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Nouvelle géographie universelle (1/19): I L'Europe meridionale (Grèce, Turquie, Roumanie, Serbie, Italie, Espagne et Portugal)

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RICHES ARNAUTES.

En attendant qu'une ville de commerce s'établisse sur la côte et remplace les misérables «échelles», auxquelles on donne le nom de ports, tout le mouvement des échanges se concentre dans les deux cités de Skodra et de Janina et dans quelques autres villes de l'intérieur. Les plus considérables sont Prisrend, dont les grands se vantent de la magnificence de leurs costumes et de la beauté de leurs armes; Ipek, Pristina, Djakova, toutes situées au pied du Skhar, dans les magnifiques vallées où doivent nécessairement s'opérer les échanges entre la Macédoine et la Bosnie, entre les Serbes et les Albanais. Dans la région maritime, Tirana, Berat, Elbassan, l'antique Albanon, dont le nom se confond avec celui du pays lui-même, ont aussi quelque importance. Enfin, Goritza, au sud du lac d'Okrida, est également un lieu de trafic assez fréquenté, grâce à sa position sur le seuil de passage entre le versant de la mer Adriatique et celui de la mer Égée. De même que Prisrend, Skodra et Janina occupent, au débouché des montagnes, des sites où devaient s'agglomérer les populations à cause des avantages naturels qui s'y trouvent réunis. De ces deux cités, la plus pittoresque est la ville d'Épire, assise au bord de son beau lac, en face des masses un peu lourdes du Pinde, mais en vue des montagnes de la Grèce, «au gris lumineux, brillant comme un tissu de soie.» Du temps d'Ali-Pacha, Janina, devenue capitale d'empire, était aussi beaucoup plus populeuse que Skodra. Celle-ci, souvent désignée du nom de Scutari, a maintenant repris le dessus. Elle est admirablement située à l'endroit précis où, des contrées du Danube et des bords de la mer Égée, convergent les routes de la basse vallée du Drin et du golfe Adriatique. Skodra, la première cité de l'Orient que l'on rencontre en venant d'Italie, paraît d'abord assez bizarre avec ses nombreux jardins, entourés de murs élevés, ses rues désertes, le désordre de ses constructions. Le voyageur se demande encore où se trouve la ville, lorsqu'il a déjà depuis longtemps pénétré dans l'enceinte. Mais qu'il monte sur la butte calcaire qui porte l'ancien château vénitien de Rosapha! et le plus admirable panorama se déroulera sous son regard. Les dômes de Skodra, ses vingt minarets, la riche verdure de sa plaine, son amphithéâtre de montagnes étrangement découpées, son lac étincelant au soleil et les eaux sinueuses du Drin et de la Boïana forment un spectacle d'une rare magnificence. La mer, quoique peu éloignée, manque pourtant à ce tableau 29.

Note 29: (retour) Villes principales de l'Albanie, avec leur population approximative:
          Prisrend........... 46,000 hab.
          Skodra............. 35,000  »
          Janina............. 25,000  »
          Djakova............ 28,000  »
          Ipek............... 20,000  »
          Elbassan........... 12,000  »
          Pristina........... 11,000  »
          Berat.............. 11,000  »
          Tirana............. 10,000  »
          Goritzu............ 10,000  »
          Argyro-Kastro......  8,000  »
          Provesa............  7,000  »


V

LES ALPES ILLYRIENNES ET LA SLAVIE TURQUE

La Bosnie, à l'angle nord-ouest de la Turquie, est la Suisse de l'Orient européen, mais une Suisse dont les montagnes ne s'élèvent pas dans la région des neiges persistantes et des glaces. Les chaînes de la Bosnie et de sa province méridionale, l'Herzégovine, ont sur une grande partie de leur développement beaucoup de ressemblance avec celles du Jura. Comme les monts de la Suisse occidentale, elles sont composées principalement de roches calcaires qui se développent en longs remparts parallèles, hérissés ça et là de crêtes aiguës. Comme les renflements du Jura, les chaînes bosniaques sont aussi de hauteurs inégales et, dans leur ensemble, affectent la forme d'un plateau à sillons parallèles, disposés comme autant de degrés successifs, d'une pente idéale assez douce. La chaîne maîtresse de la Bosnie septentrionale est celle qui la sépare de la côte dalmate; d'autres bourrelets de montagnes plus basses vont en s'inclinant au nord-est vers les plaines de la Save. Cependant cette régularité générale des hauteurs de la Bosnie est interrompue par de nombreux accidents géologiques, formations schisteuses et calcaires d'origine ancienne, roches triasiques, dolomites, dépôts tertiaires, éruptions de serpentines. A l'est et au sud-est, plusieurs grandes vallées cratériformes séparent les monts bosniaques des massifs de la Serbie. La plus remarquable de toutes est la plaine de Novibasar, où viennent se rencontrer un grand nombre de torrents et qui commandent tous les passages de la contrée. C'est la clef stratégique de cette région de la Turquie: aussi le gouvernement turc veut-il en faire la station principale du futur réseau des chemins de fer du nord-ouest.

Presque toutes les chaînes de la Bosnie, qui continuent sur le territoire turc le système alpin de la Carniole et de la Croatie autrichienne, s'élèvent à mesure qu'elles avancent vers le midi de la Péninsule. Leur hauteur moyenne, qui d'abord n'atteint pas même un millier de mètres, se redresse de moitié vers le milieu de la Bosnie, et sur la frontière du Monténégro la masse dolomitique du Dormitor hausse ses pyramides blanches à plus de deux kilomètres et demi Autour de cette belle montagne, que l'on a vainement essayé de gravir, le pays a pris le caractère général d'un plateau percé de cavités profondes, les unes ouvertes d'un côté, comme les «auges» de l'Herzégovine, les autres complètement entourées de rochers, comme les vallées du Montenegro. Mais à l'est les chaînes se continuent régulièrement en exhaussant de plus en plus leurs cimes et forment enfin un large massif de montagnes, celui de Prokletia ou des monts Maudits, le plus considérable de la Turquie tout entière, et l'un de ceux d'où les eaux s'épanchent en plus grande abondance: c'est le petit Saint-Gothard des Alpes illyriennes. Presque au centre de ce massif s'ouvre, comme un énorme cratère, un bassin, au fond duquel reposent les eaux du lac de Plava. Les hauts sommets qui se dressent autour de cet abîme offrent ça et là des plaques de neige, même en été. Toutefois le Kom, qui est le plus élevé de tous, se débarrasse des frimas chaque année, grâce à son isolement et au souffle des vents chauds de l'Afrique auxquels il est exposé. Le Kom dispute à l'Olympe de Thessalie et aux cimes les plus hautes du Rhodope l'honneur d'être le géant des montagnes de la Péninsule; les marins qui voguent au loin sur l'Adriatique, distinguent parfaitement sa double pointe par-dessus les plateaux du Montenegro. Plusieurs voyageurs l'ont escaladé sans peine, à cause de la faible pente de ses croupes élevées 30.

Note 30: (retour)
          Kom.............. 2,850 mètres.
          Dormitor......... 2,700   »
          Glieb............ 1,760   »

De même que les rivières du Jura, celles de la Bosnie, l'Una, le Verbas, la Bosna, ont leur cours tracé d'avance par les rangées parallèles des monts; elles doivent nécessairement couler du sud-est au nord-ouest dans les sillons qui leur sont ménagés. Mais, comme le Jura, les remparts crétacés de la Bosnie sont interrompus de distance en distance par d'étroites fissures ou «cluses» dans lesquelles les eaux se jettent par un écart soudain, pour aller couler au fond d'un autre sillon. Bien différentes des rivières qui serpentent dans les plaines, celles des monts bosniaques changent successivement de vallées par de brusques détours à angles droits: tour à tour paisibles et furieuses, elles s'abaissent de degré en degré jusqu'à ce qu'elles atteignent enfin la Save, qui les reçoit dans son vaste lit. Une seule rivière, la Narenta, dont le cours aux soudaines volte-face offre beaucoup de ressemblance avec celui du Doubs français, trouve une série de cluses favorables qui lui permettent de s'épancher à l'ouest vers l'Adriatique. Tous les autres torrents, obéissant à la pente générale du sol, descendent vers le Danube. Leurs vallées aux soudains lacets devraient servir de chemins naturels pour gagner les plateaux, mais la plupart des gorges sont difficiles d'accès, et tant qu'on n'y aura pas construit de grandes routes, comme dans les cluses du Jura, on sera obligé, en maints endroits, d'escalader les hauts remparts qui séparent les combes et leurs villages. Ce manque de communications directes et faciles est ce qui rend les opérations militaires en Bosnie si pénibles et si périlleuses. C'est à l'est de tous ces massifs, dans là région où s'entremêlent les sources du Vardar et de la Morava, que passaient et repassaient les armées. Là s'étend le lit desséché d'un ancien lac que parcourt la Sitnitza, un des affluents supérieurs de la Morava serbe: c'est la plaine de Kossovo, le triste «Champ des Merles», dont le nom réveille de douloureux souvenirs dans les coeurs de tous les Slaves méridionaux. Là succomba la puissance serbe, en 1389; si l'on devait en croire les vieux chants héroïques, plus de cent mille hommes y périrent en un jour. Il y aura bientôt cinq cents ans qu'eut lieu le grand désastre, mais les Slaves n'ont cessé d'appeler de leurs voeux le jour de la vengeance, et c'est à Kossovo même, dans le champ où furent écrasés leurs ancêtres, qu'ils espèrent reconquérir l'indépendance de leur race entière. Les grottes, les entonnoirs, les rivières souterraines complètent la ressemblance des montagnes de la Bosnie avec celles du Jura. On y rencontre ça et là parmi les rochers des trous d'effondrement de 20 à 30 mètres de profondeur, semblables à des cratères. Mainte rivière que l'on voit jaillir soudain de la base d'une colline, en une puissante fontaine d'eau bleue, coule pendant quelques kilomètres, puis disparaît tout à coup sous un portail de rochers. Les plateaux de l'Herzégovine surtout sont riches en phénomènes de ce genre. Gomme dans le Montenegro voisin, le sol y est percé de gouffres ou ponor, au fond desquels disparaissent les eaux de pluie. Les vallées «aveugles» et les «auges» offrent partout les traces de courants d'eau et de lacs temporaires; même, de temps en temps, pendant les saisons pluvieuses, les réservoirs souterrains débordent à la surface; mais, d'ordinaire, les habitants sont obligés de recueillir l'eau dans les citernes, ou d'aller la chercher à de grandes distances. D'ailleurs le régime hydrographique de cette contrée fendillée dans tous les sens peut changer d'année en année: tel lac indiqué sur les cartes n'existe plus, parce que les galeries intérieures de la roche se sont dégagées des alluvions qui les obstruaient; tel autre lac est de formation nouvelle, parce que des conduits se sont oblitérés. Rien de plus curieux que le cours de la Trebintchitza, dans l'Herzégovine occidentale. Elle paraît, disparaît, pour reparaître encore: un de ses bras, tantôt visible, tantôt caché, va s'unir à la Narenta, en traversant la plaine de Kotesi, tour à tour campagne altérée et beau lac plein de poissons. D'autres émissaires, passant par-dessous les montagnes, jaillissent au bord de la mer en magnifiques fontaines, dont l'une est la fameuse Ombla, qui se déverse dans la rade de Gravosa, au nord de Raguse.

«Là où finissent les pierres et où commencent les arbres, là commence la Bosnie,» disaient autrefois les Dalmates; mais déjà certaines régions bosniaques ont perdu leur végétation. Ainsi les plateaux de l'Herzégovine, de même que ceux du Monténégro et que les montagnes de la Dalmatie, sont presque entièrement dépouillés de leurs forêts; toutefois la Bosnie proprement dite est encore admirablement boisée. Près de la moitié du territoire est couverte de forêts; dans les plaines, il est vrai, les bois, où le paysan porte la hache à son gré, sont en maints endroits réduits à l'état de broussailles; mais dans la région des montagnes, les forêts, encore vierges, sont composées de grands arbres. Les principales essences d'Europe sont représentées dans ces bois magnifiques, le noyer, le châtaignier, le tilleul, l'érable, le chêne, le hêtre, le frêne, le bouleau, le pin, le sapin, le mélèze; malheureusement les spéculateurs autrichiens profitent des routes, qui commencent à pénétrer dans l'intérieur du pays, pour dévaster et détruire ces forêts, qu'il faudrait aménager avec soin. On entend rarement les oiseaux chanteurs dans ces grands bois, mais les animaux sauvages y sont nombreux: ours, sangliers et chevreuils y trouvent leur abri; on y tue tant de loups que leurs peaux sont un des articles importants du commerce de la Bosnie. Prise dans son ensemble, la contrée est d'une admirable fertilité: c'est une des terres promises de l'Europe par l'extrême fécondité de ses vallées; peu de régions ont aussi plus de grâce champêtre. La vallée dans laquelle se trouvent les deux cités de Travnik et de Serajevo est surtout célèbre par le charme de ses paysages. En certains districts, notamment sur les frontières de la Croatie et dans le voisinage de la Save, de grands troupeaux de porcs, à peu près libres, errent au milieu des forêts de chênes: de là le nom de «pays des cochons», donné par les Turcs en dérision à toute la Basse-Bosnie.

A l'exception des Juifs, des Tsiganes et de quelques Osmanlis, fonctionnaires, soldats et marchands, qui vivent dans les villes les plus populeuses de la Bosnie, tous les habitants des Alpes illyriennes sont de race slave. Près de la frontière autrichienne, dans la Kraïna, ils se disent Croates, et le sont en effet; mais ils diffèrent à peine de leurs voisins les Serbes bosniaques et des Raïtzes ou Slaves de la Rascie, devenue actuellement le sandjak de Novibazar: leur pays est la terre classique de ces piesmas ou chants populaires dans lesquels les Slaves méridionaux trouvent le dépôt, sacré pour eux, de leurs traditions nationales. Les habitants de l'Herzégovine sont peut-être ceux qui ont le type spécial le plus caractérisé. Ils descendent, paraît-il, d'immigrants slaves, venus, au septième siècle, des bords de la Vistule; de même que leurs voisins les Monténégrins, ils ont un parler bien plus vif que les Serbes proprement dits; ils emploient aussi de nombreuses tournures de phrase particulières, et plusieurs mots italiens se sont glissés dans leur langage.

Si les Bosniaques sont, pour la plupart, unis par l'origine, ils sont divisés par la religion, et c'est de là que provient leur état de servitude politique. Au premier abord, il semble en effet très-étonnant que les Slaves de la Bosnie n'aient pas réussi, comme leurs frères Serbes, à secouer le joug des Ottomans. Ils sont beaucoup plus éloignés de la capitale de l'empire, et leurs vallées sont d'un accès bien autrement difficile que les campagnes de la Serbie. Leur pays tout entier peut être comparé à une immense citadelle, dont le mur le plus élevé se dresse précisément au midi, comme pour défendre l'entrée aux Osmanlis. Une fois ce rempart escaladé, il faudrait forcer successivement chaque défilé de rivière, gravir chacune des crêtes parallèles des monts; en mille endroits, quelques hommes devraient suffire pour forcer à la retraite des bataillons entiers. Le climat lui-même devrait servir à protéger la Bosnie contre les Turcs, car il diffère beaucoup de celui du reste de la Péninsule; les pentes inclinées vers le nord et les barrières de montagnes, qui arrêtent au passage les tièdes courants atmosphériques, donnent à la Bosnie une température bien plus froide que ne le comporte la latitude de la contrée. Et pourtant, malgré les avantages que présentent le sol et le climat au point de vue de la défense, toutes les tentatives de révolte qu'on a faites contre les Turcs ont lamentablement échoué. C'est que les musulmans et les chrétiens bosniaques sont ennemis les uns des autres, et que, parmi les chrétiens eux-mêmes, les catholiques grecs, régis par leurs popes, et les catholiques de Rome, qui obéissent aveuglément à leurs prêtres franciscains, se détestent et se trahissent mutuellement. Étant divisés, ils sont forcément asservis et l'abjection de la servitude les a rendus pires que leurs oppresseurs.

Les musulmans de la Bosnie, qui se donnent à eux-mêmes le nom de Turcs, repoussé comme désobligeant par les Osmanlis du reste de l'empire, ne sont pas moins Slaves que les Bosniaques des deux confessions chrétiennes, et comme eux ils ne parlent que le serbe, quoiqu'un grand nombre de mots turcs se soient glissés dans leur idiome. Ce sont les descendants des seigneurs qui se convertirent à la fin du quinzième siècle, et surtout au commencement du seizième, afin de conserver leurs privilèges féodaux. Parmi leurs ancêtres, les «Turcs» de Bosnie comptent aussi nombre de brigands fameux qui se hâtèrent de changer de religion pour continuer sans péril leur métier de pillards; enfin les serviteurs immédiats des chefs durent se convertir de force. L'apostasie donna aux seigneurs plus de pouvoir sur le pauvre peuple qu'ils n'en avaient eu jusqu'alors; la haine de caste s'ajoutant à la haine religieuse, ils dépassèrent bientôt en fanatisme les Turcs mahométans et réduisirent les paysans chrétiens à un véritable esclavage: on montre encore, près d'une porte de Serajevo, le poirier sauvage où les notables de l'endroit allaient de temps en temps se donner le plaisir de pendre quelque malheureux raya. Beys ou spahis, les Bosniaques mahométans forment l'élément le plus rétrograde de la vieille Turquie, et maintes fois, notamment en 1851, ils se sont révoltés pour maintenir dans toute sa violence leur ancienne tyrannie féodale. Comme cité musulmane, Serajevo, placée directement sous la protection de la sultane-mère, jouissait de privilèges exorbitants: elle formait un État dans l'État, plus ennemi des chrétiens que la Sublime Porte.

