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Nouvelle géographie universelle (1/19): I L'Europe meridionale (Grèce, Turquie, Roumanie, Serbie, Italie, Espagne et Portugal)

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The Project Gutenberg eBook of Nouvelle géographie universelle (1/19)

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Title: Nouvelle géographie universelle (1/19)

Author: Elisée Reclus

Release date: March 20, 2009 [eBook #28370]

Language: French

Original publication: Publication date of source material: , 1876

Credits: Produced by Carlo Traverso, Rénald Lévesque and the Online
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This file was produced from images generously made available
by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE (1/19) ***





NOUVELLE

GÉOGRAPHIE

UNIVERSELLE

LA TERRE ET LES HOMMES

PAR

ÉLISÉE RECLUS

I

L'EUROPE MÉRIDIONALE

(GRÈCE, TURQUIE, ROUMANIE, SERBIE, ITALIE, ESPAGNE ET PORTUGAL)

CONTENANT

78 GRAVURES, 4 CARTES EN COULEURS TIRÉES A PART

ET 174 CARTES INTERCALÉES DANS LE TEXTE

1876



CHAPITRE PREMIER

CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES

La Terre n'est qu'un point dans l'espace, une molécule astrale; mais pour les hommes qui la peuplent, cette molécule est encore sans limites, comme aux temps de nos ancêtres barbares. Elle est relativement infinie, puisqu'elle n'a pas été parcourue dans son entier et qu'il est même impossible de prévoir quand elle nous sera définitivement connue. Le géodésien, l'astronome nous ont bien révélé que notre planète ronde s'aplatit vers les deux pôles; le météorologiste, le physicien ont étudié par induction dans cette zone ignorée la marche probable des vents, des courants et des glaces; mais nul explorateur n'a vu ces extrémités de la Terre, nul ne peut dire si des mers ou des continents s'étendent au delà des grandes barrières de glace dont on n'a point encore pu forcer l'entrée. Dans la zone boréale, il est vrai, de hardis marins, l'honneur de notre race, ont graduellement rétréci l'espace mystérieux, et, de nos jours, le fragment de rondeur terrestre qui reste à découvrir dans ces parages ne dépasse pas la centième partie de la superficie du globe; mais de l'autre côté de la Terre les explorations des navigateurs laissent encore un énorme vide, d'un diamètre tel que la lune pourrait y tomber sans toucher aux régions de la planète déjà visitées.

D'ailleurs, les mers polaires, que défendent contre les entreprises de l'homme tant d'obstacles naturels, ne sont pas les seuls espaces terrestres qui aient échappé au regard des hommes de science. Chose étrange et bien faite pour nous humilier dans notre orgueil de civilisés! parmi les contrées que nous ne connaissons pas encore, il en est qui seraient parfaitement accessibles si elles n'étaient défendues que par la nature: ce sont d'autres hommes qui nous en interdisent l'approche. Nombre de peuples ayant des villes, des lois, des moeurs relativement policées, vivent isolés et inconnus comme s'ils avaient pour demeure une autre planète; la guerre et ses horreurs, les pratiques de l'esclavage, le fanatisme religieux et jusqu'à la concurrence commerciale veillent à leurs frontières et nous en barrent l'entrée. De vagues rumeurs nous apprennent seulement l'existence de ces peuples; il en est même dont nous ne savons absolument rien et sur lesquels la fable s'exerce à son gré. C'est ainsi que dans ce siècle de la vapeur, de la presse, de l'incessante et fébrile activité, le centre de l'Afrique, une partie du continent australien, l'île pourtant si belle et probablement si riche de la Nouvelle-Guinée, et de vastes plateaux de l'intérieur de l'Asie sont toujours pour nous le domaine de l'inconnu. Les régions mêmes où la plupart des savants aiment à voir le berceau des Aryens, nos principaux ancêtres, n'ont encore été que très-vaguement explorées.

Quant aux contrées déjà visitées par les voyageurs et figurées sur nos cartes avec un réseau d'itinéraires, on ne saurait espérer de les connaître dans le détail de leur géographie intime avant de les avoir soumises à une longue série d'études comparées. Que de temps il faudra pour rejeter les contradictions, les erreurs de toute espèce que les explorateurs mêlent à leurs descriptions et à leurs récits! Quel prodigieux labeur demandera la connaissance parfaite du climat, des eaux et des roches, des plantes et des animaux! Que d'observations classées et raisonnées pour qu'il soit possible d'indiquer les modifications lentes qui s'accomplissent dans l'aspect et les phénomènes physiques des diverses contrées! Que de précautions à prendre pour savoir constater avec certitude les changements qui s'opèrent par le jeu spontané de l'organisme terrestre, et les transformations dues à la bonne ou mauvaise gestion de l'homme! Et pourtant c'est là qu'il faut en arriver pour se hasarder à dire que l'on connaît la Terre.

Ce n'est pas tout. Par une pente naturelle de notre esprit, c'est à nous-mêmes, c'est à l'homme considéré comme centre des choses, que nous essayons de ramener toute étude; aussi la connaissance de la planète doit-elle se compléter nécessairement, se justifier pour ainsi dire par celle des peuples qui l'habitent. Mais si le sol qui porte les hommes est peu connu, ceux-ci le sont relativement bien moins encore. Sans parler de l'origine première des tribus et des races, origine qui nous est absolument inconnue, les filiations immédiates, les parentés, les croisements de la plupart des peuples et peuplades, leurs lieux de provenance et d'étape sont encore un mystère pour les plus savants et l'objet des affirmations les plus contradictoires. Que doivent les nations à l'influence de la nature qui les environne? Que doivent-elles au milieu qu'habitèrent leurs ancêtres, à leurs instincts de race, à leurs mélanges divers, aux traditions importées du dehors? On ne le sait guère; à peine quelques rayons de lumière pénètrent-ils çà et là dans cette obscurité. Le plus grave, c'est que l'ignorance n'est pas la seule cause de nos erreurs; les antagonismes des passions, les haines instinctives de race à race et de peuple à peuple nous entraînent souvent à voir les hommes autres qu'ils ne sont. Tandis que les sauvages des terres éloignées se montrent à notre imagination comme des fantômes sans consistance, nos voisins, nos rivaux en civilisation nous apparaissent sous des traits enlaidis et difformes. Pour les voir sous leur véritable aspect, il faut d'abord se débarrasser de tous les préjugés et de tous ces sentiments de mépris, de haine, de fureur qui divisent encore les peuples. L'oeuvre la plus difficile, nous a dit la sagesse de nos ancêtres, est de se connaître soi-même; combien est plus difficile la science de l'homme, étudiée dans toutes ses races à la fois!

Il serait donc impossible actuellement de présenter une description complète de la Terre et des Hommes, une géographie vraiment universelle. C'est là une oeuvre réservée à la collaboration future des observateurs qui, de tous les points de la planète, s'associeront pour rédiger le grand livre des connaissances humaines. Le travailleur isolé ne peut de nos jours que hasarder la composition d'un tableau succinct, en tâchant d'observer fidèlement les règles de la perspective, c'est-à-dire de donner aux diverses contrées des plans d'autant plus rapprochés que leur importance est plus considérable et qu'ils sont connus d'une façon plus intime.

Naturellement, chaque peuple doit être tenté de croire que dans une description de la Terre la première place appartient à son pays. La moindre tribu barbare, le moindre groupe d'hommes encore dans l'état de nature pense occuper le véritable milieu de l'univers, s'imagine être le représentant le plus parfait de la race humaine. Sa langue ne manque jamais de témoigner cette illusion naïve, qui provient de l'étroitesse extrême de son horizon. La rivière qui arrose ses champs est le «Père des Eaux», la montagne qui abrite son campement est le «Nombril de la Terre». Les noms que les peuples enfants donnent aux nations voisines sont des termes de mépris, tant ils considèrent les étrangers comme étant leurs inférieurs: ils les appellent «Sourds», «Muets», «Bredouilleurs», «Malpropres», «Idiots», «Monstres» et «Démons!» Ainsi les Chinois, qui à certains égards constituent en effet un des peuples les plus remarquables et qui ont au moins l'avantage du nombre sur tous les autres, ne se contentent pas de voir dans leur beau pays la «Fleur du Milieu», ils lui reconnaissent aussi une telle supériorité, que, par une méprise bien naturelle, on a pu les désigner sous le nom de «Fils du Ciel». Quant aux nations éparses autour du «Céleste Empire», elles sont au nombre de quatre, les «Chiens», les «Porcs», les «Démons» et les «Sauvages!» Encore ne méritent-elles pas qu'on leur donne un nom; il est plus simple de les désigner par les points cardinaux: ce sont les «Immondes» de l'est, du nord, de l'orient et du midi.

Si nous donnons la première place à l'Europe civilisée dans notre description de la Terre, ce n'est point en vertu de préjugés semblables à ceux des Chinois. Non, cette place lui revient de droit. D'abord, le continent européen est le seul dont toute la surface ait été parcourue et scientifiquement explorée, le seul dont la carte soit à peu près complète et dont l'inventaire matériel soit presque achevé. Sans avoir une population aussi dense que celle de l'Inde et de la Chine centrale, l'Europe contient près du quart des habitants du globe, et ses peuples, quels que soient leurs défauts et leurs vices, quel que soit, à maints égards, l'état de barbarie dans lequel ils se trouvent, sont encore ceux qui donnent l'impulsion au reste de l'humanité dans les travaux de l'industrie et ceux de la pensée. C'est en Europe que, depuis vingt-cinq siècles, le principal foyer de rayonnement pour les arts, les sciences, les idées nouvelles, n'a cessé de briller, tout en se déplaçant graduellement du sud-est au nord-ouest. Même les hardis colons européens qui sont allés porter leurs langues et leurs moeurs par delà les mers et qui ont eu l'immense avantage de trouver un sol vierge pour s'y épandre librement, n'ont point encore donné au nouveau monde, dans le développement de l'histoire contemporaine, une importance égale à celle de la petite Europe.

Plus actifs, plus audacieux, débarrassés, en outre, d'une partie de ce lourd bagage du passé féodal que les sociétés d'Europe traînent après elles, nos rivaux d'Amérique sont encore trop peu nombreux pour que l'ensemble de leurs travaux puisse égaler les nôtres. Ils n'ont pu reconnaître qu'une faible partie des ressources de leur nouvelle patrie; même l'oeuvre préliminaire de l'exploration est bien loin d'être achevée. La «vieille Europe», où chaque motte de terre a son histoire, où chaque homme est par ses traditions et son champ l'héritier de cent générations successives, garde donc le premier rang, et l'étude comparée des peuples permet de croire que l'hégémonie morale et la prépondérance industrielle lui resteront pendant longtemps encore. Toutefois il n'est point douteux que l'égalité finira par prévaloir, non-seulement entre l'Amérique et l'Europe, mais aussi entre toutes les parties du monde. Grâce aux croisements incessants de peuple à peuple et de race à race, grâce aux migrations prodigieuses qui s'accomplissent et aux facilités croissantes qu'offrent les échanges et les voies de communication, l'équilibre de population s'établira graduellement dans les diverses contrées, chaque pays fournira sa part de richesses au grand avoir de l'humanité, et, sur la Terre, ce que l'on appelle la civilisation aura «son centre partout, sa circonférence nulle part».

On sait combien puissante a été l'influence favorable du milieu géographique sur les progrès des nations européennes. Leur supériorité n'est point due, comme d'aucuns se l'imaginent orgueilleusement, à la vertu propre des races dont elles font partie, car, en d'autres régions de l'ancien monde, ces mêmes races ont été bien moins créatrices. Ce sont les heureuses conditions du sol, du climat, de la forme et de la situation du continent qui ont valu aux Européens l'honneur d'être arrivés les premiers à la connaissance de la Terre dans son ensemble et d'être restés longtemps à la tête de l'humanité. C'est donc avec raison que les historiens géographes aiment à insister sur la configuration des divers continents et sur les conséquences qui devaient en résulter pour les destinées des peuples. La forme des plateaux, la hauteur des montagnes, la marche et l'abondance des fleuves, le voisinage de l'Océan, les dentelures des côtes, la température de l'atmosphère, la fréquence ou la rareté des pluies, les mille rapports mutuels du sol, de l'air et des eaux, tous les phénomènes de la vie planétaire ont un sens à leurs yeux et leur servent à expliquer, du moins en partie, le caractère et la vie première des nations; ils se rendent ainsi compte de la plupart des contrastes qu'offrent les peuples soumis aux influences diverses, et montrent sur la Terre les chemins que devaient nécessairement suivre les hommes dans leur flux et reflux de migrations et de guerres.

Toutefois il ne faut point oublier que la forme générale des continents et des mers et de tous les traits particuliers de la Terre ont dans l'histoire de l'humanité une valeur essentiellement changeante, suivant l'état de culture auquel en sont arrivées les nations. Si la géographie proprement dite, qui s'occupe seulement de la forme et du relief de la planète, nous expose l'état passif des peuples dans leur histoire d'autrefois, en revanche, la géographie historique et statistique nous montre les hommes entrés dans leur rôle actif et reprenant le dessus par le travail sur le milieu qui les entoure. Tel fleuve qui, pour une peuplade ignorante de la civilisation, était une barrière infranchissable, se transforme en chemin de commerce pour une tribu plus policée, et, plus tard, sera peut-être changé en un simple canal d'irrigation, dont l'homme réglera la marche à son gré. Telle montagne, que parcouraient seulement les pâtres et les chasseurs et qui barrait le passage aux nations, attira dans une époque plus civilisée les mineurs et les industriels, puis cessa même d'être un obstacle, grâce aux chemins qui la traversent. Telle crique de la mer où se remisaient les petites barques de nos ancêtres est délaissée maintenant, tandis que la profonde baie, jadis redoutée des navires et protégée désormais par un énorme brise-lames, construit avec des fragments de montagnes, est devenue le refuge des grands vaisseaux.

Ces innombrables changements, que l'industrie humaine opère sur tous les points du globe, constituent une révolution des plus importantes dans les rapports de l'homme avec les continents eux-mêmes. La forme et la hauteur des montagnes, l'épaisseur des plateaux, les dentelures de la côte, la disposition des îles et des archipels, l'étendue des mers, perdent peu à peu de leur importance relative dans l'histoire des nations, à mesure que celles-ci gagnent en force et en volonté. Tout en subissant l'influence du milieu, l'homme la modifie à son profit; il assouplit la nature, pour ainsi dire, et transforme les énergies de la terre en forces domestiques. On peut citer en exemple les hauts plateaux de l'Asie centrale qui enlèvent encore toute unité géographique à l'anneau des terres extérieures et des péninsules environnantes, mais dont l'exploration future et la conquête industrielle auront pour résultat de donner à l'Asie cette unité qu'elle avait seulement en apparence. De même, la lourde et massive Afrique, la monotone Australie, l'Amérique méridionale, pleine de forêts et de nappes d'eau, jouiront des mêmes avantages que l'Europe et deviendront mobiles comme elle lorsque des routes de commerce, traversant ces pays dans tous les sens, y franchiront fleuves, lacs, déserts, monts et plateaux. D'un autre côté, les privilèges que l'Europe devait à son ossature de montagnes, au rayonnement de ses fleuves, aux contours de ses rivages, à l'équilibre général de ses formes, ont cessé d'avoir la même valeur relative depuis que les peuples ajoutent leur outillage industriel aux ressources premières fournies par la nature.

Ce changement graduel dans l'importance historique de la configuration des terres, tel est le fait capital qu'il faut bien garder en mémoire quand on veut comprendre la géographie générale de l'Europe. En étudiant l'espace, il faut tenir compte d'un élément de même valeur, le temps.



