Péloponèse, comme la Grèce continentale, présente un exemple des plus remarquables de l'influence exercée par la forme du territoire sur le développement historique des populations. Réunie à l'Hellade par un simple pédoncule et défendue à l'entrée par un double rempart transversal de montagnes, «l'île de Pélops» devait naturellement, à une époque où les obstacles du sol arrêtaient les armées, devenir la patrie de peuples indépendants: l'isthme restait un chemin libre pour le commerce, mais il se fermait devant l'invasion.

A l'intérieur de la Péninsule, la distribution et le rôle des peuples divers s'expliquent aussi, en grande partie, par le relief de la contrée. Tout le plateau central, ensemble de bassins fermés qui n'ont point d'issues visibles vers la mer, devait appartenir à des tribus, comme celles des Arcadiens, qui n'entraient guère en rapport avec leurs voisines, ni même les unes avec les autres. Corinthe, Sicyone et l'Achaïe occupaient au bord du golfe tout le versant septentrional des monts de l'Arcadie; mais, séparées par de hauts chaînons transversaux, les peuplades des diverses vallées restaient dans l'isolement, et lorsqu'elles eurent enfin assez de cohésion pour s'unir en ligue contre l'étranger, il était déjà trop tard. A l'ouest, l'Élide, avec ses larges débouchés de vallées et sa zone maritime insalubre et dépourvue de ports, ne pouvait avoir dans l'histoire de la Péninsule qu'un rôle tout à fait secondaire; ses habitants, incapables de défendre leur pays ouvert à toutes les incursions, eussent même été d'avance condamnés à l'esclavage s'ils n'avaient réussi à se mettre sous la protection de tous les Grecs et à faire de leur plaine d'Olympie le lieu de réunion où les Hellènes de l'Europe et de l'Asie, du continent et des îles, venaient pendant quelques jours de fête oublier leurs rivalités et leurs haines. De l'autre côté du Péloponèse, le bassin d'Argos et la presqu'île montueuse de l'Argolide constituaient en revanche une région naturelle, parfaitement limitée et facile à défendre: aussi les Argiens purent-ils maintenir leur autonomie pendant des siècles, et même à l'époque homérique, c'est à eux qu'appartenait l'hégémonie des nations grecques. Les Spartiates leur succédèrent. Le domaine géographique dans lequel ils s'étaient établis avait le double avantage d'être parfaitement abrité contre toute attaque et de leur fournir amplement ce dont ils avaient besoin. Après avoir solidement assis leur puissance dans cette belle vallée de l'Eurotas, ils purent s'emparer facilement du littoral et de la malheureuse Hélos; puis, du haut des rochers du Taygète, ils descendirent, à l'ouest, dans les plaines de la Messénie. Cette partie de la Grèce formait également un bassin naturel, bien distinct et protégé par de hauts remparts de montagnes; aussi les Messéniens, frères des Spartiates par le sang et leurs égaux par le courage, résistèrent-ils pendant des siècles. Ils succombèrent enfin; tout le midi de la Péninsule obéit à Sparte, et celle-ci put songer à dominer la Grèce. Alors la région du Péloponèse, toute désignée d'avance pour servir de champ de bataille entre les peuples en lutte, la «salle de danse de Mars», fut le plateau ceint de montagnes qui se trouve sur le chemin de Lacédémone à Corinthe et où s'élevaient les cités de Tégée et de Mantinée.

Par un contraste géographique remarquable, cette île de Pélops, aux rivages sinueux, offre, comparée à l'Attique, un caractère essentiellement continental, qui s'est reflété dans l'histoire de ses populations: aux temps antiques, les Péloponésiens furent beaucoup plus montagnards que marins; sauf à Corinthe, où viennent presque s'effleurer les deux mers, et sur quelques points isolés du littoral, notamment dans l'Argolide, qui est une autre Attique, les populations n'étaient nulle part incitées au commerce maritime; dans leurs hautes vallées de montagnes ou dans leurs bassins fluviaux fermés, elles devaient demander toutes leurs ressources à l'industrie pastorale et à l'agriculture. L'Arcadie, qui occupe la partie centrale de la Péninsule, n'était habitée que de pâtres et de laboureurs, et son nom, qui signifia d'abord «Pays des Ours», est resté celui des contrées champêtres par excellence; on l'applique encore à tous les pays de bosquets et de pâturages. De même, les habitants de la Laconie, séparés de la mer par des massifs de rochers qui étranglent à son issue la vallée de l'Eurotas, gardèrent longtemps leurs moeurs de guerriers et d'agriculteurs, et s'accoutumèrent difficilement aux hasards de la mer. «Lorsque les Spartiates, dit Edgar Quinet, plaçaient l'Eurotas et le Taygète à la tête de leurs héros, c'était à bon escient qu'ils reconnaissaient ainsi un même caractère dans la nature de la vallée et dans la destinée du peuple qui l'occupait».

LE TAYGÈTE, VU DES RUINES DU THÉATRE DE SPARTE
Dessin de A. de Curzon d'après nature.

Aux âges les plus anciens auxquels remonte la tradition, les Phéniciens avaient d'importants comptoirs sur les côtes du Péloponèse. Ils s'étaient installés à Nauplie, dans le golfe d'Argos; à Kranæ, devenu aujourd'hui le port de Marathonisi ou Gythium, en Laconie; ils achetaient les coquillages qui leur servaient à teindre la pourpre. Les Grecs eux-mêmes avaient quelques ports assez actifs, tels que la «sablonneuse Pylos», cité du vieux Nestor, remplacée de nos jours, de l'autre côté du golfe, par la ville de Navarin. Plus tard, lorsque la Grèce devint le centre du commerce de la Méditerranée, Corinthe, si bien située à l'entrée du Péloponèse, entre les deux mers, prit le premier rang parmi les cités grecques, non par son importance politique, son amour de l'art ou son zèle pour la liberté, mais par la richesse de ses habitants et le chiffre de sa population; elle eut, dit-on, jusqu'à trois cent mille personnes dans ses murs. Même après avoir été rasée par les Romains, elle reprit son importance; mais depuis, sa position exposée la fit ravager tant de fois qu'elle cessa d'avoir le moindre commerce. Ce n'était qu'une misérable bourgade, lorsqu'un tremblement de terre la renversa en 1858. Elle a été reconstruite à sept kilomètres de distance au bord même du golfe auquel elle a donné son nom, mais il est douteux qu'elle reprenne son rang de cité, tant qu'on n'aura pas creusé de canal entre les deux mers. Les chemins de Marseille et de Trieste à Smyrne et à Constantinople se réuniront alors au détroit de Corinthe, et le mouvement des navires égalera peut-être dans ce passage celui que l'on voit en divers canaux semblables, naturels ou creusés de mains d'hommes, le Sund, le Bosphore, et le canal de Suez. En attendant le percement, que des industriels nous promettent pour un avenir prochain, l'isthme est presque désert; il ne sert qu'au passage des voyageurs et des colis débarqués par les vapeurs grecs dans les deux petits ports des rives opposées. Les anciens, qui n'avaient pu réaliser leurs projets de jonction entre le golfe de Corinthe et celui d'Égine, et qui, d'ailleurs, avant la tentative de Néron, craignaient d'entreprendre cette oeuvre, dans la pensée que l'une des deux mers était plus haute et submergerait la rive opposée, avaient eu du moins l'ingénieuse idée de faciliter le trafic au moyen de mécanismes qui faisaient rouler les petits navires de l'une à l'autre plage: c'était un «portage» perfectionné. 12

Note 12: (retour)
Moindre largeur de l'isthme  5 940 mètres.
Moindre hauteur                 40 ---- (76 mètres à la
                                   partie la plus étroite).

Après l'époque des Croisades, lorsque la puissante république de Venise se fut rendue maîtresse du littoral de la Morée, elle attira naturellement la population vers les côtes, et celles-ci se trouvèrent bientôt bordées de colonies commerçantes, Arkadia, l'île Prodano, la Protée des Grecs, Navarin, Modon, Coron, Kalamata, Malvoisie, Nauplie d'Argolide. Ainsi, grâce à l'appel des commerçants vénitiens, le Péloponèse, devenu pays d'exportation et de trafic, perdit graduellement le caractère continental que lui donnaient ses plateaux et ses remparts de montagnes, pour reprendre le rôle maritime qu'il avait eu partiellement à l'époque des Phéniciens. Le régime des Turcs, l'appauvrissement du sol et les guerres civiles qui en furent les conséquences, forcèrent de nouveau les populations à rompre leurs relations commerciales avec l'extérieur et à se renfermer dans leur île comme dans une prison. Alors le principal groupe d'habitants s'établit précisément au centre de la Péninsule, dans la ville de Tripolis ou Tripolitza, ainsi nommée, dit-on, parce qu'elle est l'héritière des trois cités antiques de Mantinée, Tégée et Pallantium. Depuis la reconquête de l'autonomie hellénique, la vie s'est encore une fois, comme par une sorte de rhythme, reportée vers le pourtour du Péloponèse. De nos jours, la ville qui prime de beaucoup toutes les autres en importance est celle de Patras, située loin de l'entrée du golfe de Corinthe et au débouché des plaines les plus fertiles et les mieux cultivées de la côte occidentale. En prévision de la grandeur future que lui promet son trafic, déjà fort considérable, avec l'Angleterre et les autres pays d'Europe, on a tracé les quartiers de la nouvelle ville comme si elle devait un jour devenir l'égale de Trieste ou de Smyrne.

