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Nouvelle géographie universelle (1/19): I L'Europe meridionale (Grèce, Turquie, Roumanie, Serbie, Italie, Espagne et Portugal)

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CHAPITRE V

LA TURQUIE D'EUROPE



I

VUE D'ENSEMBLE

Des trois péninsules de l'Europe méridionale, celle dont la position géographique est la plus heureuse et qui jouit des plus grands avantages naturels est peut-être la presqu'île des Balkhans. Sa forme, beaucoup plus mouvementée que celle de l'Espagne, dépasse même celle de l'Italie en richesse de contours; ses côtes, baignées par quatre mers, sont dentelées de golfes et de ports, frangées de rameaux péninsulaires, bordées d'îles nombreuses. Plusieurs de ses vallées et de ses plaines ne sont pas moins fertiles que les bords du Guadalquivir et les campagnes de la Lombardie; deux zones de végétation s'y rencontrent et mêlent en gracieux paysages les flores de deux climats. Les montagnes de la Turquie, dont on ne songe guère à célébrer la beauté pittoresque, car de rares voyageurs seulement s'y aventurent, ne le cèdent pourtant pas en grâce et en majesté aux chaînes des autres péninsules, et la plupart ont encore le charme que donne la parure des forêts. Il est vrai que, de nos jours, le manque presque absolu de routes les rend moins abordables que les Apennins d'Italie et les «sierras» d'Espagne; toutefois elles sont moins hautes en moyenne, et leurs remparts sont percés d'un grand nombre de brèches; les plateaux qui leur servent d'appui sont aussi beaucoup plus étroits et plus découpés de vallées que les hautes plaines des Castilles. Enfin, tandis que l'Espagne et l'Italie sont complétement fermées au nord par des barrières de montagnes difficiles à franchir, la péninsule turque se rattache au tronc continental par transitions imperceptibles, sans que nulle part la limite soit indiquée par des frontières naturelles. Les rangées des Alpes autrichiennes se continuent sans interruption dans la Bosnie; de même les Carpathes traversent le Danube pour se relier au système des Balkhans. A l'est des Portes-de-Fer, tout rempart de monts a disparu: la Turquie n'est plus bornée au nord que par le cours changeant du Danube, sorte de mer intérieure dont elle garde l'issue 18.

Note 18: (retour)
Superficie de la Turquie d'Europe         365,300 kilom. carrés.
Développement approximatif du littoral      2,800      --

Un avantage presque unique sur la Terre est celui que donnent à la péninsule de Thrace la proximité et le parallélisme des rivages de deux continents. L'Europe et l'Asie s'avancent au-devant l'une de l'autre et ne restent séparées que par le cours d'un fleuve marin réunissant la mer Noire à la mer Égée ou «mer Blanche» des Turcs. Ainsi deux axes se croisent en cette région de l'ancien monde, celui des masses continentales et celui des mers intérieures. A la fois isthmes et détroits, le Bosphore et les Dardanelles servent en même temps de chemins aux flottes de commerce et de lieux de passage aux mouvements des peuples de continent à continent. Si la mer Noire s'étendait plus avant dans l'intérieur des terres et formait comme autrefois, durant les âges géologiques un bassin continu avec la Caspienne et d'autres mers d'Asie, Constantinople deviendrait nécessairement la «ville du milieu» pour tout le monde ancien. Elle le fut déjà pendant mille années, mais dût-elle ne jamais reconquérir ce titre, elle n'en sera pas moins toujours l'un des centres de gravité autour desquels oscilleront les destinées des peuples. La cité pourrait être rasée qu'elle renaîtrait bientôt au bord de l'un ou de l'autre détroit dans cette région d'échange placée entre l'Europe et l'Asie. À l'aurore de notre histoire, la puissante Ilion veillait à l'entrée des Dardanelles. Elle s'est relevée sur le Bosphore; mais, à défaut de Byzance, nombre d'autres villes, Alexandria-Troas, Chalcédoine, Nicée, Nicomédie, quoique moins privilégiées par la nature, auraient pu lui succéder.

Ce rôle d'intermédiaire qui appartient à la région des détroits doit être naturellement, dans une moindre mesure, celui de tout le littoral de la mer Égée. On sait ce que fut la Grèce dans l'histoire de l'humanité; mais en laissant de côté ce pays, séparé politiquement de la Turquie, la Macédoine et la Thrace n'ont-elles pas eu aussi une importance de premier ordre dans les annales du monde? C'est de là qu'après l'invasion de la Grèce par les Perses partit le mouvement de reflux vers les contrées de l'Euphrate et de l'Indus. La puissance romaine s'y maintint pendant mille années encore, après avoir succombé dans Rome même, et là fut sauvegardé ce précieux trésor de la civilisation grecque, qui devait faire «renaître» l'Europe occidentale. Il est vrai que l'arrivée des Turcs interrompit subitement dans le pays toute histoire propre et toute action civilisatrice. Par suite de l'ébranlement général qui depuis trois mille ans n'avait cessé d'entraîner les peuples de l'est à l'ouest, ces conquérants de race touranienne réussirent à prendre pied dans la péninsule de Thrace. Il y a plus de cinq cents ans déjà qu'ils y sont campés, plus de quatre siècles qu'ils sont devenus les maîtres de la presqu'île entière, et pendant cette longue période la Rome orientale a été comme retranchée du reste de l'Europe. Les guerres incessantes que la présence des mahométans a nécessairement amenées entre eux et le monde chrétien, le fatal avilissement des nations conquises ou même réduites en esclavage, enfin le fatalisme insouciant des maîtres du pays, ont complétement arrêté le progrès normal de ces contrées, pourtant si favorisées de la nature. Mais le temps est venu pour cette partie si importante de l'Europe de reprendre son rôle dans l'économie générale de la Terre. Ainsi que l'a dit le plus grand poëte de notre siècle, «le monde penche à l'Orient».

De vastes régions de la presqu'île thraco-hellénique sont encore aussi peu connues que l'Afrique centrale. Il y a quelques années à peine, le voyageur Kanitz constatait la non-existence de rivières, de collines et de montagnes fantastiques, dessinées au hasard par les cartographes près de Viddin, dans le voisinage immédiat du Danube. Par contre, il signalait dans les divers districts de la Bulgarie centrale de trois à quatre fois plus de villages que n'en indiquaient jusqu'alors les cartes les plus détaillées. Un autre savant, le Français Lejean, reconnaissait qu'un prétendu défilé passant à travers l'épaisseur des Balkhans est un simple mythe. Depuis, des géodésiens russes, chargés de continuer la mesure d'un arc de méridien à travers toute la Péninsule, trouvaient que la ville fréquemment visitée de Sofia est située à près d'une journée de marche de l'endroit qui lui était assigné par les meilleures cartes. De même, leurs mesures établissaient pour tout l'ensemble de la chaîne des Balkhans une situation plus septentrionale qu'on ne l'admettait jusqu'ici. Combien d'erreurs aussi graves ne faudra-t-il pas rectifier dans les montagnes du Pinde et sur les plateaux de l'Albanie, où jusqu'à maintenant un si petit nombre d'hommes de science se sont hasardés? Et si le travail préliminaire de simple découverte n'est pas achevé, à plus forte raison l'exploration intime de la contrée, dans tous ses détails topographiques et dans ses ressources cachées, est-elle encore incomplète.

Toutefois, grâce aux voyages et aux études de plusieurs savants, parmi lesquels il faut citer principalement Palma, Vaudoncourt, Lapic, Boué, Viquesnel, Lejean, Kanitz, Barth, Hochstetter, Abdullah-Bey, le sol de la Turquie est déjà connu dans tous les grands traits de son relief et de sa constitution géologique. C'était là une oeuvre difficile, car les massifs et les chaînes de la Péninsule ne constituent point de système régulier: il ne s'y trouve point de rangée centrale dont les branches se ramifient alternativement à droite et à gauche et s'abaissent par degrés dans les plaines. Au contraire, le centre même de la Turquie est loin d'en être la région la plus élevée, et les plus hauts sommets se groupent d'une manière fort inégale dans les diverses parties de la contrée. L'orientation des crêtes de montagnes ne varie pas moins: elles se dirigent vers tous les points de l'horizon. On peut dire seulement d'une façon générale que les chaînes de la Turquie occidentale se développent parallèlement aux rivages de la mer Adriatique et de la mer Ionienne, tandis que dans la Turquie orientale les rangées de monts ont une direction perpendiculaire à la mer Noire et à l'Archipel. Par son relief de montagnes et sa pente générale, la Turquie semble, pour ainsi dire, tourner le dos au continent européen: ses plus hauts sommets, ses plus larges plateaux, ses forêts les plus inaccessibles se trouvent à l'ouest et au nord-ouest, comme pour l'éloigner des plages de l'Adriatique et des campagnes de la Hongrie; de même, toutes ses eaux, qui s'épanchent au nord, à l'est, au sud, finissent par se jeter dans la mer Noire ou dans la mer Égée, en baignant des plages tournées du côté de l'Asie.

Le désordre extrême des chaînes et des massifs de montagnes a eu pour conséquence un désordre analogue dans la distribution des peuples de la Péninsule. Qu'ils vinssent de l'Asie Mineure par les détroits, ou des plaines de la Scythie par la vallée du Danube, les divers groupes d'immigrants, hordes sauvages ou colonies paisibles, se trouvaient bientôt éparpillés dans les vallons fermés et dans les cirques sans issue. Les populations les plus différentes, embarrassées pour se guider dans ce labyrinthe de monts, se sont ainsi juxtaposées comme au hasard, et presque toujours sont entrées en conflit. Les unes, plus nombreuses, plus vaillantes dans la guerre ou plus industrieuses dans la paix, ont accru peu à peu leur domaine aux dépens de leurs voisins; d'autres, au contraire, vaincues dans la lutte pour l'existence, ont perdu toute cohésion et se sont partagées en d'innombrables fractions qui s'ignorent mutuellement. Les peuples de la Hongrie, ce pays où s'entremêlent en si grand nombre les races et les langues, sont relativement homogènes en comparaison de ceux de la Turquie: en certains districts, des communautés de huit ou dix races différentes vivent côte à côte dans un rayon de quelques lieues.

Néanmoins un tassement général ne pouvait manquer de s'opérer dans ce chaos, et les relations pacifiques du commerce achèvent de plus en plus le travail d'assimilation entre les races. Actuellement, si l'on ne tient pas compte de l'infinité des enclaves de toute forme et de toute grandeur, le territoire de la Turquie d'Europe peut se diviser en quatre grandes zones ethnologiques. La Crète et les îles de l'Archipel, le littoral de la mer Égée, le versant oriental du Pinde et l'Olympe sont peuplés de Grecs; l'espace compris entre l'Adriatique et le Pinde est la contrée des Albanais; au nord-ouest, la région des Alpes illyriennes est occupée par des Slaves, connus sous les divers noms de Serbes, Croates, Bosniaques, Herzegoviniens, Csernagorsques; enfin, les deux versants des Balkhans, le Despoto-Dagh et les plaines de la Turquie orientale, appartiennent aux Bulgares, qui par les croisements et la langue sont devenus presque Slaves. Quant aux Turcs, les conquérants et les maîtres du pays, ils sont épars ça et là en groupes plus ou moins considérables, surtout autour des capitales et des places fortes; mais la seule partie étendue de la contrée dont ils soient ethnologiquement les possesseurs, est l'angle nord oriental de la Péninsule, entre les Balkhans, le Danube et la mer Noire.



II

LA CRÈTE ET LES ILES DE L'ARCHIPEL.

La Crète, qui est, après Chypre, la plus vaste de toutes les îles de population grecque, est une dépendance naturelle de la péninsule hellénique. Les traités, qui disposent des peuples sans les consulter, ont fait de la Crète une île turque. Elle est grecque pourtant, non-seulement par le voeu de la grande majorité de sa population, mais aussi par le sol, le climat, la position géographique. De toutes parts elle est entourée de mers profondes, si ce n'est au nord-ouest, où des bancs sous-marins la relient à Cythère et au Péloponèse.

Peu de contrées au monde ont été plus favorisées par la nature. Le climat en est doux, quoique souvent trop sec en été, les terres en sont fertiles, malgré le manque d'eaux courantes sur les plateaux calcaires, les ports larges et bien abrités, les sites grandioses ou charmants. Par sa position transversale au débouché de l'Archipel, entre l'Europe, l'Asie et l'Afrique, la Crète semblerait devoir être le principal entrepôt du commerce qui se fait dans ces parages; ainsi qu'Aristote le remarquait déjà il y a plus de deux mille ans, on croirait cette île désignée d'avance pour devenir l'intermédiaire général des échanges de la Méditerranée orientale. Tel était, en effet, il y a plus de trois mille ans, le rôle de cette île, d'après toutes les traditions grecques; alors la «thalassocratie», c'est-à-dire la domination des mers, lui appartenait: les Cyclades étaient les «îles de Minos», les colonies crétoises se répandaient en Sicile, les navires crétois abordaient à tous les rivages de la Méditerranée. Malheureusement la Crète était divisée en un trop grand nombre de petites cités jalouses pour qu'il lui fût possible de garder longtemps la prépondérance commerciale; d'autres populations grecques, de race dorienne, s'en emparèrent, et les premiers habitants devinrent des clients et des mercenaires. Plus tard, l'île fut asservie par les Romains, et depuis cette époque elle n'a pu recouvrer son autonomie; Byzantins et Arabes, Vénitiens et Turcs l'ont successivement possédée, ravagée, appauvrie.

La forme très-allongée de l'île et l'arête de montagnes qui la domine de l'une à l'autre extrémité font comprendre pourquoi la Crète, dans ces temps antiques où la plupart des Grecs bornaient la patrie aux murs de la cité, dut se diviser en une multitude de républiques distinctes, et comment tous les essais de confédération ou de «syncrétisme» tentés par les divers petits États durent misérablement échouer. Les habitants de l'île se trouvaient en réalité beaucoup plus séparés les uns des autres que s'ils avaient peuplé des îlots groupés en archipel. Les vallées du littoral sont presque toutes enfermées entre de hauts promontoires et n'ont d'issue facile que vers la mer. Grande ou petite, la cité qui occupait le centre de chaque vallée ne pouvait donc communiquer avec ses voisines, si ce n'est par d'étroits sentiers, qu'une simple tour de défense suffisait à rendre inaccessibles. Une cité parvenait-elle à s'emparer, de vive force ou par ruse, d'une ou de plusieurs vallées de la côte, les obstacles du sol l'empêchaient d'étendre bien loin ses conquêtes, car sur tout le pourtour de l'île les contre-forts des monts dressent leurs escarpements entre les petites plaines et les vallons. Dans toute la Crète il n'existe qu'une seule campagne méritant véritablement le nom de plaine: c'est la Messara, le grenier de l'île, au sud du groupe central; l'Ieropotamo, ou Fleuve Saint, y roule toujours un peu d'eau, même en été.

La forme extérieure de la Crète répond d'une manière remarquable au relief de ses montagnes. Presque géométrique dans ses contours, le long rectangle de l'île se fait plus large ou s'amincit suivant la hauteur des sommets correspondants de la chaîne. Au centre de la Crète, là précisément où elle offre la plus grande largeur, s'élève le principal massif de l'île, que domine l'Ida (Psiloriti) où, suivant la mythologie des Hellènes, naquit autrefois Jupiter. Sa haute cime isolée et presque toujours neigeuse, qui rappelle la forme superbe de l'Etna, ses puissants contre-forts, les vallées verdoyantes de sa base, lui donnent un aspect grandiose; mais il était encore plus beau dans l'antiquité grecque, lorsque ses forêts lui méritaient encore le nom d'Ida ou «Boisé». Du sommet, on a toute l'île à ses pieds, et l'on voit se développer, au nord, un immense horizon d'îles et de péninsules, des pointes du Taygète aux montagnes de l'Asie Mineure; du côté du sud, par-dessus la petite île de Gaudo ou Gozzo, nue, dépourvue de ports, on ne distingue pas les rivages de la Cyrénaïque, à cause de leur faible élévation relative.

Le principal groupe des montagnes occidentales de l'île, qui dépasse en hauteur moyenne le massif de l'Ida, quoiqu'il lui cède probablement par ses pitons suprêmes, se dresse en escarpements beaucoup plus difficiles à gravir. Ce groupe est celui des monts Blancs ou Leuca-Ori, ainsi nommés, soit à cause des neiges de leurs cimes, soit plutôt à cause de leurs parois de calcaire blanchâtre; ils sont entièrement déboisés; à peine quelque verdure se montre-t-elle au fond des vallées qui en descendent. On désigne aussi les monts Blancs sous le nom de monts des Sphakiotes, à cause des populations doriennes, restées pures de tout mélange, qui s'y sont cantonnées comme dans une citadelle. Peu de massifs sont en effet plus abrupts, mieux défendus par la nature contre toute attaque de dehors. Quelques-uns des villages sont accessibles seulement par les lits pierreux de torrents qui descendent en cascades; pendant les pluies, quand les ravins sont remplis par l'eau grondante, toute communication est interrompue: on dit alors que «la porte est fermée». Tel est le défilé ou «pharynx» (pharynghi) d'Hagio-Rouméli, sur le versant méridional des monts Blancs; quand les nuages menacent de s'écrouler en averses, on n'ose s'engager dans l'étroite gorge, de peur d'être surpris et emporté par le torrent. Pendant la guerre de l'indépendance, les Turcs essayèrent vainement de forcer cette porte de la grande citadelle des monts. Mais sur les hauteurs s'étendent des terrains assez unis, qui pourraient nourrir une population nombreuse s'ils n'étaient pas aussi froids. Ainsi les villages d'Askyfo, inhabitables en hiver, à cause de leur grande élévation, occupent une plaine qu'entoure de tous les côtés un rempart circulaire de montagnes. Cette plaine fut jadis un lac, ainsi que le prouvent les anciennes berges, encore très-visibles çà et là, et les roches insulaires situées au milieu du bassin. Les eaux qui tombent dans le vaste entonnoir ont trouvé des katavothres (khonos), qui leur permettent maintenant de s'épancher directement dans la mer. Une des grandes sources jaillit dans la gorge même d'Hagio-Rouméli.