CHAPITRE II

L'EUROPE

I

LIMITES

Dès leurs premières expéditions de guerre ou de commerce, les habitants des rivages orientaux de la Méditerranée devaient apprendre à distinguer les trois continents qui viennent s'y rencontrer. Dans cette région centrale de l'ancien monde, l'Afrique tient à peine à l'Asie par un étroit ligament de sables arides, et l'Europe est séparée de l'Asie Mineure par une série continue de mers et de détroits aux courants dangereux. La division de la terre connue en trois parties distinctes s'imposait donc à l'esprit des peuples enfants, et lorsque, en pleine virilité de la race hellénique, l'histoire écrite vint remplacer les mythes et les traditions orales, le nom de l'Europe était probablement déjà transmis par une longue suite de générations. Hérodote avoue naïvement que nul mortel ne saurait espérer d'en connaître jamais la vraie signification. Les savants modernes ont pourtant essayé d'interpréter ce nom légué par les aïeux. Les uns y voient une ancienne désignation qui se serait appliquée d'abord à la Thrace aux «larges plaines», et qui serait ensuite devenue celle de l'Europe entière; les autres le dérivent d'un surnom de Zeus aux «larges yeux», l'antique dieu solaire chargé de la protection du continent. Quelques étymologistes pensent que l'Europe fut ainsi désignée par les Phéniciens comme le pays des «Hommes blancs». Il semble plus probable toutefois que le nom d'Europe avait primitivement le sens de «couchant», par contraste avec l'Asie, ou pays du soleil levant. C'est ainsi que l'Italie, puis l'Espagne, s'appelèrent Hespérie, que l'Afrique occidentale reçut des Musulmans le nom de Maghreb, et que, de nos jours, les plaines d'outre-Mississippi sont devenues le «Far West».

Quel que soit d'ailleurs le sens primitif de son nom, l'Europe est, d'après tous les mythes anciens, une fille de l'Asie. Ce sont les navires de la Phénicie qui les premiers ont exploré les rivages européens, et, par les échanges, en ont mis les populations en rapport avec celles du monde oriental. Lorsque la fille eut dépassé la mère en civilisation et que les voyageurs hellènes se furent mis à continuer les découvertes des marins de Tyr, toutes les terres reconnues au nord de la Méditerranée furent considérées comme une dépendance de l'Europe. Cette partie du monde, qui d'abord ne comprenait probablement que la grande péninsule thraco-hellénique, s'agrandit graduellement pour embrasser l'Italie, l'Hispanie, les Gaules et toutes les régions hyperboréennes situées au delà des Alpes et du Danube. Pour Strabon, l'Europe, déjà connue dans sa partie la plus accidentée et la plus «vivante», était limitée à l'orient par les Palus Méotides et le cours du Tanaïs.

Depuis cette époque, les limites tracées par les géographes modernes entre l'Europe et l'Asie ont été reportées plus à l'est. D'ailleurs, on le comprend, ces divisions doivent toutes avoir quelque chose de conventionnel, puisque l'Europe, limitée de tous les autres côtés par les eaux marines, se rattache au territoire de l'Asie du côté de l'Orient. Par ses frontières de la Sibérie et du Caucase, l'Europe n'est en réalité qu'une simple péninsule du continent asiatique. Toutefois le contraste entre les deux parties du monde est trop considérable pour que la science cesse de partager l'Europe et l'Asie en deux masses continentales. Mais où se trouve la vraie ligne de séparation? D'ordinaire, les cartographes s'en tiennent aux limites administratives qu'il plaît au gouvernement russe de tracer entre ses immenses possessions européennes et asiatiques: c'est dire qu'ils se conforment à des caprices. D'autres prennent les arêtes du Caucase et des monts Ourals pour frontière commune des deux continents; mais cette division, qui semble plus raisonnable au premier abord, n'en est pas moins absurde: les deux versants d'une chaîne de montagnes ne sauraient être désignés comme appartenant à une formation distincte, et, le plus souvent, ils sont habités par des populations de même origine. La véritable zone de séparation entre l'Europe et l'Asie n'est point constituée par des systèmes de montagnes, mais, au contraire, par une série de dépressions, jadis remplies en entier par le bras de mer qui rejoignait la Méditerranée à l'océan Glacial. Au nord du Caucase, les steppes du Manytch, qui séparent la mer Noire de la Caspienne, sont encore partiellement couverts de lacs salins; la Caspienne elle-même, ainsi que l'Aral et les autres lacs épars dans la direction du golfe d'Obi, sont des restes de l'ancienne mer, et les espaces intermédiaires portent encore les traces des eaux qui les inondaient jadis.

Sans parler des changements qui ont dû s'opérer dans la configuration de l'Europe pendant les périodes géologiques antérieures, il est certain que, durant l'époque moderne, la forme du continent s'est grandement modifiée. Si l'Europe était autrefois séparée de l'Asie occidentale par un large bras de mer, en revanche, il fut un temps où elle tenait à l'Anatolie par la langue de terre où s'est ouvert depuis le détroit de Constantinople. De même, l'Espagne se reliait à l'Afrique avant que les eaux de l'Océan eussent fait irruption dans la Méditerranée, et probablement aussi la Sicile se rattachait à la Mauritanie. Enfin, les îles Britanniques taisaient partie du tronc continental. Les érosions de la mer, en même temps que les exhaussements et les dépressions des terrains, n'ont cessé et ne cessent encore de modifier les contours du littoral. Les nombreux sondages opérés dans les mers qui baignent l'Europe occidentale ont révélé l'existence d'un plateau sous-marin, qui, au point de vue géologique, doit être considéré comme partie intégrante du continent. Entouré d'abîmes de plusieurs milliers de mètres de profondeur, et recouvert en moyenne de 50 à 200 mètres d'eau, ce piédestal de la France et des îles Britanniques n'est autre chose que la base de terres anciennes démolies par le travail continu des vagues: c'est la fondation ruinée d'un édifice continental disparu. Ajoutées à l'Europe, toutes les berges sous-marines du littoral de l'Océan et celles de la Méditerranée accroîtraient d'un quart environ la superficie du continent; mais, en même temps, elles lui raviraient cette richesse de péninsules qui a valu à l'Europe sa prépondérance historique sur les autres parties du monde.

Si par la pensée au lieu d'imaginer un exhaussement de 200 mètres, on se figure le continent s'abaissant en bloc de la même quantité, l'Europe se trouverait n'occuper que la moitié son étendue actuelle; toutes les plaines basses, qui, pour la plupart, sont d'anciens fonds de mer, seraient immergées de nouveau dans l'Océan; il ne resterait plus au-dessus des eaux qu'une sorte de squelette de plateaux et de montagnes, beaucoup plus tailladé de golfes et frangé de presqu'îles que ne l'est le rivage existant. Toute l'Europe occidentale et méditerranéenne constituerait un puissant massif insulaire entouré de terres plus qu'à moitié submergées, telles que la Sicile et la Grande-Bretagne, et séparé par un large détroit des plaines légérement bombées de l'intérieur de la Russie. Ce massif, pour l'histoire non moins que pour la géologie, est la véritable Europe. A demi asiatique par son climat extrême, par l'aspect de ses campagnes monotones et de ses interminables steppes, la Russie se rattache aussi très-intimement à l'Asie par ses races et par son développement historique; on peut même dire qu'elle fait partie de l'Europe depuis un siècle à peine. C'est au milieu des îles, des péninsules, des vallées, des petits bassins, des horizons variés de l'Europe maritime et montagneuse; c'est dans cette nature si vive, si accidentée, aux contrastes si imprévus, qu'est née la civilisation moderne, résultat d'innombrables civilisations locales, heureusement unies en un seul courant. De même que les eaux, en s'épanchant des montagnes, ont fertilisé les plaines environnantes par le limon nourricier, de même les progrès de toute espèce, accomplis dans ce centre de rayonnement, se sont répandus de proche en proche à travers les continents, jusqu'aux extrémités de la terre.



II

DIVISIONS NATURELLES ET MONTAGNES

Cette Europe en résumé, qui comprend, en outre des trois péninsules méditerranéennes, la France, l'Allemagne et l'Angleterre, se divise naturellement en plusieurs parties. Les îles Britanniques forment un premier groupe nettement séparé, grâce à la ceinture de mers qui l'environne. La presqu'île hispanique n'est guère moins distincte du reste de l'Europe, car elle vient confiner à la France par un véritable rempart de montagnes, le plus difficile à franchir qui existe dans le continent; en outre, une profonde dépression, dont le seuil de partage n'a pas même 200 mètres, réunit l'Océan et la Méditerranée, immédiatement au nord de l'Espagne. L'unité géographique n'est complète que pour le système des Alpes et les chaînes de montagnes qui s'y rattachent, en France, en Allemagne, en Italie et dans la péninsule hellénique: c'est là que se trouve la charpente de l'édifice continental.

Le système des Alpes, qui doit probablement son vieux nom celtique à la blancheur de ses hautes cimes neigeuses, se développe en une immense courbe de plus de 1,000 kilomètres, des rivages de la Méditerranée au bassin du Danube. Il se compose, en réalité, d'une trentaine de massifs formant autant de groupes géologiques distincts, mais reliés les uns aux autres par des seuils très-élevés; ses roches, qu'elles soient de granit, d'ardoise, de grès ou de calcaires, se maintiennent au-dessus des plaines basses en un rempart continu. Dans les âges antérieurs, les Alpes furent beaucoup plus hautes, ainsi qu'a permis de le constater l'étude des éboulis et des strates à demi détruites par les agents naturels; mais, tout dégradées qu'elles soient, elles élèvent encore des centaines de cimes dans la région des neiges persistantes, et de grands fleuves de glaces s'épanchent de toutes ses hautes crêtes dans les vallées supérieures. Des campagnes du Piémont et de la Lombardie, les glaciers et les névés apparaissent comme un diadème étincelant enroulé sur le sommet des monts.

Dans la partie occidentale du système alpin, c'est-à-dire de la Méditerranée au massif du mont Blanc, point culminant de l'Europe, la hauteur moyenne des groupes de montagnes augmente par degrés de 2,000 mètres à plus de 4,000. A l'est du grand bassin angulaire des Alpes, formé par le mont Blanc, le système change de direction; puis, au delà des deux puissantes citadelles du mont Rose et de l'Oberland, il s'abaisse peu à peu. A l'Orient des Alpes suisses, aucune cime n'atteint la hauteur de 4,000 mètres, et l'élévation moyenne des montagnes diminue d'un tiers environ; mais là où la région montagneuse est moins haute, elle devient graduellement plus large à cause de l'écartement des massifs et de la divergence des chaînes. Tandis que l'axe principal continue vers le nord-est la direction des Alpes helvétiques, des chaînes très-considérables, qui doublent l'épaisseur de la masse, se projettent au nord, à l'est et au sud-est. Par le travers de Vienne, les Alpes proprement dites n'ont pas moins de 400 kilomètres de large.

En s'étalant ainsi, le système des Alpes perd son caractère et son aspect; il n'a plus ni grands massifs, ni glaciers, ni champs de neige; au nord, il s'affaisse peu à peu vers la vallée du Danube; au sud, il se ramifie en chaînes secondaires sur le piédestal que lui fournit le plateau bombé de la Turquie. Malgré la différence extrême qu'offrent le tableau des grandes Alpes et les vues du Montenegro, de l'Hémus, du Rhodope, du Pinde, toutes ces arêtes montagneuses n'en appartiennent pas moins au même système orographique. Toute la péninsule thraco-hellénique doit être considérée comme une dépendance naturelle des Alpes. Il en est de même de la presqu'île d'Italie, car, dans son immense courbe, l'arête des Apennins continue parfaitement la chaîne des Alpes Maritimes, et l'on ne sait vraiment où l'on doit tracer entre les deux la ligne conventionnelle de séparation. Enfin, parmi les chaînes de montagnes qui se rattachent au système des Alpes, il faut aussi compter les Carpathes, que le travail des eaux a graduellement isolées pendant la période géologique moderne. Il est indubitable qu'autrefois l'hémicycle de montagnes formé par les Petits Carpathes, les Beskides, le Tatra, les Grands Carpathes et les Alpes transylvaines s'unissait d'un côté aux Alpes d'Autriche, de l'autre aux contre-forts des Balkhans. Le Danube s'est ouvert deux portes à travers ces remparts; mais ces portes sont étroites, semées de roches, dominées par de hautes parois.

La forme des massifs alpins et du labyrinthe des chaînes orientales devait exercer sur l'histoire de l'Europe, et par conséquent du monde entier, l'influence la plus décisive. Les seules routes des Barbares étant celles qu'avait ouvertes la nature, les peuples asiatiques ne pouvaient pénétrer en Europe que par deux voies, celle de la mer ou celle des grandes plaines du Nord; A l'ouest de la mer Noire, ils trouvaient d'abord les lacs et les marécages difficiles à franchir de la vallée du Danube; puis, après avoir surmonté ces obstacles, ils rencontraient la haute barrière des montagnes, au delà desquelles le dédale boisé des gorges et des escarpements aboutissait aux régions, alors inaccessibles, des grandes neiges. Ainsi les Carpathes, les Balkhans et toutes les chaînes avancées du système alpin formaient à l'Europe occidentale comme un immense bouclier de près de 1,000 kilomètres de largeur; les populations nomades et conquérantes qui venaient se heurter contre cet obstacle risquaient d'y briser leur force. Habituées aux steppes, à l'horizon sans limites des campagnes unies, elles n'osaient gravir ces monts abrupts. Il ne leur restait donc qu'à se détourner vers le nord pour gagner les grandes plaines germaniques, où les migrations successives pouvaient s'épandre plus à leur aise. Quant aux envahisseurs poussés par la fureur aveugle des conquêtes, ceux d'entre eux qui s'engageaient quand même dans les défilés de montagnes se trouvaient pris comme dans une trappe au milieu de l'enchevêtrement des vallées. De là cette multitude de peuples et de fragments de peuples, ce fourmillement de races qui a fait des contrées danubiennes une sorte de chaos. Comme dans les remous d'un fleuve où se déposent tous les débris apportés par le courant, les épaves de presque toutes les populations de l'Orient sont venues s'entasser en désordre dans ce coin du Continent.

Au sud de la grande barrière des monts, le mouvement des peuples entre l'Europe et l'Asie ne pouvait s'opérer que par mer. Les peuples assez avancés en civilisation pour se construire des bâtiments étaient donc les seuls auxquels le chemin fût ouvert. Pirates, marchands ou guerriers, ils s'étaient tous élevés depuis longtemps au-dessus de la barbarie primitive, et même, dans leurs voyages de conquête, ils apportaient toujours avec eux quelque accroissement aux connaissances humaines. En outre, les groupes d'émigrants ne pouvaient jamais être bien nombreux, à cause des difficultés de l'équipement et de la navigation. Abordant en petit nombre, tantôt sur un point, tantôt sur un autre, les nouveaux venus se trouvaient en contact avec des populations d'origines différentes, et de ces rencontres naissaient des civilisations locales ayant toutes leur caractère propre; mais nulle part l'influence étrangère ne devenait prépondérante. Chaque île de l'archipel, chaque péninsule, chaque vallée de l'Hellade se distinguait de ses voisines par son état social, son dialecte, ses moeurs; mais toutes restaient grecques, en dépit des influences phéniciennes ou autres, auxquelles elles avaient été soumises. Ainsi, grâce à la disposition des montagnes et des côtes, la civilisation qui se développa graduellement dans le monde méditerranéen, sur le versant méridional des Alpes, devait avoir, dans son ensemble, plus d'élan spontané, plus de variétés et de contrastes que la civilisation beaucoup moins avancée des peuples du Nord, oscillant deçà et delà dans les grandes plaines uniformes.

LES ALPES PENNINES, VIE PRISE DE LA BECCA DI NONA OU PIC CARREL (3,165 MÈTRES)
(D'après un panorama photographié par M. Civiale.)

L'épaisseur des Alpes et de tous ses avant-monts, du Pinde aux Carpathes, séparait donc vraiment deux mondes distincts où la marche de l'histoire devait s'accomplir différemment. Toutefois, même en l'absence de routes, la séparation n'était pas complète entre les deux versants. Nulle part le système des Alpes n'offre, comme les Andes et les monts du Tibet, de larges plateaux froids et déserts, posant leur masse énorme en barrière infranchissable. Partout les massifs alpins sont découpés en monts et en vallées; partout le climat général du pays est assez doux pour que les populations puissent vivre et se propager. Les montagnards, assez bien protégés par la nature pour qu'il leur fût aisé de maintenir leur indépendance, servaient jadis d'intermédiaires entre les peuples des plaines opposées: c'est par eux que se faisaient les rares échanges entre le Nord et le Midi et que les premiers sentiers de commerce se frayèrent entre les sommets. Les points où de larges routes, où des chemins de fer devaient un jour franchir le rempart des montagnes et mettre les populations en rapport de guerre ou d'amitié, étaient indiqués d'avance par la direction des vallées et les profondes échancrures des cols. La partie des Alpes qui devait cesser la première d'arrêter la marche des peuples en armes est celle qui se dirige du nord au sud, entre les massifs de la Savoie et ceux du littoral méditerranéen. En cet endroit le système alpin, quoique très-haut, est réduit à sa moindre largeur; en outre, les climats se ressemblent sur les deux versants opposés des groupes du Cenis et du Viso, et par suite les populations se trouvent beaucoup plus rapprochées par les moeurs et le genre de vie. La région des Alpes qui se développe au delà du mont Blanc, dans la direction du nord-est, est une barrière bien autrement sérieuse, car elle sert de limite entre deux climats différents.