En comparaison de cet emporium du Péloponèse, les autres villes de la Péninsule, même celles qui avaient le plus d'activité à l'époque vénitienne, ne sont que des marchés tout à fait secondaires. Ægium ou Vostitza, au bord du golfe de Corinthe, est une simple escale, moins célèbre par son commerce que par son admirable platane de plus de 15 mètres de circonférence, dont le tronc creux servait naguère de prison. Pyrgos, près de l'Alphée, n'a point de port. Dans la belle rade de Navarin, défendue contre les flots et les vents du large par le long îlot rocheux de Sphactérie, les carcasses des vaisseaux turcs coulés à fond dans le combat de 1828 sont toujours plus nombreuses que les navires de commerce flottant sur les eaux du port. Modon, Coron, sont également déchues. Kalamata, débouché des vallées fertiles de la Messénie, n'a qu'une mauvaise rade, où les embarcations ne peuvent mouiller en tout temps. La célèbre Malvoisie, aujourd'hui Monemvasia, n'est plus qu'une forteresse à demi ruinée, et les vignobles des environs, qui produisaient le vin exquis dont le nom est appliqué maintenant à d'autres crus, ont depuis longtemps cessé d'exister. Enfin, Nauplie, qui se rappelle les courtes années pendant lesquelles elle servit de capitale au royaume naissant, a l'avantage de posséder un bon port bien abrité; mais ses murailles, ses bastions et ses forts en font une place plus militaire que commerciale.

Les cités de l'intérieur, quelle que soit la gloire attachée à leurs noms, ne sont pour la plupart que de grosses bourgades. La plus célèbre de toutes, Sparte ou "l'Éparse", ainsi nommée de ses groupes de maisons dispersées dans la plaine et n'ayant jadis pour toute muraille que la vaillance de ses citoyens, promet de devenir une des villes les plus prospères de l'intérieur du Péloponèse, grâce à la fertilité de son bassin. Après avoir été supplantée, au moyen âge, par sa voisine Mistra, dont les constructions gothiques, à demi ruinées et désertes, maisons, palais, églises et châteaux forts, recouvrent une colline abrupte à l'ouest de la plaine de l'Eurotas, Sparte reprend pour la deuxième fois le rang de cité prépondérante en Laconie. Argos, plus ancienne encore que Lacédémone, a pu comme elle renaître de ses ruines, à cause de sa position dans une plaine souvent desséchée, mais d'une grande fécondité naturelle. Toutefois, si les étrangers parcourent en grand nombre les campagnes du Péloponèse, ce n'est point pour visiter ces villes restaurées, où quelques pierres seulement rappellent l'antiquité grecque, ce sont les anciens monuments de l'art qui les attirent.

A cet égard, l'Argolide est l'une des provinces les plus riches de l'Hellade. Près d'Argos même, dans les flancs escarpés de la colline de Larisse, sont taillés les gradins d'un théâtre. Entre Argos et Nauplie s'élève, au milieu de la plaine, le petit rocher qui porte l'antique acropole de Tirynthe, aux puissantes murailles cyclopéennes de 15 mètres de largeur. Au nord, sur des escarpements rocailleux, est la vieille Mycènes, la tragique cité d'Agamemnon, où l'on voit aussi des murs cyclopéens, mais où l'on visite surtout la célèbre porte des Lions, grossièrement sculptée à la première époque de l'art grec, et le vaste souterrain connu sous le nom de trésor des Atrides: ce monument, l'un des restes les plus curieux de l'architecture primitive des Argiens, est aussi l'un des mieux conservés, et l'on peut en admirer dans tous les détails la solide construction; une de ses pierres, qui sert de linteau à la porte d'entrée, ne pèse pas moins de 169 tonnes. C'est également en Argolide, à Épidaure, sur le rivage du golfe d'Égine et près de l'ancien sanctuaire d'Esculape, que se trouve le théâtre de la Grèce le moins dégradé par le temps: on distingue encore, au milieu des broussailles et des arbustes entremêlés, les cinquante-quatre gradins en marbre blanc, sur lesquels pouvaient s'asseoir douze mille spectateurs. Parmi ses autres débris, l'Argolide a les beaux restes du temple de Jupiter, à Némée, et les sept colonnes doriques de Corinthe, que l'on dit être les plus anciennes de la Grèce; mais c'est à l'extrémité opposée du Péloponèse, dans la charmante vallée de la Néda, que s'élève le monument le plus admirable de la Péninsule, bâti par Ictinus en l'honneur d'Apollon Secourable: ce temple est celui de Bassæ, près de Phigalée d'Arcadie. Les grands chênes, les superbes rochers qui l'entourent rehaussent la beauté de ce noble édifice.

Les constructions les plus nombreuses du Péloponèse sont des citadelles; mainte place forte, avec son enceinte et son acropole, se voit encore précisément dans le même état qu'aux temps de l'ancienne Grèce. Les murs d'enceinte de Phigalée, ceux de Messène ont gardé leurs tours, leurs portes, leurs réduits de défense. D'autres acropoles, utilisées depuis par les Francs des Croisades, les Vénitiens ou les Turcs, se sont hérissées de tours crénelées et de donjons qui ajoutent leurs traits hardis et pittoresques aux beaux paysages environnants. A la porte même du Péloponèse s'élève une de ces forteresses antiques transformée en citadelle du moyen âge: c'est l'Acro-Corinthe, gardienne de la péninsule entière. Du chaos de fortifications et de masures qui la dominent, on aperçoit presque toute la Grèce, enfermée dans le cercle bleuâtre de l'horizon.

Quelques-unes des îles grecques de la mer Égée doivent être considérées comme une dépendance naturelle du Péloponèse, auquel les rattachent des isthmes sous-marins et des chaînes d'écueils. C'est donc à bon droit qu'on les a reliées administrativement à la Péninsule.

Les îles de la côte d'Argolide, peuplées de marins albanais qui furent pendant la guerre contre les Turcs les plus vaillants défenseurs de l'indépendance hellénique, ont perdu en grande partie leur importance commerciale et politique d'autrefois. Pendant la guerre, la petite bourgade albanaise de Poros, qui s'élève dans l'île du même nom, sur un terrain d'origine volcanique, a servi de capitale au peuple soulevé; elle est encore assez animée, grâce à son port et à sa rade admirable, parfaitement abritée, que le gouvernement grec a choisie pour en faire la principale station de sa marine. Mais Hydra et l'îlot voisin, connu sous le nom italien de Spezia, ne pouvaient que déchoir depuis que la Grèce a reconquis son existence propre. Ce sont des masses rocheuses, presque entièrement dépourvues de sol végétal, sans arbres, sans eaux de source, et pourtant plus de cinquante mille habitants avaient pu trouver à vivre par le commerce sur ces îlots rocheux. Une liberté relative avait fait ce miracle. En 1730, quelques colons albanais, las des exactions d'un pacha de la Morée, s'étaient réfugiés dans l'île d'Hydra. On les laissa tranquilles et ils n'eurent qu'à payer un faible impôt. Aussi leur commerce, mêlé parfois d'un peu de piraterie, grandit rapidement. Hydra occupe, il est vrai, une position fort heureuse, commandant l'entrée des deux golfes de l'Argolide et de l'Attique; mais elle n'a point de port ni même d'abri véritablement digne de ce nom. C'est donc en dépit même de la nature que les Hydriotes avaient fait de leur rocher un rendez-vous du commerce; les navires devaient se presser dans quelque anfractuosité de la côte, serrés les uns contre les autres, retenus immobiles par quatre amarres. Avant la guerre de l'indépendance, les seuls armateurs d'Hydra possédaient près de quatre cents navires de cent à deux cents tonneaux et, pendant la lutte, ils lancèrent contre le Turc plus de cent vaisseaux armés de deux mille canons. En luttant pour la liberté de la Grèce, les Hydriotes travaillaient aussi, sans le vouloir, à la décadence de leur ville, et, dès que leur cause eut triomphé, le mouvement des échanges dut se déplacer graduellement pour aller se concentrer dans les ports mieux situés de Syra et du Pirée.

Beaucoup plus grande que les îles de l'Argolide, la Cythère de Laconie, plus connue des marins sous son nom italien de Cérigo, dû peut-être à des envahisseurs slaves, faisait naguère partie de la prétendue république Sept-insulaire gouvernée par les Anglais. Pourtant elle n'est point située dans la mer Ionienne et dépend évidemment du Péloponèse, qu'elle relie à l'île de Crète par un seuil sous-marin et l'îlot de Cérigotto, peuplé de Sphakhiotes crétois. Cythère n'est plus l'île de Venus et n'a point de voluptueux bosquets. Vue du nord, elle ressemble à un amas de roches stériles: cependant elle porte de riches moissons, de belles plantations d'oliviers, et ses villages sont assez populeux. Jadis la position de Cérigo, entre les deux mers d'Ionie et de l'Archipel, donnait une grande importance à son havre de refuge; mais ce port est redevenu presque désert depuis que le cap Malée a perdu ses terreurs. On a trouvé sur ses côtes des amas de coquillages qui proviennent d'anciens ateliers phéniciens pour la fabrication de la pourpre. Ce sont les commerçants et les industriels de Syrie qui ont introduit dans l'île le culte de la Vénus Astarté, devenue plus tard, sous le nom d'Aphrodite, la déesse de tous les Grecs.



IV

ILES DE LA MER ÉGÉE

Au milieu des flots moutonnants qui valurent sans doute à la «grande Mer» ou «Archipel» de Grèce son nom d'Égée ou de «mer des Chevreaux» sont dispersés en un désordre apparent les îles et les îlots; il sont tellement nombreux que, par une transposition singulière, l'appellation d'Archipel, au lieu de s'appliquer aux bassins maritimes, ne désigne plus que des îles groupées en multitudes. Au nord, les Sporades se développent en une longue rangée qui se recourbe vers le mont Athos; plus au sud, Skyros, l'île où, d'après la légende, naquit le héros Achille et où mourut Thésée, se dresse isolément; la grande île d'Eubée se ploie et s'allonge au bord du continent; puis on voit au large du Péloponèse surgir de toutes parts les montagnes blanches des Cyclades, que les anciens Grecs comparaient à une ronde d'Océanides dansant autour d'un dieu.