Encore de nos jours, les musulmans bosniaques possèdent beaucoup plus que leur part proportionnelle des propriétés foncières. Le sol est divisé en spahiliks ou fiefs musulmans, qui se transmettent, suivant l'usage slave, non par droit d'aînesse, mais indivisiblement à tous les membres de la famille; ceux-ci choisissent pour chef, soit le plus âgé d'entre eux, soit le plus brave, lorsqu'il s'agit de marcher au combat. Quant aux paysans chrétiens, ils sont obligés de peiner pour la communauté musulmane, non plus comme serfs, mais comme journaliers travaillant au mois ou à la tâche; les plus fortunés ont une certaine part dans les bénéfices de l'association, mais ils en ont à supporter proportionnellement les plus grandes charges. Il est donc tout naturel que beaucoup de chrétiens, comme les Juifs en d'autres pays, aient fui l'agriculture pour se livrer au trafic; presque tout le commerce se trouve entre les mains des catholiques grecs et romains de l'Herzégovine et de leurs coreligionnaires étrangers de l'Autriche slave. Les Juifs espagnols, groupés en communautés dans les villes principales, font aussi leur trafic ordinaire de petit négoce et de prêts sur hypothèques. De tous les Israélites réfugiés d'Espagne ce sont probablement ceux qui se sont le moins laissé entamer par le milieu qui les entoure: ils parlent toujours espagnol entre eux et prononcent le nom de leur ancienne patrie avec une tendresse de fils.

Actuellement le nombre des musulmans de Bosnie n'est guère que le tiers de la population totale; il paraît que l'élément mahométan reste stationnaire, si même il ne diminue, tandis que l'élément chrétien ne cesse d'augmenter par la fécondité plus grande des familles. D'après quelques auteurs, la rareté relative des enfants dans les maisons musulmanes devrait être attribuée aux avortements, qui se pratiquent sans remords dans les familles de Bosniaques converties au Coran. Il semble étonnant que cette pratique déplorable puisse être assez commune pour expliquer la grande différence d'accroissement qui existe entre les deux groupes de population. On se demande s'il ne faudrait pas voir plutôt dans ce phénomène l'effet du bien-être relatif des musulmans et de la prudence que leur impose leur condition de propriétaires 31.

Note 31: (retour) Population de la Bosnie en 1872 (d'après Blau):
                                 Bosnie. Herzégovine. Rascie. Ensemble:
Chrétiens. Catholiques grécs.   360,000  130,000     100,000  590,000
    »            »     romains. 122,000   12,000       ---    164,000
Musulmans............           300,000   55,000      23,000  378,000
Tsiganes.............             8,000    2,500       1,800   12,300
Juifs................             5,000      500         200    5,700
                                                            ---------
                                        TOTAL........       1,150,000

Du reste, les Bosniaques de toute secte et de toute religion possèdent les mêmes qualités naturelles que les autres Serbes leurs frères, et tôt ou tard, quelle que doive être leur destinée politique, ils s'élèveront, comme peuple, au même niveau d'intelligence et de valeur. Ils sont francs et hospitaliers, braves au combat, travailleurs, économes, portés à la poésie, solides dans leurs amitiés, constants en amour; les mariages sont respectés, et même les Bosniaques musulmans repoussent la polygamie que leur permet le Coran; ceux de l'Herzégovine ne tiennent pas non plus leurs épouses enfermées, et dans nombre de villages toutes les maisons ont une porte de derrière, afin que les femmes puissent «voisiner» sans passer dans la rue; il est vrai que dans la Bosnie du Nord les musulmanes sont tellement empaquetées dans des linceuls blancs qu'elles ressemblent à des fantômes; leurs yeux mêmes sont à demi voilés, de sorte qu'elles voient au plus à trois pas devant elles. En dépit de leurs bonnes qualités, que de barbarie, que d'ignorance, de superstitions et de fanatisme subsistent à la fois chez les chrétiens et les mahométans! D'incessantes guerres, la tyrannie d'un côté, la servitude de l'autre, ont ensauvagé leurs moeurs; le manque de routes, les forêts et les rochers de leurs montagnes les ont tenus éloignés de toute influence civilisatrice. Ils n'ont presque point d'écoles; ça et là quelques couvents en tiennent lieu: mais que peuvent apprendre les enfants auprès de moines qui ne savent rien eux-mêmes, si ce n'est chanter des hymnes? Aux portes mêmes de la ville de Serajevo se trouve une grotte que le peuple croit être une «retraite des nymphes». Enfin le raki ou slivovitza, dont les Bosniaques font une énorme consommation, a contribué à les maintenir dans leur état d'abrutissement: on a calculé que les habitants de la Bosnie, y compris les enfants et les femmes, boivent en moyenne chacun cent trente litres d'eau-de-vie de prunes par an.

On s'étonne que, dans un pays encore aussi barbare, il existe des cités fort actives; mais la contrée est tellement riche en productions naturelles, qu'un certain commerce intérieur a dû se développer; isolées comme elles le sont, les populations de la Bosnie doivent se suffire à elles-mêmes, moudre leur propre grain au moyen de moulins à hélice, depuis longtemps inventés par eux, fabriquer leurs propres armes, leurs étoffes, leurs instruments en fer; de là un certain mouvement industriel dans les villes les mieux placées comme marchés d'approvisionnement, surtout dans la capitale, Serajevo ou Bosna-Seraï, et dans l'ancien chef-lieu, la charmante cité de Travnik, si pittoresquement bâtie en amphithéâtre au pied de son ancien château. Banjalouka, qu'une voie ferrée réunit à la frontière autrichienne, a quelque commerce d'échange avec la Croatie; Touzla extrait le sel de ses sources abondantes; Zvornik, qui surveille la frontière serbe, est un lieu d'entrepôt pour les deux pays limitrophes; Novibazar commerce avec l'Albanie; Mostar, Trebinjé importent quelques denrées du littoral dalmate. D'ailleurs ce n'est pas seulement l'appel de l'industrie et du commerce qui a peuplé ces villes, l'insécurité des campagnes y a aussi contribué pour une forte part. Il n'est pas dans toute l'Europe, à l'exception de l'Albanie voisine et des régions polaires de la Scandinavie et de la Russie, une seule région qui soit aussi rarement visitée que le pays des Bosniaques, et cet isolement ne cessera point, tant que le chemin de fer international de Zagreb à Salonique et à Constantinople n'aura pas fait de cette contrée l'une des grandes routes des nations 32.

Note 32: (retour) Villes principales de la Bosnie, avec leur population approximative:
Serajevo........... 50,000 hab.   Novibazar..........  9,000 hab.
Banjaloukn......... 18,000  »     Trebinjé...........  9,000  »
Zvonik............. 14,000  »     Mostar.............  9,000  »
Travnik............ 12,000  »     Touzla.............  7,000  »



VI

LES BALKHANS, LE DESPOTO-DAGH ET LE PAYS DES BULGARES

Le plateau central de la Turquie, que dominent à l'ouest les hautes cimes du Skhar, est une des régions les moins étudiées de la Péninsule, bien que ce soit précisément la contrée où viennent se croiser les routes diagonales de Thrace en Bosnie et de la Macédoine au Danube. Ce plateau de la Moesie supérieure, ainsi désigné par les géographes à défaut d'un nom local, est une vaste table granitique, d'une élévation moyenne de six cents mètres; plusieursplaninas ou chaînes de montagnes, d'un effet peu grandiose à cause de la hauteur du piédestal qui les porte, en accidentent la surface; ça et là se dressent quelques coupoles de trachyte, restes d'anciens volcans. Jadis de nombreux lacs emplissaient toutes les dépressions du plateau. Ils ont été graduellement comblés par les alluvions ou vidés par les rivières qui en traversent le bassin, mais on en reconnaît encore parfaitement les contours. Parmi ces fonds lacustres, transformés en fertiles campagnes, il faut citer surtout les plaines de Nich, de Sofia, d'Ichtiman.

Le groupe superbe des montagnes syénitiques et porphyriques de Vitoch forme le bastion oriental du plateau de la Moesie. C'est immédiatement à l'est que s'ouvre la profonde vallée de l'Isker, qui, plus bas, traverse le bassin de Sofia et perce toute l'épaisseur des Balkhans pour aller se jeter dans le Danube. Naguère encore on croyait que le Vid, autre tributaire du grand fleuve, passait également d'outre en outre à travers les Balkhans, et sur la plupart des cartes cette percée imaginaire est soigneusement figurée; mais, ainsi que le voyageur Lejean l'a constaté le premier, le Vid prend tout simplement sa source sur le versant danubien des monts. La haute vallée de l'Isker et le bassin de Sofia peuvent être considérés comme le véritable centre géographique de la Turquie d'Europe. Sofia est précisément le point où convergent, par les passages les plus faciles, le chemin du bas Danube par la vallée de l'Isker, celui de la Serbie par la Morava, ceux de la Thrace et de la Macédoine par la Maritza et le Strymon. Aussi le premier Constantin, frappé des grands avantages que présentait Sardica, la Sofia de nos jours, se demanda-t-il s'il n'y transférerait pas le siége de son empire. S'il eût fait choix de Sofia au lieu de Byzance, le cours de l'histoire eût été notablement changé.

Les Turcs donnent le nom de Balkhans à toutes les chaînes et à tous les massifs de la Péninsule, quelles que soient leur forme et leur direction; mais les géographes ont pris l'habitude de n'appliquer ce nom qu'à l'Haemus des anciens. Ce rempart de hauteurs commence à l'est du bassin de Sofia. Il ne constitue point une chaîne de montagnes dans le sens ordinaire du mot; il forme plutôt une espèce de haute terrasse doucement inclinée, ou s'abaissant par gradins vers les plaines danubiennes, tandis que sur le versant méridional elle présente une déclivité rapide: on dirait que de ce côté le plateau s'est effondré. Les Balkhans n'offrent donc l'apparence d'une chaîne que sur une seule de leurs faces. D'ailleurs, même vu des plaines et des anciens bassins lacustres qui s'étendent au sud, le profil de ses crêtes paraît très-faiblement ondulé; on n'y remarque point de brusques saillies ni de pyramides rocailleuses; les cimes se développent en croupes allongées sur tout l'horizon du nord. Les monts porphyriques de Tchatal, qui se dressent au sud de la chaîne principale, entre Kezanlik et Slivno, font seuls exception à cette douceur de contours; quoique inférieurs en élévation aux sommets des Balkhans, ils étonnent par leurs parois abruptes, leurs crêtes déchiquetées, leur chaos de rochers amoncelés. Le contraste est grand entre ce puissant massif de roches éruptives et les coteaux de marnes calcaires qui se groupent à l'entour.

L'uniformité des pentes septentrionales du Balkhan est telle, qu'en maints endroits on peut s'élever jusqu'à la croupe la plus haute sans avoir encore vu les montagnes. Lorsque l'Haemus sera déboisé, si, par malheur, les populations ont l'inintelligence de couper les forêts des hauteurs, ses pentes et ses ondulations perdront singulièrement de leur charme; mais, avec la parure de végétation qui l'embellit encore, le haut Balkhan est parmi les contrées les plus gracieuses de la Turquie. Des eaux courantes, ruissellent dans tous les vallons, au milieu de pâturages aussi verts que ceux des Alpes; les villages, assez nombreux, sont ombragés par les hêtres et les chênes; l'aspect des monts est partout souriant; ainsi que le dit un voyageur, la nature est vraiment «paradisiaque». En revanche, les plaines qui s'étendent vers le Danube sont nues, désolées; on n'y voit pas un arbre. Manquant de bois de chauffage, n'ayant pour tout combustible que de la bouse de vache séchée au soleil, les indigènes sont obligés de se creuser des tanières dans le sol, afin de passer plus chaudement l'hiver.

Du bassin de Sofia à celui de Slivno, le noyau des Balkhans est formé de roches granitiques, mais les diverses terrasses en gradins qui vont en s'abaissant vers le Danube offrent toute une série d'étages géologiques, depuis les terrains de transition jusqu'aux formations quaternaires. Les diverses roches de l'époque crétacée sont celles qui occupent le plus de largeur dans cette région de la Bulgarie; ce sont également celles que les rivières descendues des Balkhans découpent de la manière la plus pittoresque en cirques et en défilés. D'anciennes forteresses gardent les passages de toutes ces vallées, et des villes sont assises à leur débouché dans la plaine. Tirnova, l'antique cité des tsars de Bulgarie, est la plus remarquable de ces vieilles citadelles de défense entre la plaine et la montagne. A son issue des Balkhans, la Iantra se déroule, comme un ruban qui flotte, en sept méandres ployés et reployés, au-dessus desquels s'élèvent de hautes falaises en amphithéâtre et deux iles de rochers, jadis hérissées de murailles et de tours. Les maisons de la ville recouvrent les talus et s'allongent en faubourgs à la base des rochers abrupts.

Sur le versant septentrional des Balkhans, on remarque un singulier parallélisme entre tous les accidents du sol: croupes des grandes montagnes, cimes des chaînons secondaires, limites des formations géologiques, lignes de failles où se produisent les méandres des rivières, enfin le cours du Danube lui-même affectent la même direction régulière de l'ouest à l'est. Par suite, chacune des vallées parallèles qui descendent des Balkhans offre à peu près mêmes gorges, mêmes bassins, mêmes séries de méandres; les populations y sont distribuées de la même manière; les villes et les villages y occupent des positions analogues. La vallée du Lom présente seule une exception remarquable: elle débouche dans celle du Danube à Roustchouk, après avoir coulé du sud-est au nord-ouest. Les vergers, les charmants jardins de ses bords sont limités des deux côtés par des parois calcaires d'une trentaine, de mètres de hauteur moyenne, dont la blancheur éblouit à travers la verdure.

La symétrie générale serait presque complète dans la Turquie du nord, si le petit groupe des collines arides, presque inhabitées, de la Dobroudja ne forçait le Danube à faire un brusque détour, avant d'entrer dans la mer Noire. Ces hauteurs, dont quelques sommets dépassent 500 et même 400 mètres, prennent un aspect d'autant plus grandiose qu'elles s'élèvent au milieu des îles et des marécages du delta danubien; à première vue, le voyageur leur donnerait une altitude beaucoup plus considérable. Il est probable qu'à une époque géologique antérieure, lorsque le niveau de la mer Noire était tout autre qu'il n'est aujourd'hui, le Danube passait au sud du massif de la Dobroudja, dans cette dépression de Kustendjé que l'on a utilisée pour y construire le premier chemin de fer inauguré en Turquie. Il est certain toutefois que, dans la période actuelle, le fleuve n'a pu se déverser par l'isthme de la Dobroudja, car, si des marécages en occupent la plus grande partie, le seuil de séparation s'élève au moins à une trentaine de mètres et la formation géologique en est déjà ancienne. Les Romains, craignant que les barbares ne pussent facilement se cantonner dans ce coin reculé de leur empire, avaient profité de la dépression méridionale de la contrée pour y construire une de ces lignes de fortifications que l'on appelle «Val de Trajan» dans tout l'Orient danubien. Des restes de murs, des fossés, des forts, des camps retranchés sont encore parfaitement visibles au bord des marécages et sur les pentes qui les dominent. Cette région de la Dobroudja était le «pays sauvage, la terre hyperboréenne», où le poëte Ovide, exilé de Rome, pleurait les splendeurs de la grande cité. Le port de Tomis, lieu de son bannissement, est devenu la ville de Constantiana, la Kustendjé de nos jours.

Au bord du golfe de Bourgas, qui forme la partie la plus occidentale de la mer Noire, se dressent de belles montagnes de porphyres éruptifs qui se terminent par le superbe cap d'Émineh, et que l'on a souvent considérées comme le prolongement oriental des Balkhans, mais à tort. En réalité, elles sont un groupe distinct, comme le massif de la Dobroudja; l'ancien bassin lacustre de Karnabat, où l'on construit maintenant une ligne de chemin de fer, les sépare du système de l'Haemus. De même les plateaux et les monts granitiques de Toundcha et de Strandcha, qui dominent au nord la grande plaine de la Thrace, sont en réalité des formations indépendantes. Les Balkhans méridionaux n'ont de ramifications et de contre-forts que du côté de l'ouest, où ils se rattachent aux massifs du Rhodope par les monts d'Ichtiman, les divers groupes de Samakov; si riches en minerais de fer et en sources thermales, et d'autres chaînons transversaux. Dans son ensemble, tout le bassin supérieur de la rivière Maritsa, entre le Balkhan et le Rhodope, a la forme d'un triangle allongé, dont le sommet, pointant vers la plaine de Sofia, indique la jonction des deux systèmes. Des lacs, remplacés par des fonds d'une merveilleuse fertilité, occupaient autrefois le grand espace triangulaire et les cavités latérales. Les cols de séparation, au sommet du triangle, sont naturellement des points stratégiques et commerciaux d'une extrême importance. L'un d'eux, où l'on voit encore les ruines d'une célèbre «porte de Trajan» et qui en garde toujours le nom, servait de passage à la grande voie militaire des Romains, et c'est là aussi que la principale ligne de fer franchira le seuil, entre les deux versants de la Péninsule. Là est le vrai portail de Constantinople, et depuis les temps les plus reculés de l'histoire les peuples ont combattu pour en avoir la possession. Des buttes tumulaires qui parsèment en grand nombre les vallées avoisinantes témoignent des luttes qui ont eu lieu dans ce pays des Thraces.