Comparé à celui des Alpes; le rôle des autres chaînes de montagnes, dans l'histoire de l'Europe, est tout à fait secondaire et n'a qu'une importance locale. D'ailleurs l'action qu'elles ont exercée sur les destinées des peuples n'est pas moins évidente; Ainsi les Norvégiens et les Suédois ont pour mur de séparation les plateaux et les glaces des Alpes scandinaves; au centre de l'Europe, le bastion quadrangulaire des montagnes de la Bohême, tout peuplé de Tchèques et presque entouré d'Allemands, ressemble à une île qu'assiégent les flots de la mer. En Angleterre, les monts du pays de Galles et ceux de la Haute-Écosse ont protégé la race celtique contre les Anglo-Saxons, les Danois et les Normands; de même en France, c'est à leurs rochers et à leurs landes que les Bretons doivent de n'avoir pas été complétement francisés, et le plateau du Limousin, les monts d'Auvergne, les Cévennes sont la principale cause du frappant contraste qui existe encore entre les populations du Nord et du Midi. Après les Alpes, les Pyrénées sont de toutes les montagnes d'Europe celles qui ont offert le plus grand obstacle à la marche des nations; elles eussent été jusqu'à nos jours l'infranchissable rempart de l'Espagne, si elles n'avaient été faciles à tourner par leurs extrémités voisines de la mer.



III

ZONE MARITIME

Les vallées qui rayonnent en tous sens autour du grand massif alpin sont fort heureusement disposées pour donner à presque toute l'Europe une remarquable unité, en même temps qu'une extrême variété d'aspects et de conditions physiques. Le Pò, le Rhône, le Rhin, le Danube serpentent sous les climats les plus divers, et pourtant ils prennent leurs sources dans une même région de montagnes, et les alluvions dont ils fertilisent les terres de leurs bassins proviennent du ravinement des mêmes roches. Entre ces grandes vallées primordiales, tout le pourtour des Alpes et de ses avant-monts est découpé de vallées divergentes qui vont porter à la mer les eaux et les débris triturés de la montagne. Partout, des eaux courantes donnent à la nature le mouvement et la vie. Nulle part on ne voit de déserts, de grands plateaux arides ni de bassins fermés, comme il en existe tant dans les continents d'Afrique et d'Asie; nulle part non plus les rivières ne se changent en d'immenses déluges d'eau, comme ceux qui noient à demi certaines parties de l'Amérique du sud. Dans le régime de ses rivières, l'Europe offre une certaine modération qui devait favoriser l'établissement des colons et faciliter, en chaque bassin, la naissance d'une civilisation locale. D'ailleurs, la plupart des fleuves, assez larges pour retarder les migrations des peuples, ne pouvaient les arrêter longtemps. Même avant que l'industrie humaine se fût approprié le sol de l'Europe par les chemins et les ponts, il était facile aux immigrants barbares de se rendre des bords de la mer Noire à ceux de l'Atlantique.

Aux privilèges que lui ont donné sur les autres parties du monde son ossature des montagnes et la disposition de ses bassins fluviaux, l'Europe a pu ajouter, depuis l'ère de la navigation, l'avantage bien plus grand que lui procure la forme dentelée de son littoral. C'est principalement par le contour de ses rivages que l'Europe a ce double caractère d'unité et de diversité qui la distingue entre les continents. Elle est une par sa masse centrale, et «diverse» par ses nombreuses péninsules et les îles qui en dépendent. Elle est organisée, pour ainsi dire, et l'on croirait voir en elle un grand corps pourvu de membres. Strabon comparait l'Europe à un dragon. Les géographes de la Renaissance aimaient à la figurer comme une Vierge couronnée dont l'Espagne était la tête et la France le coeur, tandis que l'Angleterre et l'Italie étaient les mains tenant le sceptre et le globe. La Russie, encore mal connue et se confondant avec les régions inexplorées de l'Asie, représentait les vastes plis de la robe traînante.

Dans le tableau annexé, la superficie de l'Europe est calculée d'après ses limites naturelles.

                        Europe.      Asie.       Afrique.

Surface.               9,860,000   43,840,000   29,125,000
Contour géométr.          11,153       23,342       19,122
Développ. des côtes.      31,900       57,750       28,500
Côtes utiles.             30,900       47,000       28,500
Proport. du contour
  géom. au cont. rél.     1:2.86       1:2.47       1:1.49

                       Amérique du N.  Amérique du S.  Australie.

Surface.             20,600,000      18,000,000      7,700,000
Contour géométr.         16,083          15,037          9,834
Développ. des côtes.     48,230          25,770         14,400
Côtes utiles.            40,000          25,770         14,400
Proport. du contour
  géom. au cont. rél.      1:3           1:1.71         1:1.46

En surface, l'Europe est deux fois moindre que l'Amérique méridionale et trois fois plus petite que l'énorme masse africaine, et cependant elle est supérieure à ces deux continents par le développement de son littoral; proportionnellement à son étendue, elle a le double des rivages de l'Amérique du sud, de l'Australie et de l'Afrique; elle en a un peu moins que l'Amérique du nord, mais ce dernier continent n'a la grande richesse de ses côtes que dans les régions des froidures et des glaces persistantes. Ainsi que l'on peut s'en faire une idée en jetant les yeux sur le diagramme suivant, l'Europe a, sur les deux autres continents que baigne la mer glaciale arctique, le privilége de posséder un littoral presque en entier utile á la navigation, tandis qu'une grande partie des côtes de l'Asie et de l'Amérique du nord est actuellement sans valeur pour l'homme. Et non-seulement la mer pénètre au loin dans l'intérieur de l'Europe tempérée pour la découper en longues péninsules, mais encore elle entaille chacune de ces presqu'îles pour y former des multitudes de golfes et de méditerranée en miniature. Toutes les côtes de la Grèce, de la Thessalie, de la Thrace sont ainsi dentelées par des golfes en hémicycle et de larges bassins pénétrant dans les terres; l'Italie et l'Espagne offrent également sur tout leur pourtour une série de golfes et d'indentations en arcs de cercle; enfin, les péninsules du nord de l'Europe, le Jutland et la Scandinavie, sont aussi tailladées par les eaux marines en de nombreuses presqu'îles secondaires.

Les îles de l'Europe doivent être également considérées comme des annexes du continent, dont la plupart ne sont séparées que par des eaux sans profondeur. La Crète et les îles si nombreuses qui parsèment la mer Egée, les archipels de la mer Ionienne et la côte dalmate, la Sicile, la Corse et la Sardaigne, l'île d'Elbe, les Baléares, ne sont-elles pas, en réalité, des prolongements ou des stations maritimes des péninsules voisines? À l'entrée de la Baltique, les îles de Seeland et de Fionie ne sont-elles pas les terres qui ont donné au Danemark le plus d'importance politique et commerciale? La Grande-Bretagne et l'Irlande, qui faisaient autrefois partie du continent, n'en dépendent pas moins de l'Europe, quoique les eaux peu profondes de deux bras de mer aient fait disparaître les isthmes de jonction. L'Angleterre est même devenue le grand entrepôt commercial des pays d'Europe; elle remplit actuellement, dans le mouvement des échanges du monde entier, un rôle analogue à celui que la Grèce remplissait autrefois dans le monde restreint de la Méditerranée.

Chose remarquable! Chaque contrée péninsulaire de l'Europe a eu dans l'histoire son tour de prépondérance commerciale. D'abord la Grèce, «la plus belle individualité de l'ancien monde», fut, à l'époque de sa grandeur, la dominatrice de la Méditerranée, qui était alors presque tout l'univers. Au moyen âge, Amalfi, Gènes, Venise et autres républiques de l'Italie devinrent les intermédiaires des échanges entre l'Europe et les Indes. La circumnavigation de l'Afrique et la découverte du nouveau monde firent passer le monopole du grand commerce à Cadix, à Séville, à Lisbonne, dans la péninsule ibérique. Puis les négociants de la petite république hollandaise recueillirent en partie l'héritage de l'Espagne et du Portugal, et les richesses du monde entier affluaient dans leurs îles et leurs presqu'îles assiégées par la mer. De nos jours, c'est la Grande-Bretagne qui est devenue le principal marché de l'univers. Londres, la ville la plus populeuse de la Terre, est aussi le foyer d'appel le plus énergique pour les trésors du genre humain. Tôt ou tard sans doute le point vital le plus actif de la planète continuera de se déplacer. Quoique l'Angleterre soit admirablement placée, au centre même de la moitié du globe qui comprend presque tout l'ensemble des masses continentales, les travaux d'aménagement auxquels on soumet la Terre, l'ouverture de nouvelles voies de commerce, les variations d'équilibre dans le groupement des nations peuvent faire passer Londres au second rang. Peut-être, ainsi que les Américains le prédisent, la civilisation, dans sa marche continue vers l'Ouest, remplacera-t-elle Londres par quelque citées des États-Unis; peut-être aussi, par suite d'un mouvement de retour vers l'Orient, le genre humain prendra-t-il Constantinople ou le Caire pour centre de commerce et lieu principal de rendez-vous.

Quoi qu'il en soit, les changements si considérables qui se sont accomplis pendant la courte période de vingt siècles, dans l'importance relative des péninsules et des îles de l'Europe, prouvent bien que la valeur des traits géographiques se modifie peu à peu avec le cours de l'histoire. Les privilèges mêmes dont la nature avait gratifié certains pays peuvent se changer avec le temps en de graves désavantages. Ainsi les petits bassins étroits, les ceintures de montagnes, les innombrables dentelures des côtes qui avaient autrefois favorisée le développement des cités grecques et donné au port d'Athènes l'empire de la Méditerranée éloignent maintenant l'Hellade de la masse du continent et ne permettront pas de longtemps qu'elle se rattache au réseau des voies de communication européennes. Ce qui faisait jadis la force du pays fait aujourd'hui sa faiblesse. Aux temps primitifs, avant que l'homme pût encore se confier aux barques pour tenter les périlleux chemins de la mer, les baies, les mers intérieures étaient un obstacle infranchissable à la marche des peuples; plus tard, grâce à la navigation, elles devinrent le grand chemin des nations commerçantes et favorisèrent grandement la civilisation; actuellement, elles nous gênent de nouveau en arrêtant nos routes et nos chemins de fer.



IV

LE CLIMAT

Si le relief du sol et la configuration des côtes sont des éléments de valeur changeante dans l'histoire des nations, en revanche, les avantages du climat exercent une influence durable. A cet égard, l'Europe est certainement la plus favorisée des parties du monde; depuis un cycle terrestre dont la durée nous est inconnue, elle jouit d'un climat qui est en moyenne le plus tempéré, le plus égal, le plus sain parmi ceux des continents.

En premier lieu, toutes les parties de l'Europe se trouvent exposées à l'influence modératrice de l'Océan, grâce aux golfes et aux mers intérieures qui pénètrent au loin dans les terres. Excepté au milieu de la Russie, qui est une contrée à demi-asiatique, il n'y a pas en Europe un seul point situé à plus de 600 kilomètres de la mer, et par suite de l'uniformité générale des pentes qui s'inclinent du centre vers la circonférence du continent, l'action des vents marins se fait sentir partout. Ainsi, malgré sa grande superficie, le territoire européen jouit des mêmes avantages que les îles; les chaleurs de l'été y sont rafraîchies par le souffle de l'Océan, et ce même souffle adoucit les froids de l'hiver.

Par leur mouvement de translation continu du sud-ouest au nord-est, les eaux de l'Atlantique boréal influent aussi de la manière la plus heureuse sur le climat des terres d'Europe dont elles baignent les rives. En sortant de la grande chaudière de la mer des Antilles où il vient de tournoyer sous un soleil tropical, le courant connu sous le nom de Gulf-Stream prend directement le chemin de l'Europe. Sa masse liquide énorme, égale à celle de vingt mille fleuves comme le Rhône, renferme une forte proportion de la chaleur que le soleil a déversée sur les mers des Tropiques, et cette chaleur, elle la porte aux côtes occidentales et septentrionales de l'Europe. L'afflux de ces eaux tièdes agit sur le climat comme s'il éloignait le continent de la zone glaciale pour le rapprocher de l'équateur; il remplace la chaleur directe des rayons solaires. D'ailleurs, les régions côtières de la péninsule pyrénéenne, de la France, des îles Britanniques, de la Scandinavie, ne sont pas seules à profiter de cette élévation de la température normale; toute l'Europe s'en trouve réchauffée de proche en proche jusqu'à la Caspienne et à l'Oural.

Les courants de l'air, de même que ceux de l'Océan, exercent sur le climat général de l'Europe une influence favorable. Les vents du sud-ouest superposés au Gulf-Stream, sont ceux qui prédominent sur les rivages du continent, et, comme le courant océanique, ils dégagent la chaleur qu'ils avaient emmagasinée dans les régions tropicales. Les vente du nord-ouest, du nord et même du nord-est, qui soufflent pendant une moindre partie de l'année, sont moins réfrigérants qu'on ne pourrait s'y attendre, à cause des nappes d'eau attiédies par le Gulf-Stream, sur lesquelles ils doivent passer dans leur course; enfin l'Europe est partiellement réchauffée par le voisinage du Sahara, véritable étuve de l'ancien monde.

Sous la double influence des courants maritimes et aériens, la température moyenne du continent est tellement accrue qu'à égale latitude, elle dépasse de 5, de 10 et même de 15 degrés celle des autres parties du monde. Nulle part, pas même sur les côtes occidentales de l'Amérique du nord, les isothermes, c'est-à-dire les lignes d'égale chaleur moyenne, ne rapprochent plus leurs courbes de la zone polaire; à 1,500 et 2,000 kilomètres plus loin de l'équateur, on jouit en Europe d'un climat aussi doux qu'en Amérique; en outre, la température y diminue, du sud au nord, beaucoup moins rapidement que dans toute autre partie de la rondeur terrestre. C'est là ce qui distingue, spécialement l'Europe: une par son climat, elle se trouve comprise en entier dans la zone de température modérée, entre les isothermes de 20 et de 0 degrés centigrades, tandis qu'en Amérique et en Asie cette zone privilégiée est deux fois moindre en largeur.

Cette remarquable unité de climat que présente l'Europe dans sa température annuelle se montre également dans le régime de ses pluies. La mer, qui baigne le continent sur la plus grande partie de son pourtour, en alimente toutes les contrées de l'humidité nécessaire. Il n'est pas une seule région de l'Europe qui ne reçoive annuellement ses pluies; sauf une partie des rivages de la mer Caspienne et un petit coin de la péninsule ibérique, il n'en est pas non plus que le manque fréquent d'humidité expose à la porte totale des récoltes. Non seulement tous les pays européens sont arrosés de pluies, mais presque tous les reçoivent en chaque saison; excepté sur les bords de la Méditerranée, où l'automne et l'hiver sont la période pluvieuse par excellence, les nuages épanchent à peu près régulièrement, pendant toute l'année, leur fardeau liquide. D'ailleurs, malgré la grande diversité de relief et de contours qu'offrent, les différentes contrées de l'Europe, les pluies y sont, en général, modérées, soit qu'elles humectent le sol en fins brouillards, comme en Irlande, soit qu'elles s'abattent en rapides averses, comme en Provence et sur la pente méridionale des Alpes. Si ce n'est sur les flancs des montagnes que viennent frapper des courants humides, la quantité moyenne d'eau de pluie ne dépasse pas un mètre par an. L'uniformité relative et la modération des pluies assurent donc à l'Europe un régime fluvial d'une grande régularité. Non-seulement les fleuves et les rivières, mais aussi les petits ruisseaux, du moins au nord des Pyrénées, des Alpes et des Balkhans, coulent pendant toute l'année; leurs crues et leurs maigres se maintiennent d'ordinaire en des limites étroites; les campagnes sont rarement inondées sur de grandes étendues; rarement aussi elles sont complètement dépourvues de l'eau d'irrigation. Grâce à une répartition naturelle plus égale, l'Europe peut tirer d'une moindre quantité d'eau un plus grand profit pour l'agriculture et la navigation que les autres parties du monde plus abondamment arrosées. Les hautes Alpes contribuent, pour une forte part, à maintenir la régularité de l'écoulement dans les lits fluviaux. L'excédant d'humidité qu'elles reçoivent s'accumule en neiges et en glaces qui s'épandent lentement vers les vallées et se fondent pendant la saison des chaleurs. C'est précisément alors que les rivières sont le plus faiblement alimentées par les pluies et perdent le plus d'eau par l'évaporation; elles tariraient en partie si les glaces de la montagne ne subvenaient aux eaux du ciel. Ainsi s'établit une sorte de balancement régulier dans l'économie générale des fleuves.