Toutes les îles de l'archipel grec se rattachent au continent, soit par leur formation géologique, soit par le plateau sous-marin qui les supporte. Les Sporades du nord sont un rameau de la chaîne du Pélion. L'île d'Eubée est dominée par des massifs calcaires d'une assez grande hauteur dont la direction générale est parallèle aux chaînes de l'Attique, de l'Argolide, de l'Olympe et du mont Athos. Skyros est un petit massif rocailleux parallèle aux montagnes de l'Eubée centrale. Les sommets des Cyclades, qui continuent dans la direction du sud-est les chaînes de l'Eubée et de l'Attique, appartiennent aux mêmes formations. «Montagnes de la Grèce égarées dans la mer,» elles sont aussi composées de schistes micacés et argileux, de roches calcaires et de marbres cristallins. Athènes a le Pentélique, mais les Cyclades ont les marbres éclatants de Naxos et ceux plus beaux encore de Paros, dans lesquels on taillait les statues des héros et des dieux. Des grottes curieuses, notamment celle d'Antiparos, que les anciens ne connaissaient point, puisque aucun d'eux ne l'a mentionnée, et celle, plus régulière, de Sillaka, dans l'île de Cythnos ou Thermia, célèbre par ses eaux chaudes, s'ouvrent dans les assises calcaires. Le granit se montre aussi dans quelques îles, surtout dans la petite Délos, la terre sacrée des Grecs. Enfin, vers leur extrémité méridionale, les rangées des Cyclades, orientées dans le sens du nord-ouest au sud-est, sont traversées par une chaîne d'îles et d'îlots d'origine ignée, qui se continuent, d'un côté, jusqu'à la péninsule de Methana, dans l'Argolide; de l'autre, jusqu'à l'île de Cos et aux rivages de l'Asie Mineure.

La terre d'Eubée a de tout temps été considérée comme à demi continentale. C'est une île, mais le bras de mer qui la sépare de la Béotie et de l'Attique n'est, en réalité, qu'une vallée longitudinale, peu profonde en certains endroits, et formant, comme les vallées terrestres, une succession régulière d'étranglements et de bassins. Le défilé le plus étroit de cette vallée maritime n'a que soixante-cinq mètres de largeur, de sorte que depuis vingt-trois siècles déjà on avait pu facilement jeter entre la rive du continent et Chalcis, la capitale d'Eubée, un pont, remplacé maintenant par un palier tournant qui laisse passer les vaisseaux. Les courants alternatifs de marée qui se succèdent assez irrégulièrement dans le canal avaient autrefois donné une grande célébrité au détroit de l'Euripe; ce flux et ce reflux étaient considérés comme l'une des grandes merveilles naturelles de la Grèce: aussi l'île entière en a-t-elle pris son nom vulgaire de Negripon, corrompu par les Italiens en celui de Negroponte. L'île d'Eubée est trop rapprochée du continent pour que ses vicissitudes de prospérité et de décadence n'aient pas concordé d'une manière générale avec les destinées des contrées voisines, l'Attique et la Béotie. Lorsque les cités grecques étaient dans leur période de gloire et de puissance, les villes eubéennes de Chalcis, Erétrie, Cumes étaient aussi des foyers de rayonnement et leurs populations essaimaient en colonies vers toutes les côtes de la Méditerranée. Plus tard, les divers conquérants qui ravagèrent l'Attique dévastèrent également Négrepont, et maintenant cette île, simple dépendance de la péninsule voisine, participe à tous ses mouvements politiques et sociaux

La partie septentrionale de l'Eubée est embellie par des forêts de diverses essences, chênes, pins, aunes et platanes; tous les villages y sont entourés de bosquets d'arbres fruitiers et les paysages environnants ressemblent aux sites de l'Élide et de l'Arcadie. Mais dans le fourmillement des Cyclades on cherche en vain ces gracieux tableaux champêtres; un très-petit nombre d'îles ont encore ça et là quelque reste de la beauté naturelle que donnent les ombrages et les eaux courantes. La plupart semblent avoir été pétrifiées par la tête de Méduse, comme l'antique légende le racontait de l'île de Seriphos; des olivettes, des groupes de chênes à vallonnée, quelques bosquets de pins, des figuiers, voilà ce que possèdent les îles les plus ombragées! Mais ailleurs, quelle nudité! quels rochers gris! Les promontoires de la Grèce sont arides, mais bien plus dépourvus de verdure sont la plupart de ces îlots de l'Archipel, que néanmoins on contemple avec une sorte de ferveur, à cause du retentissement de leur nom dans l'histoire! C'est à bon droit que la plupart des grandes cimes des Cyclades grecques, comme celles de la Turquie hellénique, ont été consacrées au prophète Élie, successeur biblique d'Apollon, la divinité solaire. En effet, le soleil règne en maître sur ces âpres rochers, il les brûle, il en dévore les broussailles et le gazon.

Une de ces îles inhabitées par l'homme, Antimilo, donne encore asile à un bouquetin (capra caucasien) qui a disparu du reste de l'Europe, et que l'on retrouve seulement en Crète et peut-être à l'île de Rhodes. Des cochons sauvages errent aussi au milieu des rochers d'Antimilo. Quant aux lapins, importés d'Occident, ils vivent en multitudes dans les cavernes de quelques Cyclades, surtout à Mykonos et à Délos; les anciens auteurs ne les ont jamais mentionnés; Polybe, qui les avait vus en Italie, leur donne le nom latin. Chose curieuse, les lièvres et les lapins n'habitent pas les mêmes îles: chaque espèce vit à part dans son domaine insulaire. L'île d'Andros seule fait exception; mais les deux races n'y sont pas moins nettement séparées: les lièvres occupent l'extrémité septentrionale de l'île, tandis que les lapins se creusent des terriers dans la partie du midi. En fait de curiosités zoologiques, il est à remarquer aussi qu'une grosse espèce de lézard, connue par le peuple sous le nom de «crocodile», ne se trouve point sur le continent, mais seulement dans quelques îles de l'archipel. Il faut en conclure que les Cyclades sont séparées de la péninsule thraco-hellénique depuis des âges d'une longue durée.

Une chaîne d'îles volcaniques limite au sud la ronde des Cyclades en longeant le grand fossé maritime qui sépare l'Archipel et la mer de Crète. La plus grande de ces îles de laves et de cendres, Milo, est un cratère irrégulier, effondré au nord-ouest et laissant pénétrer les eaux de la mer à l'intérieur de son bassin, qui est l'un des ports de refuge les plus vastes et les plus sûrs de la Méditerranée. Milo n'a point eu d'éruption dans les temps modernes, mais des solfatares encore fumantes et des sources thermales qui jaillissent sur le rivage et dans la mer elle-même témoignent de l'activité des laves souterraines. D'autres fontaines thermales, à Seriphos, à Siphnos et dans les îlots de ces parages, sont également en rapport avec le foyer volcanique.

Actuellement le centre de la poussée intérieure se manifeste à peu près à égale distance des côtes de l'Europe et de l'Asie dans le petit groupe des îles généralement désignées sous le nom de Santorin ou Sainte-Irène. Ces îles, dont le noyau consiste en roches de marbre et de schistes semblables à celles des autres Cyclades, sont disposées circulairement autour d'un vaste cratère qui n'a pas moins de 390 mètres de profondeur. A l'est, le croissant de Thera présente du côté du gouffre de larges falaises à pic d'où s'écroulent les scories, et du côté du large, de longues pentes couvertes de vignobles aux produits exquis. A l'ouest du cratère, Therasia, plus petite, se dresse comme la muraille à demi ruinée du volcan, et l'écueil d'Aspronisi indique l'existence d'une paroi sous-marine. C'est près du centre de ce bassin que brûle encore le fond de la mer. Le foyer de laves reste longtemps presque assoupi, puis il se réveille tout à coup pour rejeter des amas de scories. Il y a bientôt vingt et un siècles, surgit une première île que les anciens émerveillés nommèrent la «Sainte» et que l'on appelle aujourd'hui Palæa-Kaïméni (l'ancienne Brûlée). Au seizième siècle, trois années d'éruptions firent naître l'île plus petite de Mikra-Kaïméni. Un cône de laves plus considérable, celui de Néa-Kaïméni, s'éleva au commencement du dix-huitième siècle, et tout récemment encore, de 1866 à 1870, cette île s'est agrandie de deux nouveaux promontoires, Aphroëssa et la montagne de George, qui ont plus que doublé l'étendue primitive du massif volcanique, en recouvrant le petit village et le port de Vulkano et en se rapprochant du rivage de Mikra-Kaïméni jusqu'à l'effleurer. Pendant les cinq années, plus de cinq cent mille éruptions partielles ont eu lieu, lançant parfois les cendres jusqu'à 1,200 mètres d'élévation; même de l'île de Crète on a pu discerner les nues de scories brisées, noires en apparence pendant le jour et rouges pendant la nuit.

Des milliers de spectateurs, et dans le nombre quelques savants, Fouqué, Gorceix, Reiss et Stübel, Schmidt, sont accourus de toutes les parties du monde pour assister à ce merveilleux spectacle de la naissance d'une terre, et leurs observations précises sont une grande conquête pour la science. Grâce à eux, il reste prouvé que de véritables flammes jaillissent des volcans, et que les éruptions ont leurs périodes de calme et d'exaspération, de la nuit au jour et de l'hiver à l'été. Il paraît très-probable que le gouffre de Santorin est le produit d'une explosion qui, dans les temps préhistoriques, aurait fait voler en cendres toute la partie centrale de la montagne. Les énormes quantités de tuf croulant que l'on voit sur les pentes extérieures de l'île racontent ce cataclysme au géologue qui les étudie 13.