Les monts Rhodope entre-croisent leurs rameaux avec ceux des Balkhans, et le passage le plus bas qui les sépare, celui de Dubnitsa, dépasse encore la hauteur d'un kilomètre. Le Rilo-Dagh, qui est le massif le plus élevé du Rhodope, en occupe précisément l'extrémité septentrionale et forme, suivant l'expression de Barth, «l'omoplate» de jonction. Il dresse à près de 3,000 mètres, bien au-dessus de la zone de végétation forestière, les dents, les aiguilles, les pyramides rocheuses de son pourtour et les tables mal nivelées de son plateau suprême, si différentes des croupes allongées des Balkhans. Mais, au bas de l'amphithéâtre imposant des grandes cimes nues, les sommets secondaires sont revêtus d'une belle végétation de sapins, de mélèzes, de hêtres, s'étalant en forêts, retraites des ours et des chamois, ou se disséminant en bosquets entremêlés de cultures; dans les vallons, des prairies, des vignobles et des groupes de chênes entourent les villages. De nombreux couvents, aux dômes pittoresques, sont épars sur les pentes: de là le nom turc de Despoto-Dagh ou de «mont des Curés» sous lequel on désigne généralement l'ancien Rhodope. Le Rilo-Dagh, célèbre aussi par ses riches monastères de Rilo ou Rila, a tout à fait l'aspect d'un massif des Alpes suisses. En hiver et au printemps, les nuages de la Méditerranée lui apportent une grande quantité de neige; mais eu été ces nuages se déversent seulement en pluies, qui font disparaître rapidement les restes d'avalanches des flancs de la montagne. Le spectacle de ces orages soudains est des plus remarquables. Dans l'après-midi, les brumes qui voilaient les hauts sommets s'épaississent peu à peu, et les lourdes nues cuivrées s'amassent sur les pentes. Vers trois heures, ils fondent en pluie; on les voit s'amincir graduellement: une cime se montre à travers une déchirure des vapeurs, puis une autre, puis une autre encore; enfin, quand le soleil va disparaître, l'air s'est purifié de nouveau, et les monts s'éclairent des reflets du couchant.

Au sud du Rilo-Dagh s'élève le massif de Perim ou Perin, qui lui est à peine inférieur en altitude: c'est l'antique Orbelos des Grecs et l'une de ces nombreuses montagnes où l'on montre encore les anneaux auxquels fut amarrée l'arche de Noé, quand s'abaissèrent les eaux du déluge; les musulmans s'y rendent en pèlerinage pour contempler ce lieu vénérable. Là est, du côté du sud, le dernier grand sommet du Rhodope. Au delà, la hauteur moyenne des monts s'abaisse rapidement, et, jusqu'aux bords de la mer Égée, ne dépasse guère 1000 et 1200 mètres. Par contre, l'ensemble des massifs granitiques dont se compose le système s'étend sur une énorme largeur, des plaines de la Thrace aux montagnes de l'Albanie. Des groupes d'anciens volcans, aux puissantes nappes de trachyte, accroissent encore l'étendue de la région montagneuse dépendant du Rhodope. Les fleuves qui descendent des plateaux du centre de la Turquie n'ont pu gagner la mer Égée qu'en sciant ces granits et ces laves par de profondes coupures: telle est, par exemple, la fameuse «Porte de Fer» du Vardar, devenue si célèbre sous son nom de Demir-Kapu, que jadis la plupart des cartes la marquaient au centre de la Turquie comme une ville considérable.

A l'ouest du Vardar, l'Axios des anciens Grecs, les massifs de montagnes cristallines, qui vont se rattacher aux systèmes du Skhar et du Pinde par des chaînons transversaux, prennent un aspect tout à fait alpin par la hauteur de leurs pics, neigeux pendant une grande partie de l'année. Ainsi le Gornitchova ou Nidjé, au nord des monts de la Thessalie, se dresse à 2000 mètres; le Peristeri, dont la triple cime et les croupes blanches, «semblables aux ailes éployées d'un oiseau,» s'élèvent immédiatement au-dessus de la ville de Monastir ou Bitolia, est plus haut encore. Ces divers massifs de l'antique Dardanie entourent des plaines circulaires ou elliptiques d'une grande profondeur, ouvertes comme de véritables gouffres au milieu de l'amphithéâtre des rochers: le plus remarquable est le bassin de Monastir, que le géologue Grisebach compare à un de ces énormes cratères découverts par le télescope à la surface de la lune. Presque toutes ces plaines ont gardé quelques marécages ou même un reste des lacs qui s'y étalaient autrefois: le plus grand est le lac d'Ostrovo. Celui de Castoria ressemble à la coupe emplie d'un volcan: au milieu s'élève une butte calcaire, reliée au rivage par un isthme où se groupent les pittoresques constructions d'une ville grecque.

D'après Viquesnel et Hochstetter, il ne se trouverait de boues glaciaires dans aucun de ces anciens bassins lacustres, et les flancs des montagnes qui les dominent ne présenteraient nulle part les traces du passage d'anciens fleuves de glace. Chose curieuse, tandis que tant de chaînes peu élevées, comme les Vosges et les monts d'Auvergne, ont eu leur période glaciaire, ni le Peristeri, ni le Rilo-Dagh, ni les Balkhans, sous une latitude à peine plus méridionale que les Pyrénées, n'auraient eu leurs ravins remplis par des glaciers mouvants! Ce serait là un phénomène des plus remarquables dans l'histoire géologique de l'Europe 33.

Note 33: (retour) Altitudes probables du pays des Bulgares, d'après Hochstetter, Viquesnel, Boué, Barth, etc.
Vitoch......................... 2,462  mètres
Balkhans, en moyenne........... 1,700    »
Tchatal........................ 1,100    »
Dobroudja......................   500    »
Porte de Trajan................   800    »
Col de Dubnitsa................ 1,085    »
Pointe de Lovnitsa (Rilo-Dagh). 2,900    »
Perim-Dagh..................    2,400    »
Gornitchova ou Nidjé........    2,000    »
Peristeri...................    2,848    »
Bassin de Sofia.............      522    »
Bassin de Monastir..........      555    »
Lac d'Ostrovo...............      514    »
Lac de Castoria.............      624    »

TIRNOVA
Dessin de H. Catenacci d'après une photographie.

Les fleuves proprement dits de la Péninsule coulent tous dans la région bulgare de l'Haemus et du Rhodope. La Bosnie n'a que de petites rivières parallèles s'écoulant vers la Save, l'Albanie n'a que des torrents à défilés sauvages, comme le Drin; les seuls cours d'eau de la Turquie que l'on puisse comparer aux fleuves tranquilles de l'Europe occidentale, la Maritsa, le Strymon ou Karasou, le Vardar, l'Indjé-Karasou, descendent du versant méridional des Balkhans et des massifs cristallins appartenant au système du Rhodope. D'ailleurs le régime n'en a pas été suffisamment étudié; on n'a pas encore évalué la quantité d'eau qu'ils déversent dans la mer et l'on n'a su les utiliser en grand ni pour la navigation ni pour l'arrosement des campagnes. Ils ont tous pour caractère commun de traverser des fonds d'anciens lacs, qui ont été graduellement changés par les alluvions en plaines d'une extrême fertilité. Le travail de comblement continue de s'accomplir sous nos yeux dans la partie inférieure de ces vallées fluviales: dans toutes s'étalent de vastes marais et même des lacs profonds qui se rétrécissent peu à peu et d'où l'eau du fleuve sort purifiée. D'après quelques auteurs, un de ces lacs, le Tachynos, que traverse le Strymon immédiatement avant de se jeter dans la mer Égée, serait le Prasias d'Hérodote, si fréquemment cité par les archéologues; ses villages aquatiques n'étaient autres, en effet, que des «palafittes» semblables à ceux dont on a trouvé les traces sur les bas-fonds de presque tous les lacs de l'Europe centrale.

Au nord de la Dobroudja bulgare, le Danube poursuit une oeuvre géologique en comparaison de laquelle les travaux de la Maritsa, du Strymon, du Vardar, sont presque insignifiants. Chaque année ce fleuve puissant, qui verse dans la mer près de deux fois autant d'eau que toutes les rivières de la France, entraîne aussi des troubles en quantités telles, qu'il pourrait s'en former annuellement un territoire d'au moins six kilomètres carrés de surface sur dix mètres de profondeur. Cette masse énorme de sables et d'argiles se dépose dans les marais et sur les rivages du delta, et quoiqu'elle se répartisse sur un espace très-considérable, cependant le progrès annuel des bouches fluviales est facile à constater. Les anciens, qui avaient observé ce phénomène, craignaient que le Pont-Euxin et la Propontide ne se transformassent graduellement en mers basses, semées de bancs de sable, comme les Palus-Moeotides. Les marins peuvent être rassurés, du moins pour la période que traverse actuellement notre globe, car si l'empiétement des alluvions continue dans la même proportion, c'est après un laps de six millions d'années seulement que la mer Noire sera comblée; mais dans une centaine de siècles peut-être l'îlot des Serpents, perdu maintenant au milieu des flots marins, fera partie de la terre ferme. Lorsqu'on aura mesuré l'épaisseur des terrains d'alluvion que le Danube a déjà portés dans son delta, on pourra, par un calcul rigoureux, évaluer la période qui s'est écoulée depuis que le fleuve, abandonnant une bouche précédente, a commencé le comblement de ces parages de la mer Noire.

D'ailleurs la grande plaine triangulaire dont le Danube a fait présent au continent n'est encore qu'à demi émergée; des lacs, restes d'anciens golfes dont les eaux salées se sont peu à peu changées en eaux douces, des nappes en croissant, méandres oblitérés du Danube, des ruisseaux errants qui changent à chaque crue du fleuve, font de ce territoire une sorte de domaine indivis entre le continent et la mer; seulement quelques terres plus hautes, anciennes plages consolidées par l'assaut des vagues marines, se redressent ça et là au-dessus de la morne étendue des boues et des roseaux et portent des bois épais de chênes, d'ormes et de hêtres. Des bouquets de saules bordent de distance en distance les divers bras de fleuve qui parcourent le delta en longues sinuosités, déplaçant fréquemment leur cours. Il y a dix-huit cents ans, les bouches étaient au nombre de six; il n'en existe plus que trois aujourd'hui.

Après la guerre de Crimée, les puissances victorieuses donnèrent pour limite commune à la Roumanie et à la Turquie le cours du bras septentrional, celui de Kilia, qui porte à la mer plus de la moitié des eaux danubiennes. Le sultan est ainsi devenu maître de tout le delta, dont la superficie est d'environ 2,700 kilomètres carrés; en outre, il possède celle des embouchures qui, de nos jours, donne seule de la valeur à ce vaste territoire. En effet, la Kilia est barrée à son entrée par un seuil de sables trop élevé pour que les navires, même ceux d'un faible tirant d'eau, osent s'y hasarder. La bouche méridionale, celle de Saint-George ou Chidrillis, est également inabordable. C'est la bouche intermédiaire, connue sous le nom de Soulina, qui offre la passe la plus facile, celle que depuis un temps immémorial pratiquaient tous les navires. Cependant le canal de la Soulina serait également interdit aux gros bâtiments de commerce, si l'art de l'ingénieur n'en avait singulièrement amélioré les conditions d'accès. Naguère la profondeur de l'eau ne dépassait guère deux mètres sur la barre pendant les mois d'avril, de juin et de juillet, et lors des crues elle était seulement de trois et quatre mètres. Au moyen de jetées convergentes, qui conduisent l'eau fluviale jusqu'à la mer profonde, on a pu abaisser de trois mètres le seuil de la barre, et des bâtiments calant près de six mètres peuvent en toute saison passer sans danger. Nulle part, si ce n'est en Écosse, à l'embouchure de la Clyde, l'homme n'a mieux réussi à discipliner à son profit les eaux d'une rivière. La Soulina est devenue un des ports de commerce les plus importants de l'Europe et en même temps un havre de refuge des plus précieux dans la mer Noire, si redoutée des matelots à cause de ses bourrasques soudaines. Il est vrai que ce grand travail d'utilité publique n'est point dû à la Turquie, mais à une commission européenne exerçant à la Soulina et sur toute la partie du Danube située en aval d'Isaktcha une sorte de souveraineté. C'est un syndicat international ayant son existence politique autonome, sa flotte, son pavillon, son budget, et, cela va sans dire, ses emprunts et sa dette. Le delta danubien se trouve ainsi pratiquement neutralisé au profit de toutes les nations d'Europe 34.

Note 34: (retour) Mouvement du port de Soulina, en 1873. 1,870 navires chargés, jaugeant 532,000 tonneaux. Valeur des exportations de céréales. 125,000,000 fr.

Le vaste espace quadrangulaire occupé par les systèmes montagneux de l'Haemus et du Rhodope et limité au nord par le Danube, environ la moitié de la Turquie, est le pays des Bulgares. Quoique le nom de Bulgarie soit appliqué officiellement au seul versant septentrional des Balkhans, la véritable Bulgarie s'étend sur un territoire au moins trois fois plus considérable.

Des bords du Danube inférieur aux versants du Pinde, tout le sol de la Péninsule appartient aux Bulgares, sauf pourtant les îlots et les archipels ethnologiques où vivent des Turcs, des Valaques, des Zinzares ou des Grecs. Au moyen âge, ils occupaient un territoire beaucoup plus vaste encore, puisque l'Albanie tout entière se trouvait dans les limites de leur royaume. Leur capitale était la ville d'Okrida.

Quelle est donc cette race qui, par le nombre et l'étendue de ses domaines, est certainement la première de la péninsule turque? Ceux que les Byzantins appelaient Bulgares et qui, dès la fin du cinquième siècle, vinrent dévaster les plaines de la Thrace, ces hideux ravageurs dont le nom, légèrement modifié, est devenu un terme d'opprobre dans las jargons de nos langues occidentales, étaient probablement de race ougrienne comme les Huns; leur langue était analogue à celle que parlent actuellement les Samoyèdes, et l'on pense qu'ils étaient les proches parents de ces peuplades misérables de la Russie polaire. Toutefois, depuis que ces conquérants farouches ont quitté les bords du Volga, auquel, suivant quelques auteurs, leurs ancêtres auraient dû leur nom, ils se sont singulièrement modifiés, et c'est en vain qu'on chercherait à découvrir chez eux les traces de leur ancienne origine. De Touraniens qu'ils étaient, ils sont devenus Slaves, comme leurs voisins les Serbes et les Russes.

La slavisation rapide des Bulgares est un des phénomènes ethnologiques les plus remarquables qui se soient opérés pendant le moyen âge. Dès le milieu du neuvième siècle, tous les Bulgares comprenaient le serbe, et, bientôt après, ils cessèrent de parler leur propre langue. A peine trouve-t-on encore quelques mots chazares dans leur idiome slave; ils parlent toutefois moins correctement que les Serbes, et leur accent est plus rude; n'ayant ni littérature ni cohésion politique, ils n'ont pu fixer leur langue et lui donner un caractère distinctif; c'est dans le district de Kalofer, au sud du Balkhan, que leur idiome a, dit-on, le plus de pureté. D'après quelques auteurs, la prodigieuse facilité d'imitation qui distingue les Bulgares suffirait à expliquer leur transformation graduelle en un peuple slavisé; mais il est beaucoup plus simple de supposer que, dans leurs flux et reflux de migrations et d'incursions guerrières, les Serbes conquis et les Bulgares conquérants se sont mélangés intimement, les premiers donnant leurs moeurs, leur langue, leurs traits distinctifs et les seconds imposant leur nom de peuple. Quoi qu'il en soit, il est certain que les populations de la Bulgarie font maintenant partie du monde slave. Avec les Rasces, les Bosniaques et les Serbes encore soumis à la domination turque, elles assurent à l'élément yougo-slave une grande prépondérance ethnologique dans la Turquie d'Europe. Si l'hégémonie de l'empire devait appartenir aux plus nombreux, c'est aux Serbo-Bulgares qu'elle reviendrait, et non point aux Grecs, ainsi qu'on le croyait naguère.

1.--Bulgare chrétien de Viddin.--2. Dames chrétiennes de Skodra.
--3. Bulgares musulmans de Viddin.--4. Bulgare de Koyoutépé.
Dessin de P. Fritel d'après une photographie

En général, les Bulgares sont plus petits que leurs voisins les Serbes, trapus, fortement bâtis, portant une tête solide sur de larges épaules. Beaucoup de voyageurs, entre autres Lejean, Breton lui-même, leur ont trouvé une ressemblance frappante avec les paysans de la Bretagne. En certains districts, notamment aux environs de Philippopoli, ils se rasent la chevelure, à l'exception d'une queue qu'ils laissent croître et tressent soigneusement à la façon des Chinois. Les Grecs, les Valaques se moquent d'eux, et mainte expression proverbiale les tourne en dérision comme inintelligents et grossiers. Ces moqueries sont injustes. Sans avoir la vivacité du Roumain, la souplesse de l'Hellène, le Bulgare n'en a pas moins l'esprit fort ouvert; mais l'esclavage a lourdement pesé sur lui, et dans les régions méridionales, où il est encore opprimé par le Turc, exploité par le Grec, il a l'air malheureux et triste; au contraire, dans les plaines du Nord et dans les villages reculés des montagnes, où il a moins à souffrir, il est jovial, porté au plaisir; sa parole est vivent sa repartie des plus heureuses. C'est aussi sur le versant septentrional des Balkhans que la population, peut-être à cause de son mélange intime avec les Serbes, présente le plus beau type de visage et s'habille avec le plus de goût. Plus beaux encore sont encore les Pomaris, qui habitent les hautes vallées du Rhodope, au sud de Philippopoli. Ces indigènes parlent slave et sont considérés comme Bulgares, mais ils ne leur ressemblent point: grands, bruns de chevelure, pleins d'élan et de gaieté, enthousiastes et poètes, on serait tenté plutôt de les prendre pour les descendants des anciens Thraces, surtout s'il est vrai que leurs chants héroïques célèbrent encore un Orphée, le divin musicien, charmeur des oiseaux, des hommes et des génies.