Le climat de l'Europe est donc celui qui offre le plus d'unité dans son ensemble et de pondération dans ses contrastes. Les courants océaniques, les vents, les chaleurs et les froidures, les pluies et les cours d'eau ont sur ce continent des allures régulières et modérées qu'ils n'ont point dans les autres parties du monde. Ce sont là de grands avantages dont les peuples ont profité dans leur histoire passée et dont ils ne cesseront de bénéficier dans l'avenir. Tout petit qu'il est, le continent d'Europe est pourtant celui qui présente de beaucoup la plus grande surface d'acclimatement facile. De Russie en Espagne, de Grèce en Irlande, les hommes peuvent se déplacer sans grand danger; grâce à la douceur relative des transitions, les nations venues du Caucase ou de l'Oural ont pu traverser les plaines et les montagnes jusqu'aux bords de l'océan Atlantique et s'accommoder partout à leur nouveau milieu. Le sol et le climat, également propices aux hommes, les maintenaient dans la plénitude de leurs forces physiques et de leurs qualités intellectuelles; dans toutes les contrées de l'Europe, le peuple en marche retrouvait une patrie. Ses compagnons de travail, le chien, le cheval, le boeuf, ne l'abandonnaient point en route, et la semence qu il avait apportée levait en moisson dans tous les champs où il la déposait.



V

LES RACES ET LES PEUPLES

Par l'étude du sol et la patiente observation des phénomènes du climat, nous pouvons comprendre, d'une manière générale, quelle a été l'influence de la nature sur le développement des peuples; mais il nous est plus difficile de distribuer à chaque race, à chaque nation, la part qui lui revient dans les progrès de la civilisation européenne. Sans doute, les divers groupes d'hommes nus et ignorants qui se trouvaient aux prises avec les nécessités de la vie ont dû réagir différemment, suivant leur force et leur adresse physique, leur intelligence naturelle, les goûts et les tendances de leur esprit. Mais quels étaient ces hommes primitifs qui ont su mettre à profit les ressources offertes par le milieu et qui nous ont enseigné à triompher de ses obstacles? Nous ne savons. A quelques milliers d'années en arrière, tous les faits sont enfouis dans les immenses ténèbres de notre ignorance.

On ne sait même point quelle est l'origine principale des populations européennes. Sommes-nous les «fils du sol», les «rejetons des chênes», comme le disaient les traditions anciennes en leur langage poétique, ou bien les habitants de l'Asie sont-ils nos véritables ancêtres et nous ont-ils apporté nos langues et les rudiments de nos arts et de nos sciences? Enfin, si l'Europe était déjà peuplée d'autochthones lorsque les immigrants du continent voisin sont venus s'établir parmi eux, dans quelle proportion s'est opéré le mélange? Il n'y a pas longtemps encore, on admettait, comme un fait à peu près incontestable, l'origine asiatique des nations européennes; on se plaisait même à chercher sur la carte d'Asie l'endroit précis où vivaient nos premiers pères. Actuellement, la plupart des hommes de science sont d'accord pour chercher les traces des ancêtres sur le sol même qui porte les descendants. Dans presque toutes les parties de l'Europe, les incrustations des grottes, les rivages des lacs et de la mer, les alluvions des fleuves anciens, ont fourni aux géologues des débris de l'industrie humaine et même des ossements qui témoignent l'existence de populations industrieuses longtemps avant la date présumée des immigrations d'Asie. Lors des premiers bégayements de l'histoire, nombre de peuples étaient considérés comme aborigènes, et parmi leurs descendants il s'en trouve, les Basques par exemple, qui n'ont rien de commun avec les envahisseurs venus du continent voisin. Bien plus, il n'est pas encore admis par tous les savants que les Aryens, c'est-à-dire les ancêtres d'où proviennent les Pélasges et les Grecs, les Latins, les Celtes, les Allemands, les Slaves, soient d'origine asiatique. La parenté des langues fait croire à la parenté des Aryens d'Europe avec les Persans et les Indous; mais elle est loin de mettre hors de doute l'hypothèse d'une patrie commune qui se trouverait vers les sources de l'Oxus. D'après Latham, Benfey, Cuno, Spiegel et d'autres encore, les Aryens seraient des aborigènes d'Europe. Le fait est qu'il est impossible de se prononcer avec quelque certitude. Il est indubitable que, pendant les âges préhistoriques, de nombreuses migrations ont eu lieu; mais nous ne savons dans quel sens elles se sont produites. Si nous nous en tenons aux mouvements que raconte l'histoire, ils se sont faits surtout dans le sens de l'est à l'ouest. Depuis que les annales de l'Europe ont commencé, cette partie du monde a donné aux autres continents des Galates, des Macédoniens, des Grecs, et, dans les temps modernes, d'innombrables émigrants; en revanche, elle a reçu des Huns, des Avares, des Turcs, des Mongols, des Circassiens, des Juifs, des Arméniens, des Tsiganes, des Maures, des Berbères et des nègres de toute race; elle accueille maintenant des Japonais et des Chinois.

Sans tenir compte des groupes de population d'une importance secondaire, ni des races dont les représentants n'existent pas en corps de nation, on peut dire, d'une manière générale, que l'Europe se partage en trois grands domaines ethniques, ayant précisément pour limites communes ou pour bornes angulaires les massifs des Alpes, des Carpathes, des Balkhans. Ces montagnes, qui séparent les bassins fluviaux et servent de barrière entre les climats, devaient aussi régir en partie la distribution des races.

Agrandissement

Le premier groupe des peuples européens occupe le versant méridional du système alpin, la péninsule des Pyrénées, la France et une moitié de la Belgique: c'est l'ensemble des populations de langues gréco-latines, soit environ cent millions d'hommes. En dehors de cette zone ethnologique comprenant presque tous les territoires européens de l'ancienne Rome, se trouvent ça et là quelques enclaves latines, entourées de tous les côtés par des peuples d'un autre langage. Tels sont les Roumains des plaines inférieures du Danube et de la Transylvanie, tels sont aussi les Romanches des hautes vallées des Alpes. En revanche, deux îlots, l'un de langue celtique, l'autre de dialectes ibères, se maintiennent encore en Bretagne et dans les Pyrénées, au milieu de populations complètement latinisées; mais prises en masse, toutes les races de l'Europe sud-occidentale, Celtes, Ibères et Ligures, ont été conquises aux idiomes romans 1. Quelles que fussent leurs différences premières, nul doute que la parenté des langues n'ait remplacé peu à peu chez eux ou resserré plus fortement la parenté d'origine.

Note 1: (retour) Population de l'Europe en 1875: 304,000,000.
     Grecs et Latins.

Grecs et Albanais                                        5,000,000
Italiens                                                27,000,000
Français                                                36,000,000
Espagnols et Portugais.                                 20,000,000
Roumains                                                 8,000,000
Romands et Wallons                                       3,000,000
                                                        ----------
                                                        99,000,000

     Slaves.

Slaves du Nord.                                         58,000,000
Slaves du Sud.                                          25,000,000
                                                        ----------
                                                        83,000,000

     Germains.

Allemands, Suisses-Allemands, Juifs de langue allemande 54,000,000
Hollandais et Flamands                                   6,500,000
Scandinaves                                              7,500,000
                                                        ----------
                                                        68,000,000

Anglo-Celtes                                            31,000,000
Magyars, Turcs, Finnois, Celtes, Basques, etc.          23,000,000

Le groupe des peuples de langues germaniques occupe une zone inférieure en étendue et en population. Il possède presque tout le centre de l'Europe, au nord des Alpes et des chaînes qui s'y rattachent, et s'étend par les Pays-Bas et les Flandres jusqu'à l'entrée de la Manche. Le Danemark et, de l'autre côté de la Baltique, la grande péninsule Scandinave appartiennent également à ce groupe, où ils occupent une place à part avec la lointaine Islande. Quant aux îles Britanniques, considérées généralement comme un fragment du domaine ethnique des Germains, il faut bien plutôt y voir un terrain de croisement entre les races et les langues de l'est et du midi. De même que l'ancienne population celtique de la Grande-Bretagne, pure encore dans quelques provinces reculées, s'est néanmoins presque partout mélangée avec les envahisseurs Angles, Saxons, Danois, de même la langue de ces conquérants s'est intimement croisée avec le français du moyen âge, et l'idiome hybride qui en est résulté n'est pas moins latin que tudesque. Favorisés par leur isolement au milieu des mers, les Anglais ont acquis peu à'peu dans leurs traits, dans leur langue, dans leurs moeurs, une remarquable individualité nationale, qui les sépare nettement de leurs voisins du continent, Allemands, Scandinaves ou Celto-Latins.

Les Slaves forment le troisième groupe des peuples européens: un peu moins nombreux que les Gréco-Latins, ils occupent un territoire beaucoup plus étendu: presque toute la Russie, la Pologne, une grande partie de la péninsule des Balkhans, une moitié de l'Austro-Hongrie. A l'orient des Carpathes, toutes les grandes plaines sont habitées de Slaves purs ou croisés avec les Tartares et les Mongols; mais à l'ouest et au sud des montagnes la race se trouve partagée en de nombreuses populations distinctes, au milieu d'un chaos d'autres nations. Dans ce dédale des pays danubiens, les Slaves se rencontrent avec les Roumains de langue latine, ainsi qu'avec deux races d'origine asiatique, et d'une importance secondaire par le nombre, les Turcs et les Magyars. De ce côté, les mondes slave et gréco-latin sont donc, en grande partie, séparés par une zone intermédiaire de peuples de souches différentes. Vers le nord, les Finlandais, les Livoniens, les Lettes, s'interposent entre les Slaves et les Germains.

D'ailleurs il n'y a point de coïncidence entre les limites présumées des races européennes et les frontières de leurs langues. Dans le monde gréco-latin, aussi bien qu'en pays allemand et parmi les Slaves, se trouvent maintes populations d'origine distincte parlant un même dialecte, et maints parents de race qui ne se comprennent pas mutuellement. Quant aux divisions politiques, elles sont tout à fait en désaccord avec les limites naturelles qui auraient pu s'établir par le choix spontané des peuples. A l'exception des frontières formées par de hautes montagnes ou les eaux d'un détroit, bien peu de limites d'empires et de royaumes sont en même temps des lignes de séparation entre des races et des langues. Les mille vicissitudes des invasions et des résistances, les marchandages de la diplomatie ont souvent dépecé au hasard les territoires européens. Quelques peuples, défendus par les accidents du sol aussi bien que par leur courage, ont réussi à maintenir leur existence indépendante depuis l'époque des grandes migrations, mais combien plus ont été submergés par des invasions successives! Combien plus, tour à tour vaincus et conquérants, ont vu, pendant le cours des siècles, leur patrie diminuer, s'agrandir, se rétrécir encore et changer de limites plusieurs fois par génération!

Fondé, comme il l'est, sur le droit de la guerre et sur la rivalité des ambitions, «l'équilibre européen» est nécessairement instable. Tandis que, d'un côté, il sépare violemment des peuples faits pour vivre de la même vie politique, ailleurs il en associe de force qui ne se sentent pas unis par des affinités naturelles; il essaye de fondre en une seule nation des oppresseurs et des opprimés, que séparent des souvenirs de luttes sanglantes et de massacres. Il ne tient aucun compte de la volonté des populations elles-mêmes; mais cette volonté est une force qui ne se perd point; elle agit à la longue et tôt ou tard elle détruit l'oeuvre artificielle des guerriers et des diplomates. La carte politique de l'Europe, si souvent remaniée depuis les âges de l'antique barbarie, sera donc fatalement remaniée de nouveau. L'équilibre vrai s'établira seulement quand tous les peuples du continent pourront décider eux-mêmes de leurs destinées, se dégager de tout prétendu droit de conquête et se confédérer librement avec leurs voisins pour la gérance des intérêts communs. Certainement les divisions politiques arbitraires ont une valeur transitoire qu'il n'est pas permis d'ignorer; mais, dans les descriptions qui vont suivre, nous tâcherons de nous tenir principalement aux divisions naturelles, telles que nous les indiquent à la fois le relief du sol, la forme des bassins fluviaux et le groupement des populations unies par l'origine et la langue. D'ailleurs ces divisions elles-mêmes perdent de leur importance dans les pays comme la Suisse, où des habitants de races diverses et parlant des idiomes différents sont retenus en un faisceau par le plus puissant de tous les liens, la jouissance commune de la liberté.

En nous plaçant au point de vue de l'histoire et des progrès de l'homme dans la connaissance de la Terre, c'est par les contrées riveraines de la Méditerranée qu'il nous faut commencer la description de l'Europe, et c'est la Grèce, avec la péninsule de Thrace, qui doit venir en tête de tous les autres pays du bassin de la mer Intérieure. A l'origine de notre civilisation européenne, l'Hellade était le centre du monde connu, et là vivaient les poètes qui chantaient les expéditions des navigateurs errants, les historiens et les savants qui racontaient les découvertes et classaient tous les faits relatifs aux pays éloignés. Plus tard, l'Italie, située précisément au milieu de la Méditerranée, devint à son tour le centre du grand «Cercle des Terres» connues, et c'est d'elle que partit l'initiative des explorations géographiques. Pendant quinze siècles, l'impulsion lui appartint: Gènes, Venise, Florence, avaient succédé à Rome comme les cités rectrices du monde civilisé et les points de départ du mouvement de voyages et de découvertes dans les contrées lointaines. Les peuples gravitèrent autour de la Méditerranée et de l'Italie, jusqu'à ce que les Italiens eussent eux-mêmes rompu le cercle en découvrant un nouveau monde par de là l'Océan. Le cycle de l'histoire essentiellement méditerranéenne était désormais fermé. La péninsule ibérique prenant, pour un temps bien court, le rôle prépondérant, acheva l'évolution commencée à l'autre extrémité du bassin de la Méditerranée par la péninsule grecque. Celle-ci avait servi d'intermédiaire entre les nations déjà policées de l'Asie et de l'Afrique et les peuplades de l'Europe encore barbare; l'Espagne et le Portugal furent par leurs navigateurs les représentants du monde européen en Amérique et dans l'extrême Orient: l'histoire avait suivi dans sa marche l'axe de la Méditerranée.

Il est donc naturel de décrire dans un même volume les trois péninsules méridionales de l'Europe, d'autant plus qu'elles appartiennent presque en entier aux peuples gréco-latins. La France, également latinisée, occupe néanmoins une place à part: méditerranéenne par son versant de la Provence et du Languedoc, elle a tout le reste de son territoire tourné vers l'Océan; par sa configuration géographique aussi bien que par son rôle dans l'histoire, elle est le grand lieu de passage, d'échange et de conflit entre les nations riveraines des deux mers; grâce au mouvement des idées, qui vient y converger de toutes les parties de l'Europe, elle a un rôle tout spécial d'interprète commun entre les peuples du Nord et les Latins du Midi. Il paraît donc convenable de traiter la France et les pays circonvoisins dans un volume distinct. Puis viendront les descriptions des pays germains, des îles Britanniques, des péninsules Scandinaves, et la Géographie de l'Europe se terminera par l'étude de l'immense Russie.



CHAPITRE III

LA MÉDITERRANÉE



I

LA FORME ET LES EAUX DU BASSIN

L'exemple de la Grèce et de son cortége d'îles prouve que les flots incertains de la Méditerranée ont eu sur le développement de l'histoire une importance bien plus considérable que la terre même sur laquelle l'homme a vécu. Jamais la civilisation occidentale ne serait née si la Méditerranée ne lavait les rivages de l'Égypte, de la Phénicie, de l'Asie Mineure, de l'Hellade, de l'Italie, de l'Espagne et de Carthage. Sans cette mer de jonction entre les trois masses continentales de l'Europe, de l'Asie et de l'Afrique, entre les Aryens, les Sémites et les Berbères; sans ce grand agent médiateur qui modère les climats de toutes les contrées riveraines et en facilite ainsi l'accès, qui porte les embarcations et distribue les richesses, qui met les peuples en rapport les uns avec les autres, nous tous Occidentaux, nous serions restés dans la barbarie primitive. Longtemps même on a pu croire que l'humanité avait son existence attachée au voisinage de cette «mer du Milieu», car en dehors de son bassin on ne voyait que des populations déchues ou non encore nées à la vie de l'esprit: «Comme des grenouilles autour d'un marais, nous nous sommes tous assis au bord de la mer, disait Platon.» Cette mer, c'était la Méditerranée. Il importe donc de la décrire comme les terres émergées que l'homme habite. Malheureusement la surface uniforme de ses flots nous cache encore bien des mystères.