Note 13: (retour) Hauteurs principales des îles:
          Delphi, dans l'île d'Eubée          1,743 mètres.
          Sainte-Élie       »                 1,404   »
          Mont Jupiter, Naxos                   845   »
          Saint-Élie, Siphnos                   850   »
               »      Santorin                  800   »

Des Albanais habitent la partie méridionale de l'Eubée et se sont établis en colonie autour du port de Gavrion, dans l'île d'Andros, mais dans tout le reste de l'Archipel la population est grecque ou du moins complètement hellénisée. Les quelques familles italiennes ou françaises de Skyros, de Syra, de Naxos, de Santorin, sont trop peu nombreuses pour compter: elles-mêmes se disent françaises et dans l'Archipel on leur donne le nom de «Francs.» Durant la guerre de l'indépendance hellénique, ces familles se réclamèrent toujours de la protection de la France. Autrefois, la classe des propriétaires se composait presque en entier de ces Francs, qui s'étaient emparés des îles au moyen âge. C'est même, dit-on, au régime de la grande propriété maintenue longtemps par ces familles qu'il faut s'en prendre de la faiblesse relative de la population de Naxos. Jadis l'île nourrissait facilement cent mille personnes; maintenant, elle est trop petite pour un nombre d'habitants sept fois moins considérable.

Les Cyclades, plus éloignées que l'Eubée des rivages de la Grèce, ont eu aussi une vie politique plus distincte de celle de l'Hellade, et bien souvent l'histoire y a suivi une marche différente. Par leur position au milieu de l'Archipel, ces îles devaient naturellement servir d'étapes à tous les peuples navigateurs de la Méditerranée, et par conséquent leurs habitants devaient être soumis aux influences les plus diverses. Jadis les marins de l'Asie Mineure et de la Phénicie s'arrêtaient aux Cyclades en voguant vers la Grèce; au moyen âge, les Byzantins, puis les croisés, les Vénitiens, les Génois, les chevaliers de Rhodes y furent les maîtres à leur tour; les Osmanlis y passèrent, et de nos jours, grâce au commerce, ce sont les nations occidentales de l'Europe qui, avec les Grecs eux-mêmes, ont la prépondérance dans l'Archipel.

Toutes ces vicissitudes historiques ont déplacé d'une île à l'autre le centre des Cyclades. Du temps des anciens Grecs, Délos, l'île d'Apollon, était la terre sacrée, où de toutes parts accouraient les fidèles et les marchands. Les échanges se faisaient à l'ombre des sanctuaires, et des marchés d'esclaves se tenaient à côté des temples. La vente de la chair humaine finit même par devenir la grande spécialité de Délos, et sous les empereurs romains, jusqu'à dix mille esclaves y furent brocantés en un seul jour. Mais les marchés, les temples, les monuments ont disparu de Délos et de l'île voisine, qui lui servait de nécropole, et qu'un pont réunissait à la terre sacrée. Délos et Rhéneia sont maintenant deux étendues pierreuses où quelques troupeaux de brebis broutent de maigres pâturages, et dont les édifices ont servi de carrières aux habitants des îles plus prospères des alentours. Au moyen âge, c'est à la grande Naxos qu'appartint l'hégémonie. De nos jours, Tinos est l'île la plus sainte, à cause de son église vénérée de la Panagia, et l'affluence des pèlerins y est vraiment énorme; mais pour le commerce, c'est la petite île de Syra ou Syros, quoique sans arbres et sans eau, qui est devenue la métropole des Cyclades. Sa ville, connue d'ordinaire sous le nom de l'île, quoique portant officiellement l'appellation d'Hermoupolis, est la quatrième cité de la Grèce par sa population et la première par son commerce. Avant la guerre de l'indépendance, Syra était une ville sans importance, mais sa neutralité pendant la lutte, la protection efficace des escadres françaises, l'arrivée de nombreux réfugiés des îles turques de Chios et de Psara, enfin son heureuse position au centre des Cyclades en ont fait graduellement le principal entrepôt, le chantier et la station centrale de la mer Égée. C'est dans le port de Syra que viennent se nouer, comme les fils d'un réseau, toutes les lignes de navigation de la Méditerranée orientale. Hermoupolis est une étape nécessaire des voyageurs qui se rendent à Salonique, à Smyrne, à Constantinople, dans la mer Noire. Aussi la ville, jadis bâtie sur la hauteur par crainte des pirates, s'est-elle hâtée de descendre la pente pour développer ses quais et bâtir ses magasins sur le rivage. Vue de la rade, Hermoupolis se montre tout entière sur le flanc de la montagne, semblable à la face d'une pyramide aux degrés d'une blancheur éblouissante.

Le commerce a peuplé l'âpre rocher de Syra, mais il est encore loin d'avoir utilisé toutes les ressources de l'Archipel et d'avoir rendu à l'ensemble du groupe l'importance qu'il avait dans l'antiquité. L'Eubée n'est plus «riche en boeufs», ainsi que le prétend son nom, et n'exporte guère que des céréales, des vins, des fruits et le lignite extrait en abondance des mines de Cumes ou Koumi. Les jardins de Naxos produisent leurs oranges, leurs citrons, leurs cédrats exquis; Skopelos, Andros, Tinos, la mieux cultivée des îles, expédient leurs vins; les bons crûs viennent de Santorin, que les Grecs d'autrefois avaient nommée Kallisté ou la «Meilleure», à cause de l'excellence de ses produits. En outre, cette île et les autres Cyclades volcaniques fournissent au commerce des laves, des pierres meulières, des pouzzolanes, de l'argile de Cimolos ou «terre cimolée», bonne à blanchir les étoffes, Naxos envoie son émeri, Tinos ses marbres veinés; mais c'est là tout. Les marbres de Paros restent même inexploités, et rarement un navire se montre dans l'admirable port de l'île. Sauf la culture du sol, et ça et là l'élève des vers à soie, les habitants des Cyclades n'ont aucune industrie, et les îles surpeuplées, telles que Tinos et Siphnos, doivent envoyer chaque année à Constantinople, à Smyrne, dans les villes de la Grèce, un certain nombre d'émigrants qui vont travailler comme manoeuvres, cuisiniers, potiers, maçons ou sculpteurs. Si quelques îles ont une population surabondante, combien d'autres en revanche ne sont plus habitées ou ne donnent asile qu'à des bergers! Ainsi la plupart des îles qui se trouvent entre Naxos et Amorgos ne sont que des rochers déserts. Antimilo n'est, comme Délos, qu'un pâtis semé de pierres. Enfin Seriphos et Gioura, l'antique Gyaros, sont encore des solitudes mornes, comme aux temps où les empereurs romains les désignèrent pour servir de lieux d'exil; néanmoins on espère que, grâce à ses minerais de fer, déclarés excellents, Seriphos reprendra prochainement quelque importance. L'île d'Antiparos compte sur ses riches mines de plomb.



V

ILES IONIENNES

L'île de Corfou, située au large des côtes de l'Épire, l'archipel céphalonien, qui se trouve à l'ouest de la Grèce continentale et péninsulaire, enfin l'île de Cythère, que battent à la fois les flots de la mer Ionienne et ceux de la mer Égée, ont eu depuis un siècle les plus singulières vicissitudes politiques. Seule parmi toutes les dépendances naturelles de la péninsule des Balkhans, Corfou avait eu le bonheur de repousser tous les assauts des Mahométans et de rester terre européenne, grâce à la protection de la république de Venise. Lorsque celle-ci fut livrée à l'Autriche par Bonaparte, en 1797, Corfou et les îles Ioniennes furent occupées par les Français. Quelques années après, les Russes on devenaient les véritables maîtres, quoiqu'ils eussent fait, semblant d'y organiser une sorte de république aristocratique sous la suzeraineté de la Turquie. En 1807, les Français, reprenaient possession des îles Ioniennes pour se les voir, arrachées successivement par les Anglais, à l'exception de Corfou, qu'ils gardèrent jusqu'en 1814. Sous le nom de «république Sept-insulaire» les îles Ioniennes devinrent alors des espèces de fiefs que des familles de grands propriétaires terriens gouvernaient au nom de l'Angleterre et avec l'appui de ses troupes. Deux fois la constitution octroyée par les Anglais dût être modifiée dans un sens plus démocratique, mais le patriotisme grec des Sept-insulaires ne voulut s'accommoder à aucun prix de la suzeraineté de là Grande-Bretagne. Celle-ci se résolut enfin à lâcher sa conquête, et les populations des Sept-Iles, rendues à leurs affinités, naturelles, s'annexèrent à la Grèce, dont elles forment les communautés lés plus avancées en instruction, en bien-être et en activité. Sans doute, en accordant la liberté à ses sujets ioniens, l'Angleterre a consulté son propre intérêt, mais elle a eu l'intelligence de le comprendre; elle a reconnu que l'influence morale est supérieure à la force des canons, et c'est avec une parfaite bonne grâce, qu'elle a cédé. Non-seulement elle a rendu Cythère et l'archipel de Céphalonie, où elle n'avait que des intérêts commerciaux, mais elle a également livré la citadelle de Corfou, qui lui permettait de commander l'entrée de l'Adriatique, comme elle domine celles de la Méditerranée, de la mer de Sicile et de la mer Rouge. C'est là une politique de magnanimité qui n'a pas encore trouvé beaucoup d'imitateurs parmi les gouvernements du monde, et que l'Angleterre elle-même aurait l'occasion d'appliquer-en mainte autre partie de la terre!

CORFOU
Dessin de E. Grandsire d'après un croquis fait sur nature.

De tout temps Corfou, la Korkyra des Grecs et la Corcyra des Romains, a été la plus importante des îles Ioniennes, grâce au voisinage de l'Italie et aux avantages commerciaux que lui procuraient son excellent port et sa grande rade, pareille à un vaste lac. D'après les habitants, qui aiment à citer le témoignage de Thucydide, Corfou serait cette île des Phéaciens dont parle l'Odyssée; ils disent même avoir retrouvé dans la fontaine de Kressida le ruisseau où la belle Nausicaa lavait le linge de son père, et les beaux jardins où la foule se promené le soir près de la ville portent le nom de jardins d'Alcinoüs. De toutes les îles Ioniennes, Corfou est la seule qui ait une petite rivière, le Messongi, dont les eaux ne se dessèchent pas en été et que l'on peut remonter à une petite distance en barque. Les collines, placées comme un écran devant les plaines de la basse Épire, sont exposées à toute la force des orages qu'apporte le vent du sud-ouest, et reçoivent une grande quantité d'eau de pluie: aussi la végétation est-elle fort riche; les orangers, les citronniers s'étendent autour de la ville en odorants bosquets, les vignes et les oliviers cachent de leurs pampres et de leur feuillage les roches grisâtres des collines, d'opulentes moissons de blé ondulent dans les plaines, que parcourent des routes bien tracées. Malheureusement, Corfou est très-exposée au vent du sud-est, qui souvent n'est autre que le sirocco; c'est là ce qui diminue beaucoup ses avantages comme station d'hiver pour les malades.