Pris dans leur ensemble, les Bulgares, surtout ceux de la plaine, sont un peuple pacifique, ne répondant nullement à l'idée qu'on se fait de leurs féroces ancêtres, les dévastateurs de l'empire byzantin. Bien différents des Serbes, ils n'ont aucune fierté guerrière; ils ne célèbrent point les batailles d'autrefois et même ils ont perdu tout souvenir de leurs aïeux. Dans leurs chants, ils se bornent à raconter les petits drames de la vie journalière ou les souffrances de l'opprimé, ainsi qu'il convient à un peuple soumis; l'autorité, représentée par le gendarme, le «modeste zaptié», joue un grand rôle dans leurs courtes poésies. Le vrai Bulgare est un paysan tranquille, laborieux et sensé, bon époux et bon père, aimant le confort du logis et pratiquant toutes les vertus domestiques. Presque toutes les denrées agricoles que la Turquie expédie à l'étranger, elle les doit au travail des cultivateurs bulgares. Ce sont eux qui changent certaines parties de la plaine méridionale du Danube en de vastes champs de maïs et de blé rivalisant avec ceux de la Roumanie. Ce sont eux aussi qui, dans les campagnes d'Eski-Zagra, au sud du Balkhaa, obtiennent les meilleures soies et le plus excellent froment de la Turquie, celui que l'on emploie toujours pour préparer le pain et les gâteaux servis sur la table du sultan. D'autres Bulgares ont fait de l'admirable plaine de Kezanlik, également située à la base de l'Haemus, la contrée agricole la plus riche et la mieux cultivée de toute la Turquie: la ville elle-même est entourée de noyers magnifiques et de champs de rosiers d'où l'on extrait la célèbre essence, objet d'un commerce si considérable dans tout l'Orient. Enfin les Bulgares qui habitent le versant septentrional des Balkhans, entre Pirot et Tirnova, ont aussi une grande activité industrielle. Là chaque village a son travail particulier: ici l'on fabrique des couteaux, ailleurs des bijoux en métal, plus loin les poteries, les étoffes, les tapis, et partout les simples ouvriers du pays donnent la preuve de leur grande habileté de main et de la pureté de leur goût. Un remarquable esprit d'entreprise se manifeste également parmi les Bulgares méridionaux du district de Monastir ou Bitolia. Dans ces régions reculées se trouvent des villes industrielles, en premier lieu Monastir elle-même, puis Kourchova, Florina, d'autres encore.

Ces Bulgares si pacifiques, si bien façonnés au travail et à la peine, commencent à se lasser de leur longue sujétion. Sans doute ils ne songent point à se révolter, et les quelques soulèvements qui ont eu lieu étaient le fait de quelques montagnards ou de jeunes gens revenus de Serbie ou des pays roumains avec l'enthousiasme de la liberté; mais si les Bulgares sont encore de dociles sujets, ils n'en relèvent pas moins peu à peu la tête; ils sa reconnaissent les uns les autres comme appartenant à la même nationalité; ils se groupent plus solidement, s'associent pour la défense commune. Après mille ans d'oubli de soi-même, le Bulgare se retrouve et s'affirme. C'est dans l'ordre religieux qu'il a fait le premier pas pour la reconquête de sa nationalité. Lors de l'invasion des Turcs, un certain nombre de Bulgares, les plus opprimés sans doute, se firent mahométans; mais, quoique visiteurs des mosquées, la plupart n'en ont pas moins gardé la religion de leurs pères, vénérant les mêmes fontaines sacrées et croyant aux mêmes talismans. Depuis la conquête, une faible proportion de la population bulgare s'est convertie au catholicisme occidental; mais la très-grande majorité de la race appartient à la religion grecque. Naguère encore, moines et prêtres grecs jouissaient de la plus grande influence; pendant de longs siècles d'oppression, les religieux avaient maintenu les vieilles traditions de la foi vaincue; par leur existence même, ils rappelaient vaguement un passé d'indépendance, et leurs églises étaient le seul refuge ouvert au paysan persécuté: de là le sentiment de gratitude que le peuple leur avait voué. Pourtant les Bulgares ne veulent plus être gouvernés par un clergé qui ne se donne même point la peine de parler en leur langue et qui prétend les soumettre à une nation aussi différente de la leur que le sont les Hellènes. Sans vouloir opérer de schisme religieux, ils veulent se soustraire à l'autorité du patriarche de Constantinople, comme l'ont fait les Serbes et même les Grecs du nouveau royaume hellénique: ils veulent constituer une Église nationale, maîtresse d'elle-même. Malgré les protestations dru «Phanar», le Vatican de Constantinople, malgré la mauvaise grâce du gouvernement, qui n'aime point à voir ses peuples s'émanciper, la séparation des deux Églises est à peu près opérée; le clergé grec a dû se retirer, même s'enfuir de quelques villes en toute hâte. L'événement se serait accompli beaucoup plus tôt si les femmes, plus attachées que les hommes aux anciens usages, n'avaient prolongé la crise, le moindre changement dans le rite ou dans le costume du prêtre leur paraissant une hérésie lamentable.

Quoique opérée contre les Grecs, cette révolution pacifique n'en est pas moins d'une grande portée contre les Turcs eux-mêmes. Les Bulgares, du Danube au Vardar, ont agi de concert dans une oeuvre commune; en dépit de leur sujétion, ils se sont essayés, sans le savoir peut-être, à devenir un peuple. C'est là un fait qui, en donnant plus de cohésion à la population de langue slave, ne peut que tourner au détriment des maîtres osmanlis. Ceux-ci sont relativement très-peu nombreux dans les campagnes du pays bulgare qui s'étendent à l'ouest de la vallée du Lom; mais dans les villes, surtout celles qui ont une grande importance stratégique, ils forment des communautés considérables. En outre, la plus grande partie de la Bulgarie orientale, entre le Danube et le golfe de Bourgas, est peuplée de Turcs et de Bulgares qui se sont tellement identifiés aux conquérants par la langue, le costume, les habitudes, la manière de penser, qu'il est impossible de les distinguer et qu'il faut les considérer en bloc comme les représentants de la nation turque. On n'y voit pas même un seul monastère chrétien, tandis qu'il s'y trouve plusieurs lieux de pèlerinage musulmans, en grande odeur de sainteté. C'est là que se trouve le plus solide point d'appui des Osmanlis dans toute la Péninsule; partout ailleurs les maîtres du pays ne sont que des étrangers.

Après l'élément turc, celui qui a le plus d'importance dans les pays bulgares est l'élément hellénique. Sur le versant septentrional des Balkhans, les Grecs sont peu nombreux, et leur influence dépasse à peine celle des Allemands et des Arméniens établis dans les villes. Au sud de l'Haemus, quoique en très-faible proportion relative, ils sont beaucoup plus répandus. On en voit dans chaque village un ou deux, qui vivent de négoce et pratiquent tous les métiers: ce sont les hommes indispensables de la localité; ils savent tout faire, sont prêts à tout mettent toutes les affaires en train, animent toute la population de leur esprit. Solidaires les uns des autres et formant dans le pays une grande franc-maçonnerie, toujours curieux de savoir, ils ne manquent jamais d'acquérir une influence bien supérieure à leur importance numérique: à peine sont-ils deux ou trois, qu'ils exercent déjà le rôle d'une petite communauté. D'ailleurs ils forment aussi ça et là quelques groupes considérables au milieu des Bulgares. Ils sont nombreux à Philippopoli et à Bazardjik; dans une vallée du Rhodope, ils possèdent à eux seuls une ville assez populeuse, Stenimacho: ni Turc ni Bulgare n'ont pu s'y établir. Les vestiges d'édifices antiques et le dialecte spécial des habitants, qui contient plus de deux cents mots d'origine hellénique et cependant inconnus au romaïque moderne, prouvent bien que depuis plus de vingt siècles au moins Stenimacho est une cité grecque; jugeant d'après une inscription en mauvais état, M. Dumont pense que ce serait une colonie de l'Eubée.

Le rôle d'initiateurs qu'ont les Grecs dans les pays bulgares du Midi, les Roumains le remplissent partiellement dans le Nord. En aval de Tchernavoda, et jusqu'à la mer, la population de la rive droite du Danube est en grande majorité composée de Valaques, devant lesquels reculent peu à peu les Turcs de ces contrées. Et tandis que de ce côté l'élément roumain ne cesse de s'accroître à l'appel du commerce, les avantages qu'offrent à l'agriculture les plaines situées à la base septentrionale des Balkhans attirent aussi dans ces régions de nombreuses colonies venues d'outre-Danube. Quoique les Bulgares eux-mêmes soient de bons agriculteurs, cependant les Valaques ne cessent d'empiéter et de gagner sur eux, comme ils le font aussi sur les Serbes, les Magyars et les Allemands dans les contrées voisines. Plus actifs, plus intelligents que les Bulgares, à la tête de familles plus nombreuses, les cultivateurs valaques «roumanisent» peu à peu les villages dans lesquels ils se sont installés. Les indigènes se laissent assimiler facilement, et dans l'espace d'une génération toute la population se trouve transformée de langue et de moeurs.

Bulgares et Turcs, Grecs et Valaques, et ça et là des colonies de Serbes et d'Albanais, des communautés d'Arméniens, des groupes assez nombreux de Juifs «Spanioles», comme ceux de la Bosnie et de Salonique, les commerçants européens des cités, des colonies de Roumains Zinzares et des bandes errantes de Tsiganes, réputés musulmans, font de la contrée des Balkhans un véritable chaos de nations; néanmoins la confusion est plus grande encore dans l'étroit réduit de la Dobroudja, situé entre le Bas-Danube et la mer. Là des Tartares Nogaïs, de même origine que ceux de la Crimée, viennent s'ajouter aux représentants de toutes les races qui se trouvent en Bulgarie. Ces Tartares, non mélangés comme le sont leurs frères de sang les Osmanlis, ont assez bien conservé leur type asiatique. Quoique agriculteurs, ils ont encore des goûts nomades et se plaisent à parcourir les collines et les plaines, à la suite de leurs troupeaux. Un khan héréditaire, soumis à l'autorité du sultan, les gouverne comme aux temps où ils vivaient sous la tente.

Après la guerre de Crimée, quelques milliers de Nogaïs, compromis par l'aide qu'ils avaient fournie aux alliés, quittèrent leur beau pays de montagnes et vinrent se grouper en colonies à côté de leurs compatriotes tartares de la Dobroudja. Par contre, environ dix mille Bulgares de la contrée, s'effrayant à la vue de ces Nogaïs de la Crimée qu'on leur avait dépeints, bien à tort, comme des êtres abominables de vices et de férocité, s'enfuirent de leur pays pour aller se mettre sous la protection du tsar, et les domaines qu'on leur assigna furent précisément ceux des Tartares émigres. Ce fut un échange de peuples entre les deux empires; malheureusement, les fuyards des deux nations eurent beaucoup à souffrir, dans leurs nouvelles patries, de l'acclimatement et de la misère; de part et d'autre, les maladies et le chagrin firent de nombreuses victimes. Bien plus lamentable encore fut le sort des Tcherkesses et des autres immigrants du Caucase, qui, soit fuyant les Russes, soit bannis par eux, vinrent, en 1864 et dans les années suivantes, demander un asile à la Porte! Ils étaient au nombre de quatre cent mille; ce ne fut donc pas sans peine qu'on put leur préparer Hësvïllages de refuge en Europe et dans la Turquie d'Asie. Le pacha que la Porte avait chargé de surveiller l'immigration prit soin d'installer les nouveaux venus dans les régions de la Bulgarie situées à l'ouest, espérant ainsi, mais en vain, rompre la cohésion ethnique des Serbes et des Bulgares. Naturellement, on força les «rayas» à leur céder des terres, à leur bâtir des villages et même des villes entières, à leur donner des animaux et des semences, mais on ne put aussi facilement leur inspirer l'amour du travail. En Bulgarie, ils ne trouvèrent qu'une hospitalité défiante, et bientôt désabusés, ils s'enfermèrent dans leur insolent orgueil et refusèrent de s'assouplir au labeur. On raconte que nombre de chefs, en arrivant dans la contrée, plantèrent leur épée dans le sol pour annoncer ainsi que la terre leur appartenait et que désormais la population leur était asservie. La faim, les épidémies, le climat si différent de celui de leurs montagnes, les firent périr en multitude; dès la première année, plus d'un tiers des réfugiés avait succombé.

Quant aux jeunes filles et aux enfants, il s'en fit un commerce hideux, et les bénéfices qu'en retirèrent certains pachas permirent de se demander si l'on n'avait pas à dessein affamé tout ce peuple. Les harems regorgèrent de jeunes Circassiennes, qui se vendaient alors en moyenne pour le quart ou le huitième de leur prix ordinaire. Constantinople, encombrée, versait son excédant sur la Syrie et l'Égypte. Maintenant que les maladies, l'oisiveté, le vice ont prélevé leur proie, la population tcherkesse s'est à peu près accommodée à son nouveau milieu. En dépit de leur communauté de religion avec les Turcs, les nouveaux venus s'associent facilement aux Bulgares et deviennent volontiers Slaves par le langage.

D'autres fugitifs, que la destinée n'a point traités aussi cruellement que les Circassiens, ont trouvé un asile dans cet étrange massif péninsulaire de la Dobroudja. Ce sont des Cosaques russes, des Ruthènes, des Moscovites «Vieux-Croyants», qui, vers la fin du siècle dernier, ont dû quitter leurs steppes afin de conserver leur foi religieuse. Plus tolérant que la chrétienne Catherine II, le padichah les recueillit généreusement et leur distribua des terres en diverses contrées de la Turquie d'Europe et d'Asie. Les colonies cosaques de la Dobroudja et du delta danubien ont prospéré: un de leurs établissements, qui borde les rives du Danube de Saint-Georges, est connu sous le nom de «Paradis de Cosaques». Leur principale industrie est celle de la pêche de l'esturgeon et de la préparation du caviar. Reconnaissants de l'hospitalité qui leur a été donnée, ces Russes ont vaillamment défendu leur patrie adoptive dans toutes les guerres qui ont éclaté entre le tsar et le sultan, mais ils ont eu d'autant plus à souffrir de la vengeance de leurs compatriotes, restés au service de la Russie. D'ailleurs ils ont conservé leur costume national, leur langage et leur culte, et ne se sont point mélangés avec les populations environnantes.

Une colonie de Polonais, quelques villages d'Allemands, situés sur la branche méridionale du delta danubien, un groupe de quelques milliers d'Arabes, enfin, les hommes de toute race accourus de l'Europe et de l'Asie vers le port de la Soulina, complètent cette espèce de congrès ethnologique de la Dobroudia. Mais la différence est grande entre les tribus diverses qui vivent isolées dans l'intérieur de la presqu'île et la population cosmopolite qui grouille dans la cité commerçante et dont tous les caractères de races finissent par se confondre en un même type.

Ce mélange qui se fait aux bouches du Danube entre Grecs et Francs, Anglais et Arméniens, Maltais et Russes, Valaques et Bulgares, ne peut manquer de se faire tôt ou tard dans le reste du pays, car il est peu de contrées en Europe où les grandes voies internationales soient mieux indiquées qu'en Bulgarie. Le premier de ces chemins des nations est le Danube lui-même, dont les villes turques riveraines, Viddin, Sistova, Roustchouk, Silistrie, acquièrent de jouf en jour une importance plus considérable dans le mouvement européen et qui se continue dans la mer Noire par des escales diverses, dont la principale est le beau port de Bourgas, très-important pour l'expédition des céréales. Mais cette voie naturelle n'est pas assez courte au gré du commerce; il a fallu l'abréger par un chemin de fer, qui coupe l'isthme de la Dobroudja, entre Tchernavoda et Kustandjé, puis par une voie ferrée plus longue, qui traverse toute la Bulgarie orientale, de Roustchouk au port de Varna, en passant à Rasgrad et près de Choumla. Un autre chemin de fer suivra le passage direct que la nature a ouvert du bas Danube à la mer Égée par la dépression des Balkhans, au sud de Choumla, et par les plaines où se sont bâties les villes de Jamboly et d'Andrinople. Plus à l'ouest, Tirnova, l'antique cité des tsars de Bulgarie, Kezanlik et Eski-Zagra, sont les étapes d'un autre chemin de jonction entre le Danube et le littoral de la Thrace.

Maintenant il s'agit d'éviter en entier les détours du fleuve, en adaptant aux besoins des échanges de continent à continent, soit la route de Bosnie à Salonique par Kalkhandelen, Uskiub, Keuprili et la basse vallée du Vardar, soit la grande voie que suivaient autrefois les légions romaines, entre la Pannonie et Byzance, et que les sultans avaient reprise au seizième siècle en faisant construire une grande route dallée de Belgrade à Rodosto; il faut détourner le courant commercial du Danube et lui donner le port de Constantinople pour embouchure directe. Grâce à leur admirable position géographique, sur cette voie du Danube au Bosphore, les anciennes grandes stations de route: Nich, la sentinelle placée aux frontières de la Serbie sur un affluent de la Morava; Sofia, l'antique Sardica, située sur l'Isker danubien; Bazardjik ou le «Marché», improprement désignée sous le nom de Tatar-Bazardjik, puisqu'il n'y a point de Tartares; la belle Philippopoli, à la «triple montagne» dominant le cours de la Maritza, sont destinées d'avance à devenir des centres importants dès qu'elles auront été définitivement rattachées à l'Europe. Peut-être les multitudes de voyageurs qu'entraîneront les convois verront-ils encore, près de, Nich, le hideux monument de Kele-Kalessi qui doit rappeler un grand fait de «gloire» aux générations futures? Ce trophée n'est autre qu'une tour bâtie avec les crânes des Serbes qui, pendant la guerre de l'indépendance, se firent sauter dans une redoute pour ne pas tomber vivants entre les mains de leurs ennemis. Un gouverneur de Nich, plus humain que ses prédécesseurs, voulut démolir cette abominable maçonnerie devant laquelle tout «raya» passe en frissonnant, mais les musulmans fanatiques s'y opposèrent; à côté jaillit pourtant une petite fontaine expiatoire, dont l'eau pure, symbole de réconciliation, doit abreuver en même temps les Slaves et les Osmanlis.