L'étude des rivages, non moins que les traditions des peuples, nous apprend que la Méditerranée a souvent changé de contours et d'étendue; souvent aussi la porte qui mêle ses eaux à celles de l'Océan s'est déplacée du nord au sud, et de l'occident à l'orient. Tandis que de simples péninsules comme la Grèce, ou même de petites îles, comme le rocher de Malte, faisaient partie de grandes plaines continentales à une époque géologique moderne,--leur faune fossile le prouve,--de vastes étendues des terres africaines, de la Russie méridionale, de l'Asie même, étaient couvertes par les eaux. Les recherches de Spratt, de Fuchs et d'autres savants ont à peu près mis hors de doute qu'un immense lac d'eau douce s'est étendu des bords de l'Aral à travers la Russie, la Valaquie, les plaines basses du Danube et la mer Égée, jusqu'à Syracuse. C'était vers la fin de l'époque miocène. Puis à l'eau douce succéda le flot salé de l'Océan. Il fut un temps où la mer de Grèce allait rejoindre le golfe d'Obi par le pont Euxin et la mer d'Hyrcanie; à une autre époque, ou peut-être en même temps, le golfe des Syrtes pénétrait au loin dans les plaines basses qui sont devenues aujourd'hui les déserts de Libye et du Sahara. Le détroit de Gibraltar, que les anciens disaient avoir été ouvert par le poignet d'Hercule, est en effet l'oeuvre d'une révolution moderne, et jadis l'isthme de Suez, au lieu de séparer la Méditerranée de l'océan des Indes, les unissait au contraire; l'ancien détroit était encore si bien indiqué par la nature, qu'il a suffi du travail de l'homme pour le rouvrir. L'instabilité des continents voisins, dont les rochers se plissent, s'élèvent et s'abaissent en vagues, modifie de cycle en cycle la ligne des côtes. En outre, les fleuves «travailleurs», comme le Nil, le Pò, le Rhône, ajoutent incessamment de nouvelles alluvions aux plaines qu'ils ont déjà conquises sur les golfes. Actuellement, la Méditerranée et ses mers secondaires, du détroit de Gibraltar à la mer d'Azof, occupent une surface que l'on peut évaluer à six fois environ la superficie du territoire français. Proportionnellement à l'étendue des mers, c'est beaucoup moins qu'on n'est porté à se l'imaginer tout d'abord en voyant l'immense développement des côtes de la Méditerranée, la richesse des articulations continentales qui viennent s'y baigner, l'aspect vif et dégagé qu'elle donne à tout un tiers de l'ancien monde. La Méditerranée, qui, par son rôle dans l'histoire, a la prééminence sur toutes les autres mers, et vers laquelle s'inclinent les bassins fluviaux d'une importante zone côtière de l'Asie et d'une grande partie de l'Afrique 2, ne représente en étendue que la soixante-dixième partie de l'océan Pacifique: encore cette nappe d'eau n'est-elle point en un seul tenant, elle se divise en mers distinctes, dont quelques-unes ne sont pas même assez grandes pour que le navigateur y perde, par un beau temps, la vue des rivages. A l'orient est la mer Noire, avec ses deux annexes, Azof et Marmara; entre la Grèce, l'Asie Mineure et la Crète, s'étend la mer Égée, aussi parsemée d'îles et d'îlots que les côtes voisines sont découpées de golfes et de baies; la mer Adriatique, entre les deux péninsules des Apennins et des Balkhans, se prolonge au nord-ouest comme le pendant maritime de l'Italie continentale; enfin la Méditerranée proprement dite se divise en deux bassins, qu'en souvenir de leur histoire on pourrait désigner par les noms de mer Phénicienne et de mer Carthaginoise, ou bien de Méditerranée grecque et de Méditerranée romaine. En outre, chacune de ces mers est elle-même subdivisée, l'une par la Crète, l'autre par les deux îles de Sardaigne et de Corse.

Note 2: (retour) Superficie du bassin méditerranéen:
          Versant d'Europe............. 1,770,000
             »    d'Asie...............   600,000
             »    d'Afrique............ 4,500,000
          Superficie des eaux marines.. 2,987,000
                                       ___________
                          TOTAL........ 9,857,000

Inégaux par l'étendue, ces divers bassins le sont encore davantage par la profondeur. La petite mer d'Azof mérite presque le nom de «Palus» ou Marécage, que lui donnaient les anciens, car un navire ne pourrait y couler à fond sans que la mâture restât encore visible au-dessus des flots. La mer Noire a près de 2 kilomètres de creux dans les endroits les plus bas de son lit; mais elle s'épanche dans la mer de Marmara par un fleuve moins profond que beaucoup de rivières des continents. De même, la cavité de Marmara est peu de chose comparée à celle de bien des lacs de l'intérieur des terres, et les Dardanelles sont, comme le Bosphore, un simple fleuve. Dans la mer Égée et le bassin oriental de la Méditerranée proprement dite, les inégalités des fonds sont en proportion de celles que présentent les terres émergées. Au milieu de la «ronde» des Cyclades, des fosses et des abîmes de 500 et même de 1000 mètres se trouvent dans le voisinage immédiat des îles escarpées, tandis que sur les côtes d'Égypte le lit de la mer s'incline insensiblement vers la cavité centrale de la mer Syrienne, où la sonde a mesuré des profondeurs de 3000 mètres. Ce sont là déjà des gouffres comparables à ceux de l'Océan, mais à l'orient de Malte on a trouvé à la couche liquide près de 4 kilomètres d'épaisseur: le fond de la cuve méditerranéenne coïncide donc à peu près avec le centre géographique du bassin tout entier. Si la Méditerranée tout entière était changée en une boule sphérique, elle aurait un diamètre d'environ 140 kilomètres, c'est-à-dire qu'en tombant sur la terre, elle ne couvrirait pas complètement un pays comme la Suisse.

La mer Ionienne est nettement séparée de la cavité de l'Adriatique par un seuil qui s'élève dans le détroit d'Otrante, mais elle est encore bien mieux limitée à l'ouest par les bas-fonds qui rejoignent la Sicile à la Tunisie, en formant un isthme sous-marin, déjà signalé par Strabon. Géologiquement la Méditerranée se trouve interrompue, puisque une brèche, où l'épaisseur de l'eau ne dépasse pas 200 mètres, est la seule porte ouverte entre ses deux bassins. Celui de l'Ouest, le moins vaste et le moins profond des deux, présente encore des gouffres de plus de 2000 mètres dans la mer Tyrrhénienne et de 2500 mètres et même 3000 mètres dans la mer des Baléares, puis il va se terminer au seuil hispano-africain, situé, non entre Gibraltar et Ceuta, où les fonds ont jusqu'à 920 mètres, mais plus à l'ouest, dans des parages où le détroit s'évase largement vers l'Océan 3.

Note 3: (retour)
                        M. occid. M. orient. Adriatique.

          Superficie.   920,000   1,300,000   130,000
          Profondeurs
           extrêmes..   3,000         4,000       900
          Profondeurs
           moyennes..   1,000         1,500       200

                        M. Égée. Mer Noire, Méditerranée.
                                   etc.

          Superficie.   157,000   480,000   2,987,000
          Profondeurs
           extrêmes..     1,000     1,800       5,000
          Profondeurs
           moyennes..       500       500       1,000

GIBRALTAR--VUE PRISE DE L'ISTHME DE LA LINEA
Dessin de Taylor, d'après une photographie.

Ce partage de la grande mer en étendues lacustres dont les communications sont gênées par des seuils sous-marins, des îles et des promontoires, explique le contraste que l'on observe entre les phénomènes de l'Océan et ceux de la Méditerranée. Celle-ci, on le sait, n'a, sur presque tous ses rivages, que des marées irrégulières et incertaines. À l'est du goulet de Gibraltar et des parages qui s'étendent entre la côte de l'Andalousie et celle du Maroc, le flux et le reflux sont tellement faibles, les troubles qu'y apportent les vents et courants sont d'une telle fréquence, que les observateurs ont eu la plus grande peine à déterminer la véritable amplitude des flots et se trouvent souvent en désaccord. Toutefois le gonflement et la dépression de la marée sont assez sensibles pour que les marins de la Grèce et de l'Italie en aient toujours tenu compte. Sur les côtes de la Catalogne, de la France, de la Ligurie, du Napolitain, de l'Asie Mineure, de la Syrie, de l'Égypte, les oscillations sont presque imperceptibles; mais sur les rivages de la Sicile occidentale et dans la mer Adriatique, elles peuvent s'élever jusqu'à plus d'un mètre; quand elles sont soutenues par une tempête, la dénivellation des flots peut même, en certains endroits, atteindre 3 mètres. Le détroit de Messine et l'Euripe de l'Eubée ont aussi leurs alternances régulières de flux et de reflux; enfin, dans le golfe de Gabès, le mouvement s'accomplit de la façon la plus normale, avec le même rhythme que dans l'Océan. Le seul bassin de la Méditerranée où l'on n'ait point encore observé de flux, est la mer Noire; mais il est fort probable que des mesures de précision pourraient y faire découvrir un léger frémissement de marée, car on croit l'avoir reconnu dans le lac Michigan qui pourtant est de cinq à six fois moins étendu.

Différente de l'Océan par la faiblesse et l'inégalité de ses marées, la Méditerranée l'est aussi par le manque de courant normal remuant avec régularité la masse entière des eaux: les divers bassins maritimes sont trop distincts les uns des autres pour que des courants d'un volume considérable puissent entretenir, de Gibraltar aux côtes de l'Asie Mineure, un mouvement constant de translation. Il faut donc voir, dans les divers courants qui se produisent d'un bassin à l'autre bassin, l'effet de phénomènes locaux ne dépendant qu'indirectement des grandes lois de la planète. D'après l'hypothèse d'un géographe italien du siècle dernier, Montanari, un courant côtier pénétrant dans la Méditerranée par la porte de Gibraltar longerait les rivages des pays barbaresques, de la Cyrénaïque, de l'Egypte, entrerait dans l'Archipel après avoir suivi les côtes d'Asie, puis en refluerait pour contourner la mer Adriatique, la mer Tyrrhénienne et la mer de France, et rentrer dans l'Océan, après avoir accompli un circuit complet. Des cartes détaillées représentent même ce courant supposé, mais les observateurs les plus autorisés ont vainement cherché à en constater l'existence; ils n'ont reconnu que des courants partiels, déterminés soit par l'afflux des eaux de l'Atlantique, soit par la direction générale des vents, par un trop-plein des eaux fluviales, ou par un excès d'évaporation. C'est ainsi qu'un mouvement régulier de la mer se propage de l'ouest à l'est en suivant le littoral du Maroc et de l'Algérie; un autre courant bien marqué de l'Adriatique se porte le long des côtes de l'Italie, du nord au sud, tandis qu'à l'ouest du Rhône le flot se dirige vers Cette et Port-Vendres. D'ailleurs, un courant général de la Méditerranée, si même il existait, ne pourrait être que tout superficiel, à cause du seuil élevé qui rattache la Sicile à la Tunisie et sépare ainsi les deux grands bassins de l'Orient et de l'Occident.

Les courants locaux le mieux constatés de la Méditerranée sont ceux qui entraînent les eaux de la mer d'Azof dans la mer Noire par le détroit de Iénikalé, et le surplus de la mer Noire dans la mer Égée par le détroit de Constantinople et les Dardanelles. Là nous avons affaire à de véritables fleuves. Le Don, qui par ses apports liquides compense très-largement l'évaporation de la mer d'Azof, se continue par la porte de Iénikalé; de même, le Dniester, le Dnieper, le Kouban, le Rion, les fleuves du versant septentrional de l'Asie Mineure, et surtout le Danube, qui à lui tout seul verse dans la mer Noire autant d'eau que les autres affluents réunis, doivent se prolonger par le Bosphore et l'Hellespont. C'est là une conséquence nécessaire de l'équilibre des eaux entre les deux bassins communiquants. De leur côté, l'Archipel et Marmara renvoient au Pont-Euxin, par des contre-courants profonds et des remous latéraux, une certaine quantité d'eau saline, en échange de l'eau douce qu'ils ont reçue en surabondance: on ne pourrait s'expliquer autrement la salure de la mer Noire, car depuis les âges inconnus où cette mer a cessé d'être en libre communication avec la Caspienne et l'océan Glacial, ses eaux seraient devenues complètement douces, grâce au Danube et aux autres fleuves, si un afflux d'eau saline plus pesante ne s'opérait pas dans la partie profonde des lits des Dardanelles et du Bosphore. Un simple calcul démontre qu'en mille années les affluents de la mer Noire l'auraient purifiée de toutes ses molécules de sel.

A l'autre extrémité de la Méditerranée proprement dite, se produisent des phénomènes analogues. En effet, l'évaporation est très-forte dans cette mer fermée, qui s'étend au midi de l'Europe, non loin de la fournaise du Sahara et du désert de Libye, et que parcourent librement les vents, en absorbant les vapeurs et en dispersant l'embrun des vagues. Cette déperdition de liquide ne peut guère être inférieure à 2 mètres par année, puisque déjà dans le midi de la France la quantité d'humidité qui se perd dans l'espace est presque aussi considérable. L'eau restituée par les pluies étant évaluée à un demi-mètre seulement, et la tranche annuelle représentée par les fleuves tributaires atteignant à peine 25 centimètres, il en résulte que l'Atlantique doit fournir chaque année à sa mer latérale une couche d'au moins 1 mètre d'épaisseur, soit approximativement une masse liquide de beaucoup supérieure à celle du fleuve des Amazones pendant ses crues. Cet afflux de l'Océan, qui pénètre par le détroit de Gibraltar, est assez puissant pour se faire sentir au loin dans la Méditerranée et peut-être même jusque sur les côtes de Sicile. D'ailleurs il est, comme tous les courants, bordé de remous latéraux qui se portent en sens inverse. Aux heures de reflux, toute la largeur du détroit est occupée par les eaux provenant de l'Atlantique; mais quand la marée s'élève, la Méditerranée lutte plus énergiquement contre la pression de l'Océan, et deux contre-courants se produisent, l'un qui longe le littoral d'Europe, l'autre, deux fois plus large et plus puissant, qui suit les côtes africaines, de la pointe de Ceuta au cap Spartel. En outre, un contre-courant profond emporte vers l'Atlantique les eaux plus salées, et par conséquent plus lourdes, du bassin méditerranéen.

Le mélange produit dans la Méditerranée par la rencontre des eaux appartenant aux divers bassins ne se fait pas assez rapidement pour leur donner une salinité qui soit sensiblement la même. La teneur en sels y est en moyenne supérieure à celle de l'Atlantique, à cause de l'excès d'évaporation, principalement sur les côtes d'Afrique; mais dans la mer Noire elle est de moitié moindre et varie beaucoup suivant le voisinage des fleuves. qui s'y déversent 4. De même pour la température, les seuils et les détroits qui empêchent le mélange intime des eaux donnent aux profondeurs sous-marines de la Méditerranée des lois toutes différentes de celles de l'Atlantique. Dans l'Océan, le libre jeu des courants amène sous toutes les latitudes des couches liquides de diverses provenances, les unes chauffées par le soleil tropical, les autres refroidies par les glaçons polaires; mais ces couches d'inégale densité se superposent régulièrement en raison de la température: à la surface sont les eaux tièdes; au fond celles de la température approchent du point de glace. Dans la Méditerranée on n'observe une superposition analogue des couches liquides que sur une épaisseur d'environ 200 mètres, précisément égale à l'épaisseur du courant qui pénètre de l'Atlantique dans le détroit de Gibraltar. A une profondeur plus grande, le thermomètre, plongé dans les eaux de la Méditerranée, ne constate plus aucun abaissement de température: l'énorme masse liquide, presque immobile, se maintient uniformément entre 12 et 15 degrés centigrades; de 200 mètres jusqu'aux abîmes de 3 kilomètres, les observations donnent le même résultat. M. Carpenter croit seulement pouvoir affirmer que, dans le voisinage des régions volcaniques, l'eau du fond est plus chaude de quelques dixièmes de degré que dans les autres parties du réservoir méditerranéen: il faudrait peut-être rattacher ce fait au travail de la fusion des laves qui s'opère au-dessous du lit marin.