Les autres chaînes et massifs de l'île sont moins élevés et beaucoup moins âpres que les monts Blancs 19. Les plus remarquables sont les monts Lassiti et, plus à l'est encore, les monts Dicté ou Sitia, qui font, à l'extrémité orientale de l'île, une sorte de pendant au groupe des sommets sphakiotes; mais ils n'ont point défendu de la servitude les populations qui les habitent. On remarque, sur le versant septentrional de ces montagnes, d'anciennes plages dont les coquillages, en tout semblables à ceux des grèves actuelles, prouvent que l'île s'est exhaussée d'au moins 20 mètres pendant la période géologique moderne. La rive du nord, des monts Blancs aux monts Dicté, est plus découpée que les côtes du sud; projetant au loin ses caps ou «acrotères», elle offre plus de golfes, de baies et d'abris sûrs. Aussi est-ce de ce côté que se sont bâties toutes les villes commerçantes: on peut dire que ce rivage, tourné vers les eaux de la mer Égée, toute peuplée de navires, est le littoral vivant, en comparaison de la côte du Sud, relativement déserte et regardant vers les plages de l'Afrique, plus désertes encore. Toutes les villes de la rive septentrionale occupent l'emplacement d'antiques cités. Megalo-Kastron, plus connue sous le nom de Candie, que l'on donne également à l'île entière, est l'Heracleion des Grecs, le port de la fameuse Cnosse. Retimo, à la base occidentale du mont Ida, a changé à peine son vieux nom de Rhytimnos. Enfin, la Canée, dont les maisons toutes blanches se confondent presque avec les pentes arides des monts Blancs, est la Kydonie des Grecs, célèbre par ses forêts de cognassiers. C'est actuellement le chef-lieu de l'île et la ville, sinon la plus populeuse, du moins la plus importante de la Crète, son grand entrepôt d'échanges 20. Elle essaye de compléter son outillage commercial par un deuxième port, celui d'Azizirge, fondé à l'est de la Canée au bord de la Sude, havre naturel parfaitement abrité, qui promet de devenir l'une des principales stations maritimes de la Méditerranée.

Note 19: (retour)
Superf. de l'île, d'après Raulin. 7,800 kil. car.
Ida ou Psiloriti,         »       2,498 mèt.
Monts Blancs,             »       2,462  »
Lassiti,                  »       2,155  »
Note 20: (retour) La Canée: 12,000 hab.; Megalo-Kastron: 12,000 hab.; Retimo: 9,000 hab. Population de l'île entière: 210,000 hab.


Agrandissement.




ENTRÉE DES GORGES D'HAGIO-ROEMÉLI
Dessin de E. Grandsire, d'après un croquis fait sur nature.

La Crète est certainement bien inférieure en population et en richesse à ce qu'elle fut autrefois. Elle est loin de mériter le titre de «Crète aux Cent-Villes» que lui avait donné l'antiquité grecque; de tristes villages, construits avec les débris d'un seul mur, remplacent la plupart des antiques cités pour lesquelles on avait dû creuser d'immenses carrières comme le prétendu «labyrinthe» de Gortyne, au sud du mont Ida. En dépit de sa grande fertilité, la Crète ne fournit au commerce qu'une bien faible quantité de denrées agricoles; on ne reconnaît point là cette île féconde où Cérès donna naissance à Plutus sur un lit de gerbes. Les paysans sont censés propriétaires de leurs champs, mais ils ne sont point libres et cultivent paresseusement le sol. Leurs oliviers ne donnent plus qu'une huile amère, leurs vignes fournissent un bon vin, malgré le vigneron, mais elles ne produisent plus la délicieuse «malvoisie» des Vénitiens; le coton, le tabac, les fruits de toute espèce sont fort négligés par les agriculteurs; la seule conquête qu'ils aient faite pendant le siècle est celle des orangers, dont les fruits délicieux sont grandement appréciés dans tout l'Orient. Le voyageur Perrot signale ce fait curieux, qu'à l'exception de la vigne et de l'olivier, toutes les essences d'arbres cultivés croissent en différentes parties de l'île; On ne voit de châtaigniers qu'à l'extrémité occidentale de l'île; les hautes vallées des Sphakiotes ont seules les chênes verts et les cyprès; la province de Retimo, à l'ouest de l'Ida, possède les chênes à vallonée, les montagnes de Dieté produisent le pin à pignon et le caroubier; enfin, vers l'extrémité sud-orientale de la Crète, un promontoire qui s'avance du côté de l'Afrique porte un bois de dattiers, le plus beau de tout l'archipel grec.

La population de la Crète et des îlots voisins n'a cessé d'être hellénique en grande majorité, malgré les invasions successives des peuples de diverses races, et parle encore un dialecte où l'on reconnaît un dorien corrompu. Des Slaves qui avaient envahi l'île au commencement du moyen âge, il ne subsiste plus d'autres traces que les noms de quelques villages. Les Arabes, les Vénitiens se sont également fondus avec les Cretois aborigènes; mais il reste encore un grand nombre d'Albanais, descendants des soldats arnautes, qui gardent leur moeurs et leur dialecte. Quant aux musulmans ou prétendus Turcs, qui constituent à peu près un cinquième de la population totale, ils sont en grande majorité les descendants de Cretois convertis jadis au mahométisme afin d'échapper à la persécution: de tous les Hellènes de l'Orient, ce sont les seuls qui aient adopté en masse le culte du vainqueur; mais depuis que la persécution religieuse n'est plus à craindre, plusieurs familles mahométanes d'origine grecque sont revenues à la religion de leurs ancêtres. Déjà prépondérants par le nombre, les Hellènes de la Crète le sont aussi par l'industrie, le commerce, la fortune; ce sont eux qui achètent la terre, et le musulman se retire pas à pas devant eux. Le langage de tous les Cretois, à l'exception des Albanais, est le grec; seulement dans la capitale et dans certaines parties de la Messara, que les musulmans se sont appropriées, ceux-ci se trouvent en masses assez compactes pour qu'ils aient pu, en haine de leurs compatriotes et par amour de la domination, acquérir une certaine connaissance de la langue turque.

Il n'est donc pas étonnant que les Grecs revendiquent la possession d'un pays où leur prépondérance est aussi marquée; mais, en dépit de leur vaillance, ils n'ont pu, isolés comme ils le sont, triompher des armées turques et égyptiennes que l'on envoyait contre eux. Peut-être est-ce avec raison que les Crétois sont accusés de ressembler à leurs ancêtres par l'avidité commerciale et le mépris de la vérité; peut-être sont-ils encore «Grecs parmi les Grecs, menteurs parmi les menteurs»; mais à coup sûr ils ne méritent pas le reproche que l'on faisait à leurs aïeux, à l'époque où ceux-ci s'engageaient en foule comme mercenaires, de n'avoir nul souci de la patrie. Ils ont, au contraire, beaucoup souffert pour elle, et dans presque toutes les parties de l'île, surtout entre le mont Ida et les monts Blancs, on montre des lieux de bataille où leur sang a été versé pour la cause de l'indépendance. Les vastes cavernes de Melidhoni, sur les pentes occidentales de l'Ida, ont été le théâtre d'un de ces horribles faits de guerre. En 1822, plus de trois cents Hellènes, presque tous des femmes, des enfants, des vieillards, s'étaient réfugiés dans la grotte. Les Turcs allumèrent un grand feu devant l'étroite ouverture; le vent qui les aidait dans leur oeuvre d'extermination poussait la fumée dans le souterrain. Les malheureux s'enfuirent au fond de la grotte, mais en vain; tous périrent étouffés. Les cadavres restèrent sur le sol, sans autre sépulture que celle du sédiment calcaire qui les recouvrit peu à peu: ça et là se montrent encore quelques ossements que la pierre n'a pas revêtus de son linceul grisâtre.

Au nord, l'antique «mer de Minos» sépare la Grèce des îles de l'Archipel par ses profonds abîmes, dont la cavité centrale descend à plus de 1000 mètres. Presque toutes ces terres éparses appartiennent à la Grèce. Une seule des Cyclades est restée comme la Crète sous la domination des Osmanlis: c'est l'île d'Astypalaea, vulgairement désignée sous le nom d'Astropalaea ou de Stampalia: les anciens l'avaient appelée la «Table des Dieux», à cause de sa merveilleuse fécondité, Bien qu'elle appartienne incontestablement à la chaîne orientale des Cyclades par la nature géologique du sol et par la disposition des fosses sous-marines, la diplomatie a cru devoir la laisser à la Turquie, avec tous les îlots environnants. Ainsi quinze cents Hélènes de plus sont restés sous la domination des Osmanlis.

Des autres îles de population grecque appartenant à la Turquie, celle qui se rapproche le plus du littoral de l'Europe, et qui peut même être considérée comme en faisant partie géologiquement, est Thasos: le détroit qui la sépare du littoral de la Macédoine n'a guère que cinq kilomètres et se trouve, en outre, partiellement barré par l'îlot de Thasopoulo et par des bancs de sable: pendant les gros temps, les voiliers manoeuvrent difficilement dans ce passage. Quoique dépendant naturellement de la Macédoine, l'île est cependant administrée par un moudir du vice-roi d'Égypte, auquel la Porte en a fait cadeau. Lorsque Mahomet II mit fin à l'empire de Byzance, elle formait avec les îles voisines une principauté de la famille italienne des Gatelluzzi.

Thasos est une des terres de l'antique monde grec dont la situation actuelle contraste le plus tristement avec ce qu'elles furent jadis. Thasos, la vieille colonie phénicienne, fut la rivale, puis la riche et puissante alliée d'Athènes; ses habitants, qui peut-être étaient au nombre de cent mille, exploitaient d'abondantes mines d'or, des gisements de fer, des carrières de beau marbre blanc, cultivaient des vignobles célèbres par leurs produits et faisaient sur tous les rivages de la mer Égée un commerce considérable. De nos jours, mines et carrières sont abandonnées et l'on ne sait plus même où se trouvaient les gisements aurifères qui fournirent tant de trésors aux Thasiens; les vignobles ne donnent plus qu'un vin médiocre; les produits de la culture suffisent à peine aux dix mille habitants, et l'ancien port de Thasos, au nord de l'île, n'est plus fréquenté que par de pauvres caïques. Depuis que Mahomet II fit transporter à Constantinople presque toute la population, l'île s'est bien lentement repeuplée, et la crainte des pirates, qui avaient fait de Thasos leur lieu de rendez-vous, a forcé les indigènes à bâtir leurs demeures loin des côtes, dans les hautes vallées et sur les roches abruptes. Les habitants sont d'origine hellénique, mais ils parlent un «grec affreux, aux formes barbares et tout mêlé de mots turcs». Ce grand désir d'instruction, qui se manifeste chez tous les autres Grecs du continent et des îles, manque chez les Thasiens. Ce sont des Grecs déchus; d'ailleurs ils le confessent eux-mêmes. En conversant avec le voyageur Perrot, ils répétaient souvent: «Nous sommes des moutons, des bêtes de somme.»

Mais ce que Thasos a gardé, ce qui la distingue entre toutes les îles de l'Archipel, c'est la beauté de ses montagnes boisées, de ses paysages verdoyants. Les pluies qu'apportent les vents dans le fond du golfe macédonien, se déversent sur les hauteurs de Thasos et fournissent à la végétation de l'île toute l'humidité qui lui est nécessaire. Les eaux courantes murmurent dans les vallons, de grands arbres ombragent les pentes; les villages situés sur les premiers renflements des montagnes sont à demi-caches derrière des rideaux de cyprès et sous les branches des noyers et des oliviers; plus haut, de magnifiques platanes, des lauriers, qui sont des arbres de haute futaie, des charmes, des chênes verts groupés en désordre, remplissent les vallées qui rayonnent en tous sens vers le pourtour de l'île; enfin les escarpements supérieurs sont recouverts d'une forêt de pins, d'espèces diverses, dont le sombre feuillage contraste avec le marbre éclatant des roches. Seuls les grands sommets, le Saint-Elie, l'Ipsario, qui se dressent à mille mètres et davantage, sont dénudés à la cime; leurs parois de calcaire cristallin, de gneiss, de micaschiste, fréquemment lavés et polis par les pluies, brillent d'un éclat extraordinaire; on les voit fulgurer de reflets sous les rayons du soleil.

Samothrace, moins étendue que Thasos, est cependant beaucoup plus élevée. L'inévitable «Saint-Elie» qui la domine est une superbe masse de trachyte formant à l'est de la mer Égée le pendant du mont Athos, qui trône à l'occident. Vue du nord ou du sud, l'île de Samothrace, avec sa puissante arête presque uniforme en hauteur, ressemble à un immense cercueil posé sur la mer; mais quand on la regarde de l'est ou de l'ouest, son profil est celui d'une gigantesque pyramide se dressant hors des flots. C'est là-haut, nous dit Homère, que s'assit Poséidon, pour contempler les luttes des Grecs et des Troyens, par-dessus l'île plus basse d'Imbros; c'est dans les forêts sauvages de la noire montagne, presque uniquement composées de chênes, que les Cabires célébraient leurs mystères empruntés aux cultes secrets de l'Asie. Un mont d'un aspect aussi grandiose ne pouvait manquer, en effet, d'être tout particulièrement vénéré dans le monde hellénique. Samothrace était pour les anciens Grecs ce que le mont Athos est devenu pour leurs descendants, c'était la «sainte Montagne». Des quantités de débris, des inscriptions nombreuses témoignent encore de l'empressement avec lequel les voyageurs pieux y accouraient de toutes parts. Mais depuis que les dieux païens n'ont plus d'autels, Samothrace est devenue déserte. Il ne s'y trouve plus qu'un village, dont les habitants, visités seulement en été par quelques pêcheurs d'éponges, vivent comme des prisonniers, ignorant ce qui se passe dans le monde. Les rivages absolument dépourvus de ports et le courant redoutable qui sépare Samothrace de l'île d'Imbros ont détourné la navigation, et bien que les vallées soient très-fertiles, assez, disent les indigènes, «pour faire ressusciter les hommes à peine enterrés,» nul émigrant du continent voisin ne se sent attiré vers cette terre abandonnée. Imbros et Lemnos, séparées de Samothrace par des gouffres marins de mille mètres de profondeur, semblent continuer à l'ouest la chaîne de la Chersonèse de Thrace. Imbros, la plus rapprochée du continent, est la plus haute des deux îles; néanmoins le «Saint-Elie» qui la couronne atteint à peine au tiers de la hauteur du pic de Samothrace. Nulle forêt ne recouvre ses pentes; ses plaines sont nues, rocailleuses; à peine la huitième partie du sol est-elle cultivable. Cependant la position d'Imbros sur le grand chemin des nations, près de l'entrée des Dardanelles, lui a toujours assuré une certaine importance. La plus forte partie de la population s'est groupée au nord-est de l'île dans la vallée d'un petit ruisseau, souvent à sec, auquel on a donné emphatiquement le nom de Megalos-Potamos ou Grand-Fleuve.

Lemnos (Limno), la Sta-Limène des modernes, est la plus grande des îles de Thrace, mais aussi la plus basse et la plus nue: on y marche pendant des heures sans découvrir un seul arbre. Même l'olivier manque dans les campagnes, et les jardins des villages sont pauvres en arbres fruitiers: on est obligé de faire venir le bois de Thasos et du continent. Pourtant Lemnos est d'une grande fertilité: elle produit de l'orge et d'autres céréales en abondance, et les pâtis de ses collines nourrissent plus de quarante mille brebis. L'île se compose en réalité de plusieurs massifs isolés, de trois à quatre cents mètres de hauteur, qui furent des volcans et que séparent des plaines basses couvertes de scories et des golfes profondément entaillés dans les rivages. Au temps des anciens Grecs, les foyers souterrains de Lemnos brûlaient encore; Vulcain, précipité du haut du ciel, forgeait avec ses cyclopes dans les cavernes des montagnes. Quelque temps avant notre ère, une colline, le mont Mosychlos, et le promontoire de Chrysé s'engouffrèrent dans les eaux; peut-être l'endroit où s'élevaient ses hauteurs est-il indiqué par de vastes plateaux sous-marins et des écueils, qui s'étendent à l'est de l'île, dans la direction d'Imbros. Depuis la chute de Mosychlos, Lemnos n'a point eu à souffrir d'éruptions ni de tremblements de terre, et la population, relativement assez nombreuse, n'a eu rien à craindre que des hommes. Les habitants sont Grecs en grande majorité, et les Turcs, graduellement évincés par la race qu'ils ont conquise, mais qui leur est supérieure en intelligence et en activité, diminuent constamment en nombre. Le commerce, en entier dans les mains des Hellènes, a toujours pour centre principal l'antique Myrina, connue aujourd'hui sous le nom de Kastro et située à l'ouest de l'île, sur un promontoire qui s'élève entre deux rades. Parmi les articles de commerce de Lemnos se trouve une terre dite «sigillée», célèbre dans tout l'Orient et de toute antiquité comme médicament astringent. On va la recueillir au centre de l'île; mais elle n'est censée avoir de vertu que si on l'a ramassée dans la matinée de la fête du Christ, le 6 août, avant le lever du soleil, et avec force prières et cérémonies.