Une population aussi souple, aussi malléable que l'est la nation bulgare, modifiera certainement assez vite ses moeurs et ses habitudes sous l'influence du commerce et du va-et-vient des voyageurs. Elle a grand besoin de se relever. Les Albanais se sont ensauvagés par la guerre, les Bulgares ont été avilis par l'esclavage. Dans les villes surtout, ils étaient fort bas tombés. Les insultes que leur prodiguaient les musulmans, le mépris dont ils les accablaient avaient fini par les rendre abjects, méprisables à leurs propres yeux. Sur le versant méridional des Balkhans, dans les districts de Kezanlik et d'Eski-Zagra, les Bulgares, disent les voyageurs, étaient tout particulièrement abaissés. Démoralisés par la servitude et par la misère, livrés à la merci de riches compatriotes, les tchorbadjis, ou «les donneurs de soupes», ils étaient devenus des ilotes honteux et bas. Surtout les femmes bulgares des villes présentaient le spectacle de la plus honteuse corruption, et par leur impudeur, leur grossièreté, leur ignorance, méritaient toute la réprobation que faisaient peser sur elles les femmes musulmanes. Même au point de vue de l'instruction, les Turcs étaient naguère plus avancés que les Bulgares; leurs écoles étaient relativement plus nombreuses et mieux dirigées. Tous les villages des Osmanlis sont beaucoup mieux tenus, plus agréables à voir et à habiter que ceux des chrétiens.

Quoi qu'il en soit de la situation passée, les choses ont déjà changé. Peut-être, pris en masse, les Turcs ont-ils gardé sur les Bulgares l'immense supériorité que donnent la probité et le respect de la parole donnée; mais ils travaillent moins, ils se laissent paresseusement entraîner par la destinée, et peu à peu, de maîtres qu'ils étaient, ils perdent les positions acquises et tombent dans une pauvreté méritée. Dans les campagnes, la terre passe graduellement aux mains des «rayas»; dans les villes, ceux-ci ont presque entièrement accaparé le commerce. Enfin, chose bien plus importante encore, les Bulgares, comprenant la nécessité de l'instruction, se sont mis à fonder des écoles, des collèges, à faire publier des livres, à envoyer des jeunes gens dans les universités d'Europe. En certains districts, à Philippopoli, à Bazardjik, toutes les familles se sont même imposées volontairement pour faire sortir leurs enfants du bourbier de l'ignorance. Enfin, dans les collèges mixtes de Constantinople, ce sont régulièrement les jeunes Bulgares qui ont le plus de succès dans leurs études. C'est un grand signe de vitalité, qu'elle continue dans cette voie, et la race bulgare, qui depuis si longtemps avait été pour ainsi dire supprimée de l'histoire, pourra rentrer dignement sur la scène du monde 35.

Note 35: (retour) Villes principales des contrées bulgares, avec leur population approximative:
          Choumla................. 50,000 hab.
          Roustchoule............. 50,000  »
          Philîppopoli ou Felibe.. 40,000  »
          Honastir ou Bitolia..... 40,000  »
          Uskiub.................. 28,000  »
          Kalkhandelen............ 22,000  »
          Sofia................... 20,000  »
          Viddin.................. 20,000  »
          Sihilrie................ 20,000  »
          Sistova................. 20,000  »
          Varna................... 20,000  »
          Eski-Zagra.............. 18,000  »
          Bazardjik............... 18,000  »
          Nich.................... 16,000  »
          Kenprili................ 15,000  »
          Rasgrad................. 15,000  »
          Tirnova................. 12,000  »
          Slivno.................. 12,000  »
          Prilip.................. 12,000  »
          Kezanlik................ 10,000  »
          Stenimacho.............. 10,000  »
          Florina................. 10,000  »
          Kourchova...............  9,000  »
          Soulina.................  5,000  »


VII

LA SITUATION PRÉSENTE ET L'AVENIR DE LA TURQUIE.

Les prophéties dans lesquelles on se complaisait, il y a une vingtaine d'années, au sujet de la Turquie, ne se sont point réalisées. «L'Homme malade», ainsi qu'on nommait plaisamment l'empire des Osmanlis, n'a pas voulu mourir, et les puissances voisines n'ont pu se partager ses dépouilles. Il est vrai que, sans l'appui de l'Angleterre et de la France, il eût certainement succombé, et maintenant encore il serait menacé des plus grands dangers si la Russie n'avait trouvé dans l'Asie centrale et sur les confins de la Chine un dérivatif à ses appétits de conquête. Mais si les intérêts de «l'équilibre européen», ou plutôt les jalousies rivales des différents États ont été la meilleure sauvegarde de la Turquie, il faut dire aussi qu'elle est devenue plus forte à l'intérieur et que, grâce aux progrès de ses populations de races diverses, elle a pris une plus grande importance relative parmi les nations. Sa puissance s'est si bien accrue, qu'elle a pu reprendre une offensive sérieuse en Arabie et conquérir, à plus de 5,000 kilomètres de Stamboul, des territoires où précédemment elle n'avait jamais porté ses armes. En outre, par son vassal, le khédive d'Egypte, la Sublime Porte est devenue suzeraine de la Nubie, du Darfour et du Ouadaï, d'une partie de l'Abyssinie, de Berberah, et ses ordres parviennent jusqu'au coeur de l'Afrique.

D'ailleurs il ne faudrait point voir dans cet accroissement de puissance la preuve que la Turquie est désormais entrée dans une voie normale de progrès pacifique et continu. Non, elle se trouve encore en plein moyen âge, et sans doute elle a devant elle bien des étapes de révolutions intestines avant qu'elle puisse se placer au rang des nations policées de l'Europe et de l'Amérique. Des races hostiles occupent le territoire, et si elles n'étaient main tenues de force, elles se précipiteraient les unes contre les autres. Les Serbes s'armeraient contre les Albanais, les Bulgares contre les Grecs, et tous s'uniraient contre le Turc. Les haines de religion s'ajoutent aux animosités de races, et dans maints districts les Bosniaques ne demanderaient pas mieux que de se ruer sur d'autres Bosniaques ou les Tosques sur les Guègues, leurs frères de langue et d'origine. D'ailleurs les Osmanlis, maîtres de ces populations diverses, les oppriment sans scrupule, et leur grand art est précisément de les opposer les unes aux autres pour régner en paix au-dessus de leurs conflits.

Il n'en saurait être autrement dans un empire où le caprice est souverain. Le padichah est à la fois le maître des âmes et des corps, le chef militaire, le grand juge et le pontife suprême. Jadis son pouvoir était pratiquement limité par celui des feudataires éloignés, qui souvent réussissaient à se rendre à peu près indépendants; mais depuis la chute d'Ali-Pacha et le massacre des janissaires le sultan n'a plus rien à craindre de sujets parvenus; les seules bornes de sa toute-puissance sont la coutume, les traditions de ses ancêtres et les intérêts des gouvernements européens. En outre, il a bien voulu, par certains actes de sa libre initiative, régulariser l'exercice de son autorité. C'est ainsi qu'il a institué pour tout l'empire un budget dont il s'attribue le dixième environ. Le plus absolu des monarques d'Europe, il est aussi celui, après le prince du Monténégro, dont la liste civile est la plus forte en proportion des revenus du pays; encore ce budget particulier n est-il pas suffisant, et très-fréquemment on doit en combler le déficit par des emprunts à quinze et vingt du cent, pour lesquels on hypothèque le produit des impôts, des dîmes et des douanes. Le train de maison du sultan et des membres de sa famille est vraiment effréné. Il existe au palais une armée d'au moins six mille serviteurs et esclaves des deux sexes, dont huit cents cuisiniers. En outre, la domesticité est elle-même entourée d'une tourbe de parasites qui vivent autour du palais et que nourrissent les cuisines impériales; en vertu de leurs contrats, les fournisseurs sont obligés de livrer chaque jour une moyenne de douze cents moutons, et l'importance de ce seul article de consommation permet de juger de l'énorme total auquel doivent s'élever tous les autres. Les dépenses courantes s'accroissent des frais de construction pour les palais et les kiosques, de l'achat de toutes les féeries d'Orient, fabriquées à Paris, et des collections de fantaisie, des prodigalités de toute nature, de vols et de dilapidations sans fin.

Les ministres, les valis et autres grands personnages de l'empire travaillent de leur mieux à imiter leur maître, et, comme lui, doivent forcément dépasser les limites que leur trace un budget fictif. D'ailleurs ils sont très-richement payés, car il est admis, en Orient, que les hautes dignités doivent être rehaussées par l'éclat de la fortune et les prodigalités du luxe. Aussi ne reste-t-il rien pour les travaux utiles. Quant aux employés inférieurs, ils ne touchent que des honoraires dérisoires, si même on veut bien condescendre à les payer; mais il est tacitement convenu qu'ils peuvent se dédommager de leur mieux sur la foule des corvéables. Tout se vend en Turquie, et surtout la justice. L'état des finances turques est tellement lamentable, les emprunts se font à des taux tellement usuraires, la désorganisation des services est si complète, qu'on a souvent proposé de faire gérer le budget ottoman par un syndicat des puissances européennes; mais parmi ces puissances, combien en est-il qui puissent se vanter elles-mêmes d'avoir parfaitement équilibré leurs recettes et leurs dépenses 36!

Note 36: (retour)
Recettes du budget turc en 1874............   560,000,000 fr.
Dette intérieure et extérieure en 1875..... 5,500,000,000  »

Sous un pareil régime, l'agriculture et l'industrie de l'empire turc ne peuvent se développer que très-lentement. La terre ne manque point. Au contraire, de vastes étendues du sol le plus fécond sont en friche; nul ne s'occupe de savoir à qui elles appartiennent, et le premier venu peut s'en emparer; mais gare à lui s'il tire grand profit de ses cultures et s'il lui prend la fantaisie des'enrichir! Aussitôt le sol qu'il labourait se trouve avoir fait partie des terres appartenant au culte, ou bien il est à la convenance d'un pacha qui s'en empare après en avoir fait bâtonner le possesseur! En maints districts, c'est de propos délibéré que le paysan, même le plus économe et le plus actif, limite sa récolte au strict nécessaire; il serait désolé d'une moisson abondante, car l'accroissement de production est en même temps un accroissement d'impôt et peut attirer les inquisitions soupçonneuses de l'exacteur. De même, dans les petites villes, le commerçant dont les affaires sont en voie de prospérité se gardera bien de montrer sa richesse; il se fera tout humble, tout petit, et laissera sa maison s'érailler de misère.

Afin de jouir en paix de leur propriété territoriale, les familles musulmanes ont en très-grand nombre cédé leurs droits de possesseurs aux mosquées; ils ne sont plus que de simples usufruitiers, mais ils ont ainsi l'avantage de n'avoir pas à payer d'impôts, puisque leur terre est devenue sainte, et leurs descendants pourront jouir des revenus du domaine jusqu'à extinction de la famille. Ces terres, que l'on désigne sous le nom de vakoufs, constituent peut-être le tiers de la superficie du territoire. Elles ne rapportent absolument rien à l'Etat; elles n'ont qu'une faible valeur pour les usufruitiers eux-mêmes, routiniers fatalistes qui se sont débarrassés de leurs titres de propriété précisément à cause de leur manque d'initiative; enfin, lorsqu'elles ont agrandi l'immense domaine du clergé, la plus forte part est laissée inculte. Tout le poids de l'impôt retombe donc sur la terre que laboure le malheureux chrétien; encore le produit de cet impôt doit-il forcément diminuer à mesure que s'accroît l'étendue des terrains vakoufs. Aussi faudra-t-il en venir tôt ou tard à la sécularisation des biens de main-morte, et déjà le gouvernement turc, au grand scandale des vieux croyants, a timidement étendu la main vers le territoire appartenant aux mosquées de Stamboul.

Actuellement, on peut le dire, c'est en dépit de ses maîtres que le paysan serbe, albanais ou bulgare réussit à maintenir le sol en état de production. On peut en juger par un seul fait. Afin d'éviter la fraude, certains collecteurs de dîmes n'ont pas trouvé de moyen plus ingénieux que d'obliger les cultivateurs à entasser le long des champs tout le produit de leur récolte; tant que les agents du trésor n'ont pas prélevé chaque dixième gerbe, il faut que les amas de maïs, de riz ou de blé restent dans la campagne exposés au vent, à la pluie, à la dent des animaux. Souvent, lorsque le gouvernement perçoit enfin sa dîme, la moisson a perdu la moitié de sa valeur. Quelquefois les paysans ne touchent pas à leur récolte de raisins ou d'autres fruits afin de n'avoir pas à payer l'impôt. Du reste, ce n'est pas du fisc seulement que le cultivateur a le droit de se plaindre; il est également rançonné par tous les intermédiaires qui lui achètent sa récolte. «Le Bulgare laboure et le Grec tient la charrue», dit un ancien proverbe. Ce dire est encore assez vrai, du moins sur le versant méridional des Balkhans, où le paysan bulgare n'est pas toujours propriétaire du sol qu'il ensemence; mais là même où il possède son propre champ et ne travaille pas directement pour un maître grec ou musulman, sa moisson appartient souvent à l'usurier, même avant d'avoir été coupée; et, dans le vain espoir de se libérer un jour, il travaille toute sa vie comme un misérable esclave.

Cependant telle est la fertilité du sol sur les deux versants de l'Haemus, dans la Macédoine et la Thessalie, que, malgré l'absence des routes, malgré les mosquées et le fisc, malgré l'usure et le vol, l'agriculture livre au commerce une grande quantité de produits. Le maïs ou «blé de Turquîe» et toutes les céréales sont récoltées en abondance. Les vallées du Karasou et Vardar donnent le coton, le tabac, les drogues tinctoriales; le littoral et les îles fournissent du vin et de l'huile, dont il serait facile avec un peu d'art de faire des produits exquis; le vin est excellent dans la vallée de la Maritza, enfin des mûriers s'étendent en véritables forêts dans certaines parties de la Thrace et de la Roumélie, et l'expédition des cocons en Italie et en France prend chaque année une plus grande importance. Avec sa terre féconde, ses belles vallées humides et tournées vers le midi, la Turquie ne peut manquer de prendre, dans un avenir prochain, l'un des premiers rangs, parmi les contrées de l'Europe, par la bonté et la variété de ses produits. Quant à son industrie, il est probable qu'elle se déplacera peu à peu, comme celle de tous les pays ouverts au libre commerce avec l'étranger, par la construction de nouvelles routes. Les diverses manufactures des villes de l'intérieur, fabriques d'armes, d'étoffes, de tapis, de bijouterie, auront à souffrir beaucoup de la concurrence étrangère, et sans doute nombre d'entre elles succomberont, à moins qu'elles ne passent en d'autres mains que celles des indigènes. De même, les grandes foires annuelles de Monastir, de Slivno et d'autres lieux de la Turquie, où les marchands de tout l'empire se donnent rendez-vous pour opérer leurs échanges, et où jusqu'à cent mille visiteurs se sont trouvés réunis à la fois, seront remplacées graduellement par les expéditions régulières du commerce.

Il est certain que, dans ces dernières années, le mouvement des échanges n'a cessé de s'accroître dans les ports de la Turquie, grâce aux Hellènes, aux Arméniens et aux Francs de toute nation. On évalue actuellement le commerce de tout l'Empire Ottoman d'Europe et d'Asie à un milliard de francs environ: c'est une somme d'échanges bien faible pour des contrées dotées d'un sol si fertile, de produits si variés, de ports si nombreux et si admirablement situés au centre de l'ancien monde, au point de croisement des grands chemins naturels qui relient les continents 37.

Note 37: (retour) Mouvement du port de Constantinople en 1873: 21,000 navires, jaugeant 4,340,000 tonnes.

MULETIERS TURCS TRAVERSANT L'HERZÉGOVINE.
Dessin de Valerio d'après nature.

Les Turcs d'Europe ne prennent qu'une part fort minime au travail qui se fait dans leur empire. Bien des causes spéciales contribuent à les rendre moins actifs que les représentants des autres races. D'abord c'est parmi eux que se recrutent les maîtres du pays, et leur ambition se porte naturellement vers les honneurs et les voluptés du kief, c'est-à-dire de la molle oisiveté. Par mépris de tout ce qui n'est pas mahométan, non moins que par insouciance et lenteur d'esprit, ils n'apprennent que rarement des langues étrangères et, par conséquent, se trouvent à la merci des autres races, dont la plupart sont plus ou moins polyglottes. D'ailleurs leur propre langue est un instrument difficile à manier utilement, à cause des divers systèmes de caractères que l'on emploie et du grand nombre de mots persans et arabes qui se trouvent dans le langage littéraire. En outre, le fatalisme que le Coran enseigne aux Turcs leur enlève toute initiative; en dehors de la routine ils ne savent plus rien faire. La polygamie et l'esclavage sont aussi pour eux deux grandes causes de démoralisation. Quoique les riches seuls puissent se donner le luxe d'un harem, les pauvres apprennent par l'exemple de leurs maîtres à ne point respecter la femme, se corrompent, s'avilissent et prennent part à ce trafic de chair humaine que nécessite la polygamie. Du reste, en dépit de ces innombrables esclaves qui, depuis plus de quatre siècles, ont été amenés de tous les confins de l'empire ottoman, et qui ont accru la population turque; en dépit de ces millions de jeunes filles du Caucase, de la Grèce, de l'Archipel, de la Nubie, de l'intérieur du Soudap, qui ont peuplé les harems de la Turquie, le nombre des Osmanlis est resté très-inférieur relativement à celui des autres éléments ethniques de la Péninsule: à peine la race dominante, si l'on peut donner le nom de race à des hommes provenant de tant de croisements divers, représente-t-elle le dixième des habitants de la Turquie d'Europe. Et cette infériorité ne pourra que s'accuser de plus en plus, car, précisément à cause de la polygamie, le nombre des enfants qui survivent est moindre dans les familles mahométanes que dans les familles chrétiennes. Quoiqu'on ne puisse à cet égard s'appuyer sur aucun dénombrement précis, il paraît incontestable que la population turque diminue réellement. La conscription, qui naguère pesait uniquement sur eux, devenait de plus en plus difficile, à cause du manque de recrues.