Note 4: (retour)
          Salinité de l'Atlantique             36 millièmes.
             »     moyenne de la Méditerranée  38    »
             »     moyenne de la mer Noire     16    »


II

LA FAUNE, LA PÊCHE ET LES SALINES

Un autre phénomène remarquable des eaux profondes de la Méditerranée est la rareté de la vie animale. Sans doute, elle ne manque pas complètement: les dragages du Porcupine et les câbles télégraphiques retirés du fond de la mer avec un véritable chargement de coquillages et de polypes, l'ont suffisamment prouvé; mais on peut dire qu'en comparaison des gouffres de l'Océan, ceux de la Méditerranée sont de véritables déserts. Edward Forbes, qui explora les eaux de l'Archipel, crut même que les profondeurs en étaient complètement «azoïques», mais il eut le tort de vouloir ériger en loi ce qui précisément n'était qu'une exception. Si les couches profondes de la Méditerranée sont tellement pauvres en espèces animales, la cause en serait, pense Carpenter, à la grande quantité de débris organiques apportés par les fleuves du bassin. Ces débris s'emparent de l'oxygène contenu dans l'eau et dégagent l'acide carbonique au détriment de la vie animale: proportionnellement à l'Atlantique, un des gaz se trouve en maints endroits réduit au quart de sa proportion normale, tandis que l'autre est augmenté de moitié. Peut-être est-ce également à cette abondance de débris tenus en suspension qu'il faut attribuer la belle couleur azurée de la Méditerranée, comparée aux eaux plus noires de l'Océan. Ce bleu, que chantent à bon droit les poëtes, ne serait autre chose que l'impureté des eaux. Les observations comparées de M. Delesse ont établi que le fond de la Méditerranée est presque partout composé de vase.

Sous la couche superficielle des eaux, principalement dans les parages qui avoisinent les deux Siciles, la vie animale est extrêmement abondante, mais presque toutes ces espèces, poissons, testacés ou autres, sont d'origine atlantique. Malgré son immense étendue, la Méditerranée est pour la faune un simple golfe de l'océan Lusitanien. Sa disposition générale dans le sens de l'ouest à l'est, sous des climats peu différents les uns des autres, a facilité le mouvement de migration du détroit de Gibraltar à la mer de Syrie. Seulement, la vie est représentée par un plus grand nombre de formes dans le voisinage du point de départ, et les individus qui peuplent les eaux occidentales sont en moyenne d'un volume supérieur à ceux des bassins orientaux. Une très-faible proportion d'espèces non atlantiques rappelle l'ancienne jonction de la Méditerranée avec le golfe Arabique et l'océan Indien. Sur un total qui dépasse huit cents espèces de mollusques, il en est seulement une trentaine qui, au lieu d'entrer dans les mers de Grèce et de Sicile par le détroit de Gibraltar, y sont venus par la porte de Suez, peut-être à l'époque pliocène, alors que les sables ne l'avaient pas encore fermée 5. La diminution des espèces, dans la direction de l'ouest à l'est, devient énorme au delà des deux écluses que forment les Dardanelles et le Bosphore. En effet, la mer Noire diffère complétement de la Méditerranée proprement dite par sa température. Les vents du nord-est qui glissent à sa surface la refroidissent, au point de la recouvrir parfois d'une légère pellicule glacée attenant au rivage. La mer d'Azof a souvent disparu sous une dalle de glace épaisse et continue; le Pont-Euxin lui-même a gelé complétement en quelques années exceptionnelles. L'eau froide de la surface, mêlée à celle qu'apportent les grands fleuves, descend dans les profondeurs de la mer et en abaisse la température au grand détriment de la vie animale. Les échinodermes et les zoophytes font complétement défaut dans la faune de la mer Noire; certaines classes de mollusques, déjà relativement rares dans les mers de Syrie et dans l'Archipel, ne se rencontrent plus dans le Pont-Euxin; la proportion des espèces de mollusques représentés y est moindre des neuf dixièmes. De même, les poissons, fort nombreux comme individus, ne comprennent pourtant qu'un nombre d'espèces très-limité, relativement à la Méditerranée. Par sa faune, la mer Noire ressemble peut-être plus à la Caspienne, dont elle est actuellement séparée, qu'aux mers de la Grèce, auxquelles la relient les détroits de Marmara.

Note 5: (retour)
Poissons de la Méditerranée, 444 espèces (Goodwin Austen).
Mollusques       »           850    »    (Jeffreys).
Foraminifères    »           200(?) ».

Outre les espèces dont la Méditerranée est devenue la patrie, il en est aussi que l'on doit plutôt considérer comme des visiteurs. Tels sont les requins, qui parcourent les mers de Sicile et que l'on rencontre jusque dans l'Adriatique et sur les côtes d'Égypte et de Syrie; tels sont aussi les grands cétacés, les baleines, les rorquals, les cachalots, qui d'ailleurs ne font guère leur apparition que dans les parages du bassin tyrrhénien et dont les visites se font plus rares de siècle en siècle. Les thons de la Méditerranée sont aussi des voyageurs venus des côtes lusitaniennes. Ces poissons, nageurs de première force, entrent au printemps par le détroit de Gibraltar, remontent la Méditerranée tout entière, font le tour de la mer Noire et reviennent en automne dans l'Atlantique, après avoir accompli leur migration de 9000 kilomètres. Les pêcheurs croient que les thons parcourent la mer en trois grandes bandes, et que celle du milieu, qui vient errer sur les côtes de la mer Tyrrhénienne, est composée des individus les plus gros et les plus vigoureux. En tous cas, chaque détachement semble composé d'individus du même âge, nageant de conserve en immenses troupeaux, que nul pasteur de la mer ne protége contre ses innombrables ennemis. Les dauphins et d'autres poissons de proie les poursuivent avec rage, mais le grand destructeur est l'homme. Sur les côtes de la Sicile, de la Sardaigne, du Napolitain, de la Provence, un grand nombre de baies sont occupées, en été, par des madragues ou tonnare, énorme enceinte de filets enfermant un espace de plusieurs kilomètres et se resserrant peu à peu autour des animaux capturés: ceux-ci passent de filet en filet et finissent par entrer dans la «chambre de la mort» dont le plancher mobile se soulève au-dessous d'eux et les livre au massacre. C'est par millions de kilogrammes que l'on évalue les masses de chair que les pêcheurs retirent de leurs abattoirs flottants, et néanmoins les thons voyageurs reviennent chaque année en multitude sur les rivages accoutumés. Ils ont probablement quelque peu diminué en nombre, mais de nos jours, comme il y a vingt-cinq siècles, ils remplissent encore de leurs bancs pressés la Corne-d'Or de Byzance et tant d'autres baies où les anciens naturalistes grecs les ont observés.

Outre la pêche du thon, celle de la sardine et de l'anchois, dans les mers latines, est d'une réelle importance économique. Sur les côtes, principalement en Italie, les «fruits de mer», oursins et poulpes, contribuent aussi pour une forte part à l'alimentation des riverains; mais la Méditerranée n'a point de parages où la vie animale surabonde en aussi prodigieuses quantités que sur les bancs de Terre-Neuve, les côtes du Portugal et des Canaries, dans l'Atlantique. Une grande partie des flottilles de pêche est employée, non à capturer des poissons, mais à recueillir des objets de parure et de toilette. On ne pêche plus le coquillage de pourpre sur les côtes de la Phénicie, du Péloponèse et de la Grande-Grèce, mais des centaines d'embarcations sont toujours occupées pendant la belle saison, les unes à la recherche du corail, les autres à celle des éponges.

Le corail se trouve principalement dans les mers occidentales: des pêcheurs, italiens pour la plupart, le recueillent non-seulement sur les côtes du Napolitain et de la Sicile, dans le «Phare» de Messine, sur les côtes de Sardaigne, mais aussi dans le détroit de Bonifacio, au large de Saint-Tropez, aux abords du cap Creus, en Espagne, et dans les mers barbaresques. Les éponges usuelles sont récoltées dans le golfe de Gabès et à l'autre extrémité de la Méditerranée, sur les côtes de Syrie, de l'Asie Mineure, dans les bras de mer qui serpentent au milieu des Cyclades et des Sporades. Les éponges habitant, en général, des profondeurs moindres que les coraux, de 5 mètres à 50 mètres, il est souvent facile d'aller les détacher en plongeant, tandis que le corail est brutalement cueilli par des instruments de fer qui le cassent et en ramassent les débris, mêlés à la vase, aux algues et aux restes d'animalcules marins. L'industrie est encore dans sa période barbare. Les riverains de la Méditerranée sont loin d'en être arrivés à une connaissance suffisante de la mer et de ses habitants pour qu'il leur soit possible de pratiquer méthodiquement l'élève du corail et des éponges. Tel est pourtant le but qu'ils doivent avoir en vue. Il faut qu'ils sachent arracher à Protée, le dieu changeant, la garde des troupeaux de la mer.

La récolte du sel est, après la pêche, la grande industrie des bords de la Méditerranée; mais, comme la pêche, elle est encore en maints endroits dans sa période primitive; c'est pendant le cours de ce siècle seulement que l'on a commencé de procéder avec science à l'exploitation du sel, de la soude et des autres substances contenues dans l'eau marine. La Méditerranée se prête admirablement à la production du sel, à cause de la température élevée de ses eaux, de sa forte teneur saline, de la faible oscillation de ses marées et de la grande étendue de plages presque horizontales alternant avec les côtes rocheuses et les promontoires de ses rives. C'est probablement en France, aux bords de l'étang de Thau, dans la Camargue et sur le littoral de Hyères, que se trouvent les marais salants les plus productifs et les mieux disposés; mais on en voit aussi de très-vastes sur les côtes d'Espagne, de l'Italie, de la Sardaigne, de la Sicile, de la péninsule istriote, et jusque dans les «limans» salins de la Bessarabie qui bordent la mer Noire. On peut évaluer à plus d'un million de tonnes, c'est-à-dire à un total de chargement plus considérable que celui de la flotte de commerce française tout entière 6, la masse de sel que l'on récolte chaque année sur les rivages de la Méditerranée. Relativement à la richesse de la mer, c'est là une quantité tout à fait infinitésimale; ce n'est rien en proportion des trésors que la science nous permettra de tirer un jour de ces abîmes «infertiles 7».

Note 6: (retour) Production du sel marin sur les bords de la Méditerranée:
          Espagne         200,000    tonnes.
          France          250,000      --
          Italie          300,000      --
          Autriche         70,000      --
          Russie          120,000      --
          Autres pays     200,000 (?)  --
                       ------------------
                        1,140,000 (?) tonnes.
Note 7: (retour)
Produit annuel approximatif de la pêche                75,000,000 fr.
     --            --       du corail                  16,000,000
     --            --       des éponges                 1,000,000
     --            --       de la récolte du sel, etc.
                                1,140,000 tonnes.      12,000,000



III

COMMERCE ET NAVIGATION

Les avantages que l'homme peut retirer directement de l'exploitation de la Méditerranée doivent être considérés comme d'une bien faible valeur en comparaison du gain de toute espèce, économique, intellectuel et moral, que la navigation de la mer intérieure a valu à l'humanité. Ainsi que les historiens en ont fréquemment fait la remarque, les côtes, les îles et les péninsules de la Méditerranée grecque et phénicienne se trouvaient admirablement disposées pour faciliter les premiers débuts du commerce maritime. Les terres dont on aperçoit déjà les cimes blanchissantes avant de quitter le port, les plis et replis du rivage où l'embarcation surprise par la tempête peut se mettre en sûreté; ces brises régulières et ces vents généraux qui soufflent alternativement de la terre et de la mer; cette égalité du climat qui permet aux matelots de se croire partout dans leur patrie; enfin cette variété de produits de toute nature causée par la configuration si diverse des contrées riveraines, toutes ces raisons ont contribué à faire de la Méditerranée le berceau du commerce européen. Or, que sont les échanges, à un certain point de vue, sinon la rencontre des peuples sur un terrain neutre de paix et de liberté, sinon la lumière se faisant dans les esprits par la communication des idées? Toute forme du littoral qui favorise les relations de peuple à peuple a par cela même aidé au développement de la civilisation. En voyant les îles nombreuses de la mer Égée, les franges de presqu'îles qui les bordent et les grandes péninsules elles-mêmes, le Péloponèse, l'Italie, l'Espagne, on les compare naturellement à ces replis du cerveau dans lesquels s'élabore la pensée de l'homme.

La marche de la civilisation s'est opérée longtemps suivant la direction du sud-est au nord-ouest: la Phénicie, la Grèce, l'Italie, la France ont été successivement les grands foyers de l'intelligence humaine. La raison principale de ce phénomène historique se trouve dans la configuration même de la mer qui a servi de véhicule aux peuples en mouvement; l'axe de la civilisation, si l'on peut parler ainsi, s'est confondu avec l'axe central de la Méditerranée, des eaux de la Syrie au golfe du Lion. Mais depuis que l'Europe a cessé d'avoir son unique centre de gravitation dans le monde méditerranéen, et que l'appel du commerce entraîne ses navires vers les deux Amériques et l'extrême Orient, le mouvement général de la civilisation n'a plus cette marche uniforme du sud-est au nord-ouest; il rayonne plutôt dans tous les sens. Si l'on devait indiquer les courants principaux, il faudrait signaler ceux qui partent de l'Angleterre et de l'Allemagne vers l'Amérique du Nord, et des pays latinisés de l'Europe vers l'Amérique méridionale. Ces deux courants continuent de se diriger à l'occident, mais ils sont l'un et l'autre infléchis vers le sud. Le climat, la forme des continents, la distribution des mers ont nécessité ce changement de direction dans le mouvement général des nations.

Il est intéressant de constater les alternatives qui se sont produites dans le rôle historique de la Méditerranée. Tant que cette mer intérieure resta la grande voie de communication des peuples, les républiques commerçantes ne songèrent qu'à la prolonger à l'orient par des routes de caravanes tracées dans la direction du golfe Persique, des Indes, de la Chine. Au moyen âge, les comptoirs génois bordaient les rivages de la mer Noire et se continuaient dans la Transcaucasie jusqu'à la Caspienne. Les voyageurs d'Europe, et surtout les Italiens, pratiquaient les routes de l'Asie Mineure, et maint itinéraire, qui n'est plus connu de nos jours, était fréquemment suivi à cette époque. Depuis cinq cents années, le domaine du commerce s'est rétréci dans l'Asie centrale, et les relations de peuple à peuple y sont devenues plus difficiles.

C'est que, dans l'intervalle, la Méditerranée a cessé d'être la grande mer de navigation. Les marins, libérés de la frayeur que causaient les mers sans bords, ont aventuré leurs navires dans tous les parages de l'Océan. Les routes de terre, toujours pénibles et semées de périls, ont été abandonnées, les marchés intermédiaires de l'Asie centrale sont devenus des solitudes, et la Méditerranée s'est transformée pour le commerce en un véritable cul-de-sac. Cet état de choses a duré longtemps; seulement, depuis le milieu du siècle, les rapports ont commencé à se renouer de proche en proche, et la reconquête du terrain perdu s'accomplit rapidement. En outre, un grand événement, que l'on peut qualifier de révolution géologique aussi bien que de révolution commerciale, a rouvert une ancienne porte de la Méditerranée. Naguère sans issue vers l'Orient, cette mer communique maintenant avec l'océan des Indes par le détroit de Suez; elle est devenue le grand chemin des bateaux à vapeur entre l'Europe occidentale, les Indes et l'Australie. Il faut espérer que dans un avenir prochain d'autres canaux, ouverts de la mer Noire à la mer Caspienne et de celle-ci au lac d'Aral et aux fleuves de l'Asie centrale, l'Amou et le Syr, permettront au commerce maritime de pénétrer directement jusque dans le coeur de l'ancien continent.