La ville, située sur une péninsule triangulaire, en face de la côte d'Épire, est la plus considérable et la plus commerçante de l'ancienne république Ionienne: c'est aussi une puissante forteresse, que tous ses possesseurs, Vénitiens, Français, Russes, Anglais, ont successivement travaillé à rendre imprenable. De ses bastions on jouit d'une vue fort belle, bien inférieure toutefois au tableau que l'on contemple du haut du mont Pantocrator ou «Dominateur», lorsque le temps est favorable, on peut apercevoir par-dessus le détroit jusqu'aux montagnes d'Otrante, en Italie. La proximité de cette péninsule, les relations de commerce, les traditions laissées par la domination de Venise ont fait de Corfou une ville à demi italienne, et de nombreuses familles appartiennent à la fois aux deux nationalités par l'origine et par le langage; c'est vers 1830 seulement que l'italien cessa d'être la langue officielle de l'île et de tout l'archipel. Au milieu de la population cosmopolite qui se presse dans les murs de la cité, on remarque aussi beaucoup de Maltais, porte-faix et jardiniers, qui avaient suivi dans l'île leurs maîtres britanniques.

Corfou possédait jadis la ville de Butrinto et quelques-uns des villages situés en face sur la côte d'Épire; mais un gouverneur anglais en fit présent au terrible Ali-Pacha et maintenant les seules dépendances de l'île sont les îlots environnants: au nord Fano, Samathraki, Merlera; au sud Paxos, aux falaises percées de grottes, Antipaxos dont les roches suent l'asphalte. Paxos produit, dit-on, la meilleure huile de toute la Grèce occidentale.

Leucade, Céphalonie, Ithaque, Zante et quelques îlots voisins se déploient en un archipel gracieusement recourbé au devant du golfe de Patras, le long des côtes d'Acarnanie et d'Élide. Ensemble, ces îlots constituent une chaîne de montagnes calcaires alternativement lavées par les pluies et brûlées par le soleil. Leurs vallons cultivés produisent, comme ceux de Corfou, des oranges, des citrons, des raisins de Corinthe, du vin, de l'huile, qui sont l'objet d'un commerce assez actif. Par leurs habitants, ces îles ressemblent également à leurs voisines du nord; l'élément italien, sauf à Ithaque, se trouve assez fortement représenté dans la population grecque.

Leucade ou «la Blanche», ainsi nommée de l'éclat de ses promontoires crétacés, est, en réalité, une dépendance du continent. Les anciens lui donnaient le nom d'Acté ou «Péninsule» et racontaient que des colons corinthiens l'avaient changée en île en creusant un canal à travers l'isthme de jonction. L'examen des lieux ne confirme point cette légende. Il est probable que les Corinthiens, comme naguère les Anglais, n'eurent qu'à ouvrir une fosse de navigation dans la lagune qui sépare l'île du continent et dont la profondeur ne dépasse pas soixante centimètres: si la mer Ionienne avait des marées, l'île de Leucade, comme Noirmoutiers, sur les côtes de France, se changerait deux fois par jour en péninsule. Un pont dont il reste d'importants débris, unissait jadis les deux rivages par-dessus l'étroit chenal qui s'ouvre au sud de la lagune; au nord, un îlot, portant la chapelle et la forteresse de Sainte-Maure, dont le nom est souvent attribue à l'île de Leucade elle-même, garde l'entrée du canal. C'était naguère le seul endroit de la Grèce occidentale où se trouvât un bosquet de dattiers. Un magnifique aqueduc de deux cent soixante arches, servant aussi de chaussée, réunissait la forteresse à la ville d'Amaxiki, principal port et capitale de Leucade; mais ce monument de l'industrie turque, élevé sous le règne de Bajazet, a été fort endommagé par les tremblements de terre. On pourrait croire qu'au milieu des salines et des lagunes basses où les marins ne se hasardent que sur des troncs d'arbres creusés et à fond plat, la fièvre règne en permanence; toutefois Amaxiki, de même que Missolonghi dans sa vaste plaine noyée, est une ville relativement salubre, et les femmes y ont une apparence de fraîcheur et de beauté remarquables. Au sud commencent les montagnes boisées qui vont se terminer en face de Céphalonie par le célèbre promontoire qui portait le temple d'Apollon. C'est un roc de soixante mètres de hauteur d'où on lançait les accusés dans la mer pour leur faire subir une sorte de jugement de Dieu; les amants s'en précipitaient aussi pour oublier leur passion, soit dans la frayeur de la mort, soit dans la mort elle-même.

Céphalonie, ou mieux Cephallenia, est la plus grande des îles Ioniennes, et la montagne qui la domine, l'Aïnos ou Elatos, le Montenero des Italiens, est la cime la plus élevée de l'archipel; du milieu de la mer d'Ionie, les matelots peuvent, par un temps favorable, voir d'un côté l'Etna de Sicile, de l'autre le mont de Céphalonie. Les forêts de conifères qui avaient valu à la haute montagne le nom de Montenero, ont été en grande partie dévorées par les incendies, mais il en reste encore quelques lambeaux, où se trouve un sapin magnifique d'une espèce particulière. Sur la croupe suprême de la montagne on voit encore les restes d'un temple de Jupiter. L'île est fertile et peuplée, mais son grand malheur est de manquer d'eau; la plupart des ruisseaux tarissent en été et les habitants sont parfois dans une véritable détresse. Le sol calcaire, tout fissuré, percé d'énormes entonnoirs, laisse passer comme un crible les eaux de pluie qui vont rejaillir en fontaines dans la mer elle-même, loin des campagnes altérées. En revanche, par un phénomène bizarre et peut-être unique, la mer de Céphalonie verse dans les cavernes de ses rivages deux abondants ruisseaux d'eau salée qui vont se perdre au loin en des galeries inconnues.

Le lieu de cette étrange disparition des eaux maritimes est à quelque distance au nord d'Argostoli, ville que son port très-abrité, mais sans profondeur, a rendue l'une des plus commerçantes de l'île, et où se trouve une magnifique chaussée de sept cents mètres unissant les deux bords d'un golfe. Les deux ruisseaux marins sont assez considérables pour que leur courant puisse mettre en mouvement les roues de grands moulins qui n'ont cessé de fonctionner régulièrement, l'un depuis 1835, l'autre depuis 1859. Le débit commun des deux courants est d'environ deux mètres cubes par seconde, ou plus exactement de 160,000 mètres cubes par jour. Cette eau s'amasse-t-elle dans les profondeurs du sol, en de vastes lacs que l'évaporation constante suffit pour maintenir au même niveau et où le sel s'amasse en couches épaisses? ou bien, comme le pense le géologue Wiebel, l'excédant de ces eaux marines, réparti dans les fissures du sol en de nombreux filets, est-il ramené par un phénomène d'aspiration hydrostatique dans les ruisseaux souterrains d'eau douce qui parcourent le sol caverneux de l'île, et forme-t-il avec eux les fontaines d'eau douce saumâtre qui jaillissent en divers endroits à la base des collines? On ne sait, mais il est probable que le régime souterrain des eaux douces, salées, sulfureuses, est en grande partie la cause des tremblements de terre qui sont si fréquents et si redoutables à Céphalonie. Toutes les maisons d'Argostoli sont basses, afin de pouvoir résister aux frémissements du sol. L'île d'Asteris, qu'Homère nous décrit comme ayant deux ports, et où s'éleva plus tard la ville d'Alalkomenas, n'existe plus entre Céphalonie et Théaki: elle a été probablement détruite par les secousses du sol, car on ne saurait voir dans le simple écueil de Daskalion un reste de cette terre habitée.

Théaki, la fameuse Ithaque du «divin Ulysse», peut être considérée comme une dépendance de Céphalonie, dont la sépare le canal aux rivages parallèles de Viscardo, ainsi nommé en souvenir du conquérant Robert Guiscard. L'île est, petite et l'on a pu y reconnaître tous les sites dont parle l'Odyssée, la fontaine Aréthuse, la haute roche au pied de laquelle Eumée paissait son troupeau, et, dit-on, jusqu'au palais d'Ulysse; mais on ne retrouve plus les noires forêts qui recouvraient les pentes du mont Nérite. Les habitants d'Ithaque sont très-fiers de leur petite patrie chantée par Homère, et dans chaque famille on compte au moins une Pénélope, un Ulysse, un Télémaque, bien qu'en dépit de leurs prétentions ils ne soient point les descendants de l'artificieux fils de Laërte. Pendant le moyen âge, l'île fut complètement dépeuplée par les ravageurs, et le sénat de Venise dut, en 1504, offrir gratuitement les terres d'Ithaque à des colons du continent afin de changer ce désert en une escale de commerce. La plupart des immigrants viennent des côtes de l'Épire: aussi l'idiome grec des insulaires est-il fort mélangé de mots albanais. De nos jours, Ithaque est bien cultivée, et son port, appelé Bathy ou «le Profond», fait un assez grand trafic de raisins de Corinthe, d'huile et de vin. Comme au temps d'Homère, l'île d'Ithaque est une excellente «nourrice de vaillants hommes». Les gens de Théaki sont grands et forts; d'après l'enthousiaste Schliemann, ils seraient aussi les plus vertueux des humains, jusqu'à ignorer leur propre vertu et à ne se faire aucune idée du mal. Parmi eux on ne trouve ni riches ni mendiants; cependant l'amour des voyages pousse un grand nombre des habitants à s'expatrier. On les rencontre dans toutes les villes populeuses de l'Orient.