La petite île de Stratio (Hagios Eustrathios), au sud de Lemnos, en est une dépendance politique et commerciale; elle est également peuplée de Grecs 21. Quant aux îles qui bordent le littoral de l'Asie Mineure et qui en font géologiquement partie, Mitylène, Chios, Rhodes et le groupe des Sporades asiatiques, elles dépendent administrativement de la Turquie d'Europe; mais ce n'est là qu'une fiction dont la géographie n'a guère à s'occuper.

Note 21: (retour) Iles de la Thrace:
             Superficie.     Montagnes les plus hautes.  Population.

Thasos..... 192 kil. carr.  Ipsario........ 1,000 met.  10,000   habit,
Samothrace. 170     »       Phengari....... 1,646  »       200(?)  »
Imbros..... 220     »       Saint-Élie.....   595  »     4,000     »
Lemnos..... 440     »       Skopia.........   430  »    22,000     »


III

LE LITTORAL DE LA TURQUIE HELLÉNIQUE; THRACE, MACÉDOINE ET THESSALIE.

Par un singulier contraste, qui prouve combien la mer a été l'élément prépondérant dans la distribution des peuples méditerranéens et les mouvements de l'histoire, il se trouve que tout le littoral égéen de la Turquie appartient ethnologiquement à la race hellénique. De même que la Grèce se prolonge sous-marinement vers l'Égypte par l'île de Candie, de même elle se continue au nord par une longue, mais assez étroite zone de terrains qui bordent la mer Égée. La Thessalie, la Macédoine, la Chalcidique, la Thrace sont des terres grecques; Constantinople même est dans l'Hellade ethnologique. De là un complet désaccord entre la géographie des races, de beaucoup la plus importante, et celle des montagnes, des fleuves, du climat. La Turquie hellénique, formée de tant de bassins naturels différents, n'a point d'unité géographique, si ce n'est relativement aux eaux de l'Archipel qui en baignent tous les rivages.

La péninsule de Turquie, si remarquable par l'imprévu de ses formes et les accidents de son relief, devient encore plus variée d'aspects, plus mobile pour ainsi dire, sur les bords de la mer Égée et de son avant-bassin, la mer de Marmara. Là des buttes isolées, des collines, des massifs de montagnes s'élèvent brusquement du milieu des plaines; des golfes s'avancent au loin dans les terres; des presqu'îles ramifiées se baignent dans les eaux profondes: on dirait que le continent s'essaye à former des archipels pareils à ceux, qui, plus au sud, parsèment l'étendue de la mer.

La langue de terre sur laquelle est située Constantinople est un exemple remarquable de l'indépendance d'allures qui distingue le littoral de cette partie de l'Europe. Géologiquement, toute la péninsule de Constantinople offre un caractère essentiellement asiatique. Elle a son propre massif de collines séparé des monts granitiques de l'Europe par une large plaine de terrains récents: les ruines du mur d'Athanase, qui défendait autrefois les alentours de la cité, marquent à peu près la véritable limite entre les deux continents. Des deux côtés du Bosphore, les roches appartiennent à la formation dévonienne, possèdent les mêmes fossiles, le même aspect, datent de la même, époque. Un lambeau de terrains volcaniques, à l'entrée septentrionale du détroit, présente aussi les mêmes caractères sur les deux rivages opposés. On voit de la façon la plus nette que la péninsule européenne faisait partie de l'Asie Mineure et qu'elle en a été séparée par l'irruption des eaux.

Apollon lui-même, disait la légende byzantine, indiqua l'emplacement où devait s'élever la cité qui depuis est devenue Constantinople. Nulle part l'oracle n'aurait pu trouver mieux. La ville occupe, en effet, le point le plus heureusement situé au bord de la grande fissure du Bosphore. En cet endroit, une péninsule aux collines doucement ondulées s'avance entre la mer de Marmara et la baie sinueuse à laquelle sa forme et la richesse de son commerce ont valu le nom de «Corne d'Or». Le rapide courant du Bosphore qui pénètre dans le havre et le purifie des boues descendues de la ville, va plus loin se perdre dans la mer au détour de la presqu'île extérieure, permettant ainsi aux navires à voiles de se glisser jusqu'au lieu d'ancrage sans avoir beaucoup à lutter contre la violence des eaux. L'excellent mouillage du port, si heureusement disposé pour abriter tout un monde d'embarcations, est en même temps un réservoir naturel de pêche et, malgré l'incessante agitation des flots remués par les rames des caïques, les roues et les hélices des vapeurs, les thons et d'autres poissons entrent chaque année en longs convois dans la Corne d'Or. Le port de Constantinople, tout accessible qu'il est aux paisibles flottes de commerce, peut néanmoins se clore sans peine aux navires de guerre; les rives, sans être trop escarpées, sont assez hautes pour dominer tous les abords, et l'entrée du mouillage est resserrée par une sorte de détroit où, plus d'une fois, les habitants assiégés ont tendu une chaîne de fermeture. La ville elle-même, occupant une péninsule élevée, que des terres basses séparent du tronc continental, est très-facile à fortifier contre toute attaque du dehors; pour tenter un siège, il faut que l'ennemi, déjà maître des Dardanelles et du Bosphore, puisse disposer à la fois d'une flotte et d'une puissante armée de terre. A tous ces avantages locaux, qui devaient assurer à Constantinople une importance considérable, il faut ajouter le privilége d'un climat un peu moins rude que celui des villes situées au bord de la mer Noire ou sur la rive asiatique du Bosphore. Grâce au massif de hauteurs qui s'élève au nord de la cité, celle-ci est partiellement garantie des âpres vents polaires.

Aux premiers temps de l'histoire, lorsque les grands mouvements des peuples et du commerce ne se produisaient qu'avec lenteur, le site si favorisé de Byzance ne pouvait attirer que les populations voisines; mais dès que les grandes navigations d'échange eurent commencé, des «aveugles» seuls, ainsi que le dit un vieil oracle d'Apollon, auraient pu méconnaître les avantages que leur offraient les rivages de la Corne d'Or. C'est à Constantinople même que viennent se croiser la diagonale du monde européo-asiatique et l'axe maritime de la Méditerranée. En outre la voie naturelle qui longe dans l'Archipel les rivages de la Thrace, se continue à l'est dans la mer Noire le long des côtes de l'Asie Mineure; de même la ligne du littoral tracée du nord au sud, entre le golfe danubien et le Bosphore, reprend au sortir des Dardanelles et se poursuit dans la direction de Smyrne, de Samos et de Rhodes. Constantinople se trouve donc à la fois sur la plus grande route continentale des peuples et sur plusieurs de leurs grandes routes maritimes; géographiquement elle est située aux bouches du Danube, du Dniester, du Dnieper, du Don, du Rion, du Kizil-Irmak, puisqu'elle en garde le déversoir commun par le détroit du Bosphore. Choisie pour devenir la Rome d'Orient, une ville aussi admirablement située que l'est Byzance ne pouvait donc manquer de s'accroître rapidement en population et en prospérité; elle devait mériter bientôt le titre de ville par excellence (Polis), et c'est, en effet, ce que signifie son nom actuel de Stamboul ('s tèn Polin). Pour les tribus éloignées qui vivent dans les montagnes de l'Asie Mineure et par delà l'Euphrate, Constantinople s'est tout simplement substituée à l'ancienne Rome. Elles ne lui connaissent pas d'autre nom que «Roum», et le pays dont elle est la capitale est devenu la «Roumélie».

CONSTANTINOPLE.--VUE PRISE SUR LA CORNE D'OR, DES HAUTEURS D'EYOUB
Dessin de F. Sorrieu d'après un croquis sur nature par J. Laurens.

Par la beauté de son aspect, Constantinople est aussi l'une des premières cités de l'univers: c'est la «Ville-Paradis des Orientaux». Elle peut se comparer à Naples, à Rio de Janeiro, et nombre de voyageurs la proclament la plus belle des trois. Quand on vogue à l'entrée de la Corne d'Or sur un léger caïque, plus gracieux que les gondoles de Venise, on voit à chaque coup de rame changer l'aspect si varié de l'immense panorama. Au delà des murs blancs du sérail et de ses massifs de verdure, les maisons de Stamboul, les tours, les vastes dômes des mosquées avec leur collier de petites coupoles, et les élégants minarets tout brodés de balcons, s'élèvent en amphithéâtre sur les sept collines de la péninsule. De l'autre côté du port, que franchissent des ponts de bateaux, d'autres mosquées, d'autres tours, entrevues à travers les cordages et les mâts pavoisés, s'étagent sur les pentes d'une colline que couronnent les maisons régulières et les palais de Péra. Au nord, une ville continue de maisons de plaisance borde les deux rives du Bosphore. A l'orient, la côte d'Asie s'avance en un promontoire également couvert d'édifices qu'entourent les jardins et les ombrages. Voilà Scutari, la Constantinople asiatique, avec ses maisons roses et son vaste cimetière aux admirables bois de cyprès; plus loin, on aperçoit Kadi-Keuï, l'antique Chalcédoine, et le bourg de Prinkipo, sur une des îles de l'archipel des Princes, parsemant du vert de leurs bosquets et du jaune de leurs roches les eaux bleues de la mer de Marmara. Entre toutes ces villes qui baignent leur pied dans le flot, vont et viennent incessamment les navires et les embarcations de toutes formes, à la rame, à la voile, à la vapeur, animant l'espace de leur mouvement et donnant la vie à ce tableau magnifique. Des hauteurs qui dominent Constantinople et Scutari, le spectacle est peut-être encore plus beau, car on voit se dessiner tous les contours des rivages d'Europe et d'Asie, on suit du regard les sinuosités du Bosphore et du golfe de Nicomédie, et dans le lointain, au-dessus des vallées ombreuses, on voit pyramider la masse de l'Olympe de Bithynie, presque toujours revêtue de neiges.

Cette grande cité de Constantinople, d'un aspect si féerique à l'extérieur, est, on le sait, fort sale encore dans la plupart de ses quartiers. En maintes parties de la ville, le visiteur hésite à s'engager entre les maisons sordides, dans les sinuosités de ces ruelles immondes que parcourent les chiens errants et où gîtent les pourceaux; l'insouciance turque laisse complaisamment les maladies germer dans ces chaos de masures. Au point de vue de la salubrité générale, il est donc presque heureux que de fréquents incendies viennent nettoyer la ville. Même en Russie, même dans l'Amérique du Nord, il n'est pas de cité dont les maisons flambent plus souvent en une vaste mer de feu. Quelquefois le veilleur qui, du haut de la tour du Séraskier, voit toute la ville et ses faubourgs étendus à ses pieds, signale dix ou douze incendies par semaine et il ne se passe guère d'années que des milliers de constructions n'aient été dévorées par le feu. Ainsi Constantinople, purifiée par les flammes, se renouvelle peu à peu; mais avant que les Francs eussent construit leur ville de pierre sur la colline de Péra, c'est-à-dire «Au-Delà», les quartiers incendiés se relevaient à peu près aussi misérables qu'au jour où le feu les avait dévorés. Heureusement l'usage de la pierre se répand de plus en plus; maintenant les maisons de bois sont remplacées par des constructions plus durables, bâties d'un calcaire blanchâtre et rempli de fossiles qui se trouve en abondance aux portes mêmes de Constantinople. Pour les édifices de luxe, les architectes ont à leur disposition les marbres bleus et gris de Marmara et les beaux marbres couleur de chair du golfe de Cyzique, dans l'Asie Mineure.

Les nombreux incendies de Stamboul, ainsi que les violences de guerre que la cité a dû subir tant de fois avant le triomphe des mahométans, ont fait disparaître presque tous les monuments de la Byzance antique; seulement on voit encore, sur la place de l'Hippodrome, le précieux trépied de bronze, aux trois serpents enroulés, que les Platéens avaient déposé dans le temple de Delphes, en souvenir de leur victoire sur les Perses. Même de l'époque des Césars byzantins il ne reste que des colonnes, des obélisques, des arches d'aqueducs, les murailles un peu ébréchées de la ville, les débris récemment retrouvés du palais de Justinien et les deux églises de Sainte-Sophie, aujourd'hui transformées en mosquées. La grande Sainte-Sophie, qui s'élève sur la dernière pente de la presqu'île de Constantinople, à côté du sérail, n'est plus, comme au temps de Justinien, le plus magnifique édifice de l'univers. Elle est loin d'avoir la grâce et la merveilleuse élégance de l'Ahmédieh et d'autres mosquées à minarets, arabes bâties par les musulmans; d'énormes substructions, des murs de soutènement; des contre-forts extérieurs, entremêlés d'échoppes et de maisons lépreuses, donnent à l'édifice un aspect de lourdeur extrême. A l'intérieur, d'autres piliers de consolidation et le badigeon des Turcs appliqué sur les éclatantes mosaïques ont changé le caractère de l'église; mais la puissante coupole produit un effet prodigieux: c'est une merveille de force et de légèreté. Quatre colonnes de brèche verte qui s'élèvent entre les piliers du grand dôme proviennent, dit-on, du temple d'Éphèse.

Le sérail occupe ù la Pointe des Jardins l'emplacement de l'antique Byzance. Il a ses charmants pavillons, ses beaux ombrages, mais aussi ses affreux souvenirs de crimes et de massacres: c'est ainsi que l'on montre encore, en dehors de la muraille extérieure, le plan incliné sur lequel les esclaves lançaient pendant les nuits les sacs où se trouvaient enfermées des sultanes ou des odalisques vivantes; l'eau qui recevait leur corps passe au pied de la glissoire, rapide comme un fleuve, et tournoyant en sinistres remous. Bien plus remarquables que l'ancien palais des sultans sont les merveilleux édifices d'architecture arabe ou persane qui bordent les rives du Bosphore, avec leurs kiosques, leurs fontaines, leurs ponts, leurs arcades, leurs bosquets de verdure. Embellies par la nature environnante, par le rayonnement du ciel et des eaux, ces constructions charmantes donnent aux faubourgs de la grande cité l'aspect le plus séduisant de splendeur orientale.

Les édifices les plus curieux à visiter dans l'intérieur de Constantinople sont les bazars, non pas seulement à cause des richesses, des marchandises de toute espèce qui s'y'trouvent entassées, mais surtout à cause des hommes de toute race et de tout climat qu'on y voit réunis. Entre les pays d'Europe, la Turquie est celui où l'on observe les plus étonnants contrastes de peuples et de langues; mais nulle part, pas même dans la Dobroudja, on ne peut voir un chaos de nations plus grand qu'à Stamboul. C'est que la capitale de l'empire ottoman attire vers elle, en sa qualité de métropole, les populations de l'Anatolie, de la Syrie, de l'Arabie, de l'Égypte, de la Tunisie, des oasis même, aussi bien que les habitants de la péninsule turco-hellénique. En même temps, les Francs de l'Europe entière, Italiens et Français, Anglais et Allemands, accourent en foule pour prendre leur part de bénéfice dans le commerce grandissant du Bosphore. La variété des types de toute couleur et de toute race est encore accrue par le trafic interlope des esclaves que les caravanes vont chercher au fond de l'Afrique jusqu'aux sources du Nil. Officiellement, la vente de chair humaine est interdite à Constantinople; mais, en dépit de toutes les affirmations diplomatiques, la «très-honorable corporation des marchands d'esclaves» fait encore d'excellentes affaires en négresses, en Circassiennes, en eunuques blancs et noirs. En peut-il être autrement dans un pays où le souverain et les principaux dignitaires estiment qu'il est de leur dignité de posséder un harem bien rempli? L'Anglais Millingen évalue à 30,000 le nombre des esclaves de Constantinople, en grande majorité importés du centre de l'Afrique. Il est très-remarquable, au point de vue de l'anthropologie, que les familles des nègres amenées à Stamboul n'aient point fait souche. Depuis quatre cents ans, on a certainement introduit plus d'un million de noirs en Turquie; mais les difficultés de l'acclimatement, les sévices et la misère ont fait disparaître presque en entier cet élément de population.

Les statistiques plus ou moins approximatives que l'on a essayé de dresser relativement aux six cent mille habitants de Constantinople et de ses faubourgs ne sont point assez solidement établies pour qu'il soit possible de dire à quelle race appartient la majorité de la population. Une grande cause d'erreur est que l'on confond ordinairement les musulmans avec les Turcs. Dans les provinces, il est souvent facile de rectifier cette méprise, car Bosniaques, Albanais ou Bulgares se reconnaissent, quelle que soit leur religion; mais dans le tourbillon de la grande ville, où les moeurs se modifient si vite, où les types se mélangent diversement, tous ceux qui fréquentent les mosquées finissent par être confondus sous le même nom. Des prétendus Osmanlis de Constantinople, un tiers peut-être se compose de Turcs; les autres sont des Arnautes, des Bulgares ou des Asiatiques, et des Africains de diverses races; un grand nombre de bateliers sont des Lazes des confins de la Géorgie. D'ailleurs, les Mahométans eux-mêmes sont en minorité depuis au moins une vingtaine d'années et l'écart ne cesse de s'accroître au profit des «rayas» qui affluent en plus grand nombre à cause de leur supériorité d'initiative industrielle et commerciale. Dans la vieille Stamboul, où naguère les Francs osaient à peine s'aventurer, les Musulmans ont toujours la prépondérance numérique, mais dans «l'agglomération constantinopolitaine», de Prinkipo à Thérapia, ils sont de beaucoup dépassés par les Grecs, les Arméniens et les Francs. Certaines localités ne sont habitées que par des chrétiens 22.