Ainsi, pendant le cours de l'histoire, se déplacent au bord des mers et sur la face des continents les grands lieux de rendez-vous, que l'on pourrait appeler les points vitaux de la planète. Port-Saïd, ville improvisée sur une plage déserte, est devenue l'une de ces localités vers lesquelles se porte le mouvement des hommes et des marchandises de toute espèce, tandis que, non loin de là, sur la côte de Syrie, les anciennes cités reines de Tyr et de Sidon ne sont plus que de misérables villages où l'on cherche vainement les restes d'un orgueilleux passé. De même a péri Carthage, de même a décliné Venise. Les atterrissements du littoral, l'emploi de navires beaucoup plus grands que ceux des anciens, les changements politiques de toute espèce, la perte de la liberté, les destructions violentes ont supprimé maint point vital des rivages de la Méditerranée; mais presque partout le port détruit s'est rouvert dans le voisinage ou bien plusieurs havres secondaires en ont pris la place. La plupart des grandes voies commerciales ont gardé leur direction première, et c'est dans les mêmes parages que se trouvent leurs points d'attache et leurs escales.

D'ailleurs, certaines localités sont des lieux de passage ou de rendez-vous nécessaires pour les navires, et des villes importantes doivent forcément y surgir. Tels sont les détroits, comme Gibraltar et le «Phare» de Messine; telles sont aussi les baies terminales des golfes qui s'avancent profondément dans les terres, comme Gênes, Trieste et Salonique. Les ports qui offrent le point de débarquement le plus facile pour les marchandises à destination des mers étrangères, par exemple Marseille et Alexandrie, sont également des foyers naturels d'attraction où les commerçants doivent accourir en foule. Enfin, il est une ville de la Méditerranée qui réunit à la fois tous les avantages géographiques, car elle est située sur un détroit, au point de jonction de deux mers et de deux continents. Cette ville est Constantinople. Malgré la déplorable administration qui l'opprime, sa situation même en fait une des grandes cités du monde.

Quoique les ports de la Méditerranée ne soient plus, comme ils le furent pendant des milliers d'années, en possession de l'hégémonie commerciale, cependant cette mer intérieure est toujours, en proportion, beaucoup plus peuplée de navires que ne le sont les grands océans. Sans compter les embarcations de pêche, ses ports riverains ne possèdent pas moins de 30,000 navires; d'une capacité totale de 2 millions et demi de tonneaux. C'est plus du quart de la flotte commerciale du monde entier, mais seulement la sixième partie du tonnage, car la force de l'habitude a fait conserver plus longtemps dans les ports italiens et grecs les anciens types d'embarcations à faible capacité, et d'ailleurs le peu de longueur des traversées, l'immunité relative du péril, le voisinage des ports de refuge facilitent surtout la navigation de petit cabotage.

A la flotte méditerranéenne proprement dite il faut ajouter celle que les ports de l'Océan, principalement ceux de l'Angleterre, y envoient trafiquer. Pour la protection du commerce de ses nationaux, le gouvernement de la Grande-Bretagne a même pris soin de se mettre au nombre des puissances riveraines de la Méditerranée; il s'est emparé de Gibraltar l'espagnole, qui est la porte occidentale du bassin, et de Malte l'italienne, qui en est la forteresse centrale. Il n'en possède point la porte de sortie, qui est le détroit artificiel de Port-Saïd à Suez; mais il peut, s'il le veut, tirer le verrou à l'extrémité du long corridor extérieur que forme la mer Rouge, car ses garnisons veillent à l'îlot de Périm et sur le rocher d'Aden, à l'entrée de l'océan des Indes.

Si l'Angleterre a la plus grosse part du commerce de la Méditerranée, presque toutes les populations riveraines y ont aussi un mouvement considérable d'échanges. Au point de vue du trafic, la mer qui s'étend de Gibraltar à l'Égypte est bien un lac français, ainsi que la nommait un souverain visant à l'empire universel; c'est aussi un lac hellénique, dalmate, espagnol, plus encore un lac italien. Les derniers maîtres en furent les pirates barbaresques, dont les embarcations légères se présentaient inopinément devant les villages des côtes, et s'emparaient des habitants pour les réduire en esclavage. Depuis l'extermination de ces flottes de rapine, le commerce a fait de la Méditerranée une propriété commune où les mailles du réseau international de navigation se resserrent de plus en plus. Les navires ne s'associent pas comme jadis en convois ou caravanes pour aller déposer leurs marchandises d'échelle en échelle, la mer est devenue assez sûre pour que les embarcations isolées puissent s'y aventurer en tout temps. Reste le péril toujours imminent des récifs et des tempêtes. Quoique l'art de la navigation ait fait de très-grands progrès, quoique la plupart des caps, ceux du moins des rivages européens, soient éclairés par des phares, et que l'entrée des ports soit indiquée par des feux, des balises, des bouées, cependant les naufrages sont encore très-fréquents dans les eaux méditerranéennes. Même de grands navires s'y sont perdus quelquefois sans qu'on ait pu retrouver une planche de l'épave.

De nos jours les bateaux à vapeur, suivant d'escale en escale un itinéraire tracé, tendent à se substituer de plus en plus aux bateaux à voiles. Certaines lignes de navigation, qui se rattachent de part et d'autre aux chemins de fer des rivages méditerranéens, sont ainsi devenues comme un sillage permanent où passent et repassent les navires, semblables aux bacs qui traversent les fleuves. La régularité, la vitesse de ces bacs à vapeur, la facilité qu'ils procurent aux expéditions de toute espèce, le nombre croissant des voies ferrées qui viennent aboutir aux ports et y déverser leurs marchandises, enfin les fils télégraphiques sous-marins, déjà ramifiés dans tous les sens, qui relient les côtes les unes aux autres et font penser les peuples à l'unisson, tout contribue à développer le commerce de la Méditerranée. Il est actuellement, sans compter le transit par Gibraltar et Suez, d'environ huit milliards de francs 8. En comparaison des échanges de l'Angleterre, de la Belgique, de l'Australie, c'est là un trafic encore peu considérable pour une population riveraine de près de cent millions d'hommes; mais chaque année l'accroissement est zensible.

Note 8: (retour) Navigation de la Méditerranée en 1875 (évaluation approximative).
                         Flotte commerciale            Mouvement     Total des
                         à voile.  à vapeur.  Tonnage.  des ports.    échanges.
Espagne méditerranéenne    2,500    100      250,000   5,000,000     600,000,000 fr.
France                     4,000    250      300,000   6,000,000   2,000,000,000
Italie                    18,800    140    1,030,000  21,000,000   2,600,000,000
Autriche                   3,300    100      400,000   3,000,000     400,000,000
Grèce                      6,100     20      420,000   7,000,000     200,000,000
Turquie d'Europe et d'Asie 2,200     10      210,000  25,000,000     600,000,000
Roumanie                    (?)     (?)        (?)       600,000     200,000,000
Russie méditerranéenne       500     50       50,000   2,000,000     400,000,000
Égypte                       100(?)  25        (?)     4,000,000     500,000,000
Malte et Gibraltar.          (?)               (?)     6,000,000     400,000,000
Algérie                      170              10,000   2,000,000     400,000,000
Tunis, Tripoli, etc.         500              10,000     500,000     100,000,000
                          ------    ----   ---------  ----------   -------------
                          28,170(?) 680(?) 2,700,000  82,100,000   8,400,000,000 fr.

D'ailleurs, il faut tenir compte de ce fait qu'en face du vivant organisme des péninsules européennes, la torride Afrique est encore en grande partie comme une masse inerte; si ce n'est d'Oran à Tunis, et d'Alexandrie à Port-Saïd, ses côtes presque sans population sont rarement visitées; les marins de nos jours les évitent comme le faisaient les anciens nautonniers hellènes. On peut même s'étonner que des régions vers lesquelles se dirigeaient des essaims de navires, telles que la Cyrénaïque, Chypre et l'admirable île de Crète, située à l'entrée même de la mer Égée, soient restées si longtemps éloignées des grandes lignes de navigation moderne.



CHAPITRE IV

LA GRÈCE



I

VUE D'ENSEMBLE

La Grèce politique, resserrée dans ses étroites limites au sud des golfes de Volo et d'Arta, est une contrée d'environ 50,000 kilomètres carrés, représentant au plus la dix-millième partie de la surface terrestre. En d'immenses territoires comme celui de l'empire russe, des districts plus vastes que la Grèce n'ont rien qui les distingue des régions environnantes, et leur nom éveille à peine une idée dans l'esprit. Mais combien au contraire ce petit pays des Hellènes, si insignifiant sur nos cartes en comparaison des grands royaumes, nous rappelle de souvenirs! Nulle part l'humanité n'atteignit un degré de civilisation plus harmonieux dans son ensemble et plus favorable au libre essor de l'individu. De nos jours encore, quoique entraînés dans un cycle historique bien autrement vaste que celui des Grecs, nous devons toujours reporter nos regards en arrière pour contempler ces petits peuples qui sont restés nos maîtres dans les arts, et qui furent nos initiateurs dans les sciences. La ville qui fut «l'école de la Grèce» est encore par son histoire et ses exemples l'école du monde entier. Après vingt siècles de déchéance, elle n'a cessé de nous éclairer, comme ces étoiles déjà éteintes dont les rayons continuent d'illuminer la terre.

C'est évidemment à la situation géographique de la Grèce qu'il faut attribuer le rôle si considérable qu'ont rempli ses peuples pendant une longue période de l'histoire universelle. En effet, des tribus de même origine, mais habitant des contrées moins heureuses, notamment les Pélasges de l'Illyrie, que l'on croit être les ancêtres des Albanais, n'ont pu s'élever au-dessus de la vie barbare, tandis que les Hellènes se plaçaient à la tête des nations policées et leur frayaient des voies inexplorées jusqu'alors. Si la Grèce qui, dans la période géologique actuelle, est si merveilleusement découpée par les flots, avait continué d'être ce qu'elle fut pendant la période tertiaire, une vaste plaine continentale rattachée aux déserts de la Libye et parcourue par les grands lions et les rhinocéros, aurait-elle pu devenir la patrie de Phidias, d'Eschyle et de Démosthènes? Non, sans doute. Elle serait restée ce qu'est aujourd'hui l'Afrique, et loin d'avoir pris, comme elle l'a fait, l'initiative de la civilisation, elle eût attendu que l'impulsion lui vînt du dehors. Il est vrai que par suite de cette ampleur grandissante de l'horizon qu'ont donnée les voyages, les découvertes, les routes de commerce, la Grèce s'est rapetissée peu à peu en proportion du monde connu; elle a fini par perdre les priviléges que lui avaient assurés d'abord sa position géographique et la forme heureuse de ses contours.

La Grèce, péninsule de la presqu'île des Balkhans, avait, plus encore que la Thrace et la Macédoine, l'avantage d'être complétement fermée du côté du nord par des barrières transversales de montagnes; aussi, grâce à ces remparts protecteurs, la culture hellénique a-t-elle pu se développer sans avoir à craindre d'être étouffée dans son germe par des invasions successives de barbares. Au nord et à l'est de la Thessalie, l'Olympe, le Pélion, l'Ossa constituent déjà, du côté de la Macédoine, de premiers et formidables obstacles. Aux limites de la Grèce actuelle et de la Thessalie, se dresse une deuxième barrière, la chaîne abrupte de l'Othrys. Au détour du golfe de Lamia, nouvel obstacle: la rangée de l'Œta ferme le passage; il faut se glisser entre les rochers et la mer par l'étroit défilé des Thermopyles. Après avoir traversé les monts de la Locride pour redescendre dans le bassin de Thèbes, il reste encore à franchir le Parnès ou les contre-forts du Cithéron avant de gagner les plaines de l'Attique. Au delà, l'isthme est encore défendu par d'autres barrières transversales, remparts extérieurs de la grande citadelle montagneuse du Péloponèse, «l'acropole de la Grèce.» On a souvent comparé l'Hellade à une série de chambres aux portes solidement verrouillées; il était difficile d'y entrer, plus difficile encore d'en sortir, à cause de ceux qui les défendaient. «La Grèce est faite comme un piége à trois fonds, dit Michelet. Vous pouvez entrer et vous vous trouvez pris en Macédoine, puis en Thessalie, puis entre les Thermopyles et l'isthme. «Mais c'est au delà de l'isthme surtout qu'il devient difficile de pénétrer; aussi Lacédémone fut-elle longtemps inattaquable.

A une époque où la navigation, même sur les eaux presque fermées comme l'Archipel, était fort périlleuse, la Grèce se trouvait suffisamment protégée par la mer contre les invasions des peuples orientaux; mais nulle contrée n'invitait mieux les marins aux expéditions pacifiques du commerce. Largement ouverte sur la mer Égée par ses golfes et ses ports, précédée d'îles nombreuses, d'étape et de refuge, la Grèce pouvait entrer facilement en rapports d'échange avec les populations plus cultivées qui vivaient en face, sûr les côtes dentelées de l'Asie Mineure. Les colons et les voyageurs de l'Ionie d'orient n'apportaient pas seulement des denrées et des marchandises à leurs frères Achéens ou Pélasges, ils leur transmettaient aussi les mythes, les poèmes, la science, les arts de leur patrie. Par la forme générale de ses rivages et la disposition de ses montagnes, la Grèce regarde surtout vers l'Orient, d'où lui vint la lumière; c'est du côté de l'est que les péninsules s'avancent dans les eaux et que sont parsemées les îles les plus nombreuses; c'est également sur la rive orientale que s'ouvrent les ports commodes et bien abrités, et que s'étendent, dans leur hémicycle de montagnes, les plaines les mieux situées pour servir d'emplacement à des cités populeuses. Cependant la Grèce n'a pas, comme la Turquie, le désavantage d'être à peu près complétement privée de rapports directs avec l'Occident par une large zone de montagnes difficiles et des côtes abruptes. La mer d'Ionie, à l'ouest du Péloponèse, est, il est vrai, relativement large et déserte; mais le golfe de Corinthe, qui traverse toute l'épaisseur de la péninsule hellénique, et la rangée des îles Ioniennes, d'où l'on aperçoit au loin les montagnes de l'Italie, devaient inciter à la navigation des mers occidentales. Dans les temps antiques, les Acarnaniens, qui connaissaient l'art de construire les voûtes bien avant les Romains, purent, grâce au commerce, enseigner leur art aux peuples italiens, et plus tard les Grecs devinrent sans peine les civilisateurs de tout le monde méditerranéen de l'Occident.

Le trait distinctif de l'Hellade, considérée dans son relief, est le grand nombre de petits bassins indépendants et séparés les uns des autres par des rochers et des remparts de montagnes. D'avance, la disposition du sol se prêtait au fractionnement des races grecques en une multitude de républiques autonomes. Chaque cité avait son fleuve, son amphithéâtre de collines ou de monts, son acropole, ses champs, ses vergers et ses forêts; presque toutes avaient aussi leur débouché vers la mer. Tous les éléments nécessaires à une société libre se trouvaient réunis dans ces petits groupes indépendants, et le voisinage de cités rivales, également favorisées, entretenait une émulation constante, qui trop souvent dégénérait en luttes et en batailles. Les îles de la mer Égée accroissaient encore la diversité politique; chacune d'elles, comme les bassins de la péninsule hellénique, s'était constituée en cité républicaine; partout l'initiative locale se développait librement, et c'est ainsi que, le moindre îlot de l'Archipel a pu fournir des grands hommes à l'histoire.

Mais si, par le relief du sol, par la multitude de ses îles et de ses bassins péninsulaires, la Grèce est diverse à l'infini, elle est une par la mer qui la baigne, la pénètre, la découpe en franges et lui donne un développement de côtes extraordinaire. Les golfes et les innombrables ports de l'Hellade ont fait de leurs riverains un peuple de matelots, des «amphibies», ainsi que le disait Strabon; les Grecs ont pris quelque chose de la mobilité des flots. De tout temps ils se sont laissé entraîner par la passion des voyages. Dès que les habitants d'une cité étaient un peu trop nombreux pour le sol qui leur fournissait la subsistance, ils se hâtaient d'essaimer comme une tribu d'abeilles; ils couraient les rives de la Méditerranée pour y trouver un site qui leur rappelât la patrie et pour y élever une nouvelle acropole. C'est ainsi que des Palus Méotides jusqu'au delà des colonnes d'Hercule, de Tanaïs et de Panticapée à Gadès et à Tingis, la moderne Tanger, surgirent partout des villes helléniques. Grâce à ces colonies éparses, dont plusieurs dépassèrent de beaucoup en gloire et en puissance leurs anciennes métropoles, la véritable Grèce, celle des sciences, des arts et de l'autonomie républicaine, finit par déborder largement hors de son berceau et par occuper sporadiquement tout le pourtour du monde méditerranéen. Relativement à ce qui formait l'Univers des anciens, les Grecs étaient ce que les Anglais sont aujourd'hui par rapport à la terre entière. L'analogie remarquable que la petite péninsule de Grèce et les îles voisines présentent avec l'archipel de la Grande-Bretagne, située précisément à l'autre extrémité du continent, se retrouve aussi dans le rôle des nations qui les habitent. Les mêmes avantages géographiques ont, dans un autre milieu et dans un autre cycle de l'histoire, amené des résultats de même nature; de la mer Égée aux eaux de l'Angleterre, une sorte de polarité s'est produite à travers les temps et l'espace.