«Zante, fior del Levante», disent les Italiens. L'antique Zacynthe est, en effet, celle des îles Ioniennes qui est la plus riche en vergers, en cultures, en maisons de plaisance. Une grande plaine, comprise entre deux arêtes de collines d'une médiocre élévation, occupe le milieu de «l'île d'Or»: c'est un vaste jardin entremêlé de vignes qui produisent d'excellents raisins de Corinthe. Les habitants, fort industrieux, ne se bornent pas à cultiver leur propre territoire, ce sont eux aussi qui vont exploiter les champs des Acarnaniens, soit à gages, soit à part de la récolte. La ville de Zante, située sur le rivage oriental, en face des côtes de l'Élide, est aussi la plus riche et la mieux tenue de l'archipel céphalonien. Malheureusement, Zante est souvent ébranlée par des secousses, que l'on croit être d'origine volcanique. Cette hypothèse paraît d'autant plus probable que des sources de bitume jaillissent près de la pointe sud-orientale de l'île, au «cap de la Cire»: exploitées déjà du temps d'Hérodote, ces fontaines fournissent encore environ cent barils de liquide, lors de la récolte annuelle qui se fait au mois d'avril. En outre, des sources d'huile s'épanchent au bord de la mer et même sous les flots; près du cap Skinari, au nord de l'île, une sorte de graisse puante recouvre constamment les eaux.

Les seuls îlots qui dépendent de Zante sont les Strivali, les anciennes Strophades, où la légende mythologique nous dit que volaient les hideuses harpyes 14.

Note 14: (retour) Iles Ioniennes.]
                                       Monts les           Population
  Noms des îles.      Superficie.     plus élevés.          en 1870.
Corfou............. 580 kil. car. Pantocrator. 1,000 mèt.  72,450 hab.
Paxos et Antipaxos.  70    »         --           --        3,600  »
Leucade............ 475    »      Nomali...... 1,180  »    21,000  »
Céphalonie......... 757    »      Elatos...... 1,620  »    67,500  »
Ithaque............ 110    »      Neriton.....   807  »    10,000  »
Zante.............. 420    »      Skopos......   396  »    44,500  »


VI

LE PRÉSENT ET L'AVENIR DE LA GRÈCE

Le peuple grec a certainement fait de grands progrès depuis qu'il a secoué le joug des Turcs, cependant il est loin d'avoir tenu tout ce que les philhellènes enthousiastes attendaient de lui. En le voyant égaler en courage les Grecs de Marathon et de Platée, on crut qu'il saurait en peu de temps s'élever au niveau intellectuel et artistique des générations qui produisirent Aristote et Phidias. Ces grandes espérances n'ont point été réalisées. Ce n'est point en l'espace d'une génération qu'un peuple saurait émerger complètement de la barbarie, échapper aux superstitions de toute espèce qui étreignaient son esprit, changer les moeurs de violence, de ruse, de paresse que lui avait données la servitude, et s'assimiler les conquêtes scientifiques de vingt siècles, pour prendre lui-même sa place au rang des peuples initiateurs. D'ailleurs il faut tenir compte du petit nombre des Hellènes de la Grèce, qui égalent à peine la population de deux départements français et qui sont très-clair-semés sur un territoire montueux, âpre, sans chemins. Les rivages des péninsules et les îles, tout dentelés de ports, sont admirablement disposés pour le commerce; aussi les habitants n'ont-ils pas manqué d'en profiter et l'on sait avec quel succès; mais il est peu de contrées en Europe dont le relief soit moins favorable à l'utilisation des ressources agricoles et industrielles du pays. La nature du sol s'oppose partout à la construction des routes, tandis que partout aussi la mer bleue souriant dans les golfes invite aux voyages et au commerce lointain. Aussi nul mouvement d'immigration ne se produit de l'Empire Ottoman vers la Grèce, tandis qu'au contraire des multitudes d'Hellènes, surtout des îles Ioniennes et des Cyclades, émigrent chaque, année pour chercher fortune à Constantinople, au Caire et jusque dans les Indes. Les hommes de travail ou d'aventure s'éloignent, laissant derrière eux la tourbe des intrigants qui font de la politique un métier lucratif et les pacifiques employés dont l'avenir dépend de la faveur d'un ministre. Il en résulte ce fait assez bizarre, que les communautés de Grecs les plus riches et les plus prospères sont précisément celles qui se développent à l'étranger. Elles sont aussi plus libres et mieux administrées. En dépit du pacha qui la surveille, la moindre petite cité romaïque de la Thrace ou de la Macédoine pourrait servir de modèle dans la gestion de la chose publique au royaume autonome et souverain de la Grèce. C'est qu'elle a un intérêt immédiat à bien gérer ses affaires, qui sont pour ainsi dire des affaires de famille, tandis que dans l'Hellade une bureaucratie inquiète et rapace intervient à tout propos pour gérer à son profit les deniers de la commune, corrompt les électeurs afin de se maintenir en place, et tente de rentrer dans ses débours, en continuant, sous mille formes vexatoires plus ou moins légales, les traditions de piraterie et de brigandage qui ont été si longtemps celles de leur pays.

La population actuelle de la Grèce proprement dite peut être évaluée à quinze cent mille personnes, soit environ les deux cinquièmes des Hellènes d'Europe et d'Asie. A surface égale, l'Hellade, dont la position est si avantageuse pour le commerce, est non-seulement beaucoup moins peuplée que les pays civilisés de l'Europe occidentale, elle est même à cet égard inférieure à la Turquie. D'après les auteurs qui ont le mieux étudié l'histoire du passé des Hellènes, la Grèce propre, à l'époque de sa plus grande prospérité, n'aurait pas eu moins de six à sept millions d'habitants. L'Attique à elle seule était dix fois plus peuplée qu'elle ne l'est aujourd'hui, et certaines îles, où l'on voit au plus quelques bergers, étaient couvertes de cités populeuses; au milieu de tous les plateaux déserts, au bord du moindre ruisseau, sur chaque promontoire se montrent les emplacements de villes antiques: la carte du monde hellénique, de Chypre à Corfou et de Thasos à la Crète, fourmille de palaeochori, de palaeocastro, de palaeopoli, et la Grèce continentale n'est pas moins riche que les îles et les côtes de l'Asie Mineure en souvenirs de ce genre.

Toutefois, si le pays se repeuple avec une certaine lenteur, le progrès n'en est pas moins incontestable. Avant la guerre de l'indépendance, le nombre des habitants de la Grèce, y compris les îles Ioniennes, dépassait peut-être un million; mais les batailles et surtout les massacres de la Morée diminuèrent considérablement la population; en 1832, les Grecs et les Ioniens réunis étaient 950,000 au plus. Depuis cette époque, l'accroissement annuel a varié de 9,000 à 14,000 individus, mais d'une manière assez inégale, car si les villes grandissent rapidement, en revanche plusieurs îles de l'Archipel et de la mer Ionienne, notamment Andros, Santorin, Hydra, Zante, Leucade, perdent par l'émigration plus d'habitants que ne leur en donne le surplus des naissances sur les morts. Dans le continent, ce sont les fièvres paludéennes qui retardent le plus les progrès du repeuplement de la Grèce. Parfaitement sain par son climat naturel, le sol est en maints endroits devenu très-insalubre par les eaux qu'on laisse séjourner en marais; la reconquête des terres par l'agriculture sera donc en même temps l'enrichissement de la contrée et la disparition d'un fléau terrible 15.

Note 15: (retour) Population des principales villes de la Grèce, avec leur banlieue, en 1870:
Athènes et Pirée           59,000 hab.
Patras                     26,000  »
Corfou                     24,000  »
Hermoupolis ou Syra        21,000  »
Zante                      20,500  »
Lixouri (Céphalonie)       14,000  »
Pyrgos ou Letrini          13,600  »
Tripolis ou Tripolitza     11,500  »
Chalcis, en Eubée          11,000  »
Sparte                     10,700  »
Argos                      10,600  »
Argostoli (Céphalonie)      9,500  »
Kalamata                    9,400  »
Histiaea, en Eubée          8,900  »
Karystos      »             8,800  »
Aegion ou Vostitza          8,800  »
Nauplie                     8,500  »
Spezia                      8,400  »
Kranidhi, en Argolide       8,400  »
Lamia                       8,300  »
Missolonghi                 7,500  »
Andros                      9,300  »

Population de la Grèce sans les îles Ioniennes, en 1832.  713,000 hab.
    »           »            »           »      en 1870. 1,226,000 »
    »           »      avec les iles Ioniennes.      »   1,458,000 »
    »           »      par kilom. carré...           »          29 »
    »   probable de la Grèce.......             en 1875. 1,540,000 »

Malheureusement, cette reconquête du sol agricole s'opère avec lenteur. Les produits ne suffisent point à nourrir la population; à bien plus forte raison ne peuvent-ils alimenter un commerce d'exportation considérable. Pourtant les terres cultivables de la Grèce se prêtent admirablement à la production des vins, des fruits, des plantes industrielles, telles que le coton, la garance, le tabac. Les figues et les oranges sont exquises; les vins de Santorin et d'autres Cyclades sont parmi les meilleurs des bords de la Méditerranée; les huiles de l'Attique, sans être épurées comme celles de Provence, ne sont pas moins bonnes qu'aux temps où la déesse Athéné planta de ses mains l'olivier sacré. A l'exception des cotons de la Phthiotide et des raisins dits de Corinthe, que l'on exporte de Patras et des îles Ioniennes pour une valeur de trente ou quarante millions de francs chaque année, la Grèce ne vend à l'étranger qu'une part bien faible de produits agricoles, et ces produits ne doivent que peu de chose au travail de l'homme. Un de ses principaux articles d'exportation, la vallonnée, dont se servent les teinturiers, est la cupule d'un gland de chêne que l'on ramasse dans les forêts.