Note 22: (retour) Population constantinopolitaine en 1873, d'après Sax:
Stamboul............          210,000 hab.
Péra..............            130,000  »
Faubourgs d'Europe........    150,000  »
Faubourgs d'Asie.........     110,000  »
                             ------------
                              600,000 hab.

Ensemble.....   200,000 musulmans,      400,000 rayas.

Parmi les rayas de Constantinople et de la banlieue, ce sont les Grecs qui l'emportent en influence et peut-être aussi en nombre. Comme les Turcs eux-mêmes, ils ont leur quartier général à Stamboul, aux églises et aux solides maisons de pierre du Phanar, qui dominent les eaux de la Corne d'Or. C'est là que réside le patriarche de Constantinople et que vivent les grandes familles grecques. Jadis la faveur du sultan leur avait concédé l'exploitation politique et commerciale d'une grande partie des populations chrétiennes de l'empire, et notamment des provinces roumaines. La puissance des Phanariotes, bien déchue depuis que la Grèce rebelle a reconquis son autonomie, provenait de la dépendance religieuse dans laquelle tous les chrétiens orthodoxes de la Turquie, Slaves, Albanais, Roumains ou Bulgares, se trouvaient à l'égard des Grecs. Tous les fidèles de la religion orthodoxe forment pour la Porte «la nation des Romains», et comme tels ils dépendent en grande partie, même pour le civil, de l'administration des évêques; c'est à ces prélats grecs qu'ils doivent s'adresser pour les mariages, les divorces, les successions, c'est devant eux qu'ils règlent leurs différends, à eux qu'ils doivent laisser la direction de leurs écoles et de leurs hospices. L'indépendance des églises de Serbie et de Roumanie et la séparation partielle du clergé bulgare ont grandement affaibli l'influence politique du Phanar sur les populations chrétiennes de l'Orient; si les Grecs veulent encore garder leur rôle prépondérant, ils ne peuvent compter pour cela que sur leur intelligence toujours en éveil, sur leur habileté commerciale, leur amour de l'instruction, leur patriotisme et leur esprit de solidarité.

La «nation» des Arméniens est également fort nombreuse à Constantinople, et peut-être même dépasse-t-elle les Turcs en importance numérique: on dit qu'elle s'y élève à près de deux cent mille personnes, et au double pour tout l'empire. De même que la «nation des Romains», elle s'administre elle-même pour toutes ses affaires d'intérieur et choisit son conseil exécutif. Les Arméniens ont entre les mains une grande partie du trafic de Constantinople; mais, quoique établis en Turquie et dans la capitale dès les premiers temps de la conquête musulmane, ils ont toujours gardé dans leurs moeurs quelque chose de l'étranger; ils sont froids, réservés, se maintiennent dans l'isolement. Ils ont de la tenue et le respect de leur propre personne et diffèrent à leur avantage de leurs rivaux en affaires, les Juifs, que les gens polis appellent Bazirghian ou «Négociants», et que l'on voit se glisser furtivement vers leur pauvre faubourg de Balata, dont les ruines ont en partie comblé l'extrémité supérieure de la Corne d'Or. Les Arméniens s'entr'aident volontiers et, comme les Parais de Bombay, aiment à faire des actes de munificence; mais ils ne sont point soutenus, comme les Grecs, par une ardente foi dans les destinées de leur nation. La plupart d'entre eux ont même perdu leur langue: ils ne parlent leur idiome national, le haïkane, que mêlé d'une foule de mots étrangère; d'ordinaire ils se servent du turc ou du grec, suivant la population avec laquelle ils habitent.

Encore très-inférieurs en nombre aux Osmanlis, aux Grecs, aux Arméniens, les «Francs» exercent dans la cité du Bosphore une influence bien autrement décisive que celle de leurs rivaux. Ce sont eux qui rattachent Constantinople au monde de la civilisation occidentale, et qui par leurs journaux, leurs sociétés, leurs entreprises, triomphent peu à peu du vieux fatalisme de l'Orient. C'est à eux que l'on doit les faubourgs d'usines qui s'élèvent à l'ouest de Constantinople et aux abords de Scutari, ainsi que les chemins de fer qui vont se rattacher au réseau des lignes européennes et qui pénètrent au loin dans l'intérieur de l'Asie Mineure. Comme les Arméniens et les Grecs, les Francs se sont groupés en diverses «nations» et jouissent de certains privilèges d'autonomie garantis par les ambassades. Tous les peuples civilisés sont représentés dans ce monde cosmopolite, même les Américains du Nord, auxquels revient l'honneur d'avoir fondé, dans leur Robert's College, le premier musée géologiques de Constantinople; mais à en juger par les langues qui se parlent à Pera, le quartier européen par excellence, ce sont les Italiens et les Français qui ont parmi les étrangers l'avantage de l'influence et du nombre.

Grâce à l'immigration des Francs, Constantinople n'a cessé de grandir, surtout depuis la guerre de Crimée, et nombre de villes et de villages situés en dehors de ses murs ont été changés en simples quartiers de l'immense métropole. L'estuaire entier de la Corne d'Or est bordé de maisons, et les constructions remontent au loin dans les deux vallées tributaires du Gydaris et du Barbyzès. Aux bords de la mer de Marmara, les quartiers industriels se prolongent à l'ouest de l'antique forteresse des Sept-Tours et au sud-est de Chalcédoine vers le golfe de Nicomédie. Enfin, le long des deux rives du Bosphore, s'étend un quai de villas, de palais, de kiosques, de cafés et d'hôtels. Cette avenue liquide et le vaste bassin qui là précède, entre Constantinople et ses faubourgs d'Asie; ont un développement d'environ traite kilomètres, et sur ce parcours quelle étonnante succession de sites merveilleux! Semblable à une vallée de montagnes, le détroit serpente en brusques sinuosités; chaque rive se creuse en golfe, puis s'avance en promontoire; ici le fleuve marin se resserre, pour s'élargir au delà, puis se rétrécir encore, et s'ouvrir enfin sur l'infini de la mer Noire, aux eaux si souvent bouleversées par les vents du nord. Entre la mer inquiète, que dominent de sombres rochers habités par les hirondelles de mer, et le détroit tranquille, le contraste est parfait. A la mer uniforme et sauvage s'opposent les paysages du Bosphore qui mêlent partout à leur beauté le charme de l'imprévu; les groupes que forment les rochers, les palais, les ombrages, les embarcations de toute espèce, les échafaudages bizarres des pêcheurs bulgares et la nappe des eaux courantes varient à l'infini.

De tous ces lieux de villégiature charmants, Balta-Liman, Thérapia, Buyuk-Déré sont les plus célèbres, à cause des événements qui s'y sont accomplis et des personnages qui y résident; mais toute la vallée marine est si belle, que l'admiration s'égare impuissante. Il est probable qu'avant peu une merveille du travail humain va s'ajouter à ces merveilles de la nature. A l'endroit le moins large, entre les deux châteaux de Roumélie et d'Anatolie bâtis par Mahomet II, le canal a seulement 550 mètres de rive à rive: c'est près de là que Mândroclès de Samos bâtit le pont sur lequel Darius fit défiler son armée de 700,000 hommes marchant contre les Scythes; peut-être y construira-t-on aussi le pont de chemin de fer qui doit mettre un jour le réseau de l'Europe en communication avec celui de l'Asie 23. Il est fort regrettable qel'on n'ait pas encore procédé au nivellement des eaux du Bosphore. On ne sait pas si le niveau de la mer Noire est plus élevé que celui de la mer de Marmara, quoique le fait soit admis comme très-probable par certains géographes. Il est vrai que le courant sorti du Pont-Euxin se porte vers la mer de Marmara avec une vitesse moyenne de 3 à 8 kilomètres par heure, mais il se peut néanmoins que ce courant se produise sans qu'il y ait pente de l'une à l'autre mer. Le Bosphore, comme le détroit de Gibraltar, est un canal d'échange entre deux courants, l'un plus abondant, formé d'eau moins saline et coulant à la surface, l'autre qui se meut dans les profondeurs du canal, portant une eau plus chargée de sel.

Note 23: (retour)
Longueur du détroit........    30,000 mètres.
Largeur moyenne.........        1,600   »
Profondeur moyenne........         27   »
Profondeur extrême........         52   »

Deux anciens châteaux génois qui gardent un défilé du Bosphore, Roumili-Kavak et Anadoli-Kavak, peuvent être considérés comme formant la limite septentrionale de cette ligne continue de palais et de maisons de plaisance que projette vers la mer Noire la cité de Constantinople. Cette limite coïncide exactement avec celle des terrains géologiques. Là commencent les falaises escarpées de dolérite et de porphyre, qui se prolongent jusqu'à l'entrée du Pont-Euxin et que terminent les roches Cyanées ou Symplégades, les célèbres écueils mobiles dont parle le mythe des Argonautes. Sur les deux rives d'Europe et d'Asie, les terrains volcaniques sont nus, taudis que la partie méridionale ou dévonienne du détroit, de beaucoup la plus longue, est bordée des plus charmants ombrages. Il est heureux que les Turcs, bien différents en cela des Espagnols et d'autres peuples du Midi, aiment et respectent la nature; ils ont le goût des beaux massifs d'arbres et cherchent à les conserver, autant du moins que le permet leur indolence. Grâce à eux, les platanes, les cyprès et les térébinthes embellissent encore les rives du détroit; de même, la vaste forêt de Belgrad recouvre à l'est de Constantinople le massif de collines où jaillissent les eaux d'alimentation destinées à la cité. Les oiseaux sont aussi plus respectés en Turquie que dans la plupart des pays chrétiens; on entend partout le roucoulement plaintif des colombes; des volées d'hirondelles et d'oiseaux de mer tourbillonnent à la surface du Bosphore, et ça et là se montre la grave cigogne, perchée sur le sommet d'un arbre ou sur la pointe d'un minaret. Ces bizarres échassiers contribuent avec la physionomie générale de la végétation et le style des édifices à donner à cette partie de l'Europe un aspect tout méridional.

Néanmoins le climat de Constantinople est beaucoup plus boréal qu'on ne serait tenté de le croire. Les vents froids des steppes de la Russie pénètrent librement dans le détroit, dont la bouche est précisément tournée vers le nord; aussi les rigueurs de l'hiver sont-elles fort sensibles à Stamboul, et parfois le thermomètre descend à 20 degrés au-dessous du point de glace. Chose plus grave encore, quoique l'influence des mers voisines égalise un peu le climat, cependant le manque d'obstacles à la marche des vents a pour conséquence de très-brusques alternatives de température. Suivant les années, le climat moyen diffère de la manière la plus étonnante: tantôt il est celui de Pékin ou de Baltimore, tantôt celui de Toulon, même celui de Nice. Il est arrivé, dans les années tout exceptionnelles, que le Bosphore a été pris par les glaces, de sorte que la température de Constantinople devait être alors aussi basse que celle de Copenhague. Mais les débâcles étaient rapides et l'on contemplait bientôt le spectacle, à la fois effrayant et magnifique, des blocs de glace venant se heurter sur la Pointe du Sérail et flottant au loin en archipels tournoyants sur la mer de Marmara. En l'année 762, les masses cristallines provenant de la mer Noire et du Bosphore étaient si nombreuses, qu'elles se reformèrent dans les Dardanelles en un immense pont de glace: la tiède mer Égée avait pris l'aspect d'un golfe de l'océan Polaire.

De même que la presqu'île de Constantinople, tout le littoral de la mer de Marmara présente dans sa formation géologique une indépendance complète du reste de la Turquie. Le large bassin, moderne de l'Erkene le sépare des montagnes de l'intérieur, et la région côtière elle-même possède sa petite chaîne de collines, bordant le rivage. Assez basses au nord de la mer de Marmara, ces hauteurs se redressent vers l'ouest et forment les escarpements du Tekir-Dagh ou Saintes-Montagnes, en partie granitiques. De la mer on voit les pentes grisâtres, ça et là revêtues de broussailles et de pâtis, s'élever jusqu'à la hauteur de sept à huit cents mètres.

La péninsule de Gallipoli, l'ancienne Chersonèse de Thrace, se rattache à cette chaîne côtière par un isthme étroit et d'une faible élévation; mais elle-même consiste en terrains de formation quaternaire, qui sont identiquement les mêmes des deux côtés du détroit des Dardanelles. Les falaises de la côte d'Europe correspondent assise par assise à celles de la côte d'Asie, et les fossiles que Spratt et d'autres géologues ont recueillis de part et d'autre, appartiennent aux mêmes espèces. Jadis un vaste lac d'eau douce occupait une partie de la Thrace et plus de la moitié de l'espace qui est devenu la mer Égée. Lorsque ces diverses contrées émergèrent des eaux lacustres, la Chersonèse était partie intégrante du continent d'Asie. Plus tard seulement, les eaux sorties du Pont-Euxin par le Bosphore se frayèrent aussi leur voie par la fente de l'Hellespont ou des Dardanelles, détroit qui porte encore le nom des antiques Dardaniens. Les sondages des mers voisines démontrent que par le relief de son plateau sous-marin, aussi bien que par sa formation géologique, la péninsule de Gallipoli appartient à l'Asie; le golfe allongé et profond de Saros la sépare du littoral de la Macédoine comme un véritable abîme. Peut-être les éruptions volcaniques dont on voit les traces à l'est et à l'ouest de la presqu'île, dans le petit archipel de Marmara et près des bouches de la Maritza, ont-elles coïncidé avec le mouvement de rupture.

Si les mesures de largeur données par Pline et Strabon sont exactes, l'Hellespont se serait élargi depuis l'antiquité grecque par l'effet des courants. A l'étranglement d'Abydos, aujourd'hui Nagara, il n'aurait eu que sept stades de largeur, soit environ 1,295 mètres, tandis qu'il a maintenant près de deux kilomètres. C'est là que Xerxès fît construire un double pont de bateaux pour le passage de son armée. Le lit du fleuve marin est en cet endroit d'une grande profondeur, mais le courant est fort rapide, de sorte qu'il serait impossible, du moins à une flotte en bois, de forcer le passage des Dardanelles, si les batteries qui arment les deux rives d'Europe et d'Asie étaient bien défendues. De même que le Bosphore, l'Hellespont est un détroit à double courant. En hiver, lorsque les fleuves qui se jettent dans la mer Noire sont arrêtés par les glaces et que la mer de Marmara n'est plus alimentée par les eaux du Bosphore, le courant d'eau salée venant de l'Archipel pénètre dans les Dardanelles avec une force plus, considérable; mais il se meut constamment sur le fond, à cause du poids que lui donne sa teneur en sel. Deux fleuves se superposent toujours dans le détroit: en bas celui de l'eau salée qui se dirige vers la mer de Marmara; à la surface, une nappe d'eau relativement douce descendant vers la mer Egée 24.

Note 24: (retour) Détroit des Dardanelles:
Longueur.............         68,000 mètres.
Largeur moyenne..........      4,000   »
Moindre largeur.............   1,950   »
Profondeur moyenne..........      55   »
Profondeur extrême..........      97   »

Gallipoli, la Constantinople de l'Hellespont, bâtie à l'extrémité occidentale de la mer de Marmara, est la première ville conquise par les Turcs sur le territoire d'Europe. Ils la possédaient près de cent années avant de s'être emparés de Stamboul. Toutefois Gallipoli, pas plus que la capitale, n'est peuplée en majorité d'Osmanlis; comme à Rodosto et dans les autres ports du littoral de la Propontide, on y trouve des musulmans de diverses races, des Grecs, des Arméniens, des Juifs, vivant tous en communautés distinctes, quoique dans l'enceinte d'une même cité. La population des villages et des campagnes est composée presque exclusivement de Grecs; ils possèdent le sol et le cultivent. Par un remarquable contraste, c'est précisément en vue de l'Asie, dans la partie de la péninsule des Balkhans où les Turcs se sont installés depuis le plus grand nombre d'années, que les Grecs ont, en dehors de la région du Pinde, leur plus vaste domaine ethnologique. Là ils n'occupent point seulement le littoral, mais aussi tout l'intérieur de la contrée; sauf les grandes villes, et ça et là quelques villages de Bulgares, toute la Thrace, orientale leur appartient; du Bosphore à Andrinople et des Dardanelles au golfe de Bourgas, on se trouve partout en territoire hellénique.

La partie basse de cette région, vaste plaine triangulaire, limitée au sud par le Tekir-Dagh et les collines du littoral, à l'ouest par les contre-forts de Rhodope, au nord-est par les monts granitiques de Strandcha, est une des contrées les plus monotones de la Turquie; des bas-fonds marécageux, des jachères y font penser aux steppes; en été, quant le vent soulève des tourbillons de poussière, on pourrait se croire dans le désert. La morne uniformité des plaines n'est rompue que par les silhouettes éloignées des monts et par des groupes de buttes artificielles d'origine inconnue. Ces anciens monuments, qui sans doute servirent de tombeaux, sont si nombreux dans les campagnes de la Thrace et de la Bulgarie qu'ils y semblent un élément nécessaire du paysage; «un peintre pécherait contre la vraisemblance, s'il négligeait, en représentant un site de cette contrée, de mettre un ou deux tumuli dans son tableau.» En un seul itinéraire de moins de 200 kilomètres, M. Weiser a reconnu plus de trois cent vingt buttes.

