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Paris tel qu'il est

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M. R..., de Florence, après avoir admiré nos institutions, me semble, à l'instar de M. Prudhomme, assez disposé à les combattre.

«N'est-ce pas honteux, écrit-il, que dans un pays artiste comme la France, on soit obligé de payer des claqueurs chargés de faire les succès des pièces et la réputation des artistes?»

La vérité, c'est qu'à plusieurs reprises on a essayé de se passer de ces... auxiliaires sans y pouvoir parvenir.

Il n'y a qu'à Paris où la claque soit une institution permanente et organisée.

Étant donné—hypothèse bien contestable—que le peuple français est le peuple le plus spirituel de l'univers, on tombera facilement d'accord que le peuple parisien est le peuple le plus spirituel de France.

Eh bien, à Paris, on ne sait ni rire, ni pleurer, ni louer, ni admirer, sans que la claque donne le signal.

Tout le monde applaudit, mais personne ne veut commencer.

Bien des artistes en renom passeraient inaperçus, si la claque ne faisait pas leur entrée. L'actrice la plus à la mode, la plus gâtée, la plus fière, celle qui traite les princes comme des palefreniers, les simples gentilshommes comme des garçons coiffeurs, et quelquefois aussi des garçons coiffeurs comme des gentilshommes, celle-là, aussi fière et aussi capricieuse qu'elle soit, est toujours douce et polie avec son chef de claque; elle sait bien que sans lui elle n'étrennerait pas.

Elle sait aussi que s'il voulait bien, sa rivale ferait vite des progrès dans l'esprit du public.

Une artiste a beau être l'idole du public et de son directeur dont elle emplit la caisse, elle a beau avoir du talent et faire beaucoup d'argent, elle est obligée d'être bien avec le chef de claque.

S'il en était autrement, le chef ne ferait ni plus ni moins, elle aurait absolument son compte, mais rien que son compte, et ce ne serait pas assez.

Sans compter qu'un jour elle pourrait être mal disposée, chanter faux, manquer de mémoire, avoir enfin un de ces mille accidents dont les planches sont émaillées, si la claque ne la repêche point, elle est perdue.

Le chef de claque assiste aux répétitions et donne parfois son avis, qui est toujours écouté.

Il note les passages importants, les mots à effets et les points d'orgue.

Il ne faut pas croire qu'il applaudisse machinalement et sans art; sa mission est des plus délicates.

Tantôt il suffit d'un bravo murmuré, un battement de mains gâterait tout. C'est,—en termes de coulisses,—le chatouilleur.

D'autres fois, il faut un éclat de rire convaincu; c'est lui qui le pousse; fait par un de ses hommes, cet éclat de rire serait commun, peut-être choquant.

D'autres fois encore, il faut entraîner la salle, et ce n'est pas facile; il faut la pousser petit à petit dans la voie de l'admiration, et ne l'y lancer que lorsqu'elle est suffisamment entraînée. Un zèle mal calculé peut indisposer le public et faire tomber la pièce.

Un bon chef de claque a pour principe d'entraîner le public tout d'abord, mais de le suivre ensuite, l'exciter toujours, ne le forcer jamais.

C'est d'autant mieux compris, que le public qui entend applaudir frénétiquement une mauvaise chose, devient féroce.

Maintenant, aussi extraordinaire que cela puisse paraître, la vérité me force de dire qu'on ne paye ni le chef de claque ni les claqueurs. Ce qui va paraître plus extraordinaire encore, c'est que ce sont eux qui payent.

La place de chef de claque s'achète.

Elle se paye de 10, 20, 30, et jusqu'à 40,000 francs pour un laps de temps qui varie de trois à cinq ans.

Comme il est assez difficile de rédiger le traité qui lie un directeur de spectacle et son chef de claque, cette affaire se fait sur parole, il n'y a pas d'exemple qu'une des parties n'ait pas tenu ses engagements.

Maintenant, comment font les chefs de claque pour s'enrichir, tout en payant une aussi forte redevance? C'est assez difficile à dire.

On peut consulter tous les artistes des deux sexes des théâtres de Paris, ils répondront invariablement:

—Moi, donner un sou à la claque, jamais de la vie, j'aimerais mieux quitter le théâtre!