Depuis Chateaubriand, on a souvent répété que les Turcs ne sont que campés en Europe et qu'ils s'attendent eux-mêmes à reprendre bientôt le chemin des steppes d'où ils vinrent jadis. Ce serait par une sorte de pressentiment que tant de Turcs de Stamboul demandent à être ensevelis dans le cimetière de Scutari: ils voudraient ainsi sauver leurs ossements du pied profanateur des Giaours, lorsque ceux-ci rentreront en maîtres dans Constantinople. En maints endroits, les vivants imitent les morts, et des îles de l'Archipel, du littoral de la Thrace, un faible courant d'émigration entraîne chaque année vers l'Asie quelques vieux Turcs, mécontents de toute cette activité européenne qui se manifeste autour d'eux. Toutefois ces mouvements n'ont pas grande importance, et la masse de la population ottomane dans l'intérieur de l'empire n'en est point affectée. Les Turcs de la Bulgarie, les Yuruks de la Macédoine, et ces Koniarides qui habitent les montagnes de la Roumélie depuis le onzième siècle, ne songent point à quitter la terre qui est devenue leur patrie. Pour supprimer l'élément turc dans la péninsule thraco-hellénique, il faudrait procéder par extermination, c'est-à-dire être plus féroce à l'égard des Osmanlis qu'ils ne le furent eux-mêmes à l'époque de la conquête, lorsqu'ils se vantaient de ne pas laisser repousser l'herbe sous les pas de leurs chevaux. D'ailleurs il faut tenir compte de ce fait que les Turcs, si peu nombreux qu'ils soient en proportion des autres races, s'appuient néanmoins sur des millions de mahométans albanais, bosniaques, bulgares, tcherkesses et nogaïs. Dans la Turquie d'Europe, les musulmans représentent environ le tiers de la population, et les haines religieuses les forcent, malgré les différences de race, à rester solidaires les uns des autres. Il ne faut pas oublier non plus que les musulmans de Turquie sont les représentants de cent cinquante millions de coreligionnaires dans le reste du monde, et que ces peuples prennent une part de plus en plus large au mouvement général de l'humanité en Afrique et en Asie 38.

Note 38: (retour) Statistique approximative des races et religions de la Turquie d'Europe:
                       Population             Catholiques Catholiques
        Races           probable.  Musulmans.    grecs.     latins.

        Serbes....      1,775,000    650,000    945,000   180,000
        Bulgares....... 4,500,000     60,000  4,400,000    40,000
SLAVES. Russes, Ruthè-
         nés, Cosaques.    10,000      --          --        --
        Polonais.......     5,000      --          --       5,000
        Roumains.......    75,000      --        75,000      --
LATlNS  Zinzares.......   200,000      --       200,000      --
GRECS.................. 1,200,000      --     1,200,000      --
ALBANAIS Guègues.......   600,000    400,000     50,000      --
         Tosques.......   800,000    600,000    200,000      --
TURCS    Osmanlis...... 1,500,000  1,500,000       --        --
         Tartares......    35,000     35,000       --        --
SÉMITES  Arabes........     5,000      5,000       --        --
         Israélites....    95,000       --         --        --
ARMÉNIENS..............   400,000       --         --      20,000
TCHERKESSES............    90,000     90,000       --        --
TSIGANES...............   140,000    140,000       --        --
FRANCS.................    50,000       --         --      45,000

 Population totale...  11,480,000  3,480,000  7,070,000   440,000

                                        Autres
                         Arméniens.    chrétiens.    Juifs.
        Serbes.........     --            --           --
        Bulgares.......     --            --           --
SLAVES. Russes, Ruthè-
         nés, Cosaques.     --         10,000          --
        Polonais.......     --            --           --
        Roumains.......     --            --           --
LATlNS  Zinzares.......     --            --           --
GRECS..................     --            --           --
ALBANAIS Guègues.......     --            --           --
         Tosques.......     --            --           --
TURCS    Osmanlis......     --            --           --
         Tartares......     --            --           --
SÉMITES  Arabes........     --            --           --
         Israélites....     --            --         95,000
ARMÉNIENS..............  380,000          --           --
TCHERKESSES............     --            --           --
TSIGANES...............     --            --           --
FRANCS.................     --          5,000          --

   Population totale...  380,000       15,000        95,000

Il ne s'agira donc point dans l'avenir, nous l'espérons, d'une lutte d'extermination entre les races de la Péninsule; mais dès maintenant il s'agit de savoir comment tous ces éléments divers et partiellement hostiles pourront se développer en paix et en liberté. Sous la pression des événements, les Turcs eux-mêmes ont dû le comprendre, et depuis une trentaine d'années ils ont abdiqué, en théorie du moins, la politique de pure violence et d'oppression. En vertu des lois, toutes les nationalités de l'empire, sans distinction d'origine ni de culte, sont placées sur un pied d'égalité, et les chrétiens de toute race peuvent occuper les divers emplois de l'empire au même titre que les musulmans. Il va sans dire que partout où l'occasion s'en présente, les Turcs font de leur mieux pour mettre à néant toutes ces belles affirmations du droit. Très-fins sous leur apparente lourdeur, les pachas savent fort bien rebuter les impatients de liberté par leurs formalités, leurs lenteurs, leurs atermoiements continuels. Dans certains districts éloignés de Constantinople, notamment en Bosnie et en Albanie, les réformes sont encore lettre morte. Toutefois il serait injuste de ne pas reconnaître que dans l'ensemble de la Turquie de très-grands progrès se sont accomplis vers l'égalisation définitive des races. D'ailleurs c'est aux populations elles-mêmes à vouloir avec persévérance; elles deviennent libres à mesure qu'elles arrivent à la conscience, de leur valeur et de leur force.

Heureusement le despotisme turc n'est pas un despotisme savant, basé sur la connaissance des hommes et visant avec méthode à leur avilissement. Les Osmanlis ignorent cet art «d'opprimer sagement» que les gouverneurs hollandais des îles de la Sonde avaient jadis pour mission de pratiquer, et qui n'est point inconnu en bien d'autres contrées. Pourvu que le pacha et ses favoris puissent s'enrichir à leur aise, vendre chèrement la justice et les faveurs, bâtonner de temps en temps les malheureux qui ne se rangent pas assez vite, ils laissent volontiers la société marcher à sa guise. Ils ne s'occupent point curieusement des affaires de leurs administrés et ne se font point adresser de rapports et de contre-rapports sur les individus et les familles. Leur domination est souvent violente et cruelle, mais elle est tout extérieure pour ainsi dire et n'atteint pas les profondeurs de l'être. Sans doute l'esprit public ne peut naître et se développer que bien difficilement sous un pareil régime, mais les individus isolés peuvent garder leur ressort, et les fortes institutions nationales, telles que la commune grecque, la tribu mirdite, la communauté slave, peuvent résister facilement à une domination capricieuse et dépourvue de plan. Aussi, par bien des côtés, l'autonomie des groupes de population est-elle plus complète en Turquie que dans les pays les plus avancés de l'Europe occidentale. En présence de ce chaos de nations et de races, qu'il serait difficile d'assouplir à une discipline uniforme, la paresse des fonctionnaires turcs a pris le parti le plus simple; elle laisse faire. Les Francs qui servent le gouvernement turc à Constantinople sont en mainte occurrence plus tracassiers et plus gênants pour leurs administrés que les pachas musulmans de vieille roche.

Quoi qu'il'en soit, on ne saurait douter que, dans un avenir prochain, les populations non mahométanes de la Turquie, déjà bien supérieures aux Turcs par le nombre, par l'activité matérielle, par la vivacité de l'esprit et l'instruction, n'arrivent aussi à dépasser leurs maîtres actuels par l'importance de leur rôle politique. C'est là une nécessité de l'histoire. Les amateurs du bon vieux temps, les Osmanlis qui ont gardé le turban vert de leurs ancêtres, voient avec désespoir se rapprocher cette inévitable échéance. Ils s'opposent de toutes leurs forces, soit par une résistance avouée, soit par une savante lenteur, à tous les changements administratifs ou matériels qui peuvent hâter l'émancipation complète des rayas méprisés. Toutes les inventions européennes leur paraissent, comme elles le sont, en effet, le prélude d'une grande transformation sociale qui s'accomplira contre eux. En effet, ne sont-ce pas les rayas surtout qui profilent des écoles et des livres, qui utilisent les routes, les chemins de fer, les ports de commerce et toutes ces nouvelles machines agricoles et industrielles? Grâce aux arts et aux sciences de l'Europe, Bosniaques, Bulgares et Serbes arrivent à reconnaître leur parenté; Albanais et Valaques se rapprochent des Grecs; tous les anciens sujets des conquérants d'Asie en viennent à se reconnaître Européens, préparant ainsi la future confédération du Danube.

Parmi les révolutions matérielles qui s'accomplissent en Turquie, l'une des plus importantes pour les intérêts généraux de l'Europe et du monde est l'ouverture prochaine du chemin de fer direct de Vienne à Constantinople. Cette voie ferrée, depuis si longtemps promise, et dont les malversations financières avaient retardé la construction d'année en année, complétera la grande diagonale du continent sur la route de l'Angleterre aux Indes, et du coup oblige, pour ainsi dire, la Péninsule à faire volte-face. Celle-ci, qui regardait seulement vers l'Archipel et l'Asie Mineure, commence à regarder aussi vers l'Europe, dont elle était réellement séparée par le Skhar et les Balkhans: c'est là un changement économique des plus considérables. Désormais voyageurs et marchandises, au lieu de faire un grand détour par le Danube ou par la Méditerranée, pourront suivre le chemin direct du Bosphore à l'Europe centrale; Constantinople utilisera toutes les voies commerciales dont elle est le centre de convergence, et par suite tout l'équilibre des échanges en sera modifié de proche en proche jusqu'aux extrémités du monde. Mais bien autrement sérieux sont les changements qui ne manqueront pas de s'accomplir dans le sein des populations elles-mêmes! Rattachées les unes aux autres, les diverses nationalités de la péninsule des Balkhans et de l'Austro-Hongrie verront s'élargir pour elles le théâtre de leurs conflits. Des bords-de la Baltique à ceux de la mer Egée, sur plus d'un quart de l'Europe, tous ces peuples ou fragments de peuples qui réclament l'égalité des droits et l'autonomie politique vont chercher à se grouper suivant leurs affinités naturelles, et se préparer, par la solidarité morale, à l'établissement de fédérations libres. Quelle que doive être l'issue des événements qui se préparent en Turquie, il est certain que, dans son ensemble, ce pays devient de plus en plus européen par le mouvement politique, les conditions sociales, les moeurs et les idées. Le temps n'est plus où les diplomates de Stamboul, ne comprenant rien au sens du mot République, se décidaient pourtant à reconnaître la Reboublika des Francs, par la considération spéciale qu'elle ne pouvait pas épouser une princesse d'Autriche.



VIII

GOUVERNEMENT ET ADMINISTRATION

L'Empire Ottoman occupe une surface immense, de peut-être six millions de kilomètres carrés, dont il est même impossible d'indiquer les limites, car, au sud et au sud-ouest, le domaine du sultan va se perdre dans les déserts inexplorés du haut Nil et du Soudan. Toutefois la plus grande partie de ces vastes territoires n'est point sous la dépendance directe du padichah de Stamboul; Tunis et l'Egypte avec tous les pays du Nil sont gouvernés par des vassaux réellement souverains. L'intérieur de l'Arabie appartient aux Ouahabites; les côtes méridionales de l'Hadramaut sont habitées par des peuplades libres ou bien inféodées à l'Angleterre; enfin, même entre la Syrie et l'Euphrate; nombre de districts, nominalement administrés par des pachas turcs, sont pour les Bédouins un libre territoire de courses et de pillage. L'Empire Ottoman proprement dit comprend, avec ses provinces d'Europe, l'Asie Mineure, la Syrie, la Palestine, le double bassin du Tigre et de l'Euphrate, le Hedjaz et le Yémen en Arabie, Tripoli en Afrique. Ce territoire, avec les îles qui en dépendent, s'étend sur un espace d'au moins 250 millions d'hectares, soit environ cinq fois la surface de la France; mais la population, beaucoup moins dense que celle de l'Europe occidentale, s'élève à peine à 25 millions d'habitants. Quelques statisticiens pensent même que ce nombre est trop élevé de deux ou trois millions.

La Turquie d'Europe, sans y compter, comme on a souvent le tort de le faire par habitude, les pays autonomes, la Roumanie, la Serbie et le Monténégro, est un État de moyenne grandeur, dont la superficie est évaluée approximativement à un peu plus des trois cinquièmes du territoire de la France. En dehors de Constantinople et de sa banlieue, qui forme un district dépendant du ministère de la police, le pays est divisé en sept vilayets ou provinces; en outre, Lemnos, Imbros, Samothrace, Astypalaea constituent, avec Rhodes et les îles du littoral de l'Anatolie, un huitième vilayet. Du reste, les divisions conventionnelles de l'empire sont assez fréquemment modifiées. Les vilayets se divisent en moutesarifliks ou sandjaks; ceux-ci se partagent en kazas, qui répondent aux cantons français, et les kazas en communes ou nahiés 39.

Note 39: (retour)
                                      Superficie       Population
    Vilayets.                      approximative.        probable.

 1. Edirueh un Andrinople (Thrace)....     68,000      2,000,000
 2. Danube ou Touna...................     86,000      3,700,000
 3. Salonique ou Selanik (Macédoine)..     52,000        662,000
 4. Monastir et Prisrend (Haute Macédoine
      et Haute Albanie)...............     53,000      1,500,000
 5. Bosna Seraï ou Serajevo (Bosnie)..     61,000      1,150,000
 6. Janina (Epire et Thessalie).......     36,000        718,000
 7.  Crète ou Candie..................      7,800        210,000
Iles européennes du vilayet de l'Archipel.  1,200         40,000
Constanlinople et sa banlieue sur la rive
            d'Europe..................        300        490,000

Turquie d'Europe......................    365,300     11,470,000

    Vilayets.                                Capitales.

 1. Edirueh un Andrinople (Thrace)....       Andrinople.
 2. Danube ou Touna...................       Roustchouk.
 3. Salonique ou Selanik (Macédoine)..       Salonique.
 4. Monastir et Prisrend (Haute Macédoine
      et Haute Albanie)...............       Monastir.
 5. Bosna Seraï ou Serajevo (Bosnie)..       Serajevo.
 6. Janina (Epire et Thessalie).......       Janina.
 7.  Crète ou Candie..................       La Canée.
Iles européennes du vilayet de l'Archipel.   Dardanelles.
Constantinople et sa banlieue sur la rive
            d'Europe..................

Turquie d'Europe......................

Le sultan ou padichah, qui est en même temps Emir el moumenin, c'est-à-dire chef des croyants, concentre en sa personne tous les pouvoirs; il n'a d'autre règle de conduite que les prescriptions du Coran et les traditions de ses ancêtres. Après lui, les deux personnages les plus considérables de l'empire sont le Cheik el Islam (ancien de l'Islam) ou grand-mufti, qui préside aux cultes et à la justice, et le Sadrazam, appelé aussi grand-vizir, qui est placé à la tête de l'administration générale, et qu'assisté un conseil des ministres ou mouchirs composé de dix membres. Le Kislar-Agasi ou chef des eunuques noirs, auquel est confiée la direction du harem impérial, est aussi l'un des grands dignitaires de la Turquie et souvent celui qui jouit en réalité de la plus haute influence et qui distribue les faveurs à son gré. Les membres jurisconsultes des divers conseils des ministères sont désignés sous le nom de moufti. Les titres effendi ou «lettré»; aga «homme du sabre», sont des titres de politesse appliqués aux employés ou à des personnages considérables. Souvent aussi le titre de pacha, répondant à celui de «grand chef», est donné à tous ceux qui remplissent une haute fonction civile ou militaire. On sait que leur dignité est symbolisée, suivant le rang, par une, deux ou trois queues de cheval flottant au bout d'une lance: c'est un usage qui rappelle les temps, déjà légendaires, où les Turcs nomades parcouraient à cheval les steppes de l'Asie centrale.

Le conseil d'État (chouraï devlet) et d'autres conseils, ceux des comptes, de là guerre, de la marine, de l'instruction publique, de la police, etc., fonctionnent pour chaque ministère, et, par l'ensemble de leurs bureaux, constituent la chancellerie d'État, connue sous le nom de divan. En outre, une cour suprême, divisée en deux sections, s'occupe des affaires civiles et des affaires criminelles. Les membres des corps officiels sont nommés directement par le pouvoir; la seule apparence de droit accordée aux diverses «nations» de l'empire est, que deux représentants de chacune d'elles, d'ailleurs soigneusement choisis par le sadrazam, prennent place au conseil supérieur de l'administration ou conseil d'État. Il en est de même dans les provinces. Un vali gouverne le vilayet, un moutesarif le sandjak, un caïmacan le kazas, un moudir la commune. Tous ces chefs sont assistés, mais pour la forme seulement, par un conseil composé des principaux fonctionnaires civils et religieux, et de quelques membres musulmans et non musulmans choisis sur une liste de notables éligibles. En réalité, c'est le vali qui nomme les membres des conseils. Aussi ces assemblées sont-elles désignées en langage populaire sous le nom de «conseils des Oui»; elles n'ont d'autre fonction que d'approuver. Les conditions que le gouvernement suprême a daigné se faire à lui-même sont résumées dans le hatti-chérif de Gulhané, promulgué en 1839, et dans le hatti-houmayoum de 1856. Depuis, ces promesses, qui garantissent à tous les habitants de l'empire une entière sécurité quant à leur vie, leur honneur et leur fortune, ont été converties en articles de loi et partiellement appliquées.