VUE DU PARNASSE ET DE DELPHES

L'admiration que les voyageurs éprouvent à la vue de la Grèce provient surtout des souvenirs qui s'attachent à chacune de ses ruines, au moindre de ses ruisselets, aux plus faibles écueils de ses mers. Tel site de la Provence ou de l'Espagne, qui ressemble aux plus beaux paysages de l'Hellade ou qui même leur est supérieur par la grâce ou la hardiesse des lignes, n'est connu que d'un petit nombre d'appréciateurs, et la foule indifférente passe en le regardant à peine; c'est qu'il ne porte point le nom célèbre de Marathon, de Leuctres ou de Platée, et qu'on n'y entend pas le bruissement des siècles écoulés. Cependant, quand même les côtes de la Grèce ne se distingueraient pas entre toutes par l'éclat que reflète sur elles la gloire des ancêtres, elles n'en resteraient pas moins belles et dignes d'être contemplées. Ce qui ravit l'artiste dans les paysages des golfes d'Athènes et d'Argos, ce n'est pas seulement le bleu de la mer, le «sourire infini des flots», la transparence du ciel, la perspective fuyante des rivages, la brusque saillie des promontoires, c'est aussi le profil si pur et si net des montagnes aux assises de calcaire ou de marbre: on dirait des masses architecturales, et maint temple qui les couronne ne paraît qu'en résumer la forme.

La verdure, l'eau claire des ruisseaux, voilà ce qui manque le plus aux rivages de la Grèce! Dans le voisinage de la mer, presque toutes les montagnes sont dépouillées de leurs grands arbres; il ne reste plus que les arbrisseaux, cytises, lentisques, arbousiers et lauriers-roses; même le tapis d'herbes odoriférantes qui revêt les déclivités et que broute la dent des chèvres, est en maints endroits réduit à quelques misérables lambeaux; les pluies torrentielles enlèvent jusqu'à la terre végétale; la roche se montre à nu: de loin, on ne voit que des escarpements grisâtres, tachetés ça et là de maigres buissons. Déjà du temps de Strabon presque toutes les montagnes des côtes avaient perdu leurs forêts; de nos jours, a dit un auteur, «la Grèce n'est plus que le squelette de ce qu'elle fut autrefois.» Par une sorte d'ironie, les noms empruntés à des arbres sont extrêmement nombreux dans toutes les parties de l'Hellade et de la Turquie hellénique. Carya est la «ville des noyers», Valanidia, celle des chênes à vallonée; Kyparissi, celle des cyprès; Platanos ou Plataniki, celle des platanes. Partout se trouvent des localités dont le nom rural n'est malheureusement plus justifié. C'est presque uniquement dans les montagnes de l'intérieur du pays et du littoral ionien que subsistent encore les forêts. L'Oeta, quelques-uns des monts de l'Étolie, les hauteurs de l'Acarnanie, et dans le Péloponèse, l'Arcadie, l'Élide, la Triphylie, les pentes du Taygète ont gardé leurs grands bois. C'est aussi dans ces contrées forestières et parcourues seulement des bergers que se sont maintenus les animaux sauvages, les loups, les renards, les chacals. Le chamois, dit-on, n'aurait pas entièrement disparu; on en rencontre sur le Pinde et sur l'Oeta; quant au sanglier d'Érymanthe, qui devait être une espèce particulière, à en juger par les sculptures antiques, il ne se retrouve plus en Grèce; le lion, que mentionne encore Aristote, n'y existe plus depuis deux mille ans. Parmi les petits animaux, un des plus communs dans certaines parties du Péloponèse, est une tortue, que les indigènes regardent avec une sorte d'horreur, semblable à celle qu'éprouvent un grand nombre d'Occidentaux à la vue du crapaud ou de la salamandre. La Grèce est petite, et cependant la variété des climats y est fort grande. Le contraste des montagnes et des plaines, des régions forestières et des vallées arides, des côtes exposées au nord et de celles qui sont tournées vers le sud, produit dans les climats locaux de remarquables oppositions. Mais, sans tenir compte de ces diversités, on peut dire que dans son ensemble la Grèce présente, du nord au sud, une gamme climatérique dont la richesse n'est égalée que dans un très-petit nombre de régions terrestres. Au nord, les monts de l'Étolie, aux pentes couvertes de hêtres, semblent appartenir aux régions tempérées du centre de l'Europe, tandis qu'au sud et à l'est les péninsules et les îles, avec leurs olivettes et leurs bosquets de citronniers et d'orangers, même leurs groupes de palmiers, leurs cactus et leurs agaves, font déjà partie de la zone subtropicale; même dans un voisinage immédiat, des contrées ont des climats fort distincts: telles, par exemple, la cavité lacustre de la Béotie, aux froids hivers, aux étés brûlants, et la campagne de l'Attique, alternativement rafraîchie et réchauffée par la brise de la mer. Dans un tout petit espace, la Grèce résume une zone considérable de la Terre. On ne saurait douter que cette extrême variété de climats et tous les contrastes qui en dérivent n'aient eu pour résultat d'éveiller plus vivement l'intelligence déjà si mobile des Hellènes, de solliciter leur curiosité, leur goût pour le commerce et leur esprit d'industrie.

D'ailleurs, la grande diversité des climats de terre est compensée en Grèce par l'unité du climat maritime. Comme dans les vallées des montagnes, le vent qui souffle sur la mer Égée oscille en brises alternantes. Pendant presque tout l'été, les grands foyers d'appel des déserts africains attirent les courants atmosphériques de l'Europe orientale. Du nord de l'Archipel et de la Macédoine, l'air se précipite alors en un vent violent qui entraîne rapidement vers le sud les navires en voyage: maintes fois les conquérants qui possédaient les rivages septentrionaux de la mer se sont servis de cette brise pour aller attaquer à l'improviste les habitants des contrées plus méridionales de l'Asie Mineure ou de la Grèce. Ce courant atmosphérique régulier, connu sous le nom de vent étésien ou «annuel», cède à la fin des chaleurs, quand le soleil est au-dessus du tropique méridional. En outre, il s'interrompt chaque nuit, quand l'air frais de la mer est attiré vers les régions du littoral réchauffées pendant le jour. Après le coucher du soleil, il se modère peu à peu; l'atmosphère reste calme durant quelques instants, puis insensiblement elle commence à se mouvoir en sens inverse, et les barques voguant vers le nord mettent à la voile. Cette brise, le propice embatès, est le doux souffle de la mer chanté par les anciens poëtes. Du reste, vents généraux et brises locales changent de direction et d'allures dans le voisinage des côtes, suivant la forme et l'orientation des golfes et des chaînes de montagnes. Ainsi le golfe de Corinthe, que de hautes arêtes dominent au nord et au sud, ne reste ouvert aux courants aériens qu'à ses deux extrémités; le vent entre et sort alternativement, «pareil, disait Strabon, à la respiration d'un animal.»

De même que les vents, les pluies dévient en maints endroits de leur course normale pour se déverser, comme en des entonnoirs, dans certaines vallées qu'entourent de toutes parts des escarpements de montagnes; ailleurs, au contraire, les nuages pluvieux passent sans laisser tomber leur fardeau d'humidité; à tous les contrastes locaux produits par la différence de relief et la variété des climats correspondent d'autres contrastes dans le taux de la précipitation annuelle. En moyenne, les pluies sont beaucoup plus abondantes sur les côtes occidentales de la Grèce que sur les rivages orientaux: de là cet aspect riant que présentent les coteaux de l'Élide, comparés aux escarpements nus de l'Argolide et de l'Attique. C'est également à l'ouest de la Péninsule que viennent éclater avec le plus de régularité les orages apportés par les vents de la Méditerranée. Au printemps, saison orageuse par excellence, il arrive fréquemment dans les campagnes de l'Élide et de l'Acarnanie que, pendant des semaines entières, le tonnerre gronde régulièrement toutes les après-midi. Nulle part n'étaient mieux placés les temples de Jupiter le Lanceur de Foudres.


Les anciens habitants des Cyclades, et probablement ceux des côtes de l'Hellade et de l'Asie Mineure, étaient déjà parvenus à un état de civilisation assez développé bien avant l'époque historique. C'est là ce qu'ont démontré les fouilles opérées sous les cendres volcaniques de Santorin et de Therasia. Lorsque leurs maisons furent ensevelies sous les débris, les Santoriniotes commençaient à sortir de l'âge de la pierre pour entrer dans celui du cuivre pur. Ils savaient construire des voûtes avec des pierres et du mortier, fabriquaient la chaux, se servaient de poids formés avec des blocs de lave, connaissaient le tissage et la poterie, l'art de teindre les étoffes et celui de peindre leurs maisons à fresque; ils cultivaient l'orge, les pois, les lentilles et commerçaient avec les pays lointains.

Ces hommes étaient-ils de la même origine que les Hellènes? on ne sait. Mais une chose est certaine: dès les premières lueurs de l'histoire, des Grecs de diverses familles habitaient les rivages et les îles de la mer Egée, tandis que des populations pélasgiques vivaient dans l'intérieur et sur les côtes occidentales de la Péninsule. D'ailleurs les Pélasges ou les «Vieux» étaient de la même souche que les Grecs, et parlaient des langues dont l'origine se confond avec celle des dialectes helléniques. Aryens de langage les uns et les autres, ils avaient dû se répandre en Grèce en venant de l'Asie Mineure, soit par l'Hellespont et la Thrace, soit par Miasme, soit par l'Hellespont et la Thrace, soit par les îles de l'archipel, à moins toutefois qu'ils ne fussent originaires du pays lui-même. D'après les traditions, les Pélasges étaient nés du mont Lycée, au centre du Péloponèse; ils se glorifiaient d'être des «autochthones», les «Hommes de la Terre noire», les «Enfants des Chênes», les «Hommes nés avant la Lune». Autour d'eux vivaient des tribus nombreuses de même origine, les Éoliens et les Lélèges, auxquels vinrent s'adjoindre les Ioniens et les Achéens ou «les Bons». Les Ioniens, qui devaient plus tard exercer une influence si considérable sur les destinées du monde, occupèrent seulement la péninsule de l'Attique et l'Eubée. Quant aux Achéens, ils eurent longtemps la prépondérance et donnèrent leur nom à l'ensemble des peuplades grecques. Plus tard, lorsque les Doriens, franchissant le golfe de Corinthe à sa partie la plus étroite, se furent établis en conquérants dans le Péloponèse, tous les habitants de la péninsule et des îles reçurent des Amphictyonies siégeant aux Thermopyles et à Delphes le nom générique d'Hellènes, qui était celui d'une petite peuplade de la Thessalie méridionale et de la Phthiotide. La désignation de Grecs, qui peut-être est un synonyme de «Montagnards», et peut-être aussi a le sens de «Vieux, Antique, Fils du sol», se répandit peu à peu dans la nation elle-même et finit par être généralement adoptée. Les Ioniens de l'Asie Mineure et les Carions des Sporades, émules des Phéniciens, naviguaient de port en port, trafiquant parmi ces tribus à demi-sauvages, et comme des abeilles qui portent le pollen sur les fleurs, répandaient de peuplade en peuplade la civilisation de l'Egypte et de l'Orient.

Commerçants phéniciens et vainqueurs romains modifièrent à peine les éléments de la population hellénique; mais lors de la migration des Barbares, ceux-ci pénétrèrent dans la Grèce en multitudes. Pendant plus de deux siècles les Avares maintinrent leur pouvoir dans le Péloponèse, puis vinrent des Slaves, que la peste aida plus d'une fois à dépeupler la contrée. La Grèce devient une «Slavie», et l'idiome général fut une langue slave, probablement serbe, ainsi que le prouve encore la grande majorité des noms de lieux. Quoi qu'en disent maints auteurs, les superstitions et les légendes des Grecs ne sont pas un simple héritage des anciens Hellènes et leur monde surnaturel s'est enrichi des fantômes et des vampires inventés par les Slaves; le costume des Grecs est aussi un legs de leurs conquérants du Nord. Toutefois la langue policée des Hellènes a repris graduellement le dessus, et la race elle-même a si bien reconquis la prédominance, qu'il est impossible maintenant de retrouver les éléments serbes de la population. Mais, après avoir été presque entièrement slavisée, l'Hellade courut le risque de devenir albanaise, surtout pendant la domination vénitienne. Encore au commencement du siècle, l'albanais était la langue prépondérante de l'Élide, d'Argos, de la Béotie et de l'Attique; de nos jours, plus de cent mille prétendus Hellènes la parlent encore. La population actuelle de la Grèce est donc fort mélangée, mais il serait difficile de dire dans quelles proportions se sont unis les éléments divers: hellène, slave, albanais. On pense que les Grecs les plus purs de race sont les Maïnotes ou Maniotes de la péninsule du Ténare; eux-mêmes se disent les descendants directs des Spartiates et montrent encore parmi leurs châteaux forts celui qui appartint au «seigneur Lycurgue». Depuis un temps immémorial jusqu'à la guerre de l'indépendance, leurs assemblées de vieillards gardèrent le titre de «Sénat de Lacédémone». Tout Maïnote jurait d'aimer jusqu'à la mort «le premier des biens, la liberté, héritage des ancêtres spartiates.» Cependant les noms d'une foule de localités du Magne sont d'origine serbe et témoignent du long séjour des Slaves dans la contrée. Les Maïnotes pratiquent la «vendetta» comme s'ils étaient des Monténégrins; mais cette coutume n'est-elle pas celle de presque toutes les peuplades encore barbares?

Quoi qu'il en soit, il est certain qu'en dépit des invasions et des croisements, la race grecque, peut-être en partie sous l'influence du climat qui l'entoure, a fini par se retrouver avec la plupart de ses traits distinctifs. D'abord, elle a su garder sa langue, et l'on a vraiment lieu de s'étonner que le grec vulgaire, issu d'ailleurs d'un idiome rustique, ne diffère pas davantage du grec littéraire ancien. Les changements, analogues à ceux que l'on retrouve dans les langues-néo-latines, se réduisent presque à deux, l'abréviation des mots par la contraction des syllabes non accentuées et l'emploi des auxiliaires dans le verbe. Aussi n'est-il pas difficile aux Grecs modernes d'expurger peu à peu leur idiome des tournures barbares et des mots étrangers pour le rapprocher de la langue de Thucydide. Physiquement, la race n'a guère changé non plus; on reconnaît les anciens types en maint district de la Grèce moderne. Le Béotien a cette démarche lourde qui faisait de lui un objet de risée parmi les autres Grecs; le jeune Athénien a la souplesse, la grâce et l'allure intrépide que l'on admire dans les cavaliers sculptés sur les frises du Parthénon; la femme de Sparte a gardé cette beauté forte et fière que les poëtes célébraient autrefois chez les vierges doriennes. Au moral, la filiation des Hellènes modernes n'est pas moins évidente. Comme ses ancêtres, le Grec de nos jours est amoureux du changement, curieux de nouveautés, grand questionneur des étrangers; descendant de citoyens libres, il a gardé le sentiment de l'égalité, et toujours enivré de sa dialectique, discute sans cesse comme s'il était encore dans l'agora; il s'abaisse souvent à flatter, mais sans conviction et par artifice de langage. Enfin, comme l'ancien Grec, il place trop souvent le mérite intellectuel au-dessus du mérite moral; à l'exemple du «sage Ulysse», le héros des chants homériques, il ne sait que trop bien mentir et tromper avec grâce; pour lui l'Acarnanien véridique et le Maïnote «lent à promettre, fidèle à tenir», sont des rustres bizarres. Un des traits de caractère qui distingue aussi de tous les autres Européens l'ancien Grec et le moderne, est qu'il se laisse rarement entraîner par les fortes passions, à l'exception du patriotisme. De plus, il ignore la mélancolie; il aime la vie et il veut en jouir. Il la donnera pourtant volontiers dans un jour de bataille, mais dans ce cas la mort elle-même est un acte où se concentrent toutes les forces de la vie. Le suicide est un genre de mort inconnu parmi les Grecs de nos jours: le plus malheureux, celui qui a le plus de raisons d'etre désespéré, se rattache quand même à l'existence. Un Grec atteint de folie est également un phénomène des plus rares.

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