Il faudrait conclure, de cette unique réponse, que les chefs de claque sont des amateurs déguisés qui se ruinent en faveur de l'art.

Malheureusement cette supposition est tout à fait dénuée de bon sens parce que tous les chefs de claque s'enrichissent.

Auguste, l'ancien chef de l'Opéra, est mort riche. M. David, son successeur, un homme fort distingué et fort connaisseur, passe pour avoir une belle fortune fort honnêtement acquise.

M. Albert, de l'Opéra-Comique, s'est retiré également fort à son aise en laissant, au théâtre, le souvenir de son rire qui éclatait comme la capsule d'un fusil à percussion. Sa retraite a été un chagrin pour les artistes avec lesquels, pendant, trente ans, il avait eu les relations les plus loyales et les plus aimables.

J'en citerais bien d'autres encore, sans en compter cinq ou six qui sont les commanditaires de leurs théâtres.

On ne les paye pas, ce sont eux qui payent, et les artistes jurent leurs grands dieux qu'ils ne leur donnent pas un sou.

Quel est donc ce mystère?

Mon Dieu, c'est bien simple, et puisque je suis en veine d'indiscrétion, je ne veux pas tarder plus longtemps à pénétrer le mystère susdit:

Où votre étonnement va prendre certaines proportions, c'est lorsque je vous affirmerai que, non seulement les chefs de claque payent, mais que leurs hommes, leurs ouvriers, comme disait le père Nathan, payent également.

Oui, ces braves chevaliers du lustre ne sont pas des âmes vénales. Pas un n'entre pour rien dans une salle de spectacle.

Ils se divisent en trois classes:

Les intimes.

Les habitués.

Les solitaires.

Les intimes, leur nom l'indique, sont des familiers sur lesquels on peut compter.

Ils sont au rendez-vous dans un café voisin du théâtre, où ils sont forcés de consommer au moins un petit verre ou tout au moins de le payer.

Ceux-ci sont sûrs d'être admis. Ce sont des soldats aguerris qui ont vu le feu plus d'une fois, des hommes dévoués dont l'enthousiasme ne boude jamais et que l'admiration qu'ils éprouvent pour leurs artistes pousserait depuis les hurlements jusqu'aux coups de poing inclusivement.

En 1852, un intime se battit en duel pour madame Ugalde qui ne s'est probablement jamais doutée de ce dévouement inconnu et désintéressé.

Il se battit à l'épée et désarma son adversaire.

—Avouez, s'écria-t-il, en posant son pied sur l'épée tombée, qu'elle chante mieux que madame Cabel, et il ne vous sera rien fait.

—Jamais de la vie, répondit l'autre.

Le vainqueur réfléchit et dit gravement.

—Si je ne vous tue pas, c'est que ça me ferait avoir des affaires et que d'ailleurs vous n'êtes qu'un propre à rien.

L'habitué ne vient pas tous les soirs comme l'intime. Il se contente de deux ou trois soirées par mois; aussi est-il, non seulement forcé de prendre le petit verre, mais encore de payer sa place dont le prix varie depuis cinquante centimes jusqu'à deux francs, suivant la pièce.

L'habitué sait tous les airs d'opéras et d'opérettes. Il sait l'âge des actrices et les époques de leurs débuts; il affecte un profond mépris pour les jeunes artistes qu'il juge sévèrement, quoiqu'il les applaudisse à tout rompre.

Quand l'habitué est vieux, il est absolument impossible; le présent n'existe pas pour lui; il n'admet pas qu'un monsieur se permette de jouer un rôle de Roger ou de Massol.

Quand il dispute avec ses voisins et qu'il est à bout d'arguments, il a une phrase pour réduire ses adversaires au silence, qui ne manque jamais son effet.

—Moi, qui vous parle, s'écrie-t-il en toisant ses voisins avec orgueil; moi, qui vous parle, j'ai vu Chollet dans le Postillon de Longjumeau.

Le solitaire est le claqueur qui ne claque pas. C'est un jeune faquin qui a la maladie des premières représentations.

Il se ferait pendre plutôt que d'en manquer une.