L'organisation religieuse et judiciaire, jalousement surveillée par le Cheik-el-Islam et par les prêtres, ne pouvait être l'objet d'aucun changement. Le corps spécialement religieux, celui des imans, comprend les cheiks, qui ont pour devoir la prédication; les khatibs, qui récitent les prières officielles, et les imans proprement dits, qui célèbrent les mariages et les enterrements. Les juges, qui composent avec les imans le groupe des ulémas, ont pour supérieur immédiat un cazi-asker ou grand-juge, et se divisent, suivant la hiérarchie, en mollahs, cazis (cadis) et naïbs. Ils ne sont point rétribués par l'État et prélèvent eux-mêmes leurs émoluments sur la valeur des biens en litige et sur les héritages: c'est dire que la loi même les encourage à l''improbité. Des tribunaux mixtes offrent quelque garantie aux habitants de l'empire non mahométans.

Le patriarche de Constantinople, comme chef de la religion grecque dans la Turquie d'Europe et comme directeur civil des communautés de sa nation, dispose d'une influence très-considérable. Il est désigné par un synode de dix-huit membres, qui administre le budget religieux et décide souverainement en matière de foi. Les trois personnages principaux du rit latin sont un patriarche siégeant dans la capitale et les deux archevêques d'Antivari et de Durazzo. Les deux cultes arméniens ont chacun leur patriarche résidant à Constantinople.

Il serait trop dangereux pour la puissance des Ottomans en Europe que les sujets chrétiens pussent entrer en grand nombre dans l'armée. Jadis ils en étaient complètement exclus et devaient payer de lourds impôts de capitation en échange du service militaire. Actuellement, il est convenu officiellement que les «rayas» peuvent contribuer à la défense nationale et monter de grade en grade jusqu'à celui de férik (général) et de mouchir (maréchal); mais, en réalité, l'armée n'en continue pas moins d'être presque exclusivement composée d'Osmanlis et de mahométans de diverses races. C'est même afin de classer ses sujets en recrutables et en corvéables que le gouvernement turc fait procéder de temps en temps dans ses provinces à des recensements sommaires. L'armée active (nizam), organisée sur le modèle prussien, ne comprend guère plus de 100,000 soldats, quoique l'effectif officiel soit supérieur d'un tiers. Elle est divisée en sept corps, dont trois cantonnés en Europe; les deux réserves, l'idatyal et le rédif, ne dépassent point non plus une centaine de mille hommes; mais, en cas de nécessité, l'armée se grossit d'un nombre indéfini de volontaires irréguliers, les bachi-bozouks, dont le nom rappelle tant de scènes de meurtres et d'horreurs.

La flotte de guerre est très-considérable en comparaison de la marine commerciale: elle comptait en 1875 plus de vingt navires cuirassés. Si elle était complètement armée, elle devrait avoir plus de cinquante mille marins; mais à peine a-t-on réuni le tiers de cet effectif.



CHAPITRE VI

LA ROUMANIE



Le peuple roumain, héritier du grand nom des conquérants de l'ancien monde, est un des plus curieux de la Terre, à cause de son origine et de la position isolée qu'il occupe à l'orient de toutes les races latinisées. Du côté de l'Asie, c'est le groupe le plus avancé de ces nations de langue latine qui peuplent la plus grande partie de l'Europe occidentale et possèdent plus de la moitié du continent américain. Il y a peu d'années encore, ce groupe était presque entièrement ignoré. En le voyant perdu au milieu des populations les plus diverses de races et d'idiomes, on était tenté de le confondre avec elles en un même chaos; mais les graves événements qui se sont accomplis depuis le milieu du siècle dans le bassin du bas Danube, ont fini par appeler l'attention sur les Roumains, et l'on sait maintenant qu'ils se distinguent absolument de leurs voisins les Serbes, les Bulgares, les Magyars, les Turcs, les Grecs et les Russes. On sait aussi que leur importance est grande dans l'ethnologie générale de l'Europe orientale et que, du moins par le nombre, ils occupent le premier rang, après les Slavo-Bulgares, parmi les nations danubiennes. Si la confédération de l'Europe orientale doit se constituer un jour, c'est dans la Roumanie que se trouvera le centre naturel de ce groupe nouveau des peuples.

Au point de vue de la race et non de la politique officielle, la vraie Roumanie est bien autrement grande que les cartes ne la représentent. Non-seulement elle comprend la Valachie et la Moldavie du versant danubien des Carpathes, ainsi que la Bessarabie russe, mais elle se prolonge aussi sur une moitié de la Bukovine, et, de l'autre côté des monts, englobe la plus forte part de la Transylvanie, ainsi qu'une large zone de terrain dans le Banat et la Hongrie orientale. Les Roumains ont aussi franchi le Danube et colonisé de nombreux districts de la Serbie et la Bulgarie turque; enfin, leurs frères les Zinzares ou Macédo-Valaques peuplent sporadiquement le Pinde et d'autres montagnes de l'Albanie, de la Thessalie et de la Grèce; on en trouve jusqu'en Istrie. Tandis que la Roumanie proprement dite s'étend sur un espace d'environ 120,000 kilomètres carrés, égal au quart de la France, tous les pays roumains ont ensemble une superficie presque double. La population se trouverait également doublée par l'union politique de toute la race: des plaines hongroises aux montagnes de la Grèce on doit compter au moins huit millions et demi de Roumains 40. Des patriotes qui forcent la statistique à parler suivant leurs désirs n'hésitent pas à compter quinze millions de Latins appartenant à ce groupe oriental.

Note 40: (retour) Populations roumaines: valaques, moldaves, transylvaines, bessarabes et macédo-valaques.
         Population probable en 1875.

Valachie. 3,220,000
Moldavie. 1,980,000

          5,180,000 (avec Juifs, Tsiganes, etc.) 4,760,000 Roumains.
Austro-Hongrie.................................. 2,896,000    »
Bessarabie et autres provinces russes...........   600,000    »
Serbie..........................................   160,000    »
Turquie.........................................   275,000    »
Grèce...........................................     4,000    »

                                                 8,995,000 Roumains.

En laissant de côté les Valaques du Pinde, on reconnaît que le territoire latin des régions danubiennes s'arrondit autour du massif oriental des Cârpathes en un cercle presque parfait; mais une moitié seulement de ce cercle est constituée en pays autonome; le reste appartient à la monarchie austro-hongroise. Si le voeu des Roumains pouvait se réaliser et que la patrie tout entière se trouvât réunie en un seul corps politique, le centre naturel de la Roumanie ne serait plus dans les limites actuelles du pays; il faudrait le chercher à Hermannstadt, la Sibiu des Valaques, ou dans telle autre ville de la haute vallée de l'Olto, sur le versant septentrional des Carpathes, où elle se trouvait autrefois. Mais, réduite comme elle l'est: au versant extérieur des Carpathes, entré les Portes de Fer et les hauts affluents du Pruth, la Roumanie a pris une forme bizarre et mal équilibrée; elle a dû se scinder en deux parties dont la frontière commune, désignée par le cours du Sereth et d'un petit affluent, réunit l'éperon le plus avancé des Carpathes orientales au grand coude du bas Danube. Au nord de cette limite est la Moldavie, ainsi nommée d'un affluent du Sereth; au sud-ouest et à l'ouest s'étend la Valachie, ou «plaines des Vèlches» c'est-à-dire des Latins. Cette plaine, la tzara rumaneasca, ou terre Roumaine proprement dite, est interrompue de distance en distance par des cours d'eau parallèles qui constituent des limites secondaires, et coupée par la rivière Olto en deux parties: à l'est la Grande, à l'ouest la Petite Valachie. Le Danube sert aussi de frontière politique dans toute la zone inférieure de son cours. C'est qu'en aval des Portes de Fer il est trop large, trop sinueux, trop bordé de lacs, de forêts et de marécages pour que les peuplés en marché et les conquérants aient pu en faire leur grand chemin, comme en Autriche et en Bavière; au contraire, ceux qui voulaient continuer leur marche vers l'occident, cherchaient à éviter le fleuve, en passant par les défilés des montagnes. Le Danube est une formidable barrière, que, même de nos jours, de puissantes armées ne peuvent tenter de franchir sans de grands dangers. D'ailleurs le brusque méandre que le bas Danube décrit vers le nord, et le large étalement de son delta servent, pour ainsi dire, de bouclier aux plaines valaques, et jadis obligeaient les peuples non navigateurs à se détourner vers les Carpathes. Les cours parallèles du Dnieper, du Boug, du Dniester, du Pruth, protégeaient aussi, bien que dans une moindre mesure, les terres de la basse Moldavie.

Néanmoins c'est un phénomène vraiment étrange, et qui témoigne d'une singulière ténacité chez le peuple roumain, qu'il ait pu maintenir ses traditions, sa langue, sa nationalité, au milieu des chocs violents qui n'ont pas manqué de se produire sur son territoire entre les ravageurs de toute race. Depuis la retraite des armées romaines, tant de bandes détachées du gros des envahisseurs goths, avares, huns et petchénègues, tant d'oppresseurs slaves, bulgares et turcs ont successivement opprimé les paisible cultivateurs du pays, que leur disparition, comme race distincte, aurait pu sembler inévitable. Mais, en dépit des inondations et des remous de peuples qui ont, à diverses époques, recouvert la population des Daces latinisés, ceux-ci, grâce sans doute à la culture plus haute qu'ils tenaient de leurs ancêtres et qu'ils gardaient à l'état latent, ont toujours fini par émerger du déluge dans lequel on les croyait engloutis. Les voici maintenant qui, dégagés de tout élément étranger, se présentent au milieu des autres peuples et réclament leur place, comme nation indépendante! Ils justifient amplement leur vieux proverbe: Romoun no pere! «Le Roumain ne périra pas!» D'ailleurs leur nombre s'accroît rapidement, peut-être de quarante à cinquante mille personnes par an.

Les Alpes transylvaines sont aux Roumains, puisqu'ils en occupent les deux versants; mais, de part et d'autre, les hautes vallées sont faiblement habitées et l'on peut voyager pendant des journées entières sans rencontrer d'autres demeures que d'informes huttes de bergers. La frontière politique, tracée entre l'Austro-Hongrie et la Roumanie sur la principale arête des monts, est donc une simple ligne idéale traversant la solitude des forêts immenses. Sauf dans le voisinage de la grande route, encore unique, et des sentiers qui passent de l'un à l'autre versant, les hautes Alpes qui séparent la Transylvanie des plaines valaques sont restées une nature vierge, où le chasseur va poursuivre le chamois, où naguère vivait le bison, figuré sur le blason de la Moldavie. Le Tsigane s'y rend aussi pour aller capturer les ours, bruns ou noire, qu'il fera danser de village en village. Il séduit l'animal en cachant près de sa retraite une grande jarre pleine d'eau-de-vie et de miel; puis, quand l'ours et sa famille sont tombés ivres-morts, le Tsigane paraît et les enchaîne.

VALAQUES
Dessin de E. Ronjat d'après des photographies.



Agrandissement.

Sur le versant extérieur îles Carpathes, la configuration physique de la Roumanie est d'une grande simplicité. En Moldavie, les chaînes basses, parallèles aux grandes montagnes, se prolongent du nord-ouest au sud-est, et, séparées les unes des autres par les vallées de la Bistritza de la Moldava, du Sereth, s'abaissent insensiblement pour aller mourir dans les plaines du Danube. En Valachie, les chaînons des Alpes transylvaines se ramifient au sud avec une remarquable régularité, et les torrents qui en descendent se ressemblent par leur direction générale. Toutes les rivières, celles qui naissent dans les vallées méridionales, et les cours d'eau plus abondants qui traversent l'épaisseur des monts et coupent les Carpathes on fragments séparés, le Sil ou Chil, l'Olto ou Aluta, le Buseo, décrivent uniformément une courbe vers l'est avant de se mêler, soit directement, soit indirectement, dans le grand courant danubien; seulement, la courbe est d'autant plus forte que la rivière elle-même débouche plus en aval.

De l'arête suprême des montagnes à la plaine du Danube, l'inclinaison moyenne des pentes est à peu près la même dans les divers chaînons, et, par suite, les zones de température et de végétation se succèdent du nord au sud avec une singulière uniformité. En haut, sur la frontière transylvaine, se dressent les cimes revêtues de forêts de conifères et de bouleaux, et toutes blanches de neige en hiver; puis viennent les croupes des montagnes secondaires, où dominent le hêtre et le châtaignier, où se mêlent pittoresquement toutes les essences des forêts d'Europe; plus bas encore, les collines doucement ondulées sont parsemées de bouquets de chênes et d'érables, et les vignes occupent les pentes ensoleillées. Enfin viennent la grande plaine unie et les lacs riverains du Danube avec les arbres fruitiers de toute espèce, les peupliers et les saules. La zone moyenne, entre les grandes Alpes et les campagnes basses, abonde en sites ravissants par la forme pittoresque des rochers, la richesse et la variété de la verdure, la limpidité des eaux. C'est dans cette «Arcadie heureuse» que se trouvent la plupart des grands monastères, magnifiques châteaux forts, couronnés de dômes et de tours, entourés de jardins et de parcs. Quant à la plaine, elle est en maints endroits nue et monotone; mais ses villages, à demi enfouis dans le sol et se confondant avec les herbes, ont du moins l'admirable horizon des montagnes bleuies par la distance. Les objets qui arrêtent le plus le regard sur la terre unie sont les hautes meules de foin, déjà figurées par les sculpteurs romains sur la colonne Trajane.

La campagne roumaine est une autre Lombardie, non certainement par la perfection de l'agriculture, mais par l'exubérance spontanée du sol et par la beauté du ciel et des lointains. Malheureusement, elle n'est point, comme le Milanais et le Vénitien, protégée par son rempart de montagnes contre les vents polaires du nord-est, qui sont les plus fréquents de l'année. Le climat y est extrême, alternativement très-chaud et d'un froid rigoureux 41. En hiver, il faut protéger les vignes en en recouvrant les sarments d'une couche de terre. Il arrive parfois, dans la partie sud-orientale de la plaine valaque, la plus exposée à la violence du vent, que des troupeaux entiers de boeufs et de chevaux, surpris par des tempêtes de neige, vont, en s'enfuyant devant l'orage, se précipiter dans les lacs riverains du Danube. Quelques districts, où l'eau du ciel ne tombe pas en assez grande abondance, sont même de véritables steppes; telles sont, entre le Danube et la Jalomitza, les plaines de Baragan, où les outardes vivent en compagnies nombreuses; sur des étendues de plusieurs lieues, on n'y aperçoit pas un arbre.

Note 41: (retour)
Température moyenne de Bucarest..........   8°C.
      »     la plus haute................  45°
      »     la plus basse................ -30°
Écart....................................  75°

Géologiquement, la Roumanie présente aussi, de l'arête des montagnes à la plaine du Danube, une succession assez régulière de terrains depuis le granit des sommets jusqu'aux alluvions modernes que le fleuve a déposées sur ses bords. Par une remarquable analogie, le versant méridional des Carpathes se compose d'une série de terrains analogues à ceux que l'on observe en Galicie, sur le versant septentrional, et les mêmes produits minéraux, le sel gemme, dont il existe de véritables montagnes, le gypse, les calcaires lithographiques, le pétrole, coulant en très-grande abondance, invitent le travail de l'homme. Des strates de terrains tertiaires forment la plus grande partie des plaines, mais toutes celles qui s'étendent à l'est de Ploiesti et de Bucarest sont en entier recouvertes de couches quaternaires d'argile et de cailloux roulés, dans lesquelles on a trouvé en abondance des ossements de mammouths, d'éléphants et de mastodontes. Les rivières troublées qui traversent ces campagnes se sont creusé, entre les berges de cailloux, des lits sinueux, semblables à de larges fossés.

Comme la Lombardie, à laquelle tant de traits physiques et sa population même la font ressembler, la plaine de Roumanie est un ancien golfe marin comblé par les débris descendus des montagnes. Mais si la mer a disparu, le Danube, qui développe sa vaste courbe de 850 kilomètres au sud de la plaine valaque, est lui-même une autre mer par la masse de ses eaux et par la facilité qu'il offre à la navigation. Précisément à son entrée dans les campagnes basses, au célèbre défilé de la «Porte de Fer», son lit, profond de 50 mètres, se trouve à 20 mètres au-dessous du niveau de la mer Noire, et la portée moyenne de son courant dépasse celle de tous les fleuves réunis de l'Europe occidentale, du Rhône au Rhin. Pourtant les Romains avaient déjà jeté sur le Danube, immédiatement en aval de la Porte de Fer, un pont considéré à bon droit comme l'une des merveilles du monde. Poussé, dit-on, par un sentiment de basse envie, l'empereur Adrien fit démolir ce monument qui devait rappeler la gloire de Trajan aux générations futures. On n'en voit plus que les culées des deux rives et, lorsque les eaux sont très-basses, les fondements de seize des vingt piles qui soutenaient l'ouvrage; sur le territoire valaque, une tour romaine, qui a donné son nom à la petite ville de Turnu-Severin, désigne aussi l'endroit où les légions de Rome posaient le pied sur la terre de Dacie. Le lieu de passage entre la Serbie et la Roumanie a gardé son importance, mais l'industrie moderne n'a pas encore remplacé le pont de Trajan, et tant qu'on n'aura pas commencé la construction du pont-viaduc de Giurgiu ou Giurgevo à Roustchouk, le Danube continuera de rouler librement ses flots de la Porte de Fer à la mer Noire.