Dans un pays de si pauvre agriculture, il est tout naturel que l'industrie proprement dite soit à peu près nulle. C'est de l'étranger, de l'Angleterre surtout, que la Grèce fait venir tous les objets manufacturés dont elle a besoin; elle n'a pas même un outillage suffisant pour exploiter sérieusement ses carrières de marbres, plus riches que celles de Carrare. Il n'existe qu'une seule exploitation minière importante, celle du Laurion, dans toute l'étendue de la Grèce. En cette partie de l'Attique, les anciens avaient utilisé pendant des siècles de riches mines de plomb argentifère, et d'énormes massés de déblais s'élèvent ça et là en véritables collines. Ce sont ces amas que l'on traite maintenant dans l'usine d'Ergastiria, l'une des plus grandes fonderies de plomb du monde entier: chaque année, on extrait de ces débris près de dix mille tonnes de plomb, sans compter une quantité d'argent considérable. Autour de l'usine s'est fondée une petite ville industrielle, dont le port est l'un des plus actifs de la Grèce. Mais ce n'est point sans peine que s'est créé ce remarquable établissement d'Ergastiria. Jaloux des industriels étrangers qui exploitaient toutes ces richesses, des Grecs leur ont suscité mille entraves et peu s'en est fallu qu'à propos des amas de scories du Laurion, le gouvernement hellénique ne se brouillât complètement avec la France et l'Italie.

Puisque les Grecs ne tirent de leur sol qu'une quantité de produits insuffisante à leur propre entretien et que leur industrie est sans grande importance, ils seraient condamnés à mourir de faim, si par leurs six mille navires, toujours en mouvement, ils n'avaient pris dans les eaux de la Méditerranée le métier lucratif de porteurs. Leur marine marchande est supérieure à celle de l'immense Russie, elle égale presque celle de l'Autriche et dépasse dix fois la flotte commerciale de la Belgique; encore faut-il ajouter que la plupart des navires qui hissent le pavillon turc appartiennent à des marins hellènes 16. C'est dans cette navigation de cabotage que se révèle tout entier le vieil instinct de race. Tandis que les grands bateaux à vapeur à parcours rapide appartiennent à des compagnies puissantes de l'Occident, les marins hellènes possèdent les navires d'un faible tonnage et au chargement varié qui suivent la côte d'échelle en échelle, d'ordinaire ne dépassant point les limites de l'ancien monde grec. Aucune embarcation ne peut naviguer en Méditerranée à moindres frais que les leurs, car tous les matelots ont un intérêt dans le chargement et tous vivent d'abstinence pour augmenter le bénéfice; les uns ont fourni le bois, les autres le gréement, d'autres encore telle ou telle partie de la cargaison, et ce sont des concitoyens de leur ville ou de leur village qui, sur leur simple parole, ont donné l'argent nécessaire à l'achat des marchandises. Sur maint navire, tout l'équipage est composé d'associés, se partageant fraternellement la besogne, mais n'ayant point de maître parmi eux. Tous sont égaux.

Note 16: (retour) Commerce de la Grèce en 1871:
Flotte commerciale........            6,135 navires.
Tonnage...................          420,000 tonnes.
Mouvement des navires.....        7,160,000    »
Importation...............      110,000,000 francs.
Exportation...............       76,000,000    »
Total des échanges........      186,000,000    »

Mais quelles que soient la sobriété et l'intelligente initiative des marins hellènes, ils ont à craindre le sort qui menace partout le petit commerce et la petite industrie. Les économiques bateaux porteurs de la Grèce pourront lutter longtemps contre les paquebots des puissantes compagnies, mais à la longue ils finiront par céder la place, et le pays lui-même sera menacé de perdre son rang commercial, s'il n'accroît rapidement ses ressources intérieures par le développement de l'agriculture et de l'industrie et la construction de chemins qui permettent le transport des produits. Actuellement la Grèce est encore très-pauvre en routes carrossables, non-seulement à cause des obstacles que les rochers et les montagnes opposent aux ingénieurs, mais surtout à cause de l'insouciance des habitants, auxquels la mer avait toujours suffi. Télémaque ne pourrait plus aujourd'hui, comme aux temps homériques,--à moins qu'ils ne soient fabuleux,--franchir sur son char l'espace qui sépare Pylos de Lacédémone; il lui faudrait cheminer au bord des précipices sur de hasardeux sentiers. De tous les pays indépendants de l'Europe, la Grèce est, avec la Serbie, celui qui est resté le plus longtemps sans une voie ferrée; même de nos jours, Athènes ne possède que le chemin de fer qui mène à son faubourg du Pirée et le petit réseau industriel des mines du Laurion. C'est tout récemment qu'on a fini par décider pour un avenir incertain la construction de deux lignes importantes, dont l'une reliera la capitale au golfe de Volo et à la frontière de la Turquie, tandis que l'autre fera communiquer l'Attique avec l'Achaïe par l'isthme de Corinthe, unira Patras à la vallée de l'Alphée et à Kalamata par les riches plaines de l'Élide et de la Triphylie. Si les grands travaux publics de la Grèce ont été tellement retardés, la principale cause en est à l'état de banqueroute perpétuelle dans lequel se trouve le gouvernement hellénique. L'équilibre du budget grec n'est qu'une fiction. La dette, qu'il est tout à fait impossible de payer, s'élèverait à plus d'un demi-milliard, soit à plus de trois cents francs par tête, si l'on n'avait depuis longtemps négligé de payer les intérêts des premiers emprunts 17.

Note 17: (retour) Budget en 1875... Recettes... 55,800,000 fr. Dépenses.... 30,000,0000 fr.

A la misère générale du pays répond la misère privée de la grande majorité des habitants de la Grèce. Épuisés par le payement de la dîme, à laquelle le fisc en ajoute parfois une deuxième ou même une troisième, la plupart des paysans mènent une existence lamentable; quoique d'une extrême sobriété naturelle, leur nourriture est insuffisante; leurs demeures sont des tanières malsaines; souvent ils ne peuvent faire assez d'économies pour se procurer les vêtements et les objets indispensables. Aussi les jeunes gens des contrées les plus pauvres de la Grèce émigrent-ils en foule, soit pour une saison, soit pour un temps indéfini. A cet égard, l'Arcadie peut être assimilée à l'Auvergne, à la Savoie et à la plupart des pays de montagnes du centre de l'Europe. Les Étoliens, qui se décident plus difficilement à quitter pour les villes de l'étranger leurs belles vallées sauvages, ont une coutume qui témoigne de l'état de désespoir auquel les ont réduits les exigences de l'impôt. Au lieu de combattre, comme l'eussent fait leurs rudes ancêtres avant d'avoir été rompus par la servitude, les malheureux, ruinés par les exacteurs, sortent de leur village, et sur le bord de la grande route élèvent un tas de pierres, qui doit témoigner à jamais de l'injustice qu'on leur a fait. Ce tas de pierres, c'est «l'anathème». Chaque paysan qui passe à côté de ce monument d'exécration muette, ajoute religieusement son caillou: la Terre, mère commune, est chargée du soin de la vengeance.

L'ignorance, la compagne ordinaire de la misère, est aussi fort grande dans les campagnes de la Grèce, surtout dans les pays d'accès difficile, tels que l'Étoile et le Magne ou péninsule du Taygète. En Grèce, comme en Albanie et dans le Montenegro, on croit aux perfides nymphes des fontaines, qui se font aimer des jeunes hommes pour les noyer dans l'onde; on croit aussi aux vampires, au mauvais oeil, aux pratiques de magie. Heureusement pour les Grecs, leur extrême désir d'apprendre et de savoir, sinon d'approfondir, se fait jour en dépit de l'état de misère dans lequel croupit une grande partie de la population. C'est ainsi que dans l'île d'Ithaque les paysans arrêtent les voyageurs instruits pour se faire lire les chants d'Homère. La pénurie du gouvernement n'a pas empêché des écoles primaires de se fonder dans presque tous les villages de la Grèce; en maints endroits, où manquent les bâtiments d'école, les classes se tiennent en plein vent, et les enfants, loin de songer à faire l'école buissonnière, lèvent à peine les yeux de leurs cahiers pour voir les étrangers qui passent ou les oiseaux qui voltigent. De même, les écoliers des gymnases et ceux des universités d'Athènes et de Corfou se consacrent tous consciencieusement au travail, trop souvent, il est vrai, pour apprendre à pérorer: ce n'est point en Grèce que l'on voit de ces étudiants qui, sous prétexte d'aller suivre des cours de science, ne se rendent dans les grandes villes que pour s'y livrer à la débauche. Parmi les douze cents jeunes gens qui fréquentent l'université d'Athènes, il en est qui, pour étudier le jour, emploient une moitié de la nuit à quelque travail manuel, d'autres qui se font domestiques ou cochers pour acquérir leur diplôme de légiste ou de médecin.

Un pareil amour de l'étude ne peut manquer d'assurer à la nation grecque une influence bien plus considérable que ne pourrait le faire espérer, relativement aux nations voisines, le nombre peu élevé des hommes qui la composent. D'ailleurs les Grecs de toutes les parties de l'Orient, de l'Épire à l'île de Chypre, considèrent Athènes comme leur centre intellectuel, et c'est là qu'ils envoient étudier leurs jeunes gens. Ils font mieux encore. Pour contribuer à la gloire et à la prospérité de là nation renaissante, ils prélèvent une part de leurs revenus et la destinent à la fondation ou à l'entretien des écoles d'Athènes. Et ce ne sont pas seulement les riches négociants de Marseille, de Trieste, de Salonique, de Smyrne, qui s'occupent ainsi des vrais intérêts de la patrie; de simples paysans, des veuves illettrées de la Thrace et de la Macédoine emploient également leurs économies à l'oeuvre de l'instruction publique. C'est le peuple lui-même qui élève ses écoles, ses musées et qui paye ses professeurs. L'académie d'Athènes, l'École polytechnique, l'Université, l' Arsakéion, excellent collège consacré à l'éducation des filles, doivent leur existence, non au gouvernement, mais au zèle des citoyens hellènes de tous pays. On comprend avec quel intérêt la nation entière veille sur ces établissements dus au dévouement de tous, et quelle influence salutaire exercent à leur retour dans leurs provinces respectives les jeunes gens et les jeunes filles sortis des écoles de la patrie commune.