La ville d'Andrinople, qui occupe à peu près l'extrémité septentrionale de cette plaine sans beauté, produit un effet enchanteur par la verdure de ses jardins contrastant avec les vastes étendues sans arbres que l'on a parcourues. Aucune cité n'est plus riante, plus mêlée de campagnes et de bosquets. Si ce n'est au centre de la ville, dans les quartiers qui entourent la citadelle, Andrinople, l'Édirneh des Turcs, ressemble à une agglomération de villages distincts; les divers groupes de maisons sont séparés les uns des autres par des vergers et des rideaux de cyprès et de peupliers, au-dessus desquels s'élèvent ça et là les minarets de cent cinquante mosquées. Les eaux vives des aqueducs, de nombreux ruisseaux et les trois rivières abondantes de la Maritza, de la Toudja et de l'Arda égayent les faubourgs et les jardins de cette ville éparse. Andrinople n'est pas seulement une cité charmante, elle est aussi le centre de population le plus important de l'intérieur de la Turquie; le confluent des trois rivières, la convergence des routes qui descendent du bassin supérieur de la Maritza et du versant septentrional des Balkhans, et de celles qui montent de la mer de Marmara et de la mer Égée, toutes les conditions du milieu géographique faisaient de ce site l'emplacement nécessaire d'une ville considérable. Là s'élevait l'antique Orestias, qui devint la capitale des rois thraces; là les Romains bâtirent leur Adrianopolis. Les Turcs y installèrent le siége de leur empire avant que Constantinople fût tombée en leur pouvoir, et l'on y voit encore le beau palais d'architecture persane, malheureusement fort mal conservé, que les sultans avaient construit à la fin du quatorzième siècle. Mais dans l'antique capitale, aussi bien qu'à Stamboul, les Osmanlis sont en minorité. Les Grecs les égalent en nombre et les dépassent en activité; les Bulgares, qui se trouvent en cet endroit sur la limite de leur domaine ethnologique, sont aussi représentés dans la ville par une communauté considérable; en outre, on y voit, comme dans toutes les villes d'Orient, la foule bariolée des hommes de toutes races, depuis le musicien tsigane jusqu'au marchand de la Perse. Les Juifs sont proportionnellement plus nombreux à Andrinople que dans les autres villes de Turquie; mais, par un contraste psychologique des plus remarquables, ils diffèrent, affirme-t-on, de leurs coreligionnaires du monde entier par leur manque de finesse, leur naïveté commerciale. D'après un proverbe local, «il faut dix Juifs pour tenir tête à un Grec,» et non-seulement les Grecs, mais aussi les Bulgares et les Valaques réussiraient à tromper en affaires les pauvres Israélites: ce serait là un curieux phénomène d'exception dans l'histoire du peuple juif.

1. CAVALIER MUSULMAN D'ADRINOPLE--2. FEMME MUSSULMANE DE PRISREN
3.-5. HABITANTS MUSULMANS D'ANDRIOPLE
Dessin de P. Fritel d'après des photographies.

Andrinople n'a pas de communications faciles avec Midia, la vieille cité grecque aux temples souterrains, ni avec d'autres ports de la mer Noire. Les deux issues naturelles de son bassin sont le chemin que lui ouvre la vallée de l'Erkene vers le port de Rodosto, sur la mer de Marmara, et la voie plus tortueuse, moins facile, qui descend directement au sud par Demotika et dans laquelle serpentent les eaux de la Maritza. Naguère les bouches de ce fleuve étaient évitées par les marins, à cause des lagunes et des marécages qui en empestent les campagnes riveraines; mais la compagnie des chemins de fer rouméliens y a fait aboutir la voie ferrée d'Andrinople à la mer Égée. En cet endroit, le golfe d'Énos s'avance au loin dans l'intérieur des terres et fournit aux navires un excellent abri contre tous les vents, à l'exception de celui du sud-ouest. Prochainement le havre artificiel de Dede-Agatch doit permettre aux vaisseaux, qui mouillent encore à près d'un kilomètre du rivage, d'accoster les jetées d'embarquement; mais les habitants d'Énos ne se hâtent nullement d'obéir à l'invitation du commerce et de descendre de leur acropole pittoresque, à la fière enceinte de remparts et de tours, pour aller respirer l'atmosphère mortelle des lagunes inférieures.

A l'ouest de la Maritza, la zone du territoire grec se rétrécit beaucoup. Le littoral seul est occupé par des marins et des pêcheurs de race hellénique, mais les hauteurs qui s'élèvent au nord sont peuplées presque exclusivement de paysans turcs et de pâtres ou cultivateurs bulgares. Les escarpements du Rhodope forment dans cette partie de la Turquie comme un mur de séparation entre les races. La région marécageuse de la côte, les petits bassins fluviaux du versant méridional des monts, et quelques massifs isolés de roches volcaniques et cristallines constituent une zone de jonction d'une très-faible largeur entre les Grecs de la Thrace et ceux de la Chalcidique et de la Thessalie. Même en certains endroits, des Turcs, connus par leurs compatriotes sous le nom de Yuruks ou «Marcheurs», parce qu'ils ont conservé leurs moeurs de nomades, parcourent la contrée jusqu'aux bords mêmes de la mer. Ils vivent notamment dans le massif du Pangée ou Pilav-Tépé, qui se dresse au nord-ouest de Thasos. Ce sont les montagnes qui, du temps des rois de Macédoine, étaient si riches en métaux précieux: à cette époque, suivant la tradition populaire, «l'or enlevé par la pioche se reformait tout aussitôt dans les entrailles de la terre, comme repousse dans nos champs l'herbe coupée par la faux.» Immédiatement à l'ouest des masses granitiques de Pilav-Tépé, aux bords du Strymon ou Karasou, qu'alimentent les nombreuses sources du bassin de Drama, jaillissant du sol en véritables rivières, s'étend une plaine des plus fertiles, dont le centre est occupé par la grande ville de Seres. Des centaines de villages sont épars autour de ce chef-lieu, parmi les vergers, les champs de cotonniers et de riz. Du haut des montagnes du Rhodope, la plaine tout entière a l'air d'une immense ville aux innombrables jardins; malheureusement, elle est fort insalubre en certains endroits.

La triple péninsule de la Chalcidique, qui s'avance au loin dans la mer comme une gigantesque main étendue sur les eaux, est complètement séparée de tous les contre-forts du Rhodope et ne tient au continent que par un mince pédoncule de terres un peu élevées: presque toute la racine de la presqu'île est occupée par des lacs, des marécages et des plages d'alluvions. C'est une Grèce en miniature par la forme de ses côtes, bizarrement découpées en baies et en promontoires, et par ses massifs de montagnes distinctes se dressant, au milieu des terres plus basses, comme les îles au milieu des eaux de l'Archipel. Un premier groupe de sommets schisteux, dominé par le mont Kortiach, s'élève dans le tronc même de la péninsule, et chacune de ses trois ramifications possède également son système de hauteurs escarpées. Grec par l'aspect, cet étrange appendice du continent est également grec par la population: chose rare en Turquie, les habitants n'appartiennent qu'à une seule race, sauf dans la petite ville de Nisvoro, où vivent des Turcs, et sur le mont Àthos, où quelques moines sont d'origine slave.

Des trois langues de terre que la Chalcidique projette dans la mer Égée, celle de l'Orient est presque complètement isolée: jadis même elle fut séparée du continent lorsque Xerxès fit creuser un canal de 1,200 mètres à travers l'isthme de jonction, soit afin d'éviter à sa flotte la dangereuse circumnavigation du promontoire d'Acte, soit plutôt pour donner aux populations émerveillées un témoignage de sa puissance. Cette presqu'île est celle de l'Hagion Gros, le Monte Santo des Italiens. Une montagne superbe de roches calcaires, la plus belle peut-être de tout l'Orient méditerranéen, dresse sa pointe à l'extrémité de la péninsule: c'est le célèbre mont Àthos, dans lequel un architecte, Dinocrate ou Démophile, voulait tailler la statue d'Alexandre, tenant une ville dans une main, la source d'un torrent dans l'autre; c'est aussi le sommet où, d'après la légende locale, le diable transporta Jésus pour lui montrer tous les royaumes de la terre étendus à ses pieds. Quoiqu'on disent les moines grecs, le panorama n'est point aussi vaste; mais tout le littoral de la Chalcidique, de la Macédoine et de la Thrace, les vagues linéaments de la côte d'Asie, le cône abrupt de Samothrace et les eaux bleues de la mer n'en forment pas moins un admirable spectacle: le regard se promène dans un immense espace, de l'Olympe thessalien au mont Ida de l'Asie Mineure. Les lignes vigoureuses des édifices fortifiés que l'on voit surgir ça et là sur les pentes de la montagne du milieu des bois de châtaigniers, de chênes ou de sapins, contrastent de la manière la plus heureuse avec l'horizon fuyant des côtes indistinctes 25.

Note 25: (retour)
Mont Pangée (Pilav-Tépé)....   1,885 mètres.
  »  Kortiach...............   1,187   »
  »  Athos..................   2,066   »

Cette péninsule, qu'un voyageur compare à un «sphinx accroupi sur les eaux», appartient à une république de moines nommant leur propre conseil et s'administrant à leur guise. Eux seuls, moyennant tribut, ont droit de l'habiter, et l'on ne peut y pénétrer que muni de leur permission. Une compagnie de soldats chrétiens veille à l'isthme de frontière pour empêcher qu'aucune femme ne vienne souiller de sa présence la terre sacrée; le gouverneur turc lui-même doit laisser son harem en dehors de l'Hagion-Oros; depuis quatorze siècles, dit l'histoire du mont Athos, nulle personne du sexe féminin n'a mis le pied sur la Sainte Montagne. Bien plus, l'introduction de tout animal femelle est très-sévèrement interdite; les poules mêmes profaneraient les couvents par leur voisinage; aussi faut-il importer tous les oeufs de Lemnos. A l'exception des fournisseurs qui vivent dans le village de Karyès, au centre de la presqu'île, les autres habitants, au nombre d'environ six mille religieux et servants, résident dans les couvents ou les ermitages épars autour des 935 églises de la contrée. Presque tous les moines sont Grecs; cependant, parmi les vingt grands couvents, un est de fondation russe et deux ont été construits aux frais des anciens souverains de la Serbie. Ces édifices, bâtis sur les promontoires en forme de citadelles, avec hautes murailles et tours de défense, offrent pour la plupart un aspect très-pittoresque; l'un d'eux, Simopetra, dressé sur un roc de la côte occidentale, semble absolument inaccessible. C'est dans ces retraites que les «bons vieillards», ou caloyers, passent leur vie d'inaction contemplative; d'après leur règle, ils doivent prier huit heures par jour et deux heures par nuit, sans jamais s'asseoir pendant leurs oraisons. Aussi les moines n'ont-ils plus de force ni de temps pour la moindre étude ou les plus simples travaux manuels. Les livres de leurs bibliothèques, plusieurs fois explorées par des érudits, sont pour eux un incompréhensible grimoire, et, malgré leur sobriété, ils risqueraient de mourir de faim si les frères laïcs ne travaillaient pour eux et s'ils ne possédaient sur le continent de nombreuses métairies. Quelques cargaisons de noisettes, ce sont là tous les produits de la fertile péninsule du mont Athos.

Les deux cités d'Olynthe et de Potidée, qui se trouvaient à la racine de la presqu'île occidentale de la Chalcidique, sont maintenant remplacées par d'insignifiants villages; mais l'antique Therma, devenue plus tard la Thessalonique des Macédoniens, puis la Salonique des Orientaux et des Francs, ne pouvait disparaître. Elle occupe une situation trop heureuse pour qu'elle ne se relevât pas constamment de ses ruines après les sièges et les incendies: on y voit encore des restes de toutes les époques, des murs cyclopéens et helléniques, des arcs de triomphe, des fragments de temples romains, des constructions byzantines, des châteaux vénitiens. L'excellence de son port, la beauté de sa rade bien abritée, dont les eaux sont paisibles comme celles d'un lac, la convergence des deux grandes vallées du Vardar et de l'Indjé-Karasou, qui ouvrent les chemins de la Haute-Macédoine et de l'Épire, enfin sa position à l'angle de la mer Égée, précisément à la racine de la péninsule grecque, ont fait de Salonique une cité nécessaire; elle est actuellement la troisième de la Turquie d'Europe par ordre d'importance. Comme dans les autres cités de l'Orient, toutes les races s'y trouvent représentées, mais les Israélites y sont proportionnellement fort nombreux; ils descendent en majorité des Juifs expulsés d'Espagne par l'inquisition: leur langage usuel est encore le castillan. Pour éviter de nouvelles persécutions, un grand nombre avaient cru devoir se convertir extérieurement au mahométisme; mais les musulmans les repoussèrent toujours avec mépris. Ils sont en général connus sous le nom de Mamins.

Déjà fort commerçante, la ville de Salonique, près de laquelle naquit jadis la puissance des Macédoniens, a de très-hautes visées pour l'avenir. Elle aussi, comme Marseille, comme Trieste, comme Brindisi, veut servir de point d'attache au commercé des Indes avec l'Angleterre. En effet, lorsque le chemin transcontinental de la Manche à la mer Égée sera terminé, Salonique sera la tête de ligne du réseau européen dans la direction de l'isthme de Suez, et cet avantage, ajouté à ses autres privilèges, ne peut manquer de lui assurer une très-grande importance dans le commerce du monde. Au point de vue ethnologique, l'emporium de la Macédoine est également destiné à un rôle considérable, car la race dominante de la Turquie, la nation slavisée des Bulgares, qui partout ailleurs, si ce n'est à Bourgas, sur le Pont-Euxin, reste séparée de la mer par des populations d'autre origine, est arrivée dans cette partie de la Macédoine jusqu'aux bords de la Méditerranée; par Salonique, elle se trouve en rapport d'échanges avec le reste de l'Europe. Après le régime politique, la grande cause qui retarde les hautes destinées de Salonique, ce sont les marécages des environs; en été, toute la population aisée s'enfuit pour aller habiter à l'ouest de la ville la localité plus saine des Kalameria. D'ailleurs ce fléau de l'insalubrité miasmatique désole toute la côte septentrionale de la mer Égée. Par ses golfes nombreux et la richesse de sa formation péninsulaire, la Macédoine semblerait être un des pays les mieux situés pour le commerce; mais si ce n'est à Salonique, elle est restée jusqu'à maintenant en dehors du grand mouvement des échanges; ses lacs et ses bassins marécageux, bien plus que ses montagnes, ont séparé commercialement les vallées de l'intérieur et la zone du littoral.

Sur la rive occidentale du golfe de Salonique, au delà du Vardar aux bouches errantes, et de l'Indjé-Karasou ou Haliacmon aux eaux salines, les terres, d'abord basses et marécageuses, se relèvent peu à peu; des collines, puis de vraies montagnes redressent leurs pentes, et bientôt d'énormes contre-forts, laissant à peine un étroit sentier le long du rivage, s'étagent de croupe en croupe jusqu'aux superbes cimes que couronne l'Olympe, le «triple Pic du Ciel». Parmi les nombreuses montagnes qui ont porté ce nom d'Olympe, synonyme d'Éclatant, celle-ci est la plus haute et la plus belle; c'est aussi, grâce aux enchantements de la poésie grecque, celle que nous nous représentons toujours comme servant de trône à une assemblée de dieux. C'est à l'ombre de l'Olympe, dans les plaines de la Thessalie, que les Hellènes vivaient au printemps de leur histoire; leurs traditions les plus chères se rattachaient à ces beaux sites. Les monts qui avaient abrité leur berceau restaient pour eux le siége de leurs divinités protectrices. Même de nos jours, si Jupiter, Bacchus et les autres grands dieux ont disparu de l'Olympe, des prophètes et des apôtres, saint Élie, saint Denys, ont pris leur place et des moines ont bâti leurs couvents dans les forêts sacrées que parcouraient les Bacchantes: un sommet, le Kalogheros, est, d'après la légende, le couvercle du tombeau de saint Denys; un autre, le pic Métamorphosis, fut le lieu de la Transfiguration.

Naguère des klephtes ou bandits, parmi lesquels les insurrections grecques trouvèrent des héros, étaient avec les moines les seuls habitants des hautes vallées de l'Olympe, où les soldats arnautes ne pouvaient que difficilement les poursuivre. Le massif forme, en effet, comme une sorte de monde à part, présentant de tous les côtés des escarpements formidables: «quarante-deux pics sont les créneaux de cette citadelle, cinquante-deux fontaines y jaillissent.» Comment donc le Turc abhorré aurait-il pu ravir au klephte sa fière «liberté sur la montagne?» Les plus belles forêts de lauriers, de platanes, de châtaigniers et de chênes couvraient aussi les pentes maritimes du bas Olympe et pendant les époques de troubles servaient de refuge à des populations entières; mais des spéculateurs italiens en ont obtenu la concession, et bientôt peut-être l'Olympe, privé de ses ombrages, ne sera plus qu'une pyramide nue comme la plupart des montagnes de l'Archipel. D'ailleurs la limite supérieure de la végétation forestière est assez basse sur le massif de l'Olympe, comme sur les autres montagnes élevées de la Péninsule. Des chamois bondissent encore sur les escarpements rocailleux du haut Olympe; plus bas, les chats sauvages sont fort nombreux. Quant aux ours, ils ont disparu: saint Denys, ayant eu besoin d'une monture, les a tous changés en chevaux.

LE MONT OLYMPE
Dessin de Taylor d'après une vue communiquée par MM. Heuzy et Daumet.