Au sud des plaines de la Roumanie, le Danube, de même que presque tous les fleuves de l'hémisphère septentrional, ne cesse d'appuyer à droite, du côté de la Bulgarie. Il en résulte un contraste remarquable entre les deux rives. Au sud, la berge rongée par le flot s'élève assez brusquement en petites collines et en terrasses; au nord, la plage, égalisée par le fleuve pendant ses crues, s'étend au loin et se confond avec les campagnes basses. Des marécages, des lacs, des coulées, restes des anciens lits du Danube, s'entremêlent de ce côté en un lacis de fausses rivières entourant un grand nombre d'îles et de bancs à demi noyés. Sur cet espace, où les eaux se sont promenées deci et delà, on voit même, au sud de la Jalomitza, les traces de toute une rivière qui a cessé d'exister en cours indépendant pour emprunter le lit d'un autre fleuve, et dont il ne reste plus que des lagunes et des marais. Tous les terrains bas, que le fleuve a nivelés et délaissés, se trouvent appartenir à la Valachie, dont ils accroissent la zone marécageuse et déserte, tandis que la Bulgarie perd sans cesse du terrain; mais elle a pour elle la salubrité du sol, les beaux emplacements commerciaux, et c'est de ce côté qu'ont dû être bâties presque toutes les cités riveraines. On dit que les castors, exterminés dans presque toutes les autres parties de l'Europe, sont encore assez communs dans les terres à demi noyées de la rive valaque.

Arrivé à une soixantaine de kilomètres de la mer en ligne droite, le Danube vient se heurter contre les hauteurs granitiques de la Dobroudja et se rejette vers le nord pour contourner ce massif et s'épanouir en delta dans un ancien golfe conquis sur la mer Noire. C'est à ce détour du fleuve que ses derniers grands affluents, le Sereth moldave et le Pruth, à demi russe par la rive orientale de son cours supérieur, lui apportent leurs eaux. Mais le Danube, gonflé par ces deux rivières, ne garde tout son volume que sur un espace de 50 kilomètres environ: il se bifurque. Le grand bras du fleuve, connu sous le nom de branche de Kilia, emporte environ les deux tiers de la masse liquide, et continue de former la frontière entre la Roumanie et la Bulgarie turque. La branche méridionale ou de Toultcha, qui se subdivise elle-même, coule en entier sur le territoire ottoman: c'est la grande artère de navigation, par sa bouche turque de la Soulina.

La maîtresse branche du fleuve est fort importante dans l'histoire actuelle de la Terre, à cause des changements rapides que ses alluvions accomplissent sur le rivage de la mer Noire. En aval d'Ismaïl, le Danube de Kilia se ramifie en une multitude de branches qui changent incessamment suivant les alternatives des maigres et des inondations, des affouillements et des apports de sable. Deux fois les eaux se réunissent en un seul canal avant de s'étaler en patte d'oie au milieu des flots marins et de former leur delta secondaire en dehors du grand delta. La côte de ces terres nouvelles, dont le développement extérieur est d'environ vingt kilomètres, s'accroît tous les ans d'une quantité de limon égale à 200 mètres de largeur sur des fonds de dix mètres seulement 42. Pourtant, en dépit de la marche rapide des alluvions au débouché de la Kilia, la ligne normale du rivage se trouve en cet endroit beaucoup moins avancée à l'est qu'à la partie méridionale du delta. On peut en conclure que le Danube de Kilia est d'origine moderne et que la grande masse des eaux s'épanchait autrefois par les bouches ouvertes plus au sud. En étudiant la carte du delta danubien, on voit que le cordon littoral d'une si parfaite régularité qui forme la ligne de la côte, en travers des golfes salins de la Bessarabie russe et moldave, se continue au sud à travers le delta en s'infléchissant légèrement vers l'est. C'est l'ancien rivage, il se relève au-dessus des plaines à demi noyées comme une espèce de digue, que les diverses bouches du fleuve ont dû traverser pour se jeter dans la mer. Les alluvions portées par les bras de Soulina et de Saint-Georges se sont étalées en une vaste plaine en dehors de cette digue, tandis que le grand bras actuel n'a pu déposer au-devant du rempart qu'un archipel d'îles encore incertaines. Il est donc plus jeune dans l'histoire du Danube.

Note 42: (retour)
Portée moyenne du Danube,
           d'après Ch. Hartley.       9,200 mètres cubes par seconde.
    »  la plus forte...........      28,000      »           »
    »  moyenne de la bouche de Kilia. 5,800      »           »
    »      »          » Saint-Georges 2,600      »           »
    »      »          » Soulina....     800      »           »
Alluvions moyennes du Danube.... 60,000,000      »        par an.

Tout en gagnant peu à peu sur la mer, le fleuve en a aussi graduellement isolé des lacs d'une superficie considérable. Entre la bouche du Dniester et le delta danubien, on remarque sur la côte plusieurs golfes ou «limans» d'une très-faible profondeur, dans lesquels les eaux s'évaporent pendant les chaleurs, en laissant sur le sol une mince couche saline. La forme générale de ces nappes d'eau, la nature des terrains qui les entourent, la disposition parallèle des ruisseaux qui s'y jettent, les font ressembler complètement à d'autres lacs que l'on voit plus à l'ouest jusqu'à l'embouchure du Pruth; seulement ces derniers sont remplis d'eau douce, et le cordon de sable qui les barre à l'entrée les sépare non des flots de la mer Noire, mais de ceux du Danube. Sans aucun doute tous ces lacs riverains du fleuve étaient autrefois des limans d'eau salée comme les lagunes de la côte; mais à mesure que le Danube a comblé son golfe, ces lacs, graduellement séparés de la mer, se sont vidés de leurs eaux salées et se sont remplis d'eau douce: que le fleuve continue d'empiéter dans la mer, et les nappes salines du littoral, alimentées en amont par des ruisseaux d'eau pure, se transformeront de la même manière.

Immédiatement au nord de ces lacs du littoral maritime et danubien, l'entrée des plaines valaques était défendue par une ligne de fortifications romaines, connues sous le nom de «mur» ou «val de Trajan», comme les fossés, les murailles et les camps retranchés de la Dobroudja méridionale; le peuple les attribue d'ordinaire au césar, quoiqu'elles aient été élevées beaucoup plus tard par le général Trajan contre les Visigoths. Cette barrière de défense, qui coïncide à peu près avec la frontière politique tracée entre la Bessarabie moldave et la Bessarabie russe, est devenue très-difficile à reconnaître sur une partie notable de son parcours. Il est probable qu'à l'ouest du Pruth elle se continuait par un autre rempart traversant la basse Moldavie et la Valachie tout entière; les traces, encore visibles ça et là, en sont désignées sous le nom de «chemin des Avares». Entre le Pruth et le Dniester, le mur de Trajan était double; une deuxième muraille, dont les vestiges se trouvent en entier sur le territoire russe, entre Leova et Bender, couvrait les approches de la vallée danubienne. Ce n'était pas trop, en effet, d'une double ligne de défense pour interdire l'accès d'une plaine si fertile, dont les richesses naturelles devaient allumer la cupidité de tous les conquérants!

Malgré les populations si diverses qui ont parcouru, conquis ou dévasté leur territoire, les habitants de la Roumanie ont gardé sur tous leurs limitrophes le privilège d'une beaucoup plus grande cohésion nationale: ils ont ce qui manque à la Hongrie, à la Transylvanie, à la Bukovine, à la Bulgarie, l'unité de race et de langue. Valaques et Moldaves ne forment qu'un seul peuple, et loin de laisser envahir leur territoire, ce sont eux, au contraire, qui débordent sur les pays environnants. Dans toutes les provinces de la Roumanie, à l'exception de la Bessarabie, qui lui fut donnée par les puissances occidentales à l'issue de la guerre de Crimée, les habitants non roumains sont en minorité.

L'origine de ce peuple de langue latine est encore enveloppée de mystère. Les Roumains, habitants de l'antique Dacie, sont-ils exclusivement les descendants de Gètes et de Daces latinisés, ou bien le sang des colons italiens amenés par Trajan prédomine-t-il chez eux? Dans quelle proportion se sont mêlés au peuple roumain les divers éléments des populations environnantes, slaves et illyriennes? Quelle part ont eue les Celtes dans la formation de la nationalité valaque? Leurs descendants seraient-ils les «Petits Valaques», des bords de l'Olto, les «hommes à vingt-quatre dents», ainsi nommés à cause de leur bravoure? On ne saurait le dire avec certitude; des savants de premier ordre, comme Chafarik et Miklosich, font à ces diverses questions des réponses contradictoires. Les vastes plaines que les Roumains habitent aujourd'hui avaient été, sinon complètement, du moins en grande partie abandonnées par eux au troisième siècle, lorsqu'ils durent émigrer de l'autre côté du fleuve, par ordre de l'empereur Aurélien. S'il est vrai que les arrière-petits-fils de ces exilés soient jamais retournés dans leur patrie, à quelle époque y revinrent-ils pour y remplacer les Slaves, les Magyars, les Petchénègues? Miklosich présume que ce fut vers le cinquième siècle, Roesler croit que ce fut huit cents ans plus tard; mais son opinion est certainement erronée, car dès le onzième siècle les chroniques mentionnent l'existence des Roumains dans la région des Carpathes. Enfin d'autres écrivains pensent qu'il n'y eut point d'immigration nouvelle et que le résidu des populations romanisées du pays suffît pour reconstituer peu à peu la nationalité. Quoi qu'il en soit, ce petit peuple, dont les commencements sont tellement incertains, a grandi d'une manière surprenante, puisqu'il est devenu la race prépondérante sur le bas Danube et dans les Alpes transylvaines, et sert aux populations de la péninsule thraco-hellénique de rempart contre les envahissements de la Russie.

Encore au dix-septième siècle la langue roumaine était tenue pour un patois et les Valaques eux-mêmes devaient parler slave dans les églises et devant les tribunaux. De nos jours, au contraire, les patriotes roumains travaillent activement à purifier leur idiome de tous les mots serbes, qui s'y trouvent dans la proportion d'un dixième environ, et des termes turcs et grecs introduits dans la langue lors de la domination des Osmanlis. De même que les Grecs modernes cherchent à rapprocher le romaïque du langage des auteurs classiques, de même les «Romains» du Danube s'occupent de policer leur latin, afin de le placer sur le même rang que les langues romanes occidentales, le français et l'italien. Ils se sont également débarrassés de l'écriture slave pour prendre les caractères français; malheureusement, cette réforme s'est faite d'une manière un peu violente, en désaccord avec la prononciation vraie des mots, et les grammairiens ne sont pas encore unis pour fixer la véritable orthographe: Bukoviniens, Transylvains, Valaques, veulent tous faire prévaloir leur mode de transcription. Ces derniers, grâce à leur indépendance politique, l'emporteront sans doute. Quoi qu'il en soit, la langue roumaine devient chaque année plus néo-latine par le vocabulaire aussi bien que par la syntaxe. La lecture des ouvrages français, qui constituent la principale littérature de la Roumanie, aide à cette transformation. Par un remarquable contraste, l'idiome des villes, qui jadis, à cause du va-et-vient des étrangers, était beaucoup plus impur que celui des campagnes, est devenu maintenant le plus latin des deux, le moins patoisé d'éléments slaves. Mais il y reste encore un fonds de deux cents mots environ qui ne se retrouve dans aucune langue connue et que l'on croit être un débris de l'ancien dace parlé avant l'occupation romaine. En outre, le valaque se distingue foncièrement des langues romanes de l'Occident par l'habitude de placer l'article et le pronom démonstratif après le substantif. Ce phénomène se présente aussi dans l'albanais et le bulgare, ce qui autorise Miklosich à supposer que c'est là un trait de l'ancienne langue des aborigènes, transmis depuis aux autres habitants du pays. Un trait non moins caractéristique de l'idiome roumain se retrouve dans la façon de prononcer les voyelles.

Mais, si ce sont là des indices précieux pour le linguiste, le peuple roumain, pris en masse, les ignore, et s'il les connaissait, il ne s'arrêterait point à de pareils détails. Encore tout fier de la gloire des anciens conquérants romains, le moindre paysan valaque se croit descendu des patriciens de Rome. Plusieurs de ses coutumes, à la naissance des enfants, aux mariages, aux cérémonies mortuaires, rappellent encore celles des Romains: la danse des Calouchares n'est autre, dit-on, que celle des anciens prêtres saliens. Le Valaque aime à parler de son «père» Trajan, auquel il attribue tout ce qu'il voit de grand dans son pays, non-seulement les ruines de ponts, de forteresses et de chemins, mais jusqu'aux oeuvres que d'autres peuples attribueraient à Roland, à Fingal, aux puissances divines ou infernales. Maint défilé de montagne a été ouvert d'un coup par le glaive de Trajan; l'avalanche qui se détache des cimes, c'est le «tonnerre de Trajan»; la Voie lactée même est devenue le «chemin de Trajan»: pendant le cours des siècles, l'apothéose est devenue complète. Ayant choisi le vieil empereur pour le représentant même de sa nation, le Roumain se refuse donc à considérer comme ses ancêtres les Gètes et les Daces; il ignore ce que furent les Goths, et s'il est vrai qu'il soit leur parent par l'origine première, certes il a cessé de leur ressembler, si ce n'est dans les montagnes, où l'on voit beaucoup d'hommes grands, aux yeux bleus, à la blonde chevelure flottante, comme devaient être probablement les anciennes populations du pays. Mais, par la grâce et la souplesse, les montagnards, aussi bien que les gens des campagnes danubiennes, se distinguent des hommes du Nord et se rapprochent des peuples méridionaux.

En général, les Roumains de la plaine, et parmi eux principalement les Valaques, ont de beaux visages bruns, des yeux pleins d'expression, une bouche finement dessinée montrant dans le rire deux rangées de dents d'une éclatante blancheur; ils se distinguent par la petitesse de leurs pieds et de leurs mains et par la finesse de leurs attaches. Ils aiment à laisser croître leur chevelure, et l'on raconte que nombre de jeunes hommes se font réfractaires au service de l'armée uniquement pour sauver les belles boucles flottant sur leurs épaules. Adroits de leur corps, lestes, gracieux dans tous leurs mouvements, ils sont, en outre, infatigables à la marche et supportent sans se plaindre les plus dures fatigues. Ils portent leur costume avec une aisance admirable, et même le berger valaque, avec sa haute cachoula ou bonnet de poil de mouton, la large ceinture de cuir qui lui sert de poche, la peau de mouton jetée sur une épaule, et ses caleçons qui rappellent la braie des Daces sculptés sur la colonne de Trajan, impose par la noblesse de son attitude. Les femmes de la Roumanie sont la grâce même. Soit qu'elles observent encore les anciennes modes nationales et portent la large chemisette brodée, la veste flottante, le grand tablier multicolore où dominent le rouge et le bleu, la résille d'or et de sequins sur les cheveux, soit qu'elles aient adopté la toilette moderne, elles charment toujours par leur élégance et leur goût. A ses avantages extérieurs, la Roumaine ajoute une intelligence rapide, une gaieté communicative, un esprit de repartie qui en font la Parisienne de l'Orient. Ce sont les femmes si gracieuses de la Valachie, et non les ondes, d'une limpidité douteuse, de la rivière de Bucarest, qui ont fait naître le proverbe: «O Dimbovitza! celui qui a bu de ton eau ne peut plus te quitter!»

Au milieu des populations valaques homogènes, on rencontre ça et là quelques groupes de colons bulgares, auxquels se sont ajoutés récemment nombre de compatriotes, qui fuyaient les persécutions des Grecs et des Turcs, et dont Braïla est devenu le centre d'agitation politique. Les Bulgares natifs de la Roumanie et descendants des anciens ravageurs du sol paraissent avoir été singulièrement modifiés par les croisements et le milieu; ce sont maintenant les plus laborieux des cultivateurs, et dans les alentours des grandes villes ils ont la spécialité du jardinage et de l'industrie maraîchère. Une grande partie de la Bessarabie enlevée aux Russes par le traité de Paris, et non encore entièrement roumanisée, est habitée principalement par ces honnêtes agriculteurs bulgares. Jadis le territoire était peuplé de Tartares Nogaïs, mais le gouvernement russe se débarrassa de ces nomades et les remplaça, dès le commencement du siècle et surtout lors de la paix d'Andrinople, en 1829, par quelques milliers de familles bulgares échappées à l'oppression des Turcs. Les nouveaux venus, établis principalement dans le Boudzak ou «Coin» méridional de la Bessarabie, entre le Danube, le Pruth et le val de Trajan, donnèrent bientôt à ces contrées un aspect de prospérité qu'elles n'avaient jamais eu. Leurs cultures sont mieux soignées que celles de leurs voisins moldaves, leurs chemins mieux entretenus; leurs villages, qui ont gardé les noms tartares, contrastent avec les bourgades des autres races par la régularité du plan, la propreté, l'apparence de confort, les beaux vignobles qui les entourent. Bolgrad, la capitale des colonies, est une petite ville industrieuse et vivante, mirant ses belles constructions régulières dans les eaux du lac Yalpouk. Il est vrai que ces Bulgares, qui justifient si brillamment la réputation de leur race, pour l'activité, la sobriété, l'économie, sont plus ou moins mélangés de Moldaves, de Russes, de Grecs, de Tsiganes, avec lesquels ils peuvent s'entretenir dans toutes les langues de l'Orient. Ploïesti, l'une des villes les plus prospères de la Valachie, a commencé également par être une colonie de Bulgares.

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