PAYSANS DES ENVIRONS D'ATHÈNES
Dessin de D. Maillart d'après des photographies.

Ainsi la cohésion que donnent aux Grecs une langue, des traditions, des espérances identiques, voilà ce qui fait leur nation, voilà ce qui réalise déjà, mieux que les traités, cette union de race qu'ils appellent la «grande idée»! Les frontières fixées par la diplomatie n'ont aucun sens au point de vue du patriotisme hellénique. Qu'ils résident dans la Grèce proprement dite, dans la Turquie d'Europe ou d'Asie, les Grecs n'en forment pas moins un seul peuple et n'en vivent pas moins d'une vie nationale commune, en dehors des gouvernements de Constantinople et d'Athènes. Peut-être même les plus Hellènes de toute la race sont-ils précisément ceux qui habitent la Turquie, loin de l'influence corruptrice de la bureaucratie grecque. C'est à l'étranger qu'ont été le mieux gardées les traditions et la pratique de la vie municipale et que l'initiative du citoyen grec s'exerce le plus librement. Aussi l'ensemble de la nation doit-il être considéré comme formé de la race tout entière, soit près de quatre millions d'hommes. Tel est le groupe de populations dont l'influence, déjà considérable et grandissant tous les jours, ne peut manquer d'exercer une influence capitale sur les destinées futures de l'Europe méditerranéenne.

On a souvent prétendu que, par suite de la communauté de religion, les Grecs étaient tout disposés à favoriser les ambitions russes et cherchaient à frayer au tzar le chemin de Constantinople. Il n'en est rien. Les Hellènes ne songent point à sacrifier leurs propres intérêts à ceux d'une nation étrangère. D'ailleurs, ce n'est point avec la Russie de tradition byzantine qu'ils ont de ces liens naturels qui fondent les véritables alliances. Le climat, la situation géographique, les souvenirs de l'histoire, les rapports de commerce et surtout les liens plus intimes d'une civilisation commune rattachent la Grèce au groupe des nations dites latines, l'Italie, l'Espagne et la France. Dans ce grand partage qui par la force des choses s'opère graduellement en Europe, ce n'est point parmi les Slaves, mais parmi les Latins que se rangent les Hellènes. Récemment, lorsque la France envahie luttait pour son existence nationale, plus d'un millier de volontaires grecs accoururent à son aide; les Philogalates venaient acquitter la dette que la Grèce avait contractée envers les Philogalates pendant la première moitié du siècle.



VII

GOUVERNEMENT, ADMINISTRATION ET DIVISIONS POLITIQUES.

Les puissances protectrices de la Grèce ont donné à la nation un gouvernement parlementaire et constitutionnel, imité de ceux de l'Europe occidentale. En théorie, le roi des Grecs «règne et ne gouverne pas»; il a des ministres responsables devant les chambres, dont les majorités changeantes font osciller la prépondérance de l'un à l'autre parti, suivant les fluctuations de l'opinion publique. En fait, «le pouvoir du roi n'est tempéré que par la diplomatie». D'ailleurs, les formes de la constitution importée dans l'Hellade n'ont rien qui réponde aux traditions ni au génie des Grecs, et depuis la proclamation de leur indépendance, ils ont trois fois modifié leur Charte sans avoir réussi à la faire observer.

En vertu de la constitution de 1864, tous les citoyens grecs possédant une propriété quelconque ou exerçant une profession indépendante sont électeurs à l'âge de vingt-cinq ans, éligibles à trente. Il n'y a qu'une chambre; les députés, au nombre de 187, sont élus pour une période de quatre ans; ils reçoivent un traitement. La liste civile du souverain, y compris une subvention des puissances protectrices, s'élève à 1,125,000 francs.

L'Église orthodoxe grecque de l'Hellade est indépendante du patriarche de Constantinople; elle est administrée par un saint-synode siégeant dans la capitale et présidé par un archevêque métropolitain. Un commissaire royal assiste, sans voix délibérative, aux séances du synode, et contre-signe les copies des actes de l'assemblée. Toute décision qui ne se trouve point revêtue du seing officiel de ce commissaire est nulle par cela même. D'autre part, le roi ne peut destituer ni déplacer un évêque qu'après l'avis du synode et en se conformant aux canons. Quoique tous les cultes soient libres en vertu de la constitution, cependant les attributions officielles de l'Église lui permettent d'exercer fréquemment un pouvoir d'inquisition et de se faire appuyer dans cette oeuvre par le pouvoir civil. Le synode veille au maintien rigoureux des dogmes; il signale à l'autorité tous les prédicateurs, tous les écrivains hétérodoxes, et lui demande la répression de l'hérésie; il censure les ouvrages, les tableaux religieux, et en dénonce les auteurs pour les faire punir par les tribunaux civils.

Il n'y a plus de Mahométans en Grèce, si ce n'est des marins et des voyageurs. Les derniers Turcs ont quitté l'île d'Eubée. Le seul culte qui, en dehors de l'Église officielle, soit pratiqué par un nombre assez notable de fidèles, est la religion catholique romaine. Elle domine dans les familles bourgeoises de Naxos et d'autres Cyclades. Deux archevêques et quatre évêques en ont le gouvernement.

La Grèce est divisée en treize nomes ou nomarchies, subdivisées elles-mêmes en cinquante-neuf éparchies. Les cantons de l'éparchie portent le nom de dime, ou dimarchies, et les diverses communes rurales qui les composent sont administrées par des parèdres, ou adjoints du dimarque. Ils sont tous nommés par le roi et reçoivent une légère rétribution. Le nombre des employés est proportionnellement plus considérable en Grèce que dans tout autre pays d'Europe. Ils forment à eux seuls la soixantième partie, et avec leurs familles la douzième partie de la population du royaume; quoique leur traitement soit des plus modiques, ils émargent ensemble plus de la moitié des recettes du budget.

  Nomes.                 Éparchies.       Population
                                            en 1870.

                       {Mantinée            46,174
ARCADIE.               {Kynuria             26,733
  Sup. 3253 kil. car.  {Gortynia            41,408
  Pop. kil. 125 hab.   {Megalepolis         17,425
                                          --------
                                            131,740
                                           ========

                       {Lacédémone          46,423
LACONIE                {Gythion             13,957
  Sup. 4346 kil. car.  {Itylos              26,540
  Pop kil. 24 hab.     {Épidauros Limera    18,931
                                          --------
                                            105,851
                                           ========


                       {Kalamae              25,029
MESSÉNIE               {Messini              29,529
 Sup.  3176 kil. car.  {Pylia                20,946
 Pop. kil. 41 hab.     {Triphylia            29,041
                       {Olympia              25,872
                                          ---------
                                            130,417
                                           ========

                       {Nauplia              15,022
                       {Argos                22,138
ARGOLIDE ET CORINTHIE  {Corinthe             42,803
 Sup. 3749 kil. car.   {Spezia et
 Pop. kil. 34 hab.     {Hermionis            19,919
                       {Hydra et Trézène     17,301
                       {Cythère              10,637
                                          ---------
                                            127,820
                                           ========

                       {Syros                30,643
                       {Kea                   8,687
CYCLADES               {Andros               19,674
 Sup. 2399 kil. car.   {Tinos                11,022
 Pop. kil. 51 hab.     {Naxos                20,582
                       {Thira (Théra,
                       {Santorin)            21,901
                       {Milos                10,784
                                          ---------
                                            123,293
                                           ========

                       {Attique              76,919
ATTIQUE ET BÉOTIE      {Égine                 6,103
 Sup. 6426 kil. car.   {Mégare               14,949
 Pop. kil. 21 hab.     {Thèbes (Thiva)       20,711
                       {Livadi               18,122
                                          ---------
                                            136,804
                                           ========

                       {Chalcis              29,013
EUBÉI                  {Xérochorion          11,215
 Sup. 4076 kil. car.   {Karystia             33,936
 Pop. kil. 20 hab.     {Skopelos              8,377
                                          ---------
                                             82,541
                                           ========

                       {Phthiotis            26,747
PHTHIOTIDE ET PHOCIDE  {Parnasis             20,368
 Sup. 5316 kil. car.   {Lokris               20,187
 Pop. kil. 20 hab.     {Doris                49,119
                                          ---------
                                            106,421
                                           ========

                       {Missolonghi
                       {(Mesolongion)        18,997
ACARNANIE ET ÉTOLIE    {Valtos               14,027
 Sup. 7833 kil. car.   {Trichonia            14,453
 Pop. kil. 16 hab.     {Eurytania            33,018
                       {Naupactia            22,219
                       {Vonitza et
                       {Xeromeros            18,979
                                          ---------
                                            121,693
                                           ========

                       {Patras               46,527
ACHAÏE ET ÉLIDE        {Aegialia             12,764
 Sup. 4942 kil. car.   {Kalavryta            39,204
 Pop. kil. 30 hab.     {Ilia (Elis)          51,066
                                          ---------
                                            149,561
                                           ========

                       {Corfou (Kerkyra)     25,729
CORFOU                 {Mesi                 21,754
 Sup. 1107 kil. car.   {Oros                 24,983
 Pop. kil. 88 hab.     {Paxi (Paxos)          3,582
                       {Leucade ou
                       {Sainte-Maure         20,892
                                          ---------
                                             96,940
                                           ========

                       {Kranaea              33,358
CÉPHALONIE             {Pali                 17,377
 Sup. 781 kil. car.    {Sami                 16,774
 Pop. kil. 99 hab.     {Ithaque               9,873
                                          ---------
                                             77,382
                                           ========

ZANTE
 Sup. 781 kil. car.    {Zacynthe (Zante)     44,557
 Pop. kil. 62 hab.

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