Un géomètre ancien, Xénagoras, avait déjà tenté de mesurer la hauteur do l'Olympe. Il lui trouva plus de dix stades d'élévation verticale, soit environ 1877 mètres; il se trompait d'un tiers, puisque le plus haut sommet a près de trois kilomètres. Il est possible que l'Olympe soit la montagne la plus élevée de la péninsule thraco-hellénique: il conserve toujours quelque neige dans ses plus hautes anfractuosités, et les saillies abruptes de ses roches suprêmes le rendent difficile à vaincre; malgré certaines affirmations contraires, il paraîtrait que nul de ses gravisseurs n'a pu en escalader le point culminant. D'après le mythe grec, le Pélion entassé sur l'Ossa n'aurait pas suffi aux Titans pour qu'ils pussent se dresser à la hauteur de l'Olympe, et réellement ces deux montagnes, empilées l'une sur l'autre, ne dépasseraient que faiblement l'altitude de l'Olympe 26. Mais en dépit de leur infériorité relative, l'Ossa «pointu» et le «long» Pélion, connus aujourd'hui sous les noms de Kissovo et de Zagora, n'en produisent pas moins un très-grand effet, à cause de leurs vallons sauvages, de leurs roches abruptes et des falaises de leurs promontoires. Cette chaîne, qui se termine au nord de l'île d'Eubée par la bizarre péninsule de Magnésie, contournée en forme de crochet, était pour la Grèce antique le plus solide boulevard de défense. Les envahisseurs barbares s'arrêtaient devant ce mur infranchissable. C'est à l'ouest de cette chaîne qu'ils devaient passer, en remontant la vallée du Pénée, souvent considérée à bon droit comme la frontière naturelle de l'Hellade. De là l'extrême importance qu'avait, au point de vue stratégique, la position de Pharsale, qui commande au sud de la Thessalie l'accès des gorges de l'Othrys et de la plaine du Sperchius. A l'extrémité septentrionale de l'Olympe, le col de Petra était, pour des raisons analogues, un passage surveillé avec soin.

Note 26: (retour)
Olympe........ 2,972 mètres.
Ossa.......... 1,600   »
Péhou......... 1,564   »

Une grande partie de l'espace compris entre les arêtes cristallines de l'Olympe et de l'Ossa et le système parallèle des montagnes crétacées du Pinde est occupée par des plaines unies que recouvraient autrefois les eaux de vastes lacs. Le golfe de Volo, qui lui-même diffère à peine d'une mer intérieure, se rapproche du lac de Karlas ou de Boebeïs, reste d'un bassin considérable, dans lequel se déversent les eaux de la plaine encore marécageuse de Larissa; les habitants riverains du lac de Karlas racontent que parfois des grondements sourds sortent de ses profondeurs, et ils attribuent ce bruit, qui peut provenir de la soudaine compression de l'air dans les cavités profondes, au mugissement de quelque animal invisible. D'autres fonds lacustres entourent la base de l'Olympe à l'ouest et au nord-ouest; enfin diverses vallées des bassins supérieurs du Pénée et de ses affluents sont revêtues de terres alluviales laissées par les eaux. Hercule, disent les uns, Neptune, suivant les autres, vida tous ces lacs de la Thessalie en ouvrant entre l'Olympe et l'Ossa l'étroite issue de dégorgement que les anciens appelaient la vallée de Tempé. Cette gorge, due sans doute au lent mais incessant travail d'érosion exercé par la niasse des eaux supérieures, était pour les Grecs la vallée par excellence, le lieu idéal de fraîcheur et de grâce. Si grande était la renommée de Tempé parmi les Hellènes, sans doute à cause des souvenirs légendaires qui s'y rattachaient, que tous les neuf ans une théorie envoyée de Delphes allait y cueillir les lauriers destinés aux vainqueurs des jeux pythiens. Certes, la vallée de Tempe est fort belle; les eaux rapides et claires du Pénée, le branchage étalé des platanes, les bouquets de lauriers-roses, les parois rougeâtres du défilé forment ça et là des paysages à la fois charmants et grandioses; mais, dans son ensemble, la vallée, trop étroite et trop sombre, mérite bien son nom moderne de Lykostomo ou «Gueule du Loup». Bans la Thessalie même, surtout dans les vallons du Pinde, combien de sites nous paraissent plus riants et plus beaux!

Les hautes vallées du Salambria sont, comme la partie inférieure de son cours, fort riches en curiosités naturelles, défilés, gouffres et cavernes. Au nord-ouest de l'Olympe, un affluent de «l'aimable» Titarèse coule dans l'étroite gorge de Sarandoporos ou des «Quarante Gués», qui fut considérée jadis comme une des portes de l'enfer. Par contre, les monts Lyngons ou Khassia, dont les sommets calcaires et schisteux se dressent à 1,500 mètres entre les tributaires tortueux du Pénée, et plus à l'ouest, les hauts contre-forts du Pinde, sont devenus célèbres par leurs «oeuvres divines» (theoctista). Ce sont des tours, des aiguilles, des prismes d'origine miocène qui se dressent isolément. Parmi ces piliers naturels, les plus célèbres sont ceux qui s'élèvent au bord du Salambria, non loin de Trikala, capitale de la Thessalie. Des moines, zélés imitateurs de Siméon le Stylite, ont eu l'idée de percher leurs couvents sur ceux des rochers qui se terminent par une plate-forme assez large pour les porter. Juchés là-haut et condamnés à ne point en descendre, ils ne reçoivent leurs vivres et leurs visiteurs que par le moyen d'un filet qui se balance en tournoyant à l'extrémité d'une corde mue par un cabestan. Au couvent de Barlaam, la hauteur de l'ascension aérienne qu'il faut exécuter ainsi, en oscillant au bout de la corde et en se heurtant de temps à autre contre la pierre, n'est pas moindre de 67 mètres; des échelles appliquées bout à bout contre la paroi permettent d'accomplir le voyage d'une façon plus périlleuse encore. Du reste, le zèle religieux qui portait les moines à vivre dans nés aires d'aigles diminue peu à peu; des vingt couvents qui existaient autrefois, il n'en reste plus que sept; un seul, celui de Météore, est assez considérable: on y dompte une vingtaine de caloyers.

De toutes les contrées grecques appartenant encore à l'empire turc, nulle ne s'est plus souvent agitée pour échapper à la domination des Osmanlis, nulle n'est revendiquée avec plus d'ardeur par les Hellènes eux-mêmes comme un fragment de la patrie commune et comme le berceau de leur race. Par les traditions historiques, par la langue des habitants, par l'aspect général de la terre et du ciel, la Thessalie est bien, en effet, une partie de la Grèce; elle s'en distingue seulement avec avantage par une plus grande fertilité du sol, par une végétation beaucoup plus riche, par des paysages plus riants et plus doux. Il est vrai qu'en Thessalie, comme dans la Basse-Macédoine, l'atmosphère a rarement cette sérénité, ce bel azur profond que l'on admire dans la Grèce méridionale. Les vapeurs qui s'élèvent incessamment de la mer Égée vers l'Olympe et les autres montagnes rendent parfois l'air nébuleux et trouble; mais elles prêtent plus de charme aux lointains, et surtout elles contribuent à la fécondité du sol en empêchant les fortes chaleurs estivales de le dessécher, de le calciner comme les terres de l'Attique et de l'Argolide.

La population grecque de la Thessalie est assez fortement mêlée d'éléments étrangers qu'elle s'est graduellement assimilés. Il ne reste plus de Serbes ni de Bulgares dans le pays, quoique le nom d'une des principales branches du Titarèse porte encore le nom de Vourgaris, ou «rivière des Bulgares». Quant aux Zinzares ou Macédo-Valaques, si nombreux au moyen âge sur les deux versants du Pinde, ils occupent entièrement quelques villages, surtout dans le massif de l'Olympe. Quoique très-fiers de leur origine romaine, ils ne peuvent que s'helléniser peu à peu, à cause du milieu qui les entoure: presque tous les mots de leur idiome qui désignent des objets de la vie civilisée sont de racine hellénique; leurs prêtres, leurs instituteurs prêchent et enseignent en grec; eux-mêmes savent tous le grec et, comme nationalité, ils se perdent par une émigration à outrance; même les cultivateurs parmi eux ont conservé quelque chose du nomade: la vie errante du pâtre ou du marchand forain leur plaît. Les Turcs habitent encore en masses compactes les basses plaines qui entourent Larissa, et cette ville est elle-même en grande partie musulmane. Les pays montueux qui se trouvent plus au nord, entre la vallée de l'Indjé-Karasou et les lacs d'Ostrovo et de Castoria, sont également peuplés de Turcs, qui se distinguent d'ailleurs de tous les autres Osmanlis de l'empire: ce sont les Koniarides; ils habitent aussi en petits groupes une partie de l'Ossa et de loin on peut toujours reconnaître si les villages sont habités par des Turcs ou par des Grecs. Suivant la remarque de M. Mézières, les Turcs «plantent des arbres pour en avoir l'ombre, les Grecs pour en avoir le profit»: d'un côté sont les cyprès et les platanes, de l'autre les vergers et les vignobles. D'après quelques auteurs, les Koniarides seraient venus en Macédoine et en Thessalie dès le onzième siècle, appelés en qualité décelons par les empereurs d'Orient. Ils se gouvernent eux-mêmes par des assemblées républicaines et sont respectés de tous à cause de leur probité, de leurs moeurs hospitalières, de leurs vertus rustiques.

Inférieurs aux cultivateurs turcs par leurs qualités morales, les Grecs leur sont de beaucoup supérieurs par leur vive intelligence et leur activité. Au dix-septième siècle, ils eurent même une sorte de Renaissance, analogue à celle de l'Europe occidentale, et l'amour des arts se développa suffisamment parmi eux pour faire naître une école de peinture dans les villages de l'Olympe. Fidèles à leurs traditions de l'antiquité et à leurs instincts de race, les Grecs de la Thessalie, comme ceux de tout l'empire, ont cherché à se constituer en communes autonomes, en petites cités républicaines, auxquelles manque seulement l'indépendance politique. Dans les kephalokhori ou villages libres, ils élisent leurs propres chefs, organisent leurs écoles, choisissent les professeurs qui leur conviennent et, grâce à leur intime cohésion, grâce aussi à leurs sacrifices pécuniaires, ils trouvent le moyen de désintéresser les pachas de tout souci d'administration dans leurs cités. Comme aux temps où leurs aïeux payaient le tribut aux Athéniens ou à d'autres Grecs, ils acquittent les impôts exigés par le Turc; mais pour tout le reste, ils s'administrent eux-mêmes, ils sont des citoyens libres. Le contraste est grand entre ces communes autonomes et les tchifliks où les propriétaires musulmans ont parqué les Grecs en qualité de métayers. Chose curieuse, grâce à la liberté des cultivateurs, ce sont précisément les terrains les plus âpres, les champs les plus froids et les plus rocailleux qui donnent le plus de produits et entretiennent la population dans la plus large aisance!

Le principal soin des Grecs de Thessalie, et c'est en cela surtout qu'ils font preuve de sens et d'une noble ambition, est de veiller à l'instruction de la génération naissante. Les villages grecs les plus misérables des montagnes du Pinde entretiennent à leurs frais des écoles que fréquentent les jeunes gens jusqu'à l'âge de quinze ans. Pour donner une idée de l'esprit pratique des Thessaliens, on doit signaler ce fait remarquable que, dès le siècle dernier, les tisserands d'Ambelakia, ville charmante située au milieu des arbres fruitiers et des vignobles, sur les hauteurs qui dominent au sud la vallée de Tempé, s'étaient associés par petits groupes participant aux bénéfices les uns des autres. Cette grande association, qui avait eu la sagesse de réduire son dividende annuel à dix pour cent et d'employer le reste du gain à l'accroissement des affaires, jouit longtemps d'une grande prospérité. Les guerres de l'empire la ruinèrent en lui fermant le marché de l'Allemagne, où se vendaient presque tous ses tissus. C'est aussi en partie par l'association que les vingt-quatre villages grecs si riches de la péninsule de Magnésie, au nord du golfe de Volo, ont pu donner une si grande prospérité à leurs fabriques d'étoffes, tant d'aisance générale à leurs habitants. Peut-être ce district est-il, avec celui de Verria, au nord de l'Indjé-Karasou, le plus prospère de toute la Turquie hellénique. D'ailleurs il a eu la chance d'être presque toujours épargné par les guerres, grâce à son heureuse position en dehors des grandes voies stratégiques 27.

Note 27: (retour) Villes principales de la Turquie hellénique, avec leur population approximative:
          Andrinople......... 110,000 hab.
          Salonique.......... 80,000   »
          Seres.............. 30,000   »
          Larissa............ 23,000   »
          Rodosto............ 23,000   »
          Gallipoli.......... 20,000   »
          Trikala............ 11,000   »
          Demotika........... 10,000   »
          Verria............. 10,000   »
          Enos...............  7,000   »


IV

Le nom de Chkiperi, que les Albanais eux-mêmes donnent à leur patrie, signifie très-probablement «Pays des Rochers» et nulle désignation ne fut mieux méritée. Des montagnes pierreuses recouvrent toute la contrée, du Montenegro aux frontières de la Grèce. La seule plaine assez étendue que l'on rencontre en Albanie est le bassin de Skodra ou Scutari (Alexandrie), qui limite au sud le plateau de la Csernagore et qui peut être considéré comme la véritable frontière naturelle du territoire albanais. Le fond de ce bassin est occupé par le vaste lac Blato ou de Skodra, reste d'une ancienne mer intérieure beaucoup plus considérable. C'est aussi dans la même plaine que vient déboucher le Drin, le plus grand fleuve de l'Albanie et l'un des seuls de la péninsule turque où quelques embarcations s'avancent à une certaine distance de la mer. Naguère le Drin, formé par deux rivières, la «Blanche» et la «Noire», n'était qu'un affluent temporaire du lac de Skodra: pendant les crues, il commençait par inonder sa plaine inférieure, puis il se jetait latéralement dans le lac, malgré les digues par lesquelles on avait essayé de le contenir, et devenait ainsi le tributaire de la Boïana. En 1858, le fleuve s'ouvrit un nouveau lit, en face du village de Miet, à une quarantaine de kilomètres en amont de son entrée en mer, et maintenant il dirige la plus grande masse de ses eaux vers Skodra, dont il inonde souvent les quartiers inférieurs. Les terrains marécageux du bas Drin, à pentes incertaines et changeantes, sont fort dangereux à traverser pendant la saison des chaleurs: la «fièvre de la Boïana» est une des plus redoutées et des plus meurtrières de tout le littoral.

La plupart des ramifications méridionales du grand massif des Alpes bosniennes sont habitées par des Albanais; mais elles restent séparées de l'Albanie proprement dite, à l'est du lac de Skodra, par la déchirure au fond de laquelle coule le Drin; c'est une sorte de cañon, semblable à ceux des Rocheuses de l'Amérique du Nord, un défilé où ne se hasarde aucun sentier et que resserrent des parois à pic de mille mètres de hauteur. Les deux systèmes de montagnes ne se rejoignent qu'indirectement par une série d'arêtes et de plateaux qui se dirigent au sud-est, de la montagne de Glieb vers le Skhar, le Scardus des anciens. Ce massif, qui se distingue des autres chaînes de la Turquie occidentale par la direction de sa crête, perpendiculaire à l'ensemble des masses soulevées, peut être considéré comme le «noeud» central des monts de la Péninsule. Ses principaux sommets, parmi lesquels se distingue la pyramide isolée du Lioubatrin, n'ont pas la hauteur des géants de la Slavie turque, le Kom et le Dormitor, mais c'est là que le système des Balkhans vient s'unir à ceux de la Bosnie et de l'Albanie. Le Skhar est d'une grande importance dans le régime des eaux de la Turquie, puisque deux rivières considérables, la Morava bulgare et le Yardar, s'épanchent de ses flancs pour descendre, l'une vers le Danube, l'autre vers le golfe de Salonique. Gomme dans les chaînes du Pinde et du Rhodope, on y trouve encore des chamois et des bouquetins; M. Wiet mentionne également parmi les bêtes fauves de ses forêts un animal que les Mirdites connaissent sous le nom de lucerbal et qui appartient sans doute à la famille des léopards.

A l'ouest du Skhar, de l'autre côté de la profonde vallée du Drin noir, s'élève un pâté montagneux, haut de 1,000 mètres à peine, mais fort difficile d'accès: c'est la citadelle de la Haute-Albanie, le pays des Dukagines et des Mirdites. Là d'énormes roches de serpentine ont fait éruption à travers les terrains calcaires, de hautes murailles se dressent de toutes parts autour des vallées, et les pentes extérieures, où les torrents se sont creusé de rapides couloirs, sont fort inclinées. Dans leur ensemble, ces montagnes tourmentées suivent une direction normale vers le sud et le sud-est, parallèlement aux contre-forts méridionaux du Skhar, et s'abaissent peu à peu en prenant un aspect moins formidable et en s'ouvrant de larges bassins où s'amassent les eaux. Les sites de cette région lacustre sont d'une grâce extrême. Le lac d'Okrida, la plus grande des nappes d'eau de la Haute-Albanie, a même pu être comparé au lac de Genève. Son eau, encore plus bleue que celle du Léman, est aussi plus transparente, et par quinze et vingt mètres on voit les poissons se pourchasser dans ses profondeurs: de là son ancien nom grec de Lychnidos. La charmante petite ville d'Okri, bâtie en amphithéâtre, et le mont Pieria, portant un vieux château romain, gardent l'issue du lac; une dizaine de villages blancs apparaissent sur les pentes au milieu des bois de chênes. Il est possible qu'autrefois le lac d'Okrida, au lieu de s'écouler au nord par l'étroite vallée du Drin noir, étranglée de défilés, épanchât le surplus de ses eaux, du côté du sud-ouest, dans le petit lac Malik, que traverse la rivière Devol. Si l'on en croit les indigènes, le lac d'Okrida aurait pour tributaires les deux nappes de Prespa ou de Drenovo, situées à l'est, au milieu d'une profonde cavité d'écroulement; des torrents souterrains que l'on voit jaillir en puissantes fontaines d'eau bleue seraient les émissaires de ce double bassin.