Il est convaincu qu'en allant aux premières représentations, il fait partie du fameux tout Paris, et qu'à force de se montrer dans des endroits où, à certains jours, on ne rencontre que des notoriétés artistiques ou financières, il finira par passer pour quelque chose comme cela. Il se rengorge dans son gilet à cœur, et se mêle à des groupes où on ne s'occupe pas de lui le moins du monde.

Le lendemain, il étonne les naturels de son bureau ou de son magasin en leur disant:

—Mon Dieu, que j'ai ri hier soir avec Cochinat!

—Cochinat, demande le teneur de livres; je le connais bien, mais je ne le connais pas de vue. Comment est-il?

—Mais c'est un grand blond.

On comprend que ce n'est pas avec le prix de trois ou quatre places de solitaires aux premières représentations que les chefs de claque peuvent faire de grands bénéfices.

D'un autre côté, une douzaine d'habitués tous les soirs, à quinze sous l'un dans l'autre, ce n'est pas la fortune.

Encore une fois, il n'est pas un artiste mâle ou femelle des théâtres de Paris qui ne déclare de la façon la plus formelle n'avoir jamais payé les bravos qu'on lui prodigue. Alors, comment font les entrepreneurs de succès pour s'amasser de bonnes rentes?

Je l'ignore, à moins qu'il n'y ait beaucoup d'artistes comme la mère Thierret.

Un jour de l'an, cette estimable dame était dans sa loge en train de se raser; le chef de claque survient:

—Bonsoir, m'ame Thierret; je vous la souhaite bonne et heureuse.

—Merci, moi aussi. Attends, je vais te donner tes étrennes.

—Ah! par exemple!

—Quoi, par exemple! me prends-tu pour une crasseuse?

—Oh non!

—Si, si, tu me prends pour une crasseuse, parce que tu le dis: «Elle ne donne pas à la claque, c'est une crasseuse.»

—Mais je vous jure...

—Ne jure pas, je vais le dire; moi, c'est pas par ladrerie que je ne donne pas, c'est par principe. J'ai assez de talent, je pense, pour ne pas être obligée de payer pour me faire applaudir.

—Certainement, le public s'en charge...

—Il s'en charge quelquefois. Moi, vois-tu, j'ai des manies; on me couperait en deux que je ne donnerais pas deux liards.

—Mais, madame, je vous assure...

—Le jour de l'an, c'est différent; je donne 100 francs, parce que je n'y suis pas forcée. Si j'y étais forcée, je ne les donnerais pas.

Un artiste de renom, qui est encore à l'Opéra, avait trouvé un moyen assez original pour ne pas payer la claque.

—Mon cher, disait-il au chef, vous savez combien le public m'aime. Je n'ai donc pas besoin de votre ministère; mais voici 500 francs; faites-moi donc le plaisir de chauffer cette pauvre madame X... J'ai remarqué qu'avant-hier vous aviez été froids pour elle à la fin de notre duo.

Maintenant, il faut rendre à César ce qui lui appartient; beaucoup d'artistes débutants ne peuvent payer la claque, et jamais, lorsque ces nouveaux venus ont eu quelque talent, ils n'ont eu à se plaindre des claqueurs.

Un chef de claque sert son administration avant tout, et nulle part on ne trouverait de plus honnêtes gens.

Il suffit de connaître les haines de théâtre et de savoir combien l'argent coûte peu à certaines étoiles pour comprendre les énormes bénéfices qu'un chef pourrait encaisser en faisant tomber une rivale.

Cette mauvaise action a dû être proposée bien souvent; jamais elle n'a été acceptée.

Il est encore mille circonstances que je ne saurais citer sans risquer de blesser certaines susceptibilités, où un manque de probité d'un entrepreneur de succès pourrait être très lucratif pour lui et très désavantageux à certaines personnes, jamais on n'a eu à enregistrer un fait de cette nature.

Il y a mieux, il est arrivé quelquefois que certains amoureux peu délicats aient fait siffler des rivales et fait tomber des pièces. Jamais, dans les siffleurs enrôlés, on n'a trouvé un intime ou un habitué.

Malgré ses vertus, la claque a des détracteurs qui ne songent pas que sa mauvaise réputation date du XVIIIe siècle où des particuliers organisaient des cabales dans un intérêt tout particulier.

Ce temps est loin.


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