Au sud de cette région des lacs, dominée à l'occident par la superbe cime isolée du Tomor, commence la chaîne du Pinde, ici connue sous le nom de Grammos. D'abord assez basse, et coupée de nombreux cols offrant un passage facile d'Albanie en Macédoine, elle s'élève graduellement, et précisément à l'est de Janina, elle forme le massif montagneux de Metzovo, point de départ du Pinde proprement dit, la grande arête de l'Épire, «continent» des anciens Grecs de Corfou. Ce groupe, où se réunissent quatre chaînes, est inférieur en altitude aux pics de la Bosnie et du Skhar; mais il est plus beau à cause du désordre pittoresque de ses pyramides, des forêls de pins et de hêtres qui en recouvrent les pentes, surtout sur le versant oriental, et de l'aspect plus méridional des plaines qui s'étendent à sa base. La montagne de roches éocènes qui forme le centre même du massif, le Zygos, Lakhmon des anciens Grecs, n'est pas assez élevée pour commander l'admirable panorama; mais si l'on gravit dans le voisinage les cimes déchiquetées et rocailleuses du Peristera-Vouna ou du Smolika, on peut apercevoir à la fois les eaux de la mer Égée et celles de la mer Ionienne: on distingue même les rivages de la Grèce au delà du golfe d'Arta.

Un lac célèbre occupe le fond du large bassin calcaire situé à la base occidentale du massif de Metzovo: c'est le lac de Janina. Dans le territoire d'Épire, aucune région ne présente de plus curieux phénomènes que les bords de cette nappe lacustre. Peu profonde, puisque M. Guido Cora n'y a trouvé que des sondes inférieures à une moyenne de 10 mètres, elle ne reçoit guère pour affluents que d'abondantes sources jaillissant du pied des rochers; elle n'a point un seul émissaire visible, mais, d'après le voyageur Leake, chacun des deux bassins qui la composent, et qui sont réunis l'un à l'autre par un canal marécageux obstrué d'îles et de joncs, a son écoulement caché. Le lac du nord ou Labchistas se déverse dans un gouffre ou voinikova pour aller reparaître au sud-ouest en un torrent considérable qui se jette dans la mer Ionienne, vis-à-vis de Corfou; c'est le Thyamis, le Mavropotamos de nos jours. Plus au sud, jaillit des rochers l'antique Achéron, que vient gonfler plus bas un autre torrent non moins célèbre, le Cocyte aux eaux insalubres ou le Bobos des indigènes; le golfe, dans lequel se jette cette masse liquide, avait du temps des anciens le nom de «Baie des Eaux douces» à cause du flot qui s'y déverse. Le lac de Janina proprement dit n'a, lors de l'étiage, qu'un seul émissaire plongeant en cascade dans un abîme au-dessus duquel tournent les roues d'un moulin: les ruines cyclopéennes de la cité pélasgique d'Hella dominent cet entonnoir aux eaux grondantes. La rivière souterraine rejaillit à une grande distance au sud, non pour descendre vers la mer Ionienne, comme l'Achéron, mais pour se déverser dans le golfe d'Arta. Lorsque le niveau du lac est plus élevé, quatre autres «avaloirs», ouverts en forme de crible dans les rochers, reçoivent l'excédant de la masse liquide, la «digèrent», ainsi que le disent les Grecs du pays, et la portent dans le même canal d'écoulement: de petits lacs placés de distance en distance au-dessus du canal souterrain sont comme des «regards» par lesquels se révèle le courant caché. L'importance considérable que les déversoirs du lac de Janina ont prise dans la mythologie grecque, ces noms si redoutés des rivières infernales, le Cocyte et l'Achéron, témoignent de l'influence que durent exercer les Pélasges de ces contrées sur la civilisation hellénique. Les mythes des antiques Hellopiens étaient devenus ceux de tous les Grecs, et nul temple de l'Hellade n'était plus vénéré que leur principal sanctuaire, la forêt de Dodone, où l'on entendait murmurer l'avenir dans le feuillage des chênes. Peut-être est-ce près des ruines de quelques-unes de ces villes cyclopéennes, fort nombreuses dans le pays, qu'il faudrait chercher ce lieu sacré; d'après certains auteurs, c'est plutôt aux bords mêmes du lac de Janina que se trouvait la forêt mystérieuse; quelques-uns veulent, à tort sans aucun doute, que l'emplacement précis en soit indiqué par le château fort où vivait au commencement du siècle le terrible Ali-Tepeleni, pacha d'Épire, ce monstre qui se faisait gloire d'être une «torche ardente pour consumer les hommes».

A l'ouest du bassin de Janina, les montagnes du pays de Souli atteignent encore un millier de mètres, mais les autres massifs, quoique fort abrupts et d'un abord difficile, sont beaucoup moins élevés, et près de la mer consistent seulement en petits promontoires rocailleux, maigrement revêtus de broussailles et parcourus des chacals; des étangs en communication avec la mer, des vallées fermées où séjournent les eaux de pluie, des lits de torrents fleuris de lauriers-roses interrompent les chaînons, et pendant les chaleurs de l'été répandent leurs miasmes dangereux dans les villages des alentours. Mais au nord de l'étang de Butrinto et du canal de Corfou, et à l'ouest du superbe mont isolé de Koundousi, le littoral se redresse pour former l'âpre chaîne de Chimaera-Mala ou de l'Acrocéraunie, si redoutée des anciens à cause des orages qui s'amassaient autour de ses rochers et des torrents ou «chimères» qui se précipitaient de ses pentes. C'est au sommet des monts Acrocérauniens que siégeait Jupiter «Lanceur de Foudres». Les vents se déplacent souvent en brusques rafales à la base du promontoire le plus avancé, la langue de pierre (linguetta), qui marque l'entrée de la mer Adriatique: ce sont là les «infâmes écueils» dont parle le poëte latin et sur lesquels tant de matelots ont naufragé. En cet endroit, le canal qui sépare la Turquie de la péninsule Italique n'a que 72 kilomètres de largeur et moins de 200 mètres de profondeur sur le seuil. Il est possible qu'un isthme de jonction ait autrefois réuni les deux terres voisines 28.

Note 28: (retour)
Cimo la plus haute du Skhar..    2,500(?) mèt.
Tomor........................    2,200    »
Zygos ou Ltikhmon............    1,678    »
Smolika......................    1,820    »
Konndousi....................    1,910    »
Monts Acrocérauniens.........    2,045(?) »
Lac d'Okrida.................      655    »
Lac de Janina................      350(?) »

Les populations albanaises ou chkipétares se partagent en deux races principales, les Toskes et les Guègues, qui sans doute descendent l'une et l'autre des anciens Pélasges, mais qui s'ont en maints endroits mélangées d'éléments slaves, bulgares et roumains. Peut-être aussi d'autres souches ethnologiques se trouvent-elles représentées dans l'es tribus chkipétares, car s'il en est dont les traits offrent le type hellénique le plus noble, d'autres, au contraire, ont le masque d'une laideur repoussante. Sous divers noms, les Guègues, les plus purs de race, occupent toute l'Albanie du nord jusqu'à la rivière Chkoumb. Au sud de cette limite, d'ailleurs assez peu respectée, s'étend le territoire des Toskes. Les dialectes des deux nations diffèrent beaucoup et ce n'est pas sans peine qu'un Àcrocéraunien arrive à comprendre un Mirdite ou tel autre Albanais du nord. A la différence d'idiomes s'ajoute le plus souvent l'hostilité de race. Guègues et Toskes se détestent, si bien que dans les armées turques on a pris le parti de les séparer, de peur qu'ils n'en viennent aux mains. Quand il s'agit d'étouffer une insurrection de Chkipétars, le gouvernement emploie toujours pour la répression les troupes albanaises de la race ennemie: il est alors servi avec la fureur de la haine.

Avant la migration des Barbares, les Albanais occupaient jusqu'au Danube toute la partie occidentale de la péninsule de l'Haemus. Mais ils furent obligés de reculer, et tout le territoire de l'Albanie fut occupé par les Serbes et les Bulgares. Une foule de noms slaves, que l'on rencontre dans toutes les parties de la contrée, rappellent cette période de conquête pendant laquelle l'histoire ne prononce même pas le nom des populations autochthones. Mais dès que la puissance des Serbes eut succombé sous les coups des Osmanlis, les Albanais reparurent, et depuis ils n'ont cessé de refluer sur leurs voisins d'origine slave. Au nord-est, ils se sont avancés peu à peu dans la vallée de la Morava bulgare; une de leurs colonies a même pénétré dans la Serbie indépendante. Comme une mer montante, ils ont entouré de leurs flots des îles et des archipels de populations slaves; c'est ainsi que des groupes de Serbes éloignés de leur corps de nation se trouvent encore dans le voisinage de l'Acrocéraunie, aux bords du lac d'Okrida, et sur toutes les montagnes qui entourent la fatale plaine de Kossovo, où furent massacrés leurs ancêtres. Les envahissements des Albanais s'expliquent surtout par l'expatriation des Serbes: pour se soustraire à la domination turque, ceux-ci émigrèrent par centaines de mille sous la conduite de leurs patriarches et se réfugièrent en Hongrie; les Chkipétars envahisseurs, en grande majorité musulmans, n'eurent qu'à remplir les vides; mais ça et là restent encore des espaces déserts, attendant les habitants. Les Serbes de la contrée deviennent rapidement Albanais par la langue, la religion, les coutumes: ils se disent Turcs comme les Amantes, et pour eux le nom de Serbes ne s'applique plus qu'aux chrétiens d'outre-frontière. D'ailleurs les moeurs des Guègues se rapprochent de celles de leurs voisins slaves par tant de traits remarquables, qu'on y voit un témoignage évident d'un mélange assez intime entre les deux races.

Si les Albanais gagnent du terrain vers le nord, en revanche ils en perdent du côté du sud. Quoique certainement d'origine épirote, c'est-à-dire pélasgique, les habitants d'une partie de l'Albanie du Sud parlent grec. Arta, Janina, Prevesa, sont des villes hellénisées; seules quelques familles musulmanes y ont conservé l'usage de l'albanais. Presque tout l'espace compris entre le Pinde et les chaînes de montagnes riveraines de l'Adriatique est un domaine de la langue grecque. Dans les régions montueuses qui s'étendent à l'ouest jusqu'à la mer, toutes les populations sont «bilingues», c'est-à-dire qu'elles parlent à la fois les deux idiomes. Tels, par exemple, les célèbres Souliotes, qui se servent du ttosque dans leurs familles et qui s'entretiennent en grec avec les étrangers. Du reste, là où les deux races sont en présence, ce sont toujours les Albanais qui se donnent la peine d'apprendre la langue des Hellènes; ceux-ci ne daignent pas étudier un idiome qui leur paraît méprisable.

Línfluence des Grecs dans l'Albanie méridionale s'accroît d'autant plus facilement qu'elle peut s'appuyer sur une autre race dont les groupes sont parsemés au milieu des populations chkipétares en beaucoup plus grand nombre que parmi les Grecs de l'Olympe et de l'Acarnanie. Cette race est celle des Zinzares, appelés aussi Macéde Valaques, «Valaques Boiteux,» ou tout simplement Roumains méridionaux. Ce sont, en effet, les frères de ces autres Roumains qui habitent au nord les plaines de la Valaquie et de la Moldavie. Ils ne se présentent en masses assez considérables pour former un corps de nation que sur les deux versants du Pinde, au sud et à l'est du lac de Janina: quelques auteurs pensent qu'ils sont là peut-être deux cent mille en un seul tenant. De même que les Roumains du Danube, ce sont probablement des Daces latinisés. Ils ressemblent aux Valaques, de traits, de tournure, de caractère, et comme eux parlent une langue néo-latine, mélangée néanmoins d'un grand nombre de mots grecs. Dans les vallées du Pinde, les Zinzares sont en majorité pasteurs nomades et souvent leurs villages restent abandonnés pendant des mois. Beaucoup appliquent aussi à d'autres métiers leur habileté de main et leur intelligence, qui sont fort grandes. Presque tous les maçons de la Turquie, excepté dans les capitales, sont des Zinzares. Souvent le même individu fera le plan de la maison et la bâtira seul, tour à tour architecte, charpentier, menuisier, serrurier. Les Roumains du Pinde deviennent aussi de très-habiles orfèvres.

Rompus au maniement des affaires, ils remplissent dans l'intérieur de la Turquie ce rôle d'intermédiaires naturels du commerce qui, sur le litorral, appartient aux Grecs; on raconte qu'autrefois les Valaques de Metzovo étaient sous la protection immédiate de la Porte, sans doute en leur qualité de prêteurs d'argent; tout voyageur, chrétien ou musulman, était tenu de déferrer ses chevaux avant de sortir du territoire de Metzovo, «de peur qu'il n'emportât par mégarde quelque parcelle d'un sol qui n'était point à lui.» Les comptoirs des Valaques du Pinde se trouvent dans toutes les villes de l'Orient et jusqu'à Vienne, où l'une des plus puissantes maisons de banque a été fondée par un des leurs. A l'étranger, on les prend en général pour des Grecs, car ils parlent tous le romaïque et ceux d'entre eux qui sont à leur aise envoient leurs enfants dans les écoles d'Athènes. Isolés au milieu des musulmans, les Zinzares du Pinde éprouvent le besoin de se rattacher de coeur à une patrie d'où puisse leur venir la liberté. Cette patrie, c'est le monde grec: c'est à lui, espèrent-ils, que leur pays natal pourra s'unir un jour. Ils n'ont appris que tout récemment à se sentir solidaires des Roumains du nord et des Italiens, et d'ailleurs ils font assez bon marché de leur propre nationalité songent nullement à se maintenir comme une race distincte. Il paraît que, par une de ces transformations graduelles si fréquentes en histoire, de nombreuses populations macédo-valaques se sont complètement hellénisées. Au moyen âge, la Thessalie presque tout entière était peuplée de Zinzares: aussi les auteurs byzantins lui donnaient-ils le nom de Grande-Valaquie. Qu'ils aient émigré dans la Roumanie actuelle, comme le pensent certains auteurs, ou bien qu'ils aient été graduellement assimilés par les Grecs, ils sont maintenant peu nombreux sur le versant oriental du Pinde et distribués en petites colonies éparses. Enfin des milliers de familles roumaines, qui vivent dans les cités du littoral, Avlona, Berat, Tirana, sont devenues musulmanes, quoique leur idiome soit toujours le valaque.

En dehors de ces Zinzares, des Épirotes grecs, des Serbes et des Osmanlis peu nombreux des grandes villes, la population de la Turquie occidentale, entre les montagnes de la Bosnie et là Grèce, est composée de Guègues et de Tosques à demi barbares, dont l'état social ne s'est guère modifié depuis trois mille années. Par leurs moeurs, leur manière de sentir et de penser, les Albanais de nos jours nous représentent encore les Pélasges des anciens temps: mainte scène à laquelle assiste le voyageur le transporte en pleine Odyssée. George de Hahn, le savant qui a le mieux étudié les Chkipétars, croyait'voir en eux de véritables Doriens, tels que devaient être les Héraclides lorsqu'ils abandonnèrent les montagnes de l'Épire pour aller à la conquête du Péloponèse. Ils ont même courage, même amour de la guerre et de la domination, même esprit de clan; ils ont aussi à peu près le même costume: la blanche fustanelle, élégamment serrée à la taille, n'est autre que l'ancienne chlamyde. Parmi tant d'autres traits de ressemblance, les Guègues, comme les Doriens d'autrefois, éprouvent cette passion mystérieuse que des historiens de l'antiquité ont malheureusement confondue avec un vice sans nom, et qui lie des hommes faits à des enfants par une affection pure et dévouée, par un amour idéal où les sens n'ont aucune part.

Il n'est pas un peuple moderne dont les annales militaires offrent des exemples de vaillance plus étonnants que ceux des Albanais. Au quinzième siècle, ils ont eu leur Scanderbeg, leur «Alexandre le Grand», qui n'eut certes pas pour sa gloire un théâtre aussi vaste que le Macédonien, mais qui ne lui fut point inférieur par le génie, et fut bien autrement grand par la justice et la bonté. Et quelle peuplade dépassa jamais en courage ces montagnards souliotes où sur des milliers il ne se trouva pas un vieillard, pas une femme, pas un enfant pour demander grâce aux massacreurs envoyés par Ali-Pacha? L'héroïsme de ces femmes souliotes qui mettaient le feu aux caissons de cartouches, qui se précipitaient du haut des rochers ou s'élançaient dans les torrents en se tenant par la main et en chantant leur chant de mort, restera toujours l'un des étonnements de l'histoire.

Mais à cette vaillance se mêle encore chez maintes tribus albanaises une grande sauvagerie. La vie humaine est tenue pour peu de chose parmi ces populations guerrières; et dès qu'il est versé, le sang appelle le sang, les victimes sa vengent par d'autres victimes. On croit aux vampires, aux fantômes, et parfois on a brûlé des vieillards, soupçonnés de pouvoir tuer par leur haleine. L'esclavage n'existe point, mais la femme est toujours serve; elle est considérée comme un être tout à fait inférieur, sans droit et sans volonté. La coutume élève entre les deux sexes une barrière plus difficile à franchir que ne le sont ailleurs les murs du gynécée le mieux gardé. La jeune fille n'a le droit de parler à aucun jeune homme: pareil acte serait un crime que le père ou le frère laveraient peut-être dans le sang. Les parents écoutent parfois les voeux du fils quand ils songent à le marier, jamais ils ne consultent la fille. Souvent ils l'ont déjà fiancée dès le berceau; quand elle atteint sa douzième année, ils la cèdent au jeune homme choisi moyennant un trousseau, complet et une somme d'argent fixée par la coutume, ne dépassant pas une moyenne de vingt-cinq francs. C'est à ce prix que les pères se débarrassent de leurs filles et que l'acheteur en devient à son tour le maître absolu, non sans avoir, suivant la coutume de presque tous les peuples antiques, procédé à un simulacre d'enlèvement. Désormais la pauvre femme vendue comme une esclave doit travailler à outrance pour son mari et à sa place; elle est à la fois ménagère, laboureur, ouvrier; les poésies la comparent justement à la «navette toujours active», tandis que le père de famille est représenté comme «le bélier majestueux qui précède le troupeau en faisant résonner sa clochette». Et pourtant cette femme si méprisée, cette bête de somme abrutie par le travail, est parfaitement à l'abri de toute insulte; elle pourrait traverser le pays d'un bout à l'autre sans avoir à craindre qu'on lui adresse une seule parole déplacée: le malheureux qui se met sous sa protection est un être sacré.

Les liens de la famille sont très-puissants chez les Albanais. Le père garde ses droits de maître souverain jusque dans l'âge le plus avancé, et, tant qu'il existe, tout ce que gagnent ses enfants et ses petits-enfants lui appartient; souvent même la communauté familiale n'est point brisée après sa mort. La perte a un membre de la famille, surtout celle des jeunes hommes, est de la part des femmes l'objet de pleurs et de lamentations effroyables qui ont eu souvent pour suite de longs évanouissements et même la démence; mais on pleure à peine la mort de ceux qui ont atteint le terme naturel de la vie. Les diverses familles d'une descendance commune n'oublient point leur parenté, même quand le nom de leur ancêtre s'est depuis longtemps perdu; ils restent unis en clans appelés phis ou pharas, qui se groupent solidement pour la défense, pour l'attaque ou pour la gérance d'intérêts communs. Chez les Albanais, comme chez les Serbes et chez maints peuples anciens, la fraternité du choix n'est pas moins solide que celle du sang: les jeunes gens qui veulent devenir frères se lient par des serments solennels en présence de leurs familles et, s'ouvrant une veine, boivent quelques gouttes du sang l'un de l'autre. Si puissant est en Albanie ce besoin d'association familiale, que très-souvent des enfants élevés ensemble restent unis pendant toute leur vie et constituent des sociétés régulières ayant des jours de réunion, des fêtes et un budget commun.

En dépit de ce penchant remarquable qui porte les Albanais à s'associer en clans et en communautés, en dépit de leur amour enthousiaste pour leur pays natal, les populations chkipétares sont restées sans cohésion politique; les conditions physiques du sol qu'elles habitent et leur malheureuse passion pour les batailles les ont condamnées à l'éparpillement des forces et, par suite, à la servitude. Les haines religieuses entre musulmans et chrétiens, entre grecs et latins, ont dû contribuer au même résultat.

On admet généralement que le nombre des Albanais mahométans dépasse celui des chrétiens de diverses confessions, mais le manque de statistiques sérieuses ne permet pas à cet égard d'affirmations positives. Lorsque les Turcs furent devenus les maîtres du pays et que les plus vaillants des Albanais se furent réfugiés en Italie pour échapper à l'oppression de leurs ennemis, la plupart des tribus restées en arrière furent obligées de se convertir à l'Islam; en outre, nombre de chefs qui vivaient de brigandage trouvèrent leur intérêt à se faire musulmans afin de continuer leurs déprédations sans danger; sous prétexte de guerre sainte, ils ne cessaient d'accroître par la violence leurs domaines et leurs richesses. Telle est la cause de ce fait général que la population mahométane de l'Albanie représente l'élément aristocratique, du moins dans toutes les villes. Ce sont eux qui possèdent la terre, et le paysan chrétien, quoique libre d'après la loi, n'en reste pas moins asservi au seigneur qui lui fait des avances et le tient toujours à sa merci par la faim. D'ailleurs les Albanais musulmans ont plus de fanatisme guerrier que de zèle religieux, et nombre de leurs cérémonies, surtout celles qui se rapportent aux souvenirs de la patrie, ne diffèrent en rien de celles des chrétiens. Ils se sont convertis, mais sans la moindre conviction; ainsi qu'ils le disent eux-mêmes cyniquement: «Là où est l'épée, là est la foi!»

En beaucoup de districts aussi, la conversion n'eut lieu que pour la forme et les chrétiens zélés continuèrent de pratiquer secrètement leur culte; aussi, dès que la tolérance du gouvernement le leur a permis, de nombreuses populations albanaises, devenues mahométanes en apparence, se sont-elles empressées de revenir publiquement à leurs anciens rites. Quant aux clans guerriers des montagnes, Mirdites, Souliotes, Acrocérauniens, ils n'avaient pas besoin d'attendre le bon plaisir des Turcs, ils restèrent chrétiens de l'église romaine ou de l'église grecque. La limite qui sépare les Guègues et les Tosques coïncide à peu près avec celle des deux religions: au nord du Chkoumb vivent les Albanais catholiques, au sud les orthodoxes grecs. C'est à cette dernière religion qu'appartiennent aussi tous les Hellènes et les Zinzares de l'Albanie méridionale. Également soumis au croissant, grecs et latins se vengent de leur servitude commune en se haïssant furieusement les uns les autres: c'est là sans doute la principale raison qui n'a pas permis aux Albanais de reconquérir leur indépendance, comme l'ont fait les Serbes.

Encore à la fin du siècle dernier, l'Albanie du Sud et l'Épire étaient un pays tout féodal. Les chefs de clans et les pachas turcs, eux-mêmes à demi indépendants du sultan, habitaient les châteaux forts perchés sur les rochers, et de temps en temps ils descendaient suivis de leurs hommes d'armes, ou pour mieux dire des brigands qu'ils avaient à leur solde. La guerre était en permanence, et les limites des possessions changeaient incessamment avec le sort des armes entre les diverses tribus et les seigneurs. Le terrible Ali de Janina changea cet état de choses, il fut le Richelieu de l'aristocratie chkipétare. Depuis qu'il a promené le niveau sur les petits et les grands à la fois, la paix s'est faite dans la servitude, et le pouvoir central a gagné en force ce qu'ont perdu les seigneurs et les chefs de famille.

ALBANAIS
Dessin de Valerio d'après nature.

C'est dans l'Albanie septentrionale, parmi les populations indépendantes, qu'il faut aller pour voir encore un état social qui rappelle le moyen âge. Dès qu'on a passé la Mat, au nord de Tirana, on s'aperçoit du changement. Tous les hommes sont armés; le berger, le laboureur lui-même ont la carabine sur l'épaule; les femmes et jusqu'aux enfants ont le pistolet à la ceinture: chacun a dans sa main la vie d'un autre homme et la défense de la sienne propre. Les familles, les clans, les tribus, ont leur organisation militaire toujours complète: qu'on les appelle au combat, tous sont debout, prêts à la bataille. Souvent les fusils partent d'eux-mêmes. Qu'une tête de bétail manque dans un troupeau, qu'une insulte soit proférée dans un moment de colère, et la guerre sévit entre les tribus. Naguère le grand ennemi était le Serbe monténégrin, car le pauvre montagnard, relégué dans ses hautes vallées au milieu de rochers stériles, est souvent obligé pour vivre de faire le métier de brigand et de moissonner pour son compte les terres du voisinage. Les maîtres turcs sont enchantés de ces haines qui séparent les Albanais et les Monténégrins et s'emploient soigneusement à les entretenir. Les tribus de la Kraïna, entre la Montagne-Noire et le lac de Skodra, les clans des Malissores, les Klementi, les Dukagines, sont récompensés de leurs, services guerriers par une exemption d'impôts. Quoique nominalement sujets de la Porte, ils sont indépendants de fait; mais que l'on touche à leurs immunités, et ils pourraient bien se retourner contre les pachas et faire cause commune avec leurs ennemis héréditaires de la Csernagore.

On peut considérer les Mirdites comme le type de ces tribus indépendantes de l'Albanie du Nord. Habitant les hautes vallées qui se dressent en citadelle au sud de la gorge du Drin, ils sont peu nombreux, douze mille à peine, mais leur qualité d'hommes libres de leur valeur guerrière leur assurent une influence considérable dans toute la Turquie occidentale. Enfermés dans une enceinte de montagnes où l'on ne peut pénétrer que par trois gorges difficiles, les Mirdites commandent les défilés par lesquels doivent passer nécessairement les armées turques lorsqu'elles opèrent contre le Monténégro. Aussi la Sublime-Porte, comprenant combien il serait difficile de dompter ces redoutables montagnards, a-t-elle préféré se les attacher par des honneurs et par la reconnaissance de leur complète autonomie administrative. De leur côté, les Mirdites, quoique chrétiens ont toujours combattu avec le plus grand dévouement dans les rangs de l'armée turque, soit en Morée ou en Crimée, soit dans l'empire même, contre leurs coreligionnaires de la Montagne-Noire. Militairement, ils se divisent en trois «bannières» de montagnes et en deux bannières de plaines; cinq autres bannières, celles du district de Lech ou d'Alessio, viennent se ranger à côté des bandes mirdites en temps de guerre. C'est le drapeau du clan d'Oroch, le moins nombreux, mais le plus réputé par sa vaillance, qui a l'honneur de flotter en tête.

La Mirditie ou Mirdita est constituée en république oligarchique se gouvernant par les anciennes coutumes. Le prince ou pacha d'Oroch est le premier par son titre, mais il ne peut donner aucun ordre; toutes les questions sont réglées par les anciens ou vecchiardi de chaque village, par les délégués des différentes bannières et par les chefs de clans réunis en conseil; ceux-ci n'ont d'autorité réelle que grâce à l'influence morale qu'ils savent acquérir. Du reste les vieilles traditions du clan ont une force suffisante pour remplacer toute autre loi. La femme doit être enlevée à l'ennemi, et dans nombre de villages de la plaine les jeunes filles musulmanes s'attendent, sans trop d'effroi, à être ravies par les guerriers mirdites dans quelque expédition de maraude. La vendetta s'exerce d'Iirie façon inexorable: chez ces hommes encore barbares, le sang ne peut être lavé que par le sang. La violation de l'hospitalité est aussi punie de mort. La femme adultère est ensevelie sous un tas de cailloux par son parent le plus rapproché, et la tête du complice est d'avance livrée au mari: telle est la justice sommaire des populations mirdites. Il va sans dire que l'instruction est nulle dans ce pays; les écoles n'y existent point. En 1866, à peine cinquante chrétiens de la Mirditie et de tout le district de Lech savaient lire avec difficulté; une dizaine signaient leurs noms. Grâce aux leçons des muezzins de la mosquée, les enfants musulmans de Lech étaient les seuls qui eussent le privilège d'étudier quelque peu. M. Wiet nous apprend qu'en revanche l'agriculture est relativement développée chez les Mirdites; obligés pour vivre de cultiver avec soin les vallées de leurs âpres montagnes, ils réussissent à leur faire rendre de plus belles récoltes que celles de la plaine, habitée par une population plus indolente.

Par un singulier contraste historique, les descendants les plus directs de ces antiques Pelasses auxquels nous devons les commencements de notre civilisation européenne sont encore parmi les populations les plus barbares du continent. Mais eux aussi doivent se modifier peu à peu sous l'influence générale du milieu qui change sans cesse. Un des exemples les plus remarquables de cette transformation graduelle est fourni par les émigrations des Épirotes et des Chkipétars du Sud. Récemment encore, ces terribles batailleurs, bien différents des montagnards des autres races, et notamment des Zinzares, qui vont toujours gagner leur vie par le travail ou le commerce, s'expatriaient uniquement pour aller combattre; comme les anciens hoplites de l'Épire que l'on voyait sur tous les champs de bataille de la Grèce et de la Grande-Grèce, ils n'aimaient que le métier facile et dégradant de soldats mercenaires. Au siècle dernier, les jeunes gens de l'Acrocéraunie se vendaient en assez grand nombre au roi de Naples pour lui former tout un régiment, le «Royal Macédonien». Encore de nos jours, beaucoup de musulmans et même des Tosques chrétiens continuent d'aller se mettre à la solde des pachas et des beys. Connus en général sous le nom corrompu d'Arnautes, on les voit dans les parties les plus éloignées de l'empire, en Arménie, à Bagdad, dans la péninsule Arabique. Après un temps de service plus ou moins long, la plupart des vétérans se retirent dans les terres que le gouvernement leur concède: de là ce nombre considérable de «villages des Arnautes» (Arnaout-Keuï) que l'on rencontre dans toutes les contrées de la Turquie. Toutefois les guerres devenant de plus en plus rares, le métier de soldat mercenaire a graduellement perdu de ses avantages, et par suite le nombre des Albanais qui émigrent pour gagner honnêtement leur vie par le travail augmente chaque année. Comme les Suisses des Grisons, et sous la pression des mêmes nécessités économiques, les Chkipétars quittent leurs montagnes avant le commencement de l'hiver, et vont au loin dans les plaines exercer leur industrie. La plupart reviennent au printemps, avec un petit pécule que n'eût pu leur procurer la culture de leurs rochers ingrats; mais il en est aussi qui émigrent sans esprit de retour, et quelquefois par bandes entières. Depuis longtemps déjà, les industriels nomades de l'Épire et de l'Albanie du Sud ont reconnu les avantages de la division du travail; aussi chaque vallée a-t-elle sa spécialité: l'une fournit des bouchers, une autre des boulangers, une autre encore des jardiniers; un village des environs d'Argyro-Kastro donne à Constantinople tous ses artisans fontainiers; le district de Zagori, d'où venaient peut-être les anciens Asclépiades de là Grèce, expédie ses médecins, ou, pour mieux dire, ses «rebouteux», dans toutes les villes de la Turquie d'Europe et d'Asie. Un grand nombre d'Albanais enrichis reviennent couler leurs vieux jours dans la patrie et s'y bâtissent de belles maisons, qu'on est tout étonné de rencontrer au milieu de ces âpres rochers de l'Épire. En quelques localités écartées, de riches demeures remplacent les anciennes forteresses seigneuriales, espèces de tours grossièrement bâties, et sans autres ouvertures aux étages inférieurs que des meurtrières, où brillaient souvent les canons des fusils.

Ainsi les Albanais eux-mêmes sont entraînés dans un mouvement général de progrès, at quand ils seront entrés en relations suivies avec les autres peuples, on peut espérer à bon droit qu'ils joueront un rôle important, car ils se distinguent, en général, par la finesse de 1 esprit, la clarté de la pensée et la force du caractère. Les montagnards de l'Albanie ont sur les Bosniaques et les Monténégrins l'avantage d'avoir un littoral maritime; mais ils n'en profitent guère, non-seulement à cause du brigandage, de leurs dissensions intestines et de leur manque d'industrie, mais aussi à cause des obstacles que leur opposent les escarpements de leurs montagnes, le manque de ponts et de routes, les fièvres de la côte et les envasements continuels de leurs rivages, sans cesse agrandis par les alluvions de leurs boueuses rivières. Si grandes que soient ces difficultés, on s'étonne néanmoins de voir combien faible est la navigation sur les côtes de l'Albanie. Épirotes et Guègues ne sont-ils pas de la même race que ces corsaires hydriotes qui, lors de la guerre de l'indépendance hellénique, ont su faire naître de l'Archipel des flottes entières, et qui, depuis, sont restés les premiers parmi les excellents marins de la Grèce? Et pourtant les ports de la côte albanaise, Antivari, Saint-Jean de Medua, l'un des plus sûrs de la mer Adriatique, Durazzo, Avlona, Parga perdue dans sa forêt de citronniers, même la forte Prevesa; entourée de sa forêt de plus de cent mille oliviers, n'ont qu'un tout petit commerce de détail, desservi pour les deux tiers par des navires de Trieste et leurs équipages austro-dalmates: le total des échanges de la côte atteint à peine vingt millions de francs. A l'exception des Acrocérauniens et des habitants de Dulcigno, le port maritime de Skodra, nul Albanais turc ne se hasarde sur la mer pour la pêche ou le commerce. Malgré la fécondité naturelle des vallées, les articles d'exportation manquent presque complètement. On n'exploite point de mines en Albanie, et l'agriculture y est à l'état rudimentaire. En Épire, on ne connaît guère que l'élève des moutons et des chèvres. Chaque famille y possède en moyenne un troupeau d'une quarantaine de têtes.

A l'époque romaine, ces contrées étaient également fort délaissées; seulement une cité somptueuse, Nicopolis, bâtie par Auguste, pour rappeler le souvenir de sa victoire d'Actium, s'élevait sur un promontoire au, nord de la ville actuelle de Prevese: des troupeaux en parcourent maintenant les ruines. Une autre ville, Dyracchium, le Durazzo des Italiens, qu'entourent des campements de Tsiganes, avait une certaine importance comme lieu de débarquement des légions romaines et comme point d'attache de la Via Egnatia, qui traversait de l'est à l'ouest toute la péninsule thraco-hellénique: c'était la ville qui reliait l'Orient à l'Italie; de nos jours c'est là que vient aboutir le télégraphe transadriatique. Il est possible que, dans un avenir prochain, lorsque la Turquie fera de nouveau partie dans son entier du monde européen, le port d'Avlona remplace Dyracchium dans le rôle d'intermédiaire entre les deux pays: ce serait, relativement à Brindisi, le Calais de ce Douvres italien. Aussi bien situé que Durazzo comme point de départ d'un chemin de fer transpéninsulaire, Avlona a l'avantage d'être beaucoup plus rapprochée de la côte d'Italie et d'avoir un port sûr et profond, parfaitement abrité par l'île de Suseno et la «languette» d'Acrocéraunie.

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